NOTICE BIOGRAPHIQUE De Thomas.R.Kelly |
Une vie " adéquate ", c'est-à-dire complète, pleinement suffisante, pourrait être définie, selon les termes que Spinoza applique à une idée adéquate, comme une vie qui a saisi, par intuition, la nature des choses dans sa totalité, qui en a vu et senti l'unité et qui s'y est adaptée. Une vie " inadéquate ", au contraire, est une vie à laquelle manque cette adaptation à la nature totale des choses ; il en résulte une perspective faussée, quelque chose d'incomplet et de confus. L'histoire de la vie de Thomas Kelly est celle d'une recherche déterminée et passionnée de cette plénitude de vie. Au cours des trois années qui précédèrent sa mort, survenue subitement au mois de janvier 1941, cette recherche l'avait amené à un degré de maîtrise rare. La vie "'adéquate ", il l'a connue et il l'a décrite avec une simplicité et une finesse peu communes dans les pages qui composent ce petit recueil.
Thomas Raymond Kelly naquit, le 4 juin 1893, dans une ferme située près de Chillicothe, Ohio. Ses parents devaient être d'ardents Quakers, car aux premiers temps de leur mariage ils avaient tenu à rouvrir une ancienne salle de réunion, fermée depuis longtemps, et à renouer la tradition du culte quaker qui s'y tenait naguère. Le père de Thomas Kelly mourut alors que l'enfant n'avait que quatre ans et, pour l'élever, lui et sa sur Mary, la mère continua, pendant six ans, à exploiter la ferme ; puis elle alla se fixer à Wilmington (Ohio) afin que ses enfants puissent fréquenter une bonne école et, plus tard, un collège universitaire quaker. Pour subvenir aux besoins de sa petite famille, elle apprit la sténographie et la comptabilité, et s'engagea - à cinq dollars par semaine dans les bureaux de la Irwin Auger Bit Company.
Au collège universitaire de Wilmington, Thomas Kelly travailla pour gagner une partie de son entretien et s'absorba, d'autre part, dans des activités pouvant satisfaire ses aspirations religieuses. Mais surtout, il y fut saisi d'une véritable passion pour les sciences naturelles et pour la chimie. Il estimait que si l'on voulait connaître la vie dans sa totalité, on avait là une science dotée d'une méthode précise, qui accepte courageusement les faits découverts par celle-ci, même lorsque cette acceptation exige l'abandon de conclusions antérieures - une science dont les magnifiques acquisitions, obtenues en appliquant hardiment cette méthode, démontrent, toute la grandeur. Il devint assistant de laboratoire et, pendant sa dernière année à Wilmington (1912-1913), consacra presque tout son temps à des expériences de chimie. Puis, comme le faisaient beaucoup de diplômés des universités quaker de l'Ouest, il entra à Haverford pour y faire une année supplémentaire et suivit, en 1913, les cours de dernière année, continuant d'étudier la chimie comme branche principale. A Haverford, il subit l'ascendant du professeur Rufus Jones, dont les cours firent entrevoir au jeune homme tout l'attrait de la philosophie, et partant d'une recherche de la vérité susceptible de satisfaire à la fois ses aspirations religieuses et sa passion pour la science ; mais ce fut là une vision d'avenir plutôt qu'une réalisation immédiate.
La brûlante soif de vie qui tourmentait ce jeune Quaker ardent et impulsif, se manifesta dès le jour de son arrivée à Haverford. Rufus Jones rappelle en ces termes la visite que lui fit alors Thomas Kelly : " Quand il devint mon étudiant à Haverford, il y a vingt-huit ans, il arriva chez moi très ému des fortes impressions de cette première journée de cours. Il s'assit en face de moi, le visage rayonnant de joie, et me dit à brûle-pourpoint je veux faire de ma vie un véritable miracle ! "
Son amour des sciences l'accompagna à Pickering College, école préparatoire quaker au Canada, où il donna pendant deux ans (1914-1916), un enseignement scientifique. Mais sa soif de vie, d'une vie " adéquate ", le rendait particulièrement sensible à l'attrait de la consécration absolue que l'esprit religieux de cette époque associait à la vocation missionnaire.
Sous l'influence des Amis (1) canadiens qui portaient un vif intérêt à la mission quaker au japon, Thomas Kelly prit la décision de se vouer à l'évangélisation de l'Extrême-Orient. C'est pour s'y préparer qu'il entra, en automne 1916, au Séminaire de Théologie de Hartford.
Toutefois, l'entrée en guerre des Etats-Unis le poussa à offrir ses services à l'uvre des cantines de l'Union chrétienne de jeunes gens ; puis il travailla en Angleterre parmi les prisonniers de guerre allemands, de juin 1917 à février 1918. Les expériences heureuses et émouvantes qu'il fit à ce moment éveillèrent en lui, pour le peuple allemand tout entier, un intérêt profond qui ne devait plus le quitter. En 1919, il obtint le grade de licencié en théologie (Bachelor of Divinity). Un de ses camarades d'éludes rappelle que Thomas Kelly était un véritable boute-en-train, le plus gai de tous les étudiants.
Il y avait à cette époque un pasteur congrégationaliste, nommé Macy, dont la famille était très en vue au Séminaire théologique de Hartford Le père était Iui-même diplômé du séminaire, le fils y faisait ses études, les jeunes filles jouissaient d'une grande popularité auprès des étudiants. Thomas Kelly fit donc la connaissance de Lael Macy. Ayant été appelé par son ancien collège celui de Wilmington - à y professer les sciences bibliques, il épousa Lael Macy en 1919, le lendemain du jour où il avait reçu son diplôme. Bien que la guerre et ses années d'études eussent modifié sa vocation missionnaire, son intérêt pour le japon et l'Extrême-Orient persistait. Il passa deux ans à Wilmington, mais il était inquiet, tourmenté du désir d'aller plus loin. Malgré le sacrifice que cela représentait à ce moment particulier de sa carrière, pour lui et pour sa femme, sa collaboratrice dévouée, il prit la résolution de se préparer à professer la philosophie et il était parfaitement décidé à ce que ce fuit une philosophie assez large et compréhensive pour embrasser à la fois la culture de l'Orient et celle de l'Occident. Retournant au Séminaire de théologie de Hartford, il y étudia pendant trois ans la philosophie avec le professeur A.-L. Gillett. Au mois de Juin 1924, il obtint le grade de docteur en philosophie (Ph. D.) pour une thèse sur la place qu'occupent les jugements de valeur dans la philosophie de Lotze.
Pendant ces années d'après-guerre, les Quakers s'étaient beaucoup occupés du ravitaillement des enfants allemands, établissant, à cet effet, des centres de distribution dans plusieurs villes de leur pays. En 1924, ils liquidèrent leur organisation, remettant le travail à des uvres sociales allemandes. Ils jugèrent utile cependant de maintenir les Centres quaker de Berlin et de Vienne, et de les transformer en " centres internationaux " répandant l'esprit et faisant connaître la manière de vivre des Quakers, foyers où les Amis pourraient entreprendre toutes espèces de services se présentant à eux au cours des années à venir. La transition était délicate. Elle exigeait dit personnel quaker une réelle maturité spirituelle et beaucoup de tact. Thomas et
Lael Kelly furent désignés pour ce travail en 1924.
Ils passèrent quinze mois à Berlin, se consacrant sans réserve aux Quakers allemands et à l'organisation de ce foyer d'un nouveau genre. Wilbur K. Thomas, alors secrétaire exécutif du Comité de service des Amis américains (American Friends Service Committee), paria de cette période de service quaker en Allemagne en ces termes : " Il fallait au Centre un chef d'une grande puissance spirituelle. Thomas Kelly était l'homme tout désigné. On ne saurait trop insister sur les services qu'il rendit, grâce à son profond intérêt pour les problèmes spirituels, à la sympathie qu'il savait témoigner aux âmes angoissées, au don qu'il avait d'interpréter le message religieux avec l'accent quaker, sans oublier ses incontestables capacités administratives.
Au mois de septembre 1925, Thomas et Lael Kelly rentrèrent aux Etats-Unis et se fixèrent à Richmond (Indiana), où Thomas Kelly venait d'être nommé professeur de philosophie au Collège universitaire de Earlham. Il avait trente-deux ans et il se consacra à ce nouvel enseignement avec le sentiment que sa mission était de faire à la philosophie, en insistant sur la rigueur scientifique de pensée et de raisonnement qu'elle comporte, la place qu'elle mérite dans un collège des arts libéraux. Il n'entendait pas adoucir les angles pour plaire aux opinions reçues : ce qui importait c'était de découvrir la vérité et de reconnaître sa souveraineté.
Son ami intime à Earlham, le poète E. Merrill Rott, écrit ce qui suit : "Quand je fis la connaissance de Kelly, il était en pleine révolte contre l'attachement excessif que certaines gens se targuant de piété témoignaient à leur église et à ses institutions. Je le trouvais un peu brusque, un peu emporté, un peu trop sûr peut-être de l'infaillibilité de la logique et de la science... Il avait toujours eu l'ambition surtout au début de sa carrière - d'être attaché à une université où régnerait l'idéal austère et inexorable qui était le sien : la poursuite de la vérité. Il voulait être lui-même, toujours et partout, un témoin vivant de la vérité Chaque fois qu'un individu, ou un groupe, universitaire ou autre, ne se montrait pas à la hauteur de son besoin passionné de vérité, il en souffrait. Ses dernières années à Earlham ne furent Pas Pleinement heureuses ; il eût préféré enseigner dans une université plus importante, où les étudiants eussent été mieux préparés et plus capables ".
Il y avait chez, Thomas Kelly un charme naturel et une bonne grâce qui séduisaient ses collègues autant que ses étudiants. Tous ont gardé le souvenir de sa gaieté et de sa verve : " Son rire était aussi naturel et irrésistible que le vent et le soleil sur la patrie. Je n'ai jamais entendu de rire aussi gai et qui sonnt aussi franc que le sien. Les incongruités de ce bas monde faisaient sa joie, d'autant plus sans doute qu'il vivait dans la contemplation des choses éternelles et connaissait les valeurs supra-humaines. Même ceux des étudiants qui faisaient figure de " publicains et de gens de mauvaise vie " l'aimaient et le respectaient : à tous, il disait avec Walt Whitman : " Tant que le soleil ne vous aura point reniés, moi non plus, je ne vous renierai point ".
Une fillette, Lois, naquit au début de 1928. La famille Kelly se fit alors construire une habitation où elle accueillait joyeusement ses amis les étudiants. Mais, en 1930, le besoin irrésistible d'avancer dans la recherche de la vérité, d'élargir son horizon, d'augmenter ses capacités, amena Kelly à prendre la décision d'étudier la Philosophie à l'Université de Harvard, qui passait alors pour être aux Etats-Unis le centre de la culture la plus raffinée. C'était se résoudre à un grand sacrifice pécuniaire et, une fois encore, sa femme l'y encouragea. Ils renoncèrent à leur nouvelle demeure, empruntèrent de l'argent et allèrent passer une année à Cambridge (Massachusetts). En 1931, Kelly fut invité à remplacer le professeur de philosophie de Wellesly College pendant son année de congé (sabbatical year), ce qui devait être pour lui l'occasion de prolonger d'une année ses études à Harvard. Il accepta avec enthousiasme, car il trouvait à Harvard le stimulant intellectuel qui lui avait manqué jusque-là. Ce temps à wellesley fut des mieux remplis car non seulement il donna les cours habituels et dirigea un séminaire sur le " Réalisme contemporain ", mais il augmenta le budget familial en prêchant tous les dimanches à l'église congrégationaliste de Fall River.
L'événement le plus marquant de cette année supplémentaire à Harvard fut un cours d'explication de textes, dirigé par le professeur A.-N. Whitehead. Ce cours éveilla chez Kelly un grand intérêt pour le philosophe français Emile Meyerson, qui fut plus tard le sujet du seul livre qu'il ait jamais composé. L'année précédente déjà, il avait suivi un cours du professeur Whitehead sur les " Cosmologies anciennes et modernes ". Le tour d'esprit de Whitehead le séduisit et l'intrigua. Au mois de juin 1932, il écrivait au professeur A.-L.Gillett : C'est auprès de Whitehead que je cherche maintenant une analyse plus pénétrante des faits. je le trouve formidable." Au fur et à mesure que le professeur développait ses idées, Thomas Kelly, et quelques autres parmi les auditeurs, avaient l'impression d'assister à la création du monde, de prendre part à ce vaste drame. Il n'y avait pas à s'y tromper, ce grand métaphysicien se sentait - pour emprunter l'expression du juge Holmes - en état d'intimité avec le secret du Cosmos. " La fraîcheur enfantine des tournures inaccoutumées et des mots à l'emporte-pièce que le professeur Whitehead fabriquait lorsqu'il voulait éclairer quelque expérience nouvelle, saisit l'imagination de Kelly et lui donna le courage d'user d'une plus grande liberté dans l'expression de sa propre pensée - trait particulièrement visible dans les essais religieux qui composent notre petit volume. An fond de lui-même il entretenait secrètement le vif espoir que ses deux années d'études à Harvard lui procureraient l'occasion d'enseigner la philosophie dans une des universités de l'Est. Mais le printemps de 1932, marqué par une terrible dépression économique, s'écoula sans lui apporter l'appel souhaité. Le Collège d'Earlham, désireux pourtant de le voir revenir, lui laissa généreusement la porte ouverte jusqu'au début de l'été. Ce retour ardemment désiré par le Collège semblait à Thomas Kelly un renoncement à l'avenir, un recul vers le Passé ; aussi la décision d'accepter cette offre lui fut-elle très pénible. En juin 1932, il écrit au professeur Gillett, Parlant de son acceptation : " Je ne Puis vous dire combien cette lettre ma coûté. Mais à quoi bon m'étendre là-dessus ? je n'avais Pas le choix."
Au mois d'août, il a retrouvé son entrain et écrit au même ami : La valeur d'un homme se mesure à sa faculté de surmonter victorieusement les déceptions et de s'en trouver enrichi plutôt qu'appauvri." Une fois de retour à Earlham, il se voua à son enseignement et à l'éducation spirituelle et intellectuelle d'un petit groupe d'étudiants qui avaient pris l'habitude de se réunir chez lui. John Cadbury et John Carter, entre autres, subirent son influence. En 1933, il écrivit à John Cadbury, alors à l'Université de Cornell: "Que ne sommes-nous plus près l'un de l'autre, afin de pouvoir passer de nouveau une soirée ensemble, au coin du feu, à lire, à discuter, à méditer ! L'année va son petit traintrain, elle s'écoule dans une douce médiocrité. Elle n'a pas de qualités transcendantes, pas non plus de défauts signalés. Elle est quelconque, et c'est cela qui m'est odieux. Car le monde éclate de nouveautés, d'aventures, d'idées, mais elles ne parviennent pas jusqu'à nous. Nous ne voulons courir aucun risque, nous sommes raisonnables."
Cette note souligne le côté sombre de la deuxième période à Earlham. Cependant, à cette même époque, beaucoup d'étudiants trouvaient dans l'enseignement de Kelly un vif excitant spirituel. " C'était un excellent pédagogue, toujours plein d'entrain, de vie et d'ardeur. Un de ses étudiants disait de lui en 1934 : " Le professeur Kelly ne cessera jamais de grandir." Ce qui résume bien l'impression profonde qu'il faisait à ses étudiants.
Mais il brillait de se consacrer à des travaux d'érudition et le désir de les savoir appréciés ne lui laissait aucun répit. Il passa donc l'été de 1932 à travailler à son livre sur Meyerson, à la Bibliothèque publique de New-york, et à celle de l'Université de Columbia. En 1933, il travailla tout l'été à la Widener Library, tandis que sa famille faisait un séjour dans le Maine. En 1934, John Hughes l'invita à faire partie du personnel enseignant du cours d'été qu'il organisait à Pendle Hill (2) et il y fit une série de conférences intitulées " A la recherche de la réalité". " Quel beau mois que celui-là ! écrivait-il à un ami. Pour la première fois je me suis senti libéré. Si seulement je pouvais passer le reste de l'été à mettre mes notes au clair afin de me rendre compte si elles peuvent s'imprimer! "
Dès la clôture du cours d'été, nous le retrouvons à la Widener Library où il travaille au manuscrit Meyerson. A Pendle Hill, son profond sentiment religieux, que ses amis intimes connaissaient bien et qui était pour eux un vrai tonique, pouvait se donner libre cours. Mais une fois sorti de cette ambiance, Kelly affirme à nouveau que la conquête d'une rigoureuse érudition est le but auquel il aspire de toute son âme. Dans une lettre à A.-L.Gillett, il fait profession d'intellectualisme avec une énergie presque sauvage Une chose est évidente, c'est que je suis irrémédiablement voué à une vie d'étude. Je ne puis pas, afin d'être utile à mon prochain, m'intéresser avant tout à des problèmes pratiques d'organisation et d'enseignement : un courant irrésistible me pousse vers la connaissance pure et les recherches... Lael est tentée de trouver égoïste mon besoin d'acquérir toujours plus de connaissances, mais il m'est impossible d'être autrement ; mieux vaut donc céder à ma nature ! " Il écrit dans le même sens au professeur Clarence I. Lewis, son meilleur ami à la Faculté de philosophie de Harvard: " je n'ai qu'un désir : écrire, entreprendre de sérieux travaux de recherches dans le domaine des problèmes fondamentaux de la métaphysique et de l'épistémologie... Bien que jusqu'ici j'aie cherché surtout à établir les bases d'une Philosophe universelle, j'ai l'impression que mes écrits prendront dorénavant la forme d'études plus restreintes et plus détaillées."
Au printemps 1935, ayant terminé le manuscrit Meyerson, il prit une décision qui semblait devoir donner à sa vie une orientation nouvelle. Depuis l'époque de son Zèle missionnaire pour le japon, Thomas Kelly n'avait jamais cessé de s'intéresser vivement à la culture de l'Extrême-Orient. A Earlham déjà il s'était efforcé de communiquer son enthousiasme à ses étudiants. Il accepta donc, non sans hésitation cependant, la chaire de philosophie à lUniversité de Hawaii, espérant pouvoir, dans cette étrange station intermédiaire, s'imprégner de l'atmosphère de la Chine et du japon. Il lui semblait que c'était repartir vers l'avenir " Voici bien des années, écrit-il, que je désire connaître la pensée philosophique du monde entier au lieu de me cantonner dans celle de l'Occident. Nous enfermer dans les limites de nos traditions culturelles - qui dérivent de la civilisation grecque sans nous familiariser activement avec la puissante pensée de l'Inde, de la Chine et d'ailleurs - me paraît être une forme de provincialisme étranger à l'esprit même de la philosophie. C'était déjà mon point de vue avant d'aller à Harvard il y a cinq ans. Et j'avais tenté d'établir un projet d'organisation de ma vie comprenant trois phases. La première devait me procurer un entraînement philosophique sévère, dans la plus stricte des facultés de l'Occident ; la deuxième, par je ne sais quels moyens, me conduire en Orient, pour y passer deux, trois ou quatre années. (Peut-on comprendre quelque chose à la vie dit Bouddha quand on l'étudie sous un érable à sucre, au milieu d'un champ de maïs du Middle-West ?). La troisième phase enfin devait me ramener dans mon pays pour y enseigner et y écrire, en profitant de cet arrière-plan universel. "
Une fois installé à l'Université de Hawaii (en automne 1935), Kelly aperçut rétrospectivement le Collège d'Earlham sous un jour plus favorable. Au premier abord, les professeurs de Hawaii lui firent l'effet d'être moins instruits et moins cultivés que ceux de Earlham. Mais, avant la fin de l'année, lorsqu'il eut appris à connaître mieux certains de ses collègues, quelques-uns des plus doués de ses étudiants, et surtout le Doyen et le Président, qui poursuivaient en faveur de leur institution un idéal dont il comprit la noblesse, Kelly modifia son jugement. L'occasion qui lui était offerte de fréquenter des savants chinois et japonais, et de donner deux cours sur la philosophie de l'Inde et sur celle de la Chine le remplit d'enthousiasme. " De loin, écrivait-il au professeur Rufus Jones, il pourrait sembler que mon année à Hawaii s'est écoulée dans un cadre bien restreint, mais je songe souvent à la remarque que me fit une fois un jeune homme de Berlin : " jamais je ne passe de semaine ici sans qu'un nouvel horizon ne s'ouvre brusquement ! Les horizons que je désirais voir s'ouvrir se sont ouverts, me laissant entrevoir de nouvelles et merveilleuses perspectives. "
Un fils, Richard, naquit à Hawaii en février 1936. Au mois de mars de cette même année, Thomas Kelly fut appelé à la section de philosophie du Collège universitaire de Haverford, pour y remplacer D. Elton Trueblood, devenu aumônier et professeur de religion à l'Université de Stanford. Cet appel était fort tentant ; en effet, Kelly ne cachait pas l'excellente opinion qu'il avait de Haverford, écrivant an professeur A.-L.Gillett : " On y prépare des jeunes gens pleins de promesses, doués d'une intelligence et de capacités exceptionnelles... le niveau y est élevé, redoutablement élevé."
Bien que cela mît fin à ses projets d'études orientales, Kelly accepta l'offre de Haverford. D'ailleurs, le climat d'Hawaii, dont les habitants sont si fiers, s'était montré désastreux pour sa santé. La maladie n'était hélas pas une nouveauté pour lui. Déjà, pendant ses dernières années à Earlham, il avait payé de sa santé son application excessive au travail. Au cours de l'hiver 1933-34, il avait souffert de violentes crises de calculs rénaux ; au mois de juillet 1935, il fut atteint d'un épuisement nerveux aigu. Pendant toute la fin de l'hiver et tout le printemps, il ne sortit de son lit que pour faire ses cours et se recoucher immédiatement. Le séjour à Hawaii était censé le guérir ; il y contracta, au contraire, une mauvaise sinusite et dut subir une opération. " L'une de mes principales occupations, écrivit-il au professeur A.-L.Gillett, consiste à assurer la subsistance du médecin ; déjà ses radiographies m'ont presque réduit à l'Assistance publique ! Le Ciel seul sait comment cela finira ! "
Arrivée à Haverford an début de septembre 1936, la famille Kelly se fit très vite une place dans la communauté quaker. Les Amis du meeting local apprécièrent à leur juste valeur les dons de Thomas Kelly pour le ministère. Mais son sens de l'humour ne l'abandonna pas an milieu de ces Quakers de Pensylvanie, qui l'appelaient de tous côtés à parler à leurs "forums "(3), leurs cérémonies de fin d'année scolaire ou leurs cours. "Je suis très recherché comme conférencier, écrivait-il à un ami, à des cachets en général d'une modicité excessive, les Quakers, avec leurs Prédicateurs non rétribués, étant bien ancrés dans leur conviction biblique de la gratuité de l' vangile ! " Il critique assez vertement l'Assemblée annuelle des Quakers qui a lieu au printemps à Philadelphie. " En tant que nouveau venu, je manque de Points de comparaison pour juger l'Assemblée annuelle d'Arch Street. Au milieu de beaucoup de fatras traditionnels, j'y ai senti des frémissements de vie. Mais il n'y a qu'un petit nombre d'Amis qui apprécient la fraîcheur et la nouveauté de la découverte essentielle du Quakerisme et son accent particulier. N'est-ce pas Gérald Heard qui disait que les Amis lui rappelaient des pièces d'argenterie finement ciselées ? Ils n'ont rien de la rude véhémence d'un Luther ou d'un Fox. "
A Haverford, Thomas Kelly donnait ses cours avec plaisir, surtout ceux de philosophie grecque et de philosophie orientale - ce dernier inauguré afin de rester dans la ligne qui l'avait conduit à Hawaii Au moment de sa mort, il venait d'intéresser une des grandes fondations américaines à l'achat, pour la bibliothèque du collège, de nombreux ouvrages sur la philosophie et la culture de l'Inde, de la Chine et du Japon. Un cours d'histoire et de philosophie du Quakerisme, où il succéda à Rufus Jones, lui donna - à sa grande satisfaction - l'occasion de se plonger dans l'histoire des Quakers. Son enseignement à Haverford attirait un petit nombre, d'étudiants qui professaient à son égard une admiration enthousiaste et un dévouement sans bornes. Au printemps 1938, il écrivait à son fidèle ami de Hartford: " Je suis plus heureux ici qu'il n'est permis de l'être dans cette vallée de larmes et de misères ! C'est un milieu à peu près idéal, qui a cependant des défauts très humains ".
Au cours des deux premières années à Haverford, le petit Richard avait cessé d'être un bébé et Loïs était devenue une ravissante fillette de neuf ans ; son père, l'adorait et elle le lui rendait bien. Un dimanche, après le culte quaker silencieux, elle raconta à sa mère qu'elle avait Passé toute l'heure à regarder les bancs de la galerie où les " Anciens " prennent place, face à l'assemblée, pour chercher à découvrir qui elle aimait le mieux. Réflexion faite, elle avait décidé que son père venait en premier, ensuite Dieu, puis Rufus Jones et enfin J. Henry Bartlett !
Thomas Kelly n'avait encore pris aucune décision relative au manuscrit de " L'explication et la réalité dans la philosophie d'Emile Meyerson ". (Explanation and Reality in the Philosophy of Emile Meyerson). Il savait que cet ouvrage de spécialiste ne trouverait jamais d'éditeur - à moins que celui-ci ne reçut, pour l'imprimer un subside considérable. Aussi, et bien qu'une telle dépense ne fût guère à sa portée, Kelly prit-il la décision de faire paraître, à ses frais, ce travail qui témoignait d'une période d'activité intense. L'ouvrage parut vers la fin de l'été 1937. Le Journal of Philosophy en donna un compte rendu élogieux et il fut très apprécié des rares personnes capables d'en juger. Ce volume marque en quelque sorte l'apogée des sept années de labeur opinitre que Thomas Kelly avait consacrées à son perfectionnement professionnel.
Mais il ne lui avait pas suffi de trouver dans la section de philosophie à Harvard un stimulant intellectuel. Il tenait à en recevoir une marque d'approbation qui mettrait le sceau à ses travaux d'érudition ; peut-être espérait-il même que cette université lui conférerait un jour un grade. Mais dans l'arrière-automne de 1937, après la parution de son livre, sa vie prit soudain une orientation nouvelle. Personne ne sait exactement ce qui se passa, mais une époque d'extrême tension prit fin. Il fit un grand pas vers la vie adéquate à laquelle il aspirait. On eût dit qu'une fissure s'était fermée en lui, que des Parois de rocher s'était effondrées comblant un abîme, que ce qui avait été séparé et divisé s'était réuni. Science, méthode, érudition demeuraient aussi vivantes que jamais, mais elles prenaient place dans un cadre nouveau. Kelly pouvait dire maintenant, avec Isaac Penington : "La raison n'est point péché, s'écarter de la source de la raison, voilà qui est péché".
En janvier 1938, Kelly donna trois conférences aux Quakers de Germantown, dans la salle de réunion de Coulter Street. Il me raconta que ces conférences s'étaient, pour ainsi dire, rédigées toutes seules. Profondément remués, ses auditeurs de Germantown s'écrièrent :
" Voilà qui est authentique! " Ses écrits et ses paroles prenaient maintenant un ton d'autorité, né de l'expérience : " A vous tous dans cette salle, qui êtes des chercheurs, à vous jeunes et vieux, qui avez travaillé toute la nuit et n'avez rien pris, mais qui désirez jeter vos filets dans les eaux profondes pour faire une pêche fructueuse, je voudrais parler aussi simplement, aussi tendrement, aussi clairement que possible. On peut trouver Dieu. Il existe un roc inébranlable qui peut être le refuge de votre âme, un lieu de repos, de paix absolue, de joie, de Puissance, de splendeur et de sécurité. Il existe un Centre (4) divin où votre vie Peut se fixer, trouvant en Dieu une orientation nouvelle et irrésistible ; un Centre où vous pourrez vivre en Lui et d'o vous embrasserez d'un coup d'oeil, en une nouvelle et radieuse vision, toute la vie, colorée de nouvelles peines et de nouvelles douleurs, mais aussi d'une joie nouvelle, ineffable et glorieuse." C'étaient toujours le même accent, la même abondance d'images qui se pressaient sous cette plume, à peu près aussi les mêmes idées religieuses, mais Kelly semblait en parler maintenant non plus par ouï-dire mais comme s'il en avait fait, sans l'ombre d'un doute, l'expérience personnelle.
En avril 1938, il écrivait à Rufus Jones: " Dernièrement, j'ai eu des moments où la Présence était extraordinairement réelle, des moments où l'on saisit par l'expérience le sens de la question que posaient nos pères : " La vérité, a-t-elle progressé en vous."
En 1935, Clarence Pickett et Rufus Jones, au nom du Comité de service des Amis américains (American Friends Service Committee) s'étaient efforcés d'obtenir de Thomas Kelly qu'il retournt en Allemagne, après une absence de dix ans, pour passer l'été à visiter les Amis allemands. Sa maladie et son départ pour Hawaii l'en avaient empêché, mais dans l'été de 1938, l'appel fut réitéré et il l'accepta. Au cours de cet été en Allemagne, où il vécut dans une fraternelle intimité avec les Quakers allemands et avec d'autres personnes appartenant à toutes les classes sociales, sa maturation spirituelle se poursuivit rapidement. Il entreprit une sorte de tournée d'édification où, comme les premiers Quakers, il allait de lieu en lieu, logeant chez des Amis, discutant avec eux leurs problèmes, communiant avec eux dans le silence, leur faisant part de ses expériences spirituelles.
Dans une lettre à un ami, il décrivait ainsi cette fraternité ou - selon l'expression de Fox - ils se connaissaient les uns les autres dans ce qui est éternel: "Je songe, par exemple, à un ouvrier de Stuttgart que je suis allé voir dernièrement. Il connaît si bien la Présence. Nous avons causé une demi-heure et Prié silencieusement ensemble, et nous nous sommes parfaitement compris. Il ne parle même pas correctement l'allemand mais quelle belle âme !... j'ai eu de longs entretiens avec une femme qui a les mains calleuses à force d'avoir accompli de Pénibles travaux. Elle aime les opprimés, les Pauvres et les humbles à la façon de saint François d'Assise. Elle connaît les Profondeurs de la Présence divine, la paix et la puissance créatrice, que vous connaissez, et que je connais, moi aussi, par la grâce qui m'en a été accordée. Une vie pareillement consacrée est extraordinaire" Il devait écrire plus tard en parlant de cette communion intérieure qui fut le message social de ses dernières années : "Quand les flots irrésistibles de l'amour divin nous ont submergés, des liens nouveaux, très étroits, se nouent entre nous et quelques-uns de nos semblables. "
Il fut chargé de prononcer à l'Assemblée annuelle des Quakers allemands (1938), la Conférence Richard Cary, dont le contenu fut, à peu de chose près, celui de son essai sur " L'éternel présent et les préoccupations sociales" (voir p. III ). Ses Paroles allèrent droit au cur des Amis allemands, aussi se livrèrent-ils à Thomas Kelly comme ils ne se sont que bien rarement livrés à un de leurs visiteurs américains. Il leur a laissé un souvenir ineffaçable.
Ce séjour en Allemagne semble avoir rendu plus claire encore l'expérience qu'il lui avait été donné de faire quelques mois auparavant. Vers la fin de l'été, il écrivit à sa mère : " je ne suis plus du tout ce que j'étais en arrivant en Allemagne, tu t'en apercevras quand nous nous reverrons ". Au cours de longs entretiens que j'eus avec lui à son retour, au mois de septembre 1938, il me répéta à plusieurs reprises : " C'est merveilleux, l'amour de Dieu m'a littéralement fondu ". Plus tard il parla à quelques-uns de ses amis étudiants d'une sensation particulière qu'il avait éprouvée alors qu'il était agenouillé dans la vaste nef de la cathédrale de Cologne. C'était comme si Dieu eût posé sur son cur le poids de toutes les souffrances humaines - fardeau terrible, trop lourd pour être porté, et cependant supportable avec l'aide de Dieu.
Dans une lettre, de septembre 1938, à Rufus Jones, il parle longuement de ses expériences de l'été : " Je suis très préoccupé de deux choses dont Je désire causer avec toi... L'une est celle-ci : j'ai fait cet été et je fais encore, l'expérience bouleversante d'un " rafraîchissement spirituel " si extraordinaire, si doux et si prolongé qu'il atteint le tréfonds de mon être. Le premier verset du passage des Psaumes que j'ai lu à la réunion, dimanche dernier : " Quand mon cur s'aigrissait ainsi et que je me tourmentais en moi-même " (Ps. 73-21) était, comme tu l'as sans doute deviné, d'une application directement personnelle et il me tardait de t'en parler. Non ce n'est pas tout à fait cela, disons plutôt que j'ai ardemment désiré causer avec toi de Celui qui agit si tendrement et avec tant d'amour dans des curs qui ne le méritent pas. Car la communion intérieure, la Gebundenheit, la Verbundenheit des âmes qui connaissent sa Présence et qui en vivent est très profonde. C'est, n'est-il-pas vrai, de cette communion qu'est faite le Royaume de Dieu ? ... A mon retour en Amérique, les premiers jours de réadaptation ont été extrêmement difficiles, car j'étais entièrement plongé dans le monde allemand. Il faut maintenant que le contact se rétablisse. "
Au printemps de l'année précédente, il était allé passer un week-end à la ferme d'Albert Baily, pour y faire retraite avec un groupe de grands élèves de l'école de Westtown. Ils avaient vécu ensemble des heures émouvantes, et maintenant l'un de ces jeunes gens, T. Canby Jones, était étudiant de première année à Haverford et désirait que la fraternité d'âmes qui s'était établie alors pût continuer. Jones prit l'habitude, avec deux ou trois de ses amis, de passer chez Thomas Kelly une soirée par semaine, à causer et à lire ensemble des livres qui les intéressaient tous. Ils commencèrent par absorber pendant les premières semaines un mélange des " Confessions " de saint Augustin et du " Prophète " de Gibran ; après la lecture ils se recueillaient un moment dans un silence bienfaisant. Au cours des deux années suivantes, ils lurent plusieurs ouvrages de dévotion : le Père Grou, Maître Eckhart, le Frère Laurent les " Lettres d'un mystique moderne ", les " Petites fleurs " de saint -François d'Assise, puis ils passèrent tout naturellement au Nouveau Testament et aux Psaumes. La petite réunion grandit jusqu'à compter souvent six ou sept étudiants. Parfois personne ne venait du dehors, mais Thomas Kelly ne manquait jamais. Il trouva dans l'intime communion spirituelle qui s'établit là un des plus grands réconforts de sa vie.
Un des étudiants a décrit le groupe en ces termes : " Tom, naturellement, racontait toujours des histoires drôles, même lorsqu'il s'agissait d'illustrer les idées les plus profondes. Nous nous réunissions quand nous en éprouvions le besoin, généralement - mais pas toujours - une fois par semaine. Tom se plaignait souvent de périodes de " sécheresse ", mais souvent aussi, le visage rayonnant de joie, il décrivait les degrés d'extase que l'on parcourt lorsqu'on est complètement consacré à Dieu. Au printemps 1939, Tom nous confia qu'il était très préoccupé par l'idée que nous avions un message à annoncer. Il nous répéta à maintes reprises qu'il nous souhaitait de devenir une troupe de prédicateurs itinérants, et il exprima le désir que des groupes comme le nôtre - sorte de dynamos spirituelles - se créent partout pour ranimer la vie des réunions et de l'Église. L'idée, nous gagna peu à peu que notre tâche était de former de ces petites cellules plutôt que de prêcher... Bref, notre groupe devint un minuscule ordre religieux. Notre but était de chercher Dieu et le sens de la vie nous nous réjouissions de nous aimer les uns les autres, nous étions reconnaissants de la vie qui résultait de notre commune recherche. " Ce groupe a prouvé sa vitalité en continuant de se réunir depuis la mort de Thomas Kelly et plusieurs autres " chercheurs " s'y sont joints.
A mesure que mûrissait en lui l'expérience de la vie intérieure, Thomas Kelly se mettait à parler un langage qui lui aurait déplu durant ses années de révolte contre une religion étroitement évangélique. " Ai-je découvert que Dieu est une douce Présence au-dedans de moi, en même temps qu'une Puissance bouleversante et vivifiante ? Est-ce que je me laisse diriger par Lui, me nourrissant journellement, comme les chevaliers du Graal du corps et du sang de Jésus-Christ ? " Un de ses collègues d'Earlham écrit, à propos d'un séjour qu'il fit au collège au cours de l'automne de 1940 : " En me révélant les hautes sphères de l'existence qu'il avait Pénétrées, il m'effraya presque, et il scandalisa quelques uns d'entre nous qui suivaient encore les voies de la logique, de la science et de la chair. Il était revenu à d'anciens symboles par exemple à celui du sang du Christ - antipathiques à certains de ses anciens collègues qui n'avaient pas vécu et grandi comme lui. Mais il donnait un sens nouveau à tous les symboles ; pour moi, comme pour quelques autres, Kelly était un prophète, dont les lèvres avaient été touchées avec des charbons ardents. ª
Au fur et à mesure que mûrissait son expérience, il soulignait toujours plus nettement la place centrale de la dévotion dans la vie chrétienne, d'une dévotion qui va bien au-delà de la simple jouissance d'un état d'exaltation intérieure : " Soyons bien persuadés que l'exaltation mystique n'est pas essentielle à la consécration religieuse... Mainte personne qui affirme être dépourvue de la moindre parcelle de mysticisme s'est cependant foncièrement consacrée à Dieu. Croire que la religion n'est l'affaire que d'un petit nombre de personnes qui ont fait des expériences spéciales, vives mais passagères, et insister sur ces expériences de telle façon que d'autres personnes, relativement insensibles à ces états d'âme, aient l'impression d'être exclues de l'amour éternel, d'être privées d'une des raisons fondamentales de mener une vie chrétienne, serait commettre une erreur tragique. L'essence de la vie chrétienne est dans la volonté, non dans les états d'âme, passagers et variables. L'entière consécration de la volonté à Dieu est possible pour tous. Est enfant de Dieu celui qui " veut " vouloir Sa volonté. Quand la grâce nous est accordée d'apercevoir ces lueurs de gloire qui nous aident à vaincre notre propre volonté, nous pouvons être humblement reconnaissants. Mais l'essentiel, c'est de consentir joyeusement à nous défaire de notre propre volonté, afin que celle de Dieu - pour autant que nous sachions la discerner - devienne la nôtre" (5).
Durant ces années, Thomas Kelly ne se dérobait pas à la vie active. Il trouvait dans l'American Friends Service Committee un moyen d'action collective avec lequel il était en pleine empathie. Son vif désir de voir s'ouvrir un foyer quaker à Changhaï fut pour beaucoup dans la réalisation de ce projet, et il présida un petit comité qui étudiait la situation en Extrême-Orient. En sa qualité de Président du Fellowship Council, il fit partie, pendant deux ans, du Conseil directeur du Service Committee.
La plupart des articles qu'il écrivit à cette époque furent publiés dans le Périodique quaker bimensuel The Friend, revue religieuse et littéraire paraissant à Philadelhie. L'éternel présent et les préoccupations sociales, est du mois de mars 1938 (la Conférence Richard Cary, Das Ewige in seiner Gegenwart und zeitliche F¸hrung, dont le contenu est à peu près le même, parut en allemand en 1938) ; les conseils sur La simplicité font partie d'un recueil d'articles sur ce sujet publié en mars 1939 ; La fraternité bénie fut publiée en septembre 1939. Trois articles très frappants sur le Quakerisme qui n'ont pas trouvé place dans le volume actuel, parurent dans The Friend entre 1938 et 1940 (Les Quakers et le symbolisme : La découverte quaker, et L'Assemblée recueillie " The Gathered Meeting "). Vers la fin de mars 1939, Thomas Kelly prononça, à la réunion annuelle des Quakers, le discours traditionnel, qui porte le nom de William Penn Lecture ; il l'intitula La sainte obéissance. Cette conférence trouva de nombreux lecteurs dans les milieux religieux des Etats-Unis et lui valut des demandes pour d'autres articles de dévotion, du même caractère " authentique ".
Neuf jours avant sa mort, il m'écrivit une lettre qu'il m'expédia au Portugal par avion. Il y décrivait le dernier travail littéraire auquel il se livra : " J'ai passé la semaine dernière (semaine de vacances) à écrire, sans grand espoir de la voir imprimer, une méditation sur les procédés pratiques à employer et la conduite personnelle à tenir, pour vivre en s'orientant d'après la Lumière intérieure, à la fois dans les dévotions individuelles et dans le comportement à l'égard des hommes et des événements, considérés à travers cette Lumière... j'en ai lu une partie à Pendle Hill dimanche passé. " Les trois parties de cette méditation, aussi nourrie que suggestive, constituent les premiers chapitres de notre petit volume.
Thomas Kelly mourut subitement, d'une crise cardiaque, le 17 janvier 1941. Il n'avait que 47 ans. " je ne puis, écrivit son ami, E. Merrill Root, à Lael Kelly, vous exprimer de façon adéquate combien j'aimais Tom, mais je crois que vous le savez. Il était ici mon meilleur ami et mon camarade ; personne ne savait pénétrer comme lui dans le sanctuaire intime du cur, personne ne partageait comme lui les élévations de l'âme. Qu'il s'agisse de jouir ensemble du gai soleil de l'humour, ou de gravir ensemble les sommités des plus hautes visions, il était le parfait ami. J'avais été particulièrement frappé de constater ses progrès constants en intuition et en puissance. je me réjouissais de la lumière qu'il m'apportait et qu'il communiquait à tous. Il fut pour moi une source de force. Pensez à lui, était une bénédiction, une vive lumière, un souffle de courage. "
Un des voisins de Thomas Kelly, qui admirait son adresse à manier les outils de charpentier et attendait avec impatience ses visites du soir, écrivit simplement : "J'ai beaucoup de peine à réaliser que nous ne le verrons pas, l'été prochain, arriver avec sa lanterne pour passer un moment chez nous, et trous bénir et nous égayer."
En apprenant la mort de Kelly, Gerald Heard, qui ne l'avait jamais rencontré, mais que ses articles religieux avaient impressionné, écrivit à un de leurs amis communs: " J'ai été saisi d'une sorte de joie en lisant la mort de Thomas Kelly. Les Moraves de la Communauté de Winston Salem, dans la Caroline du Nord, avaient jadis coutume, pour annoncer le décès d'un de leurs membres de faire jouer trois chorals du haut du clocher de l'église. Moi aussi, quand j'apprends que des hommes pareils sont parvenus à la pleine lumière, je voudrais chanter. Je sais bien que pour nous, à première vue, c'est une perte - encore que nous ayons peut-être plus à gagner qu'à perdre, même directement, quand ils rejoignent la compagnie des membres les plus actifs de la communion des saints - mais je ne puis m'empêcher de songer à la joie que doit éprouver un homme aussi noble que lui, à rejeter cet encombrant voile corporel, à regarder la Lumière en face, à n'être sans doute plus jamais ni distrait, ni indécis, ni insensible, mais toujours attentif et recueilli."
Les essais religieux qu'on a rassemblés ici n'ont été ni corrigés, ni élagués, ils n'ont pas bénéficié de la révision critique que Thomas Kelly, s'il avait vécu, leur eût certainement fait subir. Ils traitent tous le même thème et l'envisagent souvent sorts des aspects identiques, mais toujours en l'éclairant d'une nouvelle lumière. Il n'est pas facile de résister au puissant courant de ce fleuve. En vérité, Kelly nous donne ici le testament de sa dévotion.
Haverford, Pensylvanie.
Le 10 avril 1941.
Douglas V. Steere.
(1) Quakers. (N. d. T.)
(2) Centre d'étude religieuses et sociales à Wallingford, Pensylvanie.
(3) Cours d'adultes, avec discussions. (N. d. T.)
(4) Voir p. 142 et sq.
(5) The Gathered Meeting " The American Friend ", 12 déc, 1940, p. 205.