CORPUS CHRISTI
«Celui qui mange, ma chair et 
« boit mon sang a la vie éter-
« nelle et je le ressusciterai au
« dernier jour.
(Jean, VI, 56 )


     C'est une notion de sens commun que la substance est distincte de ses accidents, que l'être tel qu'il est en soi, dans sa subsistance propre, n'est pas tout entier contenu et comme épuisé dans la diversité des manifestations, des modalités ou des formes sous lesquelles il apparaît à nos sens et notre perception , que l'essence d'une chose ou d'une personne ne se confond pas avec l'ensemble des phénomènes par lesquels nous la saisissons dans son devenir ou ses opérations.

     L'eau ne cesse pas d'être, en soi, de l'eau, parce que de l'état liquide elle est passée à l'état gazeux ou à l'état solide ; le pain est toujours du pain quelles que soient l'étendue, la couleur ou la saveur qu'il présente.

     Cela signifie qu'au dessous des apparences,des manifestations, du devenir phénoménal il subsiste un élément d'identité et de permanence qui fait que l'être ou que la chose, qui apparaît et qui devient, subsiste en soi, dans sa nature propre et essentielle, toujours égale à elle-même et fidèle à la loi de sa constitution à travers la multiplicité de ses états successifs et sous la diversité de ses opérations particulières.

     Si la substance est distincte en soi de ses accidents, il s'ensuit qu'elle est également, dans une certaine mesure et sous certaines conditions, séparable de ses accidents ; c'est-à-dire que les accidents sous lesquels elle s'offre normalement ou habituellement à notre perception ne sont pas liés à sa nature de telle sorte qu'il ne lui soit pas permis ou possible, selon les circonstances, de se manifester sous d'autres accidents, qui seront alors qualifiés d'anormaux, de supranormaux ou d'exceptionnels.

     Mais avons-nous bien le droit de déclarer que tels accidents ou telles manifestations d'une substance donnée sont ou ne sont pas conformes à sa nature essentielle et que, si les uns sont normaux, les autres sont anormaux ou supranormaux ? Que savons-nous de la constitution propre, interne, immuable de chaque substance pour affirmer qu'elle doit nous apparaître sous telles déterminations qualitatives et quantitatives plutôt que sous telles autres ?

     En fait, les recherches poursuivies par la science moderne en vue de déceler la constitution intime de la matière n'ont fait que reculer les frontières de mystère sans parvenir à une solution du problème. Et, lorsqu'il s'agit non plus de la matière mais de la vie, les difficultés sont multipliées à tel degré que la notion même de l'être vivant devient à peu près indéfinissable et qu'il faudrait presque distinguer autant de substances vivantes qu'il y a d'espèces de vivants.
 


II

     Puisque la Substance est distincte en soi et peut, en conséquence, être séparée de ses accidents, ne soyons pas surpris que la même substance qui nous apparaît habituellement sous tels accidents déterminés puisse aussi nous apparaître sous des accidents totalement hétérogènes aux premiers ; qu'un corps, par exemple, qui se manifeste régulièrement sous des traits ou des aspects que la chimie ou la physique ou la physiologie ont coutume de retrouver en lui, s'offre un jour à nos sens et à notre perception sous une figure que nous ne lui connaissions pas, que nous ne nous attendions pas à découvrir en lui, mais que nous sommes tenus d'accepter comme une expression authentique de sa substance même, parce que le témoignage de son identité sous cette apparition nouvelle ne nous semble pas contestable.

     Tel est précisément le problème que posent à notre foi et à notre raison éclairée par la foi les manifestations du Verbe incarné en son corps humain ; et ces manifestations peuvent se répartir en trois catégories, selon qu'il s'agit de la vie terrestre du Christ en ce corps de chair et de sang qu'il reçut de la Vierge ; de sa vie cachée dans l'Eucharistie, ou la substance de son corps et de son sang, est substituée à la substance du pain et du vin consacrés ; de sa vie glorieuse, enfin, telles que, après la résurrection, les Apôtres et les disciples en firent l'expérience pendant quarante jours..

     Notons ici que c'est au cours de la Cène du Jeudi saint, donc avant sa mort et sa résurrection glorieuse que le Christ a converti en la substance de son propre corps, alors debout devant les Apôtres, avec le sang qui coulait dans ses artères et dans ses veines, la substance du pain qu'il tenait entre ses mains et la substance du vin qu'il avait versé, dans le calice ; qu'ainsi la confection du corps eucharistique du Christ n'était pas subordonnée à sa résurrection et qu'elle était compatible avec la présence de son corps humain vivant de la vie commune, sur notre terre.

     Nous étudierons successivement, selon le triple rapport qu'elle soutient avec ses accidents, la substance du corps du Christ dans sa forme « animale », passible et périssable, dans sa forme « eucharistique », vivante et vivifiante, et dans sa forme « spirituelle », glorieuse et déifiante.

IV


 


     Le premier cas ne fait difficulté que dans le docétisme ; mais le docétisme est insoutenable, car, si le Christ n'a possédé qu'un corps apparent, ses souffrances et sa mort n'ont été qu'apparentes et la rédemption n'a pas été vraiment accomplie : c'est tout l'édifice du salut qui s'écroule. L'incarnation du Verbe n'a aucun sens, si le corps du Christ, tel que les Apôtres l'ont vu et touché, n'était pas un corps en tous points identique au nôtre, composé des mêmes éléments anatomiques et fonctionnant selon les mêmes lois physiologiques qui règlent l'exercice de nos organes, de sorte que la substance de son corps et, par suite, de son sang n'était pas différente en soi de la substance de notre corps et de notre sang.

     Mais, si l'identité en substance de notre corps humain avec le corps humain du Christ est une évidence en dehors de laquelle l'œuvre de la rédemption demeure inexplicable, disons mieux, impossible, va-t-il s'ensuivre que les accidents par lesquels se manifeste normalement la substance de notre corps se sont nécessairement imposés à toutes les manifestations du corps du Christ ? Puisque la substance du corps est métaphysiquement séparable de ses accidents phénoménaux, la Personne du Verbe, qui a assumé la nature humaine pour l'unir à sa nature divine et qui, comme Fils de Dieu, n'est pas asservie aux conjonctions humaines qui conditionnent le devenir de notre organisme corporel au cours de son existence terrestre, a le pouvoir et la faculté de manifester la substance de son corps humain Sous un autre aspect que celui qui est commun à toute l'espèce humaine. Et ainsi , s'établit en raison la possibilité de la transsubstantiation eucharistique.
 


V

     Sans doute se passa-t-il un événement qui relève de la toute-puissance divine et prend ainsi le caractère d'un miracle ; mais ce qu'il y a de miraculeux ou d'extraordinaire en cet événement, ce n'est pas le fait même de la transsubstantiation, puisque l'absortion de la substance du pain et de la substance du vin en la substance du corps et en la substance du sang du Seigneur est un cas particulier d'assimilation qui est conforme aux lois générales de la nutrition : la substance du pain que nous absorbons ne devient précisément notre nourriture que parce qu'elle a été transformée en la substance de notre chair.

     Mais dans ce dernier cas, en même temps que la substance du pain est transformée en la substance du corps humain, les accidents qui appartenaient à la substance du pain se sont en quelque sorte évanouis, comme absorbés dans le corps humain où ils cessent d'être perceptibles;. Dans la transsubstantiation eucharistique en est tout autrement : la substance du pain est changée, mais les accidents par lesquels se manifestait cette substance demeurent, de sorte que, sous l'apparence qui subsiste du pain, est maintenant présente non plus, la substance du pain, mais la substance du corps humain du Christ ; c'est-à-dire que la substance du corps humain du Christ, séparée des accidents qui la manifestaient normalement sur le plan animal, ne se manifeste plus que sous des apparences qui appartiennent au plan végétal. Et si, d'une part, il faut reconnaître dans cette transposition une nouvelle étape des abaissements du Christ qui, après s'être fait chair, se fait pain, encore plus devons-nous admirer la haute convenance d'une telle opération qui désormais permet d'offrir le corps du Christ à tous ses fidèles en nourriture et en breuvage.

     Il ne faudrait pas toutefois que cette manifestation de la substance d'un corps humain, sous des apparences végétales, parce qu'il est situé en dehors de nos possibilités créées et constitue un cas unique dans la nature, nous abusât sur sa réalité propre. Puisque la substance du corps humain n'est pas constituée par les accidents qui nous aident à la percevoir, puisque la substance du sang est différente en soi des qualités phénoménales qui la révèlent à nos sens, aucune difficulté métaphysique ne s'oppose à ce que la substance de ce corps et la substance de ce sang, séparables en fait des accidents qui les manifestent normalement sur le plan animal, se manifestent, cette fois, par l'opération de la toute-puissance divine à laquelle ils sont asservis dans la nature du Verbe incarné, sur un autre plan que le plan animal et se revêtent ainsi de formes nouvelles qui sont empruntées au monde végétal, de manière à faire de ce corps et de ce sang une nourriture et un breuvage.
 


VI

     Ce qui est contenu en substance dans le pain consacré, c'est donc le même corps humain du Christ qui, né de la Vierge Marie, a grandi à Nazareth, a vécu parmi les juifs de Galilée et de Palestine, a été attaché à la croix et est mort après trois heures d'agonie.

     Ce qui pareillement est contenu en substance dans le vin consacré, c'est le même sang du christ qui, gonflant les artères et les veilles de l'homme où ses contemporains n'avaient reconnu que le fils du charpentier, a coulé là la flagellation et au couronnement d'épines et fut répandu à flots sur la croix par le percement des clous et par la lance du centurion.
     Mais, dans le sacrement de l'Eucharistie et en vertu de l'efficacité souveraine des paroles du Christ, ce corps et ce sang sont maintenant revêtus d'accidents qu'ils ne prennent pas normalement dans la vie commune des hommes . Par la consécration, le ChristDieu a absorbé en la substance de son corps et de son sang, la substance du pain et du vin, mais il a conservé, parce qu'ils en sont métaphysiquement séparables, les accidents du pain et du vin, afin que son corps et son sang devinssent ainsi pour ses fidèles une nourriture et un breuvage. C'est dans cette sorte d'assimilation intérieure par le Christ de la substance du pain et du vin en la substance de son corps et de son sang que consiste proprement la transsubstantiation eucharistique.

VII

     Il nous est permis maintenant de saisir comment le Christ a pu, avant sa mort et sans attendre sa résurrection, accomplir le rite eucharistique et consacrer en son corps et en son sang le pain et le vin de la Cène.
     C'est qu'en effet cette opération était indépendante des manifestations de sa vie glorieuse et n'exigeait point, pour être effectuée, la possession du corps « spirituel ». Si elle est divine en un sens par la puissance surnaturelle qu'elle implique, elle demeure sur le plan physique, puisque, d'une part, c'est la même substance du corps humain et du sang humain du Christ qui est présente à la fois dans l'homme-Jésus, que ces Apôtres ont vu et touché, et sous les espèces eucharistiques, et que, d'autre part, ces espèces appartiennent elles-mêmes au plan végétal. Et, s'il est vrai que la substance du corps et du sang se manifeste, cette fois,à nos sens sous une forme qui lui est naturellement étrangère, c'est le rapport entre les deux éléments constitutifs, substantiel et apparent, du sacrement qui reste miraculeux, non chacun de ces éléments pris en soi.

     Mais si la confection du corps eucharistique du Christ n'a pas été conditionnée par sa résurrection et son entrée dans la vie glorieuse, il faut dire, par contre, que l'accès à cette vie glorieuse ne nous est ouvert, à nous chrétiens, que par le sacrement de l'Eucharistie. Car, sous les apparences du pain et du vin, nous ne recevons pas seulement par la communion eucharistique la substance du corps et du sang du Christ dans notre corps et dans notre sang, mais aussi, avec cette substance, l'âme de Jésus et la divinité même du Verbe en lui, en vertu de l'union qui lie hypostatiquement sa nature humaine à sa nature divine dans la personne du Verbe.

     Or l'inférieur n'absorbe pas le supérieur, mais est absorbé par lui : dans la communion eucharistique ce n'est point la substance de notre corps qui absorbe et s'assimile la substance du corps du Seigneur, mais la substance du corps du Seigneur qui absorbe et s'assimile la substance de notre corps pour l'unir à l'âme de Jésus et à la divinité même du Verbe. Par l'incarnation le Fils de Dieu s'est fait homme ; par la communion au corps et au sang du Fils de Dieu, nous devenons Dieu nous-mêmes, sinon par nature, dit moins par participation.
 
 

VIII

     Cette divinisation, par le sacrement de l'Eucharistie, de notre âme et de notre corps en l'âme et dans le corps de Jésus-Christ, nous confère un double privilège : d'une part, nous sommes agrégés, dès notre vie présente, à ce Corps mystique où s'édifie à travers les âges la stature définitive du Christ parfait, et d'autre part, nous sommes assurés de recevoir à la fin des temps, un corps glorieux, qui ne sera pas différent en substance de notre corps de chair, puisque notre âme ne peut être unie à un autre corps que le sien mais qui se manifestera après la résurrection par des accidents (clarté, agilité, subtilité, impassibilité), dont la possession, pour n'être point étrangère à notre nature essentielle, nous est cependant refusée, en raison du péché, au cours de notre existence terrestre.

     Déjà, lors de sa Transfiguration, le Christ était apparu dans sa gloire à ses Apôtres; mais, après sa résurrection, il se révélera à eux sous sa forme glorieuse pendant quarante jours ; et ce n'est pas seulement pour les confirmer dans la foi, mais aussi pour leur montrer, par son exemple, ce que sera la vie des élus dans leur chair ressuscitée. Le fait que le Christ ressuscité a pu, pendant quarante jours, ivre d'une vie humaine sur la terre parmi les hommes établit qu'il y a un lien naturel entre la substance du corps humain et les accidents du corps glorieux qu'ainsi ces accidents sont en quelque sorte, immanente à la substance du corps humain, mais qu'un obstacle s'oppose à leur manifestation dans la vie actuelle de l'homme ici-bas.

     Cet obstacle ne pouvait évidemment subsister dans le corps humain du Christ qui, non corrompu par le péché originel et rempli de toutes les grâces divines, fut dès sa conception en possession des quatre dots du corps glorieux. Et s'il est vrai que nous devons au péché originel la perte de ces dots, qui furent le don de Dieu au premier homme, n'est-ce point par la communion au corps et au sang du Christ que nous, serons assurés de les recouvrer ? En nous donnant, sous les espèces du pain et du vin, la substance de son corps et de son sang, le Christ nous confère en même temps toutes les faveurs qui sont attachées à la possession de ce corps et de ce sang, et tout particulièrement la promesse de la gloire dans notre chair ressuscitée.

Gabriel HUAN.