LE CHRIST, NOTRE CHEF
 

« Tu solus, Dominus, Tu solus Alti-
ssimus, Jésu-christe. »
(Liturgie romaine).


     L'Homme occupe dans l'univers des choses visibles une situation privilégiée. Créé « un peu au-dessous des Anges » (Ps. 8), il a été dès l'origine couronné de gloire et d'honneur et sous sa domination Dieu avait rangé toutes les oeuvres de ses mains : c'est l'Homme qui donne à chaque être vivant son nom propre. Aussi, lorsqu'il faillira à sa tâche, toute la création gémira avec lui dans la servitude de la corruption, jusqu'à,ce qu'elle ait part avec lui, par la rédemption du Sauveur qui doit venir, à la liberté des enfants de Dieu. (Rom., VIII, 21-22).
     C'est qu'en effet, à la différence des autres êtres, qui, tous, sont assujettis à la seule loi de nature, l'Homme a bénéficié, au moment même de sa création, d'une vocation surnaturelle : il est destiné à la vie même de Dieu, à une participation de la nature divine dans la béatitude ineffable et incréée. Tous ses sentiments, toutes ses pensées, tous ses actes, parce qu'ils sont marqués du signe de cette prédestination, possèdent une valeur d'éternité ; et rien de ce qui se passe en lui n'est indifférent à l'accomplissement de sa fin dernière.

     Mais, pour que chaque attitude intellectuelle ou morale de l'Homme reçoive ainsi sa signification essentielle et confère à sa conduite une portée surnaturelle, n'était-il pas nécessaire que l'Homme fût doué d'une liberté qui, lui permettant de se consacrer volontairement au service de la loi divine, lui ouvrît aussi la possibilité de se décider pour l'alternative contraire ? Une vocation sublime est réservée à l'Homme par la grâce de Dieu ; mais l'Homme peut se refuser à la suivre et manquer sa destinée. C'est précisément ce qu'il advint : Adam fut prévaricateur et, parce que le premier Homme portait dans sa substance toute l'humanité qui devait naître de lui au cours des temps, « par la faute d'un seul tous les hommes sont morts ». (Rom. V, 15) ; la Mort étant la rançon du péché.

     Quel que soit le sens précis qu'il faille attribuer à la faute originelle, il n'est pas douteux qu'elle ait consisté dans un acte formel de désobéissance au commandement de Dieu. Et cet acte a suffi, à lui seul, pour jeter le premier Homme hors de la voie surnaturelle où Dieu l'avait placé dès l'origine des temps, et entraîner toute l'humanité après lui dans la réprobation. Mais, en même temps qu'il le frappait des verges de sa justice, Dieu, qui est aussi le Père des miséricordes, faisait luire aux regards « Adam la promesse d'un Rédempteur et, avant de chasser du. Paradis le couple réprouvé, il le revêtit de tuniques de peau.

     D'où venaient ces vêtements, sinon d'animaux morts ? demande le P. Marie Bonaventure. Et comment étaient-ils morts, puisque la terrible visiteuse n'avait pas encore pénétré dans le Paradis ? C'est. ici que commence le mystère. Adam, ayant appris que le Christ lui était substitué dans l'expiation du péché, se substitua à lui-même, peut-être sur l'ordre de Dieu, une ébauche figurative du sacrifice futur, un agneau, dit Origène, qu'il immola à Dieu et dont la toison servit à couvrir ses membres, figurant de cette manière le Christ, notre victime, notre rançon, qui, après avoir pris « la ressemblance de la chair du péché », s'est offert pour nous revêtir de lui-même, de ses mérites et de sa justice. C'est ainsi que le Rédempteur a été représenté comme l'agneau immolé dès l'origine du monde (Apoc., XIII, 8) ». (1).

     « Adam, dit Saint Paul, est la figure de celui qui devait venir ». (Rom., V, 14).

II

     « Si par la faute d'un seul tous les hommes sont morts, enseigne l'Apôtre des gentils, à plus forte raison la grâce de Dieu et le don se font par la grâce d'un seul homme, Jésus-Christ... Si par la faute d'un seul la mort a régné par ce seul homme, à plus forte raison ceux qui reçoivent l'abondance de la grâce et du don de la justice régneront-ils dans la vie par le seul Jésus-Christ ». (Rom, V, 15 et suiv.) « Puisque la mort est venue par un homme, dit-il encore, c'est aussi par un homme qu'est venue la résurrection des morts. Et, comme tous meurent en Adam, de même aussi tous revivront dans le Christ. » (l Cor., XV, 21-22).

     C'est en effet le Christ qui va prendre désormais, à la tète de l'humanité dévoyée, troupeau qui a perdu son pasteur, la place d'Adam infidèle à sa vocation, et « Celui qui n'a pas connu le péché, Dieu le fera péché pour nous, afin que nous devenions en lui justice de Dieu ». (II Cor., V, 21). Dans la désobéissance, par un acte qui s'opposait à la volonté de Dieu, a résidé la faute du premier Homme ; par l'obéissance, une obéissance qui ira jusqu'à la mort sur la croix, le nouvel Adam rétablira la volonté de l'Homme dans la soumission à la loi divine. A l'orgueil d'Adam s'opposera l'humilité du Christ, à la réprobation d'Adam la justice du Christ, à la mort du péché la résurrection de la vie ; mais aussi à la concupiscence de la chair, l'agonie du Rédempteur en sa sainte Humanité. Pour que nous soyons affranchis de la servitude du péché, il fallait qu'un innocent portât sur ses épaules le fardeau de notre culpabilité ; car, seule, la souffrance de Celui qui n'a pas commis la faute a une valeur de réparation. » En envoyant pour le péché son propre Fils dans une chair semblable à celle du péché, Dieu a condamné le péché dans la chair, afin que la justice de la Loi fût accomplie en nous, qui marchons, non selon la chair, mais selon l'esprit. » (Rom, VIII, 3-4).

     Parce qu'il est le nouvel Adam, le Christ est le médiateur de la nouvelle alliance. » (Héb., IX, 15). Le voilà bien, le Fils de l'Homme, Celui qui est venu pour effacer les péchés du inonde, afin de briser la chaîne magique qui, depuis le drame de l'Éden, accrochait l'humanité tout entière à la faute de son premier Père, et dont ni les sacrifices sanglants des autels ni les supplications des foules prosternées dans la poussière n'avaient réussi à la délivrer. Mais c'est aussi qu'Il était sans péché et que seul il pouvait offrir à son Père du Ciel un sacrifice qui fût agréé. C'est aussi qu'Il n'était pas seulement un homme, mais un Dieu fait homme et que, de la sorte, l'offrande de son sacrifice prenait une valeur infinie. Parce qu'il est de notre sang et de notre race, tous ses actes ont un sens humain et une application humaine à laquelle il nous est possible de participer ; mais, parce qu'il est le Verbe incarné, il donne à ces actes une portée surnaturelle à laquelle aucun de nous ne pouvait atteindre. Dans sa sainte humanité, il s'est agrégé toute notre humanité afin de l'unir à sa Personne divine. » Le premier Homme, tiré de la terre, est terrestre ; le second, venu du Ciel, est céleste... et, de même que nous avons porté l'image du terrestre, portons aussi l'image du céleste. » (l. Cor., XV, 47-49).

     Le Christ s'est conformé à notre image, afin que à notre tour nous nous conformions à son image, et dans cette conformité réside toute l'oeuvre de notre sanctification.

III


     Sait-on bien à quoi l'on s'engage lorsqu'on parle de suivre le Christ et d'imiter sa vie ? Le disciple n'est pas au-dessus du Maître : celui qui veut imiter le Christ doit porter sa croix. Et jamais croix ne fut plus pesante que la sienne. Sans doute, il marche devant nous pour nous frayer le chemin et nous n'avons qu'à mettre nos pas dans ses pas pour garder le sentier ; mais le sentier est marqué de son sang. Accompagnons-le pendant quelques instants du jardin des Oliviers au sommet du Golgotha : c'est là surtout qu'il accomplit sa mission de chef de l'humanité.

     « Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de moi ! ». Le Christ est prosterné à deux genoux sur la terre et il prie, non comme le Fils de Dieu, ni même comme un juste, mais comme un pécheur, comme le pécheur par excellence ; car il a pris à son compte, comme s'il était l'unique coupable, tous les péchés de l'humanité. Et à ce moment, où tous dorment dans la nuit obscure, il veille et dans son âme, triste à en mourir, déferle le torrent boueux et fétide de tous les crimes, de toutes les forfaitures, de toutes les abominations, de tous les sacrilèges qui ont été commis, depuis l'origine du monde ; plus que cela, le Christ, qui possède la vision de l'avenir, aperçoit la suite indéfinie des reniements et des apostasies qui détacheront de son amour ses amis les plus chers, comme si son sacrifice devait être vain et sans fruit pour un grand nombre des siens.

     Et dans l'angoisse qui étreint son coeur douloureux un dégoût monte et l'envahit tout entier ; le calice qu'il doit boire est si amer qu'une défaillance le saisit. Dieu est tout puissant : le salut des hommes ne peut-il être assuré sans que lui, l'innocent, doive payer pour les autres, sans que lui, qui n'a pas connu le péché, doive subir dans son âme le contact impur du péché et expier cette souillure par une mort ignominieuse ? Une option s'offre à lui, à laquelle est suspendu le sort de toute l'humanité , il peut encore choisir, avant que ses ennemis se soient saisis de lui pour le conduire au supplice. Mais il connaît la volonté de son Père; et pourquoi est-il venu parmi les hommes si ce n'est pour accomplir la volonté de son Père ? La justice de Dieu veut être satisfaite ; et lui seul a ce pouvoir de la satisfaire : qu'il meure donc et que tous les hommes soient sauvés ! « Mon Père, si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que votre volonté soit faite ! »

     La justice de Dieu va donc suivre son cours et celui qui porte désormais sur ses épaules toutes les fautes de l'humanité coupable va réparer par les souffrances de son corps et de son âme les injures commises envers la Majesté divine. S'offrant à la flagellation, il sentira dans sa chair vierge la morsure des fouets, afin que dans son sang répandu tous ceux qui auront livré leur corps aux honteuses passions de la concupiscence soient lavés et purifiés. Sur son front la couronne d'épines enfermera son cerveau dans un cercle douloureux, afin que soient éclairés et pardonnés tous ceux qui, orgueilleux de leur pensée, nient au nom de la raison humaine les réalités surnaturelles et divines. Il gravira le Calvaire, accablé sous le poids de nos détresses et de nos misères, afin que soit acquittée la dette de ceux qui, satisfaits d'eux-mêmes dans l'égoïste jouissance de leurs biens, demeurent indifférents aux infortunes qui les entourent. Il acceptera, avant d'être cloué au bois, d'être dépouillé de ses vêtements, parce que tant de riches s'habillent avec luxe, alors que tant de pauvres n'ont pas aux froides nuits d'hiver un haillon pour abriter leurs membres glacés. Il laissera clouer à la croix ses mains et ses pieds pour le péché de ceux dont les mains sont chargées d'iniquités et dont les pieds ne demeurent point dans la voie droite. Enfin il permettra au soldat romain d'ouvrir son coeur d'un coup de lance, parce que trop d'hommes ici-bas ont le coeur fermé à toute compassion et à toute charité.

     Ainsi il a payé pour tous, afin que tous soient sauvés par sa médiation. Il s'est substitué dans la réparation à chacun de nous, afin que chacun de nous, par la participation à ses mérites infinis, fût délivré de la mort du péché et pût renaître à la vie éternelle. Par la faute d'Adam l'homme avait perdu le sens de sa destinée ; par la mort sur la croix du nouvel Adam, l'homme est réintégré dans sa vocation surnaturelle. L'oeuvre de notre rédemption est accomplie.

IV

      Est-ce à dire qu'elle soit achevée ? « ce qui manque aux souffrances du Christ, répond Saint Paul, je l'achève en ma chair pour son corps, qui est l'Église. » (Coloss.,1, 24). L'Église, en effet, c'est-à-dire la communauté des fidèles qui appartiennent au Christ, constitue un corps, qui est le corps du Christ : « nous qui sommes plusieurs, dit encore Saint Paul, nous ne sommes qu'un seul corps en Christ, et, chacun en particulier, nous sommes membres les uns des autres. » (Rom., XII, 5). « Comme le corps est un et à plusieurs membres et comme tous les membres du corps malgré leur nombre ne forment qu'un seul corps, ainsi en est-il du Christ...

     Vous êtes le corps du Christ et membres les uns des autres. » (l. Cor., XII, 12, 27). Jésus lui-même n'avait-il pas dit : « je suis la vigne, vous êtes les sarments » ? (Jean XV, 5).

     Il y a donc entre les chrétiens et le Christ la même relation intime et pour ainsi dire biologique qu'il y a entre les membres et le corps d'un être vivant. Nous sommes dans le Christ comme un organe dans l'unité morphologique à laquelle il appartient et c'est à la lettre qu'il faut dire avec Saint Paul que nous ne vivons plus, mais le Christ en nous (Galat. II, 20). En prenant notre forme, il s'est agrégé toute notre substance : il est la sève qui, répandant la nourriture et la vie à travers tous les sarments, donne à la vigne son unité et sa perfection, de sorte que tout sarment qui se détache de la vigne ne peut plus porter de fruit et se dessèche. « Comme le sarment ne peut de lui-même porter du fruit, s'il ne demeure uni à la vigne, ainsi vous ne le pouvez non plus, si vous ne demeurez en moi » (Jean, XV, 4). Notre incorporation au Christ n'est pas une figure ou un symbole ; elle est une réalité vivante et organique, hors de laquelle il n'y a pas de salut pour nous.

     Mais, si l'Église est le corps du Christ par la communion de tous les fidèles à la même vie, à la même sève spirituelle, la tête de ce corps est le Christ lui-même, comme chef de l'humanité en marche vers sa fin dernière. « Dieu, dit Saint Paul a tout mis sous ses pieds et il l'a donné pour chef suprême à toute l'Église, qui est son corps ». (Ephès.,I, 22-23). « Il est la tête du corps de l'Église, lui qui est prémice, premier-né d'entre les morts, afin d'être le premier en tout ; car il a plu à Dieu que toute plénitude habitât en lui. » (Coloss.,I, 18-19).

     Ni la mort du Christ sur la Croix, ni sa résurrection au matin de Pâques, ni même l'envoi de son Esprit aux Apôtres lors de la Pentecôte n'ont, en effet, mis un terme à son activité rédemptrice. Sans doute le sacrifice qu'il a offert pour nos péchés sur l'autel du Calvaire a une valeur absolue et définitive et le Christ, ressuscité d'entre les morts, ne peut plus mourir. Mais, parce que maintenant. il est toujours vivant, il ne cesse plus « d'intercéder en notre faveur ». (Héb., VII, 25). Cette nature humaine à laquelle il s'est uni dans la chair, il ne s'en est pas dépouillé pour remonter vers son Père et c'est, dévêtu des marques sanglantes de sa crucifixion, qu'il est assis pour l'éternité à la droite du Dieu tout puissant. Il a glorifié en lui notre humanité et il veut qu'avec l'aide de sa grâce, cette humanité, en chacun de nous, soit aussi pareillement glorifiée. Si aujourd'hui, à nous qui ne l'avons pas connu selon la chair, il demeure invisible, il n'en est pas moins toujours présent parmi les siens : c'est lui qui marche à notre tête pour nous conduire vers son Père qui est notre Père, vers son Dieu qui est notre Dieu.

     Et toute l'humanité, pressée en foules innombrables derrière son chef, le Roi de gloire, s'avance à sa suite en un cortège dont aucune puissance en ce monde ne peut désormais briser l'élan ou détourner le flot ; car celui qui a dit : « je suis la résurrection et la vie » est « plus grand que celui qui est dans le monde » (I. Jean, IV, 4). Quelques-uns sans doute se laisseront encore séduire par les attraits des jouissances terrestres et s'écarteront de la bonne voie ; d'autres, fatigués par la longueur du chemin, heurteront les cailloux de la route et s'affaisseront dans la poussière. Mais le bon Pasteur ne veut perdre aucune des brebis qui lui ont été confiées et, celles, mêmes qui se sont égarées, il saura bien les ramener un jour au bercail, afin que tous ceux qui croient en Lui soient un, comme le Père et Lui sont un, dans la béatitude ineffable et incréée.

Gabriel HUAN.
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(1) L'Eucharistie et le mystère du Christ. Paris, 1898.