- Deuxième partie -

CHAPITRE DEUXIÈME


RÈGLES DE JUSTICE ET FORMES LÉGALES

OBLIGATOIRES AU SANHÉDRIN

DANS LES DÉBATS DE TOUTE CAUSE CRIMINELLE


POUR APPRÉCIER SANS PARTI PRIS LA VALEUR JURIDIQUE DU PROCÈS DE JÉSUS, NÉCESSITÉ D’UNE CONNAISSANCE PRÉALABLE : LA CONNAISSANCE DE LA LÉGISLATION CRIMINELLE CHEZ LES HÉBREUX. - CETTE LÉGISLATION, EN PARTIE CONSIGNÉE DANS LA BIBLE, TROUVE SON COMPLÉMENT DANS LES TRADITIONS JUIVES DE LA MISCHNA. - DES JOURS ET DES HEURES OÙ TOUTE SÉANCE JUDICIAIRE ÉTAIT INTERDITE SOUS PEINE DE NULLITÉ DU JUGEMENT. - DE L’AUDITION DES TÉMOINS. - DE L’EXAMEN DE L’ACCUSÉ. - DE LA DÉFENSE. - DU JUGEMENT. - CES RÈGLES DE JUSTICE ET CES FORMES LÉGALES ONT-ELLES ÉTÉ SCRUPULEUSEMENT GARDÉES DANS LE PROCÈS DE JÉSUS?

Nous connaissons la valeur morale des membres du sanhédrin et leurs dispositions secrètes à l’égard de Jésus. Nous pourrions donc, sans plus tarder, pénétrer dans la salle des séances et assister, avec la foule qui s’y presse, au procès de Jésus. Toutefois différons encore. Pour être à même d’apprécier avec impartialité le drame exceptionnel qui va se dérouler sous nos yeux, une connaissance préalable nous est nécessaire, la connaissance de la législation criminelle chez les Hébreux.

En sus des règles de justice naturelle, communes à tous les temps et à tous les lieux, le peuple hébreu, peuple éminemment civilisé, possédait des règles de justice positive, édictées soit par la bouche de Dieu, soit par la sagesse de ses législateurs ; et ces règles de justice positive, on comprend qu’il importe de les connaître lorsqu’on entreprend d’apprécier, sans parti pris, la valeur juridique des actes du sanhédrin.

Voici donc ce qui est digne de remarque par rapport à la question qui nous occupe :

Le Pentateuque et les autres livres de l’Ancien Testament n’offrent sur l’administration de la justice chez les Hébreux qu’un petit nombre de données. La jurisprudence juive, dans ses principes et la manière de les interpréter, se transmettait surtout par voie de tradition. C’est donc aux traditions qu’il faut, après l’Écriture Sainte, avoir recours pour connaître l’entière législation suivie par le sanhédrin dans la poursuite des causes criminelles.

Ces traditions, elles existent, consignées, depuis dix-sept siècles, dans un livre célèbre, la Mischna, oeuvre de Rabbi Juda. Ce savant rabbin, vers la fin du second siècle de l’ère chrétienne, touché de l’état déplorable de sa nation qu’Adrien venait de chasser pour toujours de la Judée, se détermina à fixer par écrit toute la tradition juive. Son travail reçut le nom de seconde loi ou Mischna. Il est regardé par les Juifs de la dispersion comme le code de la loi orale, par opposition au Pentateuque, ou loi écrite, communiquée par Dieu à Moïse. Or, parmi les traités de la Mischna, compilation de toutes les traditions religieuses, légales, administratives, judiciaires, il en est un qui complète les données de l’Ancien Testament sur l’administration de la justice, c’est le traité des Sanhédrins. Ce traité des Sanhédrins. nous sera, on le comprend, infiniment précieux pour élucider le procès de Jésus. Nous y ferons de larges emprunts, sans exclure toutefois d’autres traditions judiciaires, également utiles, mais éparses dans les autres traités du vaste recueil (1).


Voici donc quelles étaient les règles de justice que le sanhédrin était tenu de suivre dans les débats des causes criminelles.
Ces règles de justice, nous allons les disposer sous des titres empruntés au code français, afin d’aider nos lecteurs à en mieux saisir toute la portée.

I. JOURS ET HEURES OÙ TOUTE SÉANCE JUDICIAIRE ÉTAIT INTERDITE SOUS PEINE DE NULLITÉ DU JUGEMENT.

1. - Défense de tenir séance le jour du sabbat ou un jour de fête.

" On ne juge pas le jour du sabbat ni un jour de fête. " ( Misch., trait. Betza ou de l’Oeuf, ch. V, n° 2. ) La solennité de ces jours explique suffisamment cette défense. De plus Maïmonide, dans son commentaire sur le sanhédrin, chap. II, ajoute : " Comme il était prescrit d’exécuter le criminel immédiatement après la sentence, tel supplice, par exemple celui du feu, aurait constitué une violation du sabbat, selon ce qui est dit dans l’Exode : Vous n’allumerez point de feu dans aucune de vos maisons le jour du sabbat. ( Exode, XXXV, 3. )

2. - Défense de tenir séance même la veille du sabbat ou d’un jour de fête.

" Ils ne jugeront ni la veille du sabbat ni la veille d’un jour de fête. " ( Misch., trait. Sanhéd., chap. IV, n° 1. ) On voulait par là ne pas exposer les juges à violer le lendemain la loi du sabbat, si l’affaire n’avait pu être terminée la veille. ( Talm. de Jérus., trait. Kétubot ou des Contrats de mariage, fol.24. - trait. Moèd-Katon ou de la petite Fête, fol. 63. )

3. - Défense de poursuivre une affaire capitale durant la nuit.

" Qu’on la traite durant le jour et qu’on la suspende à la nuit. " ( Misch., trait. Sanhéd., ch. IV, n° 1. ) Maïmonide commente ainsi cette ordonnance : " On s’abstenait d’examiner une affaire capitale durant la nuit, parce que nous savons par la tradition orale qu’il en est d’une affaire capitale comme d’une plaie : on ne la sonde bien que durant le jour. " ( Maïm., trait. Sanhéd., ch. III. )

4. - Défense d’entrer en séance avant l’accomplissement du sacrifice du matin.

" Les membres du sanhédrin siégeaient depuis le sacrifice du matin jusqu’au sacrifice du soir. " ( Talm. de Jérus., trait. Sanhéd, ch. I, fol. 19. Talm. de Babyl., ch. X, fol. 88. ) " Or, comme le sacrifice du matin était offert au lever même de l’aurore, ce n’était guère qu’une heure après l’aurore que le sanhédrin pouvait siéger. " ( Misch., trait. Thamid, ou du Sacifice perpétuel, ch. III. )

II. DE L’AUDITION DES TÉMOINS.

1. - Les témoins devaient être au nombre de deux.

" Un seul témoin ne suffira point contre quelqu’un, quelle que soit la faute ou le crime dont on l’accuse. Mais tout sera décidé sur la déposition de deux ou trois témoins. " ( Deutéron., XVII, 6. - Nomb., XXXV, 30. )

2. - Les témoins devaient déposer séparément l’un de l’autre mais toujours en présence de l’accusé.

" Daniel dit au peuple ( au sujet des deux vieillards qui avaient déposé contre Suzanne ) : Séparez-les l’un de l’autre, et je les examinerai. " ( Daniel, XIII, 51. )

3. - Avant de déposer, les témoins devaient promettre de dire consciencieusement la vérité.

Le juge les adjurait par cette formule : Ce ne sont point des conjectures, ou ce que le bruit public t’a appris, que nous te demandons. Songe qu’une grande responsabilité pèse sur toi ; qu’il n’en est pas de l’affaire qui nous occupe comme d’une affaire d’argent, dans laquelle on peut réparer le dommage. Si tu faisais condamner injustement l’accusé, son sang, même le sang de toute sa postérité, dont tu aurais privé la terre, retomberait sur toi. Dieu t’en demanderait compte, comme il demanda compte à Caïn du sang d’Abel. " ( Misch., trait. Sanhéd., ch. IV, n°5. )

4. - Les juges étaient tenus d’examiner attentivement les témoignages.

" Lorsque après un examen très approfondi vous aurez reconnu que le témoin… " ( Deutéron., XIX, 18. ) - " Les témoins doivent être examinés sur sept espèces de questions : Est-ce dans l’année du jubilé? Est-ce dans une année ordinaire? Dans quel mois? À quel jour du mois? À quelle heure? Dans quel lieu? Est-ce cette personne? " ( Misch., trait. Sanhéd., ch. V, n°1. )

5. - Le témoignage était sans valeur si ceux qui le portaient n’étaient pas d’accord sur le même fait dans toutes ses parties.

" Que si un témoin en contredit un autre, le témoignage n’est pas accepté. " ( Misch., trait. Sanhéd., ch. V, n°2. ) - " Ainsi, pour l’abandon du culte de Jéhovah, un témoin assure-t-il avoir vu un Israélite adorer le soleil, et un autre l’avoir vu adorer la lune ; quoique les deux faits prouvent également l’idolâtrie et qu’elle soit un crime horrible, la preuve est incomplète et l’accusé absous. " ( Maïmonide, trait. Sanhéd., ch. XX et suiv. )

6. - Les faux témoins devaient subir la peine à laquelle eût été condamnée la personne qu’ils avaient calomniée.

" Lorsque, après une très exacte recherche, les juges auront reconnu que le faux témoin a avancé une calomnie contre son frère, ils le traiteront comme il avait dessein de traiter son frère… Vous n’aurez point compassion du coupable ; mais vous ferez rendre vie pour vie, oeil pour oeil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied. " ( Deutér., XIX, 18-21. ) - " Les Juifs s’élevèrent contre les deux vieillards, parce que Daniel les avait convaincus par leur propre bouche d’avoir porté un faux témoignage ; et ils leur firent souffrir le même mal qu’ils avaient voulu faire à Suzanne, pour exécuter la loi de Moïse. Ainsi ils les firent mourir. " ( Daniel, XIII, 61, 62. )

III. DE L’EXAMEN DE L’ACCUSÉ.

1. - Les expressions à employer envers l’accusé devaient respirer l’humanité et une sorte de bienveillance.

Josué dit à Achan : " Mon fils, rendez gloire au Seigneur le Dieu d’Israël ; confessez votre faute, et déclarez-moi ce que vous avez fait sans en rien cacher. " ( Josué, VII, 9. ) - " Ma très chère fille, qui êtes soupçonnée d’adultère, la cause de votre péché ne serait-elle point un usage immodéré du vin? Serait-ce la légèreté ou encore la fréquentation de mauvais voisins qui y a donné occasion? Accomplissez donc, au nom très redoutable du Dieu d’Israël, les saintes cérémonies prescrites en cette circonstance. " ( Misch., trait. Sota ou de la Femme soupçonnée d’adultère., ch. I, § 4. )

2. - L’accusé ne pouvait être condamné sur sa seule déclaration.

" Nous avons pour fondement que nul ne peut se porter préjudice à lui-même. Si quelqu’un s’accuse en justice, on ne doit pas le croire à moins que le fait ne soit attesté par deux autres témoins. Il est bon de remarquer que la mort infligée à Achan du temps de Josué fut une exception occasionnée par des circonstances ; car notre loi ne condamne jamais sur le simple aveu de l’accusé. " ( Misch., trait. Sanhéd., ch. VI, § 2 ; trait. de la Dot et des Lettres matrimoniales., ch. III, § 9. - Maïmonide, trait. Sanhéd.. )

IV. DE LA DÉFENSE

1. - L’accusé plaidait sa cause lui-même. La loi ne mentionne pas les avocats.
Mais il était permis aux assistants de prendre la parole en faveur de l’accusé, ce qui était considéré comme un acte de piété.

" Lorsque j’allais prendre ma place à la porte de la ville ( c’est à la porte des villes quon rendait justice ), je m’instruisais avec soin de la cause que je ne connaissais pas. Je brisais les mâchoires de l’injuste et lui arrachais sa proie d’entre les dents. " ( Job, XXIX, 7, 16, 17. ) - " Assistez l’opprimé, faites justice à l’orphelin, défendez la veuve. " ( Isaïe, I, 17. ) - " Daniel cria à haute voix : Je suis innocent du sang de cette femme. Tout le peuple se tourna vers lui et lui dit : Que veut dire cette parole que vous venez de proférer? Daniel, se tenant debout au milieu d’eux, leur dit : Êtes-vous si insensés, enfants d’Israël, que d’avoir ainsi, sans examiner et sans connaître la vérité, condamné une fille d’Israël? " ( Daniel, XIII, 46-48. )

V. DU JUGEMENT

1. - Toutes les fois qu’un procès criminel devait se terminer par une condamnation à mort,
il ne pouvait être achevé le jour même où il avait commencé ;
mais les juges devaient différer jusqu’au lendemain la mise aux voix et le prononcé de la sentence.

" Tout jugement criminel peut se terminer le jour même où il a commencé, si le résultat des débats est l’acquittement de l’accusé. Mais si l’on doit prononcer la peine capitale, il ne devra finir que le jour suivant. " ( Misch., trait. Sanhéd., ch. IV, n°1. )

2. - Durant la nuit intermédiaire, les juges, rentrés et assemblés deux à deux dans l’enceinte de leurs maisons,
devaient recommencer en particulier l’examen du crime,

pesant dans la sincérité de leur conscience les preuves apportées contre l’accusé et les raisons alléguées pour sa défense.

" Ayant remis le jugement au lendemain, les juges s’assemblent deux à deux et ils recommencent entre eux l’examen de la cause. " ( Misch., trait. Sanhéd., ch. V, n°5. )

3. - Afin de délibérer sainement, obligation était faite aux juges de s’abstenir, durant cette nuit intermédiaire,
d’une nourriture trop abondante, de vin, de liqueurs, de tout ce qui pouvait rendre leur esprit moins propre à la réflexion.

" Ayant diminué leur nourriture et s’abstenant de vin, ils examinent la cause. " ( Misch., trait. Sanhéd., ch. V, n°5. ) On se fondait aussi sur ce verset du Lévitique : " Non comedetis super sanguinem. Vous ne mangerez pas sur le sang. " ( XIX, 26. )

4. - Revenus le lendemain dans la salle de la justice, les juges opinaient, chacun à son tour, absolvant ou condamnant.

" Le lendemain ils reviennent dans la salle de la justice. Alors celui qui absout prononce ainsi : Moi, j’absous. Celui qui condamne : Moi, je condamne. "( Misch., trait. Sanhéd., ch. V, n°5. )

5. - Deux scribes devaient transcrire les votes : l’un, ceux qui étaient favorables ; l’autre, ceux qui condamnaient.

" Le sanhédrin était disposé en demi-cercle. Et à chacune des deux extrémités de ce demi-cercle était placé un secrétaire chargé de recueillir les votes : l’un, ceux qui absolvaient ; l’autre, ceux qui condamnaient. " ( Misch., trait. Sanhéd., ch. IV, n°3. )

6. - Le nombre des voix pour condamner devait excéder de deux celui pour absoudre.

" Dans les jugements criminels, une voix de majorité suffit pour l’absolution ; mais pour la condamnation, une majorité de deux voix est nécessaire. " ( Misch., trait. Sanhéd., ch. IV, n°1. ) " Le sanhédrin étant de soixante et onze membres, si trente-cinq condamnent, l’accusé est absous ; qu’on le laisse libre sur-le-champ. Si trente-six condamnent, il est encore libre. " ( Ibid., ch. V, n°5. )

7. - Toute sentence de mort portée hors la salle Gazith ou des pierres taillées était frappée de nullité.

" Lorsqu’on quitte la salle Gazith, on ne peut porter contre qui que ce soit une sentence de mort. " ( Talm. de Babyl., trait. Abboda-Zara ou de l’Idolâtrie, ch. I, fol.8. ) " Il ne pouvait y avoir sentence de mort qu’autant que le sanhédrin siégeait en son lieu. " ( Maïmonide, trait. Sanhéd., chap.XIV. )

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Telles sont, d’après la loi écrite et d’après la loi orale, la Bible et la Mischna, les principales règles de justice et les formes légales que le sanhédrin devait rigoureusement observer dans la poursuite et les débats de toute cause criminelle.
Or ces règles de justice et ces formes légales ont-elles été scrupuleusement gardées dans le procès de Jésus-Christ?
Telle est la question qu’il nous reste à examiner.
Déjà nous avons péremptoirement prouvé, preuves en mains, qu’au point de vue de sa composition le sanhédrin ne présentait qu’une assemblée d’hommes sans valeur morale.
Nous avons également établi, par des faits indiscutables, que cette assemblée était résolue d’avance à porter contre le Christ, nonobstant son innocence, une sentence capitale.

Nous allons démontrer maintenant, et, nous l’espérons, d’une manière non moins victorieuse, que, dans le procès public de Jésus-Christ, commencé dans la nuit du 14 de nisan 4034, et terminé dans la matinée de ce même jour(2) ( 17 et 18 mars 782 ), toutes les régles de justice et de légalité citées plus haut ont été indignement violées, outragées, foulées aux pieds, et que l’acte du sanhédrin portant condamnation contre le Christ, loin de présenter un semblant quelconque de légalité et de justice, n’a été qu’un assassinat.