NOTRE FRÈRE, JÉSUS
« Venez à moi, vous tous qui êtes 
fatigués et ployez sous le fardeau ;
et je vous soulagerai. »
(Matth., XI, 28).


     C'est dans un cri de souffrance que pour la première fois l'être humain ouvre les yeux à la lumière de ce monde ; c'est aussi dans un cri de souffrance que pour la dernière fois il les ferme à cette lumière. La souffrance qui précède la mort fait écho à la souffrance qui suit la naissance ; et entre ces deux « agonies » se déroule toute la série des conflits et des luttes, des douleurs et des deuils qui marquent le passage de l'homme à travers cette vallée de larmes, où il n'y a jamais de clarté qui ne soit voilée d'ombre, ni de joie qui ne soit mêlée d'amertume.

     Qu'est-ce que cela signifie ? L'homme ne vient-il en ce monde que pour souffrir ? Et, s'il doit s'en aller comme il est venu, sans autre bagage que la somme de peines, de fatigues et d'angoisses qu'il a amassées à chaque pas de sa route, toute sa souffrance serait-elle vaine et sans objet ? Comme s'il pouvait y avoir dans la Nature quelque chose qui fût sans raison ! Mais, si la souffrance de l'homme, comme tout ce qui survient ici-bas dans le cours du devenir, a son sens propre, quel sens peut-elle avoir, si ce n'est d'une épreuve ou d'un châtiment, ou, pour mieux dire, d'un châtiment qui est une épreuve ? Une faute a donc été commise envers l'Être dès l'origine des temps et un redressement est devenu nécessaire ; dès lors, la douleur est entrée dans le monde, car c'est seulement dans la douleur que le désordre peut être réparé et le bien remis en honneur. Il n'y a que la souffrance qui ait une valeur rédemptrice.
 


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     Et, pourtant, malgré la multiplication et l'étendue de ses souffrances, la misère de l'homme, loin de s'épurer dans le creuset de la douleur, se faisait plus profonde au cours des millénaires. En vain, la créature accumule-t-elle sur tous les points du globe les prières, les offrandes et les sacrifices à la Divinité ! En vain, va-t-on jusqu'à immoler sur les autels son propre frère ou son fils premier-né pour apaiser la colère du Très Haut ! L'Être refuse d'écouter les cris de supplication qui, de toutes parts montent vers Lui ; Il ne prend aucun plaisir à l'odeur des encens qui brûlent ou du sang répandu. L'homme semble voué à la destruction.

     La justice de Dieu va-t-elle l'emporter sur sa Miséricorde ? Non, sans doute ; mais l'homme doit prendre une pleine conscience de la misère que lui vaut sa culpabilité, avant que Dieu ne prononce la Parole de paix qui lui apportera le salut. Et l'homme, de son côté, est tellement endurci par l'habitude du péché que cette Parole même, il serait impuissant à la comprendre, si Elle ne revêtait à son tour la propre chair de l'homme, de manière à devenir semblable à l'un de nous et habiter parmi nous, comme si elle n'était rien de plus qu'un homme entre ses frères.

     C'est ainsi qu'un Sauveur nous est né, homme de notre sang et de notre race, afin que « celui qui sanctifie et ceux qui sont sanctifiés, soient tous issus du même Père », « fait en tout semblable à ses frères, afin qu'il fût, dans les rapports avec Dieu, un Grand Prêtre miséricordieux et fidèle pour faire l'expiation des péchés du peuple, car, ayant été tenté lui-même dans ce qu'il a souffert, il peut secourir ceux qui sont tentés » ; « un Grand Prêtre qui puisse compatir à nos faiblesses, parce qu'il a été tenté comme nous en toutes choses, sans toutefois commettre le péché (1) ; un homme, mais aussi un Dieu, dont ce soient « les délices d'être avec les enfants des hommes » (2) et qui puisse affirmer en toute vérité : « Une mère peut-elle oublier son enfant et n'avoir pas pitié du fruit de son sein ? Et, si elle l'oubliait, moi je ne vous oublierais jamais, car je porte votre nom écrit dans mes mains. » (3).

     Et voici qu'à Bethléem, dans une froide nuit d'hiver toute constellée d'étoiles, l'épouse d'un modeste artisan met au monde un enfant, pitoyable et fragile comme sont tous les enfants des hommes ; et c'est à peine si elle trouve dans son pauvre bagage les linges nécessaires pour envelopper la nudité du nouveau-né qui frissonne. Pour nous, quel spectacle en face de toutes nos exigences de confort et de luxe ! Mais, pour le Christ, avoir une mère humaine ! Comprend-on ce que cela représente pour le Verbe qui, même incarné, ne cesse pas de demeurer dans le sein du Père ? Non plus simplement créer l'homme et lui donner l'être, le mouvement et la vie ; mais, à son tour, devenir un homme et recevoir l'être, le mouvement et la vie ! Étant Dieu, faire l'expérience d'une destinée humaine, avec ses impuissances et ses hontes, ses faiblesses et ses tentations, ses tristesses et ses larmes ! Subir toutes nos épreuves et partager toutes nos misères !

     Parce qu'il a accepté de naître selon les lois qu'il a lui-même imposées à tous les êtres vivants, le Verbe de Dieu, désormais engagé dans les liens du déterminisme universel, va subir dans son corps et dans son âme toutes les réactions de son milieu et de son époque. Si, par sa nature divine, il domine souverainement toutes les nécessités de l'espace et du temps et peut conduire à sa guise vers les fins qui lui plaisent les forces physiques et morales de ce monde, il ne peut, en tant qu'homme, échapper aux contingences qui l'enveloppent de toutes parts et se soustraire à la causalité des phénomènes.
Il le fallait bien pour qu'il fût vraiment un homme comme nous, pour qu'il fût notre frère et, ainsi, opérât notre salut. Mais, parce que, en même temps, il est Dieu, sa vie humaine va prendre à nos yeux une signification exceptionnelle, la valeur d'une leçon et d'un exemple : il sera l'homme parfait, le modèle auquel il nous faudra désormais conformer toutes nos intentions et tous nos actes. Il souffrira, comme nous ne pouvons manquer de souffrir ; mais il vaincra la souffrance et nous montrera comment nous devons l'accepter, de manière à l'ordonner à notre rédemption. Il mourra, comme nous sommes tous appelés à mourir ; mais il vaincra la mort, afin qu'à notre tour nous cessions de la redouter et que nous cherchions par elle, en la sanctifiant, la voie qui, mène à la délivrance. Enfin et surtout, il vaincra le péché, parce que lui n'a pas commis le péché et que seul l'innocent, parce qu'il n'a pas de dette, peut acquitter celle des autres.

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     Ainsi, il sut ce que c'était d'avoir une mère humaine, une femme qui se penche sur le berceau pour couvrir de sa tendresse et de sa sollicitude la petite âme toute neuve, dont les yeux s'éveillent avec curiosité au spectacle de l'univers. Puis il grandit en sagesse et en beauté dans une adolescence toute consacrée au labeur manuel d'un pauvre artisan. Et, lorsque son heure fut venue de se manifester au monde, il se retira tout d'abord dans le désert pour se préparer par la prière et par le jeûne à la mission douloureuse que son Père lui avait confiée et où les contradictions, les luttes, les tentations devaient l'assaillir sans répit pour le faire trébucher à chaque pas de sa route. Suivons-le pendant quelques instants sur cette voie humaine où il va accomplir l'oeuvre pour laquelle il s'est fait chair et a habité parmi nous.

     Il guérit les malades et les infirmes ; il ressuscite les morts ; il appelle les pécheurs à la vie éternelle ; car il a pitié de toutes ces foules qui se pressent autour de lui pour entendre la parole qui console et qui absout, et c'est à qui s'approchera de lui pour toucher seulement la housse de son manteau. Et quel empressement à secourir tous ceux qui l'implorent !
     « Seigneur, lui dit le centurion de Capharnaum, mon serviteur est couché dans ma maison, frappé de paralysie, et il souffre cruellement ». - « J'irai, dit Jésus, et je le guérirai. »
     « Seigneur, s'écrie Jaïre, le chef de la synagogue. Ma fille vient de mourir ; mais venez, imposez votre main sur elle et elle vivra. » Aussitôt Jésus se lève et le suit avec ses disciples.
     Deux aveugles sur la route de Jéricho crient de toutes leurs forces : « Seigneur, fils de David, ayez pitié de nous ! » Jésus s'arrête et leur demande : « Que voulez-vous que je vous fasse ? » - « Seigneur, que nos yeux s'ouvrent. » Et Jésus touche leurs yeux et ils recouvrent la vue.
     La pécheresse aux sept démons, dont la vie déréglée est connue de toute la ville, s'approche en silence du Maître, qui était à table chez le Pharisien ; elle arrose de ses larmes les pieds de celui qu'elle n'ose regarder en face et les essuie avec les cheveux de sa tête, avant de les oindre de parfum. « Vos péchés, lui dit Jésus, vous sont pardonnés ! Allez en paix. »
     Une pauvre veuve de Naïm conduit à sa dernière demeure son fils unique ; mais Jésus vient à passer et, ému de compassion, il lui dit : « ne pleurez pas ». Puis touchant le cercueil, il crie au mort : « jeune homme, je te le commande, lève-toi. » Aussitôt le mort se lève sur son séant et Jésus le rend à sa mère.
     Dans le temple où il enseigne on lui amène une femme qui venait d'être surprise en adultère. « Moïse, s'écrient les juifs, nous a ordonné de lapider de telles femmes. » - « Que celui d'entre vous qui est sans péché, réplique Jésus, lui jette la première pierre. » Et, lorsque tous les assistants se furent éloignés : « Femme, demande Jésus, personne ne t'a condamnée ? » - « Personne, Seigneur. » - « Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, mais ne pèche plus. »
   Lazare est malade à la mort et ses soeurs font appel à Jésus. Après être resté deux jours au lieu où il était, il dit à ses disciples : « Retournons en Judée. » - « Mais, s'étonnent les disciples, tout à l'heure les juifs voulaient vous lapider et vous retournez en judée ? » Jésus est décidé : « Notre ami Lazare dort et je vais l'éveiller. »

     Et, parce qu'il passait ainsi sur la terre en faisant le bien, le peuple lui accorda une heure de triomphe avant de le crucifier.
 


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     Il n'y a rien de plus poignant dans toute l'histoire humaine que les trois heures d'agonie du Christ au jardin des Oliviers, si ce n'est ses trois heures d'agonie sur la Croix.
     Il était né d'une femme ; il avait passé sa jeunesse en ouvrier laborieux puis sa vie vagabonde de prédicateur lui avait fait rencontrer sur sa route toutes les détresses, toutes les misères, toutes les hontes qui accablent l'humanité, dévoyée par le péché. Il avait souffert de la souffrance des autres, jusqu'à pleurer des larmes de compassion ; il avait eu pitié des foules qui errent à l'aventure comme des brebis sans pasteur et il leur avait distribué le pain qui nourrit et la bonne parole qui donné la paix.           Maintenant il pouvait mourir ; mais auparavant il lui fallait encore subir une dernière épreuve, celle de l'homme qui, parvenu à son heure suprême, va connaître les affres de l'agonie.

     Ah ! Certes, le Christ n'est pas un Dieu qui ignore ce que c'est que la souffrance humaine ; mais il n'est pas non plus un Dieu qui ignore ce que c'est que la mort pour un homme ! Peut-être y a-t-il des morts qui sont paisibles et sereines ; la sienne, par l'agonie qui la précéda, comme par les horribles supplices dont elle fut entourée, surpasse en profondeur et en intensité tous les martyres de tous les temps ; et vraiment il fallait aussi être un Dieu pour en boire, sans défaillir, toute l'amertume. Devant un tel spectacle de douleur et d'angoisse, il n'y a pour le chrétien qu'une attitude qui soit digne de son Rédempteur : le silence dans l'adoration...

     Mais la mort ne pouvait garder dans ses liens Celui qui avait ressuscité Lazare. Un matin de Pâques, le Crucifié s'est levé de son tombeau, tout resplendissant de gloire, et il apparut aux saintes femmes et aux apôtres. Tout est consommé son oeuvre est accomplie.

     Va-t-il maintenant remonter vers son Ciel et nous laisser orphelin ? Oui, il va remonter vers son Ciel, mais il ne nous laissera pas orphelins. Avant de quitter les siens, il leur a donné son corps en nourriture et son sang en breuvage, de sorte qu'il continue, après son Ascension, à demeurer parmi nous d'une présence qui n'est pas seulement spirituelle, mais vraiment effective et identique en substance à celle qui le manifesta à ses contemporains. Dès lors, où pourrions-nous aujourd'hui le trouver, si ce n'est dans l'hostie consacrée où, par l'effet de son expresse volonté, sont contenus son corps et son sang et, par conséquent, en vertu de l'union hypostatique, sa divinité elle-même ? Celui qui fut Jésus sur la terre est encore ici tout entier, invisible sans doute, mais réellement présent ; et il restera au milieu, de ses frères jusqu'à la consommation des siècles.

GABRIEL HUAN.

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(1) Ep. Hébr. II, 11 ; 17-18 ; IV, 15.
(2) Proverbes, VIII, 31.
(3) Isaïe, XLIX, 1516.