LE PROBLEME DE LA SURVIE
DANS LA DOCTRINE CHRÉTIENNE
« Tuis fidelibus, Domine, vita mutatur, non tollitur. »
(Préface de l'office des morts),


     « Pour tes fidèles, Seigneur, la vie, après la mort change d'état ; elle n'est pas détruite. » Dans cette formule de la liturgie catholique est contenue toute
dans une doctrine sur l'évolution des âmes désincarnées.

     Cette doctrine implique, tout d'abord, que l'état de l'âme après la mort n'est pas un état supra-humain, comme l'enseigne la métaphysique traditionnelle de l'Orient, puisque c'est la même vie qui se poursuit, sous un aspect différent. Mais elle implique, d'autre part, que le nouvel état de vie, s'il reste humain dans sa nature, est distinct, dans ses modalités, de l'état de vie qui caractérisait la phase terrestre de l'existence humaine et que, par suite, la vie post mortem n'est pas simplement, ainsi que le prétendent à tort ceux qui opposent la thèse hindoue de la délivrance à la thèse chrétienne du salut, une continuation dans l'au-delà de la vie menée ici-bas, comme si la même individualité se prolongeait indéfiniment à travers l'immortalité.

     Essayons d'esquisser dans ses traits fondamentaux la doctrine chrétienne de la survie.

I

     Puisque la vie après la mort change sans se transformer, il importe en premier lieu de fixer le sens et la valeur de cette vie.

     Il est évident qu'il ne peut s'agir ici d'une autre vie que de la vie surnaturelle, telle qu'elle est infusée dans l'âme par la grâce divine. Non sans doute qu'il faille subordonner le don de la grâce au seul usage des sacrements : « Dieu, disent les théologiens n'a point enchaîné sa puissance aux sacrements. » (1). Le don de Dieu est toujours gratuit, puisque, en stricte justice, nous ne le méritons pas ; mais sans lui nous ne pouvons rien faire, car, naturellement, nous ne sommes rien que poussière et péché. « Qu'est-ce. qui te distingue ? s'écrie Saint Paul, qu'as-tu que tu ne l'aies reçu ? Et si tu. l'as reçu, pourquoi te glorifies-tu, comme si tu ne l'avais pas reçu ? » (I. Cor. IV, 7). « L'élection, dit encore l'Apôtre des gentils, ne dépend ni de la volonté, ni des efforts, mais de Dieu. qui fait miséricorde » (Rom. IX, 16) ; car « c'est Lui qui opère tout en tous » (I cor, XII, 6) ; « de Lui, par Lui et pour Lui sont toutes choses » (Rom, XI, .36) ; « c'est en Lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être » (Actes, XVII, 28). « Sans moi, disait Jésus, vous ne pouvez rien faire. » (Jean, XV, 5).

     Mais, réplique Saint Paul, « je puis tout en Celui qui me fortifie. » (Phil, IV, 13). Si le Christ a revêtu la substance de notre mortalité, c'est afin de la régénérer dans la lumière de son immortalité. Par le sacrifice sanglant du Calvaire la mort a été vaincue ; et, désormais, ceux qui seront baptisés du même baptême passeront de la mort à la vie, car ce ne sont plus eux qui vivront, mais le Christ en eux. » De même, dit Jésus, que le Père a la vie en soi, ainsi il a donné au Fils d'avoir la vie en soi. » (Jean, V, 26). Tout ce qui a été créé était vie dans le Verbe, et le Verbe s'est fait chair pour que tous ceux qui ont perdu cette vie par le péché la recouvrent et avec surabondance. En dehors du Christ, Verbe incarné, il n'y a donc pas pour l'homme de vie véritable. « Quiconque croit au Fils, dit Jésus, possède la vie éternelle. » (Jean III, 36) « celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie ». (Jean, VIII, 12) « Je Suis la résurrection et la vie. », (Jean XI, 25). Mais la foi au Fils de Dieu est-elle suffisante pour conférer au croyant toute la plénitude de vie qui réside dans le Christ ? « je suis, dit encore Jésus, le pain de vie. Vos pères ont mangé la manne dans le désert et ils sont morts. Voici le pain descendu du Ciel, afin que celui qui en mange ne meure point. je suis le pain de vie qui est descendu du Ciel. Si quelqu'un mange de ce pain, il vivra éternellement et le pain que je donnerai, c'est ma chair, livrée pour le salut du monde. » (Jean, VI, 48-52).

     C'est qu'en effet le croyant qui mange la chair et boit le sang du Christ crucifié demeure dans le Seigneur et le Seigneur demeure en lui : « Comme le Père qui est vivant m'a envoyé et que je vis par le Père, de même celui qui me mange vivra aussi par moi. » (Jean VI, 58). Cette vie du Christ dans l'âme fidèle et justifiée par la grâce est la garantie de sa sanctification et, par conséquent, si elle persévère dans la foi, de son salut éternel. Son nom est inscrit au « livre de vie », ce nom qui n'est connu que de Ceux auxquels il est réservé ; et elle recevra la couronne de vie », Elle n'aura donc pas à redouter la « seconde mort » dont parle l'Apocalypse.
 


II


 


     Est-ce à dire que l'âme, ainsi justifiée et sanctifiée par la grâce du Christ qui vit en elle, est assurée d'être admise, dès la dissolution de son corps, en ce lieu de la lumière, du rafraîchissement et de la paix où la gloire de Dieu resplendit aux regards des élus dans la vision face à face ? Si quelques âmes, les plus saintes parmi les saintes, de cette sainteté héroïque qui fait les confesseurs et les martyrs, peuvent jouir immédiatement après la mort de la parfaite béatitude, il n'est pas douteux que la plupart seront astreintes à subir la série de ces purifications douloureuses qui vont dès lors marquer chaque étape de leur ascension spirituelle dans l'au-delà. Qui donc oserait prétendre qu'il n'a pas besoin d'être « salé par le feu » ? (Marc, IX, 42). Il faut bien que l'âme, comme l'or dans le creuset, soit tout d'abord débarrassée de ses scories et de sa rouille, purgée de toutes les souillures, lavée de toutes les tâches, nettoyée de toutes poussières qu'elle a inévitablement amassées en elle ou sur elle au cours de son existence terrestre, si elle veut être autorisée à revêtir la « robe nuptiale » sans laquelle nul n'est invité à s'asseoir au banquet divin (Matth., XXII, 12).

     Ces états de vie posthumes qu'on a justement nommés purgatifs, puisqu'ils ont pour objet et pour terme de rendre à l'âme toute sa pureté originelle par une série d'épreuves nécessairement douloureuses, ne doivent en aucune façon être assimilés à ces pérégrinations à travers les mondes fluidiques que dépeignent, avec un luxe de détails qui témoigne de leur féconde imagination, les sectes théosophiques ou spirites. Outre que ces états sont avant tout d'ordre spirituel, il ne semble pas qu'on doive les considérer comme aussi mystérieux qu'on pourrait être tenté tout d'abord de le croire. Les curieuses et profondes analyses de certains mystiques, tel qu'un Saint Jean de la Croix et une Sainte Thérèse, vont nous aider à en prendre quelque notion.

     Après avoir décrit les cruelles tortures qu'elle avait subies dans son corps et dans son âme, Sainte Thérèse ajoute : « Le divin Maître me dit... que mon âme endurait là les peines qu'elle aurait endurée dans le Purgatoire. » (Vie ch. XX) et dans son Château intérieur (Dem. VI, ch. XI) « cette personne... connut que les peines du Purgatoire étaient de la nature de ce martyre. » Saint Jean de la Croix n'est pas moins explicite : « Au dixième et dernier degré de l'échelle d'amour... l'âme, après avoir rompu les liens de la chair qui la retenaient captive ici-bas, est totalement assimilée à Dieu par la claire vision dont elle jouit immédiatement. Les âmes qui atteignent ce sommet sont en petit nombre ; l'amour a opéré en elles cette purification complète que le Purgatoire accomplit ordinairement chez les autres après la mort. » (Nuit obscure, Liv. II, ch. XX). Nous lisons dans un précédent chapitre de ce même ouvrage du grand Docteur mystique : « On peut dire en vérité de ces âmes.... qu'elles font dès cette vie le travail d'expiation qui leur était réservé dans l'autre monde pour leurs fautes vénielles. Mais, après avoir été soumise à ces épreuves (de la nuit de l'esprit), l'âme est toute pure : aussi ne sera-t-elle pas livrée aux flammes expiatoires, ou elle ne fera que les traverser, car une seule heure de cette souffrance ici-bas profite plus que beaucoup d'autres passées en ce lieu d'expiation. » (Ibid, Liv. II, ch. VI).

     Sans doute, Saint Jean de la Croix n'oublie pas, selon l'enseignement de l'Église, que « dans le Purgatoire c'est un feu obscur et matériel qui sert à purifier les prédestinés », tandis que « les âmes se purifient ici-bas sous l'action d'un feu d'amour ténébreux, mais spirituel. » (Ibid, Liv. II ; ch. VII). Il n'en établit pas moins une parfaite analogie entre les deux modes de purification, de sorte que selon lui il est possible à certaines âmes d'accomplir sur cette terre leur temps de Purgatoire (2). C'est sous le nom de « nuits passives de l'esprit » que l'auteur de la Nuit obscure a décrit ces épreuves si douloureusement senties par l'âme qu'elles provoquent chez elle une véritable angoisse, comme si tout, même son Dieu, dont elle jouissait auparavant, venait subitement à lui manquer, dans une aridité spirituelle qui la prive de toute consolation sensible ou morale, et à laquelle elle n'aperçoit aucun remède, parce que sa misère intérieure lui apparaît si profonde en face de la justice de Dieu qu'elle en vient parfois à douter de son salut.

     « Mon esprit, dit Sainte Catherine de Gênes, est devenu étranger à toutes les choses, même spirituelles, qui pourraient le nourrir, telles que la joie, la délectation ou la consolation. Il n'a puissance de goûter aucune chose, soit temporelle, soit spirituelle, par volonté, par entendement ou par mémoire, de façon que je puisse dire que l'une me plaît davantage que l'autre. Mon intérieur se trouve assiégé de telle sorte que tout ce qui procurait quelque rafraîchissement à la vie spirituelle ou corporelle lui a été successivement enlevé. Et par la même que ces choses lui ont été enlevées, il reconnaît qu'il pouvait s'en repaître et en jouir. Quant à la partie extérieure de mon être, comme l'esprit ne lui correspond plus, elle éprouve de si violentes attaques qu'elle ne trouve rien sur la terre dont elle puisse se rafraîchir selon son instinct humain. » (3).

     « Alors se présente à l'homme, dit un autre mystique, le dominicain Tauler, un chemin bien désert qui est tout à fait sombre et solitaire. Sur ce chemin Dieu lui reprend tout ce qu'il lui avait donné. L'homme est alors si complètement abandonné à lui-même qu'il ne sait plus rien, absolument plus rien de Dieu. Il en arrive à une telle angoisse qu'il ne sait plus s'il a jamais été dans le droit chemin, s'il y a un Dieu pour lui ou s'il n'y en a pas, et si lui-même existe ou non ; et cela lui devient si singulièrement pénible, si pénible, que ce vaste monde lui paraît trop étroit. Il n'a plus aucun sentiment de son Dieu, il ne sait plus rien de lui et tout le reste lui déplaît. C'est comme s'il se trouvait arrêté entre deux murs et qu'il y eût une épée derrière lui et une lance acérée devant lui. Que lui reste-t-il à faire ? Il ne peut ni reculer ni avancer. Qu'il s'asseye donc et qu'il dise : « O Dieu, je vous salue, amère amertume, pleine de toutes grâces ». Aimer à l'excès et être privé du bien qu'on aime paraîtrait une épreuve plus douloureuse que l'enfer, si l'enfer était possible sur terre.... Plus sa conscience et son sentiment, de Dieu avaient été profonds, plus grandes et plus insupportables sont l'amertume et la misère de ce dépouillement. » (4).
 


III

     Mais, ajoute le même mystique, cette « angoisse » de la nuit de l'esprit est « le chemin le plus court et le plus direct vers la divine et la véritable naissance qui luit ici sans aucun intermédiaire » ; car « il ne s'élève aucune angoisse dans l'homme, que Dieu ne veuille ensuite préparer une nouvelle naissance en cet homme ; et sache que tout ce qui te prend, apaise et détend en toi l'angoisse ou l'oppression, c'est cela qui naît en toi, et, quoi que ce soit, c'est là la nouvelle naissance. A toi de choisir si tu veux Dieu ou la créature. Et maintenant réfléchis. Si c'est une créature qui enlève ton angoisse, quel que soit son nom, elle te ravit pleinement la naissance de Dieu. » (5)

     C'est qu'en effet cette flamme douloureuse du feu purificateur est la flamme même de l'amour divin. « Pour le comprendre, dit Saint Jean de la Croix, il faut savoir qu'avant de s'introduire dans le plus intime de l'âme, ce feu d'amour blesse continuellement, en détruisant et en consumant les faiblesses qui sont les conséquences des habitudes imparfaites de l'âme. Par cette opération le Saint-Esprit la dispose à s'unir à Dieu et à se transformer en Lui par amour. Car le feu qui s'unit à l'âme dans cette gloire d'amour est le même que celui qui auparavant l'a investie pour la purifier.... Le Dieu qui veut entrer, dans l'âme par l'union et la transformation d'amour est celui-là même qui l'a autrefois investie et purifiée par la lumière et la chaleur de sa flamme ; par conséquent, cette flamme d'amour qui lui est désormais si douce était pour elle autrefois une cruelle souffrance. » (Vive flamme d'amour, Str. 1, vers. IV).

     C'est donc, conclut le Docteur mystique « pour la mûrir, la renouveler, la rendre divine que Dieu envahit l'âme et, en la dépouillant de ses affections habituelles, des propriétés du vieil homme auquel elle est très unie et si assimilée qu'elle ne fait avec lui qu'un tout, la triture, dissout la substance spirituelle et l'absorbe en une absolue et profonde obscurité, au point que l'âme se sent fondre, se voit anéantie dans une cruelle mort de l'esprit, à la vue directe de ses misères. Elle a l'impression, d'être engloutie vivante par une bête, digérée dans son ventre ténébreux, avec les angoisses que Jonas a éprouvées. dans les cavités abdominales du monstre marin. Mais il faut qu'elle passe par ce tombeau de mort obscure, pour parvenir à la résurrection qui l'attend. » (Nuit obscure, Liv. II, ch.V).

     La misère de l'homme est moins profonde que la miséricorde de Dieu. Les épreuves purificatrices que l'âme doit subir, soit dès cette vie dans les angoisses mystiques de la nuit de l'esprit, soit après la mort dans le feu ténébreux du Purgatoire, si douloureuses qu'elles nous paraissent, ne doivent en aucune façon être considérées comme une simple expiation, sans profit pour notre destinée.

     Dieu ne frappe que pour guérir et sauver. Ayons donc confiance en son amour qui, parce qu'il est tout-puissant, peut bien nous infliger la peine que méritent nos fautes, mais ne manque jamais de faire tourner notre châtiment à notre plus grande joie. Aux hommes de bonne volonté le secours de la grâce ne fait pas défaut ; et si quelques-uns se refusent jusqu'au dernier moment à prendre la main que Dieu leur tend pour les élever jusqu'à Lui, le Christ, qui est mort pour eux comme pour les autres, est assez compatissant pour essayer, par une suprême tentative, de ramener à son Père la brebis qui va se perdre à jamais. Un théologien, qui fut aussi un grand Pape, Innocent III, enseigne en effet que « tout homme, bon ou mauvais, voit, avant que son âme quitte son corps, le Seigneur attaché à la croix. » (6) Une dernière option est ainsi offerte à tous, avant que la justice divine ait prononcé son ,arrêt ; et qui sait combien d'âmes ont pu ainsi, dans un élan subit de contrition et d'amour, être rachetées, avant qu'il fût trop tard, par le sang du Christ crucifié.
 

     « 0 Dieu, à qui seul est connu le nombre de ceux qui doivent prendre place dans l'éternelle béatitude, accordez à nos voeux et à l'intercession de tous les Saints que les noms de tous ceux que nous avons voulu vous recommander dans nos prières, ainsi que ceux de tous les fidèles, demeurent inscrits sur le livre de la bienheureuse prédestination. »
Gabriel HUAN.
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(1) Pierre LOMBARD (Sent. IV, 4, 5) ; SAINT THOMAS, (Summa théol., IlIa, qu. 64, 66, 68)
(2) Louis de Blois dit pareillement : « C'est toute une part de purgatoire que supprime la souffrance patiemment endurée. » (La Consolation des âmes craintives, Ch. XIV).
(3) Traité du Purgatoire, Ch. XVIL
(4) Premier sermon pour le 5° dimanche après la Trinité.
(5) Deuxième sermon pour le 5° Dimanche après la Trinité.
(6) De contemptu mundi, Liv. II ch. XLIII.