II

LE FILS DE L'HOMME ET LE CORPS DE VIE

" Et descendit de Coelis ".

(SYMBOLE DE NICEE-CONSTANTINOPLE)


 

    D'une hiérarchie angélique à l'autre le Christ glorieux est passé, adoré par les innombrables cohortes d'Esprits qui remplissent le Royaume de Dieu (1) et il est parvenu à ce plan de l'Univers où Adam fut crée à l'origine des Temps : Paradis et Jardins de vie, qui ont cessé depuis la chute d'entendre la voix de l'homme, mais où subsistent pour l'éternité les semences de la vie de tous les êtres. Et, de même que dans le monde des Anges il a réparé, en quelque sorte, la faute de Lucifer et restauré dans sa pureté originelle le corps de gloire en s'en revêtant lui-même, le Christ va, dans le Paradis, revêtir le corps de vie, cette âme subtile qui fut insufflée par Dieu à Adam, afin de rendre au corps psychique son innocence primitive et d'offrir aux hommes le moyen de s'en revêtir à leur tour comme par une seconde naissance. Le Christ renouvelle ainsi, dans les étapes successives de son Incarnation, les phases du grand drame de la chute, de Lucifer à Adam. Mais le drame se joue maintenant sous les aspects de la Gloire et de la Vie, afin que les hommes, tombés et corrompus, puissent, en s'abreuvant aux sources de cette Vie, remonter vers la Gloire. 

    C'est en effet "  par l'intermédiaire d'une âme qu'il a pris une chair ", dit Saint Grégoire de Nazianze (2) ; et, s'il a pris notre âme en Lui, c'est, ajoutera Jacob Boehme, " qu'il a pris à Adam le saint joyau de Dieu qui était " caché en Adam ; mais ce joyau, qui appartenait à la première image adamique dans la ressemblance de Dieu, Dieu l'avait repris à Adam " (3). Si l'on suppose que toutes les âmes ont été créées à la fois, dès l'origine des temps, avec et dans l'âme même de l'Homme primitif (4), non sans doute en leur réalité phénoménale, mais dans leur puissance de cause, comme semences de vie appelées à se rendre visibles dans le cours des temps, il faut admettre que l'âme ou le corps psychique que le Christ va prendre dans le Paradis a été créé aussi dès l'origine et que c'est seulement en vue de son Incarnation dans un corps de péché qu'il va s'en revêtir. Mais, puisque le Christ en prend possession dans le Paradis même, c'est donc que cette âme de vie n'a pas été entraînée vers les ténèbres de la chair par la chute d'Adam. De même que le corps de gloire subsistait dans le plérôme, comme s'il y était demeuré, après la chute de Lucifer, dans l'attente du Christ qui devait le recevoir de son Père, une âme de vie avait été conservée par Dieu dans le Paradis, comme un joyau qu'Il avait repris à Adam devenu coupable, afin que le Christ, en y passant, pût s'en emparer et l'unir à son Esprit. Aussi l'Eglise enseigne-t-elle à juste titre que le Christ a pris la nature humaine sans le péché qui a entraîné sa déchéance. La semence de Vie qu'Adam avait reçue de Dieu et qu'il a corrompue en lui par sa faute, le Christ, nouvel Adam, la recueille en lui-même pour lui rendre la puissance d'immortalité dont elle avait été douée par Dieu à l'origine. C'est bien lui, le Fils de l'Homme.
    La plupart des mystiques ont eu le sentiment profond de l'union de toutes les âmes humaines dans cette âme du Christ et c'est ce sentiment qui donne parfois à leur langage un aspect panthéiste. Nous citerons seulement deux mystiques aussi différentes l'une de l'autre que Sainte Mechtilde et Julienne de Norwich.
" Puis le seigneur ]ésus, dit Sainte Mechtilde, s'élevant dans une ineffable allégresse, arriva devant son Père et lui présenta, renfermées en lui-même, les âmes de tous les élus, tant de ceux qui étaient montés avec lui que des élus à venir (5). Et Julienne de Norwich : " dans son immense et éternel amour pour tout le genre humain, Dieu enveloppe d'une immense tendresse la sainte âme du Christ et la moindre des âmes qui seront sauvées. Il est tout naturel de penser et de croire que cette âme bénie réside aux plus hauts sommets de la divinité, et, ainsi que je le compris clairement, d'après ce que m'a dit le Seigneur, là où elle est, se trouve également la substance de toutes les âmes qui seront sauvées par le Christ " (6).
    Terminons par une remarque capitale. Dans cette descente progressive vers les hommes, dans cette involution où il revêt l'un après l'autre des véhicules de plus en plus denses, du corps de gloire au corps de vie et du corps de vie au corps de chair qu'il s'apprête à recevoir de la Vierge Sainte, le Fils de Dieu, qui va se faire homme, a subi des dépouillements de plus un plus douloureux (7). Bien 1oin d'enrichir par des acquisitions nouvelles sa nature divine, le Verbe, qui est par soi infini et éternel, a dû, pour opérer sa descente à travers les plans cosmiques, limiter de plus en plus étroitement son infinité et introduire dans la durée son essence éternelle. S'il demeure au Ciel, même quand il s'approche des hommes, il lui a fallu, pour devenir notre frère, renoncer à ses prérogatives de Fils de Dieu, abandonner toute sa puissance pour prendre 1a forme d'un esclave, obscurcir sa propre lumière dans un voile de ténèbres, cacher sous l'aspect d'un homme misérable sa beauté resplendissante. " Suivez les progrès de cet abaissement divin dont l'amour traça, de toute éternité, le plan merveilleux. Celui que Dieu " engendre avant l'aurore ", (Ps, C IX) ", " qui est l'éclat de sa clarté, l'empreinte de sa substance " (Ep. aux Héb., I, 3), traverse, en descendant du sein de sa gloire, tous les degrés de la création, pour arriver aux derniers confins de 1a cité des intelligences, à ce terme extrême où finit 1a vie intellectuelle, où commence l'existence aveugle. Là, il trouve l'homme ; l'homme qui semble être à la fois le jeune frère des anges et le frère aîné des brutes, ombre d'un Dieu dans le corps d'un animal.... et le Verbe se fit homme. Pourra-t-il descendre encore, après être entré si profondément dans les étroites proportions d'un être au-dessus duquel nous ne voyons plus d'êtres intelligents ? Son amour a su créer un anéantissement plus profond. Le Dieu qui se cacha sous le vile brillant de 1a nature, qui s'effaça sous le voile obscur de l'humanité, s'ensevelit sous l'apparence de la plus vile matière, pour se mettre, comme elle, à l'usage de l'homme. Là tout disparaît, même sa forme humaine ; il est comme s'il n'était pas, et, parvenu à l'apogée de son abaissement, il s'abîme dans le sein de nos misères sans fond " (8).



(1)  On trouve dans l'Ascension d'Isaïe une conception différente, d'après laquelle le Christ se serait dissimulé, pour traverser les hiérarchies angéliques, en prenant dans chacune un corps semblable à celui des Anges qui l'occupent.
(2) Troisième discours théologique.
(3)  De l'élection de la grâce, trad. Debeo, p. 183
(4)  C'est la thèse que le Pape Saint Anastase II déduisait du texte : " qui vivit in aeternum creavit omnia simul " (Eccles. 18, I) cf, Denziger, N° 170. Il faut bien d'ailleurs admettre la préexistence de toutes les âmes dans Adam, pour expliquer la transmission du péché originel à toute l'humanité.
(5) Le livre de la grâce spéciale, 1ère Partie, ch. XX.
(6) Révélation de l'amour divin, ch. LIV.
(7)  cf. Phil. II, 4-9.
(8)  GERBET, Considérations sur le dogme générateur de la piété catholique (4ème ed. 1852 ; p. 116).

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