Satan Contre Jésus
par l’abbé augustin lémann
Chanoine honoraire de la Primatiale Professeur aux Facultés catholiques de Lyon.
l’université catholique revue publiée sous la direction d’un comité de professeurs des facultés catholiques de lyon - imp. vitte, rue de la quarantaine, 18.
Lhumanité, dans la personne dAdam, ayant été vaincue par Satan au paradis terrestre, était devenue, en vertu dune loi dont lécriture reconnaît la justice, lesclave du démon; avec dautant plus de droit que lAnge des ténèbres navait point vaincu lhomme par violence et par oppression, mais par une ruse dont Adam pouvait et devait facilement se défendre.
Mais lhomme, bien que coupable, avait été séduit, à la différence de lange qui avait péché par lui-même. Aussi, tandis que la chute de lange avait été sans espérance, son châtiment instantané, sa condamnation éternelle, lhomme obtiendra miséricorde.
Un Rédempteur fut donc promis aux pauvres exilés de lÉden et à leur race, un Rédempteur qui ne sera autre que le Fils même de Dieu, son Fils consubstantiel et éternel.
Satan sait que ce sera Lui, quil sincarnera, quil prendra place dans la famille humaine, pour la sauver, pour la lui ravir. Mais il ne sait que ça. Sa connaissance est limitée, incomplète, inachevée. Ce quil voudrait savoir, cest de quelle manière le Fils de Dieu pourra être à la fois Dieu et homme, de quelle manière sa divinité se manifestera. Mais tout cela demeure caché à ses regards, à ses investigations. Absolument ignorant de lunion personnelle et secrète qui existera entre le Verbe de Dieu et la nature humaine quil prendra, ce qui constitue le mystère de lunion hypostatique, impénétrable à toute intelligence créée, soit angélique soit humaine, sans une lumière surnaturelle de la grâce ; exclus aussi de la connaissance des circonstances spéciales dans lesquelles saccompliront lIncarnation et la Rédemption, Satan ne sait avec certitude quune seule chose, cest que le Christ, qui doit le vaincre, sera le Fils consubstantiel de Dieu.
Cette annonce surnaturelle, il la entendue, une première fois, dans les régions célestes, alors quinvité par Dieu avec tous les anges à adorer davance le Verbe incarné dans la nature humaine comme Médiateur de Religion pour toute la création, il répondit par cette parole dorgueil : Non serviam, Je ne servirai pas . Cette annonce surnaturelle, il la entendue une seconde fois, sous les berceaux émus de lÉden, quand, après la chute dAdam quil avait provoquée, Dieu annonça que son Verbe éternel sincarnerait non seulement comme Médiateur de Religion, mais encore comme Médiateur de Rédemption, et quà ce titre il écraserait par le pied dune Femme, sa Mère, la tête du Serpent. Satan sait tout cela, mais rien de plus, par rapport aux mystères de lIncarnation et de la Rédemption.
I
Quarante siècles ont passé depuis cette grande annonce, siècles durant lesquels le démon est devenu le prince du monde, le dieu du siècle .
Mais voici que lheure marquée dans les décrets divins pour la venue du Rédempteur va sonner. La plénitude des temps est accomplie ! Satan le devine. Car les oracles des prophètes relatifs au temps de la venue du Christ, oracles consignés entre les mains de la Synagogue et devenus publics, Satan les connaît, il les a entendus, il les a lus.
Mieux que les plus doctes rabbins, il constate que le sceptre est sorti de la tribu de Juda, que les soixante-dix semaines dannées révélées à Daniel touchent à leur terme, que le second temple attend le Christ. Il se tient donc sur ses gardes ; il est aux aguets !
Que cherche-t-il à surprendre ?
Ce quil cherche à surprendre, cest lentrée du Fils de Dieu en ce monde. Parmi les oracles quil connaît, il en est un, en effet, sur lequel il compte pour être fixé à cet égard, le fameux oracle Isaïe relatif à la Vierge. Isaïe avait ainsi prophétisé : « Voici que la Vierge concevra et elle enfantera un Fils, et son nom sera Emmanuel, Dieu avec nous ». Or la conception et lenfantement étant des faits de lordre naturel, sont du domaine de la connaissance de Satan. Le démon connaît par sa perspicacité naturelle ce qui se fait corporellement. À cette heure de lhistoire du monde, le regard de Satan plane donc sur tous les foyers de la Palestine, il épie, il veut saisir lentrée du Fils de Dieu en ce monde ! Il sera déçu. Cest, en effet, lenseignement de la théologie que la conception du Verbe de Dieu dans le sein immaculé de la Vierge Marie a été dérobée, cachée au regard inquiet de lange déchu. La présence de saint Joseph la trompé, en même temps quune vertu divine limitait son regard. Il croit que la grossesse de Marie nest quun fait purement naturel. Les rameaux du palmier protecteur, du juste Joseph, ombrageant la plus pure des vierges, ont servi de voile à luvre créatrice de lEsprit saint : le Verbe sest fait chair, et Satan lignore.
Mais voici que neuf mois après lIncarnation, par une nuit étoilée, au-dessus dune petite bourgade de Judée, retentit ce chant céleste : Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! Cest la naissance temporelle du Fils de Dieu qui est annoncée et chantée par les anges. Satan prête loreille, il regarde, il aperçoit de pauvres bergers se redisant lun à lautre lannonce angélique : Aujourdhui, dans la ville de David, il vous est né un Sauveur, qui est le Christ, le Seigneur . Anxieux, il les suit : « Serait-ce le Fils de Dieu qui vient dapparaître ? » Le voici devant létable de Bethléem. Quaperçoit-il ? Dans une crèche, entre deux animaux, un enfant petit de taille, ayant besoin du secours des autres, ne pouvant ni parler ni agir, un enfant qui nest en rien différent de ce qui caractérise en général les autres enfants . Satan se dit : « Cest bien à Bethléem que, daprès la prophétie de Michée, le Christ doit naître ; cest aussi sous la forme dun petit enfant que, daprès Isaïe, il doit apparaître. Mais si petit soit-il, sa divinité ne saurait manquer de resplendir de quelque manière. » Et le voilà qui examine. Or, dans la pauvre crèche, pas le moindre vestige de divinité. Au contraire, rien que des signes de faiblesse, rien que des infirmités corporelles : Jésus pleure, il grelotte, il est emmailloté. Impossible, se dit Satan, que sous des dehors si humiliants le vrai et unique Fils de Dieu puisse se trouver !
Lépiphanie succède bientôt à Noël. Tout Jérusalem est dans lémoi. Des rois venus de lOrient y ont apparu tout à coup demandant à adorer le roi des Juifs et annonçant que son étoile, une étoile miraculeuse, les avait guidés. « On nadore quun Dieu, se dit Satan, si cétait lui ! » Et le voici de nouveau anxieux, plus troublé que Jérusalem , invisiblement mêlé au cortège des mages qui se rendent à Bethléem. Ceux-ci se prosternent et adorent, et cette adoration ajoute encore au trouble de Satan. Mais le voilà rassuré. À son instigation, Hérode a ordonné le massacre des Innocents . À travers les ombres de la nuit, Jésus a pris la fuite, emporté secrètement par Joseph. « Est-ce que le Tout-Puissant prendrait ainsi la fuite ? Jésus ne lest donc pas ! » Le départ mystérieux des mages, avertis en songe par un ange de ne pas rentrer à Jérusalem, confirme Satan dans cette idée. Une retraite aussi clandestine ne saurait à son sens, être attribuée quà la honte de sêtre trompé sur la divinité de Jésus.
Les trente années de vie obscure à Nazareth contribuent encore davantage à calmer les inquiétudes du démon . Il se disait : « Si Jésus était le Fils de Dieu, ce Rédempteur qui doit bouleverser mon empire, il ne se tiendrait pas si longtemps caché dans lobscure boutique dun artisan de Nazareth ». Et ce qui achevait dendormir totalement sa méfiance, cest que, durant cette longue période de trente années, aucun miracle ne signala Jésus à la curiosité ou à ladmiration. Tout ce que les évangiles apocryphes rapportent de contraire à cet égard, doit être relégué dans le domaine de la légende, saint Jean affirmant positivement que le miracle de Cana fut le premier des miracles de Jésus.
Un jour pourtant, durant ces trente années, les soupçons de Satan se réveillèrent avec effroi, cest quand Jésus, à lâge de douze ans, parut dans le temple de Jérusalem et quau milieu des docteurs ravis et étonnés, il laissa parler son cur, ce cur, trésor de toute vérité, de toute science, de toute sagesse, en même temps que de tout amour. Penchée vers lui dans la stupéfaction et ladmiration, cette assemblée de Pharisiens et de Scribes se demande : « Quel est donc cet enfant merveilleux ? » Quelques-uns sont pensifs : les réponses et les interrogations de lenfant ont rappelé que les temps marqués pour la venue du Christ sont accomplis. Mais une erreur, celle dun Christ politique et conquérant, qui doit mettre Israël en possession de lempire du monde, domine cette assemblée. Les rayons de lumière partis des lèvres de lenfant, viennent sy briser et séteindre. Les docteurs nont rien compris. Mais il en est un qui a compris pour eux, et cest Satan. Lui, il sait que cet enfant de douze ans est le même que celui dont les anges ont célébré la naissance et que les mages ont adoré. Ses réponses et ses questions quil vient dentendre, lont encore plus surpris que les docteurs ! il soupçonne la Sagesse éternelle et il tremble. Mais voici quune circonstance inattendue vient calmer ses appréhensions : Cest une humble femme qui sest approchée de Jésus, en lui adressant ce reproche ou plutôt cette douce plainte : Mon Fils, pourquoi en avez-vous usé ainsi avec nous ? Voilà que votre père et moi nous vous cherchions, étant tout affligés
Lenfant sest humilié. Il a repris silencieux et obéissant le chemin de Nazareth. Le voile dobscurité, un instant soulevé, retombe durant dix-huit ans sur sa vie. Lenfer est rassuré.
II
Jourdain, quest-ce qui témeut et pourquoi tressaillez-vous, sables du désert ? Cest quune voix soudaine et puissante a retenti, criant à tous : Faites pénitence, le royaume de Dieu approche ! Jean-Baptiste, le Précurseur, est apparu. À sa prédication, la Judée, la Samarie, la Galilée se sont levées. Les foules se précipitent. Jérusalem elle-même est ébranlée. Le sanhédrin envoie une délégation avec cette question : Qui êtes-vous ? êtes-vous le Christ? et Jean-Baptiste a répondu : Je ne le suis pas. Mais il en vient un après moi, qui est plus grand que moi, car il était avant moi. Et je ne suis pas digne de délier les courroies de sa chaussure .
Invisiblement mêlé à la délégation, Satan a entendu la réponse, et le trouble sest de nouveau emparé de lui. Mais ce trouble se change bientôt en terreur, lorsquil entend cette autre parole : Voici lAgneau de Dieu, voici Celui qui enlève les péchés du monde, car, en parlant de la sorte, Jean-Baptiste a désigné Jésus.
Qui peut enlever les péchés, si ce nest Dieu seul ? Il est donc le Fils de Dieu ! Ce raisonnement, que lange déchu placera plus dune fois sur les lèvres des Juifs et quil se fait à lui-même en ce moment, était juste, et lange déchu a raison de trembler. Mais quel contraste sest produit soudain. Ce Jésus dont on vient de dire quil enlève les péchés du monde, voici quil est descendu dans les eaux du Jourdain, se mêlant à la foule des pécheurs et demandant humblement à Jean-Baptiste dêtre admis, lui aussi, au baptême de la pénitence. « Sil a besoin du baptême de la pénitence, se hâte de penser Satan avec soulagement, cest quil nest pas le Saint des saints, il nest pas le Fils de Dieu. Est-ce que le Fils de Dieu aurait besoin du baptême de la pénitence ? » Il ne se doute pas, ange de lorgueil, que le Fils de Dieu sétant incarné pour expier les péchés du monde, il fallait, avant cette expiation qui aura lieu au Calvaire, quil acceptât dabord ouvertement la charge de tous ces péchés, quil en prit publiquement la responsabilité devant Dieu. Or, cest dans les eaux du Jourdain, au jour de son baptême, que Jésus se présente publiquement comme pécheur, comme pénitent au nom du genre humain. Satan a bien aperçu lattitude du pécheur, et elle a dissipa ses appréhensions; il ne croit plus que Jésus soit le Saint des saints, le Fils de Dieu. Mais ce quil na pas vu, ce qui lui a échappé, cest lacte intérieur de Jésus acceptant dans le secret de sa volonté, devant son Père, la charge de tous nos péchés. La substitution, figurée par Jacob couvert des habits dEsaü, sest accomplie sans que Satan sen doute. « Cest bien la voix de Jacob, avait murmuré le vieil Isaac palpant son fils, cest bien la voix de Jacob, mais ce sont les mains, les mains dEsaü ». Et une lumière divine découvrant alors à Isaac lacte de Jésus dans le lointain des âges, sa substitution à la personne de tous les pécheurs, le patriarche ému avait entonné sur sa couche ce chant prophétique dallégresse et de reconnaissance: Lodeur qui sexhale de mon fils est semblable à celle dun champ fertile et béni du Seigneur ! Que les peuples vous soient assujettis, Ô mon fils, et que les tribus vous adorent ! Mais aujourdhui, sur les rives du Jourdain, la scène sest agrandie. à peine Jésus est-il sorti des eaux, que les voûtes du firmament souvrent, lEsprit saint en descend sous la forme dune colombe et, dans les hauteurs des cieux, retentit la grande voix qui disait : Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui jai mis toutes mes complaisances !
Pour le coup, Satan, à peine rassuré depuis un instant, est redevenu perplexe. La substitution de Jésus accomplie dans le secret de sa volonté, lui a échappé. Mais il a vu le ciel souvrir, la colombe en descendre, il a entendu la voix qui disait : Celui-ci est mon Fils bien-aimé. « Cest donc le Fils ! plus de doute possible. » Mais bientôt il se reprend, se disant à lui-même : « Cependant quel fils ? Est-ce le Fils naturel, consubstantiel du Père ? ou bien ne serait-ce quun fils adoptif, un de ces mortels privilégiés comme jen ai tant vus dans lhistoire du peuple de Dieu ? Les princes dIsraël ne sont-ils pas appelés dans la Bible des fils de Dieu ? David était un fils de Dieu ; Ezéchias, Josias létaient aussi. Serait-ce de la sorte que Jésus est le fils de Dieu ? Il semble que oui. Car le vrai Fils de Dieu, son Fils naturel, consubstantiel, ne se serait pas placé comme pécheur, ainsi que Jésus vient de le faire, aux pieds du Baptiste. Entre le péché et Dieu, je le sais par moi-même, il y a un abîme. Cet homme qui vient de recevoir le baptême des pécheurs, nest donc pas le Fils de Dieu ! » Ainsi raisonnait Satan pour se rassurer. Mais un instant après, voici quil se disait : « Cependant le ciel sest ouvert sur sa tête. La voix que jai entendue a dit : Celui-ci est mon Fils, non pas un fils adoptif, mais mon Fils bien-aimé. La voix a même ajouté : en qui jai mis toutes mes complaisances. Mais les complaisances de Dieu, en qui peuvent-elles se concentrer tout entières, si ce nest dans son Fils naturel, consubstantiel. Il est donc le-Fils de Dieu »!
Tiraillé de la sorte en sens contraire, parce quil ignore le mystère accompli de lIncarnation, cest-à-dire du Verbe de Dieu subsistant en deux natures, dont lune, la nature humaine, porte actuellement le fardeau de nos péchés , Satan ny tient plus. Son intelligence est bouleversée, dautant quà cette heure il rapproche de ce quil vient de voir et dentendre, tous les contrastes, toutes les oppositions qui, depuis trente ans, sétaient produites dans la vie de Jésus. Il a vu sa naissance annoncée par les anges, suivie du miracle de létoile et de ladoration des mages. Il a été témoin que Simon, dans le temple, la appelé le Salut de Dieu et que les Docteurs de la Loi sont restes muets dadmiration devant sa sagesse. Il a entendu Jean-Baptiste lappeler Celui qui enlève les péchés du monde, et, maintenant, voici quune voix majestueuse, celle de Dieu même, la proclamé son Fils bien-aimé. Tout cela incline Satan à croire que Jésus est le Fils naturel de Dieu. Mais, dun autre côté, il la vu naître dans la pauvreté, présenté au Temple comme pécheur, fuir en Égypte, obéir à une femme ; il la vu, il ny a quun instant, solliciter et recevoir le baptême de la pénitence ; demain il lapercevra dans un désert sujet à la faim, à la soif, à toutes les misères de lhumanité. Or Satan, dans son orgueil, ne peut se résoudre à regarder comme Dieu celui qui, portant une nature tirée dune masse soumise au péché, a été vu si souvent réduit au misérable état du dernier des hommes. Le voilà donc incertain, indécis, inquiet, concernant lidée quil doit se former de Jésus. Incapable de concilier des contradictions manifestes que la seule science de Dieu avait su concevoir et que sa seule puissance avait pu exécuter, il faut cependant quil se tire dembarras, quil fasse cesser ses angoisses. Jusquà ce jour il na été quobservateur, sembusquant depuis trente ans, pour surprendre, pour saisir, pour deviner. Désormais cest dune manière plus directe, plus efficace, quil va sassurer si Jésus ne serait pas le Fils naturel de Dieu .
III
Quel moyen Satan emploiera-t-il ?
Un seul, mais redoutable, et dont il usera successivement comme Serpent et comme Lion, double dénomination qui lui est affectée par lÉcriture, conformément à sa manière dagir, Satan emploiera la question.
Quest-ce donc que la question ?
Questionner quelquun, cest dabord linterroger à laide de la parole, pour apprendre de lui ce que lon a intérêt ou ce quon est curieux de savoir. De tous les voiles dici-bas, aucun nétait plus apte que la parole, avec ses inflexions, ses grâces, ses contours, à dissimuler les artifices du serpent, son adresse à insinuer, son venin caché et dun si terrible effet. Cest par la parole, en lui posant des questions, que le Serpent, dans lÉden, avait prévalu contre Adam. Ce moyen lui ayant réussi, il va le reprendre contre Jésus-Christ :
- Si tu es le Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent pains.
Jésus est au désert, affaibli par un jeûne de quarante jours. Le moment est donc bien choisi : un homme qui a faim nest-il pas à demi vaincu ?
Si tu es le Fils de Dieu ! Pourquoi cette manière de sexprimer dans la bouche du Serpent, sinon parce quil sait que le Fils de Dieu doit venir ? Mais il ne pense pas quil soit venu, quil soit là, devant lui, à cause des signes de faiblesse, de défaillance, dinfirmité corporelle que présente Jésus à cette heure.
Et cependant le Serpent nest pas rassuré, car après avoir dit : Si tu es le Fils de Dieu, il ajoute : Dis que ces pierres deviennent pains . Ô perfide habileté du Serpent ! Il na pas dit à Jésus : Change ces pierres en pains, mais dis que ces pierres deviennent pains. Ah ! Cest quil sait que le Fils de Dieu na pas besoin de faire, mais simplement de dire pour opérer des prodiges. Il sait que la création entière est luvre non de laction, mais dun simple commandement de Dieu. Et cest pourquoi si Jésus, cédant à cette perfide tentation, avait dun seul mot, dun seul fiat, changé les pierres en pains, le Serpent eût pris la fuite, certain quil eût été de se trouver en présence du Fils de Dieu, de Celui qui, dune parole, avait créé le monde .
Mais Jésus a répondu : Il est écrit que lhomme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu .
Réponse simple, tirée de lÉcriture, elle vient percer le Serpent comme dune flèche . En même temps quelle rappelait la dignité de la personne humaine, elle restait muette sur la divinité de Jésus.
Le Serpent na rien découvert. Mais il ne se tient pas pour battu, et, dans des circonstances particulièrement dramatiques, il va poser à Jésus une seconde question.
Alors, dit lévangile, le démon saisissant Jésus entre ses bras le transporta à la ville sainte et le déposa sur le pinacle du Temple .
Grand Dieu, est-ce possible ? Jésus, lui que les anges adorent, lui qui est la sainteté par essence et que la plus pure des vierges nest pas même digne de toucher, Jésus serré entre les bras immondes de Satan, porté sur les ailes de lange déchu, est-ce possible ? Oui, oui, tout est possible à son amour pour nous. Mais quelle était donc, en ce moment la pensée de Satan ? Il se disait : Si cet homme est le Saint des saints, le Fils de Dieu, il repoussera mon attouchement avec horreur et se découvrira .
Une fois de plus lhumilité et la patience de Jésus le rendirent impénétrable. Le souffle empesté de Satan passa sur son visage : dune manière rapide, invisible, il se trouva transporté, à travers les airs, sur le point le plus élevé du Temple. Satan ly déposait pour le provoquer, Jésus se laissait faire pour le vaincre .
« Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, lui dit alors le Serpent, car il est écrit que Dieu a confié aux anges la garde de tes voies » .
Mais, Serpent, puisque tu te fatigues à découvrir si cet homme est le Fils de Dieu, pourquoi ne linvites-tu pas plutôt à monter au ciel ? Monter, nest-ce pas le propre de Dieu ? Si tu es le Fils de Dieu, monte au ciel ! Ah ! il sen garderait bien, répond un Père de lÉglise. Devenu lennemi du ciel depuis quil en a été précipité, il nose pas, même en tentant les hommes, leur insinuer de monter au ciel. Son uvre à lui est de les entraîner en bas, de les précipiter, de les faire tomber comme il est tombé lui-même le premier de tous : Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas !
Cest encore par un texte de lÉcriture que Jésus répondit : Il est aussi écrit : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu » . Cétait à Satan : Oui, Dieu a ordonné à ses anges de conduire le juste dans ses voies, mais non vers les abîmes où il sexposerait volontairement à tomber. Si tu appelles voie le précipice, cest le chemin que tu as suivi ; ce nest point celui que je dois prendre .
Pour la seconde fois, le Serpent na rien découvert.
Non seulement il na rien découvert, mais parce que Jésus avait refusé de faire les deux miracles quil lui avait demandés et quil sétait laissé transporter sans opposer la moindre résistante, il attribue à la faiblesse de lhomme et à limpuissance dun inférieur ce qui nétait toujours quun miracle de la patience et de lhumilité de lHomme-Dieu. Il se persuade donc que Jésus nest rien quun simple homme , et le prenant de nouveau entre ses bras, il le transporte sur la cime dune haute montagne, doù lui indiquant tous les royaumes de la terre avec leur gloire , il lui dit : «Eh bien ! Je te donnerai cette immense variété de royaumes si, te prosternant devant moi, tu madores» . Par cette proposition qui fait frémir, son dessein était de pousser le Sauveur à une telle extrémité quil ne lui fut plus possible de se cacher. Sil est le Fils de Dieu, se disait-il, il entendra ma proposition avec une telle horreur quil se découvrira, exigeant que je ladore lui-même comme mon Créateur et mon Seigneur .
Vade Satana, Retire-toi Satan, car il est écrit: Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul. La voix du Sauveur a changé de ton. Lorsque le diable lui avait dit : Si tu es le Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent pains! «Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas,» cest avec une majesté pleine de calme que Jésus avait supporté linjure de cette double tentation, sabstenant de gourmander le tentateur ; mais lorsque celui-ci ose revendiquer les honneurs divins, Jésus sindigne et cest avec un ton de mépris et dhorreur quil le repousse : Vade Satana, Retire-toi Satan ! enseignant, cette fois, que lorsquil sagit des injures faites à Dieu, il ne faut pas même vouloir les entendre.
Et le Serpent a disparu : Cétait pour questionner Jésus par la parole, afin de découvrir sil était le Fils naturel de Dieu quil était venu ; mais Jésus a répondu avec une telle prudence et une telle sagesse que le Serpent na rien découvert. Le voilà aussi embarrassé, plus embarrassé quauparavant .
IV
Ce fut après cette défaite de Satan, au désert de la Tentation, que Jésus commença son ministère public. Il dura trois ans.
Toutes les bourgades, toutes les villes de la Palestine le virent alors transformer les choses, en changer la nature par sa seule volonté, marcher sur les eaux, apaiser la mer, arrêter les vents, guérir les maladies, commander à la vie et à la mort. En même temps que de tels prodiges publiaient sa divinité, la sainteté de sa doctrine frappait dadmiration, car il parlait des choses du ciel comme quelquun qui y habite. Le Serpent suivait, observant et écoutant. Or un jour vint où il fut contraint de se dire : «Cest bien le Messie, le Christ promis dans la Loi. Sur ce point, plus de doute possible, car tous les signes, tous les caractères annoncés par les prophètes, il les accomplit. Il est né à Bethléem, il a été glorifié par une étoile , il a habité Nazareth , il a eu un précurseur et maintenant voici que, selon lannonce dIsaïe, il rend la vue aux aveugles, louïe aux sourds, lusage de leurs membres aux paralytiques, la vie même aux morts. Il est donc le Christ! Au reste ne la-t-il pas déclaré lui-même ? » Près du puits de Jacob, à une Samaritaine, qui en appelait au Christ, ne lai-je pas entendu lui répondre : Je le suis, moi qui te parle. Mais sil est le Christ, est-il aussi le Fils de Dieu? Assurément, toutes les prophéties annoncent que le Christ ne sera autre que le Fils de Dieu. Mais ce Jésus, qui présente évidemment tous les signes messianiques, est-il vraiment le Fils de Dieu ? Je soupçonne, jai le pressentiment quil pourrait bien lêtre. Cependant je ne vois rien resplendir en lui de la nature divine. Sans doute léclat de ses miracles, leur nombre toujours croissant sembleraient établir quil est Dieu. Mais ces miracles, qui les produit ? Est-ce un homme privilégié auquel Dieu aurait communiqué quelque chose de sa puissance, ou bien serait-ce le Fils de Dieu lui-même, en personne ? » Et la perplexité du Serpent était grande, et, en soi, elle était pleinement justifiée. Car tous ces miracles que Jésus accomplissait, nétaient que des effets extérieurs, temporels, de sa puissance divine ; ils ne montraient en rien à découvert ni la nature divine, ni la Personne divine. Les effets extérieurs de cette puissance divine résidant en Jésus, tels que la guérison dun paralytique, la vue rendue à un aveugle, la résurrection dun mort, le Serpent les apercevait, les contemplait, les discutait ; mais la Personne divine elle-même de Jésus, il ne la découvrait pas, voilée quelle était par sa nature humaine, mieux que lavait été lArche dalliance par le voile du Saint des Saints. Assurément pour les âmes humbles et croyantes, pour Pierre, pour les apôtres, pour Marie-Madeleine, pour tous ceux qui cherchaient avec sincérité le royaume de Dieu, ces miracles de Jésus, surpassant les forces humaines, uvres de sa vertu propre et semés par lui à tout venant comme le laboureur sème le blé, ces miracles de Jésus pour les âmes humbles et croyantes constituaient une preuve parfaite de sa divinité bien quelles aussi ne vissent pas à découvert la Personne divine ; mais leur foi allait au delà du voile, de même quentourés de reflets lumineux, et pénétrés dune douce chaleur, nous croyons à la présence du soleil sur lhorizon, bien quil sy trouve voilé par des nuages. Pour le Serpent, au contraire, monstre dorgueil, outre que la Personne divine de Jésus lui demeurait soustraite, la vue des infirmités inhérentes à sa nature humaine achevait de le dérouter. Au spectacle de ses miracles toujours croissants et dune si extraordinaire puissance, il conjecturait, il soupçonnait bien quil se trouve peut-être en présence du Fils de Dieu ; mais, dautre part, en considérant les souffrances sans nombre qui marquèrent le ministère public de Jésus, il se disait : «Impossible que ce soit là le Fils de Dieu ! Oui il fait marcher les boiteux, mais je le vois lui-même harassé de fatigue ; il rend la vue aux aveugles, mais que de fois nai-je pas vu couler ses larmes ? Il rassasie les multitudes par une nourriture miraculeuse, mais, lui-même, nendure-t-il pas la faim et la soif ? Il ressuscite les morts, mais voici que lui-même il craint la mort, car il vient de fuir pour échapper aux Juifs. Tous ces miracles quil accomplit ne sont donc que ceux dun homme plus favorisé de Dieu, comme lont été, avant lui et autant que lui, les patriarches et les prophètes. Est-ce que Moïse na pas fait pleuvoir la manne ? Est-ce que Josué na pas arrêté ? Le soleil ? » .
Trompé ainsi sur le compte du Fils de Dieu par le spectacle de ses infirmités ; incapable, dautre part, de pénétrer le mystère de ses deux natures, lune divine, qui brillait par les miracles, lautre humaine, qui succombera sous les injures, le Serpent se fatiguait à se persuader quil ne se trouvait quen présence dun homme. Mais ses perplexités ne tardaient pas à se réveiller avec plus dacuité à cause de cet océan indicible de miracles, sans cesse grossissant, toujours plus éblouissant. Et cest pourquoi sans discontinuer, lil au guet, le jour, la nuit, il épiait les paroles, les actes, les gestes, la démarche de cet homme extraordinaire, jusquà son sommeil, jusquà sa respiration, sefforçant de percer le mystère qui lentourait ; mais cétait le mystère de lUnion hypostatique : toujours la Personne divine lui échappait !
Il fallait cependant sortir dembarras. Cest encore à la question par la parole que le Serpent eut recours durant les trois années du ministère public de Jésus, toutefois avec une modification. Profondément humilié par la défaite subie au désert, et rendu plus défiant, ce nest plus par lui-même quil ose désormais questionner Jésus, mais par des intermédiaires, ses porte-parole, par la bouche des possédés .
Par une permission divine, il y avait alors en Judée beaucoup plus de possédés quà aucune autre époque. Il importait quon comprît par ces signes extérieurs de lenfer combien ignominieux et cruel est le joug de Satan.
Cest donc par lintermédiaire des possédés que le Serpent revient à la charge.
LÉvangile rapporte, en effet, ceci :
Tantôt cest un seul démon mais un démon immonde qui crie par la bouche dun possédé : Quy a-t-il entre nous et toi, Jésus de Nazareth ? Je sais qui tu es : le saint de Dieu !
Tantôt ce sont plusieurs démons qui dominent ensemble le bruit de la foule, et qui poussent cette même clameur : Tu es le Fils de Dieu !
Parfois, cest même toute une légion satanique en garnison dans le corps et lâme dun malheureux Gérasénéen, et qui vocifère : Quy a-t-il entre nous et toi, Jésus, Fils de Dieu ? Es-tu venu ici nous tourmenter avant le temps? .
Toutes ces clameurs sont des questions. Mais elles ne sont plus posées par le Serpent sous la forme adoptée au désert de la Tentation. Alors il disait à Jésus : Si tu es le Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent pains ! Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas ! Si tu es ? Maintenant ce sont des affirmations catégoriques : Je sais qui tu es : le Saint de Dieu ! Tu es le Fils de Dieu ! Quy a-t-il entre nous et toi, Jésus, Fils de Dieu ! Affirmations catégoriques. Est-ce donc que Satan aurait cessé de douter ? Nullement. Mais en déclarant ainsi par la bouche des possédés que Jésus est le Fils de Dieu, il parle plutôt daprès des soupçons quavec certitude ; il affirme sans croire à ce quil dit, afin damener Jésus à se découvrir.
Il y a plus. Pour arriver plus sûrement à ses fins, Satan va jusquà simuler ladoration : Les esprits immondes, dit saint Marc, lorsquils voyaient Jésus, se prosternaient devant lui . Et encore : Un homme possédé dun esprit immonde, voyant Jésus de loin, accourut et ladora . Quel changement dattitude ! Quelle différence avec les prétentions au sommet de la montagne ! Alors le Serpent disait à Jésus, en lui indiquant tous les royaumes de la terre : Adore-moi, et je te donnerai tout cela. Maintenant, cest lui qui se prosterne et qui adore. Mensonge ! Dans les deux cas, ce sont toujours les artifices du Serpent. Hier il se dressait avec orgueil, aujourdhui il rampe avec astuce, hypocrite toujours, afin de sinsinuer dans les secrets de Jésus.
Mais le Christ demeurait inaccessible. Aux questions insidieuses posées par la bouche et lattitude des possédés, il répondait à Satan, ou bien en lui imposant silence : Obtuses, Tais-toi ; ou bien en lui adressant des menaces sévères, vehementer comminabatur ; souvent aussi par un dédain qui ne permettait aucune réplique, non sinebat ea loqui. Et le Serpent confondu, refoulé, revenait encore à la charge, roulant autour de lhomme mystérieux des anneaux impuissants, sifflant de dépit et de rage, dardant sur lui des regards de feu.
Et ce qui achevait de lexaspérer, cest que tous ces possédés, ses malheureuses victimes, dont il se servait pour amener Jésus à se découvrir, Jésus les guérissait, lobligeant lui-même à se retirer de lâme et du corps des possédés : Sors de cet homme ! Esprit immonde, quitte cet homme ! Esprit sourd et muet, je te lordonne, sors de cet enfant et ny rentre plus ! Et le démon contraint dobéir, sortait avec rage du corps et de lâme des possédés, les mordant, les déchirant une dernière fois, les laissant comme morts aux pieds de leur libérateur. Mais tandis quil fuyait éperdu, Jésus étendait la main, les possédés se relevaient guéris, et, du milieu des foules, séchappaient ces cris dadmiration : Quelle est donc cette doctrine nouvelle attestée par de pareils prodiges ? Jamais rien de semblable na été vu en Israël !
Cest ainsi quau bout des trois années du ministère public de Jésus, le Serpent ne se trouvait pas plus avancé quauparavant. La question par la parole ne lui avait pas mieux réussi par la bouche des possédés, quelle ne lui avait réussi à lui-même au désert de la Tentation. Tout ce que le langage renferme de finesse, de subtilité et de ruse, interrogations, exclamations, affirmations, il avait tout employé pour découvrir si celui quil savait être le Christ était aussi Fils de Dieu ; mais le Christ était resté impénétrable.
V
Il existe ici-bas une autre manière de questionner. Si on questionne par la parole, on questionne aussi par la souffrance. Que de fois la torture na-t-elle pas arraché des aveux ! Les artifices du langage nayant pas réussi, cest à la violence que Satan va désormais avoir recours. À la ruse du Serpent va succéder la férocité du Lion, tamquam leo rugiens .
En prêtant au démon ce changement de tactique, quon se garde de penser que nous procédons par supposition. Il y a un livre inspiré, celui de la Sagesse, écrit près de deux siècles avant Jésus-Christ, où se trouve annoncé dune manière prophétique ce quallaient être les dernières tentatives de Satan et des Juifs, ses suppôts, pour forcer Jésus à déclarer dune manière catégorique si, oui ou non, il était le Fils de Dieu.
Voici cette page extraordinaire :
« Faisons tomber le Juste dans nos pièges, parce quil nous est incommode ; quil est contraire à notre manière de vivre ; quil nous reproche les infractions de la Loi; et quil nous déshonore en décriant les fautes de notre conduite.
Il assure quil a la science de Dieu, et il sappelle le Fils de Dieu.
Il sest fait le censeur de nos pensées mêmes.
Sa seule vue nous est insupportable; parce que sa vie nest pas semblable à celle des autres, et quil suit une conduite toute différente.
Il nous considère comme des hommes de futilités; il sabstient de notre genre de vie comme dune chose impure; il proclame bienheureuse la fin des justes, et il se glorifie davoir Dieu pour Père.
Voyons donc si ses paroles sont véritables ; éprouvons ce qui lui arrivera, et nous verrons quelle sera sa fin.
Car sil est véritablement le Fils de Dieu, Dieu prendra sa défense, et le délivrera des mains de ses ennemis.
Interrogeons-le par les outrages et par les tourments, afin que nous reconnaissions quelle est sa douceur, et que nous fassions lépreuve de sa patience.
Condamnons-le à la mort la plus infâme : car si ses paroles sont véritables, Dieu prendra soin de lui. »
Quelle page ou plutôt quel spectacle ! Interrogeons-le par les outrages et par les tourments, nest-ce pas la question décrétée contre Jésus-Christ ! Il semble que lon aperçoive Satan à bout de tous les moyens possibles pour pénétrer un secret qui le remplit dinquiétude, Satan soufflant aux Juifs la résolution dattenter à la vie de Jésus.
Cest donc alors que se déroule cette scène lamentable de la Passion, commencée au jardin de lagonie, continuée devant le Sanhédrin et le tribunal de Pilate, consommée au Calvaire.
Aucune agonie nest comparable à celle que souffrit Jésus au jardin des Oliviers : tous ses pores laissèrent échapper le sang. Chargé de liens et traîné ensuite devant le Sanhédrin, où il est accusé comme séducteur, comme malfaiteur, comme blasphémateur, il courbe la tête et il se tait : cest lAgneau muet qui porte les péchés de la terre.
À la vue de ce silence, de cette douceur surpassant les forces humaines, Satan, qui rôde autour de la Victime, se sent troublé. Jusquà cette heure les faiblesses, les infirmités corporelles quil avait maintes fois constatées dans la vie de Jésus, avaient toujours fini par calmer ses appréhensions ; maintenant cest la peur qui commence à semparer de lui. Une telle vertu ne cache-t-elle pas quelque profond mystère, dont il y a lieu de redouter les suites ? Mais Lion rugissant, il sent en même temps la colère et la rage samonceler dans son cur ; car nonobstant toutes les accusations, tous les outrages, tous les blasphèmes quil mettait dans la bouche de ceux dont il était le maître, Jésus demeurait invincible dans son silence : Les efforts de ceux qui sont leurs chefs, avait prophétisé David, sont rendus vains par la résistance du rocher. Et cest pourquoi chez le Lion rugissant cétait le combat de la peur et de la rage. Il voudrait se jeter sur lhomme incompréhensible, mais il nose pas. Qui est-il donc celui qui me paraît au-dessus de lhomme par ses étonnantes dispositions, et cependant un simple homme par ses humiliations et par ses souffrances ?
Satan, cesse de tagiter : le moment est venu de lentendre !
Caïphe, en effet, sest levé, Caïphe non moins perplexe que Satan. Sadressant à Jésus : Je tadjure, lui dit-il, par le Dieu vivant, de nous dire si tu es le Christ, Fils de Dieu .
À cette adjuration faite au nom du Dieu vivant, Jésus a relevé la tête : Je le suis, répond-il, Ego sum !
Satan a-t-il cessé de douter, a-t-il passé des soupçons à la certitude ? Est-il convaincu maintenant que Jésus, quil sait être le Christ, est aussi le Fils de Dieu ? Non. Car à peine Jésus a-t-il déclaré qui il est, que tous les sanhédrites, Anciens, Scribes, Princes des prêtres, se précipitant de leurs sièges, se sont jetés sur Jésus. Les uns lui crachent au visage, les autres lui donnent des soufflets, tous sécrient : Il est digne de mort ! » La vue de pareils outrages, de nouveau supportés dune manière muette, le doute chez Satan a repris le dessus. Dun bond, ainsi que lavait prophétisé le livre de la Sagesse, il a rapproché ce silence du Fils de Dieu sur la terre du silence de son Père dans les cieux : Sil était véritablement le Fils de Dieu, Dieu ne prendrait-il pas sa défense et ne le délivrerait-il pas de la main de ses ennemis ? Et le livre de la Sagesse qui avait ainsi annoncé davance ce quétaient actuellement les pensées secrètes de Satan et des Juifs, le livre de la Sagesse termine la prophétie par ces paroles : Ils ont eu ces pensées, et ils se sont égarés, parce que leur malice les aveuglait. Ils ont ignoré les secrets de Dieu .
Et cest pourquoi la férocité du Lion ira jusquau bout. Ce nest pas quil soit tranquille sur le compte de lHomme quil vient de faire condamner . Sa personne lui demeure une énigme. Mais il se dit que mieux vaut la faire disparaître que de voir se continuer un ministère qui menace de dissoudre son empire.
Il arriva donc quun peuple aveugle et en démence, obéissant aux inspirations de lenfer, rempli de ses fureurs, porta la main sur son Dieu, en fit lobjet de ses railleries, accumula sur lui tous les outrages, mit sur ses épaules saintes un poids dinfamie ; léleva de terre, et lui fit boire jusquà la lie, sur la croix, le calice de la douleur, après lui avoir fait épuiser, dans le prétoire, le calice de lignominie. Or, tandis que la foule en délire remplissait les airs daffreuses vociférations, voici que, tout à coup, dominant le tumulte, ce cri retentit : Si tu es le Fils de Dieu descends de cette croix, et nous croirons en toi .
Que signifiait cette clameur, et qui donc lavait suggérée aux prêtres ? Ah ! cétait la même bouche qui, trois ans plus tôt, avait porté cet autre défi : Si tu es le Fils de Dieu jette-toi en bas .
Trompé par les abaissements de Jésus-Christ, Satan avait osé porter la main au fruit défendu ; il avait osé clouer dans la mort un homme dont le nom ne figurait pas sur sa liste, et, dans sa méprise, croyant tomber sur Adam, il était tombé sur Dieu. Et maintenant que lHomme-Dieu crucifié allait rendre le dernier soupir, Satan, troublé par les vertus surhumaines qui rayonnaient aux deux bras de la croix ; troublé par les défaillances extérieures de la nature qui commençaient à se produire ; troublé par le souvenir de ces paroles quil avait entendues : Lorsque jaurai été élevé de terre, jattirerai tout à moi ; troublé et déjà énervé par la vertu secrète qui séchappait de la croix; troublé et touché, non de repentir, mais de regret davoir fait livrer à la mort un homme plus que jamais suspect, Satan, ivre de terreur et de rage, voulait à toute force arrêter le sacrifice, et faisant un effort désespéré, livrant à Jésus-Christ une suprême et dernière tentation, il lui criait par la bouche des prêtres : Si tu es le Fils de Dieu, descends et nous croirons en toi .
Non, mon Dieu, non, ne descendez pas ! Restez, ah! restez, pour que le sang divin puisse effacer nos fautes, pour quil puisse nous signer au front et blanchir la robe de nos vierges. Restez, pour accomplir les prophéties, notamment celle qui annonce que le Christ régnera par le bois. Restez, car ce serait abandonner lautel, interrompre le sacrifice commencé avec tant damour ! Restez pour être la mort de la mort, la ruine de lenfer. Restez ! La nature entière est à genoux, les vieilles cendres dAdam tressaillent au pied de la croix, les justes attendent dans les limbes. Restez, Ô Jésus-Christ, restez !
Et le Christ ne descendit pas, mais inclinant la tête pour rendre le dernier soupir, il jeta un grand cri, Clamans voce magna, emisit spiritum. Cétait le cri de la victoire ! pour avoir immolé lInnocent, le nouvel Adam sur lequel il navait aucun droit, Satan perdait son droit sur tous les coupables, sur tous les descendants du premier Adam ; lhumanité était rachetée, le joug du démon était brisé.
Et la revanche était complète, calquée sur le plan même de la chute, mais en opposition avec toutes les ruses, avec tous les artifices du Serpent :
Celui qui avait trompé sétait laissé tromper lui-même. Le Fils de Dieu, lui aussi, avait caché sa divinité, mais il lavait cachée sous les voiles de la nature même que Satan avait vaincu.
Il y avait un arbre de vie, la Croix, en face de larbre dont le Serpent sétait servi pour donner la mort.
Il y avait un fruit de vie, qui rendra immortels et comme des dieux tous ceux qui se lincorporeront par la foi et par la communion.
À laspect de la Croix les démons fuyaient éperdus, et Satan lui-même, renversé au milieu des ruines de son empire, avait la tête écrasée sous le pied dune Femme.
Ah ! maintes fois, durant les trente-trois ans de la vie de Jésus, il lui était arrivé de soupçonner, de conjecturer, quil se trouvait en présence du Fils de Dieu, sans pouvoir jamais en acquérir la certitude ; et cest pourquoi saint Paul a pu dire de lui et de tous ses suppôts : Sils eussent connu le Seigneur de la gloire, ils ne leussent jamais crucifié.