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La Sainte Trinité en nous
par Garrigou-Lagrange

 

Conséquences pratiques

 

P. Rég. Garrigou-Lagrange

La vie spirituelle n° 288, juin 1944

 

Saint Thomas à la fin de son traité de la sainte Trinité nous parle des missions divines et de l’habitation des trois Personnes divines en toute âme juste. Il nous donne une certaine intelligence de ce mystère en nous rappelant que Dieu est d’abord présent en toutes choses, en précisant de quelle manière spéciale il est réellement dans les justes, et quel sont les effets de son action en eux.

 

Présence générale de Dieu en toute créature.

 

Dieu est d’abord présent en toutes choses comme cause conservatrice par un contact, non pas quantitatif, mais virtuel ; semblable, non pas au contact de notre main et du papier sur lequel elle écrit, mais au contact de notre volonté et de notre main qu’elle meut. C’est le contact dynamique de la toute puissance et de l’effet immédiatement produit par elle. La conservation de la créature dans l’existence est en effet la suite de l’acte créateur. Or Dieu a créé sans intermédiaire, sans aucun instrument, la matière, premier sujet de tout changement corporel, et il a produit de même ex nihilo, de rien, les âmes spirituelles et immortelles et les esprits purs finis. Il conserve donc immédiatement la matière, les âmes, les anges ; il y a donc un contact dynamique de la toute puissance (qui n’est pas réellement distincte de la nature divine) et de notre être naturel. C’est la présence générale de Dieu en toutes choses, dite présence d’immensité, celle dont parle, saint Paul lorsqu’il dit : Le Dieu qui a fait le monde, étant le Seigneur du ciel et de la terre… n’est pas loin de chacun de nous, car c’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être (Actes, XVII, 28). Dieu est comme le foyer d’où s’échappe la vie de la création ; il est la force centrale qui attire tout à elle, comme le dit la liturgie : « Rerum Deus tenax vigor, immotus in te permanens ».

 

 

Présence spéciale de Dieu dans les justes selon l’Ecriture.

 

La sainte Ecriture ne nous parle pas seulement de cette présence générale de Dieu en toutes choses, elle nous parle aussi d’une présence spéciale de Dieu dans les justes. Il est dit dans l’Ancien Testament, au livre de la Sagesse I, 4 : La sagesse divine n’entrera pas dans une âme méchante, elle n’habitera pas dans un corps assujetti au péché. Serait-ce seulement la grâce créée ou le don créé de sagesse, qui viendrait habiter dans l’âme du juste ?

Les paroles de Notre-Seigneur nous apportent une lumière nouvelle et nous montrent que ce sont les personnes divines elles-mêmes qui viennent habiter en nous : Si quelqu’un m’aime, dit-il, il observera ma parole et mon Père l’aimera, et nous viendrons en lui et nous ferons en lui notre demeure (Jean, XIV, 23). Au même moment Notre-Seigneur promet de nous envoyer le Saint Esprit (Ibid., 26). Selon ces paroles, qui va venir ? Seraient-ce seulement des effets créés, la grâce sanctifiante, le charité répandue dans nos cœurs ? Non. Ceux qui viennent, ce sont ceux qui aiment : Mon Père et moi nous viendrons en lui, et non pas d’une façon transitoire, mais nous ferons en lui notre demeure. Je prierai mon Père et il vous donnera un autre consolateur, pour qu’il demeure toujours en vous, l’Esprit de vérité… qui vous enseignera toutes choses, et vous rappellera tout ce que je vous ai dit (Ibid., 16-26). Ces paroles ne sont pas dites seulement aux apôtres, elles se vérifièrent en eux le jour de Pentecôte, qui est renouvelé pour nous par la confirmation.

Ce témoignage du Sauveur est clair, il précise beaucoup ce que disait le livre de la Sagesse. Ce sont bien les trois personnes divines qui viennent habiter de façon permanente dans les âmes justes.

Ainsi l’ont compris les apôtres. Saint Jean écrit (I Jean, IV, 9-16) Dieu est charité… et celui qui est dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui. Il possède Dieu en son cœur, mais plus encore Dieu le possède et le contient en lui conservant, non seulement l’existence naturelle, mais la vie de la grâce et la charité.

Saint Paul dit de même : La charité de Dieu a été répandue en vous par l’Esprit Saint qui vous a été donné (Rom. V, 5). Tant que l’âme restera en état de grâce, tant qu’elle conservera la charité, elle sera le temple du Saint-Esprit.

A plusieurs reprises saint Paul revient sur cette consolante doctrine : Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l’esprit de Dieu habite en vous ? (I Cor. III, 16, item VI. 19). Cette présence spéciale des trois Personnes est spécialement appropriée au Saint-Esprit, parce qu’elle dépend de la charité, laquelle, nous assimile plus à lui, qui est l’amour personnel, qu’au Père et au Fils. Ils sont aussi en nous, selon le témoignage de Jésus, mais nous ne leur serons parfaitement assimilés qu’en recevant la lumière de gloire, qui nous marquera à la ressemblance du Verbe, qui est la splendeur du Père. Ainsi parle équivalemment Léon XIII dans son encyclique sur le Saint-Esprit : « Divinum illud munus » du 9 mai 1897.

L’Ecriture enseigne donc très explicitement que les trois Personnes divines habitent en toute âme juste, en toute âme en état de grâce. La tradition, par la voix des premiers martyrs, par celle des Pères, par l’enseignement officiel de l’Eglise, montre en outre que c’est bien ainsi qu’il faut entendre ce que dit l’Ecriture [1] .

 

 

Quelle est l’union qui résulte de cette habitation ?

 

Les théologiens enseignent communément que cette union du juste aux personnes divines diffère immensément de l’union hypostatique de l’humanité de Jésus au Verbe ; la chose est manifeste car l’union hypostatique est l’union de la nature divine et de la nature humaine en une seule et même personne, celle du Verbe.

Par opposition le juste a avec Dieu une union non pas substantielle, mais accidentelle, et morale. En d’autres termes c’est une union par la connaissance, et l’amour. Cependant c’est une union réelle, car les personnes divines sont présentes dans le juste non pas seulement par un effet de leur opération, comme le soleil est présent sur la terre par la lumière et la chaleur qu’il lui envoie ; les personnes divines elles-mêmes sont réellement et substantiellement présentes en l’âme juste (sans lui être substantiellement unies comme le Verbe l’est à l’humanité de Jésus). Les théologiens disent communément : solus Deus illabitus animæ, Dieu est réellement présent dans l’âme juste et plus intime à elle qu’elle-même, comme le principe intime de sa vie intérieure.

Les théologiens s’accordent aussi généralement à admettre que, comme nous l’avons dit plus haut, l’habitation des trois Personnes divines est appropriée au Saint-Esprit pour ce motif qu’elle dépend de la charité, laquelle nous assimile plus au Saint-Esprit, amour personnel, que la foi éclairée par les dons ne nous assimile au Verbe, et par lui au Père. L’assimilation parfaite au Verbe et au Père se fera quand nous recevrons la lumière de gloire [2] .

Enfin on enseigne communément que le Saint-Esprit sanctifie l’âme juste, non pas comme cause formelle, mais comme cause efficiente et exemplaire.

C’est pourquoi nous ne devons pas dire que l’Esprit-Saint est à proprement parler « l’âme de notre âme, la vie de nôtre vie », mais qu’il est pour ainsi dire « comme l’âme de notre âme, comme la vie de notre vie ». Il n’en est pas en effet le constitutif formel, mais avec le Père et le Fils, il est cause efficiente de notre sanctification, car il produit, conserve et augmente en nous la grâce sanctifiante et la charité. De plus il en est la cause exemplaire, car la charité créée est une similitude participée de la charité incréée [3] . Il en est aussi la fin ultime souverainement attirante, il est en nous, avec le Père et le Fils, comme un objet quasi expérimentalement connaissable et quelquefois actuellement connu, et aimé par dessus tout.

 

 

Quelles sont les conséquences pratiques de l’habitation de la Sainte Trinité en nous ?

 

Puisque le Saint-Esprit habite en nous, et nous a accordé avec la charité les sept dons, qui sont en nous comme sur une barque des voiles dociles à l’impulsion du vent favorable, nous devons avoir une grande docilité à l’égard du Saint-Esprit. Cela suppose d’abord du silence dans notre âme, pour que les divines inspirations d’abord latentes ne passent pas inaperçues ; il faut le silence des passions plus ou moins déréglées, celui des affections trop naturelles, de l’ambition ; silence qui suppose la mortification de tout ce qu’il y a en nous de désordonné.

La docilité au Saint-Esprit suppose aussi le discernement pour distinguer les inspirations divines de celles qui ne sont bonnes qu’en apparence. Celles qui viennent du Saint-Esprit nous rappellent presque toujours un devoir ; d’autres fois elles contiennent un conseil manifestement conforme à notre vocation, et là encore il est sûr qu’il convient grandement de les suivre. Alors elles deviendront de plus en plus nombreuses et pressantes. Qui peut dire le prix d’une seule inspiration vraiment conforme à notre vocation ? Ne pas la suivre nous expose à végéter pendant des années, la suivre docilement nous oriente vers la sainteté.

Pratiquement il ne faut aller ni trop lentement par manque de générosité, ni trop vite par présomption.

Beaucoup vont trop lentement et deviennent des âmes attardées ; ce ne sont plus des commençants, et ce ne sont pas encore des progressants. Ces âmes sont au point de vue spirituel comme des enfants anormaux qui n’ont pas grandi, et qui sont devenus un peu difformes comme des nains.

Comment devient-on une âme attardée ? On le devient d’abord par la négligence des petites choses dans la pratique des vertus et de la piété. On cesse de voir le grand côté des petites choses dans le service de Dieu, et l’on se dispose ainsi à ne plus voir que les petits côtés des grandes choses, comme la messe, la parole de Dieu, la théologie, le ministère apostolique ; on se dispose à n’en plus voir que le dehors. Le jugement descend avec la vie. Les petites choses du service de Dieu sont petites en elles-mêmes, mais grandes par le but auquel elles sont ordonnées et par l’esprit de foi et d’amour avec lequel il faudrait les accomplir ; on les observerait alors tout spontanément, sans avoir besoin d’y réfléchir, comme le pianiste qui touche bien chaque note de son clavier. Ces petites choses sont la prière avant et après l’étude, avant et après les repas, c’est une pratique attentive jusque dans les détails des vertus d’humilité, de patience, de douceur, de politesse. C’est peu de chose en soi, comme les cils ou les sourcils sur une physionomie humaine, qui pourtant sans eux est défigurée. Comme le dit saint Augustin : « Minimum quidem minimum est, sed semper servare legem Dei etiam in minimis, hoc quidem maximum est ». Et celui qui est fidèle dans les petites choses se dispose à être fidèle dans les grandes quand elles là sont demandées : Qui fidelis est in minimo, et in majori fidelis est (Luc, XVI, 10). On garde ainsi l’union non seulement habituelle, mais actuelle avec Dieu d’une façon presque continuelle, et l’on est par là même fidèle à la grâce du moment présent, aux inspirations qu’elle contient.

On devient aussi une âme attardée par le refus des sacrifices demandés pour rompre avec une affection trop sensible, avec l’amour de nos aises, avec une certaine tendance à la vanité, ou à la domination. On le devient en refusant de suivre l’inspiration qui porterait à être plus laborieux, plus généreux au service de Dieu, plus attentif aux besoins de l’âme du prochain. Alors la vie descend de plus en plus, et le jugement descend avec la vie, car chacun juge selon son inclination. C’est ainsi que même des âmes consacrées peuvent devenir des âmes attardées ; et alors les suites normales de l’habitation de la sainte Trinité en elles se produisent de moins en moins.

 

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Il est clair qu’il faut réagir, tout en évitant le défaut contraire qui est celui de la précipitation, car alors la réaction serait toute superficielle et de courte durée. Il faut éviter la précipitation de l’enfant qui veut courir au début d’une ascension, et qui, fatigué an bout de deux kilomètres, renonce à la montée. Il faut, comme on l’a dit, marcher au petit pas résolu du montagnard, qui ne s’arrête qu’au sommet.

Il ne faut pas vouloir voler avant d’avoir des ailes, et ne pas confondre le premier moment d’enthousiasme avec le ferme propos d’avancer coûte que coûte. Il ne tant pas confondre l’ordre d’intention, où la fin entrevue et désirée est première, avec l’ordre d’exécution où la fin n’est obtenue et conquise qu’en dernier lieu, après avoir employé tous les moyens depuis les plus petits jusqu’aux plus élevés. Il faut éviter le sentimentalisme qui est dans la sensibilité, l’affectation d’un amour qu’on n’a pas ou qu’on n’a pas assez dans la volonté. Il faut se rendre compte, avec un sain réalisme, qu’il y a pendant assez longtemps dans le fond de notre volonté, comme dit Tauler, une lutte mystérieuse et parfois tragique entre la charité qui tend à s’y enraciner et l’égoïsme qui tend toujours à renaître comme du chiendent (gramigna).

Alors on verra se réaliser peu à peu les suites normales de l’habitation de la sainte Trinité en nous, celles qu’a notées saint Thomas : (Contra Gentiles, 1, IV, c. 21 et 22). On recevra des grâces toujours nouvelles de lumière, d’attrait, d’amour, de générosité, de force, de patience ; on gardera de plus en plus la présence de Dieu, on s’entretiendra constamment avec lui, comme saint Dominique qui ne savait parler qu’avec Dieu ou de Dieu, on trouvera dans cette conservation intime la paix, et quelquefois la joie, avec le désir d’une conformité toujours plus parfaite à la volonté divine, et dans cette conformité voulue on trouvera la sainte liberté des enfants de Dieu, parce que la volonté divine règnera de plus en plus dans la nôtre, au fur et à mesure que la charité s’enracinera davantage dans le fond de notre volonté. Nous saisirons alors de mieux en mieux que notre volonté, est d’une profondeur sans mesure, puisque Dieu seul vu face à face peut la combler et irrésistiblement l’attirer.

 

Rome, Angelico.

 

Fr. Réginald Garrigou-Lagrange, O.P.



[1] Cf. Rouet de Journel, Enchiridion Patristicum (in fine, index theologicus, n° 185, 357) rapporte les témoignages de nombreux Pères grecs et latins. Il faut surtout citer saint Ignace d’Antioche, saint Athanase, saint Basile, saint Cyrille d’Alexandrie, saint Ambroise, saint Augustin.

[2] Léon XIII dit dans son encyclique Divinum illud munus ; « Haec praesentia est totius Trinitatis, attamen de spiritu sancto tanquam, pecullaris praedicatur. »

[3] Cf. Saint Thomas, IIIa, q. 3, a. 5, ad 2m.


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