AUX PORTES DE LA SAINTE OBEISSANCE
En examinant l'un des chemins qui mènent à la sainte obéissance, ayons l'audace de pénétrer ensemble dans le sanctuaire caché de l'âme, où Dieu rencontre l'homme sans intermédiaire ni témoin, en une expérience bouleversante. Il peut y avoir de l'indélicatesse à parler sans retenue : Paul ne se sentait pas libre de communiquer ce que le troisième ciel lui avait révélé. Mais on peut aussi faire montre d'une fausse réserve, comme si ces choses venaient de nous, comme si elles nous appartenaient en propre et qu'il fût, par conséquent, séant de les passer modestement sous silence. Elles sont, au contraire, entièrement l'uvre merveilleuse de Dieu, nous n'en sommes que les bénéficiaires passifs. " Le lion rugit ; qui ne serait effrayé ? Le Seigneur, l'Eternel, parle ; qui ne prophétiserait ?" (Amos 3/8.).
Certains sont conduits à la sainte obéissance par le chemin d'une profonde expérience mystique.
C'est une expérience saisissante que de tomber entre les mains du Dieu vivant, d'être envahi par sa présence jusqu'au tréfonds de l'être, d'être brusquement arraché à toute sécurité et à toute assurance terrestres, d'être emporté par une tempête violente, qui laisse l'ancien " moi " orgueilleux absolument sans défense, si bien qu'on s'écrie : " Mon Dieu, mon âme est abattue au-dedans de moi... toutes tes vagues et tous tes flots passent sur moi " (Ps. 43/7, 8.). Alors, l'âme est absorbée en un Centre d'Amour d'une douceur ineffable, où un calme et une paix indicibles et une allégresse inexprimable l'inondent. Et on comprend enfin pourquoi Pascal, au moment de sa grande extase, n'écrivit qu'un seul mot : " Feu ". Voici le monde où s'agitent les hommes et les nations, aveuglés et enlisés dans le péché, voici les plantes et les animaux, la ronde des astres ; tout cela est neuf, tout cela est baigné de l'amour tendre et persuasif qui radie de ce Centre. Et voici les saints de tous les siècles, le cur ouvert à notre regard, et leur cur est notre cur, et leur cur est le cur de l'Eternel. Enveloppé d'une majesté redoutable, le Très Saint est au-dessus de tous et en tous, infiniment patient, plein d'amour et de tendresse. Sur toutes choses, il y a des traces de gloire et ces traces ont la forme d'une croix et elles sont sanglantes. Alors, on s'écrie - comme Thomas lorsque la conviction fut entrée en lui - " Mon Seigneur et mon Dieu ". (Jean 20/28.) Osera-t-on lever les yeux pour le regarder ? Mais où pourrait-on poser son regard sans le voir ? Les champs, les ruisseaux, les rues où se presse la foule, tout est rempli de sa présence. Cependant, comme Moïse le savait bien, nul ne peut voir Dieu et vivre, c'est-à-dire vivre de son ancienne vie. La mort survient, la bienheureuse mort, la mort de notre volonté qui nous séparait de Lui et on comprend ce que signifie la parole de Paul : " Si je vis, maintenant dans la chair, je vis dans la foi au Fils de Dieu " (Gal. 2/20.).
On sort de ces moments, où l'âme envahie par l'amour est ébranlée jusqu'au fond, pour retrouver des états de conscience plus normaux. Mais dorénavant, on saura à jamais que l'éternel Amant du monde, le céleste Limier, est une réalité absolue et que la vie devra être désormais, et pour toujours, déterminée par cette réalité. Comme saint Augustin, on demande non point une plus grande certitude de Dieu, mais la grâce de vivre plus continuellement en Lui. Là, au-delà de l'actuel, en Lui, se trouve le vrai Centre de la vie, nous ne sommes pour ainsi dire plus rien, c'est Lui qui est tout.
La religion est-elle quelque chose de subjectif ? Non, certes, son essence est du domaine objectif, puisqu'elle se trouve en un Autre que nous, dont la Vie est notre vie, l'Amour notre amour, la Joie notre joie, la Paix notre paix, dont les Fardeaux sont nos fardeaux, et dont la Volonté est notre volonté. Notre " moi " s'épanche en Dieu et Dieu le remplit. Avec une humilité à la fois étonnée et joyeuse, pénétrés d'une joie sereine, souriante et digne, nous Lui abandonnons notre petite vie, pleins de confiante soumission. Nous nous écrions avec le Psalmiste : " Voici, je viens avec le rouleau du livre écrit pour moi, je veux ta volonté, mon Dieu ! " (Ps. 40/7, 8.). Désormais, rien, ni dans le ciel, ni sur la terre, ne compte à l'égal de sa volonté, de son moindre désir, de son plus léger souffle. Et la sainte obéissance s'installe en nous, aussi impressionnable qu'une ombre, aussi soumise et aussi dépourvue de toute velléité propre. Ce n'est point à contre-cur, mais avec ardeur qu'on cherche à suivre le Maître dans la seconde moitié de la route Sans hésiter, avec un joyeux empressement, on S'élance pour obéir à ses ordres, prets à "courir sans se lasser, à marcher sans se fatiguer".
Ne vous méprenez pas sur ma pensée. Ce dont nous parlons en ce moment, c est de la vie d'entière obéissance à Dieu, et non des révélations extraordinaires de sa gloire, que sa grâce accorde seulement à quelques-uns. Mais il résulte des expériences extraordinaires des mystiques, quelque chose de permanent : une volonté soumise à Dieu, possédée de Dieu. Les états de conscience ont leurs fluctuations, la vision pâlit et s'efface peu à peu, mais l'obéissance, sainte, vigilante, attentive, demeure : centre et noyau d'une vie ivre de Dieu, modèle permanent pour la prosaïque vie quotidienne. Et c'est par cette voie -quasi passive - que certains sont conduits à l'obéissance absolue ; il semble que Dieu seul agisse et que nous ne soyons plus que des instruments dans sa main. Notre volonté est fondue, dissoute, assouplie, car elle est fermement fixée en Lui et c'est sa volonté qui agit en nous.
Contrastant avec cette voie passive conduisant à l'obéissance absolue, il y a celle que Jean-Nicolas Grou appelle la voie active et c'est celle-là que, pour la plupart, nous devons suivre, voie où c'est nous qui devons faire l'effort - comme Jacob luttant avec l'ange jusqu'à l'aurore -voie active où notre volonté doit être domptée et soumise, petit à petit et progressivement, à la volonté divine.
Toutefois, pour s'engager dans la seconde moitié de la route, pour faire le premier pas dans l'obéissance qu'elle exige, il faut l'éblouissante révélation de cette vie merveilleuse, vision que nous avons tous de temps en temps, soit en lisant la vie des saints, le journal de Fox ou des premiers Amis, soit en considérant une vie qui se déroule sous nos yeux, soit en répétant un verset des Psaumes qui nous obsède : " Quel autre ai-je au ciel que toi ? Et sur la terre je ne prends plaisir qu'en toi " (Ps. 73/25.) ; soit en méditant sur la vie et la mort extraordinaires de Jésus, ou en nous trouvant subitement devant un de ces traits de lumière, que Fox appelait volontiers une "grande révélation "(1).
Quelle que soit l'origine terrestre de cette minute enivrante, cette vision de la beauté d'une vie totalement consacrée est, j'en suis convaincu, l'uvre de l'Eternel, qui nous envahit, nous presse, nous sollicite, nous persuade. N'est-il pas curieux que la psychologie moderne ne puisse pas expliquer complètement ces éclairs d'intuition, qu'ils soient d'essence sacrée ou profane ? On dirait qu'une source d'Esprit créateur bouillonne et jaillit dans les âmes prédisposées, et parvient à s'exprimer en elles. Il existe une source infinie de forces qui peuvent nous soulever ; elles affluent en nous, elles nous attirent par des visions éblouissantes : nous ne trouvons qu'une chose à dire, c'est que le Dieu créateur est entré dans notre âme. Une émanation de l'infini nous environne. Bénie soit l'imagination, porte par laquelle la Réalité entre dans notre cur !
Le Limier céleste nous suit à la piste, le Dieu d'amour nous invite à la vie de sainteté.
Une fois la vision aperçue, le deuxième pas dans la vie de la sainte obéissance est celui-ci : Commencez là où vous vous trouvez. Obéissez maintenant. Usez du peu d'obéissance dont vous êtes capables, même s'il y en a gros seulement comme un grain de moutarde. Vivez la minute actuelle, l'heure actuelle - assis là sur vos bancs à m'écouter dans l'obéissance totale à Dieu, en Lui ouvrant votre âme toute grande. Tandis qu'extérieurement vous écoutez mes paroles, intérieurement, derrière le rideau de la scène, dans les profondeurs de votre vie, seul avec Dieu, avec l'Eternel qui vous aime, priez sans cesse : " Entre dans ma vie. Conduis mes pensées où je n'ose pas les laisser pénétrer. Toi, tu oses. Que ta volonté soit faite ! "
Promenez-vous dans la rue et causez avec vos amis. Mais derrière la scène, soyez en prière tout le temps, offrez-vous à Dieu dans une obéissance continuelle. J'estime que cette incessante prière intérieure est absolument essentielle. Elle peut se poursuivre jour et nuit, que ce soit dans les affaires, dans la famille, ou dans la classe. Cette prière de soumission peut être très simple. Il est utile d'employer une seule phrase qu'on répète à maintes reprises ; par exemple : Sois ma volonté ", ou bien : " je t'ouvre toutes les portes ", ou encore : " C'est à travers le ciel que je veux considérer la terre ". Avec le temps, la vie de prière intime pourra passer au-delà des phrases et des formules, et s'exprimer par de simples exclamations : "Mon Dieu, Mon Dieu, Toi qui Es le Très Saint, je t'aime " ; ou par l'acte d'adoration des Upanishads : "O ! Merveilleux, O ! Merveilleux". Les paroles pourront même faire complètement défaut et alors, que l'on marche, que l'on soit assis ou couché, on se tient dans une attitude muette d'adoration, de soumission, de joie, d'exultation et de gloire.
Quant au troisième pas dans la sainte obéissance - mais il s'agit plutôt d'un conseil - le voici : S'il vous arrive de glisser, de trébucher, d'oublier Dieu pendant une heure, en affirmant votre ancien " moi " orgueilleux, en vous fiant à votre propre sagesse et à votre habileté, ne passez pas votre temps à vous désespérer et à vous accuser amèrement, mais recommencez, repartez de l'endroit même où vous vous trouvez.
Enfin, un quatrième point à considérer est celui-ci : Ne serrez pas les dents, ne faites pas le poing en vous écriant : " Je le veux ! Je le veux ! " Détendez-vous. Laissez retomber vos bras. Soumettez-vous à Dieu. Apprenez à rester passif - c'est dur pour un Américain - et laissez la vie s'accomplir en vous. Car, faire acte de volonté, ce n'est pas obéir.