LA DIVINE TÉNÈBRE

« Vere, Tu es Deus absconditus, 
« Deus, Israël. »
(Isaïe, 45, 15).

I


     Que savons-nous de Dieu ici-bas ? Ce qu'il veut bien nous manifester de lui-même par sa présence, soit dans la Nature où nous découvrons imprimé en chaque être le sceau de sa toute-puissance créatrice, soit dans les âmes qu'il a sanctifiées de sa grâce et en qui il se plaît à habiter. Un don plus sublime nous est offert dans le sacrement de l'Eucharistie, puisque c'est toute la divinité du Verbe incarné qui, en vertu de son union à l'humanité de Jésus, est contenue dans l'hostie consacrée. Mais déjà, pour se faire notre nourriture, Dieu s'enveloppe de voiles mystérieux et il faut toute notre foi dans la parole du Christ pour admettre sa présence ineffable dans le pain qui nous est servi en aliment.

     A vrai dire, qu'il s'agisse de l'ordre de la Nature ou de l'ordre de la Grâce, dans un cas comme dans l'autre, nous ne sortons pas de l'ordre du créé, de sorte que c'est toujours dans les formes du créé que se manifeste à nous la présence divine. Comment d'ailleurs une créature pourrait-elle s'évader de son ordre et se hausser, par une sorte de dépassement de soi-même, jusqu'à l'ordre même de l'Incréé ? Être au Ciel, pour nous, ce sera encore appartenir à l'ordre du créé, de sorte que la vie éternelle ne nous affranchira pas de notre qualité de créatures.

     Sans doute, parce que la grâce sanctifiante nous fait déjà, dès la vie présente, participer d'une certaine manière à la nature divine, pourrons-nous être admis dans la vie éternelle, par l'infinie bonté de Dieu qui nous aime comme ses enfants, à contempler face à face cette lumière de Gloire où il se manifeste comme Trinité. Mais est-ce à dire que nous aurons alors de Dieu une révélation complète et totale ? Nous ne pourrons certes manquer de le connaître tel qu'il est, mais connaîtrons-nous tout ce qu'il est ? Ne restera-t-il plus rien en Dieu qui échappe à notre vision ? Aurons-nous épuisé l'Infini et dévoilé le mystère de l'Absolu ? La procession des trois Personnes divines au sein de l'unique Substance est assurément, dans l'ordre de l'être, la plus sublime et la plus parfaite des manifestations, puisqu'elle exprime la vie intime de Dieu dans son éternelle et incessante opération ; elle reste néanmoins une manifestation et, comme telle, ne découvre pas encore ce qu'il y a de plus profond et de plus secret dans la Divinité, à savoir la source même d'où procèdent, par un jaillissement de fécondité débordante, les trois Personnes ineffables, et qui demeure au-delà de toute appropriation comme de toute relation.

     Mais n'est-ce point forger une chimère que de poser un Absolu qui, parce qu'il est en soi le non-manifesté, est transcendant à toute manifestation, échappe à toute forme qui le définisse, ne peut être nommé par aucun nom, dépasse la portée de toute intelligence, même surélevée dans la lumière de Gloire à la vision béatifique ; un Absolu qui serait l'Un au-dessus de l'Être, selon la formule d'un Père de l'Église : « Dieu n'est rien des êtres, non qu'il ne soit pas être, mais parce qu'il est au-dessus de tous les êtres, au-dessus de l'Être même ». (St. Jean Damascène. De la foi orthodoxe, Liv. 1.). Et, pourtant, l'expérience de tous les grands mystiques est unanime à affirmer que, dans certaines circonstances, sans doute exceptionnelles, Dieu soulève jusqu'à lui, dès la vie présente, en les ravissant à elles-mêmes,des âmes qui ont été ainsi, par un privilège inouï, immergées dans l'abîme obscur et insondable de la Superessence, là où toute distinction s'efface dans la nudité simple et sans mode de l'Un absolu, là où tout n'est plus pour la créature que silence et ténèbre. Après la divine Présence, voici donc la divine Ténèbre ; après Dieu manifesté, Dieu non manifesté.
 

II

     On sait que tout le progrès de la vie spirituelle tend à l'union de l'âme avec son Dieu ; mais il y a des degrés dans l'union, parce qu'il y a plusieurs manières d'être uni, selon que Dieu descend en nous par sa grâce ou qu'il nous élève jusqu'à Lui pour nous faire partager sa propre félicité. Dans le premier cas, l'union s'effectue par l'intermédiaire des vertus infuses et des dons du Saint-Esprit et elle nous revêt de cette ressemblance avec Dieu qui est la marque de notre destinée surnaturelle ; c'est ici avant tout une illumination dans la réception et la jouissance de l'Esprit de Dieu et cette illumination embrasse et détermine tout le développement de la vie intérieure sous la conduite de l'Esprit divin. Dans le second cas, Dieu se donne lui-même en nous introduisant dans le sanctuaire de sa vie personnelle afin que nous y demeurions avec Lui dans la fruition de son amour ; c'est une union sans intermédiaire, par laquelle l'âme se repose immédiatement en Dieu, dans la suavité de sa présence ineffable ; ici il n'y a plus seulement ressemblance, mais intimité de l'âme avec Dieu, dans la déification. Cette union comporte toute la série des états théopathiques qui marquent la voie unitive et s'achève dans ce que la plupart des mystiques nomment le « mariage spirituel », fruition totale au-delà de toute ressemblance dans la paix de Dieu.

     Au-dessus de ces deux sortes d'union le plus grand peut-être des mystiques occidentaux, RUYSBROECK. pose une troisième espèce d'union, qu'il appelle l'union sans différence, qui est non seulement au-delà de la grâce sanctifiante et des dons du Saint-Esprit, mais encore au-delà même de cet état de quiétude que l'âme goûte dans l'amour de fruition, et qui, dépassant la vie intime de Dieu dans la Trinité des Personnes, va s'immerger et se perdre dans l'Un absolu, à la source même de la procession des divines Personnes. Selon le grand mystique flamand, par cette union sans différence, l'esprit est comme trépassé en Dieu, simple, immobile, plongé dans un repos plus profond que la quiétude de l'amour de fruition et d'où il ne s'écoute à nouveau que pour participer à la génération du Verbe et à la procession du Saint-Esprit. RUYSBROECK admet que cet état est le seuil même de la vie éternelle et déjà un aspect de la gloire ; lorsqu'il se produit, il déborde tous les cadres et toutes les formes du créé et réintègre l'esprit dans sa « superessence ».

     « C'est ici, dit l'auteur de l'Ornement des notes spirituelles, un trépas fruitif et une immersion qui fait disparaître dans la Nudité essentielle, là où tous les noms divins, tous les modes, toutes les raisons vivantes qui se reflètent dans le miroir de la Vérité éternelle sont plongés dans l'Abîme simple et innommé, sans modes ni raisons. Dans ce gouffre sans fond de la Simplicité, toutes choses sont englouties en béatitude fruitive, mais le fond lui-même demeure totalement incompris, si ce n'est de l'Unité essentielle. Les Personnes et tout ce qui est en Dieu doivent céder devant cette Unité ; car il n'y a ici autre chose qu'un repos éternel en un embrassement de jouissance où l'on se perd amoureusement et cela se fait en l'Essence sans modes, que tous les esprits de dévotion intime ont élue par-dessus toutes choses. C'est le silence ténébreux où se perdent tous les esprits aimants. » (1).
 

III

     L'âme, dans sa déification selon la voie unitive, n'était unie à Dieu que selon le mode des Personnes divines, par le Saint-Esprit avec le Fils dans le Père ; et les Personnes divines sont Dieu éternellement agissant dans la fécondité de sa nature essentielle. Mais, si la nature divine est essentiellement active selon le mode des Personnes, elle est essentiellement au repos et sans modes selon la simplicité de sa pure essence. « Les divines Personnes, dans la fécondité de leur nature, dit encore RUYSBROECK, sont Dieu éternellement agissant mais dans la simplicité de leur essence, elles sont la Divinité éternellement au repos et ainsi selon les Personnes, Dieu est opération éternelle et selon l'Essence éternelle repos » (2). Dieu opère sans cesse et son opération, c'est d'engendrer éternellement la divine Sagesse et du mutuel amour de Celui qui engendre et de Celui qui est engendré procède le Saint-Esprit. Mais dans la haute unité de sa nature Dieu se possède fruitivement selon la simplicité sans modes de son Essence. Et « dans cette unité simple de l'Essence divine il n'y a place ni pour la connaissance, ni pour le désir, ni pour l'opération ; c'est là un abîme sans formes, qui n'est jamais sondé par une compréhension active. Tel est le sens de la prière que faisait pour nous le Christ afin que nous fuissions un, comme son Père et Lui sont un, dans l'amour de fruition, par l'immersion dans la Ténèbre sans modes. Là est comme perdue et engloutie toute action de Dieu et des créatures » (3).

     Dieu, disait déjà l'Aréopagite, est un « Océan sans fond ni rivage » (4) et, si c'est en vain qu'on voudrait sonder cet abîme, ni ayant pas de sentier qui mène à ses mystérieuses et infinies profondeurs, il faut bien lui reconnaître un flux et un reflux, un écoulement et un retour, car « l'écoulement divin réclame toujours un reflux » : « l'unité, continue RUYSBROECK, selon son retour intérieur, goûte la fruition et selon son écoulement à l'extérieur elle est féconde; c'est pourquoi la source d'Unité jaillit sans cesse : le Père engendre le Fils, la Vérité éternelle sa propre Image, en laquelle elle se connaît elle-même et connaît toutes choses (5). Dieu, qui est Trinité dans les opérations de sa nature éternellement féconde, est Unité dans le repos essentiel de sa béatitude. Ce n'est donc pas dans les personnes divines que l'âme déifiée jouira de la béatitude suprême, mais par Elles et avec Elles sa jouissance sera consommée dans l'Essence sans modes de la Divinité. Dans l'amour de l'Union transformante ou du « mariage spirituel » nous étions chacun, sous l'influx des dons du Saint-Esprit, déifiés dans le Père par le Fils ; dans la fruition de la béatitude essentielle, nous sommes tous un seul feu embrassé au sein de la Divinité sans forme et sans nom.

     « Chaque esprit, conclut RUYSBROECK, est un charbon ardent que Dieu a allumé dans le feu de son amour infini. Et, tous ensemble, nous sommes un brasier enflammé qui ne peut plus jamais être éteint, avec le Père et le Fils dans l'union du Saint-Esprit, là où les Divines Personnes sont ravies elles-mêmes dans l'Unité essentielle, au sein de cet abîme sans fond de la béatitude la plus simple. Là, on ne nomme ni le Père, ni le Fils, ni le Saint-Esprit, ni aucune créature, mais une seule Essence qui est l'Essence même des Personnes Divines. Là, nous sommes tous réunis avant même d'être créés, c'est notre superessence. Là, toute jouissance est consommée et parfaite dans la béatitude essentielle. Là, Dieu est dans son essence simple, sans opération, éternel repos, ténèbre sans mode ; être innommé, superessence de toutes les créatures, béatitude simple et infinie de Dieu et de tous les Saints » (6). « Ce n'est pas seulement l'âme qui aime Dieu, écrira à son tour Saint Jean de la Croix ; c'est encore et surtout Dieu qui aime l'âme ; Dieu qui, par la puissance irrésistible de son amour, absorbe l'âme en lui-même avec plus de force et d'efficacité qu'un torrent de feu ne saisit une goutte de rosée du matin pour la transformer en une vapeur imperceptible qui s'évanouit dans l'atmosphère. » (7).

     Dirons-nous que cet état spirituel de l'âme déifié est réservé à la vie éternelle et constitue précisément la jouissance des élus dans la possession de la gloire ? « Mon coeur, répond Sainte Véronique Giuliani, est une nacelle et vogue dans la haute mer, la mer infinie de la Divinité. L'âme, qui est un rocher, contemple cette immensité et elle s'extasie, immobile, puis elle avance, elle se jette dans le gouffre, avide de rencontrer le fond... Elle nage, elle s'enfonce, la mer s'élargit et se creuse où les bords, où le fond de l'Infini ? Elle remonte dans la nacelle du coeur. Le coeur vogue, vogue, jamais las, toujours ravi, sur cet abîme. » (8) Et RUYSBROECK : «Dieu est une mer qui monte et qui descend. . Sans interruption il étend son flux vers tous ceux qui l'aime, selon le besoin et la dignité de chacun, et, dans son reflux, il ramène tous ceux qui ont été comblés au ciel et sur la terre, avec tout ce qu'ils ont et tout ce qu'ils peuvent donner » (9). A vrai dire, c'est ici le dernier degré de « l'échelle d'amour spirituel », et bien peu sur cette terre, même parmi les parfaits, s'élèvent jusque-là ; car nous voici parvenus en présence même de la vie éternelle, dont la porte d'or s'ouvre devant nos regards.
 
 

IV


     Demandons-nous pour conclure, si cette doctrine de RUYSBROECK est aussi pénétrée de panthéisme qu'on l'a prétendu. « Si tu veux parler de l'anéantissement de l'homme en Dieu, réplique Suso, cela doit être compris, non selon l'Essence, mais bien selon le mode » (10). « Là, dit à son tour Tauler, l'esprit est introduit dans l'Unité, simple et sans mode déterminé, si profondément qu'il perd le sentiment de toute distinction. Mais n'entendez pas ,qu'il y perd toute distinction de son être, mais seulement celle des objets et des sensations, car dans l'unité on perd toute multiplicité et l'unité unifie la multiplicité. » (11). Il y a des insensés, s'écrie ailleurs le grand mystique dominicain, des fous qui viennent dire qu'ils seront changés en la nature divine ; c'est tout à fait faux et c'est une pernicieuse hérésie ; même dans la plus élevée, la plus intime, la plus profonde union avec Dieu, la nature Divine et l'être divin demeurent encore bien haut au-dessus de toutes les hauteurs. On entre là dans un abîme divin qui n'est et ne deviendra « jamais aucune créature. » (12).

     Si les formules de Maître ECKART ont pu donner lieu à des équivoques, la pensée de RUYSBROECK ne saurait prêter à pareille confusion et nous n'avons que le choix, dans ses œuvres, entre les textes qui sont manifestement rebelles à toute interprétation panthéiste.

     Pour expérimenter, dit-il, cette béatitude essentielle qui est au-delà de toute forme et de toute distinction, « il nous faut trépasser en cela même, au-dessus de notre être créé, en ce point éternel où toutes les lignes commencent et viennent aboutir, en ce point où elles perdent leur nom et toute distinction, devenant un avec le point lui-même et cet Un même qui est le point, mais demeurant toujours néanmoins en elles-mêmes des lignes qui aboutissent. Ainsi donc nous demeurons toujours ce que nous sommes dans notre essence créée et cependant, sortant de nous-mêmes, nous irons toujours trépasser dans notre superessence et, en elle, nous serons ensevelis éternellement comme en un abîme de hauteur, de profondeur, de largeur et de longueur, sans retour... Car là où tous les justes unis aux Saints jouissent et se reposent au-dessus d'eux-mêmes sans modes, il n'y a plus de regard en arrière ni de retour possible. ,> (13).
 

     C'est qu'en effet « la Béatitude n'est essentielle qu'à Dieu seul ; elle est superessentielle à tous les esprits. Aucune essence créée ne peut donc devenir une avec l'essence de Dieu et périr en elle-même, car alors la créature deviendrait Dieu, ce qui est impossible. » (14). « Si l'Union nous rend un même amour, une même vie avec Dieu, néanmoins, nous demeurons toujours des créatures, et bien que transformés dans sa lumière et ravis par son amour, nous reconnaissons bien et sentons que nous sommes autres que Lui » (15). Même dans l'abîme sans fond de la Béatitude essentielle, là où on ne peut plus rencontrer de distinction entre Dieu et nous, parce que toute multiplicité s'est évanouie dans la simplicité de l'Essence infinie, nous conservons notre être de créatures ; car le perdre, ce serait pour nous être réduit à néant et, avec notre être même, perdre aussi le don de Dieu et la jouissance de sa gloire.   GABRIEL HUAN.

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(1) Ornement des noces spirituelles. Liv. III, Ch. VI..
(2) Les sept degrés de l'échelle d'amour spirituel. Ch. XIV.
(3) Le livre du Royaume des amants de Dieu. Ch. XXIX.
(4) Des noms divins. Ch. IV.
(5) Le livre du Royaume des amants de Dieu. Ch. XXIX..
(6) Les sept degrés de l'échelle d'amour spirituel, Ch. XIV.
(7) Cantique spirituel, strophe XXXI.
(8) Journal, traduit par le P. Désiré des Planches. Paris, 1931, p. 61.
(9) L'ornement des noces spirituelles, Ch. XLI. 
(10) Le livre de la Vérité. Ch. VI. 
(11) Sermon pour le lundi avant les Rameaux.
(12) 3ème sermon pour le Saint Sacrement
(13) Le livre des sept clôtures. Ch. XIX.
(14) Le livre de la plus haute vérité. Ch. XII. 
(15) Le miroir du salut éternel. Ch. XIX.