BARABBAS
« Pilate, voulant satisfaire le
peuple, lui accorda la libération de
BARABBAS ; et, après avoir fait
battre Jésus de verges, il le livra
pour être crucifié ». (Marc, XV, 15).


     Le Christ est venu dans le monde comme une lumière, afin d'éclairer ceux qui sont assis dans les ténèbres, « à l'ombre de la mort » (Luc, I, 79) ; mais « les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs oeuvres étaient mauvaises. Car quiconque fait le mal hait la lumière et il ne vient point à la lumière, de peur que ses oeuvres ne soient découvertes » (Jean, III, 19-20). En lui était la vie et il est venu dans son héritage pour que « ses brebis aient la vie et qu'elles soient dans l'abondance »(Jean, X, 10) ; mais « les siens ne l'ont pas reçu » (Jean, 1, 11). Toutes choses ont été faites par lui, de sorte que « rien de ce qui a été fait n'a été fait sans lui » (Jean, 1, 3) ; et il est venu dans ce monde, qui est l'oeuvre de ses mains mais « le monde ne l'a point connu » (Jean, I, 10) le monde l'a haï : « Moi, il me hait, parce que je rends de lui ce témoignage que ses oeuvres sont mauvaises » (Jean, VII, 7).

     Ceux qui sont de ce monde « sont d'en bas » lui, « il est d'en-haut » (Jean, VIII, 23). Comment ceux qui sont d'en bas pourraient-ils ne pas haïr Celui qui est d'en-haut ? « Leur père, c'est le diable et ils accomplissent les désirs de leur père. Il a été homicide dès le commencement et n'est point demeuré dans la vérité, parce qu'il n'y a point de vérité en lui. Lorsqu'il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, car il est menteur et le père du mensonge » (Jean, VIII, 44). « Qu'est-ce que la vérité ? » demandait PILATE (Jean, XVIII, 38). Le monde ne peut recevoir l'Esprit de vérité, « parce qu'il ne le voit point et ne le connaît point » (Jean, XIV, 17) ; c'est pourquoi ceux qui sont de ce monde aiment mieux les ténèbres que la lumière. S'étonnera-t-on qu'à l'heure du jugement ils aient préféré BARABBAS à Jésus, l'homme de ce monde à celui qui n'est pas de ce monde, le brigand et le meurtrier au prophète qui avait rendu la vue aux aveugles et fait marcher les paralytiques ? Ils ont dit qu'ils n'avaient pas d'autre roi que César (Jean, XIX, 15) ; mais c'est à Barabbas qu'ils ont donné l'investiture.

LE CHRIST EST AU GIBET ET BARABBAS EST ROI.

*
* *

     « N'aimez pas le monde, disait l'Apôtre Jean, ni les choses qui sont dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour du Père n'est pas en lui » (I Jean, 11, 15). Qu'est-ce donc qu'il y a dans le monde ? « Tout ce qui est dans le monde, répond l'Apôtre, est convoitise de la chair, convoitise des yeux et orgueil de la vie » (I. Jean, 11, 16). Disons, en d'autres termes, que la caractéristique de ce monde, c'est la volonté propre ; et cette volonté propre se manifeste sous trois aspects principaux . volonté de vie, volonté de jouissance, volonté de domination. On veut la vie pour en jouir, et, pour jouir de la vie, on veut la puissance. Un philosophe, qui essaya de fonder une Morale sans obligation ni sanction, a fait très justement observer que la vie n'est pas repliement sur soi-même, mais au contraire dilatation, expansion, croissance. Mais, si l'on peut se dilater pour agrandir le cercle de sa charité, on peut aussi se dilater pour étendre sa domination et multiplier les sources de sa jouissance. Toute la question est de savoir quel sens on donne à la vie.

     Pour le chrétien, il est évident que la vie en ce monde n'a de signification que par rapport à l'éternité dont elle est l'acheminement, et qu'elle ne possède de valeur qu'en fonction des mérites qu'elle procure dans l'ordre surnaturel. La vie présente ne doit donc pas être désirée, recherchée, voulue ont aimée pour elle-même, mais, seulement pour les gains qu'elle réalise au profit de la vie qui ne finit point. Le salut de l'âme est ainsi le seul critère qui doit régler la conduite de la vie et la mener à ses fins véritables. « Celui qui aime sa vie la perdra, dit le divin Maître, mais celui qui hait sa vie en ce monde la conservera pour la vie éternelle ». (Jean, XI 1, 25).

     Qui donc, aujourd'hui, se soucie encore de son âme et de la vie éternelle ? On laisse les jours succéder aux jours, comme si l'on était assuré du lendemain et qu'on ne doive jamais mourir. On se livre tout entier aux exigences temporelles de la tâche quotidienne et on n'a plus le temps d'ouvrir son coeur à des aspirations qui dépassent les horizons de ce monde. Alors qu'on ne ménage ni sa peine, ni même parfois sa santé pour goûter un plaisir plein de séductions ou réussir une affaire, ou satisfaire les caprices de son ambition, on se refuse à tout effort qui tendrait à développer au dedans de soi-même une vie intérieure, fermée à tous les bruits, à toutes les sollicitudes du siècle. On n'ose même plus regarder en soi, de peur de n'y plus découvrir qu'un vide immense qui donne le Vertige ; et on s'abandonne au tourbillon des événements qui emportent le monde vers son destin.

     De là cette totale indifférence à l'égard des valeurs religieuses; il est vrai qu'elles ne sont pas cotées en Bourse. Sans doute, on ne cherche pas de raisons profondes pour nier Dieu ; on ne fait pas publiquement profession d'athéisme ; un se contente, en pratique, de le négliger et on se comporte comme s'il n'existait pas. On éprouve même comme une joie secrète à se dire qu'il n'ait plus à intervenir dans le cours de notre existence : nous y gagnons plus de liberté pour jouer notre jeu et nous y perdons quelques scrupules qui sont toujours un obstacle à qui veut parvenir. Que nous importent désormais ses commandements et sa loi ? Cela appartient à un autre âge. « Non pas Sa volonté, mais la nôtre » ; tel est le mot d'ordre des générations nouvelles. Et l'on se glorifie d'être libéré des vaines superstitions qui courbaient nos aïeux sous le joug de l'Église. Non pas Jésus mais Barabbas. Et voilà pourquoi :
 

LE CHRIST EST AU GIBET ET BARABBAS EST ROI.

*
* *

     Cette vie sans Dieu, sans religion, sans souci de L'au-delà, sans besoins spirituels, on ne l'accepte pas seulement, on l'aime, on s'y attache, on la veut, malgré ses déboires, ses contradictions et ses luttes on la veut avec toute la frénésie d'une convoitise d'autant plus ardente qu'elle se sent caduque et vouée, à la destruction. « Le monde passe, disait déjà l'Apôtre Jean, et sa convoitise aussi ». (I. Jean, II, 17).

     Voici tout d'abord la convoitise de la chair.

     Comme on a réduit la morale à n'être plus qu'un. ensemble de conventions sociales, réglées par la loi civile, les instincts de l'animal humain ont libre carrière pour réclamer toutes les satisfactions qui ne sont pas interdites par la loi, et, avec la dépravation croissante des moeurs, la législation est devenue si tolérante en cette matière qu'on y jouit d'une très grande latitude. On le voit bien par l'audace licencieuse, rarement réprimée, de certains livres, de certaines scènes théâtrales, de certaines images affichées dans les rues. Faut-il aussi rappeler la dangereuse et toute païenne propagande du nudisme, qui prétend revenir à l'état de nature, alors que cet état a été corrompu par le péché originel ? Mais le libertinage a pénétré si profondément dans tous les milieux, que cela ne choque plus personne, à l'exception de quelques esprits arriérés, naïfs et un peu ridicules. On ne croit plus à la chasteté, même chez ceux qui en font profession ; et la pureté elle-même a cessé d'être une vertu. La « libido » a conquis pleins pouvoirs pour déployer toute la séduction de ses enchantements et entraîner ses amants sur les chemins de la volupté.

     Ce débordement des passions de la chair ne suffit-il pas à expliquer, en partie, l'importance prise par la Femme dans nos sociétés modernes ?

     Ève est demeurée, à travers les âges, la grande tentatrice et c'est toujours au détriment de l'homme qu'elle s'efforce, partout où elle passe, d'imposer sa domination ou son caprice. Mais, être d'imagination et de sensibilité, elle ne réussit jamais à éliminer l'âme d'enfant, foncièrement émotive, qu'elle porte en elle et qui appartient à sa nature. De là cette instabilité mentale qui donne à tous ses actes un caractère d'irrationalité et permet de comprendre à la fois et ses besoins de tyrannie et ses lâchetés devant le destin qui la brutalise. Aussi est-ce moins par ses qualités ou ses vertus que par l'attrait charnel de son sexe qu'elle parvient à être reine. Et c'est pourquoi sa royauté lui coûte si souvent sa dignité. Jamais la femme n'a été plus reine qu'aujourd'hui, et jamais on ne l'a moins respectée ; on lui rend des hommages, mais avec le secret espoir de la posséder et pour cela on la pousse à s'avilir. Il est tel pays où la femme n'a pas le droit de sortir dans la rue, revêtue d'un costume religieux ; mais elle est autorisée à se dévêtir sur une scène de théâtre, devant des milliers de spectateurs. Que pourrait-il subsister, dans ces conditions, de la famille où l'épouse au foyer accepte et remplit les saintes charges de la maternité ? La famille est la cellule sur laquelle est construit tout l'édifice social : sur ses foyers déserts la cité tombe en ruines.

     Celui qui s'abandonne aux suggestions de la chair ne peut manquer de devenir « l'esclave de la loi du péché » (Rom. VII, 23) ; car « le pouvoir de devenir enfants de Dieu est donné, non à ceux qui sont nés du sang ou de la volonté de l'homme, mais qui sont .nés de Dieu » (Jean, I, 12-13). «Ni la chair ni le sang, dit l'Apôtre Paul, ne peuvent hériter le royaume de Dieu ; la corruption ne peut hériter l'incorruptibilité » (I. Cor., XV, 50) « Ne prenez donc pas souci de la chair et revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ . ». (Rom., XIII, 14). Mais vous pensez dans votre coeur :
 

LE CHRIST EST AU GIBET ET BARABBAS EST ROI.

*
* *

    Après la convoitise de la chair, la convoitise des yeux.

     On a honni la chasteté ; comment pourrait-on aimer la pauvreté ? On veut la vie avec toutes les jouissances qu'elle promet, donc aussi avec tous les biens qu'elle détient ; et, comme l'argent est le moyen et le signe de la richesse, on s'attache à sa poursuite avec une âpreté qui mène parfois jusqu'au délit et même au crime. On a horreur de la pauvreté. Que d'enrichis préféreraient le suicide à la perte de leur fortune ? On appelle le pauvre un miséreux et on se détourne de lui avec quelque mépris, comme s'il était coupable de n'avoir pas réussi ; on évite d'ailleurs de le rencontrer non pas tant peut-être parce qu'il faudrait délier les cordons de sa bourse, que parce que son spectacle est désagréable et désobligeant aux yeux de celui qui possède. « Là où est votre trésor, là est votre coeur ». (Luc, XII, 34). On a détourné son coeur des biens spirituels et on n'a plus de regards et d'affection que pour les biens de ce monde.

     Et pourtant ce sont là des biens que ronge la rouille et que les voleurs peuvent ravir. On parle avec une fierté vaniteuse de « sa » fortune et on ne songe pas qu'un revers du destin peut, en un moment, réduire à néant ce qu'on a mis tant d'années à amasser et avec combien d'efforts et de soucis. En tous cas, il est certain qu'à l'heure de la mort il faudra bien abandonner tout ce qu'on a possédé sur la terre mais on se garde avec soin de penser à la mort on en a horreur comme de la pauvreté. Si l'on n'est pas bien sûr, en fin de compte, qu'il n'y ait pas une autre vie, on cherche à se faire illusion à soi-même, on s'accroche à l'instant qui passe pour en tirer toute la jouissance qu'il contient et, dans les projets où. l'on engage l'avenir, on néglige de faire la part de Celui qui, cependant, peut venir, dans la nuit, vous redemander votre âme.

     « Il y avait un homme riche dont le domaine avait beaucoup rapporté. Et il s'entretenait en lui-même de ces pensées : Que faire ? Car je n'ai pas de place pour serrer ma récolte. Voici, dit-il, ce que je ferai. J'abattrai mes greniers et j'en ferai de plus grands et j'y amasserai tous les produits de mes terres et tous mes biens. Et je dirai à mon âme : Mon âme, tu as de grands biens en réserve pour beaucoup d'années ; repose-toi, mange bien, fais bonne chère. Mais Dieu lui dit : Insensé ! cette nuit même, on te redemandera ton âme ; et ce que tu as mis en réserve, pour qui sera-t-il ? Il en est ainsi de l'homme qui amasse des trésors pour lui-même et qui n'est pas riche devant Dieu » (Luc, XII, 16-21). « Que servira-t-il à l'homme, dit Jésus, de gagner le monde entier, s'il perd son âme ? » (Marc, VIII, 36). « Sachez-le, dit encore le Maître, que si le père de famille savait à quelle heure le voleur doit venir, il veillerait et ne laisserait pas percer sa maison. Tenez-vous donc prêts, vous aussi, car le Fils de l'homme viendra à l'heure où vous n'y penserez pas » (Matth., XXIV, 43). Mais vous vous dites à vous-mêmes :

LE CHRIST EST AU GIBET ET BARABBAS EST ROI.

*
* *

     Enfin l'orgueil de la vie.

     On a débarrassé son esprit et son coeur de toutes les notions, de tous les sentiments qui auraient pu gêner dans son expansion la vie telle qu'on la. conçoit et qu'on l'aime, et par la possession des biens de ce monde, on est devenu riche, puissant,, considéré. Qui donc, ainsi monté sur le faîte, n'éprouverait, à considérer le chemin qu'il a parcouru, un orgueil qu'il croit légitime ? On a conquis la richesse, on veut maintenant les honneurs. On s'est fait une large place au soleil, on n'est pas satisfait de l'occuper tout entière et pour soi seul, on veut, user de sa puissance et de son prestige pour imposer aux autres son autorité. On aspire à la domination.

     On a répudié la chasteté et la pauvreté ; comment pourrait-on s'accommoder de l'obéissance ? C'est là une vertu du troupeau et il importe avant tout de se distinguer du troupeau, Mais voici la contradiction : cette obéissance que l'on repousse pour soi-même comme une servitude, il faut bien, pour dominer, l'exiger des autres. Or, l'indiscipline des moeurs a ouvert la porte à toutes les convoitises et. à toutes les ambitions, de sorte que, si les uns veulent commander, les autres refusent d'obéir, et comme les forts menacent de réduire les faibles à leur merci, les faibles s'unissent entre eux pour opposer la puissance de leur nombre aux entreprises des forts. De là naissent dans les sociétés ces conflits de classes qui mettent aux prises les individus groupés en partis politiques. Et, parce qu'on a fait table rase de tout principe religieux ou moral capable de réfréner le débordement des passions, les instincts de violence et de proie ne tardent pas à intervenir dans la lutte et à compromettre la solidité même de l'édifice social. C'est tout l'héritage des civilisations séculaires, oeuvre patiente d'un long effort humain, qui est en cause ; et, déjà, des brumes de l'horizon lointain surgit le visage de la nouvelle barbarie qui s'apprête à envahir notre sol et à anéantir notre race.

     Ainsi, peu à peu, de dépravations en dépravations, sous l'action dissolvante d'un égoïsme qui a fini par perdre le sens même de sa propre conservation, le monde vit à sa ruine. On a commencé par rejeter le joug de la religion, parce qu'elle enseigne l'humilité, le renoncement, la charité ; on a rejeté ensuite la loi morale, dans la mesure où elle impose des obligations et des devoirs qui limitent les droits de l'individu. On a de la sorte, écarté, l'un après l'autre, tous les obstacles qui pouvaient s'opposer au déchaînement des instincts de l'animal humain. S'étonnera-t-on, après cela, de l'état d'anarchie, de désordre, d'incohérence dans lequel se débattent les sociétés modernes ? On a renié toutes les valeurs spirituelles ; mais quiconque n'a plus foi que dans Je seul jeu des forces matérielles, ne peut manquer d'être, un jour, broyé par elles. Les plus fécondes inventions de la science contemporaine, qui devaient contribuer à l'amélioration du sort de l'homme, serviront demain à sa destruction.
 


*
* *

     Le monde va à sa ruine et, déjà, il se serait écroulé dans les ténèbres de l'Abîme, si du Calvaire ne rayonnait encore la lumière qui émane du Crucifié. Oui.

LE CHRIST EST AU GIBET ET BARABBAS EST ROI.

     Mais le Christ, par sa mort, a triomphé de la mort et sauvé tous ceux qui croiront en lui, tandis que Barabbas, dans tout l'apparat de sa royauté, est marqué pour la défaite où il périra avec tous ses partisans. Ayez confiance, fidèles du Christ : « Celui qui est en vous, dit l'Apôtre, est plus grand que celui qui est dans le monde » (I. Jean, IV, 4). Ayez confiance : IL A VAINCU LE MONDE.

Gabriel HUAN