Dédié au prêtre Timothée par le prêtre Denys
Traduction Maurice de Gandillac, AUBIER, Paris, 1941
CHAPITRE 1: Quel est le propos de cet ouvrage et quelle est la tradition concernant les noms divins.
CHAPITRE 3 : De la puissance de la prière. De saint Hiérothée. De la piété et des écrit théologiques.
CHAPITRE 5 : De lEtre et également des modèles.
CHAPITRE 7 : De la Sagesse, de lintelligence, de la Raison, de la Vérité, te la Foi.
CHAPITRE 8 : De la Puissance, de la Justice, du Salut, de la Rédemption, et aussi de linégalité.
CHAPITRE 10 : Du Tout-puissant, de lAncien des jours, et aussi de ta durée perpétuelle et du temps.
CHAPITER 12 : Du Saint des Saints, du Roi des Rois, du Seigneur des Seigneurs, du Dieu des Dieux
CHAPITRE 13 : Du Parfait et de lUnique.
§ 1. — Après les Esquisses théologiques, jai dessein maintenant, heureux ami, dans la mesure de mes forces, dentreprendre lexplication des Noms divins. Quici encore notre loi Soit celle quon a déjà définie daprès les textes saints: ne pas démontrer la vérité des paroles divines par des probabilités tirées dune sagesse humaine, mais bien par une révélation de cette puissance qui vient aux théologiens de lEsprit et qui nous fait adhérer sans parole et sans savoir aux réalités qui ne se disent ni ne se savent, unis à elles à notre façon au delà des puissances et des forces de la raison et de lintelligence. Cest, en effet, une règle universelle quil faut éviter dappliquer témérairement aucune parole, voire même aucune pensée à la Déité suressentielle et secrète, à lexception de ce que nous ont révélé divinement les saintes Ecritures.
Linconnaissance de cette sur-essentialité même qui dépasse raison, pensée et essence, tel doit être lobjet de la science suressentielle; aussi ne devons-nous lever les yeux vers le haut que dans la mesure où se manifeste à nous le Rayon même des saintes paroles théarchiques, nous ceignant, pour recevoir les plus hautes lumières, de cette sobriété et de cette sainteté qui conviennent aux objets divins. Sil faut faire confiance, en effet, à une théologie toute sage et parfaitement vraie, cest dans la mesure qui convient à chaque intelligence que les secrets divins se manifestent et se révèlent, puisque cest la Bonté même de la Théarchie qui, dans sa justice salvatrice, offre divinement aux êtres mesurables, comme une réalité infinie, sa propre incommensurabilité. Car, de même que les intelligibles ne sauraient être saisis ni contemplés par les sensibles, de même que les objets simples et non-modelés échappent à tout ce qui a forme et contour, et comme rien de ce qui a revêtu figure de corps ne peut toucher lincorporel ni schématiser linfigurable, — selon le même raisonnement véridique, toute essence est transcendée par lIndéfini suressentiel, comme toute intelligence par lUnité qui est ait delà de lintelligence, et aucune raison discursive ne peut discourir de lUn qui dépasse tout discours, ni aucune parole rien exprimer du Bien qui est au dessus de toute parole, Monade unificatrice de toute monade, Essence suressentielle, Intelligence intelligible et Parole ineffable, exemple de raison, dintelligence et de nom, nayant dêtre selon le mode daucun être, cause ontologique de tout être et en même temps, parce quelle est située au delà de toute essence, totalement exclue de le catégorie de lêtre, selon la révélation quelle fait delle-même da a maîtrise et son savoir.
§ 2. Ainsi donc, comme on la dit déjà, à légard de la Déité suressentielle et secrète, il faut éviter toute parole, voire toute pensée téméraire, hors de ce que nous révèlent divinement les Saintes Ecritures. Car cest la Déité même qui, dans ces textes sacrés, a manifesté delle-même ce qui convenait à sa Bonté. Mais à tout être science et contemplation de sa nature intime restent parfaitement inaccessibles, car elle demeure séparée de tous les êtres de façon suressentielle. Et tu remarqueras que maints théologiens ne lont pas louée seulement en lappelant invisible et indescriptible, mais encore inexplorable et indépistable, car ils nont laissé aucune trace, ceux-là qui ont pénétré jusquà sa secrète infinité. Et pourtant le Bien en soi ne demeure pas totalement incommunicable à tout être, car de sa propre initiative et comme il convient à sa Bonté, il manifeste continûment ce rayonnement suressentiel qui demeure en lui, en illuminant chaque créature proportionnellement à ses puissances réceptives, et il entraîne vers lui les âmes saintes afin quelles le contemplent, quelles entrent en communion avec lui et quelles sefforcent de lui ressembler; je parle de ces âmes qui tendent vers lui comme il leur est permis de le faire, sans sacrilège, dans le respect sacré qui lui est dû, non de celles-là dont limpuissante arrogance dépasse le mode de révélation divine qui leur fut concédé et qui était en harmonie avec leur situation, ni de celles quentraîne vers le bas leur propension au mal, mais bien de ces âmes qui, de façon ferme et constante, tendent les yeux vers le rayon qui les illumine, et qui, dans un élan amoureux proportionné aux lumières quelles ont reçues, avec une prudence sacrée, prennent leur vol vers lui sagement et saintement.
§. 3 En nous soumettant ces disciplines théarchiques, qui régissent jusquaux saintes légions des ordres supracélestes, en ne touchant au secret de la Théarchie qui transcende lintelligence et lessence que par la sainte vénération dun esprit libéré de toute curiosité, en respectant lIneffable par notre sage silence, nous sommes entraînés alors jusquà ces lumières qui nous viennent des saintes Ecritures et leur splendeur nous pousse aux louanges théarchiques, en nous illuminant dun éclat qui nest pas de ce monde, et en nous façonnant aux louanges saintes, de façon non seulement que nous accédions à ces lumières théarchiques que concèdent ces louanges à la mesure de nos capacités, mais encore que nous louions le Principe bienfaisant de toute sainte illumination, à la façon dont il sest lui-même révélé dans les saintes Ecritures. Ainsi dira-t-on, par exemple, quil est de toute réalité: Cause, Principe, Essence et Vie; pour toute créature déchue: Appel et Résurrection; pour ceux qui ont glissé jusquà perdre lempreinte divine Renouvellement et Réforme; pour ceux que meut un trouble impur: saint Affermissement; pour ceux qui demeurent fermes: Sécurité; pour ceux qui montent vers lui: Main secourable; pour ceux qui reçoivent la lumière: Illumination; pour les parfaits Principe de perfection; pour les déifiés: Théarchie; pour ceux qui deviennent simples: Simplicité; pour ceux qui sunissent Unité, cest-à-dire Principe de tout principe situé suressentiellement au-delà de tout principe; et Transmission bienfaisante du secret, autant quil est permis sans sacrilège de le transmettre; et, pour tout dire enfin, Vie de tout vivant, Essence de tout être, Principe et Cause de toute vie et de toute essence, produisant et conservant dans sa bonté lêtre de tout être.
§ 4. — Voilà ce que nous enseignent les textes sacrés et tu pourras remarquer que les louanges saintes des théologiens consistent, pourrait-on dire, exclusivement à disposer les noms divins dans leurs paroles et leurs chants daprès les manifestations bienfaisantes de la Théarchie. Ainsi, presque chaque fois quil sagit de théologie, nous voyons la Théarchie saintement louée, soit comme Monade et comme Unité, à cause du caractère de simplicité et dunité de ce sublime Indivisible dont la puissance unifiante nous uni fie nous-mêmes et rassemble dune façon qui nest pas de ce monde la division de nos altérités pour nous conduire ensemble à la monade conforme à Dieu et à cette unification qui a Dieu même pour modèle; soit comme Trinité, à cause de la manifestation trois fois personnelle de cette Fécondité suressentielle doù toute paternité, au ciel et sur terre, reçoit son être et son nom; soit comme Cause des êtres, parce que cest sa Bonté faiseuse dessence qui a produit lêtre de toutes choses; soit comme Sage et Belle, parce que tout être conserve inaltérées les qualités propres à sa nature par limmanence totale en lui dune harmonie divine et dune sainte beauté; soit comme Amour de prédilection pour lhomme, parce que cest en toute vérité et de façon totale que la Déité sest communiquée à notre nature par lune de ses Personnes, appelant et haussant jusquà elle cette bassesse de lhomme, que Jésus, sans composition, assuma indiciblement, lEternel recevant ainsi extension temporelle et sinsérant par sa naissance jusquau fond de notre nature, lui qui échappe suressentiellement à tout ordre naturel, et cela tout en conservant immuable et sans mélange tout ce quil possède en propre.
De ces lumières produites par une opération divine et de toutes les autres du même genre dont, selon les saintes Ecritures, le don secret nous fut octroyé par nos maîtres inspirés, nous avons reçu à notre tour linitiation, et voici que pour nous, proportionnelle ment à nos forces, à travers les voiles sacrés dont se recouvre la transmission des paroles saintes et des traditions hiérarchiques, lamour de Dieu pour lhomme enveloppe lintelligible dans le sensible, le suressentiel dans lêtre, donne forme et façon à linformable et à linfaçonnable, et à travers une variété de symboles partiels multiplie et figure linfigurable et merveilleuse Simplicité. Mais quand nous serons de venus incorruptibles et immortels et que nous aurons atteint au repos parfaitement bienheureux de ceux qui sont entièrement conformes au Christ, alors, nous disent les Ecritures, « nous serons entièrement avec le Seigneur », (1 Thes., IV, 17) remplis, dune part dans nos toutes pures contemplations de sa manifestation visible qui nous illuminera de ses très brillantes vibrations, faisant de nous ses disciples dans cette très divine métamorphose; mais participant dantre part à son rayonnement intelligible par une intelligence libre de passions et dématérialisée et à cotte union qui dépasse lintelligence par létincellement dune bienheureuse inconnaissance au sein de rayons plus lumineux que la lumière et par limitation toujours plus divine des Intelligences supra-célestes; comme le dit, en effet, la sainte Ecriture, « nous serons alors égaux aux anges et fils de Dieu, étant fils de la résurrection. » (Luc, XX, 36).
Pour linstant, selon les dons que nous avons reçus, nous usons pour atteindre aux réalités divines des symboles qui nous sont propres et ce sont eux, une fois encore, qui nous élèvent, à la mesure de nos forces, à la vérité simple et une des spectacles intelligibles; usant pleinement de lintuition que nous pouvons avoir de la forme divine, nous dépouillant de toute opération intellectuelle, nous tendons, autant quil est permis sans sacrilège, vers ce Rayon suressentiel, qui contient de toute éternité, selon un mode dont cest dire trop peu que de lappeler ineffable, les termes de toute connaissance, ce Rayon quon ne saurait ni concevoir ni exprimer, ni saisir par aucune sorte de vision, car il est séparé de toutes choses; si cest trop peu de le dire inconnaissable, il possède pourtant en lui davance de façon globale et suressentielle les définitions de toute connaissance et de toute puissance relatives aux essences; sa puissance nest accessible à aucune créature et son siège domine celui de toute créature supracéleste. Toute connaissance, en effet, porte sur un être. Or, tout être est limité. Le Rayon, par conséquent, qui est au delà de toute essence, doit transcender aussi toute connaissance.
§ 5. Si la Déité dépasse tout raisonnement et toute connaissance, absolument supérieure à lintelligence et à lessence, embrassant toutes choses et les rassemblant, les comprenant et les anticipant, niais elle-même inaccessible à toutes prises si elle exclut et sensation et image et opinion et raisonnement et contact et science, comment pourrons-nous discuter sérieusement des noms qui conviennent aux réalités divines, ayant dabord montré que la Déité sur- essentielle échappe à toute expression et transcende tout nom?
Comme je lai dit déjà dans mes Esquisses théologiques, lUn, lInconnaissable, le Suressentiel, le Bien en soi, Celui qui est, je veux dire lUni-trinité, les trois Personnes également divines et bonnes, on ne peut les atteindre ni en paroles ni en pensées. Mais ces modes eux-mêmes ne sont pas moins indicibles et inconnaissables, qui conviennent aux anges, qui appartiennent aux saintes puissances et quil convient dappeler soit des étincelles soit des dons venus du Bien supérieur à toute connaissance et plus lumineux que la lumière, modes qui nappartiennent quà ceux des anges qui les méritent, au delà même de la connaissance angélique. Quand ces intelligences, unies à Dieu autant quil est en leur pouvoir, sont devenues, à limitation des anges, conformes à Dieu (cest lorsquelles ont renoncé à toute activité intellectuelle quadvient, en effet, à ces âmes déifiées, lunion à la Lumière plus que divine); alors, seulement, elles savent que de cette Lumière la louange la plus capitale; en renonçant à tous les êtres, elles reçoivent lillumination véritable et sublime de leur union bienheureuse à cette Lumière elle-même, et elles la célèbrent comme la Cause de tout être qui nest elle-même aucun être, car elle transcende suressentiellement toute créature. Ainsi cette Théarchie suressentielle, située au delà de la substance et du bien, quaucun de ceux qui aiment la Vérité transcendante à toute vérité ne se permette de la louer comme raison ou comme puissance, comme vie ou, comme essence, mais quil la situe plutôt là où sont exclus et dépassés toute manière dêtre, tout mouvement, toute vie, toute image, toute opinion, toute expression, toute raison, toute intelligence, toute essence, toute stabilité, tout principe, toute unité, toute limite, toute infinité, en un mot tout ce qui appartient à lêtre. Mais puisquil est vrai quen tant que substance du Bien absolu elle est la Cause universelle, il faut la célébrer comme Providence, Principe théarchique de tout bien. Car tout est fait pour elle et tout dépend delle, et elle précède tout, et tout subsiste en elle, et cest parce quelle est que tout est produit et conservé et que tout tend vers elle, les êtres doués dintelligence et de raison par mode de connaissance, les animaux inférieurs par voie de sensation, les autres êtres par un mouvement vital ou par une aptitude innée ou acquise.
§ 6. Ainsi instruits, les théologiens la louent tout ensemble de navoir aucun nom et de les posséder tous. De navoir aucun nom, puisquils rapportent que la Théarchie elle-même dans une des visions mystiques où elle se manifeste symboliquement, gourmanda celui qui lui demandait: « Quel est ton nom? (Gen., XXXII, 29) », et, pour le détourner de toute connaissance capable de sexprimer par un nom, lui parla ainsi: « Pourquoi me demander mon nom? il est admirable. (Juges XIII, 18) » Et nest-il pas effectivement admirable, ce nom qui dépasse tout nom, ce nom anonyme, « transcendant à tout nom qui se nomme, en ce siècle, comme dans le siècle à venir (Eph., 1, 21) »? Davoir pluralité de noms, lorsquils la décrivent ensuite disant delle-même: « Je suis Celui qui suis (Exod., III, 14) », ou encore Vie, Lumière, Dieu, Vérité(Jean, XIV, 6 et VIII, 12; Gen., XXVIII, 13); et quand les connaisseurs de Dieu célèbrent par des noms multiples la cause universelle de tout effet en partant de tous ses effets, comme Bonté, Beauté, Sagesse, comme Digne damour, Dieu des dieux, Seigneur des seigneurs, Saint des saints, Eternel, Etre et Cause des âges, ou encore Chorège de vie, Sagesse, Intelligence, Raison, Science, comme Possession au suprême degré des trésors universels de toute connaissance, comme Puissance, Puissante, Roi des rois, Ancien des jours, comme Jeunesse éternelle et Immutabilité, comme Salut, comme Justice, comme Sanctification, comme Rédemption, comme surpassant toute grandeur et manifestée à lhomme à travers un vent léger. Ils affirment en outre que [ce Principe divin] appartient aux intelligences, aux âmes et aux corps, au ciel et sur terre, quil est ensemble identique dans lidentique, au sein de lunivers, autour de lunivers, au delà de lunivers, au delà du ciel, Suressentiel, Soleil, Etoile, Feu, Eau, Esprit, Rosée, Nuée, Roc absolu, Pierre, en un mot tout ce qui est et rien de ce qui est.
§ 7. Ainsi donc à cette Cause de tout qui dépasse tout cest à la fois lanonymat qui convient et tous les noms de tous les êtres, afin dassurer sa royauté universelle, pour que toutes choses dépendent delle et se fondent en elle comme en leur cause, comme en leur principe, comme en leur terme, afin quelle soit, comme il est écrit, toute en tous (1 Cor., XV, 2) et quon ait raison de la célébrer comme Fondement universel, comme Source de tout principe, comme Perfection et comme Suffisance, comme Conservation et comme Demeure, comme Conversion à soi-même, tout cela de façon unique, irrésistible, transcendante. Car elle nest pas cause seulement de la conservation des êtres, de leur vie ou de leur achèvement, de façon à recevoir, selon cette fonction ou dautres opérations de sa Providence, le nom de Bien au delà de tout noms; mais il faut ajouter quelle contient davance en soi tout être de façon simple et indéfinissable, par le don bienfaisant de sa parfaite et unique Providence, cause universelle, en sorte quon peut la louer et la nommer convenablement à partir de tout être.
§ 8. Au reste les théologiens ne célèbrent pas seulement les noms divins qui se tirent des Providences générales ou particulières, mais il advient encore que les apparitions divines qui se produisent dans les temples sacrés ou ailleurs, illuminant initiés et prophètes, leur suggèrent de nommer selon la diversité de se fonctions causales et de ses puissances ce Bien supérieur à toute splendeur et à tout nom, et de lui attribuer des formes et des figures humaines, ou encore celles du feu ou de lambre. Cest ainsi quils louent ses yeux et ses oreilles, ses cheveux, son visage, ses mains et ses épaules, ses ailes, ses bras, son dos, ses pieds, quils lui attribuent des couronnes et des trônes, des calices et des cratères, et tous ces emblèmes que nous tâcherons délucider autant que nous pourrons dans notre Théologie.
Pour le moment, recueillant dans les Ecritures tout ce qui concerne notre propos présent, et usant de ces prolégomènes comme dune règle impérative, passons à lexplication de ceux des noms divins qui appartiennent au domaine de lintelligible, et, comme le prescrit à toute théologie le magistère ecclésiastique, initions-nous (au sens propre du terme) par un travail discursif, qui tend vers la vision divine, à des contemplations conformes à Dieu; ouvrons de saintes oreilles aux explications des saints noms de Dieu, situant, selon la tradition divine, les choses saintes en des lieux saints, et, loin de les livrer aux railleries et aux injures des profanes, sil se trouve de tels hommes, épargnons-leur plutôt nette lutte sacrilège. Prends bien garde à ces préceptes, excellent Timothée, et conforme-toi à la tradition la plus sacrée, ne révélant à des profanes, ni oralement ni daucune façon, les secrets divins. Pour moi, que Dieu maccorde de célébrer de manière digne de lui la multitude des noms où sexprime la bienfaisance de cette Déité qui dépasse tout nom et toute appellation, et puisse-t-il néloigner jamais de ma bouche la parole de vérité!
§ 1. La substance entière de la Théarchie, quelle quelle puisse être, les Ecritures la célèbrent comme définie et manifestée par son caractère de bienfaisance. Comment interpréter autrement lenseignement de la Sainte théologie, disant que la Théarchie elle-même sest révélée en ces termes « Pourquoi minterroges tu sur le bien? Nul nest bon si ne nest Dieu seul. » (Mat, XIX, 17). Or on a déjà touché à ce point et démontré ailleurs que les Ecritures usent toujours des noms de Dieu qui sont dignes de lui pour célébrer indistinctement la Déité pleine et entière, totale et indivisée, attribuant ces noms totalement indistinctement, absolument, indifféremment, universellement à lentière totalité de la Déité totale et entière.
Ainsi, comme on la rappelé dans les Esquisses théologiques, ne point attribuer ce nom à la Déité entière, ce serait blasphémer et déchirer par une audace criminelle lUnité qui transcende toute unité. Il faut donc dire que ce nom convient à lentière Déité, car cest ainsi qua parlé lui-même le Verbe essentiellement bon: « Je suis bon » Matth., XX., 15, cependant quun des prophètes inspiré de Dieu célèbre également la bonté de lEsprit Ps. CXLII, 10. Si, dailleurs, lon prétend restreindre le sens de la parole : « Je suis Celui qui suis Exod. III, 14 » à une partie de la Déité au lieu dy voir la louange de la Déité tout entière, comment faudrait-il entendre alors cette autre parole: « Voilà ce que dit Celui qui est, qui fut et qui viendra, le Tout puissant Apoc. I, 4 » et cette autre encore: « Tu es identique à toi-même Ps. CXLIX, 28 » et cette autre aussi: « LEsprit de vérité, qui est, qui procède du Père Jean, XV, 26»? Et si lon prétend que la Théarchie entière nest pas Vie, comment serait-elle vraie alors, la parole sacrée : « Comme le Père ressuscite les morts et les vivifie, ainsi le Fils vivifie ceux quil lui plait de vivifier Jean, V, 21 », et celle-ci encore « Cest lEsprit qui vivifie Ibid., VI, 64 »? Et de même cest à la Déité entière quappartient luniverselle seigneurie. On ne saurait dénombrer, semble-t-il, les passages où la théologie attribue tant à la Déité engendreuse de Dieu quà la Déité du Fils le nom de Seigneur, lappliquent, au Père comme au Fils. Et lEsprit nest pas moins Seigneur.
Il en est de même pour la Beauté et la Sagesse, louanges qui appartiennent à lentière Déité, et aussi pour la Lumière, la Déification, la Causalité et tout ce qui se dit de lentière Théarchie. Ces noms, lEcriture en use pour célébrer la Théarchie entière, soit de façon globale, en affirmant: « Tout vient de Dieu Cor. XI, 10 », soit plus précisément en disant « Tout a été fait par lui et pour lui Jean, I, 3 » et « Tout subsiste en lui Rom., XI, 36» et encore « Tu enverras ton Esprit et ils seront créés Ps. CII, 30 ». Et pour trancher le débat dun mot, cest le Verbe théarchique lui-même qui a dit: « Le Père et Moi, nous sommes Un Jean X, 30 » et: « Tout ce qua le Père, Je lai aussi Ib. XVI, 15 », et encore: « Tout ce qui est mien est tien, et tout ce qui est tien est mien Ibid., XVII, 10 ». Ajoutons une fois de plus que tout ce qui appartient ensemble au Père et à lui-même, le Verbe lattribue également à lEsprit théarchique comme une réalité commune et unique les opérations divines, le caractère vénérable, la causalité dune source inépuisable, la distribution des dons qui con viennent à linfinie Bonté. Quiconque est nourri des saintes Ecritures, à moins davoir lesprit perverti, accordera, je pense, que tout ce qui se dit proprement de Dieu convient à la Théarchie entière selon sa parfaite et divine raison. Ayant ainsi démontré et défini ces vérités, ici de façon brève et partielle, mais ailleurs avec assez de détails et de références scripturaires, disons que, quel que soit le nom intégral de Dieu quil sagit dexpliquer, il faut lappliquer à la Déité entière.
§ 2. Si lon objecte que nous introduisons par là une confusion et que nous allons contre les distinctions qui conviennent à Dieu, il ne nous paraît pas quun tel raisonnement puisse vraiment passer pour convaincant. Sil existe un homme, en effet, qui soit totalement rebelle à lenseignement des Ecritures, un tel homme sera parfaitement étranger à notre façon de philosopher : or, sil na point souci de la sagesse divine des Ecritures, comment nous soucierions-nous à notre tour de lintroduire dans la science théologique? Si lobjectant prend garde tout au contraire à la vérité des Ecritures, usant anus aussi de cette règle et de cette lumière, nous aurons soin alors, autant quil est en notre pouvoir, de défendre hardiment notre thèse. Nous dirons que la théologie nous livre certaines vérités communes [aux trois Personnes], dautres particulières [à lune des Personnes]. Or il serait sacrilège de diviser ce qui est commun ou de confondre ce qui est distinct. Mais dociles à lenseignement reçu, il nous convient selon nos forces de nous élever vers les splendeurs divines. Car cest là-haut que, recevant les révélations divines comme la plus belle régie de vérité, nous veillerons avec zèle sur le dépôt de ces révélations, sans les augmenter ni les diminuer ni les altérer daucune façon, les conservant sous la garde des Ecritures, puisant en elles le pou voir de veiller sur ceux qui eux-mêmes les conservent.
§ 3. — Certains noms conviennent donc en commun à lentière Déités nos Esquisses théologiques lont démontré abondamment à la lumière des Ecritures. Cest ainsi quon peut la nommer tout entière Plus que bonne, Plus que Dieu, Suressentielle, Plus que vivante, Plus que sage, et lui attribuer généralement tous les noms qui expriment une négation pat transcendance. Ajoutons-y les noms qui concernent la causalité: Bien, Beau, Etre, Source de vie, Sage, et également tous ceux qui se rapportent ana dons bienfaisants de cette Déité quon appelle pour cela Source de tout bien. Mais il existe aussi des noms distincts correspondant à des réalités distinctes les uns et les autres également suressentiels le Père, le Fils et lEsprit, car ces termes ne sont ni interchangeables ni communs. Est également distincte la substance parfaite et intégrale de Jésus incarné à la façon dun homme, et distincts les mystères essentiels de cet amour de lhumanité qui est lié à cette incarnation.
§ 4. Mais il importe, croyons-nous, de revenir en arrière pour mieux exposer le mode par fait de lunité de la distinction en Dieu, afin que notre raisonnement soit parfaitement évident, quil ne laisse place ni à léquivoque ni à lobscurité, et que lobjet propre en soit défini de façon précise, claire et méthodique. Comme je lai dit ailleurs, les saints initiés de notre tradition théologique appellent unités divines ces réalités secrètes et incommunicables, plus profondes que tout fondement, et qui constituent cette Unicité dont cest trop peu de dire quelle est ineffable et inconnaissable. Et ils appellent distinctions divines les procès et les manifestations qui conviennent à la bienfaisante Théarchie. Ils affirment encore, conformément aux saintes Ecritures, quil existe des attributs propres à lunité ainsi définie et quà la distinction en Dieu correspondent encore des unités et des distinctions particulières. Cest ainsi, par exemple, que, selon lunité de la divine Suressentialité, on doit attribuer lUni-trinité fondamentale, comme attributs unitaires et communs : la Substantialité qui dépasse tonte essence, la Déité qui est au-delà même de Dieu, la Bonté transcendante à tout bien, lIdentité universellement transcendante dune propriété entière, elle-même transcendante à toute propriété, lUnité qui est au delà du principe dunité, lIneffabilité, la Multiplicité des noms, lInconnaissance, luniverselle Intelligibilité, lAffirmation totale, la négation totale, lAu-delà de toute affirmation et de toute négation, la Subsistance et le Fondement pour ainsi dire mutuels des principes personnels de lUni-trinité au sein dune Unité totale supérieure à toute unité, sans aucun mélange de parties. De la même façon si jose user ici dimages sensibles et familières, les lumières de plusieurs lampes, rassemblées dans une seule pièce, bien que totalement immanentes les unes aux autres, gardent entre elles, mais en toute pureté et sans mélange les distinction, qui leur sont propres, unies dans leur distinction et distinctes dans leur unité. Nous constatons bien que si plusieurs lampes sont rassemblées dans une seule pièce, toutes leurs lumières sunissent pour ne former quune seule lumière qui brille dun seul éclat indistinct, et personne, je pense, dans lair qui enveloppe toutes ces lumières, ne saurait discerner des autres celle qui vient de telle lampe particulière, ni voir celle-ci sans voir celle-là, puisque toutes se mélangent à toutes sans perdre leur individualité. Quon retire de lappartement lun des luminaires, sa lumière propre va disparaître tout entière, nemportant rien avec soi des autres lumières, ni ne leur laissant rien de soi-même. Comme je lai dit, en effet, leur union mutuelle était totale et parfaite, mais sans supprimer leur individualité et sans produire aucune trace de confusion. Or tout cela se produit dans un air corporel, et il sagit dune lumière produite par un feu matériel. Que dire alors de cette Unité suressentielle dont nous affirmons quelle se situe non seulement au delà des unités corporelles, mais au delà même de celles qui appartiennent aux âmes et aux intelligences et que ces dernières possèdent déjà sans mélange et selon un mode qui dépasse ce monde, lumières conformes à Dieu et supra-célestes, entièrement immanentes les unes aux autres dans la mesure, proportionnelle à leurs forces, où elles participent à lUnité parfaite ment transcendante?
§ 5. Dans le théologies de la Suressence, la distinction, comme je lai dit, ne consiste pas seulement en ce que chacune des Personnes qui sont principes dunité subsiste dans lUnité même sans se confondre avec les autres et sans aucun mélange, mais en ceci également que les propriétés qui appartiennent à la suressentielle génération au sein de la Déité ne sont aucunement interchangeables. Dans la suressentielle Déité le Père seul est source, et le Fils nest pas père, ni le Père fils; à chacune des Personnes théarchiques convient linviolable privilège de ses louanges propres. Tel est donc, en ce qui con cerne lUnité et la Substance indicibles, le double domaine des caractères communs et des caractères distincts. Mais sil est vrai que le procès convenable à la Bonté divine constitue bien une distinction en Dieu, quand lunique Déité, tout en demeurant éminemment une, se multiplie elle-même et prend plusieurs figures, cette distinction en Dieu nen sauvegarde pas moins la parfaite unité de ces dons In définissables, de ces substantifications, de ces vivifications, de ces productions de sagesse, de toutes ces largesses de la Bonté qui est cause universelle, lesquelles permettent, tant à partir des participations que des participants, de célébrer limparticipabilité du participé. Ajoutons que cest une propriété commune, synthétique et unique pour toute la Déité, que dêtre participée pleine et entière par tous ses participants, et non point jamais par aucun dentre eux de façon partielle, comme le point central dun cercle est participé par tous les rayons qui constituent le cercle, et comme les multiples empreintes dun sceau unique participent à loriginal, lequel est immanent tout entier et de façon identique dans chacune des empreintes, sans se fragmenter daucune manière. Mais limparticipabilité de la Déité, cause universelle, transcende encore toutes ces figures, car il nest avec elle ni aucune sorte de contact ni aucune sorte de communauté ni aucune synthèse entre elle et ses participants.
§ 6. — On pourrait objecter pourtant: le sceau nest pas entier et identique dans toutes les empreintes. Je réponds que ce nest pas la faute du sceau qui se transmet à chacune entier et identique, mais cest laltérité des participants qui fait dissembler les reproductions de lunique modèle, total et identique. Si la matière, par exemple, est molle et plastique, lisse et vierge, si sa consistance nest pas trop solide, ni sa fluidité trop liquide, lempreinte du sceau sera pure, claire et durable. Sil lui manque au contraire quelquune des qualités quon vient de dire, ou bien elle ne le reproduira que dune façon confuse et obscure, ou tels autres défauts lui adviendront par suite de son inaptitude à la participation.
En ce qui concerne laction bienfaisante de Dieu à légard des hommes, il faut définir une autre distinction encore seul le Verbe suressentiel assuma pour nous notre propre substance de façon entière et vraie; par son Action comme par Sa Passion, cest lui seul qui, proprement et singulièrement assuma la totalité de lopération humano-divine A cette oeuvre, ni le Père ni 1Esprit nont pris aucune part, sinon, pourrait-on dire, par lexistence en eux dun Vouloir bienfaisant et dun Amour de lhumanité et parce que lopération divine quexécuta par son Incarnation humaine cet Etre immuable qui est Dieu et Verbe divin, est une opération totale, transcendante et indicible de la Déité. Cest ainsi que nous tâchons dans nos raisonnements dunir et de distinguer les propriétés divines selon quelles correspondent en Dieu à lunité ou à la distinction.
§ 7. Ces unités et ces distinctions, dans la mesure où lEcriture nous en a révélé les causes telles quelles conviennent à la nature divine, nous les avons exposées selon nos forces dans les Esquisses théologiques, précisant les propriétés de chacune; les unes, nous les avons déduites et expliquées de façon logique et véridique, en appliquant une intelligence sainte et pacifiée à ces évidences dont les Ecritures nous offrent la vision; les autres, nous nous sommes élevés vers elles comme vers des mystères révélés au delà de toute opération de lintelligence. Il nest en effet aucune réalité divine, autant quelle nous puisse apparaître, que nous ne connaissions à travers des participations ce quelles peuvent être en soi, dans la propriété de leur principe et de leur fondement, cela dépasse toute intelligence, toute essence et toute connaissance. Si nous nommons, par exemple, le Secret suressentiel ou Dieu ou Vie, ou encore Essence, Lumière ou Raison, notre intelligence en ce cas ne saisit que ces puissances qui descendent de Lui vers nous, pour nous déifier nous essentialiser, nous vivifier, nous assagir. Dans sa nature intime ce Secret ne soffre à notre élan que par labandon de toute opération intellectuelle, par le renoncement à toute saisie intuitive à toute déification, à toute vie, toute essence, car rien de tout cela ne convient exactement à cette Cause pleinement séparée de tous ses effets par sa totale transcendance. Nous savons bien que le Père représente au sein de la Déité lélément producteur, que Jésus et lEsprit sont pour ainsi dire les pousses divines de la Déité engendreuse de Dieu et en quelque sorte ses fleurs et son rayonnement suressentiels. Mais cela, ce sont les saintes Ecritures qui noua lont enseigné : le mode de ce mystérieux engendrement, il nest possible ni de le dire ni de le concevoir.
§ 8. Ajoutons que toute la puissance propre à notre activité intellectuelle se borne à comprendre que Paternité divine et Filiation divine proviennent pour nous comme pour les puissances, supra-célestes dun don de cette Paternité et de cette Filiation fondamentales et parfaitement transcendantes par quoi les intelligences qui se conforment à Dieu reçoivent lêtre et le nom de dieux, de fils de dieux et de père de dieux. Il sagit bien évidemment dune paternité et dune filiation réalisées de façon spirituelle, cest incorporelle, immatérielle, Intellectuelle, mais lEsprit théarchique en lui-même transcende toute immatérialité et toute déification intelligibles, et le Père et le Fils restent séparés par leur transcendance de toute paternité et de toute filiation divines. Car il nest point dexacte ressemblance entre les effets et les causes; si les effets portent en eux quoique empreinte de la cause, cel1e pourtant reste séparée de ses effets et elle les transcende en raison de sa nature même de principe, Pour user dimages humaines, disons que les plaisirs et les peines sont appelés causes de la jouissance et de la souffrance, mais en soi ils ne jouissent ni ne souffrent, et de même le feu est cause de la chaleur et de la combustion sans quon dise pourtant quen lui-même il ne se brûle ni ne se chauffe. Si lon répond que la Vie en soi est vivante et que resplendit labsolue Lumière, il me paraît que ce sont des expressions incorrectes, à moins dentendre par là, selon une autre interprétation, que tout ce qui appartient à leffet appartient dabord à la cause éminemment et formellement.
§ 9. — Il nest pas jusquà la vérité la plus évidente de toute la théologie: lacte de Jésus façonnant sa divinité dans un moule humain, qui ne soit non plus inexprimable par aucun raisonnement et inconnaissable à aucune intelligence, sagît-il du plus élevé des anges les plus anciens. Que Dieu ait pris lui-même essence dhomme, cest comme un mystère que nous lavons appris, mais nous ignorons comment il a pu se former dun sang virginal selon une autre loi que celle de la nature, comment il a pu traverser à pied sec les eaux liquides, bien que ce pied eût masse corporelle et pesanteur matérielle, et il en va de même plus généralement pour tous les secrets de la nature merveilleuse de Jésus. Mais de ces mystères nous avons suffisamment parlé ailleurs, et notre illustre précepteur les a loués dans ses Eléments théologiques de façon trop sublime pour quil soit besoin dy insister davantage, soit quil les ait reçus des saints théologiens, soit quil ait appris à les considérer par une savante exégèse des Ecritures après beaucoup dexercices et de temps, soit quil y ait été initié par une inspiration plus divine, nayant pas seulement de Dieu une science théorique mais une expérience vécue, et que par une sympathie interne de lui à elles il ait assumé pour ainsi dire la forme de cette Unité et de cette Foi qui ne sapprennent pas, mais qui se vivent de façon mystérieuse. Et pour résumer le plus brièvement possible les nombreuses et heureuses spéculations que lui inspira sa très grande puissance de raisonnement, voici ce quil dit de Jésus dans les Eléments de théologie quil a composés :
§ 10. — Paroles extraites du très saint Hiérothée dans ses Eléments de Théologie
« La Divinité de Jésus, cause universelle et total achèvement, conserve laccord des parties avec le tout. Elle nest elle-même ni partie ni tout, et tout ensemble tout et partie, car en soi elle contient et possède, de façon éminente et par anticipation, et le tout et les parties du tout. Parfaite dans les imparfaits, en tant que principe de perfection, elle nest pas moins imparfaite dans les parfaits, en tant que supérieure et antérieure à toute perfection. Forme informante en tout ce qui est informe, en tant quelle est principe formel, elle nest pas moins informe en tout ce qui a forme, en tant quelle transcende toute forme. Par sa pureté, elle est essence élevée au dessus de toute essence, suressentielle et séparée de toute essence. Elle définit tout principe et tout ordre, et elle reste transcendante à tous les principes et à tous les ordres. Elle est la mesure des êtres et de leur perpétuité, et elle est au-delà de la perpétuité, et antérieure à la perpétuité. Elle est plénitude; indicible, innommable, elle dépasse lintelligence, la vie, lessence. Elle contient merveilleusement toute merveille, suressentiellement toute suressentialité. Cest pourquoi, ayant condescendu par amour de lhomme à assumer sa nature, sétant véritablement incarné, Celui qui est plus que Dieu sest fait homme. (Que daignent nous protéger ces mystères que nous célébrons au delà de toute intelligence et de toute raison!). Et il a conservé pourtant dans cet état son caractère merveilleux et suressentiel, non seulement parce quil est entré en communauté avec nous sans aliénation de lui-même et sans mélange et sans que fût diminuée la transcendance de sa plénitude, mais aussi parce que, — miracle des miracles! — au sein même de notre nature il est demeuré merveilleux et dans notre essence suressentiel, contenant en lui éminemment tout ce qui nous appartient et vient de nous, au delà de nous-mêmes. »
§ 11. — Mais ninsistons pas davantage et revenons au propos même de notre raisonnement, en expliquant selon nos forces les noms communs et uniques qui conviennent à la distinction divine. Et pour commencer par des définitions claires, disons quon appelle distinction divine ces procès de la Théarchie qui conviennent à sa Bonté, Car, en accordant libéralement à tous les êtres et en répandant sur eux les participations à la totalité de se biens, elle se distingue tout en restant une, elle se plurifie dans son unicité, elle prend de multiples figures, sans sortir de lunité. Cest ainsi que lorsque ce Dieu qui est être de façon suressentielle fait don de son être aux autres êtres et produit toute essence, on dit que cet Etre unique prend plusieurs figures, car il produit hors de lui pluralité dêtre tout en restant parfaitement égal à lui-même, un dans sa multiplication, unique dans son procès, entier dans sa division, grâce à sa transcendance suressentielle par rapport à tout être et grâce à cette façon unitaire qui est sienne de tout produire et de répandre hors de lui, sans rien perdre de soi, ses inépuisables participations. Disons plus : cet Etre unique, qui communique son unité à toute partie et à toute totalité, à lun et au multiple, cet Etre nest un pourtant que de façon suressentielle, car il nest lui-même ni partie dune multitude ni totalité formée de parties en sorte quen ce sens il nest ni un ni ne participe à lunité ni ne possède la qualité dun, mais il est bien un au delà de tout mode, un au delà de cette unité qui se dit des êtres, multitude sans parties, plus que pleine et impossible à remplir, produisant, achevant et contenant en soi toute unité et toute pluralité.
Lorsque son uvre déificatrice, selon la capacité de chacun à recevoir lempreinte divine, produit une multitude de dieux, il semble, là encore, que le Dieu unique se divise et reçoive de multiples figures mais, en réalité, Celui qui est Principe du divin et Plus que divin nen demeure pas moins de façon suressentielle Dieu unique, indivisible en tout ce qui reçoit division, unifié en lui-même, incapable de se composer avec la pluralité des êtres ni de se multiplier en eux. cest à cette vérité merveilleuse que songeait le maître qui nous initia, mon précepteur et moi, au don de la lumière divine, connaisseur des réalités divines et lumière du monde, lorsquil écrivit dans un transport divin ces parole que nous ont transmises les saint es Ecritures (1 Cor., VIII, 5) : « Bien quil y ait des êtres quon appelle dieux, soit au ciel soit sur terre, comme sil existait plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, pour nous pourtant le Dieu Père est unique, doù viennent toutes choses et nous sommes faits pour lui. Et unique aussi le Seigneur Jésus-Christ par qui foulez choses furent faites, et à qui nous devons lêtre. » Dans les réalités divines, en effet, les unités lemportent sur les distinctions et les précèdent et ces réalités ne demeurent pas moins unes, quelles que soient les distinctions à lintérieur de lUn, car ces distinctions mêmes sont indivisibles et unifiées. Ces distinctions communes et uniques au sein de la totale Déité ou, si lon préfère, ces procès convenables à sa Bonté, nous tâcherons maintenant selon nos forces de les célébrer daprès les noms divins que nous révèlent les Ecritures, étant bien entendu davance, comme on la dit, que tout nom correspondant à un don de la Bonté divine, à quelque Personne théarchique quil sapplique, peut sétendre sans scrupule à la totalité de lentière Théarchie.
§ 1. Et tout dabord, si tu veux bien, nous examinerons ce nom de Bon, qui exprime parfaitement tous les procès divins, ayant invoqué la Trinité qui est principe du bien mais qui transcende le bien et qui manifeste la totalité des bienfaisantes Providences. Car cest vers elle quil nous faut, avant tout, faire monter nos prières, connue vers le principe du bien, et, nous approchant delle au plus près, recevoir linitiation des dons parfaitement bons qui résident en elle. Car sil est vrai quelle soit présente en tout être, tout être par contre ne réside pas en elle. Mais cest en la suppliant par de très saintes prières, par une intelligence exempte de trouble et de la façon qui convient à lunion divine, que nous aussi nous résiderons en elle. Car sa résidence nest pas locale en sorte quelle changerait de lieu et passerait de lun à lautre. Mais dire quelle est en tout être totalement immanente, cest rester en deçà de cette infinité qui dépasse et qui contient toutes choses. Efforçons-nous donc par nos prières de nous élever jusquà la cime de ces rayons divins et bienfaisants, de la même façon que, si nous saisissions pour lentraîner constamment vers nous de nos deux mains alternées une chaîne infini ment lumineuse qui pendrait du haut du ciel et des cendrait jusquà nous, nous aurions limpression de lattirer vers le bas, mais en réalité notre effort ne saurait la mouvoir, car elle serait tout ensemble pré sente en haut et en bas, et cest nous plutôt qui nous élèverions vers les plus hautes splendeurs dun rayonnement parfaitement lumineux. De même encore si nous étions montés sur un bateau et quon nous eût lancé, pour nous porter secours, des cordes attachées à quelque rocher, en vérité ce nest pas vers nous que nous tirerions le rocher, mais cest nous-mêmes, et avec nous le bateau, que nous hâlerions vers le rocher. Et si, inversement, quelque passager du bateau poussait le rocher marin, il nagirait aucunement sur le rocher stable et immobile, mais cest lui-même qui serait repoussé, et plus il ferait pression sur la pierre, plus fort elle le rejetterait en arrière. Et cest pourquoi au seuil de toute opération, mais particulièrement sil sagit de théologie, il faut commencer par des prières, non pour attirer à nous cette Puissance qui est tout ensemble présente partout et nulle part, mais pour nous mettre entre ses mains et nous unir à elle par des commémoraisons et des invocations divines.
§ 2. Et sans doute faut-il dabord nous justifier si, au lieu de nous contenter du merveilleux recueil des Eléments théologiques de notre précepteur Hiérothée, nous entreprenons, à notre tour, décrire dautres traités théologiques, et particulièrement celui quon lit ici. Assurément, si notre maître avait jugé bon de pour suivre jusquau bout létude détaillée de toutes les matières théologiques, si, traitant à fond chaque partie, il eût composé une Somme totale de théologie, nous nen serions jamais venu à ce point de folie et de grossièreté, de nous croire capable de traiter les problèmes théologiques dun regard plus pénétrant et plus divin que le sien, de répéter deux fois les mêmes vérités, duser de discours superflus, et en même temps de traiter injustement un maître et un ami à qui nous devons, après les leçons de saint Paul, notre initiation aux vérités divines, nous emparant par la force et à notre profit personnel du très illustre fruit de ses contemplations et de ses explications. Mais en fait, son oeuvre fut essentiellement une magistrale exégèse théologique où il nous livra un tableau densemble des définitions fondamentales, résumant maintes vérités en une seule formule, et tout se passa comme sil nous avait prescrit, à nous et à tous autres précepteurs des âmes encore novices, dintroduire développements et distinctions, par un raisonnement qui fût adapté à nos forces, dans les considérations globales et synthétiques que nous devons à la magnifique puissance intellectuelle de cet homme. Et cest à cette tâche que toi-même souvent tu nous engageas en nous renvoyant le livre de Hiérothée, le jugeant trop difficile. Aussi bien, croyons-nous que ce maître des raisons parfaites et accomplies doit être réservé à une élite, comme une sorte dEcriture nouvelle adjointe à celle que dicta Dieu lui-même. Pour nous, notre rôle est dexpliquer à notre façon et en usant de lanalogie les vérités divines aux intelligences qui restent â notre niveau. Car si louvrage de notre précepteur est une nourriture solide destinée aux parfaites intelligences, pour repaître les autres de cette nourriture, quelle perfection nous faudrait-il?
Nous avons donc raison daffirmer que pour saisir dune vue directe le sens intellectuel des Ecritures et pour enseigner aux autres le produit dune telle vision, il faut la puissance dun vieillard; mais la science et lenseignement des raisonnements qui conduisent à ces hauteurs conviennent à des maîtres et à des disciples dune moindre sanctification
Nous avons pris dailleurs un soin extrême de ne point toucher du tout aux points que ce précepteur divin avait entièrement approfondis et dont il avait donné la claire explication, en sorte que notre exégèse de lEcriture fit jamais double emploi avec la sienne. Car parmi nos grands prêtres Inspires de Dieu, il lemportait, tu le sais, aux yeux de tous les théologiens (Tu nignores pas que nous-mêmes jadis, avec lui et dautres nombreux parmi nos frères en sainteté, nous vînmes ensemble contempler ce Corps qui fût principe de vie et don de Dieu; il y avait là Jacques frère de Dieu, et Pierre, le chef et le doyen le plus grand des théologiens). Cest après cette contemplation quon décida que chaque grand prêtre selon ses forces, célébrerait la Bonté infiniment puissante de la faiblesse théarchique. Oui, cest bien lui qui lemportait sur tous les autres saints Initiateurs, lui qui, totalement ravi, sétant entièrement dépassé lui-même, participait du dedans et de façon entière à lobjet même quil célébrait apparaissant alors à tous ceux qui lentendaient on qui le voyaient quils le connussent ou non comme inspiré de Dieu et comme chantre divin des louanges divines. Mais à quoi bon redire ici tout ce qui dans cette réunion, fût dit de Dieu? Si ma mémoire est bonne, il me souvient davoir souvent entendu de ta bouche quelques fragments de ces louanges inspirées, tant ton zèle est vif â poursuivre les vérités divines comme un but essentiel.
§ 3. — Mais laissons de tels mystères, quil ne faut point livrer à la foule et qui te sont familiers. Quand il sagissait dentrer en contact avec la foule et de la conduire autant quil est possible de le faire à cette connaissance sacrée qui appartient aux hommes, par la façon dont il usait de son temps, par le degré de purification de son intelligence, par le soin quil apportait à ses démonstrations, par son excellence en tous les saints exercices, Hiérothée lemportait assez sur la foule de nos précepteurs sacrés pour quil nous fût interdit de jamais oser regarder en face un si grand soleil. Mais conscient de nos propres forces, nous savons bien notre impuissance devant lintelligence des intelligibles divins, notre incapacité à dire ou à exprimer tout ce qui se peut dire de la connaissance de Dieu. Resté bien inférieur à ces hommes divins, nous renonçons à la science quils eurent des ventes divines et nous en serions même venu, par une excessive circonspection, a refuser de rien écouter ni de rien dire concernant la philosophie divine, si nous navions compris quil ne convient pas de négliger cette connaissance des secrets divins qui est à notre portée. Ce qui nous a ainsi persuadé, ce ne sont pas seulement les tendances naturelles de notre intelligence quattache un perpétuel désir à ce quil lui est permis de contempler des merveilles divines mais également lexcellente institution des lois mêmes de Dieu, qui, tout eu nous interdisant de nous mêler indiscrètement de choses qui nous dépassent, qui excèdent nos forces et demeurent inaccessible, nous prescrivent au contraire, pour celles qui sont à notre portée et qui nous furent accordées en don, de les étudier sans relâche, et de les transmettre à notre tour aux autres hommes. Persuadé par ces arguments, la quête des vérités divines, dans la mesure ou elle nous est permise, ne nous a ni rebuté ni effrayé. Refusant de laisser sans secours tous ceux qui sont incapables datteindre à des contemplations qui dépassent lhomme nous sommes descendu nous aussi dans la lice théologique sans prétendre apporter rien de nouveau, mais simplement, par des recherches dites plus méticuleuses et plus poussées dans le détail, analyser et exposer aux autres tout ce que lexcellent Hiérothée a su réduire à lessentiel.
§ 1. Quil en soit donc comme on a dit : poursuivant notre raisonnement, passons maintenant à létude de cette dénomination de Bien, par quoi les théologiens définissent la Déité supra-divine, quand ils la considèrent dans son absolue transcendance, appelant, je crois, Bonté la substance même de la Théarchie et affirmant que lêtre même du Bien, en tant que Bien essentiel, étend sa bonté à tout être. Comme notre soleil, en effet, sans réflexion ni dessein mais en vertu de son être même, éclaire tout ce qui est en mesure, selon la proportion qui convient à chacun, de participer à cette lumière, — il en est certainement de même du Bien (car il dépasse le soleil comme dépasse une image imprécise larchétype transcendant considéré dans sa propre substance) et cest à tous les êtres que, proportionnellement à leurs forces, il distribue les rayons de son entière bonté. Cest à ces rayons que doivent de subsister, intelligibles ou intelligents, toutes les essences, toutes les puissances et tous les actes; cest par eux quexistent tous les êtres qui possèdent une vie indestructible et inaltérable, tous ceux qui échappent à la mort, à la matière et au devenir, tous ceux qui se situent au delà de la mutation instable, fluente et toujours génératrice de nouvelles diversités, tous ceux qui, incorporels et immatériels, ne sont objets que dintellection, et qui, intelligents eux-mêmes, possèdent une intellection qui nest pas de ce monde, car ils connaissent par illumination les raisons propres de tous les êtres et ils transmettent à leurs congénères leur propre savoir. Cest également à la Bonté quils doivent leur permanence et aussi leur stabilité, la conservation, la garde vigilante et le sanctuaire de leur bien propre. Et cest parce quils tendent vers le Bien en soi quils existent eux-mêmes et quils prospèrent, et cest parce quils se modèlent sur lui autant quil est en leur pouvoir quils prennent ainsi la forme du Bien et quils transmettent aux êtres qui ont rang au-dessous deux, selon la prescription dune loi divine, les dons de toutes sortes quils ont reçus du Bien.
§ 2. — Cest au Bien quils doivent également de sordonner entre eux selon une hiérarchie qui nest pas de ce monde, de rester intérieurement indivisés malgré leur mutuelle compénétration, de se distinguer les uns des autres sans aucune confusion; cest le Bien qui confère aux intelligences inférieures le pouvoir de tendre vers celles qui les sur passent, aux plus anciennes de veiller sur leurs subordonnées; cest lui qui veille soigneusement sur les puissances propres à chacune, sur le cycle immuable de leurs révolutions intérieures, sur la permanence et la sublimité de leur tendance vers le Bien, et sur toutes ces prérogatives dont on a parlé dans le traité consacré aux propriétés et aux ordres angéliques. Tout ce qui concerne la hiérarchie céleste, les purifications qui conviennent aux anges, les illuminations qui ne sont pas de ce monde, ces opérations par quoi se parachève leur perfection angélique, tout cela pro cède de la Bonté qui est cause et source universelles et -qui leur concède de recevoir ainsi la forme du Bien, de révéler la bonté latente en eux, de devenir vraiment des anges, cest-à-dire en quelque sorte des colporteurs du Silence divin, comme des lumières révélatrices situées par lInaccessible pour le manifester au seuil même de son sanctuaire.
Ajoutons quau-dessous de ces intelligences saintes et vénérables, les âmes elles-mêmes et tous les biens propres aux âmes ne doivent pas moins leur bonté au Bien qui dépasse tous les biens. Cest grâce à lui quelles sont douées dintellection, que la vie appartient à leur essence et demeure en soi impérissable, et quelles peuvent approcher de la vie propre aux anges, conduits comme par dexcellents guides jusquau principe bienfaisant de tout bien, participant ainsi, selon la mesure de leurs forces, aux illuminations qui jaillissent de là-haut et recevant autant les dons de ceux qui ont revêtus la forme du Bien, et toutes ces autres prérogatives que nous énumérées dans notre traité De lâme. Mais on peut aller plus loin encore, et sil faut parler des âmes irrationnelles elles-mêmes, des âmes des animaux qui fendent lair, de ceux qui marchent sur la terre, de ceux qui rampent le long du sol, de ceux qui habitent les eaux, ou encore de amphibies et de ceux qui vivent enfouis et cachés, et plus simplement de quiconque possédé une sensitive, cest-à-dire vie, — cest encore le Bien qui animé et vivifie tous ces êtres. Les plantes également ont toutes reçu de lui la forcé vitale nécessaire à leur nourriture et à leur croissance. Et il nest pas même jusquaux essences privées dâme et de vie qui ne doivent au Bien dexister et dé subsister dans lidentité de leur être propre.
§ 3. Mais si le Bien est transcendant à tout être, comme cest en effet le cas, il faut dire alors que cest linforme qui donne forme, que cest celui qui demeure en soi sans essence qui e le comble de lessence, et la réalité sans vie, vie suprême, et la réalité sans intelligence, suprême sagesse, et ainsi de suite, car toute forme qui se nie du Bien signifie pour lui transcendance informatrice. Et si lon ose ainsi parler, vers ce Bien supérieur à tout être il nest pas jus quau non-être qui ne tende également jaloux en quelque sorte de résider lui aussi dans le Bien proprement suressentiel par lui total dépouillement.
§ 4. Mais en poursuivant notre course, nous avons omis en chemin de noter encore ceci : le Bien est également cause des principes célestes et de leur limitation, de cette substance qui ne croit ni ne décroît, exempte de toute mutation, et cause aussi des autres mouvements pour ainsi dire silencieux de limmense route du ciel, de la disposition des astres de leur harmonie, de leur lumière, de leur fixité et tout ensemble pour quelques-uns de la multiplicité de leur course vagabonde, et non moins de la trajectoire périodique entre les deux bornes stables de ces deux luminaires que lEcriture qualifie de grands (Gen. 1, 16), qui définissent pour nous les jours et les nuits, qui mesurent les mois, et les années, qui limitent les mouvement cycliques du temps et de tout ce qui est soumis au temps, les dénombrent, les ordonnent et les conservent. Singulièrement quelles louanges ne ferait-on pas du rayonnement solaire? Cest du bien en effet, que lui vient la lumière et il est lui-même limage du Bien. Aussi célèbre-t-on le Bien en lappelant Lumière, puisquà travers limage cest le modèle qui se révèle. De même en effet que la bonté propre de la déité totalement transcendante pénètre toute essence, des plus hautes et des plus anciennes jusquau dernières, bien quelle demeure elle-même au-delà des essences, puisque ni les plus basses néchappent à son domaine, en sorte quelle illumine tout ce qui peut recevoir sa lumière, quelle le façonne et lui donne vie, quelle le conserve et le perfectionne, quelle est la mesure de tout être, sa durée, son nombre, sa mesure, son extension, sa cause et sa fin -, il en est ainsi également de limage où se manifeste la bonté divine, ce grand soleil qui est toute lumière et dont léclat ne cesse jamais, parce quil est un faible écho du Bien, et cest lui qui éclaire tout ce qui peut être éclairé, cest lui qui possède une lumière débordante et qui déverse sur la totalité du monde visible, à tous les échelons du haut en bas, léclat de son propre rayonnement. Et sil advient que ceci ou cela nait point part à ce rayonnement, naccusons aucunement linsuffisance qualitative ou quantitative de la diffusion lumineuse elle-même, mais bien limpuissance réceptive de ce qui est trop pauvre pour participer à la lumière. Certes, ils sont nombreux, les objets de cette sorte que dépassent les rayons lumineux pour éclairer ceux qui les suivent, et il nest rien dans lunivers visible, où natteigne le soleil grâce au grand pouvoir de franchissement de son propre éclat.
Disons plus: cest lui qui concourt à lengendrement des corps sensibles; il les meut de façon à leur donner la vie, il les achève, les purifie et les renouvelle; sa lumière mesure les heures et les jours et dénombre pour nous toute réalité temporelle; et cest déjà cette même lumière qui, selon le divin Moïse, bien quelle fût encore sans figure, définit les trois premiers jours de ce monde. Et de même que la Bonté convertit toutes choses à elles-mêmes, de même quen tant que Déité fondatrice et constituante elle est principe de rassemblement pour tout ce qui est dispersé, en sorte que tout tend vers elle comme vers son principe, son centre de cohésion, son parfait achèvement, de même que, selon les Ecritures, cest du Bien que tout reçoit structure et existence, comme mû par une cause absolument parfaite, où il nest rien qui ne subsiste, protégé pour ainsi dire et pénétré de part en part par la Toute Puissance fondamentale, pôle de toute conversion, où chaque chose trouve sa propre limite et vers quoi elles tendent toutes; par mode de connaissance si elles sont douées dintelligence et de raison; par mode de sensation si elles sont douées de sensibilité; pour celles qui nont point de sens, par le mouvement naturel de linstinct vital; pour celles en fin qui ne sont pas même vivantes et qui nont que lêtre brut, par leur simple aptitude à recevoir la participation des essences, — ainsi, selon sa qualité dimage révélatrice, la lumière rassemble également et convertit à soi tout ce qui est, tout ce qui voit, tout ce qui se meut, tout ce qui séclaire, tout ce qui séchauffe, et généralement tout ce qui reçoit ses rayons. Cest pourquoi on lappelle soleil (Hélios) parce que par elle tout est concentré (aollès) et quelle rassemble le dispersé (Etymologie fantaisiste tirée du Cratyle de Plates).
. Et cest vers cette lumière que tendent toutes les réalités sensibles, pour recevoir delle soit la puissance de voir, soit le mouvement, léclairage, la chaleur et plus généralement la conservation de lêtre. Non certes que jaffirme à la façon des Anciens que le soleil, comme dieu et comme démiurge de lunivers, gouverne proprement le monde visible, mais « depuis la création du monde, les mystères invisibles de Dieu sont saisis par lintelligence à travers les créatures, même sa Puissance et sa Divinité éternelles Rom I, 2 ».
§ 5. — Mais tout cela appartient à la Théologie symbolique. Pour linstant il nous appartient de célébrer le Bien sous le vocable de Lumière intelligible et de dire que le Bien est appelé Lumière intelligible car il emplit toutes les intelligences supracélestes dune lumière intelligible, car il chasse toute ignorance et toute erreur de toutes les âmes où Il pénètre et leur fait don à toutes de sa sainte lumière, car il purifie les yeux de leur intelligence de la brume dont les couvre leur ignorance, car il réveille et fait lever les paupières à celles quassoupit le faix des ténèbres, car il leur donne dabord un éclat modéré, puis, lorsquelles ont pour ainsi dire goûté à la lumière et quelles en désirent davantage, il augmente leur part et les illumine excellemment, parce quelles ont beaucoup aimé (Luc, V 47) », car enfin il ne cesse de les stimuler sur la voie du progrès à la mesure de leur effort personnel pour élever leur regard vers le haut.
§ 6. On appelle donc Lumière intelligible ce Bien qui est au delà de toute lumière, car il est source de tout rayonnement et il répand le trop plein de sa lumière sur toute intelligence ; quil sagisse de celles qui dépassent le monde, de celles qui lenveloppent ou de celles qui y demeurent, cest Lui qui les illumine de toute sa plénitude, qui renouvelle leur puissance dintellection, qui les contient toutes dans son extension et toutes les dépasse par sa transcendance, qui synthétise enfin de façon simple, qui contient davance et conserve en soi lentière maîtrise de la puissance illuminatrice. Il est en effet principe de la lumière et cest troppeu pourtant que de lappeler lumière, rassemblant en soi et concentrant la totalité des êtres doués dintelligence et de raison. Comme lignorance divise ceux qui se sont égarés, ainsi la présence de la lumière intelligible rassemble et réunit ceux quelle éclaire, elle les perfectionne, les convertit à lEtre absolu, et les détournant de la pluralité des conjectures, en ramenant la variété de leur vision –ou plutôt de leurs imaginations- à une seule connaissance, véridique, purifiée, unifiée, et en les emplissant dune lumière unique et unifiante.
§ 7. Ce Bien, les saints théologiens le célèbrent aussi en lappelant Beau, Beauté, Amour, Aimable, et de tous les autres noms divins convenant à cette fraîcheur qui est source de beauté et pleine de grâce. Assurément, il ne faut pas confondre « beau » et « beauté » dés lors du moins quon ne considère pas cette Cause qui réunit tout en un ; en tout être, nous distinguons en effet participation et participé, appelant ce qui a part à la beauté et beauté la participation à cette cause qui fait la beauté de tout ce qui est beau. Mais sil sagit du beau sur-essenciel, on lappelle aussi Beauté, à cause de cette puissance dembellissement quil dispense à tout être dans la mesure propre à chacun, et parce quà la façon de la lumière il fait rayonner sur toutes choses, pour les revêtir de beauté, les effusions de cette source rayonnante qui sourd de lui-même, parce quenfin il appelle (kalloun) tout à lui — aussi nomme-t-on beau (kallos) et quil rassemble au sein de soi-même tout en tout. Mais Si on le nomme beau, cest en ce sens quensemble il contient toute beauté et surpasse toute beauté, quil demeure éternellement beau, dune beauté identique à soi-même et constante, qui ne naît ni ne périt, ne croît ni ne décroît, car il nest point beau en ceci et laid en cela, ni tantôt beau et tantôt laid, ni beau selon les points de vue, les lieux ou les façons de la considérer, mais bien plutôt dune beauté constante, qui demeure la même en soi et pour soi, contenant davance en soi et de façon transcendante la source originelle de toute beauté.
Car dans cette nature simple et merveilleuse, commune à tout être beau, il nest beauté ni beau qui ne préexiste sous forme unique comme en sa cause. Cest cette beauté qui donne à chacun dêtre beau selon la proportion qui lui appartient, cest cette Beauté qui produit toute convenance, toute amitié, toute communauté, cest cette beauté qui produit toute unité et qui est le principe universel, parce quelle produit et quelle meut tous les êtres et quelle les conserve en leur donnant lamoureux désir de leur propre beauté. Pour chacun, elle constitue donc sa limite et lobjet de son amour, puisquelle est sa cause finale (Car cest en vue du bien que tout se fait) et son modèle (car cest à son image que tout se définit). Aussi le Beau se confond-il avec le Bien, car, quel que soit le motif qui meut les êtres, cest toujours vers le Beau-et-Bien quils tendent, et il nest rien qui nait part au Beau-et-Bien. Il faudra pousser laudace jusquà affirmer que le non-être participe lui aussi au même Beau-et-Bien, car cest chose belle et bonne que de le célébrer en Dieu par la négation de tout attribut.
Ainsi cet Un tout ensemble beau et bon est cause de toute la pluralité des beaux et des biens; Cest grâce à lui que toutes choses subsistent dans leur essence, quelles sont unies et distinctes, identiques et opposée semblables et dissemblables, que les contraires communient et que les éléments unis échappent à la confusion. Cest grâce à lui que les supérieurs exercent leur providence, que les inférieurs se convertissent, que tout conserve immuablement unicité et stabilité. Et grâce à lui encore que, selon son mode propre, tout communie à tout, que les êtres sympathisent et quils saiment sans se perdre les uns dans les autres; que tout sharmonise, que les parties concordent au sein du tout et se lient indissolublement les unes aux autres; que les générations se succèdent sans répit; que les intelligences, les âmes et les corps demeurent ensemble stables et mobiles, car il est pour eux tout à la fois repos et mouvement, et, situé lui-même au-dessus des catégories du repos et du mouvement, cest lui qui stabilise chaque être dans la raison qui lui convient et qui le meut selon le mouvement qui lui est propre.
§ 8. — Le mouvement des intelligences divines est dit circulaire lorsquelles sunissent à ces illuminations du Beau-et-Bien qui ne commencent ni ne cessent, — longitudinal lorsquelles condescendent à la providence de leurs subordonnées, car cest alors en ligne droite quelles accomplissent toutes leurs opérations, — hélicoïdal enfin lorsque, tout en exerçant leur providence sur celles qui en ont besoin, elles de meurent tout ensemble dans leur identité, et que, sans cesser de contempler le Beau-et-Bien qui est cause de cette identité, elles accomplissent leur in cessante révolution.
§ 9. — Lâme elle aussi se meut. Elle se meut dun mouvement circulaire lorsque, rentrant en soi-même, elle se détourne du monde extérieur, lorsquelle rassemble en les unifiant ses puissances dintellection dans une concentration qui les garde de tout égarement, lorsquelle se détache de la multiplicité des objets extérieurs pour se recueillir dabord en soi-même, puis, ayant atteint à lunité intérieure, ayant unifié de façon parfaitement une lunité de ses propres puissances, elle est conduite alors à ce Beau-et-Bien, qui transcende tout être, qui est sans principe et sans fin. Lâme se meut dun mouvement hélicoïdal dans la mesure où lilluminent selon son mode propre les connaissances divines, non certes par voie dintuition intellectuelle et dans lunité, tuais grâce à des raisons discursives et pour ainsi dire par des actes complexes et progressifs. Son mouvement enfin est longitudinal lorsque, plutôt que de rentrer en soi et de tendre à lunion intelligible (car alors son mouvement est circulaire comme on vient de le voir), elle se tourne vers les réalités qui lentourent et prend appui sur le monde extérieur comme sur un ensemble complexe de multiples symboles pour sélever à des contemplations simples et unifiées.
§ 10. Or, si de tels mouvements se produisent, et ceux également qui concernent à travers le monde entier les objets sensibles, et plus encore si les choses demeurent en elles-mêmes, conservent leur repos et leur situation, tout cela tient à laction productrice, conservatrice et délimitatrice du Beau-et-Bien, qui se situe tout entier au delà du repos et du mouvement. Cest pourquoi tout mouvement et tout repos procèdent de lui et résident en lui et tendent vers lui, et il est leur cause. Car cest à partir de lui et grâce à lui que les intelligences et les âmes possèdent essence et vie, cest à lui que tout dans la nature doit dêtre dit petit, égal ou grand, cest lui qui mesure tout être et détermine toute proportion, toute harmonie, tout mélange, cest lui qui universellement détermine le tout et la partie, lun et le multiple, la liaison des parties, la synthèse des multiplicités, la perfection des ensembles, la qualité, la quantité, la grandeur, linfini, la comparaison et la distinction; il est le principe de tout infini, de tout fini et de tout défini, des ordres, des excellences, des éléments, des genres, de toute essence, de toute puissance, de tout acte, de toute disposition acquise, de toute sensation, de tout discours rationnel, de toute intuition intellectuelle, de toute saisie, de toute science, de toute union. En un mot tout étire vient du Beau-et-Bon, subsiste au sein du Beau-et-Bon, se convertit au Beau-et-Bon. Cest au Beau-et-Bon que tout ce qui existe et tout ce qui devient doivent leur être et leur devenir, vers lui que tend tout regard, par lui que tout se meut et se conserve; de toutes choses il est ensemble fin et moyen; en lui réside le principe de toute exemplarité, de toute perfections de toute production, de toute forme et de tout élément, et simplement tout principe quel quil soit, toute conservation, toute délimitation.
En bref, disons que tout être procède du Beau-et-Bien, que tout non-être réside sur-essentiellement dans le Beau-et-Bien, car cest là le principe de tout et cette limite dont cest trop peu de dire quelle est principe et fin. Car, selon la sainte Ecriture, « tout est de lui, par lui, en lui et pour lui. (Rom XI, 36). » Ainsi tout tend vers le Beau-et-Bien, il est lobjet de tout désir amoureux et de tout amour charitable. Cest à travers le Beau-et-Bien, à cause du Beau-et-Bien que les êtres sont mutuellement amoureux les uns des autres, que les inférieurs se tournent vers les supérieurs, que ceux de même rang sunissent à leurs semblables, que les supérieurs exercent leur providence à légard des inférieurs, chacun sattachant en outre à son être propre et se conservant soi-même, et cest parce quils tendent tous ensemble vers le Beau-et-Bien quils réalisent et décident tous leurs vouloirs. Osons dire plus encore : en toute vérité, cest par surabondance de bonté que la Cause universelle désire amoureusement tout être, opère en chacun, parachève toute perfection, conserve et tourne à soi toute réalité, que ce désir amoureux est en Dieu parfaite bonté dun Etre bon, qui se réalise à travers le bien même. Faiseur de bien en toute chose, cet amoureux désir, préexistant de façon surabondante au cur même du bien, ne lui aurait pas permis de demeurer stérile et de se replier sur soi-même, mais il le met tout au contraire en branle pour quil agisse selon cette puissance surabondante duniversel engendrement.
§ 11. Mais quon nimagine pas que nous allions contre lEcriture en vénérant ce vocable de désir amoureux. Car je considère comme absurde et fa eux de négliger limportance du dessein au profit de lexpression verbale. Ce nest point ainsi quopèrent ceux qui veulent atteindre à lintelligence des réalités divines, mais plutôt ceux qui ne perçoivent que des sons à létat brut, sans les faire pénétrer au delà de leurs oreilles, les maintenant à lextérieur de leur intelligence, sans volonté de savoir ce que signifie telle ou telle expression ni comment il convient de léclairer par des synonymes plus explicites, se contentant de lettres et de traits inintelligibles, de syllabes et dexpressions qui ne sont point objet de connaissance, qui ne pénètrent pas jusquà la partie intellective de leur âme; mais bourdonnent simplement tout autour de leurs lèvres et de leurs oreilles, comme si, par exemple, ils nous refusaient le droit dexpliquer le nombre quatre, en disant: deux fois deux, ou la ligne droite, en lappelant figure rectilinéaire, ou terre maternelle en traduisant: patrie, et ainsi de suite pour toutes les locutions qui, avec des mots différents signifient la même réalité. Il faut savoir, la raison nous limpose, que, si nous usons de lettres et de syllabes, de mots, décrits et darguments, cest pour manifester notre pensée de façon sensible, en sorte que lorsque notre âme tend, en vertu de ses opérations intellectives, vers les intelligibles, vaines alors deviennent ces sensations ajoutées au sensibles et vaines aussi les puissances mêmes dintellection quand lâme a revêtu la forme divine et que, unie à elle par linconnaissance, elle se jette dans un élan aveugle sur les rayons de la Lumière inaccessible. Mais lorsquil sagit pour lintelligence de prendre appui sur le sensible pour sefforcer datteindre à la contemplation de lintelligible, la préférence revient alors aux plus claires des traductions sensibles, aux arguments les plus évidents; aux visions les plus manifestes, car si cela même est déjà obscur qui soffre aux sens, comment transmettraient-ils convenablement à lintelligence lobjet de leur perception? Pour quon nimagine pas quen soutenant cette thèse nous allions contre lautorité des divines Ecritures, ceux qui critiquent lemploi de lexpression « désir amoureux » nont quà écouter cette parole du Sage : « Sois amoureux delle et elle le gardera; enveloppe-la et elle texaltera, honore-la pour quelle tembrasse (Prov. IV, 6-9) » et se rappeler tant dautres passages où Dieu est célébré en termes érotiques.
§ 12. — Il a même paru à certains de nos auteurs sacrés que « désir amoureux » est un terme plus digne de Dieu qu « amour charitable ». Car le divin Ignace a écrit « Cest lobjet de mon désir amoureux quils ont mis en croix ». Et dans les livres préparatoires aux Ecritures, tu trouveras cette parole appliquée à la Sagesse de Dieu: « Jai désiré sa beauté (Sag. VIII, 2)». Il ne faut donc pas que ce vocabulaire érotique nous effarouche ni que les raisonneurs viennent nous en faire un épouvantail. Car il me paraît que les théologiens ont considéré comme synonymes « désir amoureux » et « amour charitable », mais en appliquant ces termes aux réalités divines, ils précisent bien quil Sagit de lamour véritable, à cause des absurdes préjugés de ces hommes [qui sattachent aux mots plutôt quaux choses]. Quand Dieu, en effet, a été célébré sous le nom dAmour véritable, non seulement dans nos écrits, mais même par la sainte Ecriture, la foule qui ne saisit pas quen Dieu le désir amoureux revêt la forme de lunité, a glissé insensiblement jusquà cette sorte de désir qui lui est familière, désir morcelé, corporel, susceptible de partage; en ce cas, il ne sagit plus damour véritable, mais dune image, ou plu tôt dune caricature de lamour authentique. La foule, en effet, est incapable de comprendre le caractère in divisible et unitaire du désir divin. Et cest pourquoi ce nom qui semble inconvenant au vulgaire nen est pas moins attribué à la divine Sagesse, afin que la masse soit conduite et élevée jusquà lintelligence du véritable amour, et se délivre des difficultés que ce terme présente à ses yeux. Lorsquil sagit au con traire de nous-mêmes, cest-à-dire dêtres vils et susceptibles de pensées irrationnelles, on emploie un mot qui paraît mieux sonnant : « Ton amour charitable, dit lEcriture, a fondu sur moi comme celui des femmes (II Rois 1, 26) ». Mais sadressant à ceux qui savent entendre le vrai sens des paroles divines, les saints théologiens, pour leur révéler les secrets divins, attribuent même valeur aux deux expressions de charité et de désir. Car ils désignent tous deux une même puissance dunification et de rassemblement, et plus encore de conservation, qui appartient de toute éternité au Beau-et-Bien grâce au Beau-et-Bien; qui émane du Beau-et-Bien par le Beau-et-Bien; qui unit les uns aux autres les êtres de même rang; qui pousse les supérieurs à exercer leur providence à légard des inférieurs; qui convertit les Inférieurs et les attache aux supérieurs.
§ 13. — Mais en Dieu le désir amoureux est extatique. Grâce à lui, les amoureux ne sappartiennent plus; ils appartiennent à ceux quils aiment. On le voit par lexemple des plus élevés qui exercent leur providence à légard de leurs inférieurs, tandis que les êtres de rang égal sunissent les uns aux autres et que les subordonnés se tournent de façon divine vers ceux du plus haut rang. Et cest ainsi que Je grand Paul, possédé par lamour divin et prenant part à sa puissance extatique, dit dune bouche inspirée : « Je ne vis plus, cest le Christ qui vit en moi (Gal II, 20) », ce qui est bien le fait dun homme que le désir n fait, comme il dit, sortir de soi pour pénétrer en Dieu et qui ne vit plus de sa vie propre, mais de la vie de Celui quil aime.
Osons ajouter ceci qui nest pas moins vrai: Ce Dieu lui-même, qui est cause universelle et dont lamoureux désir, à la fois beau et bon, sétend à la totalité des êtres par la surabondance de son amoureuse bonté, sort aussi de lui-même lorsquil exerce ses Providences à légard de tous les êtres et quen quelque façon il les captive par le sortilège de sa bonté, de sa charité et de son désir. Cest ainsi que, totalement et parfaitement transcendant, il ne condescend pas moins au soin de tous les êtres grâce à cette puissance extatique, sur-essentielle et indivisible qui lui appartient. Aussi les bons connaisseurs des secrets de Dieu perlent-ils de son ardeur jalouse à cause de lintensité de cet excellent désir amoureux qui sétend à tous les êtres ; parce quil convertit en ardeur jalouse le désir amoureux de ceux qui tendent vers lui, et quil manifeste lui-même une jalouse ardeur, comme si les êtres qui tendent vers lui étaient dignes de cette ardeur et dignes également de cette ardeur les êtres à légard de qui sexerce sa providence. Bref, du Beau-et-Bien on a le droit de dire quil est objet de désir amoureux et quil est lui-même amoureux désir, que ces propriétés sont contenues davance dans le Beau-et-Bien, et que cest au Beau-et-Bien quelles doivent être et devenir.
§ 14. Mais enfin que veulent dire les théologiens lorsquils appellent Dieu tantôt désir et charité, tantôt digne dun amoureux désir et aimante charité? De lamour il est la cause et, en quelque façon; le producteur et lengendreur. Digne damour, il lest par lui-même. Cest lamour qui le meut et cest parce quil est digne damour quil meut les autres en sorte que tout ensemble à partir de soi-même et en direction de soi-même, il est promoteur et moteur. Cest pourquoi on 1appelle à la fois Aimable et Désirable, parce quil est Beau-et-Bon. Désir et Amour parce quil est une puissance qui meut et qui entraîne vers lui. Car, seul, il est absolument et en soi Beau-et-Bon, cest lui-même qui, de soi-même, est manifestation de soi-même, bienfaisant procès de lUnité transcendante, mouvement simple dun amoureux désir qui se meut de soi-même et agit par soi-même; qui préexiste dans le Bien et déborde du Bien sur tout être avant de se retourner derechef vers le Bien. Il apparaît ainsi que le divin Désir est en soi sans fin et sans principe, tel un cercle perpétuel, qui grâce au Bien, à partir du bien, parcourt une parfaite orbite, demeurant identique à soi-même et conforme à son identité, ne cessant de progresser ni de demeurer stable ni de revenir à son état premier. Cest ce que notre admirable initiateur aux secrets divins a divinement expliqué dans ses Hymnes érotiques, quil nest pas inconvenant de rappeler ici et dadjoindre comme un couronnement sacré à ce quon vient de dire du désir amoureux.
§ 15. Extrait des Hymnes érotiques du très saint Hiérothée : « Par désir amoureux, quon parle de celui qui appartient à Dieu, ou aux anges ou aux intelligences ou aux âmes ou aux natures, nous entendons une puissance dunification et de connexion, qui pousse les êtres supérieurs à exercer leur providence à légard des inférieurs, ceux de rang égal à entretenir de mutuelles relations, ceux qui sont en bas de léchelle à se tourner vers ceux qui ont plus de force et qui se situent au dessus deux ».
§ 16. Autre extrait de ces Hymnes érotiques « De lAmour unique dépendent toute une série de désirs amoureux dont nous avons recensé lordre, disant tour à tour quelles sont les connaissances et les puissances de ces désirs, quils appartiennent au monde ou quils ne soient pas de ce monde, en quoi excellent, selon la raison quon a donnée, le ordres et les hiérarchies des désirs intelligents et intelligibles, parmi lesquels, dominant tous les amours parfaitement beaux et appartenant à lordre intelligible, ceux dont le mouvement est spontané et qui sont réellement divins constituent lobjet propre de nos louanges. Il nous reste maintenant à ramener tous ces désirs à lAmour qui les contient tous en son unité, partant de cette pluralité, réunissons et rassemblons tout désir amoureux dans Celui qui est leur père commun et pour cela réduisons dabord à deux lensemble des puissances érotiques, sur lesquelles règne de façon absolue, eu tant que fondement primitif, la Cause insaisissable de tout désir amoureux, transcendante elle-même à tout désir amoureux, objet suprême vers quoi tend lamour de tout être quel quil soit, conformément à sa nature propre. »
§ 17. Autre extrait des mêmes Hymnes érotiques. — « Mais ramenons derechef toutes ces puissances à lunité et disons quil nexiste quune Puissance simple, productrice dunion et de cohésion, qui est le principe spontané de son propre mouvement, et qui du Bien jusquau dernier des êtres, puis de nouveau de cet être même jusquau Bien, parcourt sa révolution cyclique à travers tous les échelons, à partir de soi, à travers soi et jusquà soi, sans que cesse jamais, identique à soi-même, cette révolution sur soi-même. »
§ 18. On répondra peut-être: si le Beau-et-Bien est pour tout être objet damoureux désir, but de toute tendance et de tout amour charitable, sil nest pas, en effet, jusquau non-être, comme on la vu, qui ne tende vers lui et qui ne désire subsister en quelque façon en lui, car cest lui également qui donne forme à linforme et cest de lui que, sur-essentiellement, le non-être tire son nom et son existence, — comment se fait-il alors que la multitude des démons, au lieu de tendre vers le Beau-et-Bien, attachée au contraire à la matière et déchue de cette permanente tendance vers le Bien qui convient à des anges, devienne la cause de tout mal, et pour soi et pour ceux des autres êtres quon traite de pervertis? Plus simplement, comment se peut-Il que, née du Bien, la race démoniaque nait point reçu la forme du Bien, ou que le bien reçu du Bien se soit ainsi altéré? Doù vient cette perversion, et pour tout dire, quest-ce donc que le mal? Quel en est le principe, en quels êtres réside-t-il? Pourquoi le Bien a-t-il décidé de le produire? Comment, layant voulu, a-t-il pu mettre un tel dessein à exécution? Et si le mal vient dune autre source, le Bien nest-il donc pas la source unique de toute existence? Puisquil existe une Providence, comment le mal est-il possible, comment naît-il, comment persiste-t-il? Com ment se peut-il quaucun être abandonne le Bien pour sattacher au mal?
§ 19. Voilà sans doute ce que dira un adversaire embarrassé. Mais il sera bon de le renvoyer à la con sidération de la réalité telle quelle se présente effectivement. Et tout dabord nous ne craindrons pas daffirmer ceci: le mal ne procède pas du Bien, ou du moins sil procède du Bien, ce nest pas en tant que mal. Ce nest pas au feu quil appartient de refroidir ni au Bien de produire son contraire. Sil est vrai que tout être procède du Bien (car la nature du Bien est de produire et de conserver les êtres, tandis que le mal les corrompt et les détruit), il nest rien dans les êtres qui procède du mal, et on ne saurait parler de mal absolu, puisquun tel mal se détruirait lui-même. Sil en va autrement, cest que le mal nest pas entièrement mal, mais quil participe en quelque façon au Bien et que bonne est la cause de tout ce quil possède dêtre.
Mais si les êtres tendent vers le Beau-et-Bien, si aucun deux nagit quen vue de ce qui lui semble bon, si lactivité de tout être a le Bien pour principe et pour fin (car en prenant pour modèle la nature du niai, on ne réalise rien de ce quon prétend réaliser), on nous demandera alors de rendre compte de lexistence du mal dans les êtres, ou plus simplement dexpliquer que rien puisse échapper à la tendance universelle vers le Bien. Nous répondrons que puisque tout être procède de ce Bien qui demeure on soi au delà de tout être, le non-être lui-même réside dans le Bien et quainsi il existe. Mais Il nen résulte ni quil soit être, car alors il naurait rien de mauvais, ni non-être, car rien ne peut être absolument non- être qui ne demeure sur-essentiellement dans le Bien lui-même. Si le Bien par conséquent se situe fort au delà et de lêtre considéré en soi et du non-être, le mal de son côté nappartient ni à lêtre ni au non-être, mais il est plus séparé du Bien que le non-être même, étant dune autre nature et plus que lui privé dessence.
Mais alors, direz-vous, doù vient donc le mal? Si le mal nest rien, vice et vertu sont identiques, quon considère leurs relations de tout à tout ou de partie à partie. En ce cas, ce ne sera aucunement un mal que de combattre la vertu. Or on sait que la tempérance soppose à lintempérance, la justice à linjustice ; et je ne dis pas seulement le tempérant à lintempérant, le juste à linjuste, mais bien avant quapparaisse au dehors la différence entre le vertueux et son contraire, dans lâme même, de façon tout-à-fait primitive, la discorde régnait déjà entre vertus et vices, et contre la raison sétait déjà élevé la révolte des passions. Il faut donc admettre que le mal soppose au bien. Ce nest pas le bien, en effet, qui soppose à soi-même ; né dun principe unique et dune cause unique, il se plait à la communion, à lunité, à lamitié. Et ne croyons pas non plus quun moindre bien soit opposé à un plus grand bien, pas plus quen ce qui concerne le chaud ou le froid le moins intense nest lopposé du plus intense. Il semble donc que le mal soit inhérent aux êtres, quil existe vraiment, quil soit le contraire et lopposé du Bien. Si on le considère comme une corruption de lêtre, le mal nest pas exclu pour autant de lexistence. Il faut bien en ce cas quil existe et quil engendre lêtre ; nest-il pas vrai, en effet, que très souvent cest de la corruption de ceci que naît cela? On dira donc que le mal existe, quil participe à la plénitude de toutes choses et quil contribue ainsi par son oeuvre propre à la perfection de lunivers.
§ 20. Mais à dire vrai, il faut répondre que ce nest pas le mal en tant que mal qui produit ni essence ni devenir, et que son seul rôle est de pervertir et de détruire, autant quil le peut, , la substance des êtres. Si lon prétend, en effet, quil est lui-même générateur et quil engendre ceci par le fait même quil corrompt cela, nous aurons raison dobjecter que ce nest pas en tant que corruption quil engendre car, en tant que corruption et que mal, son oeuvre unique est de corrompre et de pervertir ; cest du Bien que procèdent tout engendrement et toute essence. En soi, le mal est pure corruption ; sil engendre, cest par lentremise du bien. En tant que mal, il nest ni être ni producteur dêtre. Cest par lentremise du Bien quil existe, quil est bon et quil produit des êtres bons. Disons mieux encore ce nest pas sous le même rapport que la même chose sera tout en semble bonne et mauvaise, ni sous le même rapport quune même puissance corrompra et engendrera tout ensemble le même être. En soi la corruption ne peut être identique à ce quest en soi la puissance. En soi le mal par conséquent nest ni être ni bien ni principe dengendrement ni producteur dêtres ou de biens. Mais cest le Bien qui, là où il peut agir parfaitement, rend les êtres parfaits, sans mélange et entièrement bons; sils reçoivent de lui une moindre part, ils sont imparfaitement bons et le défaut de bien fait deux des êtres mélangés. Mais le mal nest aucunement bien ni faiseur de bien et cest selon quune chose est plus ou moins proche du Bien quelle devient bonne dans la mesure de cette proximité. Car la Bonté parfaite qui sétend à 1univers ne règne pas seulement sur les essences parfaitement bonnes qui lenvironnent immédiatement, mais elle sétend jusquaux plus lointaines. Là son immanence est entière, ici elle est moindre; ailleurs encore elle est infime, car elle se mesure à la capacité de chacun à recevoir sa participation. Certains êtres participent totalement au Bien, dautres en sont plus ou moins privés, dautres nobtiennent quune présence plus ténue du Bien, et chez dantres encore le Bien napparaît plus que sous forme décho très affaibli. Si limmanence du Bien ne se réalisait en chacun de façon proportionnelle, les êtres les plus proches de Dieu et les plus anciens descendraient en effet au rang des derniers. Et comment se pourrait-il que toute participation au Bien fût identique, si tous les êtres ne sont point doués de la même aptitude à le participer tout entier? Il est vrai que la puissance du Bien est extraordinairement grande, que ceux mêmes qui sont privés de lui, et jusquà cette privation, peuvent encore recevoir pleinement sa participation. Et sil faut dire hardiment ce qui est vrai, cest de lui encore que ceux-là aussi qui luttent contre lui reçoivent leur être et leur pouvoir de rébellion, ou, pour mieux dire et tout résumer en une phrase, tons les êtres, dans la mesure où ils existent, sont bons et procèdent du Bien; dans la mesure où ils sont privés de bien, on ne doit dire ni quils sont bons, ni quils existent.
En ce qui concerne les autres propriétés acquises, telle que chaleur ou froid, [il en va autrement, ainsi] un corps échauffé ne cesse pas dexister parce que la chaleur la abandonné; et lon sait que beaucoup dêtres manquent de vie ou dintelligence; Dieu lui même est sans essence, bien quil existe de façon sur- essentielle. En tout autre domaine, en effet, ni la perte ni labsence de quelque propriété que ce soit nempêchent aucun être ni dexister ni de subsister. Privé au contraire de tout mode du Bien, rien daucune façon na jamais existé, nexiste, nexistera ni ne saurait exister. Soir, par exemple lintempérant. Privé du Bien par sa convoitise irrationnelle, on peut dire que cette privation lanéantit en quelque sorte et que sa convoitise est sans objet réel; il reste vrai quil participe au Bien par lécho affaibli qui demeure en lui de la communion et de lamitié. De même la colère participe au Bien par le mouvement qui est en elle, par le désir daméliorer ce qui semble mauvais et de le ramener à un état qui semble meilleur. Et celui même qui désire la pire des vies, en tant quil ne désire que vivre, et vivre dune vie qui lui semble la meilleure, par son désir même, par son désir de vivre, par sa tendance vers la meilleure des vies, il a part lui-même au Bien. Si lon supprimait totalement le Bien, il ny aurait plus ni vie ni désir ni mouvement ni rien dautre.
Ce nest donc point sous leffet du mal que la corruption donne naissance à la génération, mais grâce à la présence du Bien; de même la maladie est défaut dordre, non privation totale dordre, car, en ce cas, la maladie même ne subsisterait plus: or, la maladie demeure et existe, car elle garde une forme inférieure dexistence, qui constitue sa substance et lui permet de subsister dune certaine façon. Ce qui na aucune part au Bien nexiste point ni nappartient à rien de ce qui existe. Cest par lexistence du Bien que le mélange [de bien et de mal] se rencontre dans les êtres et les êtres où il apparaît nexistent, comme il nexiste lui-même, que dans la mesure de sa participation au Bien. Pour mieux dire, tout être possédera plus ou moins dexistence dans la mesure où il participera plus ou moins au Bien.
[On sait que] quiconque naurait aucune part daucune façon à lEtre pur serait pur néant. Ce qui est être dun certain point de vue, et dun autre point de vue non-être, dans la mesure de sa chute par rapport à la perpétuité de lEtre, il faut dire quil nexiste pas; mais dans la mesure de sa participation à lEtre, il est vrai quil existe et cest grâce à cette participation que se conservent et se maintiennent tout ensemble la totalité de son être et ce qui est en lui de non-être. [Or ce qui est vrai de lêtre nest pas moins vrai du bien]. Si lêtre mauvais est entièrement privé de bien, il ne sera bon à aucun degré. Mais sil est bon dun certain point de vue et non dun autre, il entre alors en conflit avec un certain bien, non avec la totalité du Bien. Cest la présence du Bien qui lui permet de subsister, et cest le Bien qui, grâce à sa pleine participation, donne rang dessence à cela même qui est privé de lui. Supposons que le Bien soit totalement absent: il ny aura alors ni Bien total ni mélange [de bien et de mal] ni mal absolu. Puisque le mal, en effet, nest que limperfection du Bien, labsence totale du Bien nentraînera pas moins labsence de ce bien imparfait que du Bien même des êtres parfaits. il faudra dire, par conséquent, que le mal ne saurait ni exister ni se manifester que dans la mesure où, en tant quil est mauvais pour eux, il peut sopposer à certains êtres; en tant quils sont bons, se séparer de certains autres. Mais quune même réalité soit sous le même rapport en lutte avec elle-même, cela est totalement impossible. Donc le mal nest pas un être.
§ 21. — Le mal nappartient non plus à aucun être. Si tout procède, en effet, du Bien, si le Bien est partout présent et enveloppe tout être, ou bien le mal sera absent de tout être, ou alors il faudra quil appartienne au Bien lui-même; or il ne saurait pas plus appartenir au Bien lui-même que le froid nappartient au feu, ni la puissance de perversion à ce qui a le pouvoir de changer le mal en Bien. Au reste, si le mal appartenait au Bien comment se trouverait-il en lui? Dira-t-on quil procède du Bien? Ce serait absurde et impossible. Les Ecritures ont rai son de laffirmer, « si larbre est bon, comment porterait-il de mauvais fruits? (Matt. VII, 18) » et linverse nest pas moins vrai. Mais si le mal ne procède pas du Bien, il est clair quil faut lui assigner un autre principe et une autre cause. Car ou le mal procède du Bien, ou le Bien du ruai, et si les deux termes de lalternative sont également impossibles, il faudra alors assigner et au Bien et au mal un autre principe, une autre cause. Là où nous trouvons deux termes, nous savons que nous navons pas atteint au vrai Principe, car lunité est le principe de toute dualité. Or il serait absurde quune seule et même réalité produisît et fît exister deux effets totalement opposés, que le Principe absolu ne fût ni simple ni unitaire, mais divisé et double, et opposé à soi-même et sujet à mutation interne.
Mais il nest pas moins impossible de concevoir à lorigine des êtres deux Principes opposés qui lutteraient entre eux et dont la lutte se manifesterait à lintérieur de lunivers: en ce cas Dieu même néchapperait ni au souci ni à la contrariété, puisquun autre Principe viendrait le troubler. De plus lunivers entier serait voué au désordre et connaîtrait un perpétuel combat. Or, le Bien unit tous les êtres par de mutuelles amitiés et les saints théologiens le célèbrent sous les noms de Paix absolue et de Donneur de paix (Jean, XII, 27). Cest ainsi que tous les êtres bons sont liés damitié et vivent en harmonie, car ils pro cèdent dune Vie unique et sont ordonnés en vue dun Bien unique; par leur mutuelle bienveillance et grâce à leur similitude ils constituent une seule famille.
Le mal nest pas divin. Mais il nest pas vrai non plus que Dieu soit source du mal, car il faudrait nier sa bonté pour refuser de dire quil ne produit et ne met au jour que des oeuvres bonnes. Et ne croyons pas quil nopère le bien quà de certains moments et quil lui advienne à dautres de sabstenir ou de ne pas étendre son action au monde entier, car cette hypothèse nous forcerait à lui attribuer changement et mutation; et en cela précisément quil a de plus divin, sa voir sa nature de cause. Ajoutons que si le Bien constitue la substance même de Dieu, supposer que celui-ci puisse échapper parfois au Bien, cest affirmer nécessairement que tantôt il est être et tantôt néant. Mais si lon prétend que cest par participation quil reçoit le Bien, il faudra dire alors quil le reçoit dailleurs et que tantôt il le possède et tantôt en est privé. Concluons que le mal ne procède point de Dieu ni nappartient à Dieu, ni de façon absolue ni de façon provisoire.
§ 22. Mais le mal nappartient pas non plus aux anges. Car sil est vrai que lange qui se con forme au Bien est messager de la bonté divine, puis quil est lui-même par participation et au second rang ce qui constitue fondamentalement et à titre de cause lobjet de son message, lange est donc image de Dieu, reflet visible de linvisible Lumière, miroir pur, parfaitement limpide, intact, sans mélange, sans souillure, capable, si lon ose dire, de refléter dans son entière fraîcheur cette forme divine qui porte lempreinte du Bien, et, autant quil le peut, dans son éclat parfaitement pur, la bonté du Silence inaccessible. On voit donc que le mal nappartient pas aux anges. Mais [dira-t-on], en tant quils punissent les méchants, ne sont-ils pas eux-mêmes mauvais? A ce compte, mauvais aussi seraient ces hommes dont la fonction est dadmonester les pécheurs et ceux des sacrificateurs qui écartent les profanes des mystères sacrés. Le mal nest point dêtre puni, mais plutôt de mériter la punition; il nest point dêtre justement excommunié, mais bien de devenir maudit, impur, indigne des sacrements.
§ 23. Les démons eux-mêmes ne sont pas naturellement mauvais. Sils étaient naturellement mauvais, ils ne procéderaient pas du Bien, ils ne compte raient pas au rang des êtres, et dailleurs comment se seraient-ils séparés des bons anges si leur nature avait été mauvaise de toute éternité? De plus, par ce terme de mauvais, entend-on quils se nuisent à eux-mêmes ou aux autres? Si cest à eux-mêmes, ils se détruisent alors spontanément. Si cest aux autres, comment détruisent-ils et que détruisent-ils? Lessence, la puissance ou lacte? Sils détruisent lessence, il ny a rien là qui soit contre nature, car ce qui est naturellement indestructible, ils ne le détruisent point, mais cela seulement qui est susceptible de destruction : au reste, cette destruction nest pas toujours et en tout cas un mal. Ajoutons que les réalités qui existent ne sont jamais détruites selon leur essence et leur nature, mais cest par suite de la faiblesse de leur constitution naturelle que la raison arithmétique de leur harmonie et de leur symétrie défaille au point de ne plus pouvoir demeurer ce quelle était. Encore cet affaiblissement nest-il point total, sinon il supprimerait tout ensemble la destruction même et le sujet détruit, en sorte quune pareille destruction serait destructrice de soi-même. On voit donc quil ne sagit pas dun mal, mais dune insuffisance de bien car ce qui naurait aucune part au Bien ne compte rait point au nombre des êtres. En ce qui concerne puissance et acte, même raisonnement.
Allons plus loin: nés de Dieu, comment les démons seraient-ils mauvais? Le Bien ne produit ni ne con serve rien qui ne soit bon. On pourrait dire quon les appelle mauvais, non en raison de ce quils sont (car ils doivent lêtre au Bien et lessence quils ont reçue en partage est bonne), mais en raison de ce quils ne sont pas, « ayant été affaiblis comme dit lEcriture, au point de ne plus conserver leur principe (Jude, 6) ». En quel sens, en effet, je le demande, disons-nous que les démons sont pervertis, sinon en ce quils ont abandonné la propriété et lexercice des biens divins? Sil en était autrement et que les démons fussent naturellement mauvais, ils leussent été de toute éternité. Or le mal nest pas permanent. Sils demeurent identiques à eux-mêmes dans une durée perpétuelle, cest donc quils ne sont pas mauvais, car cest le propre du Bien que de demeurer perpétuellement identique. Par conséquent, sils nont pas toujours été mauvais, leur malice nest point naturelle, mais elle tient plutôt à une déficience dans les biens angéliques. Et ils ne sont pas totalement privés de bien, puisquils possèdent lexistence, la vie, lintelligence et quil existe au demeurant en eux un certain appétit [du Bien], mais on les appelle mauvais à cause de laffaiblissement de leur activité naturelle. Le mal qui est en eux, cest une déviation, un abandon des biens qui leur conviennent, un insuccès, une imperfection, une défaillance, un affaiblissement de la puissance qui conservait leur perfection, un faux-pas et une chute. Quy a-t-il en outre de mauvais dans les démons? Une colère sans raison, une convoitise sans intelligence, une imagination entreprenante. Mais si ces caractères appartiennent aux démons, ils ne constituent pas toujours ni partout un mal, ils ne sont pas mauvais en soi. Car il existe dautres vivants pour qui ce nest point la possession, mais plutôt la perte de ces caractères qui entraîne la mort et qui constitue un mal, tan dis que leur possession conserve et fait subsister dans lêtre la nature des vivants qui les possèdent.
La race des démons nest donc pas mauvaise en tant quelle se conforme à sa nature, mais bien en tant quelle ne sy conforme pas. Le bien dont ils furent dotés ne sest aucunement altéré, mais cest volontairement quils sont déchus de façon totale du bien quils avaient reçu en partage. Ces dons angéliques qui leur avaient été concédés, nous ne disons pas quils se sont jamais altérés, car ils demeurent intacts dans la plénitude de leur lumière, mais ce sont leurs possesseurs qui ne les voient plus, ayant eux-mêmes paralysé la faculté quils avaient de contempler le Bien. Ainsi donc lêtre quils ont, ils le tiennent du Bien, cest grâce à lui quils sont bons et quils tendent vers le Beau-et-Bon, car les objets de leurs désirs sont des réalités lêtre, la vie, lintelligence, mais comme ils se sont privés des biens qui leur conviennent, quils les ont abandonnés et quils en sont déchus, on les appelle mauvais, et ils sont effectivement mauvais dans la mesure où il sont privés dêtre, et cest parce quils désirent cette privation que leur désir alors est mauvais.
§ 24. Mais parmi les âmes, dira-t-on, il en est bien de mauvaises. Si lon entend que certaines sattachent aux méchants pour être leur providence et leur salut, ce nest point là un mal, mais un bien, qui procède lui-même de ce Bien qui transmue le mal en bien. Mais sil sagit des âmes perverties, en quoi consiste cette perversion, si elle nest pas une défaillance de leurs bonnes qualités et de leurs bonnes activités, un échec et un faux pas causés par un affaiblissement intérieur? Ainsi disons-nous que lair autour de nous sobscurcit quand la lumière dé faille et disparaît; mais en soi la lumière demeure toujours lumière et capable déclairer jusquaux ténèbres. Le mal, par conséquent, ne nous appartient pas, ni aux démons ni à nous-mêmes, en tant que mal positif, mais à titre de défaillance et dimperfection des biens qui nous sont propres.
§ 25. Le mal nappartient pas non plus aux animaux sans raison. Quon les prive, en effet, des propriétés irascibles et concupiscibles et de tous les autres caractères quon appelle mauvais, mais qui ne le sont pas de façon absolue et selon leur nature propre, le lion alors, ayant perdu sa force et sa fierté, ne sera plus lion; le chien, devenu bienveillant à légard de tout le monde, ne sera plus chien, sil est vrai que sa fonction est de garder, cest-à-dire daccueillir les familiers et de repousser les étrangers. Ainsi, pour ces animaux, le mal ne consiste point dans la conservation de leur nature, mais au contraire dans la destruction de cette nature, dans laffaiblissement et la défaillance de leurs qu propres, de leurs activités et de leurs puissances naturelles. Et si tout ce qui naît ne se perfectionne quavec le temps, limperfection nest pas toujours totalement contre nature.
§ 26. Ce nest pas non plus à la nature entière quon peut reprocher dêtre mauvaise. Si, en effet, toutes les raisons naturelles proviennent de la nature tout entière, rien ne soppose à elle, mais dans le détail certaines choses se conforment à leur nature, dautres sont contre nature. Par rapport à ceci, en effet, cela est contre nature, mais ce qui là est naturel devient ici contre nature. Aucune nature nest donc mauvaise quautant quelle soppose à elle-même et quelle se prive de ce qui lui appartient naturellement. Il en résulte quaucune nature nest en soi mauvaise, mais cest un mal pour la nature que de ne pas atteindre â la perfection de ce qui lui appartient naturellement en propre.
§ 27. Le mal nappartient pas non plus aux corps. Dans la laideur et dans la maladie, il ne faut voir, en effet, que défaillance de forme et privation dordre, cest-à-dire non point mal absolu, mais seulement moindre beauté. Que la beauté se dissolve entièrement, ainsi que la forme et lordre, cest le corps lui-même qui disparaîtra. Que le corps dautre part ne soit pas pour lâme la source de son mal, cest chose évidente, puisque, même privée du corps, lâme peut succomber au mal, comme cest le cas chez les démons. Quil sagisse des intelligences, des âmes ou des corps, le mal consiste toujours en ceci, que la possession de leur bien propre saffaiblit et déchoit.
§ 28. Mais il nest pas moins faux de répéter ce lieu commun: « Cest dans la matière en tant que telle que réside le mal. » Car, à vrai dire, la matière elle-même participe à lordre, à la beauté et à la forme. Si la matière était entièrement privée de ces biens, étant en soi sans qualité et sans forme, comment agirait-elle, elle qui par soi ne possède même pas le pouvoir de pâtir? Dailleurs, comment la matière serait-elle mauvaise? Si elle nexiste nulle part et daucune façon, elle nest ni bonne ni m Si elle possède quelque être que ce soit, comme tout être procède du Bien, la matière aussi procédera alors du Bien. En ce cas, on se trouve devant une alternative : ou cest le Bien qui produit le mal, et alors le mal, procédant du Bien, est lui-même un bien; ou cest le mal qui produit le Bien, et alors le Bien, procédant du mal, est lui-même un mal. A moins de revenir à lhypothèse de deux Principes, qui supposeraient eux- mêmes une origine commune.
Si lon affirme dautre part que la matière est nécessaire à lachèvement de lunivers entier, comment la matière serait-elle un mal? Autre en effet est le mal, autre le nécessaire. Comment dailleurs le Bien userait-il pour engendrer dune réalité mauvaise? Ou comment serait-elle mauvaise, cette puissance qui simprègne du Bien, alors que le mal au contraire fuit la nature du Bien? Si la matière est mauvaise, comment expliquer quelle engendre et nourrisse la nature? En tant que mal, le mal nen gendre rien ni ne nourrit rien, il nest daucune façon ni producteur ni conservateur. Si lon objecte que la matière ne produit pas le mal dans les âmes, mais quelle les entraîne au mal, comment une telle affirmation serait-elle vraie alors que nombreux sont les êtres matériels qui tournent leur regard vers le Bien? Ne serait-ce pas là chose impossible si la matière les entraînait totalement vers le mal? On voit donc que le mal psychique ne vient pas de la matière, mais dun mouvement de désordre et de rébellion. Si lon soutient enfin que les âmes sattachent toujours à une matière et quil faut une matière mobile pour les êtres mêmes qui ne peuvent subsister par eux- mêmes dans leur état, comment serait-elle mauvaise, cette matière nécessaire; ou comment serait-elle nécessaire, cette matière mauvaise?
§ 29. — Mais cela même que nous appelons privation ne soppose pas au Bien en vertu de sa puissance propre, car il sagit, soit de privation totale et elle est alors totalement impuissante, soit de privation partielle, et alors ce nest pas en tant que privation quelle peut agir, mais dans la mesure même où la privation nest que partielle. Tant que la privation du Bien nest que partielle, nous navons pas encore affaire au mal; et si elle devient totale, la nature même du mal sest évanouie.
§ 30. Pour tout résumer, le bien procède dune cause unique et totale, le mal dune multiplicité de défaillances partielles. Dieu connaît le mal en tant quil est bon, et en lui les causes du mal sont des puissances productrices de bien. Au reste si le mal était perpétuel, quil produisît des êtres, quil possédât puissance, existence, opération, doù tiendrait-il tout cela? Serait-ce du Bien lui-même ou le Bien procéderait-il du mal, ou tous deux viendraient-ils dune autre cause? Tout ce qui se produit naturelle ment provient dune cause définie; si le niai est sans cause et sans définition, il na donc aucune existence naturelle, car ce qui est contre nature nappartient pas à la nature, pas plus quil nappartient à lart de rendre raison de ce qui est sans art. Serait-ce alors lâme qui produirait le mal comme le feu la chaleur, et se rait-ce elle qui emplit de malice tous les êtres quelle approche? On bien, si sa nature est bonne, lâme produirait-elle le mal par la diversité de ses actes, parce quelle agit tantôt dune façon et tantôt dune autre? Mais si son être est naturellement mauvais, doù vient donc quelle existe? Si cest grâce à la Cause démiurgique qui a tout produit, comme cette Cause est bonne, comment lessence de lâme serait-elle mauvaise, alors que tout ce qui naît de cette Cause est bon? Et sil faut incriminer ses actes, cette malice du moins ne serait pas sans remède; sinon, comment naîtraient les vertus dans une âme qui ne possèderait pas la forme du Bien? Il ne reste quune solution: le mal est un affaiblissement et une défaillance du Bien.
§ 31. De tous les biens, la cause est unique. Si le mal soppose au Bien, ses causes sont donc multiples, mais ce qui produit le mal, ce ne sont ni des raisons ni des puissances, cest plutôt limpuissance, la faiblesse, le mélange disharmonique de réalités hétéro gènes. Ce qui est mauvais ne connaît ni le repos ni la perpétuité du même état; il est infini, indéfini, il flotte à travers dautres réalités elles-mêmes indéfinies. De toutes choses, y compris celles qui sont mauvaises, disons que le Bien est tout ensemble le principe et la fin. Cest en vue du Bien que se réalise toute action, quelle soit bonne ou quelle soppose au Bien, car celles-là mêmes, nous ne les accomplissons que par amour du Bien (personne en effet neffectue aucune opération les yeux tournés vers le mal). Ainsi le mal na pas de substance, mais une sorte de fausse substance, car il ne naît pas dune tendance vers lui- même, mais plutôt d tendance vers le Bien.
§ 32. — An mal nattribuons donc quune existence accidentelle, dorigine étrangère et nayant pas son principe propre en soi-même. Lorsquil apparaît, il semble légitime, puisquil est fait en vue dun bien. En fait, il nen est pas moins illégitime, puis que lon prend pour bon ce qui nest pas bon. Nous lavons montré déjà, ce que lon désire est tout autre chose alors que ce quon réalise. Agir mal, cest donc sortir de la bonne voie, contredire à sa véritable intention, à sa nature, à sa cause, à son principe, à sa fin, à sa définition, à sa volonté, enfin à sa substance même. Ainsi le mal est privation, défaillance, faiblesse, disharmonie, erreur, irréflexion, absence de beauté, de vie, dintelligence, de raison, de finalité, de stabilité; il est sans cause, indéfini, stérile, paresseux, débile, irrégulier, dissemblable, infini, obscur, privé dessence, et par lui-même il ne possède jamais dêtre nulle part ni daucune façon.
Mais comment se fait-il alors que le mal puisse agir en quelque manière? Il agit par son mélange avec le Bien, car ce qui est dénué de tout bien ne possède ni être ni puissance. Si le Bien est cela précisé ment qui existe,qui veut, qui possède la puissance et lefficace, comment attribuer aucune puissance à ce qui soppose au Bien, à ce qui manque par conséquent dessence, de vouloir, de puissance et dacte? Une réalité mauvaise ne lest jamais totalement, à tous les égards et partout, et en restant identique à soi- même. Cest, par exemple, un ni pour un démon dagir contre cette intelligence qui lui appartient et qui a reçu la forme du 3ien, pour lâme de contredire la raison, pour le corps dopérer contre nature.
§ 33. Mais comment peut-il y avoir aucune sorte de mal, sil existe une Providence? Le mal, en tant que mal, nexiste ni nappartient à ce qui existe. Et rien de ce qui existe néchappe à la Providence, car le mal nexiste pas si on le suppose sans mélange avec le Bien. Et sil nest aucun être qui ne participe au Bien, que le mal soit une défaillance du Bien et que rien de ce qui existe ne soit totalement privé de bien, on peut dire que la divine Providence sapplique à tous les êtres et quaucun être néchappe à cette Providence. Mais lorsquil se produit quelque mal, la Providence use de ce mal comme il convient à sa bonté, pour lutilité du méchant ou des autres, dans lintérêt privé ou public et cette Providence sexerce à légard de chaque être de la façon qui con vient proprement à cet être. Aussi bien refuserons-nous de dire avec le vulgaire que la Providence devrait bien nous pousser à la vertu, fût-ce contre notre gré. Détruire la nature nest pas le fait de la Providence. En tant que Providence conservatrice de chaque nature, elle sexerce à légard des êtres doués de liberté en tenant compte de cette liberté même: quil sagisse de luniversel ou du particulier, elle sexerce comme il convient à chaque conjoncture, universelle ou particulière, dans la mesure même où ceux sur qui elle veille sont naturellement capables de recevoir les dons que cette Providence, sans cesser dêtre entière à travers toutes les formes quelle revêt, dé partit à chacun deux proportionnellement à ses forces.
§ 34. Il nest donc vrai de dire ni que le mal est être, ni quil appartient aux êtres. En tant que mal il nexiste aucunement; si quelque être devient mauvais, cette malice nest pas le produit dune puissance, mais dune faiblesse. Ce que les démons possèdent dêtre, ils le doivent au Bien, et cet être est bon. Ce quils ont de mauvais résulte de leur déchéance par rapport aux biens qui leur sont propres, dune mutation par rap port à leur identité et à leurs qualités propres, dun affaiblissement de la perfection angélique qui leur convient. Eux aussi tendent vers le Bien, en tant quils désirent lexistence, la vie, lintelligence; en tant quils ne désirent pas le Bien, ils tendent vers le néant, mais ce n:est pas là une tendance positive, cest plutôt labsence dune tendance réelle.
§ 35. Ils pèchent en conscience, nous disent les Ecritures, ceux-là qui faiblissent quand il sagit pour eux de connaître ou daccomplir un bien quils ne peuvent ignorer comme tel, ceux qui sa vent ce qui est prescrit et qui ne laccomplissent pas ceux qui ont écouté, mais qui faiblissent dans la foi ou dans la réalisation du bien, ceux-là enfin qui vont jusquà refuser de connaître le bien, par égarement ou par défaillance de volonté. Au total le mal, comme on la dit et répété, est faiblesse, impuissance; il consiste dans un manque de connaissance, dans lignorance de ce quil est impossible de ne pas sa voir, dans une déficience de la foi, du désir ou de laccomplissement du bien.
On va peut-être nous répondre: la faiblesse ne mérite aucune punition; tout au contraire, elle est digne de pardon. Si lhomme navait reçu aucune puissance, lobjection serait justifiée, mais puisque le Bien accorde à chacun, selon lEcriture, les forces qui lui sont nécessaires, on ne peut excuser celui qui, par égarement, par désertion, par déchéance, abandonne les biens que chacun possède en propre pour les avoir reçus du Bien lui-même. Mais tout cela, nous lavons dit suffisamment et selon nos forces dans notre traité Du juste et de la Théodicée, car dans ce pieux écrit la vérité des Ecritures a réfuté comme des raisonnements insensés les sophismes de ceux qui accusent Dieu dinjustice et de mensonge. Pour linstant, selon la mesure de nos forces, nous avons fait du Bien une louange suffisante en affirmant quon a le droit de le célébrer comme Principe et comme Fin universels, comme Celui qui enveloppe toute existence et qui donne forme au néant, qui est Cause de tout bien sans être cause du - mal, qui est Providence et parfaite bonté, transcendant à lêtre et au non-être, capable de transmuer en bien et le mal et jusquà la privation même, comme Celui vers qui tout être doit tendre ses efforts, dans un désir amoureux et charitable, et qui possède enfin tous ces mérites dont notre raisonnement, semble-t-il, a démontré la vérité dans les pages qui précèdent.
§ 1. Il faut passer maintenant au nom divin qui se tire de lessence et qui sapplique à la façon essentielle dexister de lEtre en tant quêtre. Mais nous nous contenterons de rappeler ici ce qui con vient à notre propos, cest-à-dire non point de révéler cette Essence suressentielle en tant que suressentielle, —car cest là une réalité indicible et cette Essence est inconnaissable et totalement impossible à révéler, et au delà même de toute union,— mais bien de célébrer le procès par lequel la Théarchie, principe de toute essence, donne rang dessence à tout être. Le nom, de Bien, appliqué à Dieu, révélait, en effet, tous les procès de la Cause universelle, et il sétendait à tout être et à tout non-être, en même temps quil transcendait tout être et tout non-être. Le nom de lEire sétend seulement à tout être, en même temps quil transcende tout être. Celui de Vie sétend à tout vivant en même temps quil transcende tout vivant. Ce lui de Sagesse sétend à tout intelligible, à tout rationnel, à tout sensible, en même temps quil transcende ces trois sortes de réalités.
§ 2. Le propos de ce raisonnement est de célébrer par conséquent les noms divins en tant quils révèlent la Providence divine, non dexprimer la Bonté en soi dans sa sur-essentialité, ni de révéler lessence, la vie, la sagesse de la Déité en soi dans sa sur-essentialité, de cette Déité qui est au delà de toute bonté, de toute divinité, de toute essence, de toute sagesse, de toute vie, et qui siège, comme disent les Ecritures dans des lieux cachés. Ce que nous célébrons ici, cest cette Providence qui est la Bonté par excellence et dont on a dit quelle est à lorigine de tout bien, la célébrant comme Cause universelle du bien, comme Etre, comme Vie, comme Sagesse, comme Faiseuse dessence, comme Source de vie, comme Cause de tout ce qui n part à la sagesse, à lessence, à la vie, à lintelligence, à la raison et à la sensation. Nous nentendons pas distinguer pour autant le bien, lêtre, la vie et la sagesse, ni attribuer à plusieurs divinités de rang inégal la causalité et la production respectives de ces diverses réalités, mais nous les considérons comme les procès entièrement bienfaisants dun Dieu unique et comme les noms divins correspondant à nos manières humaines de célébrer ce Dieu, lun de ces noms révélant dans son ensemble la Providence du Dieu unique, les autres ne la révélant quà des degrés divers duniversalité et de particularité.
§ 3. Mais on pourrait objecter puisque la vie a moins dextension que lêtre, la sagesse moins dextension que la vie, comment se fait-il alors que les vivants lemportent sur ceux qui nont que lêtre, que ceux qui sont doués de sens lemportent sur ceux qui sont simplement vivants, tout en restant subordonnés aux raisonnables comme les raisonnables le sont aux intelligents, ces derniers étant plus divins et plus proches de Dieu? Ne conviendrait-il pas que ce qui participe aux plus grands dons, divins ait aussi plus de puissance et domine le reste? Lobjection serait justifiée si lon avait supposé que les intelligents fussent privés dessence et de vie. En fait les intelligences divines ont un être qui dépasse lêtre de tout ce qui existe, une vie qui dépasse la vie de tout vivant et leur intelligence ainsi que leur façon de con naître se situent au dessus de la sensation et de la raison. Plus quaucun être, elles tendent et participent au Beau-et-Bien. Cest donc elles qui approchent le plus du Bien, qui reçoivent de lui la participation la plus abondante, les plus grands dons et les plus nombreux. De même les êtres doués de raison lemportent sur ceux qui ne possèdent que la sensibilité, les dominant par la présence en eux dune raison supérieure, et les êtres sensibles lemportent par leur sensibilité, dautres par la vie qui est en eux. Et je ne crois pas quon puisse nier que ceux qui participent mieux au Dieu unique et infiniment généreux soient plus proches de ce Dieu et plus divins que ceux dont la participation est inférieure.
§ 4. Mais puisque nous avons déjà traité cette question, célébrons maintenant le Bien comme Etre pur et comme celui qui donne rang dessence à tout ce qui existe. Celui qui est (Exode III, 14) est en puissance et sur-essentiellement la Cause substantielle de toute existence, le Démiurge de lêtre, de la subsistance, de la substance, de lessence, de la nature, le Principe et la Mesure des durées perpétuelles, lEntité des réa lités temporelles et de tous les êtres qui durent perpétuellement, le Temps de tout devenir, lEtre de tout ce qui est de quelque façon que ce soit, le Devenir de tout ce qui devient de quelque façon que ce soit. De lEtre procèdent durée, essence, existence, temps, de venir et ce qui devient, lêtre qui appartient aux êtres, et tout ce qui existe, et tout ce qui subsiste de quel que façon que ce soit. A vrai dire, en effet, Dieu nest pas être selon tel ou tel mode, mais de façon absolue et indéfinissable, car il contient synthétiquement et davance en lui la plénitude de lêtre. Cest pourquoi on lappelle Roi des durées perpétuelles (I Tim. I, 17), parce que tout être existe et subsiste en lui et par rapport à lui. Mais lui-même ni ne fut ni ne sera ni ne devint, ni ne devient, ni ne deviendra. Di sons mieux, il nest pas être, mais il est lEtre des êtres, et ne se limite point aux existences présentes, lesquelles procèdent elles-mêmes de lEtre qui précède toute perpétuité. LEtre est donc la Perpétuité des perpétuités, lui qui subsiste avant toute perpétuité.
§ 5. Répétons-nous et redisons que lêtre de tout être et toute perpétuité préexistent en lui, car il précède toute chose. Toute perpétuité et toute temporalité procèdent de lui à toute perpétuité et à toute temporalité, à tout ce qui existe de quelque façon que ce soit, il préexiste à titre de principe et de cause. Tout être participe à lui et il nabandonne aucun être. Il précède tout et tout préexiste en lui. Pour tout dire, en un mot, rien nexiste de quelque façon que ce soit qui nexiste aussi et ne soit conçu et sauvé en Celui qui préexiste à tout. La première de toutes les participations est lexistence; les êtres possèdent lexistence en soi avant de posséder la vie en soi, la sagesse en soi, la similitude divine en soi; et avant de participer à tout autre mode de ce genre, ils ont part dabord et avant tout à lexistence. Disons mieux: tous ces modes qui confèrent lêtre à qui y participe participent eux-mêmes à lEtre pur, et il nest point dêtre dont lêtre pur ne constitue lessence et la perpétuité.
En tant quEtre on peut donc célébrer Dieu comme le Principe le plus fondamental, car ses dons sont plus primitifs que tous les autres. Possédant, en effet, préexistence et prééminence, il a contenu davance en lui tout être, je parle ici de lêtre en soi, et cest grâce à cet être en soi quil n produit la substance de tous les êtres quels quils fussent. Ainsi cest parce que les principes de tous les êtres participent tous à lêtre quils existent et quils jouent leur rôle de principes, et ils existent avant dêtre principes. Et si tu veux bien appeler vie en soi le principe de tous les vivants en tant que vivants, similitude en soi le principe de tous les semblables en tant que semblables, unité en soi le principe de toutes les unités en tant quunités, ordre en soi le principe de toute ordonnance, et ainsi de suite pour tout ce qui, participant à ceci ou à cela, à ceci et à cela, ou à plusieurs modes, est par là même ceci ou cela, ceci et cela, ou encore multiple, tu découvriras que ces participations considérées de façon absolue participent dabord elles-mêmes à lEtre, avant dêtre principes selon tels ou tels modes, et que ee par leur participation à lEire quelles existent et sont participées. Mais si elles nexistent elles-mêmes que par leur participation à lEtre, il en est de même à beaucoup plus forte raison des êtres qui reçoivent leur participation.
§ 6. Ainsi cette Bonté absolue, dont procède le don même de lexistence et dont cest trop peu de dire quelle est bonté, cest par la plus primitive de ses participations fondamentales quon la célèbre tout dabord. Cest delle que procèdent, cest en elle que résident lexistence elle-même, les principes des êtres, tous les êtres et, en général, tout ce qui appartient au domaine de lêtre, et cela de façon insaisissable, synthétique et unitaire. Tout nombre, en effet, préexiste dans lunité sous la forme de lun : lunité contient en soi unitairement tous les nombres, cest de lunité que tout nombre reçoit son unité et cest dans la mesure où il séloigne de lunité quil se divise et se multiplie. De même au centre du cerclé tous les rayons coexistent dans une unique unité et un seul point contient en soi toutes les lignes droites, unitairement unifiées les unes par rapport aux autres et toutes ensemble par rapport au principe unique duquel elles procèdent toutes. Au centre même, leur unité est parfaite; si elles sen écartent peu, elles se distinguent si elles sen séparent davantage, elles se distinguent davantage. Bref, dans la mesure où elles sont plus proches du centre, par là même leur union mutuelle est plus intime; dans la mesure où elles sont plus éloignées de lui, la différence augmente entre elles.
§ 7. Dans la nature qui embrasse la totalité de lunivers, cest ainsi également que les raisons de chaque nature sont rassemblées dans une seule Unité sans confusion. Et dans lâme aussi, de façon unitaire, les puissances providentielles correspondent à chaque partie du corps entier. Il nest donc pas absurde de prendre appui sur ces images affaiblies pour remonter jusquà la Cause universelle, et de contempler avec des yeux qui ne sont pas de ce monde la totalité des choses (y compris celles qui sopposent entre elles) dans la Cause universelle sous la forme de lunité et de lunion. Car cette Cause est le principe des êtres; cest delle que procèdent lêtre même et tout ce qui existe sous quelque mode que ce soit; tout principe, toute fin, toute vie, toute immortalité, toute sagesse, tout ordre, toute harmonie, toute puissance, toute conservation, toute situation, tout partage, toute intellection, tout raisonnement, toute sensation, toute propriété acquise, tout repos, tout mouvement, toute union, tout mélange, toute amitié, toute concordance, toute distinction, toute définition et toutes les autres modalités qui, procédant de lêtre, caractérisent tous les êtres.
§ 8. De cette Cause universelle procèdent aussi les essences intelligibles et intelligentes des anges qui vivent cri conformité avec Dieu, celles des âmes, toutes les natures de lunivers entier sans en excepter tout ce quon appelle accidents ou êtres de raison. Quant aux puissances parfaitement saintes et très vénérables qui existent en toute vérité et qui se situent en quelque façon au seuil même de la Trinité suressentielle, cest également de cette Cause quelles procèdent, cest en elle quelles subsistent, cest à elle quelles doivent tout ensemble leur existence et le caractère divin de cette existence. Et au dessous de ces puissances, cest à elle encore que les puissances inférieures doivent leur existence selon un mode inférieur. et les puissances du dernier ordre leur existence selon lordre le plus bas, relativement du moins à leur nature angélique, car par rapport à lhumanité il sagit là encore dune forme dexistence qui appartient à lau-delà. A cette Cause aussi les âmes et tous les autres êtres doivent de la même façon tout à la fois et dexister et de bien exister; sils existent et sils existent bien, cest parce quils reçoivent de cette Cause préexistante le double pouvoir dexister et de bien exister, car cest en elle quils existent et quils existent bien; cest delle quils dépendent, cest elle qui veille sur eux et qui constitue leur fin.
Assurément aux essences supérieures, à celles que lEcriture appelle perpétuelles (Ps., XXIII, 1), cette Cause dispense les plus hautes participations ontologiques, mais lêtre en soi ne fait jamais défaut à aucun être et cet être même procède de Celui qui préexiste. Cest de Lui, en effet, que vient cet être, et non Lui de lêtre. Cest en Lui que lêtre réside et non Lui en lêtre. Cest Lui que possède lêtre et non lêtre qui est possédé par lui. De cet être, Celui qui préexiste constitue la perpétuité, le principe, la mesure, car il précède toute essence, toute existence, toute perpétuité; de toutes choses il est principe, moyen et fin, et cest lui qui à toutes choses donne rang dessence.
Et cest ainsi que, selon les Ecritures, Celui qui pré existe réellement se multiplie en autant dêtres quil sen peut concevoir, et quon le célèbre dignement en affirmant quil fut, quil est et quil sera, quil devint, quil devient et quil deviendra. Car pour qui sait les entendre selon le mode qui convient à Dieu, toutes ces expressions signifient que, de quelque façon quon le puisse connaître, il existe de façon suressentielle, et quil est la cause de tous les êtres sans exception. Il est faux, en effet, de prétendre quil soit ceci sans être cela, quil soit ici sans être là; il est toutes choses, étant cause universelle; il contient synthétiquement et primitivement en lui tous les principes et toutes les fins de tous les êtres, mais il nen de meure pas moins transcendant à tout être, en tant quil préexiste à tout, sur-essentiellement et de façon éminente.
Aussi bien en lui a-t-on le droit de tout affirmer simultanément sans,que, pourtant, il soit rien de ce qui est. Figure et forme universelle, il ne possède lui-même ni structure ni beauté, mais il contient davance en lui de façon insaisissable et transcendante les principes, les moyens et les fins de toutes choses et cest lui qui leur communique sa pure illumination en sorte quelles existent toutes en vertu de cette Cause unique et dont cest trop peu dire que de lappeler unique. Sil est vrai quici-bas toutes les essences et toutes les qualités qui appartiennent au sensible, si nombreuses et si variées soient-elles, doivent au soleil unique, qui demeure identique à soi-même et qui répand uniformément une seule lumière illuminatrice, de renaître, de se nourrir, de se conserver, de sachever, de se distinguer, de sunir, de se réchauffer, de se reproduire, de croître, de se diversifier, de demeurer stables, dengendrer, de se mouvoir et de vivre, —sil est vrai que cest à ce même unique soleil que toutes les parties de lunivers participent à leur manière et quun seul soleil a pu contenir davance en lui synthétiquement les causes de toutes les réalités multiples qui ont part à sa lumière,— à beaucoup plus forte raison, quand il sagit de la Cause même du soleil et de toutes choses, il faut accorder quelle n contenu davance en elle tous les modèles des êtres, selon un mode dunion synthétique et suressentiel et quensuite, par un débordement de sa propre essence, elle a pro duit toutes les essences. Ce que nous appelons modèles, ce sont toutes ces raisons, productrices dessence, qui préexistent synthétiquement en Dieu et que la théologie nomme prédéfinitions, ou encore décrets bons et divins, parce quils définissent et produisent toutes choses et que eest en vertu de ces décrets que le Suressentiel a davance défini et produit tous les êtres.
§ 9. Si le philosophe Clément (Philipp. IV, 3?) croit bon dappeler modèle relativement à autre choie lélément primordial de toute réalité, il nuse pas en parlant ainsi dun vocabulaire propre, parfait et simple. Mais même si nous acceptions cette manière de parler, il faudrait rappeler ici ce passage de lEcriture : « Je ne tai pas révélé ces choses pour que tu tattaches à elles (Ex., XXV, 40) », ce qui signifie que par la connaissance analogique nous devons nous élever au tant que nous le pouvons jusquà la Cause universelle. Cest à cette Cause donc quil nous faut référer tous les êtres selon un mode dunion unique et transcendant, car cest à partir de lEtre que, par un mouvement processif et producteur dessences, elle illumine toutes choses dans sa bonté; que, par un don spontané, elle accorde à toutes choses la plénitude de lexistence; enfin quen toutes choses elle trouve une occasion de se réjouir. Et sil est vrai quelle contient davance toutes choses en soi, par une surabondance de simplicité exclusive de toute division, il nen reste pas moins quelle embrasse toutes choses, à la mesure infinie de cette plénitude qui est sienne et qui transcende toute plénitude, et quelle accorde à toutes choses une part delle-même sans perdre pour autant son unité, tel un son unique, qui, demeurant identique à soi-même, nen est pas moins participé, en tant quunique, par une multiplicité doreilles.
§ 10. Celui qui préexiste est donc Principe et Fin de tous les êtres; leur Principe puisquil est leur cause, leur Fin puisque tout se fait pour lui; il est également la Finitude et lInfinité de tout infini et de tout fini, puisquil demeure au delà de ces oppositions. Dans lUn, en effet, on la dit souvent, tous les êtres existent et subsistent davance, car il est immanent à tout être et partout présent dans son unité et dans son identité; sans sortir de soi, il se répand tout entier en toutes choses, tout ensemble stable et mobile sans être pourtant ni stable, ni mobile, car il na ni principe ni moyen ni fis, nappartenant à rien et nétant rien de ce qui est. Et rien absolument ne lui convient de ce qui appartient soit aux êtres qui durent perpétuellement soit aux réalités temporelles, car il demeure au delà du temps et de la perpétuité et il transcende le perpétuel comme le temporel. En effet, cest par lui quagissent et de lui que procèdent et la perpétuité en elle-même et les êtres et ce qui mesure les êtres et tout ce qui est mesuré. Mais nous trouverons ailleurs une meilleure occasion de traiter ce problème.
§ 1. Il nous faut maintenant célébrer cette Vie perpétuelle doù procèdent la vie en soi et toute vie et par qui reçoit la vie, à la mesure de ses capacités, chacun des êtres qui participent de quelque façon que ce soit à la vie. Cest ainsi que la vie des anges immortels et leur immortalité, et jusquau caractère indestructible de ce mouvement sans fin qui appartient aux anges, nexistent et ne subsistent quà partir de cette Vie et grâce à cette Vie. Aussi dit-on quils vivent dune vie perpétuelle et quils sont immortels, et pourtant en un sens ils ne sont pas immortels, car ce nest pas deux-mêmes quils tiennent leur immortalité et leur vie sans fin, mais bien de la Cause vivifiante qui produit et qui conserve toute vie. Et comme nous avons dit de lEtre quil est lêtre en soi des du rées perpétuelles, il faut redire ici que cette Vie divine, qui est au dessus de toute vie, vivifie et conserve la vie en soi et que toute vie, comme tout mouvement vital, procèdent de cette Vie qui transcende toute vie et tout principe de toute vie. Cest à elle encore que les âmes doivent leur caractère indestructible et cest elle qui fait vivre tous les animaux et tous les végétaux qui reçoivent de la vie lécho le plus affaibli. Quon la supprime, nous dit lEcriture et toute vie disparaît. Mais quà linverse ces êtres, qui, par la faiblesse de leur participation, avaient perdu cette vie, se retournent derechef vers elle, tout aussitôt ils redeviennent vivants.
§ 2. Cest elle également qui permet dabord à la vie en soi dêtre vie et à la vie en général et à chaque vie en particulier dêtre proprement ce qui convient à sa nature. Aux vies supra-célestes elle confère une immortalité immatérielle, conforme à Dieu, exempte de toute mutation, un perpétuel mouvement sans détours ni déclinaison; elle étend la surabondance de sa bonté jusquaux démons, car ces derniers ne doivent leur existence à aucune autre cause et cest bien elle qui leur confère vie et perpétuité. Aux hommes, êtres mixtes, elle fait don dune vie reçoit forme angélique et, par le débordement de son amour pour lhomme, sil nous advient de labandonner, elle nous convertit de nouveau et nous rappelle à elle, et, ce qui est plus divin encore, elle nous promet de nous transférer tout entiers (je veux dire corps et âme unis) à la vie parfaite et à limmortalité. Merveille qui a paru sans doute aux Anciens contre nature, mais qui, à mes yeux comme aux tiens, est véritablement divine et dépasse la nature. En parlant de la sorte jentends quelle dépasse toute nature visible, non point la nature toute puissante de la Vie divine, car, celle-là, en tant quelle constitue la nature même de tout ce qui vit, et principalement des êtres les plus divins, loin de contredire à la nature, ne la dépasse même pas. Rejette donc loin du séjour divin et loin de ton âme sainte les raisonnements contraires que fit à ce propos Simon linsensé (Actes VIII, 9). Car il na pas compris, je crois, bien quil se crût sage, quil nappartient pas à celui qui pense sainement duser darguments rationnels dont lévidence est dordre sensible quand il sagit de la Cause invisible de toutes choses. Et ce quil faut lui répondre, cest que son objection même est contre nature, car à la Vie divine rien ne soppose.
§ 3. Cest cette même Vie qui donne vie et chaleur à tous les animaux et à tous les végétaux. Que tu parles de vie intellectuelle, rationnelle ou sensible, de celle qui nourrit et qui fait croître, ou de quelque vie que ce puisse être, ou de quelque principe ou de quelque essence vitale, cest grâce à la Vie qui transcende toute vie quelle vit et quelle vivifie et cest en elle comme en sa cause quelle préexiste unitairement. Car cest trop peu de dire que cette Vie est vivante; elle est Principe de vie, Cause et Source unique de vie. Cest elle qui achève et qui différencie toute vie, et cest à partir de toute vie quil convient de célébrer ses louanges, parce que cest elle qui, dans leur multiplicité, engendre toutes les vies grâce à la multiplicité de ses propres dons. Il convient donc à toute vie de la contempler et de la louer, car rien ne lui fait défaut ou pour mieux dire, elle déborde de vie, étant Vie par soi-même et transcendante à toute vie, Faiseuse de vie et plus que vie, et méritant dêtre célébrée par tous les noms que des hommes peuvent appliquer à cette Vie indicible.
§ 1. Venons-en maintenant, si tu veux bien, à célébrer cette Vie bonne et perpétuelle comme Sage, comme Sagesse en soi, ou plutôt comme Substance de toute sagesse, transcendante à toute sagesse et dépassant toute saisie. Car non seulement Dieu déborde de sagesse et « de sa saisie il nest point de nombre (Ps., CXLVI, 5) », mais il transcende encore toute rai son, toute intelligence, toute sagesse. Et cest ce quavait merveilleusement compris cet homme vrai ment divin, commun soleil de notre maître et de nous-même, lorsquil dit : « La folie de Dieu est plus sage que la sagesse humaine (I Cor., 1, 25) » non seulement parce que toute argumentation humaine est vacillante au regard de la stabilité et de la permanence des intellections divines et absolument parfaites, mais aussi parce que cest lusage des théologiens de retourner en les niant tous les termes positifs pour les appliquer à Dieu sous leur aspect négatif. Cest ainsi que lEcriture traite dinvisible la Lumière toute brillante et ce qui se peut louer et nommer de multiples façons, elle lappelle indicible et sans nom. Ce qui est partout présent et quon peut découvrir à partir de toute réalité, elle le nomme insaisissable et indépistable. Cest en vertu du même procédé que lApôtre loue selon les textes la folie divine en partant de ce qui apparaît en elle paradoxe et absurdité pour sélever ainsi jusquà lindicible Vérité qui dépasse toute raison.
Mais, comme je lai dit ailleurs, recevant à notre façon les mystères divins, enclos comme nous le sommes dans le cercle familier des réalités sensibles, ra menant les mystères divins à la norme humaine, nous nous égarons quand nous rapetissons à la me sure des apparences la divine et secrète raison, et pourtant nous ne devrions pas perdre de vue que si notre intelligence possède une puissance intellective qui lui permet dapercevoir les intelligibles, lunion par quoi elle atteint aux réalités qui sont situées au delà delle-même dépasse la nature de lintelligence.
Cest cette union seule qui nous ouvre lintellection des mystères divins, non pas selon nos modes humains, mois en sortant tout entiers de nous-mêmes pour appartenir tout entiers à Dieu, car il vaut mieux appartenir à Dieu et se dépouiller de soi- même, et cest ainsi que les dons divins seront offerts à cette qui seront entrés en communion avec Dieu.
Célébrant ainsi dans sa transcendante la Sagesse irrationnelle, inintelligible, insensée, disons quelle est Cause de toute intelligente, de toute raison, de toute sagesse et de toute saisie, que cest à elle quappartient tout conseil, que delle viennent toute connaissance et toute saisie, et quelle recèle enfin en elle tous les trésors de sagesse et de connaissance. Conformément, en effet, à nos précédentes conclusions, elle est la Cause plus que sage et toute sage et la Substance même tant de la sagesse en soi que de la sagesse prise dans son ensemble et de chaque sagesse considérée en particulier.
§ 2. Cest delle que les puissances angéliques, intelligibles et intelligentes, reçoivent leurs simples et bienheureuses intellections, car elles ne tirent point leurs divines connaissances dune analyse déléments, de sensations ni de raisons discursives: elles nusent point non plus dune subsomption sous des concepts universels. Purifiées de toute matérialité, cest de façon intellectuelle, immatérielle, unitive, quelles saisissent par intuition les intelligibles divins. Potentielle et actuelle, leur intelligence resplendit dune pureté sans mélange et sans tache. Elle saisit dun seul regard les intellections divines de façon in divisible et immatérielle, dans lunité de sa conformité divine, car elle a reçu de la Sagesse divine, autant quil était en son pouvoir, lempreinte de cette Intelligence et de cette Raison divines dont cest trop peu dire que de les appeler sages.
Cest delle aussi que les âmes reçoivent le pouvoir de raisonner; cest-à-dire dune part de tourner discursivement et circulairement autour de la vérité même des êtres (et en ce cas, le caractère discursif et plural de leurs argumentations les situe au des sous des intelligences unies); dautre part de ramener par enveloppement le multiple à lun (et elles méritent alors de ségaler aux modes intellectifs des anges, dans la mesure du moins où cest chose possible et convenable à des âmes). Que les sensations elles-mêmes soient comme des échos de la Sagesse, on peut laffirmer sans erreur, et il nest point jusquà lintelligence des démons qui, en tant quintelligence, ne lui appartienne également; mais, dans la mesure où il sagit dune intelligence qui déraisonne, qui ne sait ni ne veut atteindre le but vers quoi elle tend, il vaut mieux parler ici dune déchéance de la Sagesse.
Mais puisque la Sagesse divine est, dit-on, principe, cause, substance, achèvement, conservation de la sa gesse en soi, ainsi que de toute sagesse, de toute intelligence et de toute raison, pourquoi célébrons-nous Dieu, lui qui est plus que sage, comme Sagesse, Intelligence, Raison et Connaissance? Lui qui na pas dactivité intellectuelle, comment va-t-il comprendre les intelligibles? Lui qui transcende toute sensation, comment connaîtra-t-il les réalités sensibles? LEcriture affirme pourtant quil sait toutes choses et que rien néchappe au savoir divin (Jean, III, 20; XXI, 17).
En réalité, comme je lai souvent répété, il faut entendre les attributs divins selon un mode qui convienne à Dieu. Quand on parle, de son Inintelligence et de son Insensibilité, il faut entendre cette négation dans un sens transcendant, non dans un sens privatif. Cest ainsi que nous attribuons lirrationalité à Celui qui est plus que raison, linachèvement à Celui qui se situe au delà même de la perfection et qui est antérieur à toute finalité. Nous appelons in saisissable et invisible Ténèbre la Lumière inaccessible, parce quelle transcende la lumière qui se voit. A vrai dire, lintelligence divine contient toutes choses dans une connaissance qui transcende [tout objet connu], car, dans la mesure même où elle est cause universelle, elle contient davance en elle la notion de toutes choses, connaissant et produisant les anges avant même quil y eût des anges, connaissant toutes les autres réalités du dedans, pour ainsi dire dans leur principe, et leur conférant par là même rang dessences. Cest là, je crois, ce quexprime lEcriture lors quelle appelle Dieu « Celui qui sait tout avant que rien se produise (Dan., XII, 42) » Ce nest point, en effet, à partir des êtres que lintelligence divine connaît les êtres, mais à partir de soi, en soi, à titre de cause, elle possède davance et rassemble par anticipation la notion, la connaissance et lessence de toutes choses; non quelle considère chaque objet dans son idée générale, mais parce quelle connaît et contient tout dans lunique extension de sa causalité propre, comme la lumière aussi contient davance en soi, en tant que cause, la notion des ténèbres, nayant de connaissance des ténèbres quà partir de la lumière.
Cest donc en se connaissant soi-même que la divine Sagesse connaît toutes choses, immatériellement les choses matérielles, indivisiblement les choses divisibles, unitairement les choses multiples, car cest dans un acte unique quelle connaît et quelle produit tout. Sil est vrai quen tant que Cause unique et universelle Dieu confère lexistence à tout être, cest égale ment en tant que Cause unique quil connaîtra tout être comme procédant de lui et préexistant en lui, et ce nest pas des êtres quil partira pour arriver à les connaître puisque cest précisément lui qui à chacun deux octroiera le pouvoir de se connaître soi-même et de connaître les autres.
Dieu na donc pas une connaissance propre par quoi il se connaît, et une autre connaissance qui contient ensemble tous les autres êtres; car, en se connaissant soi-même, la Cause universelle ne saurait ignorer daucune façon ce qui procède delle-même et ce dont elle est cause. Ainsi donc Dieu ne connaît point les êtres en les connaissant, mais en se connaissant. Et, selon lEcriture, il nest pas jusquaux anges qui, au lieu de connaître les choses dici-bas en percevant le sensible par les sens, ne les saisissent par une puissance naturelle, propre à lintelligence qui vit en conformité avec Dieu.
§ 3. Il reste à déterminer comment, pour notre part, nous pouvons connaître Dieu, puisquil nest ni intelligible ni sensible et que rien absolument ne lui appartient de ce qui appartient aux êtres, il faut dire en vérité que nous navons pas de Dieu une connaissance fondée sur sa nature propre (car celle-ci est in connaissable et elle dépasse toute raison et toute intelligence). Cest à partir de cet ordre que nous découvrons en tous les êtres; parce que cet ordre fut institué par Dieu et quil contient des images et des similitudes des modèles divins, que nous nous élevons graduellement et par échelons, autant quil est en notre pouvoir, jusquà Celui qui transcende tout être, en niant alors et en dépassant tout attribut, comme à la Cause universelle des êtres. Aussi bien, Dieu est-il connu à la fois en toutes choses et hors de toutes choses, et Dieu est-il connu tout ensemble par mode de connaissance, et par mode dinconnaissance, Il est objet dintellection, de raisonnement, de science, de contact, de sensation, dopinion, dimagination, dappellation, etc. et pourtant il nest saisi ai par lintelligence, ni par le raisonnement, ni par la parole. Il nest rien de ce qui est et on ne peut donc le connaître à travers rien de ce qui est, et il est pourtant tout en tout. Il nest rien en rien et il est pourtant connu par tout en tout en nième temps quil nest connu par rien en rien.
Ce nest donc pas à tort quon parle de Dieu et quon le célèbre à partir de tout être proportionnelle ment à tous ses effets. Mais la manière de connaître Dieu qui est la plus digne de lui, cest de le connaître par mode dinconnaissance, dans une union qui dépasse toute intelligence, lorsque lintelligence, détachée dabord de tous les êtres, puis sortie delle-même, sunit aux rayons plus lumineux que la lumière même et, grâce à ces rayons, resplendit là- haut dans linsondable profondeur de la Sagesse. Il nen reste pas moins, comme je lai dit, que cette Sa gesse est connaissable à partir de toute réalité. Car elle est elle-même, selon lEcriture, la fabricatrice universelle, lordonnatrice perpétuelle et universelle, la cause de lharmonie et de lordre indissolubles. Car elle unit perpétuellement lachève ment de ce qui précède au principe de ce qui suit et cest elle qui produit avec beauté la sympathie et lharmonie uniques de lunivers entier.
§ 4. Les saintes Ecritures appellent également Dieu Raison (Verbe, Logos), non seulement parce quil distribue raison, intelligence et sagesse, mais parce quil contient davance en lui, sous forme synthétique, les causes de toutes choses, parce quil traverse toute réa lité et que, selon lEcriture, il pénètre jusquaux extrémités de toutes choses (Sagesse VIII, 1-3), mais plus encore parce que la Raison divine est plus simple que toute simplicité et que par sa suressentielle transcendance elle échappe à tout attribut. Cette Raison est la vérité simple et réellement essentielle et cest à elle que sapp1ique, en tant que connaissance pure et infaillible de toutes choses, la foi divine, base inébranlable des fidèles quelle établit dans la vérité et en qui elle établit la vérité, en sorte que les fidèles possèdent ainsi dans une identité Indissoluble la connaissance simple de la vérité. Car si la connaissance unit connu et connaissant, tandis que lignorance est toujours cause pour lignorant de changement et de division interne, celui qui possède la vraie foi (Eph. IV, 13), lEcriture nous dit que rien ne saurait le détourner de ce foyer fondé sur la vraie foi qui lui permet de conserver la permanence de son identité immuable et invariable.
Quiconque, en effet, sest uni à la Vérité, sait bien quil marche sur la voie droite, même si la foule le rappelle à lordre, prétendant que cest lui qui échappe au domaine de lerreur, grâce à la vérité de la vraie foi. Pour sa part, il a pleine conscience de ne pas être le fou que prétendent les autres et il sait que la possession de la vérité simple, perpétuelle, immuable la délivré tout au contraire de la fluctuation installe et mobile à travers les multiples variations de lerreur. Cest ainsi que nos maîtres et nos initiateurs dans la Sagesse de Dieu meurent chaque jour pour la vérité, témoignant comme il se doit par toutes leurs paroles et par tous leurs actes que lunique vérité chrétienne à laquelle ils adhèrent est de toutes la plus simple et la plus divine, ou, pour mieux dire que seule et unique elle est la vraie connaissance de Dieu.
§ 1. Mais puisque les théologiens célèbrent également la Vérité divine et la Sagesse plus que sage comme Puissance et comme Justice, puis quils lappellent aussi Salut et Rédemption, passons maintenant, dans la mesure de nos forces, à lexplication de ces noms divins. Que la Théarchie transcende absolument et dépasse toute puissance réelle ou pensable, quel quen soit le mode, je ne crois pas que personne lignore de ceux qui furent nourris dans les saintes Ecritures, car la théologie lui attribue souvent la Souveraineté, la séparant ainsi des puissances mêmes qui résident au delà du ciel. Comment se fait-il alors que les théologiens la célèbrent encore comme Puissance, elle qui transcende toute puissance? Ou en quel sens faudra-t-il entendre ce nom de Puissance lorsquon lappliquera à la Théarchie?
§ 2. Nous disons que Dieu est Puissance parce quil contient toute puissance davance en lui et de façon suréminente, parce quil est cause de toute puissance et quil produit lui-même toutes choses grâce à une Puissance inflexible et indéfinissable, parce quil nest aucune réalité, universelle ou parti culière qui ne reçoive de lui toute la puissance qui est en elle, parce quil possède linfini pouvoir, non seulement de produire toute puissance, mais de transcender toute puissance, et jusquà la puissance en soi, dêtre lui-même plus que puissance, de produire indéfiniment et sans limites dautres puissances que celles qui existent, de ne jamais épuiser, en produisant ainsi indéfiniment et sans limite de nouvelles puissances, ce pouvoir qui lui appartient de produire des puissances et dont cest trop peu dire que de lappeler sans limites, car cette Puissance transcendante est totalement indicible et inconnaissable, car elle échappe à toute saisie intellectuelle, elle qui, par la surabondance de son pouvoir, confère la puissance à la faiblesse même, elle qui enveloppe jusquaux échos les plus affaiblis delle-même et règne sur eux, de même quen ce qui concerne les puissances sensibles nous voyons des lumières très brillantes toucher jusquaux yeux débiles et que des bruits intenses pénètrent, dit-on, jusquà des oreilles presque Inaptes à les saisir ([je dis presque] car là où louïe fait totalement défaut, aucune audition nest possible; là où la vue est totale ment absente, on ne peut plus parler de vision).
§ 3. Aussi la diffusion infiniment puissante de Dieu pénètre tous les êtres, et il nest aucun être qui soit totalement privé de toute puissance et qui ne possède le pouvoir ou bien de saisir par lintelligence ou bien de raisonner ou encore de vivre, ou simplement de posséder une essence. E le fait même dêtre en puissance, sil est permis sans sacrilège de parler ainsi, doit son existence à la Puissance suressentielle.
§ 4. Cest delle que procèdent, avec leur forme divine, les puissances des ordres angéliques. Cest delle quelles ont reçu, en vertu de sa bonté sans limites, leur être immuable, la totale spontanéité de leurs puissances intellectives et immortelles, leur constance et leur indéfectible tendance au bien, car cest elle qui leur a donné le pouvoir et dêtre ce quelles sont et de tendre à la conservation de cet être, et jusquau pouvoir même de désirer un éternel pouvoir.
§ 5. Les bienfaits de cette Puissance inépuisable sétendent également aux hommes, aux animaux, aux plantes et à lunivers entier. Elle donne à ceux qui sunissent entre eux le pouvoir de vivre en amitié et en communion, à chacun de ceux qui se distinguent les uns des autres le pouvoir de demeurer dans sa propre raison et de rester fidèle à sa définition particulière sans mélange et sans confusion. Cest elle qui sauve g dans un ordre parfait et en toute rectitude, le maintien du bien propre à chaque être; qui assure limmutabilité aux vies immortelles des monades angéliques; qui défend contre toute altération lessence et lordonnance des corps célestes lumineux et sidéraux; qui donne lêtre à leur perpétuité; qui distingue par leurs procès les révolutions du temps et qui les ramène à lunité par leurs retours périodiques. Cest elle qui rend inextinguibles les puissances du feu et intarissables les écoulements de leau; qui limite la diffusion de lair; qui assoit la terre sur le vide et qui conserve indestructibles à sa surface les engendrements des êtres vivants. Cest elle qui, sans confusion ni séparation, sauvegarde lharmonie et la synthèse des éléments; qui assure lunion de lâme et du corps; qui active chez le plantes les forces de nutrition et daccroissement; qui règne sur toutes les puissances qui donnent rang dessences à toutes choses; qui garantit lindissoluble stabilité de lunivers. Cest elle enfin qui, accorde la déification, donnant aux déifiés le pouvoir de sélever à une telle hauteur. Bref il nest absolument aucun être qui échappe à lirrésistible et tutélaire étreinte de la Puissance divine. Car ce qui est totalement privé de puissance nexiste pas, nest rien et on ne peut le poser daucune façon.
§ 6. Sans doute le sorcier Elymas vient nous objecter si Dieu est tout puissant, pourquoi votre théologien affirme t-il que sa puissance connaît une limite? Cest le divin Paul quElymas prend ici à partie, parce quil écrit que Dieu ne peut se nier lui- même. Mais en répétant cette objection, je crains fort de passer pour un fou ridicule qui sattaque à ces frêles châteaux de sable que construisent par jeu les enfants, si je cherche à expliquer ce texte scripturaire comme sil posait un problème insoluble. En réa lité se nier soi-même, nest-ce pas déchoir du vrai? Or la vérité est être, et déchoir du vrai, cest par là même déchoir de lêtre. Si la vérité est être et que déchoir du vrai soit déchoir par là même de lêtre, il est clair que Dieu ne saurait déchoir de lêtre, car il lui est impossible de ne pas exister, ce qui revient simplement à dire quil lui est impossible dêtre sans pouvoir et que la seule science qui lui manque, cest de savoir ignorer.
Voilà ce que na pas compris notre sage, pareil à ces athlètes sans expérience qui simaginent avoir à faire à de faibles adversaires et qui, sattaquant avec courage plutôt à des ombres quà des personnes, frappent vigoureusement lair de leurs coups inutiles, se croient vainqueurs de leurs rivaux et proclament leur propre victoire parce quils ignorent la force vraie de ceux quils combattent. Pour notre compte, suivant autant que nous le pouvons la pensée du théologien, nous célébrons Dieu en affirmant quil est plus puissant que toute puissance, quil est omnipotent, bienheureux et seul puissant, dominateur dans le royaume même de lEternité, exempt de toute déchéance relativement à aucune forme dêtre, mieux encore quil est Celui qui contient de façon éminente et par anticipation tous les êtres, grâce à cette Puissance suressentielle qui accorde à tous les êtres, par leffusion surabondante et généreuse de sa puissance, et le pouvoir dexister et le pouvoir dêtre ce quils sont.
§ 7. — Dieu est en outre célébré comme Justice, parce que cest lui qui, selon leur n distribue à tous les êtres proportion, beauté, ordonnance, harmonie et bonne disposition; parce quil dé finit pour chacun lordre qui lui convient selon la définition la plus parfaitement juste, parce quil est cause enfin pour chacun des êtres de chacune de leurs opérations propres. Car cest la Justice divine qui dis pose toutes choses, qui détermine toutes choses, qui épargne à toutes choses le mélange avec toutes choses et la confusion universelle. Cest elle qui fait don à tous les êtres des biens qui leur conviennent, suivant le mérite propre de chacun.
Si nous avons raison de nous exprimer de la sorte, ceux qui sattaquent à la Justice divine ne prennent pas garde quils se convainquent eux-mêmes dune évidente injustice. Car il faudrait, à les en croire, attribuer aux mortels limmortalité, aux imparfaits la perfection, aux êtres qui se meuvent spontanément la nécessité contraignante dun moteur externe, aux variables lidentité et aux débiles la puissance de perfectionner. Il faudrait que le temporel connût une perpétuelle durée, que ce qui est mobile pair nature possédât limmutabilité, que les plaisirs dun moment fus sent sans fin, et plus généralement que sinversassent les attributs de toutes choses. Or on doit savoir que la divine Justice est précisément une justice authentique en ceci quelle attribue à chaque être ce qui lui convient en raison de sa propre dignité et quelle conserve chaque nature selon lordre et le pouvoir qui lui appartiennent en propre.
§ 8. Mais on objectera quil est injuste dabandonner sans secours les saints aux vexations des méchants. A quoi il faut répondre que, si ceux quon appelle des saints sattachent à ces biens terrestres qui attirent les êtres matériels, cest alors quils sont entièrement déchus du désir divin. Et je ne pense pas quon puisse célébrer comme des saints des hommes qui se montrent injustes à légard de ces réalités divines qui sont seules désirables, des hommes qui refusent de les préférer à ce quils ne devraient ni désirer ni aimer. Sil sagit au contraire de ceux dont lamoureux désir a pour objet des biens authentiques, puisque ceux-là tendent vers ce qui est vraiment bon, ils seront nécessairement dans la joie lorsquils rencontreront ce quils désirent rencontrer. Or nest-il pas vrai quils se rapprochent précisément des vertus angéliques lorsque leur tendance vers les réalités divines les détache autant que possible de toute affection matérielle, lorsquils sexercent virilement, en toutes circonstances, à se soumettre à la vraie beauté? Ainsi a-t-on pleinement raison daffirmer que cest bien le rôle propre et essentiel de la Justice divine de nénerver ni de namollir jamais lénergie des meilleurs en leur octroyant des faveurs matérielles, et, sil advient quon tâche de les tenter de la sorte, il lui appartient de ne point les laisser sans secours mais de les affermir tout au contraire dans leurs belles et fermes dispositions cri accordant un juste salaire à leur persévérance.
§ 9. On célèbre encore la divine Justice comme Salut universel, parce que cest elle qui garde et conserve à chaque être la pureté de son essence et de son rang propres, sans lui permettre de se confondre avec aucun autre, également parce quelle est la véritable cause de toutes leurs opérations propres. Si on la célèbre comme Salut, cest en outre parce quelle préserve toutes choses des atteintes du mal. Nous souscrirons nous aussi à cette louange quon accorde à Dieu en lappelant la sauve garde universelle, car nous affirmons quon le défi nit ainsi comme Celui qui conserve fondamentalement toutes choses, qui épargne à tout être le changement, la corruption, la détérioration, qui veille sur tout être, qui ordonne toutes choses sans lutte et sans conflit selon les raisons qui leur conviennent, qui élimine partout toute inégalité et toute opération étrangère, qui conserve ses proportions à chaque créature en sorte quaucune ne déchoie ni ne se transforme en son opposé.
On se conformera encore aux desseins de la sainte théologie en célébrant ce Salut en raison de la bonté universelle et salvatrice par laquelle il rachète tous les êtres à qui il advient de déchoir des biens qui leur sont propres, dans la mesure du moins qui est compatible avec la nature de ceux qui sont ainsi sauvés. Aussi bien les théologiens lappellent-ils aussi Rédemption, parce qu elle ne permet point que ce qui existe réellement succombe au néant, parce que sil advient à quelquun de céder à la négligence ou au désordre et de subir ainsi quelque amoindrissement dans la perfection de ses biens propres, eest elle qui rachète leurs passions, leur lâcheté et leur privation, cest elle qui supplée à leurs déficiences, qui paternellement étaye leur faiblesse et redresse leur malice. Ou, pour mieux dire cest elle qui les établit au coeur du Bien, qui leur rend la plénitude du bien quelles ont laissé échapper, qui met bon ordre à leur désordre, qui harmonise leur disharmonie, qui leur rend la plénitude de leur perfection, qui les délivre de tontes leurs fautes.
Mais tout ce quon vient de dire appartient à la Justice même en tant quelle exclut toute inégalité liée à la privation de légalité propre à chaque être. Car si lon entendait par inégalité ces différences qui dans lunivers distinguent tous les êtres les uns des autres, la Justice veillé sur elle également puisquau lieu de permettre que tout se mêle à tout sans perdre elle con serve à chacun la forme propre qui correspond à sa manière dêtre.
§ 1. Mais puisquon attribue à la Cause universelle tout ensemble grandeur et petitesse, identité et altérité, similitude et dissemblance, repos et mouvement, il nous faut contempler maintenant tout ce qui nous est accessible de ces images de noms di vins. Ainsi les Ecritures célèbrent Dieu comme Grand et sous le mode de la Grandeur, et elles par lent aussi pourtant de cette Petitesse divine qui se manifeste dans un souffle léger. LEcriture lappelle Identique lorsquelle proclame « Tu es le même que toi-même (Ps., CI, 28) », mais la même Ecriture le considère sous le mode de lAltérité lorsquelle le représente par une diversité de figures et de formes. Et elle le considère à la fois comme Semblable, en tant que substance de toute ressemblance et de la similitude eu soi, et comme Dissemblable, puisque rien de ce qui existe ne lui ressemble, — comme Stable et Immobile, demeurant sans fin sur le même siège, et pourtant comme Mobile puisquil se répand à travers toutes choses. Cest bien par de tels noms et par dautres du même genre que les Ecritures célèbrent Dieu.
§ 2. Ainsi Dieu est appelé Grand, en rai son de sa Grandeur propre qui se communique à tout être grand tout en demeurant séparée de toute grandeur par sa diffusion et par son extension au delà de toute diffusion et de toute extension, car cette Grandeur [qui appartient à Dieu] contient tout lieu, car elle surpasse tout nombre, car elle franchit toute infinité. [On appelle également Dieu grand] en raison de sa plénitude supérieure à toute plénitude, â cause de la grandeur de ses opérations et du jaillissement de ses dons, car bien que dans une effusion sans limite, ces dons se laissent participer par tout être, ils nen demeurent pas moins totalement inépuisables, conservant cette même plénitude qui dépasse toute plénitude et, loin de rien perdre de soi en se répandant, ils ne cessent au contraire de déborder toujours davantage. Car cette Grandeur est sans limites, elle échappe à toute quantité et à toute numération, et sa transcendance se manifeste par leffusion absolue et immense de son incompréhensible magnificence.
§ 3. On appelle petit ou bien subtil ce qui échappe à toute masse et à toute étendue ou encore ce qui sétend partout sans rencontrer dobstacle. Cette petitesse constitue en même temps la cause élémentaire de tous les corps, car jamais tu ne rencontreras rien qui ne participe à lidée du petit. Cest pourquoi il convient dattribuer à Dieu la Petitesse puisquil est présent de façon immédiate partout et en tout être, puisquil agit pourtant et quil pénètre « jusquau lieu où lâme se sépare du corps, et les tendons », jugeant les désirs et les « intentions du cur », ou pour mieux dire de tous les êtres; car « à son regard aucune créature nest invisible (Hébreux IV, 12). » Mais cette Petitesse échappe à la quantité, à la grandeur, à la limitation,, à la finitude, à la définition. Elle contient tout et rien ne la contient.
§ 4. — Cette même Petitesse est sur-essentiellement éternelle, impassible; elle demeure en soi et se comporte toujours de façon identique, partout également présente. Elle se situe delle-même et par elle-même de façon stable et sang souillure, dans les plus belles limites de son identité suressentielle, sans mutation, sans défaillance, sans ébranlement, sans changement, sans mélange, sans matière, dans une parfaite simplicité, ne manquant de rien, naugmentant ni ne diminuant; elle échappe à tout engendrement, non en ce sens quelle ne serait pas encore engendrée ou quelle serait Inachevée, ou quelle ne serait pas engendrée par ceci ou par cela, ni en cet autre sens quelle nexisterait daucune façon ni jamais mais bien parce quelle échappa totalement et absolument à la catégorie même de lengendrement; parce quelle est cet Etre éternel, cet Etre parfait en sol, qui demeure en soi-même identique à soi-même dans lunité et dans lidentité dune forme unique, qui fait rayonner spontanément sur tous ceux qui sont capables dy participer sa propre identité, qui lie les uns aux autres les éléments hétérogènes en y répandant le débordement de son Identité, parce quil con tient davance en soi sous le mode de lidentité sus quaux opposés eux-mêmes, en tant que Cause unique, unifiante et transcendante de toute Identité.
§ 5. Mais Dieu est également Altérité, parce quil est partout présent grâce à sa Providence et quil devient tout en tout par son pouvoir duniversel salut. Assurément par lui-même il demeure immuable dans sa propre identité, et indivisible dans lunicité de son incessante opération, mais, grâce à son indéfectible puissance, il se communique en même temps pour les déifier à tous ceux qui se tournent vers lui. Ajoutons quil faut croire que laltérité des images variées de Dieu, correspondant à la diversité des visions quon peut avoir de lui, signifie tout autre chose que les apparences â travers lesquelles se manifestent ces images. De même si lon raisonnait sur la nature de lâme en la représentant de façon corporelle et que lon fît correspondre à ce qui est en soi indivisible ljm4lge des parties du corps, il faudrait en tendre le symbolisme de ces parties dune tout autre façon [que matérielle] et tenir compte du caractère proprement indivisible de lâme. Ainsi appellerions- nous tête lintelligence, cou lopinion (en tant quintermédiaire entre le rationnel et lirrationnel), poitrine la faculté irascible, ventre la faculté concupiscible, cuisses et pieds la nature, appliquant ainsi de façon symbolique aux puissances psychiques des noms tirés des parties du corps. A beaucoup plus forte rai son, lorsquil sagit de labsolue transcendance divine, convient-il de purifier laltérité des formes et des images en usant de saintes et mystiques exégèses, adaptées à la nature de leur objet divin.
Si tu veux appliquer les trois dimensions corporelles à ce Dieu qui échappe à tout contact et à toute figure, tu devras dire alors que la Largeur divine signifie lextension immense de la descente de Dieu à travers toute réalité, la Longueur cette puissance dont cest trop peu dire que daffirmer quelle se répand sur toutes choses, la Profondeur ce mystère inconnaissable quaucun être ne peut saisir. Mais ne nous laissons pas entraîner à expliquer toute la variété des formes et des images, en confondant les noms incorporels de Dieu avec ceux qui se tirent des symboles sensibles et qui sont mieux à leur place dans la Théologie symbolique. Pour linstant prenons garde seulement à ne pas interpréter lAltérité divine comme sil sagissait dune altération de cette Identité dont cest trop peu dire que de lappeler immuable, mais voyons-y plutôt une multiplication dans lunité et comme une série de procès où sexprime sous forme unique cette fécondité qui produit toutes choses.
§ 6. De même si lon appelait Dieu Semblable en tant quil est identique et parce quil est totalement et partout semblable à soi-même, de façon unique et indivisible, nous naurions aucun reproche à faire à lusage de ce nom de Semblable pour désigner Dieu. Mais en même temps, les théologiens affirment quen soi-même et dans sa totale transcendance, Dieu nest semblable à rien, et que pourtant la même Similitude divine se répand sur ceux qui se tournent vers elle lorsquils imitent à la mesure de leurs forces Celui qui est, de façon totalement transcendante, et leur définition et leur raison. Et telle est la puissance de cette Similitude divine quelle retourne vers leur cause tous les êtres quelle produit. Cest pourquoi il faut dire que les créatures mêmes ressemblent à Dieu, quelles sont faites « à limage et à la ressemblance de Dieu (Genèse I, 26) ». Dieu pourtant ne leur ressemble pas plus quun homme ne ressemble à sa propre image.
Si on considère des réalités de même rang, il se peut bien quelles soient semblables les unes aux autres, quentre elles la similitude soit réciproque et quelles soient mutuellement semblables, en vertu de la préexistence en elles dune forme semblable. Mais, quand il sagit de la relation de cause à effet, nous ne pouvons admettre aucune réciprocité. Car ce nest pas seulement à ceci ou à cela que Dieu accorde la similitude, mais cest à tous les êtres qui participent à la similitude quil confère cette similitude, et il constitue lui-même jusquà la substance de la similitude en soi. Rien, par conséquent, ne possède nulle part aucune similitude quil ne doive à quelque trace en lui de la Similitude divine, et cest cette Similitude qui accomplit toute union.
§ 7. Mais pourquoi parlons-nous ainsi? Cest la théologie elle-même qui déclare Dieu Dissemblable, qui affirme quon na le droit de le comparer à aucun être, car, dit-elle, il diffère de tout, et suprême paradoxe, rien ne lui ressemble. A dire vrai, cette affirmation ne contredit daucune façon à la présence en Dieu de la similitude. Car, par rapport à Dieu, les mêmes choses sont tout ensemble semblables et dissemblables; semblables en ce quelles imitent autant quelles le peuvent linimitable; dissemblables en ce que les effets restent inférieurs à la cause et séloignent delle dans une mesure qui échappe à toute limite et à toute comparaison.
§ 8. Que dire de lImmobilité, cest-à-dire de la Stabilité divine? Quoi donc, sinon que Dieu demeure en soi identique soi, quil a sa source stable dans son immuable identité, que cest parler de lui de façon insuffisante que de qualifier le siège où il réside dinébranlable, quil agit sur des objets identiques de façon identique et selon des modes identiques, quil subsiste totalement et indéfectiblement en soi et par soi, quil est totalement immuable et exempt de tout mouvement, et tout cela en raison de sa sur-essentialité? Car il est lui-même la cause de tout repos et de toute stabilité, lui qui se situe au delà de la stabilité et du repos, et cest en lui que tout est ras semblé, chaque chose conservant ainsi hors de toute atteinte la stabilité de ses biens propres.
§ 9. Et que signifie cette autre affirmation des théologiens, lorsquils disent que Dieu descend en toutes choses et que limmobile se meut? Ne faut-il pas lentendre de façon compatible avec la nature divine? La piété nous interdit en effet dimaginer que Dieu se meuve par translation ni par transmutation, ni par altération, ni par retournement, ni par mouvement local, ni en ligne droite, ni par une révolution circulaire, ni par un mouvement mixte, ni non plus quil se meuve à la façon de lintelligence, de lâme ou de la nature. Mais nous devons dire que cest Dieu qui produit et qui conserve toute essence, quil exerce partout et totalement sa Providence, quil est présent partout parce quil enveloppe toutes choses de façon insaisissable et grâce à ses procès et à ses actes providentiels à légard de tous les êtres. Mais en célébrant les Mouvements de ce Dieu immobile, on doit raisonner dune façon digne de Dieu. Le mouvement en ligne droite doit sentendre comme le procès sans détours ni déclinaison des opérations divines, comme la naissance de toutes choses à partir de Dieu même; le mouvement hélicoïdal correspond à un procès Immobile et une stabilité génératrice; le mouvement circulaire signifie que Dieu demeure identique à soi- même, quil enveloppe synthétiquement les termes Intermédiaires et les extrémités, qui sont à la fois conte nants et contenus, et quil ram à lui tout ce qui est sorti de lui.
§ 10. On est en droit dinterpréter comme une Egalité cette Identité et cette Justice que lEcriture attribue à Dieu, en sorte quil faut appeler Dieu lEgal; non seulement parce quil est indivisible et inflexible, mais aussi parce quil répand son illumination de façon égale sur toutes choses et à travers toutes choses, parce quil est la substance même de légalité en soi, puisque cest par son entremise quil produit de façon égale linterpénétration homo gène de toutes choses et, selon leurs aptitudes respectives, légale participation des éléments au sein de toute mutation, ainsi que le don égal à tous des biens qui correspondent au mérite de chacun,— enfin parce quil contient en lui-même par anticipation, de façon transcendante et synthétique, toute égalité, quelle soit intelligente, intelligible, rationnelle, sensible, quelle concerne lessence, la nature ou la fin, en vertu de cette puissance totalement transcendante qui produit toute égalité.
§ 1. Mais lheure est venue pour nous, parmi tous les noms qui conviennent à Dieu, de célébrer maintenant ceux de Tout-puissant et dAncien des jours. Le premier signifie que Dieu demeure dans sa Toute-puissance à travers toutes choses, rassemblant et contenant toutes choses, les affermissant, les fondant et les. resserrant, parce quil contient en lui- même et sans aucune faille la perfection de lunivers entier, parce quil fait sortir de soi toutes choses comme dune toute-puissante Racine, parce quil ra mène à soi toutes choses comme à leur tout puissant Principe, parce quil les contient dans la me sure où tout réside dans sa Toute-puissance, parce quil conserve tout ce quil contient dans une cohésion synthétique et totalement transcendante qui les garde de déchoir hors de lui et de se perdre en quittant cette parfaite résidence. On dit aussi que la Théarchie est Toute-puissante, parce quelle exerce sa puissance sur toutes- choses, parce que son autorité est sans partage sur ceux quelle gouverne, parce que tous les êtres tendent vers elle dans un mouvement damoureux désir, parce quelle impose à tous des jougs consentis, parce quelle fait naître dans tous les coeurs lamoureuse douceur dun désir divin, tout-puissant et indissoluble, dont lobjet même est sa propre beauté.
§ 2. Dieu est célébré aussi comme Ancien des jours (Dan., VII, 22) parce quil est la durée perpétuelle et le temps de toutes choses et quil précède en même temps et la perpétuité et le temps. Quand on lappelle temps, jour, saison et perpétuité, il faut en tendre ces mots dune façon compatible avec la nature divine, car Dieu ne saurait se mouvoir que de façon immuable et in Au sein même de son mouvement perpétuel et spontané il demeure stable; et il est tout ensemble la cause de linfinie perpétuité, et du temps et des jours. Aussi bien, lorsquil se manifeste saintement par des visions mystiques, Dieu prend-il à la fois la figure dun vieillard (Dan. VII, 9) et celle dun adolescent (Gen. XVIII, 3). La première signifie quil est principe et quil existe dès le principe; la seconde quil échappe à tout vieillissement; les deux ensemble nous enseignent que son procès sétend à travers lunivers entier du principe à la fin. Ou encore, comme le dit notre saint précepteur, les deux figures révèlent chacune à leur manière que Dieu est principe, celle du vieillard, quil est le premier dans lordre du temps, celle de ladolescent que sur le plan arithmétique il est plus proche du début; il est clair, en effet, que lunité et les nombres qui suivent lunité méritent mieux dêtre appelés principes que les nombres qui progressent vers le multiple.
§ 3. Mais il faut expliquer, je crois, ce que lEcriture entend par temps et par durée perpétuelle. Car elle ne réserve pas toujours lépithète de perpétuel à ce qui échappe à tout engendrement, à ce qui existe de façon vraiment éternelle, ni même aux êtres Indestructibles, immortels, immuables et identiques (comme elle le fait quand elle nous dit, parmi dautres exemples nombreux: « Ouvrez-vous, portes perpétuelles (Psaume XXIII, 7-9) »), mais elle use souvent de cette épithète pour caractériser ce qui est le plus proche du principe, et il lui arrive dappliquer lexpression de durée, perpétuelle à la totalité de nos temps, parce que cest le propre de la durée perpétuelle dêtre principe inaltéré et de servir détalon universel.
LEcriture, dautre part, appelle temps ce qui est sujet au devenir, à la destruction, à laltération et au changement. Cest pourquoi nous qui sommes temporellement limités, la théologie affirme pourtant que nous participerons à la perpétuité quand nous parviendrons à cette perpétuité qui exclut toute corruption et qui demeure constamment identique à soi- même. Il arrive en outre aux Ecritures de parler de perpétuité temporelle et de temps perpétuel, mais nous savons quil vaut mieux réserver le terme de perpétuité à ce qui est plus proche du principe et appeler temps ce qui est soumis au devenir. Nayons donc pas la naïveté de croire que tout ce quon appelle perpétuel possède la même perpétuité que Dieu qui transcende la perpétuité; mais, suivant en toute rigueur les toutes vénérables Ecritures, entendons ces adjectifs temporel et perpétuel dans le sens quelles leur attribuent, et considérons par conséquent comme intermédiaire entre lêtre et le devenir tout ce qui participe à la fois à la perpétuité et à la temporalité. (Cest pour éviter ces équivoques que saint Thomas distingue le temps, laevum et lEternité.)
Quant à Dieu, il faut le célébrer tout ensemble comme Perpétuité et comme Temporalité, car il est la cause de tout temps et de toute perpétuité, mais il faut lappeler aussi lAncien des jours, car il précède le temps et il transcende le temps et cest lui qui produit la diversité des saisons et des temps. Mais on doit affirmer pourtant quil subsiste, antérieur à toute perpétuité, quil transcende la perpétuité (Apoc., XI, 15) et que son royaume est le royaume de toute perpétuité. Amen.
§ 1. Passons maintenant à la Paix divine, principe de toute communion, et célébrons-la par des louanges pacifiques. Car cest elle qui unit toutes choses, qui engendre et qui produit toute concorde et toute cohésion. Aussi bien tous les êtres tendent-ils vers elle, parce quelle ramène à lunité intégrale tout ce quils ont de pluralité divisible; parce quelle apaise les conflits internes de lunivers et les transforme en pacifique cohabitation. Cest par leur participation à la Paix divine que les plus primitives des puissances de communion sunissent dabord à elles-mêmes, entre elles et au Principe unique de leur paix, puis confèrent aux puissances qui leur sont subordonnées le pouvoir de sunir à elles-mêmes, entre elles et au Principe qui est la cause unique et totale de toute paix, ce Principe qui se répand partout sans se morceler et qui, pour ainsi dire, rassemble dans des sortes denclos tout ce qui est divisé, ce Principe causal qui définit, qui limite et qui protège toutes choses, qui empêche les êtres de se diviser et de fuir de façon indéfinie et indéterminée, de perdre tout ordre, toute stabilité, et toute présence divine, déchapper à leur unité propre et de se mêler les uns aux autres dans une confusion universelle.
Mais en quoi peuvent consister cette Paix et cette Quiétude que saint Juste (surnom de Barsabas, daprès les Actes, I, 23) appelle Silence, et, par rapport à tout procès connu, Immobilité; comment cette Paix peut demeurer paisible et tranquille, comment elle se comporte en soi et au-dedans delle-même ; quelle est cette Unité totale et parfaite dont cest trop peu dire que de lappeler Unité; comment il se peut faire quaussi bien lorsquelle rentre en soi-même pie lorsquelle se multiplie elle-même, elle ne cesse jamais dêtre unie à soi-même, mais quau contraire elle se répande sur toutes choses sans rien perdre de sa plénitude intérieure, grâce à la surabondance de cette unité parfaitement transcendante; — il nest ni permis sans sacrilège ni possible à aucun être ni de le dire ni de le concevoir. Cest donc comme ineffable et inconcevable que nous con sidérons cette Paix divine, en raison de sa totale transcendance, et notre examen ne portera que sur ce quelle laisse participer delle-même par lintelligence et par la parole, et cela dans la limite de nos forces humaines sans oublier que nous sommes personnellement inférieur à maints hommes excellents.
§ 2. Ce quil faut affirmer dabord, cest quelle constitue la substance même de la paix en soi, de toute paix et de chaque paix; quelle réunit toutes choses dans une union sans mélange; que grâce à cette union indissoluble et immuable chacune conserve pourtant lintégrité de sa forme propre sans se troubler en se mélangeant daucune façon avec son contraire, sans que rien puisse ternir leur parfaite et précise unité.
Contemplons donc cette nature unique et simple de lUnion pacifique, qui lie tous les êtres à elle-même, avec eux-mêmes et entre eux, qui les conserve tous dans une cohésion sans mélange, dans une synthèse sans confusion. Cest par cette Union que les intelligences divines sunissent à leurs intellections et aux objets de ces intellections; et également quelles sélèvent assez haut pour entrer eu contact, selon un mode dinconnaissance, avec les réalités qui sont au delà de toute intellection. Cest grâce à elle que les âmes, en unissant la variété de leurs raisons, en es rassemblant dans la pureté unique de lintelligence, sélèvent par une méthode et selon un ordre propre à chacune, à travers une intellection immatérielle et in divisible jusquà cette Union qui dépasse toute intellection. Cest grâce à elle enfin que lindissoluble trame de lunivers entier subsiste dans son harmonie divine et sharmonise dans un accord parfait, dans une parfaite concorde, dans une parfaite cohésion, dans une synthèse sans mélange, dans un in divisible rassemblement.
La Paix parfaite répand, en effet, sa plénitude à travers tous les êtres, grâce à limmanence parfaite ment simple et sans mélange de sa puissance unificatrice. Elle unifie toutes choses en liant à travers les moyens les extrêmes aux extrêmes, en les soumettant à lunité dune amitié qui les rend homogènes. Elle fait participer à ses jouissances jusquaux limites les plus lointaines de lunivers. Elle allie toutes choses les unes aux autres par des unités, des identités, des unions, des communions. Et pourtant il est clair que la Paix divine nen demeure pas moins parfaitement stable et que si elle éclaire toutes choses en les unifiant, si elle répand partout son illumination, elle ne sort pas pour autant de sa propre identité. Car il est vrai quelle se répand partout, quelle se communique à tous selon le mode qui convient à chacun, quelle fait déborder hors de soi la surabondance de sa fécondité pacifiante; mais elle demeure une dans la transcendance de son unité et cest mal la célébrer que de dire simplement quelle est unie à soi-même parfaitement et totalement.
§ 3. Mais comment se peut-il faire, objectera-t-on, que tout tende vers la paix? Il est plus dun être, en effet, qui se complait dans laltérité et dans la division, qui ne consentirait jamais de plein gré à demeurer dans le calme. Si notre interlocuteur entend par altérité et par division les attributs propres à chacun, comme il nest aucun être, quel quil soit, qui désire daucune façon en être privé, nous navons rien à répondre, sinon que ce désir même [de persévérer dans son être] constitue lui aussi un mode de luniverselle tendance vers la paix. Il nest aucun être, en effet, qui naime demeurer en paix et en union avec soi-même, à se conserver immuable et sans déchéance, lui-même et aussi tout ce qui lui appartient. Or ce qui maintient chacun sans mélange et dans la propriété de ses attributs, cest précisément cette Paix parfaite et vigilante, car cest elle qui, par ses Providences pacifiantes, conserve tout à labri des conflits et des discordances, internes ou externes, cest elle qui, par sa puissance stable et sans déclinaison, stabilise tout dans la paix et dans le repos.
§ 4. Si linterlocuteur veut dire que tout ce qui se meut, au lieu de demeurer au calme, se meut sans cesse en vertu de son mouvement propre, répondons quil sagit là encore dune tendance vers luniverselle Paix divine, vers cette Paix qui empêche tout être de déchoir de soi-même, qui conserve immobile et sans défaillance la vie propre et motrice de tout ce qui se meut, de façon que le mobile, demeurant en paix avec soi-même et persistant dans son identité, accomplisse les actes qui lui conviennent en propre.
§ 5. Mais si lon entend par altérité une déchéance par rapport à la paix, si on nie par conséquent que tout être soit vraiment amoureux de la paix, nous répondrons dabord quaucun être nest totale ment déchu de toute union. Ce qui serait, en effet, totalement instable, indéfini, inconstant, indéterminé, ne serait aucunement être ni nappartiendrait à aucun être. Et si lon répond que ceux-là pourtant sont bien les ennemis de la paix et des biens propres à la paix qui se complaisent dans les discordes et les querelles, dans les variations et dans les caprices, on répondra que ce qui meut ces êtres, cest encore limage obscure dune tendance vers la paix. Agités en tous sens par le tumulte de leurs passions, ils désirent maladroitement les stabiliser ils simaginent quen se rassasiant de jouissances toujours fuyantes, ils réussiront à apaiser le trouble qui naît en eux de la faillite même des plaisirs auxquels ils sasservissent.
Ah! Que ne dirait-on pas de cet amour de prédilection que le Christ porte aux hommes et qui répand en eux sa paix? Cest par lui que nous apprenons à ne plus vivre en guerre ni avec nous-même, ni entre lions, ni avec les anges, mais à travailler plutôt aux oeuvres divines de concert avec eux et autant quil est en notre pouvoir, grâce à la Providence de Jésus qui accomplit tout en tous, qui réalise cette paix indicible et de toute éternité prédéterminée, qui nous réconcilie enfin avec lui, et, en lui, avec le Père. Mais de tous ces dons merveilleux on a traité suffisamment dans les Esquisses théologiques, daprès le témoignage des saintes Ecritures.
§ 6. Puisque tu mas écrit un jour pour me demander ce que jentends par être en soi, vie en soi, sagesse en soi, et que tu es troublé, me dis-tu, de me voir appeler Dieu tantôt Vie en soi et tantôt substance de la vie en soi, jai donc cru nécessaire, ô saint homme de Dieu, de te tirer de cet embarras autant que je le puis. Et tout dabord, pour répéter une fois de plus ce quon a dit mille fois déjà, il nest aucunement contradictoire de poser Dieu comme Puissance en soi ou Vie en soi, et en même temps comme Substance de la puissance en soi ou de la vie en soi. Car, dans un cas, on parle de Dieu à partir des êtres, et principalement à partir des êtres fondamentaux, en le considérant comme cause de tous les êtres: dans lautre cas, on le désigne dans sa suressentielle transcendance par rapport à tout être, fût-il fondamental. Mais en somme, diras-tu, de quoi sagit-il quand nous parlons dêtre en soi, de vie en soi, de paix en soi? De quoi sagit-il quand nous posons dautres réa lités considérées en elles-mêmes et fondamentalement, et dont nous affirmons que Dieu les a créées avant les autres? Notre assertion na rien de contourné, elle va droit au but et sexplique de façon simple. Nous ne disons pas, en effet, que lêtre en soi constitue quel que essence divine ou angélique, qui serait la cause de toute existence pour tous les êtres (le seul principe, en effet, la seule essence, la seule cause de toute existence, cest lEtre même dans sa sur-essentialité), ni quil existe une autre divinité féconde qui, hors de Celui qui est plus que divin, serait une Vie doù sortirait toute vie et dabord la vie en soi, ni, en un mot, que les êtres aient pour principes producteurs des essences et des substances, dont certains ont prétendu à la légère que cétaient des dieux fabricateurs dêtres: mais à dire vrai, comme ces dieux nexistent pas, ni eux ni leurs pères ne les ont jamais connus.
Ce que nous affirmons, cest que lEtre en soi, la Vie en soi, la Déité en soi constituent, si on les considère comme principes divins et producteurs, le fondement unique et la cause suressentielle de tout, et cest trop peu dire que de les appeler principes; considérés du point de vue de la participation, il sagit alors de puissances providentielles, dons du Dieu 1m- participable, Essentialité en soi, Vitalité en soi, Déification en soi, et cest en participant à ces puissances que chaque être, selon sa nature propre reçoit, sur le double plan du langage et de la réalité, existence, vie, déification, etc. Il faut donc que le Bien lui-même constitue la substance de ces êtres fondamentaux, dabord de leur ensemble, puis de leurs parties, en suite des êtres qui les participent totalement, enfin de ceux qui ny ont part que partiellement. Mais à quoi bon insister? Si certains de nos divins initiateurs appellent Celui qui est plus que Bien et plus que Dieu, la Substance même du bien en soi et de la divinité en soi, cest quils entendent alors par bien en soi et par divinité en soi ces dons bienfaisants et déifiants qui procèdent de Dieu, et par beau en soi leffusion qui produit de soi-même toute beauté, totale ou partielle, qui confère la beauté à ce qui est totalement beau et à ce qui ne lest que partiellement, et ainsi de suite pour tout ce qui peut ou pourra recevoir la qualification den soi, cest-à-dire pour ces Providences et ces bienfaits qui soffrent à la participation des êtres et qui procèdent de la surabondante et généreuse effusion du Dieu imparticipable, de façon que la Cause universelle demeure absolument et totalement transcendante et que le Suressentiel lemporte merveilleuse nient à tous points de vue sur quelque essence et sur quelque nature que ce soit.
§ 1. Mais puisquon a, je crois, mené à terme tout ce quil fallait dire à ce propos, célébrons maintenant Celui dont les noms sont infinis, en lappelant Saint des saints(Dan, IX, 24), ou encore Roi des rois (1 Tim., VI, 15), cest-à-dire Celui dont le règne embrasse la perpétuité et sétend au delà même de la perpétuité (Ps., X, 16), ou bien Seigneur des Seigneurs (Apoc., XIX, 16) ou, Dieu des dieux (Ps., XLIX, 1). Mais il faut dire dabord ce que nous entendons par ces mots mêmes de Sainteté, de Royauté, de Seigneurie, de Déité, et ce que les Ecritures veulent signifier en les employant sous forme géminée.
§ 2. Dans notre langage habituel, sainteté sen tend dune pureté sans péché, totalement et pleine ment immaculée. Royauté signifie le pouvoir absolu de limiter, de régler, de légiférer, dordonner. Seigneurie ne désigne pas seulement la puissance de dominer les inférieurs, mais toute possession totale et entière de toute beauté et de toute bonté, stabilité véritable et inébranlable. Car le mot Kyriothès (Seigneurie) vient de Kyros (garantie) ainsi que kyrion (nom propre) et que Kyrieuon (dominateur). Quant à la Déité, cest une Providence qui contemple toutes choses, qui, dans sa parfaite bonté, les embrasse et les contient toutes, qui les emplit de soi-même tout en demeurant transcendante à quiconque jouit de ces biens providentiels.
§ 3. On doit donc user de tous ces noms pour célébrer de façon parfaite la Cause qui sélève au delà de toute réalité, en ajoutant quil sagit dune Sainteté et dune Seigneurie transcendantes, dune Royauté souveraine, dune Déité parfaitement simple. Cest elle, en effet, qui a fait naître et qui a produit, dans un acte unique et instantané, toute précision par faite de toute absolue pureté, tout ordre et toute disposition dans les êtres; cest elle qui a exclu deux toute disharmonie, toute inégalité, toute dissymétrie; cest elle qui a fait rayonner la plénitude éclatante dune identité et dune rectitude parfaitement ordonnées sur tous ceux qui méritent dy avoir part; cest elle qui a octroyé à tous la possession pleine et entière de toute beauté, de toute Providence bienfaisante, car elle est à la fois contemplatrice et conservatrice de ceux auxquels elle distribue ses biens lorsquelle fait don de soi, comme il convient à sa bonté, en vue de leur déification, à tous ceux qui se tournent vers elle.
§ 4. Mais comme cest mal parler de la Cause universelle que daffirmer quelle contient toute plénitude, comme sa surabondance unique est totalement transcendante, on la célèbre aussi sous le nom de Saint des saints, et sous les autres noms [quon a dits], en tant quelle est la Cause débordante et tout en semble la radicale Transcendance. Ce qui revient à dire quautant ce qui est saint, divin, souverain, royal, lemporte sur ce qui est privé de ces biens, et autant lemportent les participations en soi sur les réalités participantes, dans la même mesure Celui qui domine tout être lemporte sur tout être et la Cause imparticipable tout ensemble sur tout participant et sur toute participation.
Les Ecritures appellent saints, rois, seigneurs et dieux les ordres les plus fondamentaux de chaque hiérarchie, ordres par lentremise desquels les êtres inférieurs reçoivent leur part des dons divins et, en se diversifiant, multiplient à leur tour les dons quils ont reçus, le rôle des supérieurs étant enfin de ramener cette variété à lunité qui leur est propre, de façon providentielle et divine.
§ 1. Mais en voilà assez sur ce point. Il reste, si tu le veux bien, à pénétrer au coeur même de notre sujet, car la théologie affirme simultanément tous les attributs positifs de Celui qui est cause de tous les êtres, et elle le célèbre donc comme Parfait et comme Unique.
Parfait, il ne lest pas seulement en tant que parfaitement achevé en lui-même, en tant quil se définit lui-même sous la forme de lunité, en tant quil est tout entier et totalement parfait, mais aussi en tant quil est plus que parfait, puisquil transcende toute réalité, en tant quil définit toute infinité, quil déborde infiniment toute limite, que rien ne le contient ni ne lenclôt, mais quil sétend au contraire tout ensemble en tous lieux et au delà de tout lieu, par des dons inépuisables et des actes infinis. On dit aussi quil est parfait parce quil ne croît pas, étant achevé de toute éternité, parce quil ne diminue pas, contenant tout davance en lui; débordant dans sa libéralité unique, inépuisable, identique, surabondante et cons tante, cest lui qui parfait lachèvement de toute perfection et qui la remplit de sa propre perfection.
§ 2. Unique, il lest en ce sens quil est toutes choses de façon synthétique dans la transcendance dune seule unité, et quil produit toutes choses sans sortir pour autant de sa propre unité. Rien nexiste qui ne participe à lUn, mais de même que tout nombre participe à lunité numérique et quon dit une dyade, une décade, un demi, un tiers et un dixième, de même tout être et toute portion dêtre ont part à lUn, et il faut que tout être soit un pour exister comme être. Cet Un, cause universelle, nest pas cependant lunité de plusieurs réalités, car il précède la distinction même de lunité et de la pluralité et cest lui qui définit tout ensemble unité et pluralité. Il nest aucune pluralité qui nait quelque part à lunité, car tout ce qui est multiple par le nombre de ses parties demeure un si on le considère dans son ensemble; ce qui est multiple par le nombre de ses accidents de meure un en tant que substance; ce qui est multiple arithmétiquement ou par le nombre de ses puissances demeure un du point de vue de la forme; ce qui est multiple par le nombre de ses formes nappartient quà un seul genre; ce qui est multiple par le nombre de ses procès procède dun seul principe. Rien par conséquent nexiste qui ne participe dune certaine façon à lunité de Celui qui contient davance et synthétiquement la totalité universelle, sans excepter les opposés mêmes, qui en lui se réduisent à lunité. Sans lunité, la multiplicité nexisterait pas; sans multiplicité, par contre, lunité reste possible, comme lunité numérique précède toute multiplication des nombres. Si lon supposait enfin que tout fût uni à. tout, le total formerait une seule unité.
§ 3. Il faut savoir en outre que les réa lités unies ne sunissent, dit-on, quen vertu dune forme unique conçue davance et propre à chacune et que lunité constitue le principe élémentaire de chaque chose. Enlevez lunité, on naura plus ni tout ni partie, ni rien du tout, car cest dans lunité même que préexistent synthétiquement toutes choses. Cest pourquoi la théologie célèbre la Théarchie prise dans sa totalité comme cause universelle sous le nom dunique. Le Père est Dieu unique, Jésus Christ lunique Seigneur, et il nexiste quun seul et unique Esprit, en vertu de la débordante indivisibilité de cette totale Unité divine où tout est rassemblé synthétiquement dans une unification qui transcende toute unité, dans une suressentielle préexistence. On a donc rai son de rapporter et de confronter toutes choses à cette Unité divine, de qui, en qui et pour qui existent tout être, tout ordre, toute subsistance, toute plénitude et toute conversion.
Tu ne saurais rencontrer aucun être qui ne doive à cet Un (lequel donne suressentiellement son nom à la Déité entière) le pouvoir et de posséder et de par faire et de conserver sa propre existence. Il faut donc que nous aussi, nous détournant du multiple et nous convertissant à lun, grâce à la puissance de la divine Unité, nous célébrions de façon synthétique la Déité totale et une, cet Un qui est cause de tout, qui vient avant toute unité et avant toute pluralité, qui précède les oppositions de la partie et du tout, de la définition et de lindéfini, de la limite et de lillimité, car cest lui qui définit tout être et lêtre même, qui est la cause unique totalement et tout ensemble préexistante et transcendante, qui dépasse lêtre un et qui pourtant définit lêtre un, dans la mesure où lêtre un, au sein des êtres, devient nombre (et le nombre participe à lessence). Cest donc lUn suressentiel qui définit tout ensemble lêtre un et le nombre quel quil soit. Cest elle qui est en soi le principe et la cause, le nombre et lordre de lunité, de la numération et de tout ce qui existe.
Cest pourquoi la Déité transcendante se célèbre tout ensemble et comme Unité et comme Trinité. En fait elle nest connaissable ni de nous ni daucun être ni comme Unité ni comme Trinité. Pour célébrer en toute vérité ce qui en elle est plus un que lUn lui-même, cest-à-dire ce Principe qui en gendre en elle des réalités divines, nous attribuons à la fois le nom dUnité et celui de Trinité à Celui qui est au-dessus de tout nom et qui transcende sur-essentiellement tout ce qui existe. En vérité ni un, ni trois ni aucun nombre, ni unité ni fécondité ni aucune dénomination tirée des êtres ni des notions accessibles aux êtres, ne sauraient révéler (car il dé passe toute raison et toute intelligence) le mystère de la Déité suressentielle, sur-essentiellement et totale ment transcendante. Il nest ni nom qui la nomme, ni raison qui la concerne, car elle demeure inaccessible et insaisissable. Même quand nous lappelons Bien, ne croyons pas que ce nom lui convienne, mais il nous faut bien concevoir et exprimer quelque chose de son indicible nature et nous lui consacrons dabord le plus vénérable des noms. Et quoique, ce faisant, nous ne nous écartions aucunement du sentiment des théologiens, nous nen demeurons pas moins en deçà de la vérité des choses. Aussi bien les théologiens eux-mêmes ont attaché plus de prix à la méthode négative, car elle affranchit lâme des objets qui lui sont familiers, et à travers ces divines intellections, inférieures elles-mêmes à Celui qui transcende tout nom, toute raison, tout savoir, elle lunit enfin à Lui, autant que des hommes peuvent accéder à une telle union.
§ 4. Après avoir réuni ces noms intelligibles de Dieu, nous les avons expliqués de notre mieux. Et ce faisant nous ne demeurons pas seule ment en deçà de ce que signifient réellement les noms divins (les anges eux-mêmes devraient confesser la même insuffisance), en deçà des louanges que les anges font de Dieu (et les derniers des anges lemportent ici sur les meilleurs de nos théologiens), en deçà des théologiens mêmes, de leurs élèves et de leurs compagnons, — mais en deçà aussi de nos pairs, car nous demeurons au dernier rang de tous et fort inférieur. Aussi bien sil se trouve en tout ce que nous avons dit quelque droite vérité, et si nous avons réellement atteint à une exégèse authentique des noms divins, que le mérite en revienne à Celui qui est la cause de tout bien, lui qui accorde dabord le pouvoir de parler, et ensuite de bien parler. Si lon a omis quelques noms synonymes de ceux quon rapportés ici, il suffira de compléter notre travail en suivant la même méthode.
Mais si notre travail manque de rectitude et de Perfection, si nous nous sommes écarté en tout ou en Partie de la vérité, sois assez bienveillant pour c0rrige nos erreurs involontaires, pour satisfaire raisonnablement aux besoins de notre savoir, pour suppléer notre insuffisance, pour guérir linfirmité qui nous accable malgré nous, pour nous transmettre en fui toutes les excellentes vérités que tu pourras tenir de toi-même et des autres. Ne te décourage pas, lorsquil sagit daider un ami, car tu constates que nous navons gardé par devers nous aucun des enseignements qui nous furent transmis par la hiérarchie, mais que nous vous les avons transmis sans les falsifier, à vous et à dautres saintes personnes, et nous continuerons à vous les transmettre, au tant quil nous sera permis de parler et à nos auditeurs découter, demeurant parfaitement fidèle à la tradition sous la seule réserve de notre impuissance soit à lentendre soit à lexprimer. Ainsi soit-il fait et dit, autant quil plaît à Dieu, et que notre traité sur les noms intelligibles de Dieu sachève ainsi. Sous légide de Dieu, nous passerons alors à la Théologie symbolique.
FIN DU TRAITÉ DES NOMS DIVINS Par le pseudo SAINT DENIS lAREOPAGITE