La religion de combat par l’abbé Joseph Lémann

Livre deuxième

Chapitre Sixième

Une voie lactée dans l’Église de Dieu, comme au firmament.

- I. Sors de ta tente et considère le ciel! Cette invitation de Dieu à Abraham est entendue des âmes méditatives. Magnificence du firmament, sa voie lactée.
– II. Les profondeurs de la voûte céleste : bandes d’étoiles presque imperceptibles et en quantités innombrables. Les profondeurs de la miséricorde dans l’Église : bandes d’enfants de lumière presque inaperçus. Signalement de quelques-unes. Les enfants de la promesse ou la superbe postérité promise à Abraham, réalisée.
– III. Pourquoi le Créateur a fait les étoiles de la voie lactée si imperceptibles et si multipliées: pour être une preuve étincelante des soins de sa Providence à l’égard des plus petits êtres. La petitesse employée également dans l’Église de Dieu, comme expression du véritable amour. Combien le Seigneur a pour agréables les riens où il y a de l’amour!
– IV. Ce que signifient les voies lactées: elles ressemblent à des chemins dans l’azur qui mènent à un terme final; destinée dernière de ces milliards d’étoiles. L’Église de Dieu en marche vers ce terme; sublime cantique d’Isaïe sur cet acheminement: caravanes de dromadaires dans Jérusalem, caravanes de peuples dans l’Église, caravanes d’élus dans le ciel, symbolisées par les caravanes d’étoiles.
– V. Souhait rattaché à cette étude sur les enfants de lumière.


I

Sortons un moment dans la nuit, comme Dieu fit sortir Abraham de son pavillon pour considérer le ciel. Regardez le firmament, lui dit Dieu, et comptez les étoiles, si vous pouvez. C’est une salutaire pratique que de contempler le firmament par une nuit sereine. Bien souvent, lorsqu’on sent le besoin d’agrandir les vues de son âme et de surmonter les tristesses du temps, on y réussit par cette contemplation. Le spectacle du firmament purifie la pensée et remonte le cœur.

D’abord, on aperçoit, dans sa lueur douce et pleine de charmes, l’astre des nuits: il répand sur la nature entière je ne sais quelle mystérieuse beauté. Le commun des hommes ne connaît de la nuit que le repos qu’elle amène, que le sommeil qui les enveloppe et les confond avec les animaux. «La lune, cette humble soeur du jour, n’existe pas pour eux, parce qu’ils n’existent pas pour elle, et ils s’offenseraient avec mépris des appels qui leur seraient faits de venir la contempler. Mais il est des esprits délicats, des âmes tendres et méditatives pour lesquels le spectacle de la nuit a des charmes ravissants, des harmonies secrètes, et s’illumine de mystérieux reflets. Dans la contemplation silencieuse de cette beauté voilée qui répond si bien à la nature humble et à la fois élevée de leurs sentiments, ils puisent une disposition méditative qui se prolonge pendant le jour, et qui, les soutenant au-dessus des impressions de la terre, les porte à lever des regards exercés vers le ciel.»

Ensuite, on est émerveillé et ravi par le scintillement et le cortège de ces étoiles vives et brillantes, qui, de distance en distance, et chacune à son rang, se tiennent autour de leur reine, semblables à des perles sur le vêtement de la nuit. Ces étoiles radieuses sont innombrables, mais pourtant distinctes, et comme les fleurs d’une vaste prairie, elles ont par leur nature même une immense variété de couleurs. Dans le langage de la Liturgie et des Docteurs, l’Église catholique est très justement comparée à l’astre des nuits. La lune, en effet, au disque changeant, courrière inégale, représente admirablement les diverses phases de l’Église ici-bas, selon que Dieu lui envoie des jours prospères ou des épreuves. Mais quelles que soient les inégalités de l’astre des nuits, il n’en a pas moins cette pudique et mystérieuse beauté qui est aussi celle de l’Église, l’épouse bien-aimée du Sauveur, dont il, est écrit aux Cantiques qu’elle est belle comme la lune. Le brillant cortège des étoiles distinctes a aussi sa signification. Il figure ceux et celles des enfants de l’Église qui lui font le plus d’honneur en ce monde, soit par l’éclat de leur grande position, soit par leur sainteté reconnue.

Mais la contemplation du firmament n’est pas finie. Qu’apercevons-nous encore, par une nuit sereine, dans les détails de cette voûte d’or? Une grande trace de lumière blanche et diffuse qui traverse presque toute la sphère céleste; ce sont comme des bandes irrégulières qui se développent et flottent en forme de ceintures, elles ont une lueur blanche comme le lait, et quand on les regarde au télescope, on y distingue des amas d’étoiles tellement pressées qu’on peut à peine les énumérer.

Ces bandes lumineuses composent la voie lactée. Cette voie est donc produite par un nombre prodigieux d’étoiles: gouttes de lumière, gouttes de lait sur l’azur des cieux. Admirons-la, interrogeons-la, comme symbole consolant qui va compléter nos études sur la physionomie et le nombre des enfants de lumière. En effet, nous avons, dans les chapitres qui précèdent, célébré et décrit les vrais maîtres et guides sûrs, les apôtres, les missionnaires au loin, les séraphins de la terre: autant de splendides étoiles distinctes dans le firmament de l’Église. Mais tout le monde ne peut être docteur, ni apôtre, ni missionnaire au loin, ni séraphin de la terre. Heureusement que la bonté créatrice, qui a orné la voûte des cieux d’une voie lactée, en a tracé une autre dans son Église: multitude d’âmes humbles, petites, inaperçues, semblable aux bandes pressées d’étoiles! Il sera donc consolant d’étudier parallèlement la voie lactée du firmament et celle de l’Église.

II

Ce qui frappe et saisit, en premier, dans le spectacle de la voie lactée, c’est l’éloignement et la profusion des étoiles qui la composent. Elles sont tellement éloignées dans les profondeurs du firmament qu’elles en deviennent presque imperceptibles, et tellement nombreuses et pressées qu’elles y forment les traînées blanches à perte de vue.

Les profondeurs du firmament! Leurs milliards de lieux donnent le vertige à la pensée. Elles ne sont dépassées que par les profondeurs de la foi et celles des conseils de Dieu. Massillon disait: Vous ne connaissez pas les objets que vous avez sous l’œil, et vous voulez voir clair dans les profondeurs de la foi. À l’égard des profondeurs des conseils de Dieu, saint Paul s’est écrié avec une sorte d’effroi: Ô profondeur des trésors de la sagesse de Dieu! que ses jugements sont incompréhensibles et ses voies impénétrables! Et le Livre de l’Ecclésiastique demande à propos des profondeurs du firmament: Qui a compté les gouttes de la pluie, et qui a mesuré la hauteur du Ciel?

Ces étoiles se meuvent donc dans des profondeurs incommensurables. Voici comment le souverain Ordonnateur les y a placées: Le Livre de la Genèse expliquant la manière dont s’est allumé le firmament, dit: Dieu fit deux grands corps de lumière, l’un plus grand, pour présider au jour, et l’autre moindre, pour présider à la nuit; il fit aussi les étoiles, et stellas! Il n’appartient qu’à Dieu de parler avec cette indifférence du plus étonnant spectacle dont il ait orné l’univers: et aussi les étoiles, et stellas! il dit en un seul mot ce qui ne lui a coûté qu’une parole. Or, cette sublime indifférence de langage, comme elle se trouve vérifiée et traduite dans le spectacle de la voie lactée! Il y a là des milliards d’étoiles, des traînées de poussière dont chaque grain est, cependant, un monde. Déjà celles qui, distinctes et radieuses, luisent, chacune à leur rang, dans le cortège de l’astre des nuits, sont innombrables et défient tout calcul: mais ne dirait-on pas qu’avec la voie lactée
Dieu ait voulu faire la bonne mesure dans la création de la lumière. Il fit le soleil, la lune, les étoiles, et dans ces étoiles il y avait une bonne mesure: la voie lactée! Raphaël a su exprimer cette aisance créatrice. Il y a, au Vatican, un chef-d’œuvre du grand peintre où Dieu, étendant chacune de ses mains à droite et à gauche, joint ensemble deux doigts comme ferait quelqu’un pour donner une chiquenaude: et de ce geste de rien, jaillissent le soleil, la lune, et toutes les étoiles!

Et maintenant, si des hauteurs des cieux, je ramène mon regard sur l’Église militante, là aussi, j’aperçois une voie lactée. Où donc est-elle? Y a-t-il, comme pour celle du firmament, des profondeurs qui la contiennent et où elle se déploie? Oui, et ce sont les profondeurs de la miséricorde.

Les profondeurs de la miséricorde! Elles ne sont pas moins insondables que celles du firmament, que celles de la foi, que celles des conseils de Dieu. Elles ont été creusées par le sang de Jésus-Christ, et une seule goutte de ce sang pénètre à une telle profondeur dans les abîmes de la bonté et de la pitié que le cœur humain doit renoncer à l’atteindre. Saint Paul n’a-t-il pas dit: Les trésors incompréhensibles de l’amour que Jésus-Christ a eus pour nous! Or, c’est dans ces profondeurs de la miséricorde que se meuvent des milliers et des milliers d’enfants de Dieu, d’enfants de lumière, mêlés, confus, presque inaperçus dans leur lumière de grâce, comme les étoiles de la voie lactée sont presque imperceptibles dans leur clarté. Faut-il nommer quelques-unes de ces bandes d’enfants de Dieu? Ce sont d’abord beaucoup d’enfants destinés à mourir dans l’âge tendre, beaucoup d’âmes pures dont le Livre sacré définit ainsi l’heureux sort: Le Seigneur l’a enlevé, de peur que la vanité ne séduisît son âme. «Dieu a fait un pacte avec la mort, et lui donnant une précocité divine, il l’a chargée de moissonner avant l’âge du mal la troisième partie du genre humain. L’ange exterminateur est donc devenu le bras droit du Christ; il choisit parmi nous l’innocence avant que la raison en ait terni le premier éclat, et il conduit au ciel des multitudes à qui l’éternité ne coûte que d’avoir passé ici-bas pour y sourire à leur Mère.» Mais en passant, heureux petits enfants, quelle voie lactée, tout à la fois douce et mystérieuse, vous tracez: des bras de vos mères, vous arrivez dans le sein de Dieu!

Ce sont, ensuite, à l’autre extrémité de la vie, auprès de pauvres vieillards réunis par groupes, ces bandes angéliques qu’on appelle les Petites Sœurs des pauvres. Discrètes et charmantes petites sœurs, elles ressemblent à des perles de lumière dans le soir de ces pauvres vieillards, où tout devient sombre. Qui les connaît par leurs noms? Personne. Elles étaient peut-être de souche illustre dans le monde, un brillant avenir les attendait. Elles se sont enfoncées et perdues dans les profondeurs de la miséricorde, pour elles-mêmes et pour leurs bons vieux. Sous leurs voiles amples et sombres, elles sont devenues imperceptibles comme les étoiles de la voie lactée. Mais voici d’autres bandes d’enfants de lumière, non moins confuses, non moins pressées: tant de travailleurs honnêtes qui aiment Dieu à la sueur de leur front, tant d’indigents qui endurent, mais qui regardent le ciel et espèrent, tant d’affligés qui pleurent en secret, la tête inclinée sur le crucifix, tant d’opprimés qui ont faim et soif de la justice. Bienheureux êtes-vous dans vos souffrances inaperçues, ô vous tous! dans votre petitesse, vous faites partie de la voie lactée. C’est de vous que le Christ a dit avec action de grâces: Je vous rends grâces, ô mon Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux savants, pour les révéler aux petits.

Tout ce que nous avons essayé de discerner n’est rien en comparaison de ce qui demeure contenu et caché dans les profondeurs de la miséricorde. Temps des pâques, époques des jubilés, quelles bandes immenses de nébuleuses ne jetez-vous pas dans ces divines profondeurs? Voici un enfant de lumière, puis à côté deux autres, et encore à côté vingt autres. Les annales ecclésiastiques racontent qu’un chrétien demanda à être joint à des prisonniers que l’on conduisait au martyre. Les païens cédèrent à ses instances, et comme son nom est resté inconnu, l’Église l’honore sous le nom de saint Adjoint, Ajouté, Adauctus. Que de frères inattendus se joignent aux bandes d’enfants de lumière dans les temps de pâques et de jubilés! Leurs noms, ne cherchez pas à les connaître: ils s’appellent adjoints, Adaucti.

Sommes-nous au bout des merveilles de notre voie lactée? Ah! qui n’a entendu parler de l’âme de l’Église, cette insondable profondeur de la miséricorde? Il y a, de par le monde, des protestants de bonne foi et parfaitement honnêtes, des israélites de bonne foi et qui, attardés sur la route des siècles, attendent le Libérateur; il y a aussi, dans la vaste étendue des missions catholiques, des païens qui ont le baptême de désir, mais que d’invincibles obstacles empêchent d’aller au delà; à l’égard de tous ces cœurs droits, l’espérance catholique exprime cette ardente prière: «Mon Dieu, faites qu’ils appartiennent à l’âme de l’Église; faites que la robe nuptiale ou la grâce sanctifiante leur soit secrètement apportée, au besoin par un ange; et qu’ils soient du nombre de ces enfants inconnus de leur mère, quoique portés dans ses entrailles!» Dieu les lui fera connaître dans les surprises de la consommation finale, quand il exposera aux regards de sa sainte épouse les fruits de sa brillante fécondité: et ce sera un motif de plus à son bonheur et à son action de grâces. En attendant, ils sont confus et perdus dans les profondeurs de la miséricorde, comme une de ces traînées blanchâtres dans le firmament étoilé!

Et telle est la voie lactée de l’Église catholique! Dans une de ces nuits étincelantes dont le ciel d’Orient a le privilège, le Seigneur faisait donc sortir Abraham de sa tente et lui disait: Levez les yeux au ciel, et comptez les étoiles, si vous pouvez. Et le Seigneur ajouta: Ainsi se multipliera votre postérité. En raison de cette promesse divine, la postérité d’Abraham a reçu, dans les Écritures, le nom d’enfants de la promesse. Mais les Écritures ont bien soin de préciser que les enfants de la promesse sont moins ceux qui continuent le sang d’Abraham que ceux qui continuent sa foi. Sont compris parmi les enfants de la promesse tous ceux qui, à travers la succession des siècles, ont obéi à Moïse, puis aux Prophètes, puis au Fils de Dieu fait homme, puis à ses Apôtres, et maintenant à son Église. Elle est donc nombreuse, très nombreuse, la belle postérité des enfants de la promesse. Dieu soit béni!

Comptez, si vous pouvez, les étoiles: on pourrait, à la rigueur, se mettre à compter les étoiles distinctes et radieuses, et bientôt le vertige arrêterait le calcul: mais les immenses quantités d’étoiles agglomérées dans les voies lactées, qui les compterait? Pareillement, ô mon Dieu, l’impossibilité du calcul s’applique aux innombrables enfants de lumière, tant ceux qui sont apparents que ceux qui sont cachés dans les profondeurs de votre miséricorde; heureuse impossibilité, qui est la réalisation de votre promesse au patriarche: ainsi se multipliera votre postérité. Ô Seigneur, vous êtes Celui qui s’appelle le Fidèle et le Véritable.

III

Quand on considère ce prodigieux entassement d’étoiles qui forment la voie lactée, un pourquoi respectueux se présente à l’esprit qui admire et adore:

Pourquoi Dieu a-t-il fait ces étoiles si imperceptibles et si multipliées?

N’est-ce pas afin d’inscrire, pour l’homme, au firmament, cette leçon: combien sa Providence est bonne et attentive dans ses soins. Il y a, au 146e psaume, cette parole: Le Seigneur compte la multitude des étoiles, et il les appelle, chacune, par leur nom. Le témoignage d’intérêt le plus réel que l’on puisse donner à un être, c’est de savoir son nom, et de le retenir: car il semble qu’on ne soit rien quand on n’a point de nom! C’est aussi une preuve de sollicitude, de tendresse. On ne nomme pas ce que l’on méprise ou ce que l’on déteste. Au jour des rétributions, le Christ ne dira-t-il pas aux réprouvés: Je ne vous connais pas, je ne sais pas vos noms, nescio vos! En nous assurant donc, par le Chantre royal, que ces étoiles si imperceptibles et si multipliées sont, cependant, connues de lui, comptées par lui, et appelées, chacune, par leur nom, le Seigneur a voulu nous inculquer cette leçon si douce: combien sa Providence est attentive, soigneuse, amoureuse autour des plus petits êtres, et que, nonobstant le nombre prodigieux de ces étoiles perdues en quelque sorte dans leur agglomération, il n’est pas embarrassé pour reconnaître chacune, la nommer et en avoir soin.

Leçon divine! qui trouve son achèvement dans l’Église catholique. Là, en effet, la petitesse est devenue le vrai moyen d’amour entre l’âme humaine et son Dieu. Plus on se fait petit, et plus on est aimé de lui; plus on se fait petit, et plus on est sûr de l’aimer. Sous cette persuasion, s’est formée, dans le firmament de l’Église, cette immense voie lactée composée de milliards de petites énergies d’amour: petits offices, petites vertus, petites croix.

Petits offices: les hauts emplois sont dangereux, et souvent le coeur s’y refroidit. Au contraire, dans un emploi rabaissé, dans un office humble et obscur, quelle sécurité! quelle paix! et surtout, lorsqu’on s’y tient avec fidélité et persévérance, quel paradis où Dieu parle! quelles profondeurs de délices inénarrables! Petites vertus: elles sont ces vertus usuelles, dont l’usage fréquent, quotidien, est commun à tous les états, à toutes les conditions de la vie: l’affabilité, la condescendance, la simplicité, la mansuétude, la douceur dans le regard, dans les actions, dans les manières, dans les paroles. L’acte de ces vertus se fait en un clin d’œil, il est rapide comme le geste, comme la parole. Véritables nébuleuses, elles sont imperceptibles, tant elles s’exercent en secret, dans l’obscurité: mais quelle sérénité, quelle unité, quel calme semblable à celui d’une nuit sereine, ne dénotent-elles pas dans la vie des familles et des communautés?

Petites croix: l’orgueil de la nature peut demander, rechercher, et même choisir et embrasser les croix visibles, éclatantes; mais de choisir et de bien joyeusement porter les croix petites et obscures, ce ne peut être que l’effet d’une grande grâce et d’une grande fidélité à Dieu. À la moindre petite traverse qui arrive, dire: Dieu soit béni! mon Dieu, je vous remercie; puis cacher dans la mémoire de Dieu, où rien ne se perd, la croix que l’on vient d’accepter, et ne plus s’en souvenir que pour répéter toujours: Merci, mon Dieu! c’est un exercice de l’âme qui dépasse en profit et en douceur tout ce qu’on peut exprimer.
Ô voies lactées de ces petites énergies d’amour évanouies devant le regard des hommes, petits offices, petites vertus, petites croix, que vous êtes précieuses devant le Maître des mondes! «Le Seigneur compte la multitude des étoiles, et il les appelle, chacune, par leur nom.» Il compte aussi la multitude de ces petits riens accomplis pour son amour, et discerne chacun à part. «Vous avez ravi mon cœur, ma sœur, mon épouse, vous avez ravi mon cœur par un regard de vos yeux, par une boucle de vos cheveux.» Qu’est qu’un regard? qu’est-ce qu’une boucle de cheveux? qu’est-ce qu’une petite vertu? qu’est-ce qu’un petit? qu’est-ce qu’une petite douleur bien supportée? Rien, à peu près rien. Dieu s’y complaît, pourtant, parce il est l’Immense et que le contraste avec les riens forme ses délices: il bouleverserait les mondes plutôt que de laisser perdre un rien accompli pour son amour!

IV

Profondeurs du firmament, et en parallèle, profondeurs de la miséricorde dans l’Église; – bandes pressées d’étoiles presque imperceptibles: bandes innombrables d’enfants de lumière presque inaperçues; – providence de Dieu attentive à chacune de ces petites étoiles: complaisance particulière et infinie de Dieu pour les moindres petits témoignages d’amour de la part de ses enfants; voilà bien les diverses harmonies que nous avons constatées et contemplées entre l’œuvre de la création sur nos têtes et l’oeuvre de la grâce au milieu de nous. Mais il en reste une dernière: Que signifie cette voie lactée dans le firmament? Et qu’y a-t-il en correspondance dans l’Église de Dieu? Voie lactée: c’est donc une voie, un chemin, et qui dit chemin dit implicitement terme, but à atteindre; ces étoiles sont en chemin, en route, elles vont à un but. C’est encore l’importante leçon de ces brillantes voies lactées, mais leçon, hélas! bien peu comprise. Les hommes ne donnent pas une attention suffisante à la grande loi du terme, que tout, cependant, leur rappelle. Ainsi, qui comprend bien le sens de la carrière du soleil? Avec quelle pompe et avec quelle profusion de lumière il commence sa course; de quelle couleur il embellit la nature; de quelle magnificence il est lui-même revêtu en s’élevant sur l’horizon, comme l’époux que le ciel et la terre attendent, et dont il fait les délices; cet astre, disent les Saintes Lettres, semblable à un époux qui sort de sa chambre nuptiale; mais elles ont bien soin d’ajouter: il part, plein d’ardeur, pour courir, comme un géant dans sa carrière; à la majesté et aux grâces d’un époux, le soleil allie donc la course rapide d’un géant qui songe moins à plaire qu’à porter partout la nouvelle de l’arrivée du Prince qui l’envoie. Pareille est la mission de ces traînées d’étoiles qui forment les voies lactées, et elles aussi s’en acquittent fidèlement. Routes créées dans les champs de l’azur, elles semblent dire à la terre: nous sommes en marche pour le terme, imitez-nous! Et en effet, dessinées dans le ciel en traînées prodigieuses, elles se suivent comme des hommes en marche. On croirait voir une grande armée entrer, par toutes les portes, dans une capitale pour une fête: la ville est remplie de soldats, pendant que d’autres arrivent, et que l’on voit encore au loin dans la campagne leurs lignes immenses! Mais le terme que toutes ces voies lactées rappellent, quel sera-t-il pour elles-mêmes?

En supposant que, après l’avoir rappelé, leurs feux viendraient à s’éteindre et s’évanouiraient pour toujours, elles auraient amplement rempli leur mission. Mais l’Écriture dit: Le Seigneur a voulu régner: il s’est revêtu de beauté, il s’est enveloppé de forces et s’est fait une ceinture. Il est remarquable que ces traînées d’étoiles, dans l’azur des nuits sereines, se développent toutes en forme de ceintures. Lors donc que Celui dont le soleil, infatigable coureur, annonce quotidiennement la venue, apparaîtra et se découvrira dans sa beauté, qui empêche de croire que toutes ces bandes viendront former autour de Dieu et de son trône la merveilleuse ceinture annoncée? Je vais créer de nouveaux cieux et de nouvelles terres, a dit le Seigneur. Les étoiles ne seront pas oubliées dans ce renouvellement universel des mondes. Si la Sagesse, quand elle s’est montrée créatrice, a fait, avec ces perles de lumière, des merveilles dans la voûte du firmament, que ne fera-t-elle pas, avec ces perles devenues, par le renouvellement, plus pures et plus éblouissantes, quand elle se montrera triomphatrice? Telle est la leçon du terme inscrite dans les voies lactées. Que trouvons-nous, maintenant, en correspondance dans l’Église de Dieu?

L’Église est en marche vers le terme, vers le triomphe, elle est elle-même un chemin triomphal. Quel est l’esprit initié aux choses de l’Église qui n’a admiré ce transport prophétique, cette ode sublime de l’aigle des prophètes, d’Isaïe, où l’on dirait que la langue humaine a été insuffisante quand il l’a prononcée:

Lève-toi, illumine-toi, Jérusalem, ta lumière s’avance, et la splendeur de Jéhovah se lève sur toi; Les ténèbres couvrent la terre, et l’obscurité, les nations; mais Jéhovah paraît et sa gloire t’illumine. Des Nations marcheront à ta lumière, et des rois, à la splendeur de ton lever. Lève les yeux, regarde de tous côtés: les peuples s’assemblent, ils viennent à toi…

Les dromadaires de Madian et d’Epha t’inondent, ceux de Saba accourent; ils apportent l’or et l’encens. Tous publient les louanges de Jéhovah. Les troupeaux de Cédar sont rassemblés pour toi, les béliers de Nabaïoth sont employés à ton service; ils montent sur mon autel, victimes agréables, et je remplis de gloire la maison de ma majesté. Qui sont ceux-ci qui sont emportés en l’air comme des nuées, et qui volent comme des colombes lorsqu’elles retournent à leurs colombiers? Car les îles m’attendent, et il y a déjà longtemps que les vaisseaux sont prêts sur la mer pour faire venir tes enfants de loin… Tes portes seront toujours ouvertes, ni jour ni nuit elles ne seront fermées, afin que te soient apportées les richesses des Nations… Ils t’appelleront la cité du Seigneur, la Sion du Saint d’Israël… Parce que tu as été abandonnée et exposée à la haine, et qu’il n’y avait personne qui passât jusqu’à toi, je t’établirai dans une gloire qui ne finira jamais, dans une joie qui durera dans la succession des âges…

Ton soleil ne se couchera plus, et la lune ne souffrira plus de diminution, parce que le Seigneur sera ton flambeau éternel, et que les jours de tes larmes seront finis. De cette sublime prophétie, il y a eu plusieurs accomplissements; car souvent les prophètes d’Israël apercevaient, de leurs regards inspirés, des horizons d’avenir successifs, où il y avait un premier plan et un arrière-plan, et, dans leurs prédictions et descriptions, ils passaient de l’un à l’autre (c’est ce qui explique les magnificences, et aussi les difficultés de leurs prophéties). Cette prophétie, au point de vue littéral, n’a reçu qu’un accomplissement très imparfait; jamais, en effet, le peuple de Dieu n’a revu la splendeur du règne de Salomon, alors que la ville de Jérusalem, bâtie après le Temple, étincelait de portiques de marbre et de faîtes d’or, et, attirant à elle l’admiration des peuples les plus lointains, regorgeait de la foule des étrangers et des longues files de dromadaires fléchissant sous le poids des pierres précieuses et des aromates;

Au point de vue spirituel, elle s’est accomplie exactement avec l’établissement de la sainte Église catholique, nouvelle et plus admirable Jérusalem. Les peuples accourent à sa lumière; rois et sujets lui apportent leurs présents. À mesure que les siècles et les espaces se développent, quelles longues files d’enfants entrent dans son sein, les grandes nations, les petites peuplades, les îles: semblables à des nuées lumineuses ou à des colombes qui retournent à leurs colombiers! Elle n’a ni portes ni murailles, afin que son accès soit facile à tous. Et comblée de gloire au milieu même de ses épreuves, elle rayonne, enveloppée de lumière et comme centre de lumière, tandis que les ombres et les ténèbres descendent sur le reste du monde. Mais certaines expressions du prophète sont tellement magnifiques (ton soleil ne se couchera plus, ta lune ne souffrira plus de diminution), elles dépassent tellement tout événement terrestre, qu’il reste de la prophétie, un autre accomplissement: celui du terme ou de la Jérusalem des cieux. Or, c’est à ce dernier accomplissement que, pieusement, s’entrelace la vision des voies lactées. Ces chemins d’étoiles, jetés dans l’azur des nuits sereines, me semblent le plus beau commentaire du cantique d’Isaïe. Regardez attentivement ces groupes d’étoiles, ces traînées lumineuses et blanches qui se prolongent et se croisent dans le firmament, ne ressemblent-elles pas à autant de caravanes en marche, comme pour faire leur entrée dans la Jérusalem des cieux? Les dromadaires de Madian et d’Epha t’inondent, les caravanes de Saba accourent, apportant l’or et l’encens; longue file de dromadaires dans la Jérusalem de Salomon; longue file de peuples dans la Jérusalem de l’Église; mais surtout longue file d’élus dans la Jérusalem des cieux: voies lactées du firmament, vous aurez symbolisé ces différentes caravanes!

Lève-toi, illumine-toi, Jérusalem, ta lumière s’avance: céleste Jérusalem, ô patrie des cieux, oui, ta lumière s’avance. Chaque année, à un jour déterminé, à la fête de la Toussaint, l’Église ne fait-elle pas avancer sur nos têtes et ne découvre-t-elle pas devant nos regards cette grande nuée de témoins dont parle saint Paul: la multitude de tous les saints, heureuses caravanes déjà arrivées, parvenues au terme, voie lactée par excellence, éblouissante de blancheur et d’or, innombrable dans ses rangs pressés d’élus, vision fortifiante où se trouve réalisée la parole du Prophète: «Ton soleil, ô Jérusalem, ne se couchera plus, et ta lune ne souffrira plus de diminution, parce que le Seigneur sera ton flambeau éternel, et que les jours de tes larmes seront finis!

V

Dans cette nuée de témoins couronnés, entre toutes ces figures souriantes que l’Église nous fait admirer et nous presse d’imiter, il est une figure qui s’est détachée des autres durant cette partie de notre travail consacré aux enfants de lumière; elle nous encourageait et semblait nous bénir: c’est la jeune sainte Agnès:

Tout le monde catholique connaît les particularités exquises de sa noble origine, de sa virginité et de son martyre à treize ans. L’Église s’est plu à lui consacrer deux fêtes. La seconde honore une apparition de l’enfant de lumière à ses parents, au lendemain de son entrée dans la béatitude. Les Actes des saints racontent ce qui suit:
«Le huitième jour après sa mort, ses parents étaient venus pour veiller à la grotte de son sépulcre: tout à coup, dans le silence de la nuit, ils voient un chœur de vierges qui, revêtues de cyclades tissues d’or, passaient au travers d’une grande lumière, et au milieu d’elles, la bienheureuse vierge Agnès, parée aussi de cette cyclade éblouissante, et à sa droite, un agneau plus blanc que le lait. À ce spectacle, ils sont frappés de stupeur, ainsi que tous ceux qui étaient avec eux. Agnès pria les vierges saintes de s’arrêter un peu; et debout devant ses parents, elle leur dit: Vous voyez que vous ne devez pas me pleurer comme une morte; mais réjouissons-nous ensemble et félicitez-moi, parce que j’ai été reçue avec ces compagnes dans les demeures lumineuses, et que je suis unie dans les cieux à Celui que j’ai aimé sur la terre de toute ma puissance d’aimer. Et ayant dit ces choses, elle passa.» Pieux lecteur, lorsque par une nuit sereine, vous considérez la voie lactée, rappelez-vous le passage de sainte Agnès avec son agneau plus blanc que le lait. Puisse aussi cette partie de notre livre, où il n’a été question que des enfants de lumière, mériter la grâce de passer devant votre âme comme la vision de l’angélique petite sainte! Peut-être, pieux lecteur, pleurez-vous un être chéri, un fils, un ami, une jeune fille, dont le vertus et l’affection aidaient à votre bonheur: pleurez moins, ils font partie maintenant de la voie lactée des bienheureux; et cette page, expression de leur sourire et de leurs regards, vous dit: «Consolez-vous et félicitez-nous, parce que nous sommes unis dans les cieux à Celui que nous avons aimé sur la terre de toute notre puissance d’aimer!»

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