LUX PERPETUA

« Requiem oeternam dona eis,
Domine, et lux peirpetua lucent eis. »
(IV Esdras, 2).
 

     Ne semble-t-il pas que ce soit une vaine et téméraire entreprise de rechercher ce que peut être cette « lumière sans fin » qu'avec le repos et le rafraîchissement l'Église demande à Dieu de donner à Ceux qui sont morts dans le Seigneur ? Ce sont là, comme dit Saint Paul, « des choses que l'oeil n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues, et qui ne sont pas montées au coeur de l'homme, des choses que Dieu a réservées pour ceux qui l'aiment. » (I. Cor., II, 9).
 

     Toutefois, s'il est vrai que le Très-haut « habite une lumière inaccessible » (I. Tim. VI, 16), il est vrai aussi que « nous portons sur nos fronts la lumière de sa face » (Ps. IV, 7) et que « c'est dans sa lumière que nous voyons la lumière » (Ps. XXXV, 9). Nous sommes ainsi, par la loi même de notre création, des « fils de la lumière» (I. Thess. V, 5) ; et, si le péché n'était pas venu envelopper notre âme de ténèbres, nous n'aurions jamais cessé de « marcher dans la lumière du Seigneur » (Ps. 88, 15). Mais, s'écrie l'Apôtre des gentils , « rendons grâces à Dieu le Père de nous avoir rendus dignes d'avoir part à l'héritage des saints dans la lumière, en nous délivrant de la puissance des ténèbres, pour nous transporter dans le royaume du Fils de son amour, en qui nous avons la rédemption par son sang, la rémission des péchés. » (Coloss.,I, 12).
 
 

     C'est qu'en effet « la lumière est venue dans le monde » (Jean, III, 19), la lumière même de Dieu, le Verbe en personne, sous les traits de Jésus de Nazareth ; et la lumière de Dieu est venue dans le monde « afin qu'aucun de ceux qui croient en lui ne demeure dans les ténèbres » (Jean XII, 46). « Celui qui marche dans les ténèbres ne sait où il va, dit Jésus ; puisque vous avez la lumière, croyez en la lumière, afin que vous soyez des enfants de lumière » (Jean, XII, 35-36). Sans doute, « les ténèbres n'ont pas accepté la lumière » (Jean I, 5) et combien d'hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs oeuvres étaient mauvaises : « car quiconque fait le mal fuit la lumière et il ne vient point à la lumière, de peur que ses oeuvres ne soient découvertes. Mais celui qui fait la vérité vient à la lumière, afin que ses oeuvres soient manifestées, parce qu'elles sont faites en Dieu. » (Jean,III, l9-2I). Ceux qui sont de Dieu entendent la parole de Dieu, et, parce que Dieu les a « appelés des ténèbres à son admirable lumière » (la Petri, II, 9), ils sont à présent « lumière dans le Seigneur » et ils marchent « comme des enfants de la lumière > (Ephès, V, 8).
 
 

     Mais la lumière du Christ n'est pas seulement « lumière de vérité », elle est aussi, et avant tout, « lumière de vie » : « je suis la lumière du monde, dit Jésus ; celui qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais il aura la lumière de la vie. » (Jean,VIII, 12). Le Verbe, en effet, a la vie en soi, « comme le Père a la vie en soi » (Jean, V, 26) ; et « cette vie est la lumière des hommes » (Jean, I, 4). Si Dieu a envoyé sa lumière dans le monde, c'est « afin que tout homme qui croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle » (Jean,III, 16) : « je suis venu, dit Jésus, pour que mes brebis aient la vie et qu'elles l'aient avec surabondance. » (Jean, X, 10). Et « de même que le Père ressuscite les morts et donne la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il veut. » (Jean, V, 21). « je suis la résurrection et la vie, dit encore Jésus ; celui qui croit en moi, fût-il mort, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra point pour toujours. » (Jean, XI, 26).
 
 

     Lumière de vérité et lumière de vie, la lumière de Dieu est enfin, lumière de charité et d'amour ; car, dit Saint Paul, « le fruit de la lumière consiste en toute sorte de bonté, de justice et de vérité » (Ephès, V, 9). « Celui, dit à son tour l'apôtre Jean, qui prétend être dans la lumière et qui hait son frère est encore dans les ténèbres. Mais celui qui aime son frère demeure dans la lumière et il n'y a en lui aucun sujet de chute. Celui qui hait son frère est dans les ténèbres, il marche dans les ténèbres, sans savoir où il va, parce que les ténèbres ont aveuglé ses yeux. » (I, Jean, 9-11). C'est qu'en effet « l'amour est de Dieu et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n'a pas connu Dieu : Dieu est amour. » (Jean, IV, 7-8). Et il ne s'agit pas d'aimer « en paroles et avec la langue, mais en action et en vérité » (I, Jean, III, 18-19) ; selon le précepte même de Celui qui a dit : « je vous donne un commandement nouveau, c'est de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés, afin que vous vous aimiez aussi les uns les autres. A ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres » (Jean, XIII, 34-35).
 
 

     Parce que « Dieu est lumière et qu'il n'y a point en lui de ténèbres » (I, Jean, I, 5), quiconque demeure en Dieu demeure dans la vérité et il possède la vie qui ne finit point et il est en communion avec tous ses frères dans le Christ. Et Dieu aussi demeure en lui.

II

     De la lumière divine qui est en nous vérité, vie, amour à la lumière de gloire où siège de toute éternité en sa majesté le Tout-puissant, il y a sans doute un écart infranchissable à toute âme que son corps retient ici-bas dans les liens de la chair et du sang. Mais la mort n'a-t-elle pas précisément pour effet, en brisant cet écran charnel qui la dérobe à sa vue, de la mettre tout à coup en présence de cette lumière substantielle et ineffable, où dansent les Anges éperdument et qui prend tout être translucide à lui-même ? Et, parce que Dieu demeure déjà en nous par sa lumière, nous n'entrons pas dans sa gloire en étrangers, mais en familiers, étant des fils de lumière et les enfants de sa dilection. La vérité divine qui est en nous, la vie divine qui est en nous, l'amour divin qui est en nous trouvent alors dans la lumière de gloire l'accomplissement total, l'achèvement définitif de toutes les virtualités qu'ils recélaient à notre insu et c'est le splendide épanouissement au sein de Dieu de toutes les puissances de notre âme, enfin parvenues au terme de leur destinée surnaturelle.
     Comment décrire ici les jouissances dont notre esprit sera comblé ? Notre intelligence sera mise en possession d'une connaissance d'où toute erreur est exclue nécessairement, où chaque vérité reçoit sa certitude d'une évidence intuitive. Plus de raisonnements laborieux pour échafauder l'édifice de notre pensée ! Nous connaîtrons toutes choses et nous-mêmes en Dieu et par Dieu directement. Quel magnifique spectacle que celui de la création contemplé avec les yeux du Créateur ! Mais combien plus précieuse encore et infiniment plus belle la vision de Dieu tel qu'il est en soi, dans la splendeur mystérieuse de sa Trinité sainte ! « Maintenant, dit Saint Paul, nous voyons dans un miroir, d'une manière obscure, mais alors nous verrons face à face ; aujourd'hui, je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme je suis connu. » (I. Cor., XIII, 12). Et c'est en cela principalement que consiste la vie éternelle : « connaître le véritable Dieu et celui qu'il a envoyé, Jésus-Christ. » (Jean, XVII, 3). Connaître Dieu : comprend-on tout ce que ces deux mots contiennent d'infini, de profond, d'ineffable ! Notre amour de Dieu, ici-bas, peut-être sans mesure ; mais notre connaissance de Dieu ne saurait jamais dépasser la mesure de notre âme ; dans le Ciel, notre connaissance de Dieu sera à la mesure de Dieu lui-même, c'est-à-dire sans mesure, et elle sera égale à notre amour.
 
 

     Et cet amour de Dieu en Dieu, de quelles jouissances à son tour ne va-t-il pas remplir notre coeur ! Y a-t-il ivresse de tous les sens qui puisse être comparée à cette dilatation de l'âme immergée tout entière dans la substance divine comme en un océan de délices ? Y a-t-il volupté humaine qui ne soit insipide et vite en face de cette délectation infinie qui s'accroît toujours sans jamais s'épuiser, parce que chacune de ses joies est faite d'un bonheur nouveau ? Mais qui oserait raconter l’inénarrable ? Seuls, quelques grands mystiques, un Ruysbroeck, un Tauler, un Saint Jean de la Croix ont pu, au sommet de leur plus haute contemplation, entrevoir ce que doit être, dans la plénitude de sa perfection, cette fruition de Dieu dans laquelle les élus, anéantis en la divinité, perdront jusqu'au sentiment de leur propre identité pour ne faire plus qu'un avec l'Être absolu, tel qu'il est en soi.
 
 

     Et cette fruition de Dieu en Dieu par Dieu n'aura pas de fin : incessamment renouvelée, sans jamais cesser d'être égale à elle-même, elle jouit de l’éternité comme d'un bien qui ne peut plus lui échapper, parce qu'il est situé en dehors du temps et qu'à la différence des biens de ce monde, il n'y a plus pour celui qui possède la vie éternelle de retour en arrière. Lux perpetua : « les âmes des justes sont dans la main de Dieu et les angoisses de la mort ne les toucheront plus. » (Sap., 3).

III

     Telle est la vie bienheureuse, éternellement bienheureuse, promise et assurée à ceux qui meurent dans la foi, dans l'espérance et dans la charité. De la lumière de ce monde ils sont passés dans cette lumière de Dieu qui n'a pas besoin de flambeau pour éclairer la Jérusalem céleste, Parce que la gloire du Seigneur suffit à l'illuminer tout entière. (Apoc., XXII, 5).
 
 

     Est-il besoin d'ajouter qu'il n'y a qu'une voie qui mène à cette suprême béatitude, parce qu'il n'y a sur la terre et dans les cieux qu'un Rédempteur, le Christ, Verbe de Dieu fait chair ? « Celui qui ne croit pas en Dieu, dit l'apôtre Jean, le fait menteur, parce qu'il n'a pas cru au témoignage que Dieu a rendu à son Fils. Et ce témoignage, le voici : c'est que Dieu nous a donné la vie éternelle et que cette vie est dans son Fils. Celui qui a le Fils a la vie ; celui qui n'a pas le Fils.n'a pas la vie. » (I Jean, V. 10-12). « je suis la voie, la vérité, la vie, dit Jésus ; nul ne vient au Père que par moi. » (Jean, XIV, 6). Le Christ est la « porte » par où devront passer les brebis pour atteindre les pâturages éternels , il est la « vraie vigne » : tout sarment qui demeure attaché à la vigne portera beaucoup de fruits, mais, tout sarment qui se détachera de la vigne sera jeté au dehors et il séchera et on le jettera au feu et il brûlera. (Jean, XV, 5-6). « Séparés de moi, déclare le divin Maître, vous ne pouvez rien faire. » (Jean, XV, 5). « C'est par la grâce de Dieu, avoue Saint Paul que je suis ce que je suis. » (I Cor., XV, 10). « L'élection, dit encore le grand Apôtre, ne dépend ni de la volonté ni des efforts, mais de Dieu qui fait miséricorde. » (Rom., IX, 16), car « c'est Lui qui opère tout en tous » (I Cor., XII. 6). Qui dès lors oserait se vanter du don de Dieu ! Le don de Dieu est toujours gratuit : « qu'est-ce qui te distingue ? s'écrie Saint Paul, qu'as-tu que tu ne l'aies reçu ? Et, si tu l'as reçu, pourquoi te glorifies-tu, comme si tu ne lavais pas reçu ? » (I. Cor., IV, 7).
 
 

     Ainsi la grâce divine peut seule nous sauver de la mort éternelle et nous rouvrir l'accès des Paradis de lumière, d'où furent chassés nos premiers parents. Et, si la grâce divine est à ce point efficace que, sanctifié par elle, le plus misérable d'entre nous redevient l'enfant chéri du Seigneur, c'est que le Christ, prenant sur ses épaules sacrées le fardeau de tous les péchés de l'humanité coupable, a gravi le Calvaire et que, payant pour chacun de nous, Il a acquitté de son sang le prix de notre rédemption.
 
 

     Ayons donc confiance en Celui dont l’amour ne nous fera jamais défaut, parce qu'il nous a aimés le premier et que, pour nous témoigner son amour, il n'a pas craint, tout Dieu qu'il était, « de s'humilier lui-même, se faisant obéissant jusqu'à la mort, à la mort de la Croix. C'est pourquoi aussi Dieu l'a souverainement élevé et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et dans les enfers., et que toute langue confesse que Jésus-Christ est dans la gloire de Dieu le père, »
 
  GABRIEL HUAN.