L'ONTOLOGIE DU VEDANTA

 

Tat twam asi.

     M. Louis-Marcel GAUTHIER vient de traduire sous ce titre (1) un excellent petit livre de P. Dandoy, qui nous apporte sur le « conflit des métaphysiques » une contribution d'autant plus précieuse et remarquable qu'elle émane d'un savant sanskritiste, dont l'évidente sympathie à l'égard de la pensée hindoue ne permet pas de supposer quelque parti pris secret d'hostilité, et qu'elle confirme en tous points l'opinion que nous avons déjà présentée dans une précédente étude sur le sens et la valeur de la métaphysique orientale. Nous bornerons ici nos observations aux deux problèmes essentiels de toute métaphysique : la nature de Dieu, et l'origine du monde.

I

     Sans doute, la sagesse hindoue a bien vu que Dieu (Brahma) est l'Absolu, l'Être en soi et par soi, « la base ultime de toutes choses », donc « la raison suffisante d'elle-même et du transitoire. » Mais, tout de suite, la pensée dévie vers un immanentisme qui révèle le panthéisme foncier de toute conception de la Divinité dans les doctrines orientales. Car cette Raison suprême de toutes choses et d'elle-même ne doit pas être conçue seulement comme « la raison suffisante du transitoire », mais aussi « comme immanente au transitoire » ; et, en tant qu'il est immanent au transitoire, Brahma s'appelle Atmâ ou le « Soi » des créatures, ce qu'il y a en chacune d'elles de stable et de permanent, ce qui en nous demeure toujours le même derrière le courant de nos états de conscience, le fondement et le principe de notre personnalité profonde. Ce que Brahma est hors de nous, dans le Cosmos, Atmâ l'est en nous, dans notre Soi ; ce ne sont là que « deux aspects de la même réalité » : « les antiques voyants des Upanishads, dit le P. Dandoy, trouvèrent l'Absolu dans le Cosmos et l'appelèrent Brahma ; ils le trouvèrent en eux-mêmes et l'appelèrent Atmâ. »

     Mais si, selon la formule de Bay Nath, « l'infini dans la Nature et l'infini dans l'homme est le même »,qu'advient-il de la transcendance de l'Absolu ? Saint Paul affirmait qu'en Dieu nous avons l'être, mais non pas que notre être, c'est l'être même de Dieu. L'Absolu ne peut, en tant que tel, subsister « dans la nature », sans se « naturaliser » et ainsi se perdre lui-même. Ne disons pas simplement que ce fut « l'erreur des Advaitistes d'imputer à Atmâ quelques-uns des attributs de la persona humaine, de le compter comme partie intégrante de notre être ». Il ne s'agit pas ici du tout d'une erreur ; c'est au contraire le trait le plus caractéristique de la pensée hindoue qui se manifeste à nous dans cette doctrine de l'Identité. : « Si nous disons, déclare enfin de compte le P. Dandoy, que la substance du monde et ma substance sont la même, nous avons le sens ontologique des formules : « Atmâ est Brahma » et « Tu es cela ». Ainsi l'Absolu n'est pas seulement « en soi » ; il est aussi dans toutes choses qui sont : il est ce qu'il y a d'immuable dans le changement, de permanent dans le devenir, d'identique dans la diversité, d'un dans le multiple. Il est partout où il y a de l'être ; et, par suite, il n'y a pas d'être véritable en dehors de lui. Si le monde a une réalité, ce ne peut être que la réalité même de Dieu ; c'est-à-dire qu'il n'a pas proprement de réalité. Le panthéisme a pour conséquence nécessaire l'acosmisme.

II

     En effet, pour la sagesse hindoue, le monde ne possède qu'une réalité expérimentale ; et encore est-ce trop dire : cette expérience dans laquelle nous croyons saisir une réalité, si bâtarde qu'elle soit, est une fausse expérience, une illusion, une œuvre de magie. Si bien que le monde n'est rien qu'une pure apparence ; et que Dieu est partout, précisément parce que en dehors de lui il n'y a rien et qu'à vrai dire il n'est nulle part qu'en lui-même.

     Puisque Brahma est « tout ce qui est », le monde ne peut être défini ni comme « ce qui est » ni comme « différent de ce qui est », donc ni comme être ni comme non-être. Le monde, en tant que tel n'est pas Brahma, car en Brahma il n'y a nulle diversité ; et il ne peut être produit par Brahma, car aucun rapport de causalité efficiente ne peut intervenir entre la substance et son mode, le mode ne faisant qu'un essentiellement avec sa substance : « ce qui était déjà, énonce une formule de l'Advaita, n'est nullement produit et ce qui n'était pas ne vient pas à l'existence., » L'Être, à proprement parler, ne devient pas : il est éternel ; et le non-être, par cela même qu'il est le non-être, ne peut pas non plus devenir. L'être est, le non-être n'est pas : dans ce point de vue ontologique, il n'y a pas de place pour le monde tel qu'il s'offre à notre expérience.

     Et, Pourtant, le monde est là, sous nos yeux, qui s'impose à notre attention et dont nous essaierions vainement de nier la présence, parce que cette présence parfois nous accable et nous tue. Un métaphysicien ne peut donc pas se dérober au problème que lui pose l'évidence du sens commun : puisque le monde a une certaine réalité, d'où vient cette réalité ? De Brahma ? Mais Brahma, déclare la sagesse hindoue, ne peut pas créer, car cela signifierait tirer quelque chose du néant et du néant rien ne se fait, nous venons de l'établir. Si Brahma ne crée pas, peut-il lui-même devenir le monde ? Ce qui est simple et immuable ne peut se faire multiple et changeant, sans cesser d'être lui-même : nous venons encore de l'établir. Dira-t-on que Brahma peut « se manifester comme autre chose sans changer réellement lui-même » ? Mais alors, le monde, apparente manifestation de l'être, n'est en fait qu'un mirage décevant, une illusion, une duperie.

     C'est pourtant à cette dernière solution que s'est arrêtée la sagesse hindoue qui croit trouver dans la notion de Mâyâ la clef du mystère. Une corde dans l'obscurité apparaît comme un serpent ou comme un bâton tordu, sans que la moindre modification ait lieu dans la corde elle-même. Sans doute ; mais pour que l'illusion soit possible, il faut d'abord qu'il y ait une corde et, en plus de la corde, une conscience en qui se produise l'illusion de la fausse perfection. Si la corde est Brahma, dira-t-on que la conscience aussi, est en Brahma ? Mais alors c'est Brahma qui se dupe lui-même ! Le grand Sankarâchârya ne recule pas devant cet aveu : « la divine Mâyâ parvient à duper son substratum lui-même (Atmâ) par son pouvoir. » Mais le métaphysicien n'est pas dupe à son tour de sa propre explication ; finalement, il déclare qu'elle n'explique rien et il essaie d'une autre solution qu'on appelle la solution Avidyâ : le monde n'est pas l'effet d'un mirage provoqué par la magie divine ; il est le produit d'une ignorance que la connaissance de l'Absolu suffit à éliminer ; mais alors le monde perd toute réalité et nous voici en plein acosmisme.

III

     Le semi-idéalisme de la solution Mâyâ s'accordait mal avec le monisme absolu qu'implique le concept de Brahma dans l'école Advaita ; mais la solution Avidyâ, si elle est mieux adaptée à la logique du système, réussira-t-elle mieux à dissiper le mystère ? Dire à un individu qui vit et agit dans le monde « vos sensations, vos perceptions, vos images, vos souvenirs, tout cela n'existe pas ; il n'y a rien en dehors de votre Soi ; parce que votre Soi seul est identique à Brahma, qui est l'Être suprême et le seul véritable. Mais je vois et comment ce que je vois pourrait-il ne pas être ? Vous ne pouvez pas voir ce qui n'est pas, vous voyez faux, vous rêvez. Éveillez-vous et vous comprendrez ; vous saurez que tout cela, tout ce monde de perceptions et d'images n'était rien en soi ; il suffit que Vous ouvriez les yeux de votre Soi pour que tout s'évanouisse et disparaisse en dehors de lui, et que, seul, Brahma Subsiste en vous comme il est en lui-même, éternellement et nécessairement. » Tenir un pareil langage à des hommes dont toute la vie est engagée dans l'action, qui sentent retentir dans leur âme comme un écho de toutes les choses et de tous les êtres qui les environnent, n'est-ce pas vraiment une gageure ou un défi ? Celui qui rêve, il semble bien que ce ne soit pas l'homme d'action, mais le métaphysicien perdu et comme abîmé dans sa contemplation.

     Si l'on admet, en effet, que dans son fond substantiel le Soi n'est pas différent de Brahma, il faut bien cependant que, pour prendre conscience de cette identité même, le Soi se distingue dans une certaine mesure de Brahma et s'oppose à lui dans une dualité qui, pour n'être pas d'ordre métaphysique, n'en a pas moins sa signification à la fois logique et psychologique. Et, si l'on fait remarquer que cette distinction, parce qu'elle n'a pas de valeur métaphysique, ne se rapporte pas à l'être, mais seulement au paraître et que, par suite, elle rentre dans ce domaine de l'ignorance et du rêve qui est le fondement de toute apparence d'être en dehors de Brahma, outre que dans cette hypothèse la conscience est ravalée au rang d'un épiphénomène qui ne trouve plus sa place dans l'ordre des réalités éternelles, il restera toujours à expliquer comment en face de Brahma peut se poser quelque chose même qui ne soit pas de l'être pur. Certes, le relatif n'est pas en soi l'Absolu ; mais sans le relatif il n'y aurait pas pour nous de notion de l'Absolu et, par suite, de connaissance, à quelque titre que ce soit. L'intuition, au sens propre où l'entend l'école Advaita, est encore une identité donc l'accord de deux réalités qui, dans leur distinction même, ne se découvrent pas substantiellement différentes l'une de l'autre.

     Au fait n'est-ce pas dans une abolition de toute distinction entre le sujet et l'objet, entre le sage et son Dieu que réside pour la métaphysique orientale la suprême connaissance ; la connaissance qui seule dissout l'ignorance et par cela même apporte la délivrance totale et définitive ? Mais cette abolition n'est pas donnée, dès l'abord, comme un fait ; elle est posée au terme de l'ascèse et de la concentration méditative, comme un idéal, qu'il faut poursuivre et que bien peu d'homme réalisent ici-bas. Mais, celui qui l'a réalisé, qu'a-t-il obtenu ? Disons-le sans ambages : l'absorption de son moi dans le Tout divin par l'évanouissement progressif de sa conscience personnelle en un sommeil sans rêve. Mâyâ appartenait encore au domaine du rêve celui qui s'est libéré de la magie divine est au delà du rêve : s'est-il vraiment éveillé ? Non, il s'est endormi plus profondément de ce sommeil léthargique pour lequel il n'est plus de réveil.

     Mais il ne suffit pas de fermer les yeux pour que le monde cesse de subsister. La vie se poursuit autour du sage hindou immobilisé dans ce sommeil qu'il prend pour la délivrance ; et les coeurs de ses compagnons - qui ne dorment pas - continuent à souffrir, en attendant que vienne le vrai libérateur, Celui qui agit, comme agit son Père céleste, et qui donne sa vie pour le salut de l'humanité. Comme s'Il n'était pas déjà venu ! Comme si sa Croix n'était pas encore plantée sur le Golgotha en signe de la rédemption du monde !

Gabriel HUAN.

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(1) Chez Desclée de Brouwer et Cie.