LE PRESENT ETERNEL
ET LE PRESENT TEMPOREL

    Notre génération s'imagine volontiers que la vie religieuse doit prouver sa valeur en transformant l'ordre social. En effet, l'importance de toute relation présumée des humains avec l'Eternité est estimée aujourd'hui en fonction de l'action bienfaisante qu'elle pourrait exercer sur les affaires temporelles. Le temps d'une part, l'enrichissement du domaine temporel d'autre part, sont censés déterminer la valeur de la communion avec l'Eternel. Nous subissons l'influence d'une génération qui prend le temps très au sérieux ; de nos jours, on prend le temps beaucoup plus au sérieux que l'Eternité.

    La théologie allemande du siècle dernier a souligné une utile distinction entre ce qui tient à ce monde terrestre et ce qui tient à l'autre monde, autrement dit entre l'ici-bas et l'au-delà. L'Eglise s'occupait surtout de l'au-delà, elle était orientée vers l'autre monde, elle ne s'inquiétait guère de ce monde-ci, de ses peines et de ses besoins. Parce que l'ouvrier honnête, qui souffrait de privations d'ordre économique, demandait du pain, parce qu'il exigeait du pain fabriqué avec de la bonne farine de froment, l'Eglise de ce temps-là s'écriait " Tu ne songes qu'à ce bas monde, tu es grossier, tu as l'esprit matérialiste ; tu devrais rechercher ce qui est céleste et éternel, tu devrais penser à l'autre monde. " L'ouvrier n'avait elle de nature à transformer les choses dans l'ordre temporel ? Dans ce cas nous la conserverons, sinon nous la rejetterons ".

    Je prétends que c'est là un renversement déplorable de l'ordre véritable des valeurs : le temps ne saurait être juge de l'Eternité, c'est ce qui est éternel qui met le temps à l'épreuve et le juge. Cela ne veut pas dire, d'ailleurs que je conseille d'échanger la préoccupation exclusive de l'ici-bas et du temps contre la préoccupation, également exclusive, de l'au-delà, ni que je préconise un mépris hautain de ce monde mutilé et sanglant, tandis que nous nous chaufferions béatement au soleil de l'Eternité. Mais je suis convaincu que l'expérience quaker de la Présence divine tient compte, à la fois, du temporel et de l'éternel, en plaçant toutefois la suprême valeur et l'explication finale dans l'Eternité, source créatrice du temps lui-même. Car, " Je vis qu'il y avait un océan de ténèbres et de mort, mais aussi un océan infini de lumière et d'amour qui s'étendait au-dessus de l'océan de ténèbres (1)."

    Qu'une telle expérience de la Présence divine est possible, qu'elle est un fait actuel et fréquent, et qu'elle transforme et transfigure toute la vie, voilà le message essentiel des Amis. Une fois ce merveilleux secret découvert et cette nouvelle dimension de l'espace conquise, nous ne vivons plus exclusivement dans le temps, nous vivons aussi dans l'Eternité. Le monde du temps n'est pas l'unique réalité dont nous soyons conscients. Une autre Réalité se laisse entrevoir, elle frémit et s'agite, elle nous ébranle et cherche à nous éveiller, elle nous envahit enfin et, dans son amour, elle nous embrasse - avec toutes choses - en Elle-même. Et cette Réalité est Dieu. Désormais, nous vivons à la fois sur deux plans, celui du temps et celui de l'Etemité. Ils forment un tout, et la frontière entre les deux varie. Parfois, c'est la glorieuse Eternité qui a le dessus, bien que nous soyons toujours conscients du temps et de notre routine quotidienne. Parfois, notre ciel est nuageux et bas et nous vivons surtout dans le monde temporel, sans cesser d'être hantés du vague sentiment d'une Présence en marge de notre conscience.

    Mais, si c'est tantôt l'un et tantôt l'autre des plans qui prévaut, cette découverte d'une Vie, d'un Amour éternel qui nous envahit, ou plutôt qui a toujours été avec nous - seulement nous étions trop préoccupés pour nous en apercevoir renouvelle notre vie et la revêt de splendeur. On se met à chanter, au fond de soi, des mélodies d'une douceur indicible, on s'efforce de ne pas donner cours trop librement à sa gaîté et à son exubérance, de peur d'être pris - comme les disciples de la Pentecôte - pour des hommes pleins de vin doux. Il n'est pas facile de mener de front le décorum quaker traditionnel et cette brûlante expérience d'une Présence vivante! Pour ma part, j'aimerais mieux être un jovial saint François d'Assise, chantant son hymne au soleil qu'un vieux Quaker solennel et renfrogné dont le régime spirituel doit se composer d'aigres prunelles !

    Examinons maintenant l'expérience habituelle du temps, lorsqu'elle n'a pas été bouleversée par cette grande découverte de la Vie éternelle faisant irruption dans le domaine temporel. L'individu moyen, occupé à gagner sa vie, est soigneux, avisé, prévoyant. Il calcule les probabilités. Il étudie le passé pour prédire et diriger l'avenir. Puis, quand il a bien pesé tous les facteurs et qu'il a soigneusement combiné le résultat, il bande sa volonté et travaille énergiquement, sans rel‚che, d'après les données d'une sagesse prudente.

    C'est précisément cette méthode-là qu'adoptent souvent les œuvres religieuses. De braves gens très pieux étudient avec circonspection le passé et décident ce qu'il est sage d'entreprendre, ou même ce qui cadre le mieux avec la vie chrétienne telle que la décrivent les Evangiles. Puis ils prient Dieu de fortifier leur volonté et de leur accorder la persévérance dans l'exécution de leurs projets.

    D'après cette conception de la vie, le temps semble se dérouler comme un ruban ; derrière nous, il s'étend du présent au passé ; devant nous, du présent au futur et tout au bout se trouve la nouvelle Jérusalem. Sur cette bande étroite nous vivons, en scrutant anxieusement le passé, afin d'apprendre à tirer le meilleur parti possible de la partie du ruban qui importe le plus, c'est-à-dire, du futur. Le présent n'est qu'un point fortuit de partage, point instable, dont la seule importance est qu'en avançant continuellement, il nous rapproche des grasses prairies et des verts pâturages de l'avenir. Voilà, j'en ai bien peur, le monde tel que le connaissent un nombre considérable de croyants, alors qu'une expérience plus profonde et plus riche leur est accessible.

    L'expérience de la Présence divine transforme ce tableau familier. Il survient des moments où cette Présence nous envahit à l'improviste, sans effort angoissé de notre part, et nous nous mettons à vivre dans une nouvelle " dimension ". Vous qui avez traversé ces hauts plateaux resplendissants, vous savez ce que je veux dire. Nous les voyons Surgir soudain de cette plaine qu'est la vie quotidienne et, sans savoir comment nous y sommes arrivés, nous voici marchant à l'altitude, l'ancien paysage familier complètement transformé. Combien elle est vraie l'expérience de Paul : " Les choses anciennes sont passées, voici toutes choses sont devenues nouvelles " ! On marche sur la terre et cependant au-dessus de la terre, on a le vertige à cette altitude, mais on avance sans effort, d'un pas léger et assuré, et on s'acquitte de la besogne quotidienne sans jamais perdre le sentiment de la Présence. Quelquefois ces moments sont intenses mais brefs, trop éblouissants pour que nous puissions les décrire. D'autres fois ils sont moins extraordinaires mais plus prolongés ; on a moins l'impression d'être soulevé glorieusement au dessus de soi-même, et cependant ils sont indiscutablement de même essence que l'expérience plus vive. En elles-mêmes ces expériences sont dépourvues d'émotion, mais elles imprègnent toute émotion d'un sentiment de paix - de paix totale - et de sécurité.

    Le sentiment de la Présence ! J'ai dit qu'il survenait à l'improviste. On raconte de John Wilhelm Rowntree le trait suivant : il venait un jour de quitter le cabinet de consultation d'un médecin célèbre : celui-ci lui avait annoncé que sa cécité croissante était incurable. Il s'adossa un instant à une grille pour se ressaisir, et " soudain il se sentit enveloppé de l'amour de Dieu, comme si une présence visible l'entourait, et il fut rempli d'une joie inconnue jusqu'alors ". L'amour qui se manifestait ainsi montrait un merveilleux à-propos : dans sa douleur l'Eternité lui révélait sa présence. Pour ma part, je n'ai pas connu d'intervention aussi opportune, mais seulement des arrivées imprévisibles de la Présence, et des départs imprévisibles aussi. Mais je suis certain qu'il est donné à quelques-uns, dont l'expérience est plus riche que la mienne, d'éprouver à des moments de crise dans le domaine temporel le réconfort qu'une éternelle Vigilance leur accorde.

    Quand on jouit de l'expérience directe de la Présence de Dieu, le présent n'est plus un simple point de contact entre le passé et l'avenir, il est la région habitée par la divine Présence Elle-même. Le ruban de l'existence n'a plus le même prestige à nos yeux : passé et avenir ont perdu de leur importance, puisque le moment actuel contient tout ce qui est nécessaire à la complète satisfaction de nos aspirations les plus profondes. Pourquoi tant de désirs, d'inquiétudes, de luttes, alors que le présent contient tout ce qu'on peut souhaiter et même davantage ? Ce présent n'est plus, pour nous, un moment dont nous nous échappons vite, pour courir vers un avenir que nous espérons meilleur. Au lieu de craindre que le passé ne produise jamais les fruits que nous escomptions, au lieu d'avoir peur de ne pas accomplir, avant que l'ombre du soir ne s'étende sur notre vie, toute la tâche qui nous est assignée, nous supplions tout bas le Présent : " Reste avec nous, tu es d'une telle douceur ! " La crainte que notre passé, nos fautes antérieures, notre insuffisance habituelle, ne compromettent dans l'avenir nos efforts de bonne volonté, disparaît ; toute cette conscience de notre faiblesse passée, tombe, et nous nous dressons, bien droits, dans ce Présent sacré - joyeux, sereins, confiants, intrépides. Entre le passé auquel nous tournons le dos et l'avenir inconnu, il y a le moment actuel, qui est sacré, qui acquiert une dimension cosmique, puisque Dieu Lui-même habite le Présent. Nous nous y trouvons enfin dans notre élément. Les vents capricieux du temps se sont apaisés, la nostalgie qui dévorait le voyageur terrestre, né pour le Ciel, est guérie. Car le ruban du temps a perdu son empire sur nous. Ce n'est pas qu'il ait disparu : nous vivons toujours dans le temps, mais nous découvrons que chacun des moments du temps présent continue le Présent éternel et que, dans le cadre de ce Présent éternel, il prend une tout autre valeur. Non seulement nous avons redécouvert le temps : nous avons encore trouvé, dans l'expérience immédiate du Présent, la source du temps lui-même. C'est l'Eternité qui est la mère de notre Présent sacré ; bien plus, elle est notre Présent et le temps, comme l'a dit Platon, n'est que le reflet mouvant de l'Eternité. Quand nous devenons conscients de la Présence, il nous semble que deux êtres sont désormais unis en un seul et que le centre de gravité n'est pas en nous mais en cet Autre. De même que les mouvements de deux corps liés l'un à l'autre et tourbillonnant dans l'atmosphère, sont déterminés surtout par le plus pesant, de même la conscience de la Présence apporte avec elle le sentiment que notre vie est, dans une large mesure, dirigée, et que son dynamisme provient d'une source en dehors d'elle. Au lieu d'individus affairés, toujours pressés, se hâtant aux œuvres de l'Eglise, ou à l'élaboration minutieuse de plans savants pour créer un monde meilleur, nous devenons des êtres souples et moins obstinément attachés à notre logique. La source de notre énergie, de notre dynamisme n'est plus en nous, mais dans la divine Présence.

    D'ailleurs, ce n'est pas nous qui avons la responsabilité de la religion, c'est Dieu. Dès que nous cessons de nous imaginer que nous en sommes les soutiens, pour découvrir que Dieu est à l'œuvre, Dieu l'Agresseur, l'Envahisseur, l'Initiateur, nous nous apercevons que notre tâche à nous est d'appeler les hommes à faire silence pour reconnaître la voix divine "Arrêtez et sachez que je suis Dieu" - de les engager à écouter, et à répondre par leur tranquille acquiescement aux subtiles suggestions divines. Nous devons, tout d'abord, les
encourager à l‚cher prise, à cesser de lutter, à renoncer à l'effort fébrile d'une piété sûre d'elle-même et qui cherche à plaire à une divinité extérieure. Comptons sur Dieu, qui frappe à la porte du temps. Dieu cherche les hommes, nous ne sommes pas seuls à les chercher. Dieu désire ardemment enrichir notre présent temporel, pour en faire un Présent éternel en le remplissant du sentiment de sa Présence. Je suis convaincu que les croyants ne tiennent pas assez compte du fait que Dieu est un agent actif dans les affaires de ce monde. " Voici, je me tiens à la porte et je frappe ", mais trop de personnes bien intentionnées sont si remuantes et bruyantes dans leur désir de faire quelque chose pour Dieu, qu'elles ne L'entendent pas lorsqu'Il leur demande de Le laisser agir, Lui, par leur intermédiaire. Nous admirons peut-être la volonté d'escalader le ciel qui animait les constructeurs de la tour de Babel, mais n'auraient ils pas mieux fait d'écouter l'appel céleste, au lieu de l'étouffer sous le cliquetis des truelles et les grincements de l'échafaudage ?

    Un élément constant de l'expérience du Présent est une joie exquise, ineffable, accompagnée de paix, de sérénité et d'un sentiment de libération. " L'Eternel a mis dans ma bouche un cantique nouveau. " Aucun des cantiques d'autrefois n'exprime avec assez de force la joie et la splendeur de ce Présent ; on ne saurait demander à un Présent d'autrefois de chanter parfaitement le Présent d'aujourd'hui, car les sources de la vie jaillissent d'instant en instant avec une force toujours renouvelée. Alors que l'ange agite l'eau, est-ce le moment de s'attarder sur la berge pour décrire des miracles passés ?

    L'essentiel n'est pas que le cantique soit nouveau, mais que ce cantique nouveau soit mis dans notre bouche. Nous chantons, et cependant ce n'est pas nous qui chantons, c'est l'Eternel qui chante en nous. Lorsque nous faisons l'expérience de vivre sur les hauts plateaux avec la Présence divine, il me semble que c'est bien l'Eternel qui chante. La joie que nous éprouvons de la Présence n'est pas une simple joie subjective dont nous jouissons égoïstement, en la gardant pour ainsi dire dans notre poche, mais un don individuel qu'un Dieu bienfaisant nous accorde dans sa grâce. C'est la joie, mêlée de paix et de sérénité, inhérente à la vie divine elle-même, et il nous est donné de prendre notre part de cette joie qui se trouve éternellement dans tous les Présents. Le cantique est mis dans notre bouche, puisque c'est l'Auteur de tous les cantiques qui le chante en nous. Nous reprenons le cantique éternel de l'Autre, qui chante en nous, qui chante pour nous, et, par notre intermédiaire, pour le monde.

    Car nous ne pouvons pas saisir ou découvrir le Présent sacré par notre activité ou notre énergie. Il a son dynamisme propre, il s'empare de nous : c'est Lui qui est actif et il fond sur nous à l'improviste. Il nous vivifie, en nous communiquant une énergie provenant d'un centre nouveau. Nous pouvons compter sur ce Présent, seul dynamisme sûr, facteur tout puissant des événements de ce monde. Car l'Eternité fait irruption dans le temps, en agissant énergiquement par l'intermédiaire de ceux qui consentent à se laisser saisir, qui renoncent à avoir confiance en eux-mêmes, qui ne se fient plus à leurs propres efforts, mais se soumettent à l'Eternel, Lui permettant ainsi de recréer, par leur intermédiaire, notre monde temporel.

    Voilà donc le premier fruit de l'Esprit une joie ineffable et glorieuse ". Le deuxième - non moins important que le premier - c'est l'amour. Car, dans l'expérience de la divine Présence, un océan infini de lumière et d'amour s'étend au-dessus de l'océan de ténèbres. Dans le Présent éternel, nous apercevons tous les hommes sous un jour nouveau. Nous les enveloppons de notre amour et nous sommes enveloppés avec eux du vaste Amour de Dieu que nous connaissons en Jésus-Christ. Dès que nous nous mettons à vivre dans le Présent, les hommes se transforment à nos yeux, car maintenant c'est du sommet des hauts plateaux que nous les voyons. Ils ne sont plus une foule de personnages anonymes, dont quelques-uns servaient nos ambitions ou les contrecarraient, tandis que la plupart d'entre eux nous étaient indifférents parce qu'ils nous demeuraient complètement étrangers. Maintenant, nous nous identifions à eux, nous souffrons et nous nous réjouissons avec eux. On pourrait presque parler d'une paternité cosmique, car nous les entourons tous d'une tendre sollicitude.

    Je crois, toutefois, que cette expérience-là appartient au stade le plus élevé de l'extase mystique, tandis que celle que je me suis attaché à décrire est relativement fréquente à un degré de moindre exaltation. Elle nous donne pourtant le sentiment de la Présence pendant des jours et même des semaines. Dans ces moments-là, Isaac Penington le savait bien, les jaillissements de la Vie ont une fraîcheur toujours nouvelle. Ce sentiment de la Présence est accompagné, il est vrai, d'un vaste arrière-plan d'Amour cosmique et de tendre sollicitude pour toutes choses (y compris les plantes, dans mon cas). Au premier plan se dressent les objets particuliers de notre affection, de notre sollicitude et de notre responsabilité. Les personnes que nous connaissons le mieux, que nous voyons le plus souvent, auxquelles nous avons surtout affaire, voilà celles que nous aimons maintenant d'une façon nouvelle et plus profonde. Il faudrait pouvoir embrasser le monde entier dans cet amour nouveau, mais le présent temporel place devant nous un fragment spécial du monde, envers lequel nous avons une responsabilité spéciale, aujourd'hui. La responsabilité née de notre situation dans l'espace est très différente de celle qui naît de notre situation dans le temps, car nous pouvons voyager pour nous rendre à des endroits éloignés et nous y trouvons un premier plan différent, avec des objets et des phénomènes nouveaux, mais nous ne pouvons pas sortir de notre présent temporel pour entreprendre un voyage dans un autre milieu historique. C'est dans le présent temporel d'aujourd'hui que l'Amour triomphant du Présent éternel désire, par notre intermédiaire, faire irruption.

    Mais cet Amour divin, cet Amour ardent, qu'est-il et que se propose-t-il quand, nous ayant envahis, il se sert de nous pour gagner les autres ? Il veut qu'ils fassent à leur tour cette grande découverte, qu'ils trouvent Dieu, eux aussi, ou plutôt qu'ils se laissent trouver par Dieu, afin de pouvoir participer à cette expérience de l'irruption de l'Eternité en eux, et faire de leur vie le reflet de la Vie éternelle. L'amour du Père céleste n'est pas seul à s'inquiéter du sort des enfants prodigues : partout où un cœur a goûté à l'Amour divin, on trouve cet Amour paternel qui s'inquiète des enfants prodigues, cette sollicitude du berger qui souffre pour les brebis égarées, incapables de trouver les verts pâturages, ignorantes de l'existence même des verts pâturages ; on trouve un fils de Dieu qui considère avec chagrin ses compagnons courbés sur leur r‚teau, trop occupés à rassembler péniblement des brindilles de bois et des fétus de paille, pour apercevoir la couronne de vie qu'une main leur tend (2) Serait-il possible que le divin Présent éternel, agissant en nous, nous portât à blasphémer ? Ne nous arrogeons-nous pas quelques-unes des prérogatives de Dieu ? C'est là un des aspects de l'étonnante hardiesse dont je parlerai tout à l'heure en traitant le sujet de la paix - troisième des fruits principaux de l'Esprit.

    Mais auparavant, je voudrais attirer l'attention sur la communion qui s'établit entre tous ceux qui ont trouvé l'Amour dans l'éternel Présent. Ceux qui ont été ramenés au Principe qui est en eux éprouvent, en effet, une puissante attraction réciproque. Cette communion n'est pas fondée sur une expérience subjective commune à tous, comme nous dirions, par exemple, que les victimes du rhume des foins communient dans une même infortune! Elle est fondée sur un Objet que tous reconnaissent comme la Vie même qui est en eux. Voilà la Réalité qui sépare le Quakerisme du pur individualisme et du pur subjectivisme, avec lesquels on le confond trop souvent.

    Venant après l'amour et la joie, le troisième des éléments composant l'expérience de la Présence, c'est la paix. J'aurai l'audace d'en parler, même à une heure où les drames de la Chine, de l'Espagne, et des camps de concentration de l'Allemagne pèsent lourdement sur nos cœurs.

    Que les angoisses s'apaisent donc miraculeusement quand elles sont fécondées et vivifiées par la Présence ! L'ancienne vie, qui se déroulait entièrement dans un monde à une dimension, celui du temporel, était une vie de perpétuel effort. Avions-nous évalué le passé exactement ? Pourrait-il surgir un événement imprévu susceptible de menacer notre avenir et de réduire à néant toutes nos combinaisons ? Anxiété ! Angoisse ! Voilà de quoi est faite la vie des hommes qui " réussissent " Cela ne ressort-il pas des articles biographiques paraissant dans les magazines à grand tirage ? Et dire qu'il se trouve des personnes pieuses qui croient devoir travailler assidûment pour plaire à Dieu, pour obtenir un bon témoignage et hâter la venue de son Règne ! L'idéal nietzschéen du surhomme, doué d'une force et d'un héroïsme dominateurs, aurait-il hypnotisé l'Eglise, l'amenant à adopter une attitude d'activisme exagéré ?
 

    Alors survient la conscience de la Présence. L'éternel Présent fait irruption dans les présents temporels. Désormais, tout est sécurité : un sentiment de confiance absolue, né de la certitude d'être uni à une Puissance triomphante, remplace les anciennes angoisses au sujet de l'établissement du Royaume de Dieu. Cette sécurité embrasse l'individu, le groupe et l'espèce humaine tout entière, Nous nous écrions : " Comment ai-je pu être aussi aveugle ? " N'est-il pas évident que c'est en Dieu que tout ce qui a de la valeur est le plus en sécurité ? Une foi sereine, calme et assurée, en la conquête lente et progressive du monde par la puissance de l'Amour est un des éléments de la paix.

    Faire l'expérience de la Présence, c'est faire celle de la paix, faire l'expérience de la paix, c'est faire celle - non de l'inaction  - mais de la puissance, et faire l'expérience de la puissance, c'est faire celle de l'amour, qui aime sans se lasser jusqu'à ce qu'Il remporte la victoire. Celui qui connaît la Présence connaît la paix, et celui qui connaît la paix connaît la puissance, et il croit avec une foi absolue que cette Puissance d'Amour objective, qui s'est emparée de lui, vaincra le monde.

    Un résultat immédiat de cette certitude, c'est la diminution à nos yeux du prestige des décisions raisonnablement combinées, et basées uniquement sur les calculs. Tandis que nous vivions sur une seule dimension, dans le domaine temporel, nous devions régler notre vie tout seuls. Il fallait interprêter le passé avec circonspection et préparer l'avenir avec soin, ne rien entreprendre sans que les calculs en fissent prévoir le succès, ne point vivre en aveugles, ne point s'engager avec témérité dans l'inconnu, ne point se laisser entraîner par un bel idéalisme à des entreprises hasardeuses. Il fallait, au contraire, être raisonnables, pleins de bon sens, circonspects, avertis. Soudain survient la certitude de la réalité de la Présence, et on découvre que le Présent éternel soutient tous les présents temporels et leur donne naissance. Alors commence une vie extraordinaire, une vie de victoire par la foi. On ne travaille pas au bruit des marteaux, les muscles tendus et le front plissé, à des tâches aussi désespérées en apparence que l'élimination de la guerre mais on se met en marche dans la paix, la puissance et la confiance vers la fraternité mondiale et l'amitié inter-raciale, dans un monde où les chances de succès semblent pourtant bien aléatoires.

    J'ai affirmé que l'élément rationnel dans la conduite de la vie s'était atténué. Mais la raison, qui juge et coordonne, n'est point bannie de la vie dirigée par la Présence, elle n'est pas remplacée par des impulsions momentanées. De tout temps, les penseurs ont cherché à effectuer une synthèse entre le chaos des présents temporels sans lien entre eux, et l'unité cohérente d'un système rationnel, lié dans toutes ses parties et où le temps a perdu son empire. L'obéissance aux suggestions de l'éternel Présent peut exiger une foi absurdement téméraire devant des obstacles insurmontables, mais elle ne nous ; décharge pas de l'obligation d'une conduite intelligente, rationnelle et coordonnée, elle n'est pas une excuse pour la déraison et l'inconséquence. Parlant des révélations qui lui étaient accordées, Fox affirme " qu'elles se complétaient l'une l'autre et qu'elles étaient d'accord avec les Ecritures ". Il y a unité, cohérence, suite et raison dans la vie extérieure des hommes dirigés par l'Esprit. Penn, au moment de la scission Wilkinson-Story, écrivait en parlant des revendications contradictoires des séparatistes : " Comme si la Lumière pouvait se contredire, ou qu'elle pût tolérer dans la famille de Dieu, dans le troupeau de ses brebis, une unité fondée sur des pratiques non seulement diverses, mais incompatibles !" Ce sujet demande à être étudié en détail et avec beaucoup de soin : je suis convaincu qu'une telle étude prouverait que la raison et l'intelligence ne sont nullement absentes des vies passées en la Présence et, d'autre part, que les raisonnements et les calculs intellectuels ne doivent ni remplacer, ni paralyser la vigueur et l'autorité absolue de l'éternel Présent.

    Quand nous prenons conscience de la Présence, certains points de notre passé temporel, qui concernent notre présent temporel, changent complètement d'aspect. Par exemple, il arrive souvent que nos anciennes défaillances nous paralysent. Si le Présent éternel conseille : " Fais telle chose ", notre présent temporel nous dira : " Tu sais bien que tu t'es montré faible dans des circonstances analogues. Mieux vaut ne pas recommencer ! " Mais l'assurance que nous donne le Présent éternel nous suffit, comme elle aurait dû suffire à Moïse :  " Dieu dit : Je serai avec toi ". Soumettez-vous à l'éternel Présent ; alors, plein de paix et de sérénité, et de l'audace que donne la foi, vous pourrez entrer dans une vie miraculeuse. Ou, au contraire, il peut arriver que notre présent temporel nous conseille : " Agis de telle façon. Tu es bien fait pour ce travail. Ton éducation t'a préparé... à enseigner, peut-être, ou à prêcher, à donner des conseils, ou à diriger une entreprise. D'ailleurs, si tu ne le fais pas, personne ne le fera ". Mais il se peut que le Présent éternel nous avertisse : " Arrête-toi ! Attends ! Ne compte pas sur toi-même ! Ne t'imagine pas que tu pourras par le raisonnement te rendre capable d'accomplir cette tâche. Ne sais-tu pas que de ces pierres du chemin je puis faire naître des hommes plus capables que toi ?"

    Ainsi, par la foi, nous nous élançons tour à tour avec une hardiesse inouïe, ou nous demeurons sur place, inébranlables, pleins d'une étonnante confiance, car le présent temporel a sa source dans le Présent éternel, qui est une Présence constante, "un océan infini de lumière et d'amour qui s'étend au-dessus de l'océan de ténèbres et de mort".



(1)   Journal de George Fox. Traduction de Mme Bovet. Paris, 1935, PII. (N. d. T.)
(2) Allusion à un épisode du Voyage du Pélerin, de John Bunyan. (N. d. T.)