CHAPITRE I

III

LES EVANGILES DEVANT LA CRITIQUE

 

    Le fait que le Christ n'a rien écrit, - car si la parole est déjà ténèbre par rapport à l'Esprit, combien plus l'écriture est-elle ténèbre par rapport à la parole ! - et qu'il a fallu quatre évangiles, en ne comptant que ceux qui ont été reçus dans le canon de l'Eglise, pour exposer la vie et les enseignements  du Sauveur, ce fait n'est-il pas révélateur de l'étendue, de la richesse, de la profondeur du Message évangélique ?

    A peine soupçonnons-nous à la lecture du Nouveau Testament ce qu'a pu être la manifestation du Christ à ses Apôtres ; et les Evangélistes, quand ils ne relèvent pas l'impuissance des disciples à comprendre toute la pensée du Maître, doivent avouer qu'ils ne se proposent pas eux-mêmes d'épuiser toute la substance de leur sujet. Aussi ne doit-on considérer les Evangiles que comme des esquisses ou des résumés où chaque auteur n'a eu pour but que de reproduire ce qu'il avait appris ou compris. Il n'y a pas en vérité de parole humaine qui puisse être adéquate à l'enseignement du Verbe divin et nous ne devons chercher dans les Evangiles que des approximations, bien incomplètes, de cet enseignement sous des points de vue parfois schématisés. Le Christ lui-même n'a-t-il pas déclaré qu'il laissait à l'Esprit-Saint le soin de révéler à ses apôtres le sens profond de sa parole? Pour découvrir ce sens profond, il faut le Verbe intérieur : c'est l'esprit seul qui peut atteindre l'Esprit (1)

    Et pourtant, tels qu'ils s'offrent à nous, dans leur insuffisance même et leur imperfection, les Evangiles renferment une sagesse qu'aucun sage de ce monde eût pu concevoir dans la pleine maturité de son génie, une source de vie à laquelle des milliers d'âmes ont étanché leur soif du divin, surtout l'exemple d'un homme qui, non seulement a parlé comme jamais homme n'a parlé, mais a vécu et est mort comme jamais homme n'a vécut et n'est mort. Si le message contenu dans les Evangiles sert encore de nourriture spirituelle à des multitudes et suffit à alimenter la pensée, le coeur, la vie de tous ceux qui veulent adorer leur Dieu en esprit et en vérité, c'est donc bien qu'on trouve dans l'oeuvre des évangélistes un écho authentique de la prédication du Christ, un reflet véritable de la Lumière qui a brillé dans les ténèbres.
 
  En présence d'un enseignement dont on n'aperçoit dans aucune autre religion le modèle ou l'équivalent (1), dont les virtualités, dans quelque ordre que ce soit, ne se sont pas encore toute développées, dont nous ne pouvons après bientôt deux mille ans mesurer toute la portée ni sonder la profondeur, en présence d'un pareil enseignement que nous importent les extravagances d'une exégèse littérale dont tout l'effort tend, par une critique corrosive des textes, à discuter la place d'un mot ou même d'une virgule à chaque page des Evangiles ! Les excès de ce radicalisme, au point où en est arrivée par exemple l'école hollandaise, ont suffi à le discréditer ; et de toutes parts on constate aujourd'hui un retour marqué vers les données de l'exégèse traditionnelle, aussi bien chez un universitaire comme Aimé PUECH (2) que chez un protestant comme Maurice GOGUEL (3)
 
  Il y a sans doute les questions d'attributions et de chronologie. Mais, en admettant que les Evangiles n'aient pas été écrits par ceux dont ils portent les noms, un fait demeure : c'est qu'ils représentent authentiquement la pensée de la première génération chrétienne sur la personne du Christ, sa vie, son enseignement, ses oeuvres, sa mort. Et, en supposant que cette pensée n'émane pas directement de témoins oculaires, il n'est pas contestable qu'elle soit l'expression d'une tradition orale primitive. Or quiconque connaît la place qu'occupait chez les Sémites la tradition orale, ne peut mettre en doute la valeur de la tradition chrétienne.

    On insiste et on prétend que cette tradition n'est pas homogène ; que, si le Christ a bien prétendu ne répéter que ce qu'il tenait de son Père, les apôtres ou mieux les évangélistes, parce qu'ils étaient des hommes imbus des conceptions et des préjugés de leur race et de leur temps, n'ont pu manquer, en toute sincérité, sinon d'adultérer le véritable enseignement du Christ, du moins de l'exprimer en des termes qui lui sont inadéquats et, en l'enfermant dans les perspectives de leur propre pensée, de l'accommoder inconsciemment à leur horizon de juifs ou de convertis vivant au premier siècle de l'ère chrétienne. On ajoute qu'en se répandant dans le monde païen, la tradition évangélique, mise en contact avec la pensée grecque, en a subi l'influence délétère et, par une réaction inévitable, s'est incorporé des éléments nouveaux qui l'ont amenée peu à peu à se transformer en spéculations théologiques et en un culte de mystères. Que faut-il penser de cette interprétation qui prétend s'appuyer sur la psychologie et sur l'histoire ?

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(1)  « Le livre a le même langage pour tous, mais il ne les éclaire pas tous également, parce que c'est Moi qui éclaire intérieurement la vérité » (Imitation de Jésus-Christ, liv. III, ch. XLIII).
(2) Histoire de la littérature grecque chrétienne, tome I, Paris 1928.
(3)  Le Nouveau testament, traduction nouvelle avec introductions et notes, Paris, 1929.
 


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