L'AMOUR DE DIEU

«Tu aimeras le Seigneur ton Dieu
de tout ton coeur, de toute ton âme
et de tout ton esprit. »
(Matth. XXII, 37).


     N'est-ce pas une chose étrange qu'il ait fallu faire de l'amour de Dieu un commandement ? Comme si l'Être absolument parfait et infini, de qui découlent tout être, toute vie, tout mouvement, n'était pas en lui-même et par lui-même parfaitement et infiniment aimable. Mieux que cela ; il a fallu préciser les conditions et les formes de cet amour : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit. » Aimer Dieu de tout notre coeur, c'est l'aimer avec toute la ferveur de nos affections sensibles. Cela ne suffit pas ; il faut aussi l'aimer de toute notre âme, c'est-à-dire non seulement avec nos puissances affectives, mais avec nos facultés d'entendement et de volonté. Et cela encore ne suffit pas : il faut l'aimer, au-delà même de toutes les puissances de notre âme, avec ce qui constitue le centre ou le foyer de ces puissances, notre esprit, noyau de notre personnalité profonde dont les puissances de l'âme représentent la spécification individuelle, le rayonnement psychique et phénoménal.

     Certes, dans tout amour de Dieu est contenue la sainteté de la charité. Mais une première manière d'aimer Dieu consiste dans l'amour du coeur : c'est l'amour affectif ou de complaisance, il appartient aux amis de Dieu. Une seconde manière de l'aimer consiste dans l'amour de l'âme : c'est l'amour intérieur ou de conformité, il appartient aux fils de Dieu. Une troisième manière de l'aimer consiste dans l'amour de l'esprit : c'est l'amour unitif ou de fruition, il n'est donné qu'à ceux que conduit la Sagesse suprême dans les voies de la contemplation et qui, subissant l'action de Dieu dans l'amour dépouillé et nu, ne font plus qu'un avec Lui dans cet amour. « Le premier, dit Saint François de Sales, nous fait plaire en Dieu, le second nous fait plaire à Dieu. Par l'un nous concevons, par l'autre nous produisons. Par l'un nous mettons Dieu sur notre coeur, comme un étendard d'amour auquel toutes nos affections se rangent ; par l'autre nous le mettons sur nos bras, comme une épée de dilection par laquelle nous faisons tous les exploits des vertus. » (1). En effet « le coeur qui a pris de la complaisance en Dieu ne se peut empêcher de vouloir réciproquement donner à Dieu une autre complaisance. Nul ne nous plaît à qui nous ne désirions plaire.... Le véritable amour n'est jamais ingrat il tâche de complaire à ceux en qui il se complaît et de là vient la conformité des amants qui nous fait être tels que ce que nous aimons. » (2). Enfin « la Volonté qui est morte à soi-même pour vivre en celle de Dieu est sans aucun vouloir particulier, demeurant non seulement conforme et sujette, mais tout anéantie en elle-même et convertie en cellule de Dieu.... C'est certes la souveraine perfection de notre volonté que d'être ainsi unie à celle de notre Souverain Bien. » (3).

     L'amour de complaisance se satisfait dans les exercices de la dévotion sensible, mais il suppose un coeur déjà mortifié et purifié, affranchi de toute préoccupation terrestre et uniquement attentif à une recherche affectueuse de Dieu dans une pratique élevée et persévérante des vertus acquises. C'est un amour suave et doux. L'amour de conformité jaillit de la vie intérieure de l'âme, dont les puissances ont été sanctifiées par la grâce des vertus infuses et des dons de l'Esprit : sous la motion du Dieu Présent en elle, l'âme, sagement inspirée, règle les jugements de sa raison et les désirs de sa volonté sur l'Archétype suprême, dont elle garde, dans son for intérieur, l'image et la ressemblance. C'est un amour sage. Enfin l'amour unitif ou de fruition a sa source au plus profond de l'esprit, en ce centre simple et indivisible où s'opère, dans le secret des oraisons mystiques, l'union contemplative avec la Sagesse divine elle-même ; il exige un coeur dépouillé et nu, une âme délibérément renoncée à toutes les jouissances sensibles et offerte à tous les crucifiements: C'est un amour fort.

     « Chrétien ! dit Saint Bernard, apprends du Christ comment tu dois aimer le Christ ! Apprends à l'aimer tendrement, à l'aimer prudemment, à l'aimer fortement : tendrement, pour que tu ne subisses point d'autres charmes ; prudemment, de peur que tu ne te laisses séduire fortement, afin que la tribulation qui t'oppresse ne puisse te détourner de l'amour du Seigneur. Veux-tu n'être entraîné ni par la gloire du monde ni par les voluptés de la chair ? Que le Christ Jésus, la Sagesse même, te soit doux au-dessus de toute douceur ! Veux-tu n'être point trompé par l'esprit de mensonge et d'erreur ? Que le Christ Jésus, la Vérité même, soit ta lumière !, Veux-tu n'être point vaincu par l'adversité ? Que le Christ Jésus, la vertu de Dieu, devienne lui-même ta force. Enfin que la charité enflamme ton zèle, que la science le règle, que la constance le soutienne ; qu'il soit fervent, circonspect, invincible ! Voyez, mes frères, si ces trois choses ne vous sont point commandées par le précepte divin : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toutes tes forces. » (Deut., VI, 5). Aimez donc le Seigneur votre Dieu d'une affection de coeur pleine et entière ; aimez-le de toute la vigilance et de toute la circonspection de la raison ; aimez-le de toute l'étendue de votre courage, en sorte que vous ne craigniez pas même de mourir pour son amour. Donc aimons affectueusement, discrètement, solidement ; sachant que l'amour du coeur ou l'amour affectif est doux, mais sujet à l'erreur, s'il n'est accompagné de l'amour de l'âme et que ce dernier, sans amour de force, est raisonnable, mais fragile. » (4).

     Ce beau sermon de Saint Bernard n'est-il pas l'écho de l'enseignement même du Maître ? « Lorsqu'ils eurent mangé, Jésus dit à Simon Pierre : Simon fils de Jean, m'aimes-tu plus que ne font ceux-ci ? Il lui répondit : Oui, Seigneur, vous savez que je vous aime. Jésus lui dit : Pais mes agneaux. Il lui dit une seconde fois : Simon, fils de Jean m'aimes-tu ? Pierre lui répondit : Oui, Seigneur, vous savez que je vous aime. Jésus lui dit : Pais mes agneaux. Il lui dit pour la troisième fois : Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ? Pierre fût contristé de ce que Jésus lui demandait pour la troisième fois : m'aimes-tu ? et il lui répondit : Seigneur, Vous connaissez toutes choses, vous savez bien que je vous aime. Jésus lui dit : Pais mes brebis. » (Jean, XXI, 15-17). C'est donc par trois degrés que l'amour de Dieu monte vers la plénitude de son accomplissement. « Celui qui n'aime pas, dit Saint Jean, n'a pas connu Dieu, car Dieu est amour. » (Ep., IV, 8). Notre intellect, enfermé dans les étroites limites de notre corps et de nos sens, est naturellement incapable de se hausser jusqu'à la sublimité de l'Être. suprême qui, tel qu'il est en soi, nous demeure, dans la vie présente, incompréhensible et inaccessible. Ici-bas, dit Saint Thomas, « la suprême connaissance que nous puissions avoir de Lui est de savoir qu'il est au-dessus de toutes nos conceptions. » (5). Mais, dit à son tour Ruysbroeck, « là, où l'intelligence doit demeurer au dehors, le désir et l'amour peuvent entrer. » (6). C'est qu'il y a dans l'amour une vertu de transformation et d'union qui nous arrache à l'étroitesse de nos idées, toujours proportionnées au mode fini de notre intellect, et nous soulève en quelque sorte jusqu'à la possession même de l'objet aimé. Nous ne pouvons rien connaître que selon la mesure de notre représentation, nous pouvons aimer au-delà de toute mesure ; et précisément « la mesure d'aimer Dieu, c'est de l'aimer sans mesure. » (7). Et, puisque l'amour seul nous rapproche de Dieu jusqu'à nous unir à Lui, « nos progrès dans l'amour seront la norme exacte de nos accroissements dans l'union divine ; plus intime sera notre union à Dieu, plus absolument nous nous perdrons en Lui, plus clairement aussi nous le contemplerons en Lui et par Lui. » (8). « Celui, dit Saint Jean, qui demeure dans l'amour, demeure en Dieu, et Dieu demeure en Lui. » (1re Épître, IV, 16).

     On se doute bien qu'un pareil amour de Dieu ne peut être qu'un don de l'Esprit. « Le Christ, dit encore Ruysbroeck, donna son Esprit à ses apôtres trois fois et de trois manières. Avant de mourir, il le leur donna pour qu'ils fissent des miracles, comme guérir les malades, chasser les démons, ressusciter les morts. C'étaient là des oeuvres corporelles, parce qu'ils n'aimaient encore Notre Seigneur que d'un amour sensible et affectif. Une seconde fois, il leur donna son Esprit après sa résurrection, afin qu'ils accomplissent les oeuvres spirituelles, comme baptiser, remettre les péchés et enseigner la .vérité, car leur amour spirituel dépassait alors leur amour sensible. Une troisième fois, il leur donna son Esprit après son Ascension, et c'était pour qu'ils accomplissent des oeuvres divines et fussent un avec Dieu ; car ils possédaient alors Dieu par amour et ils étaient possédés par Lui dans le même amour. » (9). Cet amour parfait, qui est possession de l'âme par Dieu et de Dieu par l'âme dans l'effusion de l'Esprit, est plus passion d'amour qu'acte libre de la volonté. Il brûle dans l'âme comme un feu qui la liquéfie tout entière et de ce feu intérieur jaillit une flamme ardente dont chaque jet est une étincelle d'amour, un élan vers le ciel de la gloire, et alors « la volonté de l'âme, se mettant en union avec ces flammes d'amour, aime au degré le plus intense, car la flamme et l'amour ne font plus qu'un tout » et l'âme est toute transformée en amour. Dans cet été de transformation d'amour, « l'âme ne fait plus d'actes par elle-même, c'est le Saint Esprit qui les fait et les provoque en elle. De là vient que tous ses actes sont divins, puisqu'elle est sous l'influence de l'activité divine et, à chaque fois que la flamme s'élance, produisant dans l'âme un amour de saveur et de force divines, elle croit entrer dans la vie éternelle, parce qu'elle est en état d'activité divine en Dieu. » (10).

     Saint Bonaventure (11) a bien décrit les expériences successives que l'âme traverse au cours de son ascension vers le sommet de la Montagne d'amour. Elle éprouve d'abord de grandes suavités et elle apprend à goûter combien le Seigneur est doux. Puis l'âme devient tout avidité : rien ne peut plus la rassasier, si ce n'est la possession parfaite de Celui qu'elle aime. Une vraie satiété naît alors de l'avidité même : elle ne peut plus trouver de satisfaction qu'en son Bien-aimé et elle n'a que du dégoût pour tout ce qui est terrestre. L'ivresse spirituelle succède à la satiété : l'âme chérit Dieu d'un amour si grand que, non seulement les consolations lui sont à charge, mais qu'elle se complaît dans les souffrances, au milieu des humiliations. L'âme entre alors dans une grande sécurité . Elle conçoit une si grande confiance dans le secours divin qu'elle juge ne pouvoir être séparée de Dieu par rien au monde. Enfin l'âme parvient à une vraie et pleine tranquillité : c'est une telle paix, un tel repos que l'âme paraît silencieuse et endormie, placée en quelque sorte dans l'arche de Noé où rien ne la trouble plus. « Il est impossible, conclut le grand Docteur franciscain, d'arriver à cette tranquillité autrement que par l'amour ; mais l'amour, une fois acquis, rend facile tout ce qu'exige la perfection, que ce soit agir ou souffrir, vivre ou mourir. »

     QUE LE SEIGNEUR ALLUME EN NOUS LE FEU DE SON AMOUR ET LA FLAMME DE L'ÉTERNELLE CHARITÉ !

  GABRIEL HUAN.

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(1) Traité de l'amour de Dieu, Liv. VI, ch. I. 
(2) lbid., Liv. VIII, ch. I.
(3) Traité de l'amour de Dieu, Liv. IX, ch. XIII.
(4) 20e Sermon sur le Cantique des Cantiques.
(4) De Veritate, qu. 2, art. 1, rép. 9.
(2) L'ornement des noces spirituelles, Liv, 1, ch. XXVI.
(7) Saint Bernard, Traité de l'amour de Dieu, ch. 1.
(8) LOUIS DE BLOIS, L'institution spirituelle, (ch. XII, § IV).
(9) Le tabernacle spirituel, ch. LXVIII.
(10) SAINT JEAN DE LA CROIX, La vive flamme d'amour ; Explication du 1er vers de la lre Strophe.
(11) Les trois voies de la vie spirituelle, ch. II, § IV.