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VIE DE GEMMA GALGANI


CHAPITRE VI



ASPIRATIONS VERS LA VIE CLAUSTRALE.

AU COUVENT DE LA VISITATION,

(mars-mai 1899)




À peine sortie, par un éclatant miracle, (1) du lit de douleur où son âme s'était purifiée comme le fer dans la fournaise et toute embrasée d'amour divin, l'angélique enfant se hâta de reprendre toutes ses pratiques de piété, principalement celle de la communion quotidienne. « Alors, dit-elle, je ne pouvais pas vivre si chaque matin je n'allais à Jésus. »

Elle se sentait dévorée d'une faim intense de l'Eucharistie, que n'avaient guère pu apaiser durant sa maladie de plus de douze mois les quelques communions accordées de loin en loin. C'est au banquet sacré qu'elle trouva la réalisation de la promesse du Seigneur : « Rien ne te manquera, lors même que je t'enlèverai toute consolation et tout appui sur la terre. » Jésus-Hostie lui tint lieu de tout.

Sitôt guérie, Gemma qui soupirait depuis plusieurs années après la vie claustrale fit connaître à sa famille son intention d'exécuter son projet et son vœu. Personne ne songea sur le moment à contrarier une vocation pour tous si manifeste, d'autaut plus qu'on n'en supposait point la réalisation si prochaine. Mais la servante de Dieu entendait bien voler sur-le-champ vers la solitude d'un cloître silencieux pour y vivre seule avec Jésus.

Diverses circonstances des derniers temps de sa maladie pouvaient la laisser indécise sur le choix d'une Congrégation. Sous l'inspiration des sœurs Barbantines, elle avait promis à la Vierge en cas de guérison d'entrer dans leur Institut. D'un autre côté, le Bienheureux Gabriel, dans une apparition, l'avait plusieurs fois appelée sa sœur en posant sur sa poitrine l'emblème de l'Ordre des Passionistes.

Enfin une voix mystérieuse semblait l'avoir invitée à prendre le voile à la Visitation. Gemma penchait plutôt vers cette dernière Congrégation, sans doute par reconnaissance pour la Bienheureuse Marguerite-Marie dont l'intercession lui avait obtenu la santé. Aussi écrivait-elle six jours après sa prodigieuse guérison : « Je voudrais voler sur-le-champ là où me veut la bienheureuse Marguerite-Marie. Oh ! comme on est mal dans le monde ! Depuis que j'ai quitté mon lit d'infirme, j'éprouve pour ce qui passe, une inexprimable aversion. »

Cependant le bruit de sa guérison se répandait dans la ville de Lucques, non sans susciter de nombreux commentaires. Les Visitandines exprimèrent le désir de voir la jeune fille pour entendre de sa propre bouche les détails de cet événement. On ne pouvait leur refuser une aussi légitime satisfaction.

La miraculée fut accueillie avec empressement dans leur monastère et les religieuses, à la pensée de la posséder un jour, définitivement, manifestèrent toute leur joie. Ce jour, Gemma croyait bien le connaître avec certitude depuis l'instant de sa guérison, où une voix céleste lui avait fait entendre ces paroles : « Renouvelle à Jésus toutes tes promesses, et ajoutes-y qu'au mois consacré au Sacré-Cœur. toi aussi tu iras te consacrer à Lui. » La pieuse enfant avait interprété ces paroles comme un appel à la Visitation, et dans son impatient désir d'y répondre elle languissait de voir ce moment encore éloigné.

« Aujourd'hui, écrivait-elle, nous sommes au 9 mars ; comment patienter jusqu'au 1er juin ? » Pour abréger son tourment, les Visitandines promirent de la recevoir comme retraitante vers le premier mai, et un mois plus tard comme postulante. Trente jours d'attente s'écoulèrent pendant lesquels le Seigneur combla sa servante d'ineffables consolations.

À cette époque commence pour Gemma une vie toute céleste et à ce point extraordinaire qu'elle offre peu de différence avec celle des plus grands saints. Jusqu'ici elle a été favorisée, sans doute, d'illuminations intellectuelles nombreuses, de locutions divines, de suaves impressions dans l'âme, d'apparitions célestes, mais seulement par intervalles plus ou moins rapprochés. Aujourd'hui s'ouvre la série des communications divines presque ininterrompues et de l'ordre le plus élevé : lumières éclatantes, sublimes attractions, très puissants stimulants, qui vont conduire si rapidement la jeune vierge à une admirable perfection. Intime est son union avec Dieu que sa pensée contemple sans défaillance, sans pouvoir s'arrêter sur aucune créature. Par son abandon absolu à la Providence et son inaltérable uniformité aux vouloirs divins, elle conserve le calme et la joie au sein des plus dures épreuves. En un mot, Gemma ne vit que pour son Dieu vers lequel convergent tous ses désirs et que réclament toutes les palpitations de son cœur. En Lui seul son âme se délecte et repose tranquille.

Cependant la semaine sainte approchait. Gemma l'attendait impatiemment pour épancher en ces jours mémorables ses tendres sentiments envers Jésus Crucifié. Avant de dire les grâces importantes reçues en cette grande semaine, il me faut parler de l'Heure sainte pratiquée par la jeune fille ; car, c'est durant ce pieux exercice que s'accompliront en elle dans les dernières années de sa vie les plus étonnants prodiges de l'amour divin.

Elle lui avait été suggérée et expliquée pendant sa maladie, en vue de fortifier sa patience, par la sœur Julie, une de ses anciennes maîtresses de l'Institution Guerra. S'unir d'une manière spéciale au divin Rédempteur le jeudi de chaque semaine, jour où commença la très douloureuse Passion, devait plaire infiniment à la fervente enfant, qui malgré son épuisement physique voulut embrasser de suite cette dévotion. Elle demanda le manuel de l'Heure sainte. Cet opuscule, dû à la fondatrice de l'Institut de sainte Zite, Hélène Guerra, a pour titre : « Une heure d'oraison avec Jésus agonisant à Gethsémani » et renferme quatre très pieuses méditations sur ce mystère, suivies de prières et d'offrandes. Après un coup d'œil sur ces pages, Gemma se croit en possession d'un trésor et fait au Cœur de Jésus la promesse de ne jamais omettre de sa vie la touchante pratique, si elle vient à guérir de sa mortelle maladie. La santé miraculeusement recouvrée, elle s'empresse de tenir parole avec l'approbation de son confesseur ; c'était le Jeudi-saint.

Pour mieux se disposer au pieux exercice la jeune fille le fait précéder d'une confession générale. Une préparation si sérieuse révèle la haute idée que le Seigneur lui avait inspirée d'une pratique secrètement ordonnée par sa Providence à la fin miséricordieuse dont il sera question dans un autre chapitre. Écoutons Gemma nous décrire les opérations de la grâce en ce Jeudi-Saint.


« Je commençai pour la première fois à faire hors de mon lit l'heure sainte, suivant ma promesse au Sacré-Coeur. Le regret de mes péchés atteignit une telle intensité que j'endurai un véritable martyre. Dans ma douleur immense il me restait une force qui était en même temps un soulagement celle de pleurer. Je pleurai donc et je priai l'heure entière, puis je m'assis. La douleur continuait. Après quelques instants je sentis un grand recueillement et comme une défaillance soudaine de mes forces. À peine si je pus me lever pour fermer à clef la porte de ma chambre. Où me trouvai-je alors ? En présence de Jésus crucifié, ruisselant de sang de toutes parts. Très troublée à cette apparition je baissai les yeux et fis le signe de la croix. Au trouble succéda bientôt la tranquillité de l'esprit (2) ; mais la douleur de mes péchés n'en devenait que plus vive. Ne me sentant pas un instant le courage de lever les yeux vers Jésus, je me prosternai le front contre terre et restai plusieurs heures dans cette position. Je revins à moi ; les plaies de Jésus s'étaient si bien gravées dans mon esprit qu'elles ne s'en sont jamais effacées. »


La vision avait disparu. Gemma, brûlant d'amour pour Jésus crucifié, soupire alors après le lever du Vendredi-saint pour contempler ses ineffables douleurs et s'unir à ses trois heures d'agonie, Mais, l'heure des saints offices venue, sa famille lui refuse par prudence l'autorisation de se rendre à l'église, dans la crainte qu'en un tel jour la vivacité de sa foi et la tendresse de son amour ne brisent son cœur. La chère enfant ressent jusqu'au vif cette contrariété et ses yeux se remplissent de larmes ; cependant elle se maitrise puisqu'elle nous dit : « Je fis résolument à Jésus ce premier sacrifice, et Jésus si généreux pour moi voulut le récompenser. »

Pour ne point perdre le fruit de l'exercice qu'elle eût voulu accomplir à l'église, la jeune fille se renferme dans sa chambre et, seule, commence les trois heures d'oraison. Que dis-je, seule ? À peine à genoux, elle voit approcher son Ange gardien. L'esprit céleste lui reproche les larmes qu'elle vient de verser, fait entendre de sages avertissements sur la force d'âme que Dieu demande en face du sacrifice ; puis il s'unit à ses prières et l'aide à tenir compagnie à Jésus souffrant et à la sainte Mère des Douleurs. Avec une telle assistance Gemma reçoit dans sa contemplation de si grandes grâces qu'elle pourra dire dans la suite à son directeur : « Ce fut la première fois et le premier vendredi que Jésus se fit sentir si fortement à mon âme ; et bien que je ne l'aie pas reçu des mains du prêtre, parce que c'était impossible (3), Jésus vint lui-même se donner à moi (4). Notre union fut si intime que j'en demeurai interdite. Qu'elle était impressionnante la voix de Jésus ! »

De pareilles faveurs, en comblant de consolation l'âme de la jeune fille, la remplissaient de confusion et de crainte, tant elle s'en jugeait indigne ; elle eût voulu, dans son humilité, n'en rien laisser soupçonner à personne. Pour la déterminer à révéler à son propre confesseur l'émouvante apparition du Jeudi-Saint, l'Ange gardien avait dû l'exhorter à plusieurs reprises et même la gronder. Cette vue du Rédempteur tout couvert de sang avait enflammé dans le cœur de la Servante de Dieu deux sentiments : « Celui de l'amour, nous dit-elle, de l'amour jusqu'au sacrifice, et un vif désir de souffrir quelque chose pour Celui qui souffrait tant pour moi. »

En conséquence, qu'imagine-t-elle ? Elle se rend, sans être aperçue, au puits de la maison, en détache la corde, la met en plusieurs noeuds et en étreint sa chair. Mais comment parvenir au degré rêvé d'amour de Dieu ? L'ardente enfant le demande à son confesseur, et comme la réponse lui paraît insuffisante, elle s'adresse directement au Seigneur. « J'étais inquiète, écrit-elle, de ne savoir aimer ; mais Jésus dans sa bonté infinie daigna s'abaisser jusqu'à venir se faire mon maître. »

C'était un jour d'avril de l'année 1899, pendant la prière du soir. Seule dans sa chambrette, la jeune vierge tenait sa pensée et son cœur dirigés vers Jésus crucifié lorsque « soudain, continue-t-elle, je me sentis profondément recueillie et je me trouvai pour la seconde fois en présence de Jésus crucifié. Il me dit, en me montrant ses cinq plaies béantes : Regarde, ma fille, et apprends comment on aime. Vois-tu cette croix, ces épines et ces clous, ces chairs livides, ces meurtrissures, ces plaies ? Tout est l'œuvre de l'amour, et de l'amour infini. Voilà jusqu'à quel point je t'ai aimée. Veux-tu m'aimer vraiment ? Apprends d'abord à souffrir : la souffrance apprend à aimer. » À une telle vision, à de telles paroles la tendre jeune fille éprouve une douleur si intense qu'abandonnée de ses forces elle tombe évanouie et reste plusieurs heures étendue sur le sol.

Enfant prédestinée, vous savez maintenant de la bouche même du divin Maître comment on aime. Préparez-vous donc à la douleur qui doit faire de vous un brûlant séraphin.

Cependant on approchait du premier mai, jour fixé à Gemma par les religieuses visitandines pour le commencement d'un cours d'exercices spirituels dans leur couvent. La jeune fille comptait les heures qui la séparaient encore de cette date si attendue, qu'elle espérait bien devoir être celle de l'adieu définitif au monde et de sa donation entière au bien-aimé Jésus. De son côté, le Sauveur continuait activement par sa grâce la purification de cette âme d'élite, en vue de la préparer à un don mystique des plus rares.

Enfin le premier mai parut. Vers huit heures du soir, Gemma se rendit en tressaillant d'allégresse au saint asile de la Visitation où dès l'entrée il lui sembla, selon son expression, se trouver en paradis. Elle avait défendu aux siens de venir la visiter pendant les jours de la retraite, qui devaient être, leur avait-elle dit, « tout pour Jésus. »

Suivons la fervente enfant dans ces saints exercices dont elle conservera le plus précieux souvenir ; elle leur devra la dernière préparation à la grâce extraordinaire qui formera le sujet du chapitre suivant.

En la recevant dans leur monastère, les Visitandines n'avaient pas seulement l'intention, on l'a déjà dit, de la garder quelques jours ; elles entretenaient l'espoir d'en faire l'acquisition, car en dépit de sa pauvreté et de son dénûment bien connus, Gemma par ses grandes vertus constituait un vrai trésor. Aussi fut-il décidé, d'accord avec son confesseur, qu'elle ne ferait point les exercices spirituels sous forme privée, comme une personne étrangère, mais conformément à l'horaire de la communauté. Elle prendrait part à l'office du chœur, à la méditation commune, aux repas et aux autres exercices de règle, comme une véritable novice.

L'humble vierge eût préféré rester solitaire et passer inaperçue, mais sachant bien que l'obéissance et l'abnégation de la volonté propre plaisent souverainement au Seigneur, elle se laissa confier sans difficulté à la maîtresse des novices comme l'une d'entr’elles. Les Visitandines entendaient de la sorte l'examiner de près et ménager en même temps à leurs jeunes recrues par l'édification de ses bons exemples un grand avantage spirituel, confirmées qu'elles étaient dans leur haute estime de cette enfant par Monseigneur Volpi, son confesseur et leur grand protecteur. Prévenues en sa faveur, novices et professes se prirent à entourer d'attentions la nouvelle venue. La mère supérieure surtout lui prodiguait des marques particulières d'affection. Au réfectoire elle la voulait à son côté, à la place d'honneur. Sa joie était de s'entretenir souvent avec elle des choses divines, pendant la récréation du soir, ou dans sa chambre aux moments que la fervente retraitante ne passait pas au chœur, seule avec Dieu.

Les lumières et les communications célestes reçues en ces saints jours, Gemma nous les laisse soupçonner par ces mots : « Jésus, sans regarder à ma misère, m'apportait ses consolations et de plus en plus se faisait sentir à mon âme. » C'est-à-dire, pour qui connaît son langage, que le ciel se déversait alors dans son âme pour l'exciter au bien et ravir toutes ses affections.

Gemma goûtait un réel bonheur au couvent de la Visitation ; cependant elle ne se sentait point dans son véritable élément. La règle paraissait bien peu sévère à sa ferveur. Dans son désir d'offrir à son Jésus de grandes pénitences, ce genre de vie lui semblait trop commode, et le divin Maître lui-même le lui aurait laissé entendre. « Plusieurs fois, par intervalles, raconte-t-elle, Jésus me dit intérieurement : Ma fille, je veux pour loi une règle plus austere. »

Somme toute, elle restait volontiers dans ce saint asile, tremblant à la seule pensée d'avoir à le quitter pour rentrer dans sa famille. Elle ne cessait de prier son confesseur de lui obtenir de l'autorité ecclésiastique d'y demeurer définitivement. On alla donc trouver l'Archevêque. Le saint prélat, - c'était Monseigneur Ghilardi - avait certainement entendu déjà parler de Gemma ; on la lui avait représentée comme une personne délicate de santé, malgré le miracle de sa guérison, et de constitution faible, portant d'ailleurs encore le corset de fer que les médecins lui avaient ordonné au début de sa maladie pour enrayer la déviation vertébrale. Dans ces conditions, il crut prudent de refuser l'autorisation sollicitée. À cette annonce, la mère supérieure vivement désireuse d'éloigner tout obstacle ordonna à la jeune fille de quitter le corset de fer. Celle-ci ne se fit pas prier. Sur l'heure même elle se défit du malencontreux appareil et jamais plus ne le reprit sans qu'elle eût à le regretter le moins du monde. Mais tout fut inutile. L'Archevêque, certainement inspiré de Dieu, resta inflexible et défendit d'admettre l'aspirante au noviciât le mois de juin comme on l'avait projeté. Il autorisa seulement à la garder au monastère jusqu'au vingt mai, pour lui donner la consolation d'assister à la profession de quelques novices, fixée à cette date. Gemma ne reçut point d'abord communication de la décision épiscopale aussi le matin du vingt mai et durant la cérémonie de la profession dont elle espérait être plus tard l'héroïne à son tour, la vit-on toute rayonnante de bonheur. « Jésus, dit-elle, attendrit mon cœur plus que de coutume ; » sans doute pour la préparer à son départ imminent. On la voyait à l'écart, absorbée dans une douce contemplation. « Je pleurai, je pleurai beaucoup, ajoute-t-elle » ; larmes d'amour et de joie célestes.

On raconte qu'en cette journée, tandis que toute la communauté faisait fête aux nouvelles professes, personne ne s'avisa que Gemma, restée toute la matinée en prière à la chapelle, n'avait ni déjeûné ni dîné. Encore moins y avait-elle songé elle-même, dans son intime union à Dieu. Mais dans l'après-midi la faiblesse de la nature la trahit et ses forces défaillirent ; dès que les religieuses connurent la cause du malaise elles s'empressèrent de la conduire au réfectoire. Mais qu'était cette incommodité passagère à côté de la nouvelle qu'on lui apprit le soir même, d'avoir à quitter le monastère et rentrer dans sa famille. La douleur de la sainte jeune fille fut extrême, et seule put l'adoucir son héroïque résignation aux dispositions providentielles. « C'est à cinq heures du matin, le 21 mai 1899, dit-elle, que je dus partir ; je demandai en pleurant la bénédiction à la mère supérieure, je saluai les religieuses, et je sortis. Mon Dieu, quelle douleur ! »

La pauvre enfant rentra bien malheureuse dans sa maison, qui lui apparut alors à ce point différente du couvent qu'elle ne crut plus pouvoir y vivre. Que les occupations en étaient autres, et les personnes, et les discours ! Néanmoins, pour accomplir la volonté divine elle s'y accommoda et se livra aux soins domestiques avec sa première ardeur. Elle constatait d'ailleurs qu'ils ne la détournaient point de son attention aux choses célestes dont son cœur restait uniquement épris. Refoulant dans son âme et ses regrets et sa douleur, elle visait à l'accomplissement parfait de ses devoirs envers ses tantes, son jeune frère et ses petites sœurs ; elle se tenait entièrement à leur service, et par son exemple les encourageait à la patience dans la gêne toujours croissante de leur famille si éprouvée.

Parmi les pieuses pratiques de la jeune fille à cette époque, on rapporte celle-ci. On sait combien tendrement elle aimait son père qu'elle n'avait cessé d'entourer d'attentions filiales jusqu'à son dernier soupir. Après sa mort cette affection se manifesta par de continuels suffrages pour le repos de son âme. Durant son séjour chez sa tante de Camaiore elle se rendait souvent, en compagnie de sa cousine, à l'église de l'Abbaye, comme en un dévôt pélerinage, pour y recommander à la Vierge l'âme de son père ; et de retour à Lucques, elle ne laissa passer presque aucun jour de fête sans aller au cimetière avec sa sœur Julie prier sur sa tombe et sur celle d sa mère.

Et maintenant, à peine rentrée du couvent de la Visitation, Gemma reprend avec plus de ferveur la pieuse pratique. Après avoir entendu la sainte Messe et reçu le pain eucharistique elle se dirige avec sa chère compagne vers le cimetière, situé en dehors de la ville ; toutes deux y restent jusqu'à midi, heure de la fermeture des grilles. Cependant leur piété n'est pas encore satisfaite, elles attendent dehors la réouverture du champ de repos, silencieuses, recueillies et sans nul souci de la pluie, du froid ou de la chaleur. Un jour, une pauvre femme aperçoit de sa masure voisine les deux jeunes filles exposées sur la voie publique aux intempéries de la saison ; elle les invite à venir s'abriter et apprenant qu'elles sont à jeun leur offre une petite collation. En voyant de près les deux sœurs elle ne tarde pas à les prendre en affection et leur fait promettre de revenir chaque fois se reposer et se restaurer dans son humble réduit. Il arriva souvent dans la suite à nos pieuses enfants de trouver absente leur charitable hôtesse ; trop discrètes pour s'adresser ailleurs, elles restaient sans nourriture jusqu'à la fin du jour. Encore alors ne rentraient-elles pas directement dans leur famille. Entendant les cloches de la ville appeler les fidèles aux cérémonies du soir, elles s'arrêtaient dans quelque église pour assister à la bénédiction du Saint Sacrement. Ainsi finissaient de sanctifier leur journée ces deux anges, après avoir donné une entière satisfaction à leurs sentiments de piété filiale.

En congédiant Gemma le 21 mai de cette année, les Visitandines ne lui avaient pas enlevé tout espoir de la reprendre lorsque les difficultés survenues seraient aplanies ; et la jeune fille, bien que ne rencontrant point son idéal dans leur couvent, y serait volontiers revenue, ne fût-ce que pour échapper à la vie séculière.

Elle ignorait que la consécration au Sacré-Cœur dont lui avait parlé le Seigneur au moment de sa guérison miraculeuse ne se confondait point avec la consécration monastique dans un monastère de la Visitation ; c'était un simple moyen de hâter sa totale transformation en Dieu par la douleur et par l'amour. Mais Gemma n'interprétait pas ainsi les paroles du Sauveur. S'en tenant à la lettre, elle soupirait encore ardemment quoique avec résignation vers la vie claustrale et renouvelait sans se lasser sa demande d'admission au noviciat. Cependant les difficultés loin de disparaître allaient se multipliant. On exigeait maintenant des certificats de médecin et je ne sais quelles autres attestations difficiles à obtenir. De plus, comme toute sa dot consistait uniquement dans sa grande vertu et dans ses modestes effets d'habillement, les Visitandines, qui n'eussent point dès le début tenu compte de sa pauvreté, crurent y voir, avec le temps et de nouvelles réflexions, un obstacle insurmontable. La jeune fille s'aperçut bien vite de leur hésitation, mais sans se troubler. Avec sa confiance ordinaire elle se tourna de nouveau vers le Seigneur, qui lui fit clairement entendre cette fois que la mystérieuse consécration ne visait point la vie religieuse, du moins dans l'Ordre de la Visitation. Aussitôt Gemma cessa toute instance et attendit au sein de sa famille, dans la résignation et dans le calme, la manifestation de la volonté du ciel sur son avenir.



 


(1) La guérison avait été aussi parfaite qu'instantanée.

(2) Voici, selon les théologiens, la différence entre les apparitions célestes et les apparitions diaboliques : les premières inspirent d'abord la crainte et, aussitôt après, une joyeuse tranquillité, tandis que les secondes débutent par une fausse sécurité - dont le but est certainement de parvenir à mieux nuire - pour se terminer par un grand trouble et une vive frayeur. Il est donc facile de distinguer les unes des autres.

(3) Le, Vendredi-Saint on ne communie pas les fidèIes.

(4) De quelle manière Jésus se donna-t-il à Gemma, on le verra au chapitre qui traite de la dévotion de la jeune fille à l'Eucharistie.