Par le R.P. Garrigou-Lagrange
« Habemus pontificem magnum, qui penetravit clos, Jesum, Filium Dei :
« Nous avons un grand Prêtre qui est entré au ciel, Jésus, le Fils de Dieu » (Hébr., IV, 14).
Sil est une doctrine révélée qui peut nous faire entrevoir toute la grandeur du Sacrifice de la Messe, cest incontestablement celle du Sacerdoce de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Les grands théologiens du XIII° siècle, comme saint Thomas, venus avant lhérésie luthérienne sur le sacrifice de la Messe, nous ont laissé un enseignement assez peu développé sur ce point ; mais en revanche ils nous ont longuement parlé du Sacerdoce de Jésus-Christ, daprès ce que nous en dit la Révélation dans lÉpître aux Hébreux, dont les plus beaux textes ont été si souvent commentés par les Pères. Il y a là des richesses doctrinales qui éclairent beaucoup le Sacrifice Eucharistique et qui peuvent nous faire mieux entendre ce qua solennellement défini le Concile de Trente (sess. 22, c. 2) contre les luthériens : « Dans le divin sacrifice, qui saccomplit pendant la Messe, le Christ, qui sest offert sur lautel de la Croix en versant son sang pour nous, est immolé dune façon non sanglante, « incruente immolatur » , cest la même victime ; cest aussi le même Prêtre « idem nunc offerens sacerdotum ministerio » ; il sest offert lui-même sur la croix, il soffre maintenant par ses ministres ; seul le mode doblation diffère » (cf. Denzinger, n° 940). Cest le même sacrifice en substance, puisque cest la même victime et le même prêtre, qui continue à soffrir maintenant par ses ministres.
Pour entrevoir lélévation, la puissance, le rayonnement du Sacerdoce du Christ, nous voudrions rappeler dabord lessentiel de ce que nous en dit lÉpître aux Hébreux, toute consacrée à ce sujet, et recueillir ensuite les enseignements de la théologie, plus particulièrement ceux de saint Thomas dAquin.
I. Le Sacerdoce du Christ dans lÉpître aux Hébreux
Cette Épître applique au Sacerdoce de Notre-Seigneur les grandes idées énoncées par saint Paul dans les Épîtres aux Romains, aux Corinthiens, à Timothée, sur le Christ-rédempteur, Médiateur universel, Tête de lÉglise, et sur la nécessité de la foi au Christ pour être sauvé : « Il y a un seul. Dieu et aussi un seul médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus fait homme, qui sest donné lui-même en rançon pour tous » (I Tim., II, 5).
La première partie de lÉpître aux Hébreux a pour but de montrer la supériorité du sacerdoce de Jésus-Christ, médiateur de la nouvelle alliance, sur tous les organes dont Dieu sest servi dans lAncien Testament pour se manifester aux hommes. Jésus y est déclaré supérieur aux anges, supérieur à Moïse et à tous les prophètes, supérieur à tous les prêtres de lancienne Loi. On voit par là que cette Épître est bien faite pour éclairer des Juifs récemment convertis et tentés parfois de revenir aux rites du sacerdoce lévitique.
Soulignons les points essentiels :
1° Jésus est supérieur aux anges, qui ne sont que les serviteurs de Dieu, car il est le Fils de Dieu par origine et par nature, Créateur et Maître de toutes choses : « Auquel des anges en effet Dieu a-t-il jamais dit : Tu es mon Fils, aujourdhui je tai engendré ? (Ps., II, 7) Auquel des anges a-t-il jamais dit : Assieds-toi à ma droite, jusquà ce que je fasse de tes ennemis lescabeau de tes pieds ? Ps. C, 26 [1] . » Et alors, si la parole des anges, choisis souvent comme messagers de Dieu dans lAncien Testament, exigeait lobéissance, combien plus celle de Jésus-Christ ! Supérieur aux anges, il lest non seulement par les mystères de la Filiation divine et de lIncarnation, mais aussi par celui de la Rédemption, parce quil a souffert par amour pour nous et que ses souffrances ont une valeur méritoire et satisfactoire infinie. Abaissé pendant sa vie terrestre, il est maintenant couronné de gloire, à cause de la mort quil a soufferte. « Il a dû être fait semblable en tout à ses frères, afin dêtre un Pontife miséricordieux pour expier les péchés du peuple ; car cest parce quil a souffert et a été lui-même éprouvé, quil peut secourir ceux qui sont éprouvés [2] . »
2° Jésus est supérieur à Moïse, parce quil est le constructeur et le chef de la maison de Dieu, où Moïse, le plus grand des prophètes, ne fut que serviteur. Nimitons donc pas à légard de Jésus-Christ lincrédulité et la désobéissance des anciens Israélistes à légard de Moïse. Jésus nous conduit vers une autre terre promise, incomparablement supérieure à la première ; soyons attentifs à sa voix : « Car elle est vivante la parole de Dieu, elle est efficace, plus acérée quaucune épée à deux tranchants ; si pénétrante quelle va jusquà séparer lâme et lesprit, les jointures et les moelles ; elle démêle les sentiments et les pensées du cur [3] . » Tandis que Moïse balbutiait le nom de Dieu, Jésus est la Parole substantielle, le Verbe éternel, descendu vers nous pour nous sauver, et les secrets des curs sont à nu sous ses yeux [4] .
3° Jésus est incomparablement supérieur aux grands prêtres de lancienne loi, pour trois raisons faciles à entendre. Tandis que ces grands prêtres se succédaient, fauchés par la mort, « Lui demeure éternellement et il possède un sacerdoce qui ne se transmet point. De là vient quil peut sauver parfaitement ceux qui sapprochent de Dieu par lui, puisquil est toujours vivant pour intercéder en leur faveur [5] ».
De plus, tandis que les prêtres de lancienne loi « devaient offrir chaque jour des sacrifices pour leurs propres péchés et ensuite pour ceux du peuple », Jésus, « le grand prêtre quil nous fallait, est saint, innocent, sans tache aucune, séparé des pécheurs et élevé au-dessus des cieux Il a offert son sacrifice une fois pour toutes, en soffrant lui-même », non pour lui, mais seulement pour nous [6] .
Enfin troisièmement les rites et les sacrifices du culte mosaïque étaient multiples, mais par eux-mêmes inefficaces malgré la magnificence extérieure dont on les entourait. I1 y avait le sacrifice pour le péché, qui convenait aux pénitents ; il y avait lhostie pacifique offerte à Dieu en action de grâces par des âmes déjà purifiées ; il y avait lholocauste consumé entièrement en lhonneur de Dieu, pour signifier que lhomme tout entier est soumis au souverain domaine du Très-Haut et quil doit soffrir à Lui tout entier dans une adoration parfaite [7] . Il ny avait pas moins de variété dans la matière même du sacrifice, on offrait des colombes, des génisses, et à Pâques lagneau, figure dun mystérieux Agneau à venir qui devait effacer les péchés du monde. Tous ces sacrifices navaient en effet de valeur que comme signes figuratifs dun sacrifice unique qui devait saccomplir non pas dans une grande magnificence extérieure, mais dans le plus parfait denuement sur le Golgotha. « Le Christ ayant paru comme grand prêtre des biens à venir, ce nest pas avec le sang des boucs et des taureaux, mais avec son propre sang, quil est entré une fois pour toutes dans le Saint des saints, après avoir acquis une rédemption éternelle [8] . » « Ce nest pas dans un sanctuaire fait de main dhomme, image du véritable, que le Christ est entré ; mais il est entré dans le ciel même, afin de se tenir désormais pour nous présent devant la face de Dieu [9] . » A lopposé des sacrifices de lancienne loi, multiples mais par eux-mêmes inefficaces, le sacrifice de Jésus-Christ est donc unique et parfait. Il a commencé à loffrir, lorsquil « dit en entrant dans le monde : « Vous navez pas voulu ni sacrifice, ni oblation, mais vous mavez formé un corps ; vous navez agréé ni holocaustes, ni sacrifices pour le péché. Alors jai dit : Me voici , je viens, ô Dieu, pour faire votre volonté [10] . » Cet acte doblation na jamais cessé ici-bas au cur du Christ, et, bien quil ne soit plus méritoire au ciel, il dure toujours en ce sens que Jésus ne cesse dintercéder pour nous [11] .
Toute cette doctrine se résume dans les premières lignes de lÉpître aux Hébreux, que la liturgie rappelle souvent : « Après avoir, à plusieurs reprises et en diverses manières, parlé autrefois à nos pères par les Prophètes, Dieu, dans ces derniers temps, nous a parlé par le Fils, quil a établi héritier de toutes choses et par lequel il a aussi créé le monde ; ce Fils, qui. est le rayonnement de sa gloire, lempreinte de sa substance et qui soutient toutes choses par la parole de sa puissance » Impossible de désirer une affirmation plus nette de la divinité de Jésus, dont saint Paul parle à cette première génération chrétienne comme dun dogme déjà reçu, comme du trésor infiniment précieux de lÉglise naissante.
II. Le Sacerdoce du Christ est le plus parfait qui se puisse concevoir
Lenseignement de lÉpître aux Hébreux se précise par ce que la théologie et plus particulièrement saint Thomas nous disent du sacerdoce en général et de ce qui constitue sa perfection.
Loffice propre du prêtre est dêtre un médiateur entre Dieu et les hommes, pour offrir à Dieu les prières du peuple, surtout le sacrifice, qui est lacte le plus parfait de la vertu de religion, pour donner aussi au peuple les choses divines (sacerdos = sacra dans), par la prédication la lumière de la vérité, et par ladministration des sacrements la grâce nécessaire à laccomplissement de la loi de Dieu [12] .
Il y a là une double médiation ascendante et descendante, nécessaire au culte extérieur et social qui est dû à Dieu. Lhomme, étant composé desprit et de corps, doit au Seigneur un culte intérieur et extérieur, et, vivant naturellement en société, il lui doit aussi un culte social, car Dieu nest pas moins lauteur et le bienfaiteur de la société humaine que celui de lâme et du corps de chacun de nous. Le prêtre est donc nécessaire pour réunir en une seule les prières du peuple, les adorations, les actions de grâces, les louanges, et réparations, pour suppléer aussi par sa sainteté à limperfection de ces actes religieux, puisquil est spécialement consacré au Seigneur pour les lui offrir comme lexpression de lâme du peuple tout entier.
Le prêtre nest pas moins nécessaire pour donner au peuple les choses divines, lumière et grâce, sans les altérer, sans les confondre avec les choses humaines, si hautes soient-elles, avec le lyrisme dune nature enthousiaste ou le sentimentalisme dun cur qui se recherche lui-même dans
Or cest surtout par le sacrifice que saccomplit cette double médiation, la médiation ascendante par loblation du sacrifice, la médiation descendante par le don fait aux fidèles dune partie de la victime offerte, pour quils communient ainsi au Seigneur.
De même que le sacerdoce est la fonction sacrée par excellence, le sacrifice, comme son nom lindique, est laction sacrée par excellence. Pas de sacerdoce sans sacrifice, ni de sacrifice sans sacerdoce ; car le sacrifice suppose un prêtre qui loffre et une hostie ou victime offerte et immolée à Dieu par le prêtre.
Pourquoi cette oblation et cette destruction ou immolation extérieure ? Pour exprimer sensiblement une oblation et une immolation intérieures. Déjà dans lacte dadoration qui se manifeste par une génuflexion, « nous reconnaissons, dit saint Thomas, notre faiblesse en comparaison de Dieu et nous nous prosternons, comme pour dire que par nous-mêmes nous ne sommes rien, quasi profitentes nos nihil esse ex nobis » (IIa IIae, q.
Si tel est le symbolisme dune simple génuflexion, à plus forte raison se retrouve-t-il dans le sacrifice dadoration, qui exprime plus vivement encore que la créature, fût-elle innocente, par elle-même nest rien, que Dieu seul est lÊtre, Celui qui est, et quen comparaison de Lui nous ne sommes pas : « substantia mea tanquam nihilum ante te » (Ps. XXXVIII, 6). Après la création, il ny a pas plus dêtre quavant, puisquil y avait déjà lÊtre infini ; après la création il y a plusieurs êtres, mais il ny a pas plus dêtre ; il y a plusieurs vivants, mais pas plus de vie ; plusieurs intelligents, mais pas plus de sagesse, ni plus de sainteté, ni plus damour. Cette vérité très haute de linfinie plénitude de Dieu, nous ne pouvons guère ici-bas lexprimer que dune façon négative, en parlant du néant de la créature, en disant quil ny aurait pas moins dêtre et de perfection si toutes les créatures étaient anéanties. Et sur ce rien que nous sommes, doit sexercer le souverain domaine de Dieu : les astres lui obéissent inconsciemment; nous devons, nous, lui obéir consciemment et librement. Pour exprimer linfinie grandeur de Dieu, son souverain domaine, et par opposition notre infirmité et notre néant, lhomme soffre à Dieu, en. lui offrant une chose extérieure quil consume, quil anéantit en quelque sorte, comme pour dire : Dieu seul est Celui qui est, je suis celui qui ne suis pas. Cette destruction symbolique chante à sa manière linfinie grandeur du Très-Haut. Et ce sacrifice dadoration devrait exister alors même que lhomme naurait pas péché.
Cette reconnaissance du souverain domaine de Dieu doit saccompagner dune action de grâces pour tout ce que nous avons reçu de Lui ; ainsi nous offrons à nos bienfaiteurs ce que nous avons de meilleur pour les remercier.
Par le sacrifice lhomme demande aussi à Dieu les grâces nouvelles qui lui sont nécessaires pour persévérer dans le bien. Et même avant le péché ce triple sacrifice dadoration, daction de grâces et de supplication est dû à Dieu en vertu même, dit saint Thomas, du droit naturel qui régit les rapports de la créature et du Créateur [13] .
Mais après le péché mortel, lhomme ne doit pas seulement reconnaître que par lui-même il nest rien, il doit avouer aussi sa misère, son péché, dont le désordre et labjection sont inférieurs au néant lui-même ; il doit reconnaître que, sétant élevé contre le principe de tout ordre, il mérite une répression, une peine proportionnée à la faute ; après avoir méprisé lamour de Dieu et lui avoir préféré un bien infime, il a perdu la vie de la grâce et na plus droit à lamitié divine, il doit au contraire payer sa dette à la Justice souveraine. Sollicité par la grâce actuelle, qui le porte au repentir, lhomme, pour exprimer le regret de « son cur contrit et humilié », prend alors parmi les animaux qui lui appartiennent le plus beau, le plus pur, le plus doux, comme sil voulait charger ce pauvre animal de son crime, et il limmole au Seigneur, pour implorer son pardon. Cest le sacrifice dexpiation ou de réparation.
Tels sont les quatre grands motifs du sacrifice : ladoration, laction de grâces, la supplication et lexpiation. Ces quatre fins étaient souvent représentées par des sacrifices distincts dans lAncien Testament ; elles sont toutes unies dans lunique sacrifice de
De ce point de vue il est facile de comprendre que le sacrifice de Notre-Seigneur Jésus-Christ est le plus parfait qui se puisse concevoir. Il faut en dire autant de son sacerdoce. Doù lui vient cette perfection ?
On le voit aisément en considérant la triple union du prêtre avec Dieu, avec la victime quil offre et avec le peuple pour lequel il loffre.
Ces considérations sont fréquentes chez les Pères et les théologiens.
Plus le prêtre sera saint, uni à Dieu, plus le sacrifice sera parfait, puisque le prêtre doit suppléer par sa sainteté à limperfection de ladoration, de la reconnaissance, de lexpiation et de la supplication du peuple.
Plus la victime sera pure, précieuse et entièrement consumée en lhonneur de Dieu, plus le sacrifice sera parfait. Lholocauste était le plus parfait des sacrifices de lancienne loi, parce que toute la victime y était consumée en lhonneur de Dieu, pour signifier que lhomme doit soffrir à Lui tout entier.
Plus le prêtre et la victime seront unis, plus le sacrifice sera parfait, puisque loblation. et limmolation extérieures de la victime ne sont que le signe de loblation et de limmolation intérieures du cur du prêtre, qui accomplit ainsi le plus grand acte de la vertu de religion.
Enfin plus le prêtre et le peuple seront unis, plus le sacrifice sera parfait, puisque le prêtre doit réunir toutes les adorations, actions de grâces, prières et réparations des fidèles en une seule élévation vers Dieu, qui soit comme lâme du peuple entier. Par suite, plus le peuple ainsi uni au prêtre sera nombreux, plus grand sera lhommage, et plus les effets du sacrifice seront universels ou étendus.
Il suffit dappliquer ces principes au Sacerdoce de Notre-Seigneur, pour conclure immédiatement quil est le plus grand de tous ceux qui se puissent concevoir.
Le Christ Jésus, prêtre, nest pas seulement absolument pur de toute faute originelle et personnelle et de toute imperfection, il est la Sainteté même. Sans doute il est prêtre en tant quhomme et non en tant que Dieu, car le prêtre est médiateur et, à ce titre, inférieur à Dieu ; mais lhumanité du Christ appartient à la personne divine du Verbe fait chair. Les actions sacerdotales de Jésus, qui procèdent de son intelligence et de sa volonté humaines, avaient ici-bas une valeur méritoire et satisfactoire infinie, quelles puisaient dans la personnalité divine du Verbe. Et cest encore le Verbe fait chair qui, par son âme humaine, ne cesse dintercéder pour nous.
De plus, Notre-Seigneur, en tant que tête de lÉglise, a reçu la plénitude de la grâce créée, qui doit déborder sur nous, et un pouvoir dexcellence pour instituer les sacrements, leur donner la force de produire et daugmenter la vie divine, pour instituer aussi un sacerdoce indéfectible jusquà la fin du monde, sacerdoce qui est une participation du sien. (Cf. S. Thomas, IIIa, q.
Son sacrifice efface tous les péchés du monde : Ecce Agnus Dei, qui tollit peccata mundi ; et si le péché continue, ce nest pas parce que la vertu de ce sacrifice est insuffisante comme celle des sacrifices de lancienne Loi, mais parce que les hommes souvent ne veulent pas en recevoir les fruits. On ne saurait donc concevoir un prêtre plus saint.
La Victime du Calvaire est digne de ce prêtre. Jésus ne pouvait offrir à son Père pour nous dautre victime que lui-même. Figure du Christ, le petit Isaac sétait laissé offrir en sacrifice ; Jésus soffre lui-même lorsquon le crucifie : « Cest pour cela que mon Père maime : parce que je donne ma vie pour
Lunion du Prêtre et de la Victime ne peut pas non plus être plus intime ; le lien du sacrifice intérieur et du sacrifice extérieur ne peut pas être plus étroit, puisque cest le Prêtre lui-même qui est Victime, et non seulement dans son corps, mais en son cur, en son âme : sa douleur la plus vive est celle même de sa charité à la vue du mal immense, quil a pour mission deffacer. Doù il suit que le prêtre, ministre du Sauveur, ne deviendra une vivante image de son Maître adoré, quen devenant dans une mesure victime comme Lui, et cest ce qui se voit dans la vie de tous les saints, dont shonore le sacerdoce ; ils ont tous connu le martyre du cur à défaut de lautre, et sans ces souflrances leur apostolat ne serait pas marqué à leffigie du Sauveur crucifié pour nous.
Cette union du Prêtre et de la Victime apparut de plus en plus à
Lunion enfin du Prêtre et du peuple fidèle ne peut pas être plus étroite. Jésus est tête du corps mystique dont nous sommes les membres : de Lui à nous découlent incessamment les fruits du sacrifice, la vie de la grâce alimentée par la sainte communion, et en même temps par Lui montent vers Dieu nos adorations, actions de grâce, prières et réparations, qui, unies aux siennes, plaisent plus à Dieu que tous les péchés ne peuvent lui déplaire.
Cest surtout à la sainte messe que se vérifient les paroles de saint Paul : « Vous êtes le corps du Christ, et vous êtes ses membres, chacun pour sa part » (I Cor., XII, 27). « Continuons à croître à tous égards dans la charité en union avec celui qui est le chef, le Christ » (Ephes., IV. 15). « Le Christ est le chef de lÉglise, son corps, dont il est le Sauveur » (Ephes., V, 23). Cest surtout par le sacrifice de la messe, qui perpétue celui de la Croix, que continuent jusquà la fin des temps à se réaliser ces autres paroles de saint Paul : « Le Christ a aimé lÉglise et sest livré lui-même pour elle, afin de la sanctifier, après lavoir purifiée dans leau baptismale, avec la parole, pour la faire paraître devant lui, cette Église, glorieuse, sans tache, sans ride, ni rien de semblable, mais sainte et immaculée » (Ephes., V, 26).
Dans le Sacrifice de la Messe la victime est la même quau sacrifice de la Croix, elle est là substantiellement présente. Cest aussi le même prêtre principal, qui ne cesse dintercéder pour nous [14] , et qui continue à soffrir pour nous par le ministère de ses prêtres, en nous appliquant les fruits de ses mérites et en se donnant à nous en nourriture. Comme le dit le Concile de Trente, sess. XXII, c. 2 : « Una enim eademque est hostia, idem nunc offerens sacerdotum ministerio, qui seipsum tunc in cruce obtulit, sola offerendi ratione diversa. Cujus quidem oblationis cruentae, inquam, fructus per hanc incruentam uberrime percipiuntur ; tantum abest, ut illi per hanc quovis modo derogetur. »
Seulement ce qui était manifeste à la Croix cétait la victime et limmolation, ce qui était mystérieux et caché pour beaucoup cétait le prêtre et son intention doffrir un sacrifice pour lhumanité tout entière ; à plusieurs le Christ en croix, loin dapparaître comme le vainqueur du péché et du démon, apparut comme vaincu, dont luvre était désormais détruite. Depuis la Résurrection, à
Lacte intérieur doblation na pas cessé dexister au cur de Jésus depuis quil est venu en ce monde ; cet acte continue au ciel, puisquil est dit du Christ toujours vivant « quil ne cesse dintercéder pour nous ». Cet acte nest plus méritoire, puisque le Christ est arrivé au terme de son voyage, mais il nous applique les mérites du crucifiement. Il est toujours une adoration dune valeur infinie, et seule cette oblation est digne de la victime offerte. « Idem nunc offerens sacerdotum ministerio. »
Le Christ Jésus offre aussi avec Lui-même ses membres souffrants, son Église militante, qui lutte pour achever « ce qui manque à ses souffrances » (Col., I, 24). Non point que la Passion de Jésus soit insuffisante en elle-même, elle est surabondante ; mais il lui manque son rayonnement, son application en nous dans la suite des siècles. Ainsi Jésus achève lui-même en son corps mystique ce qui reste à souffrir, pour que nous Lui soyons vraiment configurés.
Après la dernière messe, après la fin du monde, il ny aura plus de sacrifice expiatoire, ni impétratoire. Il ny aura plus de sacrifice proprement dit ; lheure des symboles et des figures, des sacrements sera passée, on verra Dieu à découvert. Le Christ ne demandera plus à son père la rémission des péchés, la grâce pour éviter le péché. Mais son sacerdoce nen sera pas moins éternel : Tu es sacerdos in aeternum (Ps., CIX, 4 ; Hébr., VI, 6 ; VII, 17, 21). Il ny aura plus de sacrifice, mais la consommation du sacrifice, et Jésus, dans un acte parfait dadoration et daction de grâces, continuera à soffrir intérieurement, Lui et son corps mystique tout entier glorifié. Ce sera ladoration et laction de grâces éternelles, dont parle saint Augustin dans le livre de la Prédestination des saints, et lÉglise nous associe déjà à ce culte des Élus quand elle nous fait chanter à la sainte messe : Sanctus, Sanctus, Sanctus
(Cf. IIIa, q.
« Christus est assistens Pontifex futurorum bonorum » (Hæbr., IX, 11). Le Christ est le grand Prêtre des biens à venir ; il est entré une fois pour toutes dans le Saint des saints, et cest par lui que passera éternellement la gloire qui enrichira lâme des bienheureux, cette gloire quIl nous a méritée et qui est la fin, la consommation de son sacrifice. « Claritas Dei illuminat civitatem sanctorum, et lucerna ejus est Agnus » (Apoc., XXI, 23).
III. Ce qui constitue formellement le Sacerdoce du Christ
Les théologiens se sont demandé quest-ce qui constitue formellement le sacerdoce de Notre-Seigneur, quest-ce qui correspond en lui à ce quest le caractère sacerdotal de ses ministres. Est-ce la grâce substantielle dunion personnelle au Verbe, celle par laquelle Jésus est saint, sanctificateur et médiateur, ou bien est-ce la grâce habituelle créée reçue en sa sainte âme, celle par laquelle il est tête du corps mystique et influe immédiatement sur les membres de ce corps ?
Les Carmes de Salamanque [15] soutiennent que cest la grâce habituelle créée (gratia capitis), en tant quelle suppose et connote la grâce dunion. Ainsi le Christ serait prêtre par la grâce même qui le constitue tête de lÉglise.
Dautres théologiens, parmi lesquels plusieurs thomistes [16] , estiment, à bon droit, semble-t-il, que ce qui constitue formellement le sacerdoce de Jésus-Christ est la grâce dunion, à raison de laquelle il est saint, sanctificateur et médiateur; car qui dit « prêtre et médiateur universel, capable doffrir un sacrifice dune valeur infinie », dit plus que « tête de lhumanité ». Adam, dans létat dinnocence, était tête de lhumanité (caput naturae elevatae), sans pouvoir, comme prêtre et médiateur, offrir un sacrifice dune valeur infinie. Le constitutif formel du sacerdoce du Christ paraît donc bien être la grâce dunion substantielle au Verbe, qui fait de lui « loint du Seigneur » (Ps. XLIV, 8, et IX, 24). Cette grâce dunion implique en effet une vocation sacerdotale unique, et elle est le principe de la grâce habituelle créée, par laquelle le Christ, tête de lÉglise, influe immédiatement sur ses membres ou leur communique la vie surnaturelle. Tous ces dons sont requis à son sacerdoce, mais le premier en est le constitutif formel.
Telle paraît être aussi la pensée de saint Thomas, lorsquil traite du Christ, médiateur universel (IIIa, q.
Il est donc prêtre par lIncarnation même, et son sacerdoce est substantiel, comme sa sainteté. Lacte par lequel Dieu a décrété lIncarnation est le même que celui par lequel il a appelé Jésus au sacerdoce et à luniverselle médiation. Mais pour que Jésus nous communique la sainteté, il doit être aussi tête de lhumanité, par la grâce habituelle, qui est le principe prochain de ses actes méritoires et satisfactoires (cf. S. Thomas, IIIa, q. 8).
Bossuet ne parle pas autrement là où il expose ce quest le sacerdoce de Jésus-Christ, dans ses Élévations sur les Mystères, XIIIe semaine, 1re et 6e élévations :
« O Christ ! ô Messie ! ô vous qui êtes attendu et donné sous ce nom sacré, qui signifie loint du Seigneur ! apprenez-moi, dans lexcellence de votre onction, lorigine et le fondement du christianisme .. O Christ ! le Psalmiste vous a vu sous ce nom, lorsquil a chanté : Votre trône, ô Dieu ! est éternel : et votre Dieu vous a oint dune huile ravissante [18] Quand lange saint Gabriel a annoncé le temps précis de votre venue, il sen est expliqué, en disant que le Saint des saints serait oint, et que lOint ou le Christ serait immolé [19] . Et vous-même, quavez-vous prêché dans la synagogue, lorsque vous expliquâtes votre mission ? Quavez-vous, dis-je, prêché que ce beau texte dIsaïe : LEsprit du Seigneur ma envoyé et cest pour cela quil ma oint [20] LEsprit ne lui est pas donné avec mesure, dit saint Jean [21] , mais sans mesure et en plénitude parfaite Jésus est donc oint par le Saint-Esprit, comme layant en lui par sa divinité Cest ainsi que Dieu la fait Christ Par cette onction divine Jésus-Christ est roi, pontife et prophète
« Venez, Jésus, Fils éternel de Dieu, sans mère dans le ciel, et sans père sur la terre ; en qui nous voyons et reconnaissons une descendance royale ; mais pour ce qui est du sacerdoce, vous ne le tenez que de Celui qui vous a dit : Vous êtes mon Fils : je vous ai engendré aujourdhui
[22]
. Pour ce divin sacerdoce, il ne faut être né que de Dieu ; et vous avez votre vocation par votre éternelle naissance
[23]
. Vous venez aussi dune tribu à laquelle Dieu na rien ordonné sur
Sa Sainteté Pie XI disait aussi dans une allocution récente, le 28 décembre 1925 : « E unicamente perche l0moousios di Nicea si è incarnato che si effuse e si effonde, inesauribile ed infinita, in Gesu Cristo, quella che i teologi chiamano unzione sostanziale, che lo consacrava sacerdote [25] . »
Pour terminer par une conclusion pratique : on ne saurait trop recommander aux âmes intérieures davoir une grande dévotion à la Consécration, qui est lessence même du Sacrifice de la Messe, et le moment le plus solennel de chacune de nos journées. Cest, dit Bossuet, « laction où Jésus-Christ, mettant son corps dun côté, et son sang de lautre, par la vertu de sa parole, sexposa lui-même aux yeux de Dieu sous une image de mort et de sépulture, lhonorant comme le Dieu de la vie et de la mort, et reconnaissant hautement sa majesté souveraine, puisquil lui remettait devant les yeux la plus parfaite obéissance jusquà la mort de la Croix La seconde oblation (faite sur lautel) ne sera plus quune mort et une immolation mystique. Lagneau y sera néanmoins Le sang y sera encore tout entier et il sera répandu; mais dune manière cachée et mystérieuse, pour appliquer à chacun ce qui a été offert pour tous une seule fois [26] . »
Jésus, en instituant lEucharistie, leva les yeux au ciel, son visage séclaira, et il eut un très vif désir de sanéantir en quelque sorte sous les espèces du pain et du vin, jusquà la fin des temps, pour rester ainsi réellement et substantiellement parmi nous, en se donnant à nous en nourriture. Ainsi au moment de la consécration, le prêtre, ministre du Médiateur universel, doit, comme lui, lever les yeux vers le ciel, avec un ardent désir de sunir à loblation du Christ toujours vivant, qui ne cesse dintercéder pour nous (Hebr., VII, 25), et qui ne cesse doffrir avec soi à son Père tous les membres vivants de son corps mystique, particulièrement ceux qui souffrent comme il a souffert [27] .
Ainsi les fidèles qui assistent à
Rome, Angelicum.
fr. Réginald Garrigou-Lagrange, O.P.
[
[1] Hébr., I, 5, 13.
[2] Hébr., II, 18.
[3] Hébr., IV, 12.
[4] Hébr., IV, 13.
[5] Hébr., IV, 12.
[6] Hébr., IV, 13.
[7]
Cf. S. Thomas, Ia IIae, q.
[8] Hébr., IX, 11.
[9] Hébr., IX, 24.
[10] Hébr., X, 7.
[11] Hébr., VII, 25, et IX, 24.
[12]
Cf. S. Thomas, IIIa, q.
[13]
Ia IIae, q.
[14]
« (Jesus) semper vivens ad interpellandum pro nobis »(Haebr., VII, 25).
[15]
Cursus Theologicus, de Incarnatione, disp. XXXI, dub. I, § IV, n° 16.
[16]
Cf. Gonet, O.P., Clypeus thom. theol., de Incarnatione, disp.
[17]
Cf. S. Thomas, Catena aurea, in Joan. X, 36, ad illa verba : « Quem Pater sanctificavit et misit in mundum », dicit ex Hilario : « Praecedit cteros per id quod sanctificatus in Filium est, beato Paulo dicente : praedestinatus est Filius Dei in virtute secundum Spiritum sanctum. »
[18] Ps. XLIX, 7, 8.
[19] Daniel, IX, 21-26.
[20]
Isaïe, LXI, 1 ; Luc, IV, 18.
[21] Jean, III, 34.
[22] Ps. II, 7.
[23] Hébr., VII, 16.
[24] Hébr., VII, 13-24.
[25]
Cf. Civiltà Cattolica, 1926, p. 182.
[26] uvres complètes de Bossuet, Paris, Gaume, 1846, t. VIII, p. 432, 434, Explication de la Messe, début.
[27]
Selon saint Ambroise, saint Augustin, saint Thomas et ses disciples, saint Bonaventure et la grande majorité des théologiens, le Christ glorieux, au ciel, ne se contente pas de rappeler à son Père les prières quil fit pour nous ici-bas, mais il continue de prier pour nous, par une prière proprement dite. Cf. S. Thomas, IIa IIae, q.
[28]
« Cur Eucharistique de Jésus, doux compagnon de notre exil, je vous adore... Cur oublié, Cur méprisé, Cur outragé... Cur patient à nous attendre, Cur pressé de nous exaucer, Cur désirant quon le prie, Cur foyer de nouvelles grâces, Cur silencieux voulant parler aux âmes, Cur doux refuge de la vie cachée, Cur maître des secrets de lunion divine, Cur de celui qui dort, mais qui veille toujours, Cur Eucharistique de Jésus, ayez pitié de nous... Je munis à vous, je mimmole avec vous, je manéantis devant vous... Je me tairai pour vous entendre et me quitterai pour me perdre en vous... que je ne vive plus, mais vivez seul en moi, ainsi soit-il. »
Prochainement vont paraître en un volume, aux Éditions de