A MONSIEUR LE COMTE
CHARLES-DIEUDONNE DEJEAN



    Nous n'avons plus de saints ! dit-on, de toutes parts. C'est vrai, si l'on veut parler de ces êtres supérieurs à leur temps, qui en imposent aux autres par l'éminence de leur vertu et la beauté de leur vie toute pleine de Dieu, comme Sainte Hildegarde, l'une de ces thaumaturges qui imprimèrent à leur siècle le sceau divin, pour indiquer aux âges futurs les desseins de Dieu sur les âmes, et dévoiler aux yeux des croyants émerveillés, quelques coins des mystères qui encerclent l'humanité de toutes parts ; parce que tout étant plein de Dieu, (in ipso vivimus movemur et sumus) et rien ne pouvant échapper à l'action divine : découvrir le mystère, par la révélation ou dans les manifestations de la créature, c'est pénétrer plus avant en Dieu même.

    Il semble, en effet, qu'il n'y ait plus de ces grandes figures auréolées de sainteté ; et que Dieu ne se montre plus, comme au temps passé, à travers un rayon de sa gloire, aux yeux de quelques élus de l'Eglise militante, pour leur faire entrevoir les profondeurs de l'infini, leur entrouvrir les portes du ciel ou celles de l'abîme, et les forcer de révéler les splendeurs de leur vision béatifique.

    Leur rôle est peut-être fini dans le monde, où leur nombre était grand jadis ; et comme ils ont suffisamment montré aux humains les volontés de l'Eternel, le doute n'étant plus permis, il ne leur reste plus désormais qu'à se conformer à ses lois.

    Mais il y a encore au milieu de nous des âmes privilégiées dont l'existence, pour être moins éclatante, n'en est pas moins empreinte de l'action de Dieu, qui les réserve pour accomplir dans le silence l'oeuvre tracée par les grands saints, dont la vie est écrite dans les fastes de l'histoire.

    Malgré votre humilité, et sans doute à cause d'elle, vous êtes de ce nombre, Monsieur le Comte... Bien rares ceux qui peuvent connaître l'étendue de votre piété et de votre dévouement à toutes les nobles causes! Mais n'est-il pas dit de Dieu, qu'il donne sa grâce aux humbles et qu'il la retire aux superbes ? Superbis resistit, humilibus autem dat gratiam.

    C'est pourquoi, malgré mon insuffisance, ayant à découvrir aux yeux des croyants, les régions encore inexplorées des mystères divins manifestés à Ste Hildegarde, dans une langue plus accessible et plus familière que celle employée par la sainte, dont j'ai entrepris de traduire les visions un peu semblables au livre scellé des Ecritures, où seuls peuvent lire ceux qui ont reçu de Dieu la clef du mystère : il m'a semblé que je devais dédier mon labeur à un de ces hommes d'élite qui, vivant au milieu d'un siècle corrompu, ont conservé au coeur la foi des anciens temps, et s'efforcent d'en répandre le germe fécond et vivifiant. Seule votre modestie pourra m'en vouloir ;
mais ceux qui vous connaissent diront : que je ne pouvais faire meilleur choix.

    D'ailleurs, la dédicace d'une oeuvre ne pourrait vous être honorable, que si elle était vraiment digne de vous et de la grandeur du sujet. Mais je n'ose espérer que celui qui a déjà parcouru, d'un oeil expérimenté dans la science des saints, tant d'oeuvres mystiques écrites par des plumes autrement autorisées que la mienne, pourra prendre goût à cette traduction un peu ingrate et diffuse, à cause de l'inexpérience du traducteur et de la basse latinité employée par la Sainte qui ignorait, dit-elle, le beau langage des hommes, et s'exprimait naïvement dans une langue inconnue d'elle, sur des sujets dépassant souvent la portée de l'intelligence humaine. J'eusse pu, toutefois, polir la phrase, mais la pensée n'y aurait sans doute rien gagné, et j'ai cru me rapprocher davantage de l'original, en dégageant fidèlement le sens littéral, comme on me l'avait demandé, sans me soucier de la forme.

    Votre exquise urbanité, Monsieur le Comte, vous fera accueillir mon oeuvre avec quelque indulgence, vous souvenant que sous la rude écorce se trouve souvent un  fruit savoureux et doux. Et, la grâce de Dieu aidant, vous pourrez assister à ce spectacle inouï d'un Dieu qui se manifeste, comme aux anciens prophètes, à une humble femme, dans des visions mystiques d'une étrange beauté, dans les horreurs du Sinaï ou les splendeurs du Thabor ; en attendant que vous puissiez jouir, non plus au figuré, per speculum et in enigmate, mais réellement, de la vision béatifique que Dieu prépare à ses saints, dans toute l'étendue de la gloire.

R. CHAMONAL.