L'ESPRIT D'OBEISSANCE

« Il s'est humilié lui-même, se faisant
obéissant jusqu'à la mort,
et à
la mort de la Croix. »
(Phil. II, 8).

     La pauvreté a pour fille la chasteté ; elle a pour soeur l'humilité qui mène à l'esprit d'obéissance en lequel s'achève et se consomme toute l'oeuvre de la sanctification.

 I

     « Sachez que je suis humble », a dit Jésus ; et l'humilité de saint François tend à se hausser jusqu'à celle du Maître, Il vénérait cette vertu à l'égal de la pauvreté. « O ma dame, Sainte Pauvreté, que le Seigneur te garde, toi et ta soeur, la sainte humilité !.... La sainte pauvreté confond toute cupidité, avarice, et préoccupation de ce siècle. La sainte humilité confond l'orgueil et tous les hommes de ce monde et tout ce qui est dans le monde » (1). « Voici, disait-il encore, le moyen de reconnaître le serviteur de Dieu, c'est de savoir, lorsque Dieu opère par lui quelque bonne oeuvre, si sa chair n'en tire point d'orgueil, c'est de savoir s'il se méprise davantage à ses propres yeux et s'il se met au-dessous de tous les autres hommes. » (2).

     Il s'efforçait de paraître le plus petit des frères mineurs à l'exemple du fils de l'homme qui est venu « non pour être servi, mais pour servir ». Un jour, note son biographe, il dit à son compagnon : « je ne me considérerais pas comme un frère mineur si je n'étais pas dans l'état que je vais te décrire. Voici, dit-il, que je suis supérieur ; je vais au chapitre, je prêche, donne des avertissements aux frères, et à la fin une voix s'élève contre moi : « un homme illettré et méprisable ne nous convient pas. Nous ne voulons plus que tu règnes sur nous, car tu n'es pas éloquent, mais simple et sans culture ». Enfin je suis rejeté avec opprobre et vilipendé par tous. Je te le dis : si entendant ces paroles, je ne conserve pas le même visage, la même joie spirituelle, le même désir de sainteté, je ne suis à aucun degré frère mineur ». Et il ajoutait : « la charge de supérieur renferme des dangers, la louange cache le précipice, mais dans l'humilité l'âme de l'inférieur n'a qu'à gagner » (3). Non seulement, dans un chapitre en présence de tous les frères, il résigna sa charge de supérieur de l'Ordre ; mais il exigea qu'on lui désignât Un gardien, auquel il était soumis en toute simplicité.

II

     C'est que saint François avait le sentiment profond de la misère intérieure de l'homme et de la. vanité de toute gloire mondaine. « Une fois, en traversant Assise, il rencontra une vieille femme qui lui demanda l'aumône. Il n'avait rien que son manteau, il le lui donna avec une généreuse promptitude. Mais, sentant une poussée de vaine satisfaction, il s'accusa aussitôt publiquement d'avoir éprouvé un sot orgueil » (4). Il avait renoncé à toute gloire qui n'avait pas la saveur du Christ, car il savait que l'homme ne vaut que ce qu'il est aux yeux de Dieu. Rien ne lui était plus pénible que d'entendre louer les vertus qu'on lui prêtait. « Comme il voyait que tout le monde l'honorait, il était accablé d'une grande douleur et, fuyant les honneurs qu'on lui rendait publiquement, il cherchait à se faire vilipender par quelqu'un du pays. Ou bien encore il appelait un frère et lui disait : « au nom de l'obéissance, je t'ordonne de m'injurier grossièrement et de répondre par la vérité aux mensonges de ces gens-là ».. Et le frère, bien à contre coeur, le traitait de pauvre hère, de valet, de fainéant. Alors saint François souriait et l'encourageait de toutes ses forces : « que le Seigneur te bénisse ; tout ce que tu dis là est vrai et il est bon que le fils de Bernardone entende ces paroles » (5).
 

     On connaît la scène racontée par les Fioretti où frère Léon, invité par le Saint à répéter : « O frère François, tu as fait tant de mal et tant de péchés dans le siècle que tu mérites le plus profond de l'enfer », ne peut, malgré sa promesse d'obéissance, s'empêcher de répondre : « Dieu fera par toi tant de bien que tu iras en Paradis » (6). Il était sincère quand il disait : « Si Jésus-Christ avait montré autant de miséricorde qu'à moi au plus scélérat des hommes, celui-ci serait dix fois plus spirituel que moi » (7).

     Il redoutait surtout chez les frères le vain orgueil de la science : « Les frères, disait-il, qui se laissent diriger par la curiosité de la science se trouveront les mains vides au jour de la tribulation. C'est pourquoi j'aimerais mieux qu'ils se fortifient dans les vertus, afin qu'au temps de la tribulation le Seigneur soit avec eux dans leur angoisse ; car la tribulation doit venir où les livres inutiles seront jetés par les fenêtres et dans les lieux secrets » (8). A la recherche de la connaissance il opposait la recherche de la pure et sainte simplicité, la pratique de la prière sacrée et l'amour de « Dame Pauvreté. ». A un frère qui revint à la charge pour avoir un psautier, il dit : « quand tu posséderas un psautier,tu auras envie d'un bréviaire, et quand tu auras un bréviaire, tu t'assoiras en chaire comme un grand prélat et tu diras à un frère : « apporte-moi mon bréviaire ». A ces mots il prit avec ferveur de la cendre au foyer, la posa sur sa tête qu'il frictionna, comme s'il la lavait, en répétant : « le voici, le bréviaire » (9).

     Ce geste d'humilité, il le répéta dans une circonstance mémorable. « Durant un séjour que le Père faisait à saint Damien, son vicaire le supplia de porter aux pauvres Dames la parole de Dieu ; vaincu par ses instances, il finit par y consentir. Les Dames se réunirent comme d'habitude, autant pour entendre la parole de Dieu que pour voir leur Père. Lui, levant les yeux au Ciel où son coeur habitait sans cesse, se mit à prier le Christ. Puis, il se fit apporter de la cendre, la jeta autour de lui sur le pavé en forme de cercle et en répandit le reste sur sa tête. Tandis que ses filles étaient dans l'attente, le bienheureux Père demeurait à genoux en silence au milieu du cercle et les coeurs étaient remplis d'une grande stupeur. Enfin il se leva soudain et l'étonnement des Dames fut à son comble en l'entendant, en guise de sermon, réciter le Miserere. Quand il eût terminé, il sortit rapidement » (10)... Et parce qu'il n'était que cendre et poussière, il fut humble jusque devant la mort, afin de s'offrir tout nu aux bras du Crucifié.
 

III

     Celui qui a atteint cette profondeur dans l'humilité n'a plus de retraite où cacher son sens propre et il est mûr pour la parfaite et souveraine obéissance.. A ses compagnons qui lui demandaient en quoi consiste la véritable obéissance, il répondit, représentant le véritable obéissant sous la forme d'un cadavre : « Enlevez ce corps sans vie et placez-le où il vous plaira, vous verrez qu'il ne résistera pas, qu'il ne murmurera pas contre la place qu'on lui assignera et ne réclamera pas si on le met ailleurs. Si on l'assoit dans une chaire, il ne regardera pas en haut, mais en bas, et si on lui fait revêtir la pourpre, il sera deux fois plus livide. Tel est le véritable obéissant, il ne se demande pas pourquoi on le déplace, ne se soucie pas de l'endroit où on le met et n'insiste pas pour qu'on l'envoie ailleurs. Élevé à une charge, il conserve son humilité coutumière et plus on l'honore, plus iI se juge indigne » (11). Cet esprit d'obéissance, fondé sur la totale abnégation du moi, ne peut paraître difficile à réaliser qu'à celui qui n'est pas vraiment humble ; il est au contraire, tout naturel à quiconque se sent petit et vil et prêt à se soumettre en tout à l'avis de ses frères pour l'amour de Dieu.

     Toutefois l'obéissance, pour être en vérité une vertu qui sanctifie l'âme, doit être, non seulement extérieure, mais intérieure, non seulement acceptée mais désirée. Le serviteur ne doit pas borner son zèle à exécuter les commandements du Maître, il doit en quelque sorte prévenir sa volonté ou ses intentions. C'est précisément dans la soumission parfaite et sans réserve à la volonté du supérieur que réside pour le religieux la seule vraie obéissance ; et cette parfaite soumission doit être pratiquée en toute chose et en tout temps. Il n'y a pas d'excuse, si légitime qu'elle paraisse, qui puisse dispenser de l'obéissance.

     « Un frère s'adressa un jour à frère Égide et lui dit avec grande indignation : « Père, j'étais en train de prier dans ma cellule quand mon gardien m'a ordonné d'aller à la quête ; mais il me paraît meilleur de faire oraison que de mendier ». Frère Égide, fidèle à l'esprit de saint François, répondit : « Frère, tu ne sais pas encore en quoi consiste la prière, car il prie vraiment celui qui fait la volonté de son supérieur » (12). Thomas de Célano raconte comment saint François fit jeter dans le feu le capuchon d'un frère qui, poussé par le pieux désir de voir le Père, était venu sans permission.

     Mais aussi quels fruits abondants la véritable obéissance ne porte-t-elle pas ? Elle va jusqu'à accomplir des oeuvres merveilleuses. Dans les derniers temps de sa maladie, désirant en pleine huit manger du persil, François en demande humblement. On appelle le cuisinier pour le prier d'en apporter ; mais il répondit qu'il ne pourrait en trouver à cette heure dans le jardin : « J'ai tant cueilli de persil chaque jour, dit-il, et j'en ai tant coupé que c'est à peine si en plein midi j'en pourrais trouver un brin ». Le Saint répondit : « va, mon frère, ne te mets pas en peine et apporte-moi les premières herbes qui te tomberont sous la main ». Le frère s'en alla au jardin,et, arrachant à tâtons les herbes folles qui lui tombaient sous la main, il les apporta à la maison. Les frères examinent les herbes sauvages et, les ayant démêlées avec soin, ils y trouvent du persil bien feuillu et très tendre. Le Saint en prit un peu et fut tout réconforté. Et le Père dit aux frères : « Mes frères, au premier mot, exécutez l'ordre donné, sans attendre qu'on le réitère. Ne prétextez jamais l'impossibilité, car, si je vous ordonne des choses au-dessus de vos forces, l'obéissance vous donnera les forces qui vous manquent » (13).

     L'obéissance apporte surtout à celui qui la pratique dans toute la sincérité de son amour et la soumission de son esprit, la paix, cette paix intérieure qui naît de la bonne conscience et qui est faite de patience, de sagesse et de charité.

 Gabriel HUAN.


(1) Opuscules, Edit. Ubald d'Alençon, p. 113. 
(2) Ibid, P. 173. 
(3) Thomas de Celano, Vita secunda, ch. CVI.
(4) Thomas de Celano, Vita secunda, ch. XCV. 
(5) Ibid. Vita prima, ch. XIX. 
(6) Fioretti, ch. IX.
(7) Thomas de Celano, Vita secunda, ch. CVI. 
(8) Speculum perfectionis, ch. IV.
(9) Legenda antique, ch. LXVII. 
(10)Thomas de Celano, Vita secunda, ch.CLVII.
(11) Ibid. Vita secunda, ch. CXIL
(12) Vie de frère Égide, ch. 1-V.
(13) Thomas de Celano, Vita secunda, ch. XXII.