LE CHRIST, NOTRE DIEU

« Ego et Pater unum sumus. »
(Jean, X, 30).


 


     Dans de précédentes études nous avons considéré en Jésus le Fils de l'Homme ; nous voudrions aujourd'hui rechercher par quels traits il se manifeste comme le Fils de Dieu. Ni ses prophéties, quoiqu'elles fussent d'une importance exceptionnelle pour l'avenir de l'humanité, ni ses miracles, puisqu'ils n'ont pas suffi à convertir la foule de ses contemporains, ne nous paraissent propres à établir sans équivoque sa filiation divine. Des prophètes se sont levés avant lui en Israël ; mais il était plus qu'un prophète. Des.thaumaturges ont accompli avant lui des oeuvres extraordinaires parmi le peuple juif,mais il était plus qu'un, thaumaturge.
 

     Sans doute, ses oeuvres demeurent un vivant témoignage du caractère particulier de sa mission et elles peuvent conduire sur la voie qui mène à la révélation de sa nature profonde et de sa personnalité véritable ; mais, si chacun de ses actes a pour ainsi dire quelque chose de spécifique qui n'appartient à lui, il fallait plus que de la clairvoyance humaine pour reconnaître dans le fils de Marie le Verbe incarné. A la question qu'il pose à ses Apôtres : « que dites-vous que je suis ? ». Pierre, prenant la parole, répond : « Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant. » Et Jésus de répliquer : « Tu es heureux, Simon, fils de Jonas, car ce n'est pas la chair et le sang qui te l'ont, révélé, mais c'est mon Père qui est , dans les Cieux. » (Matth., XVI, 15-17).
 

     De même qu'après sa résurrection il ne se manifestera en son corps glorieux qu'à ceux qui ont cru en lui et qui l'ont aimé, alors qu'il mangeait et buvait avec eux ; de même, la transcendance de sa personne sacrée n'est visible à travers son humanité qu'aux regards de ceux que Dieu lui a donnés, parce que ceux-là seuls sont de Dieu et entendent la parole de Dieu. La foi en la divinité du Christ est ainsi un don surnaturel ; essayons d'en expliquer le contenu à la lumière des Évangiles.
 


I

     Moins de trente ans après la mort de Jésus, Saint Paul écrivait de celui que les juifs avaient crucifié . « Rendons grâces à Dieu le Père qui a daigné nous faire participer à l'héritage des Saints dans la lumière, en nous délivrant de la puissance des ténèbres, pour nous transporter dans le royaume du Fils de son amour, en qui nous avons la rédemption par son sang, la rémission des péchés. Ce Fils est l'image du Dieu invisible, le premier-né de toute créature, car c'est en lui que toutes choses ont été créées, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre, les choses visibles et les choses invisibles, Trônes, Dominations, Principautés, Puissances : tout a été fait par lui et pour lui. Et lui-même est avant toutes choses, et toutes choses subsistent en lui. Il est la tête du corps de l'Église, lui qui est prémices, premier-né d'entre les morts, afin d'être le premier en tout. Car il a plu à Dieu que toute plénitude habitât en lui et de réconcilier par lui toutes choses avec lui-même, soit celles qui sont sur la terre, soit celles qui sont dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix. »(Coloss.,I, 12-20).
 

     Même langage dans l'Épître aux Hébreux : « Après avoir, à plusieurs reprises et en diverses manières, parlé autrefois à nos pères par les prophètes, Dieu, dans ces derniers temps, nous a parlé par le Fils, qu'il a établi héritier de toutes choses, et par lequel il a aussi créé fe monde. Ce Fils, qui est le reflet de sa gloire, l'empreinte de sa substance, et qui soutient toutes choses par la parole de sa puissance, après avoir fait la purification des péchés, s'est assis à la droite de la Majesté divine dans les cieux, devenu d'autant supérieur aux anges qu'il a hérité d'un nom plus excellent que le leur. » (I. 1-4).
 

     Mais, déjà, de faux docteurs s'étaient introduits dans l'Église pour pervertir l'enseignement des Apôtres et Saint Paul dut mettre en garde les premiers chrétiens contre ces émissaires de la Doctrine secrète : « Prenez garde, dit-il aux Colossiens, que personne ne vous séduise par la philosophie et une vaine tromperie, selon la tradition des hommes, selon les rudiments du monde, et non selon le Christ . Car en lui habite corporellement toute la plénitude de la divinité. » (Coloss. II, 8-9). L'allusion n'est-elle pas claire à ces gnostiques du premier siècle qui présentaient le Christ comme un Être solaire, un éon descendu des sphères célestes pour occuper, au moment de son baptême par Jean, le corps de l'initié Jésus et dévoiler à quelques privilégiés, sous cette chair d'emprunt, le secret des Mystères ? (1). Comme si la rédemption de l'humanité pouvait être accomplie par un Dieu qui ne fût pas en même temps et véritablement un homme, à la fois par son corps et par son âme ?
 

     A l'enseignement de Saint Paul, fait écho celui de Saint Jean, dont l'Évangile s'ouvre par des formules qui contiennent en un raccourci admirable toute la théologie du Logos : « au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Il était au commencement en Dieu. Toutes choses ont été faites par lui et rien n'a été fait sans lui. Tout ce qui a été fait était vie en lui et la Vie était la lumière des hommes... Et le Verbe a été fait chair ; et il a habité par nous, plein de grâce et de vérité, et nous avons contemplé sa gloire, comme celle du Fils unique du Père. » (I, 1-15)
     Et les avertissements que Saint Paul adressait aux fidèles de Colosses, ne les retrouvons-nous pas chez Saint Jean, quand il écrit aux chrétiens d'Éphèse : « Bien-aimés, ne croyez pas à tout esprit ; mais éprouvez les esprits pour savoir s'ils sont de Dieu, car plusieurs faux-prophètes sont venus dans le monde. Vous reconnaîtrez à ceci l'esprit de Dieu tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu en la chair est de Dieu, et tout esprit qui divise Jésus n'est pas de Dieu : c'est l'antéchrist, dont on vous a annoncé la venue et qui maintenant est déjà dans le monde. » (1° Épître, IV, 1-3).
 

     Ainsi ne point diviser Jésus, confesser en lui l'Homme-Dieu, à la fois vraiment homme, avec une âme et un corps humains, et vraiment Dieu, dans le sens plein et absolu du mot telle est, dès la première génération chrétienne, la foi de la grande Église.

     Pouvait-il en être autrement en présence des déclarations si claires, si explicites de Jésus lui-même, telles que les Évangélistes, en particulier Saint Jean, les ont rapportées, sans toujours en saisir la signification profonde ?
 

     Au grand-prêtre qui l'interroge devant tout le Sanhédrin assemblé : « Je t'adjure par le Dieu vivant de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu ? » Jésus répond : « Tu l'as dit de plus je vous le dis, dès ce jour vous verrez le Fils de l'homme siéger à la droite de la puissance de Dieu et venir sur les nuées du Ciel. » Les juifs ne s'y trompent pas : Jésus se fait l'égal de Dieu, il a blasphémé, il mérite la mort (Matth., XXVI, 63-64).

     Saint Marc retrace la scène presque dans les mêmes termes, ce qui en dénote l'authenticité : « Le grand-prêtre l'interrogea de nouveau et lui dit. « es-tu le Christ, le Fils du Béni ? » Jésus lui dit « je le suis et vous verrez le Fils de l'homme siéger à la droite du Tout-Puissant et venir sur les nuées du Ciel. » (XIV, 61-62).

     Même témoignage chez Saint Luc : « Ils dirent « Si tu es le Christ, dis-le nous ». Il leur répondit « Si je vous le dis, vous ne le croirez pas ; et, si je vous interroge, vous ne me répondrez pas. Désormais le Fils de l'homme sera à la droite de la puissance de Dieu. » Alors ils dirent tous : « tu es donc le Fils de Dieu ? » Il leur répondit : « vous le dites, je le suis. » (XXII, 66-70).

     Comment, dès lors, s'étonner de cette parole de Jésus aux Pharisiens qui le pressent dans le temple après la fête des Tabernacles : « je suis le Principe, moi qui vous parle »(Jean, VIII, 25) et de cette autre : « en vérité, en vérité, je vous le dis avant qu'Abraham fût, je suis. » (Jean, VIII. 58).

      Ce qui est remarquable ici, c'est l'accent de conviction intérieure, de certitude immédiate, avec lequel le Maître de Nazareth affirme sa divinité. Aux juifs qui contestent la validité de son témoignage il réplique : « quoique je rende témoignage de moi-même mon témoignage est digne de foi, parce que je sais d'où je suis venu et où je vais. » (Jean, VIII, 14).
     Et le sentiment qu'il a de la nature divine demeurant en lui, immanente à sa nature humaine, est si profond, l'appréhension en est si directe que par le même acte d'intuition, qui lui révèle la transcendance de sa personne, il saisit le lien substantiel qui l'unit à son père céleste. Aux juifs qui refusent de croire en lui et lui demandent où est son Père, il répond : « Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père,». (Jean, VIII, 19).
 

     C'est qu'en effet le Père et lui sont un, de cette unité ontologique qui est au fondement de sa filiation divine et lui permet de déclarer avec assurance : « Le Père est en moi et je suis dans le Père » (Jean, X, 38). À Philippe qui l'interroge après la Cène : « Seigneur, montrez-nous le Père et cela nous suffit », il reproche son incompréhension : « Il y a longtemps que je suis avec vous et vous ne m'avez pas connu ? Philippe, celui qui me voit a vu aussi le Père. Comment peux-tu dire : Montrez-nous le Père ? Ne croyez-vous pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même : le Père qui demeure en moi fait lui-même les oeuvres que je fais. Ne croyez-vous pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Croyez-le du moins à cause de mes oeuvres. » (Jean, XIV, 8-12).
 

     Parce qu'il est le Fils, on doit croire en lui comme on croit dans le Père : « c'est la volonté de mon Père, qui m'a envoyé, que quiconque voit le Fils et croit en lui ait la vie éternelle » (Jean, VI, 40). Et on doit lui rendre le même culte qu'au Père, car « Celui qui n'honore pas le Fils n'honore pas le Père qui l'a envoyé » (Jean, V, 13). Les juifs qui rejettent sa parole sont « d'en bas », mais lui, il est « d'en haut » ; ils sont « de ce monde », lui n'est pas « de ce monde » (Jean, VIII, 23). Il est « descendu du ciel pour faire, non sa volonté, mais la volonté de celui qui l'a envoyé » (Jean, VI, 38). Et, parce que « le Père qui a en soi la vie, a aussi donné au Fils d'avoir la vie en soi » (Jean, V, 26), ilest « le pain vivant descendu du ciel, afin que celui qui en mange ne meure point. » (Jean, VI, 50). si quelqu'un mange de ce pain, déclare-t-il aux juifs scandalisés et incrédules, il vivra éternellement ; et le pain que je donnerai, c'est ma chair pour la vie du monde. » (Jean, VI, 52).
 

     « Sorti du Père », (Jean, XVI, 28), il est donc venu dans le monde afin que par lui le monde soit sauvé. Combien de fois n'a-t-il pas affirmé le caractère divin de sa mission rédemptrice ? « je ne suis pas venu de moi-même, mais c'est Dieu qui m'a envoyé. » (Jean, VIII, 42). « je suis descendu du ciel, dit-il encore, pour faire non ma volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé ; or, la volonté de mon Père qui m'a envoyé est que je ne perde aucun de ceux qu'Il m'a donnés. » (Jean, VI, 38-39).

     Et ailleurs, lorsqu'il est parvenu au terme de son ministère public « je n'ai pas parlé de moi-même ; mais le Père qui m'a envoyé m'a prescrit lui-même ce que je dois dire et ce que je dois enseigner. Et je sais que son commandement est la vie éternelle. Les choses donc que je dis, je les dis comme mon Père me les a enseignées ». (Jean, XII, 4-50). Celui qui croit en lui croît donc en celui qui l'a envoyé ; et celui qui le voit, voit celui qui l'a envoyé (Jean, XI 1, 44-45).

     Et, parce qu'il est le Fils que le Père a envoyé dans le monde, afin qu'aucun de ceux qui croient en lui ne périsse dans son péché, c'est lui qui est « la voie, la vérité, la vie » (Jean, XIV, 6) ; « la lumière du monde, de sorte que celui qui le suit ne marchera pas dans les ténèbres, mais possédera la lumière de la vie » (Jean, VIII, 12) ; la fontaine salutaire qui jaillit en source de vie éternelle, où quiconque a soif peut se désaltérer et n'aura plus jamais soif (Jean, IV, 13-14) ; le bon Pasteur qui est venu « pour que ses brebis aient la vie et qu'elles soient dans l'abondance » (Jean, X, 10) ; la « vraie vigne » dont les sarments portent beaucoup de fruits (Jean, XV, 5) ; « la résurrection et la vie » (Jean XI, 25) et « celui qui garde sa parole ne verra jamais la mort » (Jean, IX, 51).
 

     N'est-il pas dès lors évident que nul ne peut aller au Père que par lui (Jean, XIV, 6). ? « je suis la porte dit-il ; si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé » (Jean, X, 9). Tout ce qu'a le Père, en effet, est à lui (Jean, XVI, 15) et il suffit de croire en lui, de garder sa parole et ses commandements pour posséder la vie éternelle ; car « Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que tout homme qui croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle. » (Jean,III, 16).

     Et, parce que le Père et lui ne font qu'un (Jean, X, 30),pour être aimé du Père, il faut aimer le Fils : « si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole et mon Père l'aimera et nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure » (Jean, XIV, 23). « Le Père lui-même vous aime, dit-il à ses Apôtres avant de se séparer d'eux pour gravir le Calvaire de sa passion, parce que vous m'avez aimé et que vous avez cru que je suis sorti de Dieu » (Jean, XVI,. 27). Et quiconque aime ainsi le Père dans le Fils et le Fils dans le Père est consommé avec eux dans l'unité, lui en eux et eux en lui, car le Père l'aime comme il a aimé le Fils dès avant la création du monde. Et c'est cela la vie éternelle.

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 Thomas, l'un des douze, celui qu'on appelle Didyme, n'était pas avec eux, lorsque Jésus vint. Les autres disciples lui dirent donc : « nous avons vu le Seigneur. » Mais il leur dit : « si je ne vois dans ses mains la marque des clous, et si je ne mets mon doigt à la place des clous et ma main dans son côté, je ne croirai point. » Huit jours après, les disciples étant encore dans le même lieu et Thomas avec eux, Jésus vint, les portes étant fermées, et, se présentant au milieu d'eux, il leur dit « la paix soit avec vous ». Puis il dit à Thomas « mets ici ton doigt et regarde mes mains ; approche aussi ta main et mets-la dans mon côté ; et ne sois pas incrédule, mais fidèle. » Et Thomas lui répondit : « mon Seigneur et mon Dieu ». Jésus lui dit : « parce que tu m'as vu, Thomas, tu as cru ; heureux ceux qui auront cru sans avoir vu. » (Jean XX, 24-29).
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(1) Cf. la doctrine de Cérinthe, d'après IRÉNÉE, Ad. versu, harese. 1, 26, T.