" Le saint est mort ! " La nouvelle explose dès les premières heures de la nuit, par des bandes de jeunes garçons de la rue des " Serpenti " ; elle sinfiltre dans toutes les petites rues, à travers les ruelles du quartier " des Monts ", arrive dans les buvettes, grimpe sur tous les balcons, déborde dune place à lautre, jusquaux confins de la périphérie de Rome. Puis, de la périphérie au centre, en un rien de temps, ce fut un fourmillement de nobles, de pauvres, dartisans, de prêtres, de soldats, de commerçants, qui affluent vers le quartier " des Monts " rejoignent la foule accourue de partout, à travers la ville, à travers le quartier. On circule toute la nuit, sur la rue des " Serpenti " ; on y circule le jour et la nuit qui suivirent, jusquà ce que la dépouille mortelle de Benoit-Joseph Labre, la dépouille du saint, soit transportée dans léglise de Sainte-Marie-des-Monts, pour lensevelissement. Un cortège funèbre des plus imposants, suivra la dépouille ; les Romains nen ont jamais vu de semblable, si ce nest celui auquel ils avaient pris part lors de la sépulture de saint Philippe Néri. Benoit-Joseph Labre était, depuis longtemps, une personnage familier et apprécié des romains, de ceux surtout qui habitaient ce vieux quartier alors le plus populeux et le plus pauvre de la ville. Pas un homme, pas une femme, pas un enfant qui ne le connut pas, aux Monts, pour lavoir vu presque tous les jours, encore jeune cependant, courbé sous la souffrance et par les privations, maigre comme un ermite et vêtu de haillons, se traîner dans les venelles, se hâter vers cette église qui conserverait sa dépouille. Benoit-Joseph Labre était né, 35 ans auparavant, dans un petit village de campagne perdu dans on ne sait quelle contrée de la France. Rapidement, il avait voué sa vie à la pénitence et aux pèlerinages dé-ci, dé-là, dans les routes interminables de France, de Suisse, dEspagne, dAllemagne. Il sadonna à cette pratique, jusquà lépuisement de ses forces ; se traînant les pieds, il sest oriente vers lItalie, a traversé le pays par bien des chemins peu connus, et il a fini par atteindre Rome où, depuis lors, il avait passé ses journées à prier dans lune ou lautre des nombreuses églises, dans celle de Sainte-Marie-des-Monts quil affectionnait de façon particulière. Il avait passé ses nuits sous lescalier dune mansarde, sous les murs du Quirinal ou un arc quelconque du Colisée. Cest précisément, en sortant de léglise de Sainte-Marie-des-Monts que, le 16 avril 1783, Benoit-Joseph Labre saffaisse mourant, sur les marches de pierre de la façade de cette église. Quelquun accourt immédiatement, quelquun soffre à le transporter dans sa maison, à le déposer sur une paillasse, rue des Serpents. Mais le saint agonisait dans un état irrémédiable et il mourut à 8 heures du soir. La nouvelle se répandit dans la rue, par la fenêtre, et les bambins cessèrent alors leur vacarme habituel du soir, pour se faire les hérauts de la nouvelle sensationnelle qui sest vite répandue dans les quartiers, dans presque toute la ville : " Le saint est mort ! le saint est mort ! " Dans lintervalle, on saffairait à préparer le grand pèlerinage quoccasionnerait linhumation du pénitent. Il se trouva quelquun pour dire que ce pauvre devait être nettoyé, revêtu et bien disposé, comme la piété lexige en pareille circonstance. On suggéra le nom de Santa Giannetti, une pauvre mais brave domestique, habituée à ce genre dactes de charité. Elle habitait à quelques pas de là, dans la rue " delle Vergini ". Il sagissait de la faire demander. Ils y allèrent ; et elle vint, accompagnée dune jeune fille admirable, sa fille Anne Marie, âgée de quatorze ans, aux vêtements délicats et élégants pour autant. A lobserver de plus près, on remarquait sur son visage, les séquelles, caractéristiques de la variole. Anne-Marie se tenait à lécart, pour permettre à sa mère daccomplir sa tâche. La maman enleva pieusement les haillons de ce corps consumé par les maladies et les mortifications, le lava avec laide de labbé Marchesi, lui mit des vêtements propres et le revêtit de la bure de la Compagnie de Notre-Dame-des-Neiges, avec lequel il fut ensuite enseveli. Santa Giannetti et sa fille Anne-Marie nétaient pas originaires de Rome ; comme Joseph-Benoit, elles venaient de lextérieur, mais pas daussi loin que le saint pénitent français. Les deux cents kilomètres de chemin à parcourir pour en arriver à ce vieux quartier bruyant et misérable, elles les avaient tous, lun après lautre, parcourus à pied. Elles venaient de Sienne où elles avaient habité une maison beaucoup plus accueillante que celle qui les hébergeait, rue " delle Vergini ". Leur existence était aussi beaucoup moins misérable, si on en juge par les contraintes de la vie qui était la leur, à ce moment-là. À Sienne, le vieux Pierre Giannetti en était venu à se pourvoir dune pharmacie de premier ordre. Il dut y investir des heures, des années de travail, des années dépargne, pour en arriver, à la fin, à mettre la main sur une boutique parmi les plus belles de Sienne et de toute la Toscane. Des clients affluaient de partout, quand les médecins, dans les cas les plus compliqués, prescrivaient des potions et des liniments spéciaux qui dépassaient les prescriptions banales de la pharmacopée dusage commun. Louis Giannetti, le fils du pharmacien et pharmacien lui-même, hérita, à la mort de son père, dun nom honorable, dune fortune des plus enviables. Malheureusement, il navait pas comme son père, le tempérament discipliné, le sens de lépargne, laptitude à ne pas compter les heures de travail. Dans lespace de quelques années, il accumula des dettes qui finirent par lui rendre la vie impossible ; il en vint à la faillite. Avec son peu de jugement, sa bonhomie extravagante, sa naïve prodigalité, le pire malheur lui arriva, celui dentraîner dans la misère sa propre existence, celle de sa femme Santa, siennoise comme lui, son unique fillette qui lui était née six mois plus tôt, le 20 mai 1769, dans la belle maison de la rue " San Martine ", et avait été baptisée dés le lendemain, dans léglise paroissiale Saint-Jean-Baptiste, avec les noms : Anne-Marie, Antonia, Gesualda. Cette même année 1769 qui avait vu naître Anne-Marie, avait aussi vu naître à Ajaccio, dans lîle de Corse, le " protagoniste exceptionnel de lhistoire ", celui qui déciderait, dune façon tragique, de la vie et de la mort de la moitié de lEurope. Les chroniqueurs de lépoque qui ne possédaient pas les vertus des prophètes, ne pouvaient prévoir ni annoncer les événements futurs, sur un ton apocalyptique. Anne-Marie et Napoléon, nés la même année, sont des êtres humains, des créatures bien distinctes, aux destinées totalement différentes. Les desseins impénétrables de Dieu les feront se rencontrer dans le même sillon de lhistoire. Appelés à se rapprocher, lun de lautre, ils firent la preuve dattitudes opposées à légard du pontife romain. Elle avait grandi comme un ange, la fillette de Louis et de Santa Giannetti. Qui la voyait circuler dans les rues de Sienne, la petite-main dans la main délicate de sa maman, ne pouvait que sarrêter pour ladmirer. " On la dirait fille dun prince, non celle du pharmacien désaxé " disaient des gens émerveillés de la douceur, de la beauté des traits de son visage. Anne-Marie nétait pas splendide que par les traits de son visage ; depuis sa tendre enfance, sa maman alimentait en elle la flamme la plus pure de lamour de Dieu, lenrichissait intérieurement, en modelant son caractère, en lui inculquant le sens du devoir, de la responsabilité, en lamenant à agir sérieusement, sans porter atteinte à sa joie, à la vivacité débordante dont elle a toujours fait preuve. Puis, vint la déchéance économique, la famine à la maison, le découragement de papa Louis au dehors, face à la torture de ne pouvoir se soustraire à la chasse de trop de créanciers qui le harcelaient sans relâche, ne lui donnaient pas le temps et les moyens de se mettre lui-même en chasse, comme il laurait voulu, contre ses nombreux débiteurs. En somme, en peu de mois, le sol de Sienne brûla à un point tel, sous les pieds des Giannetti, quil ne leur restait quune alternative, celle de fuir. Mais une fuite lointaine, sous dautres cieux, parmi des gens inconnus, pouvait-elle faire oublier le souvenir amer de la tranquille aisance perdue ? Quitter pour Florence, Livourne, Pise, Lucques, Arezzo, était trop proche ; il fallait aller plus loin, encore plus loin : à Rome ! En 1775, de longues colonnes de pèlerins venant du nord de la péninsule et de toutes les parties de la vieille Europe empruntaient les routes de Toscane et se déplaçaient vers Rome. Le pape Pie VI avait inauguré son pontificat solennellement, en ouvrant la porte sainte de la basilique Saint-Pierre ; lavantage de gagner les indulgences de lAnnée Sainte était offert. Le conclave avait duré cinq mois, des mois éternellement longs qui témoignaient des incertitudes dramatiques de cette douloureuse époque. À la fin, à lannonce que le cardinal Braschi était élu pape, le peuple romain avait donné libre cours à une joie irrésistible ; elle débordait jour et nuit, en festivités dune ardeur irrépressible. " Vive le pape Braschi, vive Pie VI ". Toutes les rues de Rome faisaient des souhaits à lhomme extraordinaire que chacun, du prince au simple palefrenier, connaissait, estimait, aimait, parce quil était doux autant quénergique, rempli de sollicitude autant que de dignité. Peu de temps après linauguration de lAnnée Sainte, le peuple romain, de lintérieur, sefforçait de rendre la vie très intéressante aux foules de pèlerins. Et pendant que dun côté, les autorités assuraient le ravitaillement des magasins pour quen aucun temps, on ne soit privé de denrées alimentaires, dun autre côté, elles avaient recours à des mesures très énergiques, dans le but de dissuader les exploiteurs possibles, de les amener à mettre un frein à leur trop grande avidité. Elles tentaient de les maintenir au niveau de la nécessité ; des groupes de citoyens volontaires attendaient les colonnes de pèlerins au débouché des grandes routes, pour les conduire dans de bons logements. On pourvoyait à leurs besoins, toute la durée de leur séjour à Rome. Et ce ne fut pas une mince organisation, si on pense quen cette année et en ces moments, comme lattestent les chroniqueurs dalors, le nombre de pèlerins sélevait à 280,000. La plupart, venus et retournés à pied. Au nombre des 280,000 pèlerins, figuraient trois fugitifs animés par une motivation secondaire. Il sagit de Louis, Santa et Anne-Marie Giannetti qui, se faufilant à travers un groupe détrangers, aux premières lueurs de laube, tentent déviter tout soupçon parmi les Siennois. Ils apportent très peu de choses ; un baluchon et rien en poche. Ils font une halte à Radicofani et, de là, poursuivent leur route par Acquapendente, Bolsena, Montefiacano, Viterbe ; des jours et des jours de marche éreintante sur les bords dune interminable route où se meuvent dans la poussière, le père en avant, la mère derrière, avec la fillette de 6 ans à sa charge, agrippée par la main à son vêtement. Ils se trouvèrent enfin réunis aux portes de Rome, où ils furent mis sous la protection dun groupe de citoyens qui, en un tour de main, avaient résolu pour eux, comme pour les autres pèlerins, leurs problèmes, à commencer par celui du logement, un problème qui, à première vue, semble insoluble à quiconque arrive, inconnu et privé de tous moyens, dans une ville immense et ignorée. Pour Anne-Marie, le problème des problèmes était unique, à ce moment : sarrêter, fermer les yeux et dormir. La petite avait atteint Rome littéralement brisée de fatigue, les cheveux blanchis par la poussière, les souliers percés, les pieds ensanglantés. Elle ne vit rien de la grande ville, rien de ses monuments fascinants et de ses rues joyeuses dun monde aimable et rieur. Elle vit enfin une petite porte basse dans la via " delle Vergini " et un petit escalier qui, dans lombre, de biais, menait là-haut. Elle trouve la force de monter ce sombre escalier parce quelle avait deviné quau dessus, un lit lattendait. Et quand elle laperçut, le petit lit tellement désiré, elle eut à peine la force de se jeter dessus. Et déjà, elle dormait dun sommeil profond comme elle nen avait jamais eu. Les jours et les semaines passèrent et le logis de la " Via delle Vergini ", qui ne devait être quun refuge provisoire pour les pèlerins, le temps de bénéficier des indulgences et de repartir, devint, pour les Giannetti, leur logement définitif. Pour prendre racine en quelque point de ce monde, il faut pouvoir se sauver ; et pour se sauver, il ny a quà travailler. Le raisonnement sonnait plus que logique pour maman Santa. Le papa Louis qui avait quitté Sienne avec tout limbroglio que nous connaissons, ne pensait pas autrement ; il croit à limportance du travail mais se préoccupe davantage de la chasse à la fortune quon ne saisit pas toujours comme on saisit un papillon sur le coin des rues, pas plus à Rome et encore moins dans ce pauvre quartier " des Monts " quand on ne sait où donner de la tête à la suite des ennuis causés à Pierre, son père, profondément déçu de son fils. Comme le papa Louis continue à se nourrir de chimères, il incombe à maman Santa de gagner le véritable pain quotidien. Elle le fit avec un sens paisible de la réalité ; de lélégante dame quelle était, elle se transforme en une infatigable domestique à temps partiel, un peu par ici, un peu par là, auprès de cette famille-ci, de cette famille-là, afin dy gagner une poignée de menue monnaie quelle apportera le soir à la maison, assurant ainsi sa propre subsistance, celle de son mari, et de sa fillette, au cours de la journée qui suivra. Santa fera davantage pour cette dernière ; en plus de lui assurer son pain quotidien, elle se souciera de son éducation, de son instruction. Le temps venu, elle la prend par la main et la conduit " Via Graziosa " à lécole Sainte-Agathe. Cette école sappelait ainsi parce quelle était érigée prés de la vieille église Sainte-Agathe-des Goths, une église du quartier des " Monts ". Cétait une école très importante, florissante, renommée dans toute la cité ; elle était le lieu daboutissement de plusieurs autres écoles de garçons et de filles, détachées mais reliées à elle, dans les différents quartiers de Rome, toutes fondées par une dame remarquable de jugement et de vertu : Lucia Filippini, siennoise elle-même. Cette dame avait réuni autour delle un groupe de religieuses et de laïques non liées par des voeux, leur avait infusé son enthousiasme et son engagement. Ces laïques nétaient pas missionnaires au sens strict ; elle les avait engagées dans la mission de soustraire à la rue les enfants pauvres et bien dautres, de les éduquer à une vie honnête, de les intéresser à un métier profitable. Le menu peuple lavait vite surnommée " la pieuse maîtresse, la sainte institutrice " par qui sexerçait laction providentielle, de Dieu. La méthode que Lucia Filippini appliquait dans ses écoles, en accord avec le cardinal Grégoire Barbarigo, réussissait à doser avec une admirable sagesse le travail et la prière, la culture et la pratique dune vie chrétienne vécue. Les jeunes gens et les jeunes filles, leurs études terminées, sortaient de ces écoles, avec un bagage intéressant de connaissances et de savoir-vivre. Ils savaient lire, écrire, compter, possédaient une solide formation spirituelle, un grand amour pour le travail, un sens profond de leurs responsabilités, aux plans individuel, familial, social. À lécole-mère de Sainte-Agathe où affluaient alors les jeunes de 7 à 14 ans de toutes les parties du vieux quartier, Anne-Marie Giannetti excellait dans la lecture ; elle sera, toute sa vie, une lectrice acharnée. Elle apprit, avec une facilité exceptionnelle, la doctrine chrétienne et tout ce qui a trait à la religion. On dira, plusieurs années après, quelle récitait de mémoire, à merveille, les psaumes, en savait autant quun curé et pouvait être un professeur dans lintérêt de tous ; elle pouvait enseigner à quiconque. Elle sinitia aussi aux travaux de la cuisine et à ceux de la maison. Elle singénia à séparer la soie, à lenrouler en bobines ; cétait un métier prometteur, à cette époque où la machine navait pas encore remplacé les mains. Les usines, en effet, navaient pas encore liquidé lartisanat domestique. Par contre, elle neut pas le temps dapprendre à écrire ; la petite vérole la frappa et retarda ses études. Mais la variole, si elle gâta léclat tout simple de son visage, ne réussit pas à en détruire la beauté ; des traits délicats et de douces lignes suffirent à la lui conserver. A 11 ans, la petite Anne-Marie entra dans la basilique de Saint-Jean-de-Latran et elle y fut confirmée. À13 ans, elle fit sa première communion dans léglise saint-François-de-Paule, au quartier " des Monts ". Elle désirait ardemment et depuis longtemps se nourrir au banquet sacré, mais il fallait alors attendre au moins jusquà la fin de cet âge. À 14 ans, survint lépisode qui devait influer sur toute sa vie : lévénement grandiose du pèlerinage de tout Rome auprès de la dépouille mortelle de saint Benoit-Joseph Labre. Anne-Marie connaissait bien le " saint ", elle avait perçu dés ses premiers contacts avec lui toute sa grandeur spirituelle. Mais ce ne fut que devant la dépouille vénérée, à la vue de lhumble témoignage damour que lui offrait sa maman accourue sans sourciller pour nettoyer ses plaies, revêtir ses membres, quintervint dans le coeur de la fillette, quelque chose de si profond, quelle en a été marquée pour le reste de sa vie. Le temps qui suivit nannonça pas déclaircie dans le petit firmament de la famille Giannetti, même si ce brave homme, papa Louis, sétait finalement décidé à se faire serviteur, en parole plus quen vérité. Tout emploi quil trouvait, durait peu. En somme, serviteur à temps perdu, il avait besoin, disait-il, de liberté, pour ne pas courir le risque de se laisser passer la fortune sous le nez, le jour où elle serait à sa portée. Maman Santa était toujours hors de la maison, à séreinter là où elle était requise. Elle y trouvait cependant son épanouissement, du matin au soir ; et les quelques sous quelle réussissait à glaner, suffisaient pour nourrir chaque jour, de pain et de viande, les trois personnes, y compris la fillette devenue grande. Au jugement de Santa, il était temps quAnne-Marie aussi se perfectionnât dans les travaux féminins. Elle serait en mesure de la remplacer totalement, à la maison ou, bien sûr, de sengager demain auprès de quelquun, de laider, avec son salaire, à maintenir à flot cette barque familiale démantibulée, qui prenait eau par tous les coins. Ainsi, Santa Giannetti confia Anne-Marie à deux vieilles dames laborieuses autant questimées, qui avaient ouvert un modeste ouvroir dans le but dapprendre aux jeunes filles désireuses de sinitier aux divers travaux quil importait alors de connaître, et de se rendre aptes à les exécuter. De plus, elles faisaient participer leurs élèves aux revenus de leur entreprise. Anne-Marie y demeura environ six ans. Le climat était absolument sain, joserais dire " spirituel ". Les deux bonnes maîtresses savaient le susciter et le maintenir. Elle apprit à faufiler, à préparer les repas, à confectionner des corsets, des vêtements et, finalement, des chaussures. Anne-Marie se jeta donc corps et âme au travail, se souciant en même temps de son cheminement spirituel, des progrès à réaliser dans la pratique des vertus. Cest au cours de ces années, de ses allées et venues, de sa demeure à louvroir, quelle eut fort à faire ; belle comme elle était, il lui fallait se soustraire à des pièges plus ou moins subtils, des pièges dont sont, par malheur et en tout temps, exposées les jeunes filles du peuple des grandes villes, quand elles sont ornées de grâce et damabilité. Anne-Marie était dautant plus exposée que, à ces deux dons, sen ajoutait un troisième, dattrait indiscutable : la suavité de sa douce voix siennoise. Anne-Marie quitta latelier de couture, quand elle sut quelle devait se dévouer entièrement à la maison, pour permettre à sa mère de respirer un peu, de se remettre des longues fatigues qui laccablaient, des chagrins continuels, des gênes économiques qui avaient fini par épuiser les forces de la pauvre femme ; sans oublier létiolement de son âme, laigreur de son caractère qui était pourtant si doux et si serein. Après un certain temps, Anne-Marie en arrive à la conclusion quelle pourrait apporter une aide encore plus grande à sa famille, si elle sengageait comme fille de chambre auprès dune dame quelconque. En plus de ses deux bras, elle offrira à ses parents un peu dargent qui remédiera au malaise qui se fait sentir. Elle en parle à sa maman qui partage sans plus ce dessein, parce que ce qui lui pèse le plus sur lâme, cest la préoccupation de devoir laisser seule, durant de longues journées, cette jeune fille bénie, sans surveillance, sans défense, devant des assauts possibles que pouvait provoquer sa beauté. On sait que le pollen attire les abeilles... " Mieux vaut la savoir en sécurité dans une maison fiable " ; Santa bénit la proposition dAnne-Marie. En ces jours, papa Louis était entré dans une de ses périodes de résipiscence : il sétait mis au service, et cette fois-ci, ça semblait sérieux, dune dame Maria Serra Marini qui habitait au palais Maccarini, au pied du Quirinal, du côté de la Fontaine de Trevi. Elle était une dame dont on disait beaucoup de bien, pendant que dautres la trouvaient distante et sévère. Un soir, Louis piqua une pointe à la maison et, parlant de la pluie et du beau temps, il en vint à dire que sa patronne cherchait une femme de chambre. Aussitôt dit, aussitôt fait, dès le lendemain matin, Anne-Marie, parée de ses plus belles toilettes. les cheveux arrangés avec une certaine élégance, avec laide de sa mère, papa Louis lui dit : " La première impression compte pour beaucoup, ma fille ! ". Flanquée de son père, elle fait son entrée au palais Maccarini. La première impression eut certainement un effet positif. La jeune fille se comporta dune façon telle quelle gagna lestime et laffection, difficiles à obtenir, de Donna Maria Serra Marini. Maman Santa crut toucher le ciel du doigt et crut quenfin, elle se sentirait tranquille parce que dés lors, sa fille serait bien gardée. Malheureusement, les choses se présentèrent bien autrement : les pièges et les assauts se multipliaient derrière les murs sévères du palais Maccarini, et ce, peu de temps après son arrivée. Elle se rendit compte des périls qui la menaçaient et opposa une résistance courageuse qui sappuyait sur les énergies que sa foi pouvait lui fournir. Elle en vint à se convaincre que lunique bouclier derrière lequel elle pouvait définitivement préserver son honnêteté, était le mariage. Ceci dit, elle comprit que le Seigneur avait déjà mis sur son chemin, lhomme destiné à devenir le père de ses enfants. Cet homme, un peu plus âgé quelle, mais pas vieux du tout, cétait Dominique Taïgi qui venait tous les jours accomplir quelque mission de la part de ses patrons, auprès de la Dame Maria Serra Marini. Dominique lui avait manifesté une certaine sympathie qui tranchait sur les élans trop intéressés, manifestés par beaucoup dautres. " Anne-Marie, que demandes-tu ? Le Père Ferdinand de Saint-Louis, trinitaire déchaussé, avait pris place, prés de lautel, du côté de lÉvangile, en étole et surplis blancs. Autour de lui, étaient réunis tous les religieux du couvent, dans leur longue tunique blanc-crème, la croix rouge et bleue sur la poitrine. Sous larchitecture bizarre de Borromini, dans la pénombre de Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines, la foule se pressait, ne voulait perdre aucun détail de la belle cérémonie qui se déroulait au début de ce splendide matin du 26 décembre 1808, fête de saint Etienne. La demande du Père Ferdinand résonna très claire, dans tous les coins de léglise. Lémotion de la dame agenouillée sur le marchepied de lautel, une émotion qui sexprimait par des soupirs et des sanglots, se calma comme par enchantement. Elle était dune rare beauté malgré ses trente-neuf printemps, le dévouement déployé auprès de ses six enfants, la rigoureuse modestie de ses vêtements. " Anne-Marie, que demandes-tu " ? " Lhabit du tiers-Ordre de la Très-Sainte-Trinité et la miséricorde de Dieu ". La voix de la postulante était celle de toujours, vibrante et ferme, délicieusement caractérisée par laccent pur et doux de la région de Sienne. " As-tu la ferme volonté de le porter avec dévotion, jusquà la mort " ? " Oui, Père, avec laide de Dieu ". À ce " oui ", le Père Ferdinand se leva et tourné vers lautel, prononça quelques prières. Il aspergea ensuite deau bénite, un scapulaire à la croix rouge et bleue quil présenta à la dame pour quelle le baisât. " Que le Seigneur te dépouille du vieil homme, avec toutes ses actions, te revête de lhomme nouveau créé dans la vraie justice, et la vraie sainteté " ajouta le Père Ferdinand. Il lui imposa alors le scapulaire sur les épaules en disant : " Reçois lhabit de la Très Sainte Trinité, au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit ". On considérait la cérémonie terminée, même si à larrière, dautres prières étaient récitées. Le tout atteint son point culminant par le chant du " Veni Creator Spiritus ". La coupole de léglise Saint-Charles laccueillit dans son élan audacieux vers le ciel, pour lemporter dans linfini. À lépoque de sa vêture, dans cette église des trinitaires déchaussés qui occupe un angle du célèbre carrefour romain des Quatre-Fontaines, Anne-Marie comptait dix-huit ans de mariage. Ses fiançailles avec Dominique navaient duré que quarante jours. Et la rapidité avec laquelle avaient été célébrées les noces, avait suscité une kyrielle de critiques et de commérages sur le compte de la jeune fille. Mais, Anne-Marie était davis et elle le sera dans lavenir, avec ses propres filles, quune fois le choix fait, compte tenu de la religion, de lhonnêteté de lépoux, il faut éviter les longues fréquentations à la maison, se hâter, agir pour le mieux ; laisser traîner les choses en longueur, donne, de part et dautre, naissance à des ennuis, et il en ressort de funestes conséquences. De son homme, Anne-Marie avait soupesé les qualités et les défauts. Sur un plateau de la balance, elle avait déposé les manières rustres, la grossièreté du langage, lentêtement opiniâtre, le caractère querelleur et violent, la médiocrité du talent. Sur lautre, elle avait placé la belle apparence, la force robuste, et surtout, la bonté dâme qui se cachait sous cette écorce rude, les fermes convictions religieuses de ses moeurs. La balance pencha du côté des qualités. Dominique Taïgi, même si à converser avec lui, on ne leut jamais soupçonné, était la dernière pousse, lultime rameau dun arbre généalogique danciennes et célèbres familles nobles. La famille Taïgi sétait distinguée en Lombardie, avait obtenu des franchises et des distinctions des ducs de Milan, avait fourni des personnages illustres dans le domaine de la science, plus particulièrement. Dans le cours des siècles, les différents rameaux sétaient plus ou moins desséchés. Un seul survivant qui, le 18 octobre 1761, avait vu naître Dominique à Castaeggio, dans la Valtellina. Ainsi, Dominique était venu à Rome pour trouver la fortune mais elle ne lui avait pas souri. Cependant, il y avait trouvé du travail et avait appris immédiatement à sadapter comme serviteur et commissionnaire de confiance dans la maison des princes Chigi. Son salaire : six écus par mois et les restes de la table des patrons qui devaient, cependant, être répartis entre les nombreux serviteurs, parmi lesquels existait un ordre de préséance. Plusieurs devançaient le commissionnaire ; lordre hiérarchique prévu par un accord tacite, était rigoureusement observé dans tous les palais des familles patriciennes de Rome qui existaient à lépoque. Dominique ne pouvait donc pas compter sur le meilleur des restes et la quantité était loin dêtre assurée. Sa décision prise, Anne-Marie demanda le consentement de ses parents. La maman Santa le lui donna immédiatement et avec joie. Moins enthousiasmant fut le " ça-va ! " du papa Luigi qui, sans doute, aurait espéré davantage pour sa jolie fille, et souhaité un peu plus de réflexion. Lapprobation des parrains est aussi immédiatement accordée et la donna Maria Marina, dun côté, le prince Chigi de lautre, couronnèrent leur assentiment par un cadeau princier. Plus libéral, le prince concéda aux deux époux lusage dun petit appartement dans son palais " al Corso ", à langle de la place Colonna. Les deux chambrettes et la cuisine étaient situées dans la partie réservée au service ; les fenêtres donnaient sur la venelle du Sdrucciolo. Cétait une faveur qui avait cependant, une contrepartie. Le prince sorganisait pour avoir toujours près de lui, jour et nuit, comme il en avait toujours été jusque là, son fidèle serviteur qui demeurera au rang quil occupait depuis son entrée en service. Il lappréciait à un point tel, quil se faisait suivre par lui, lors des conclaves, quand il y accédait à titre de maréchal. La cérémonie des noces fut des plus simples, à limage des gens du peuple. Elle eut lieu le 7 janvier 1790. Dominique Taïgi, 28 ans, du diocèse de Como, et Anne-Marie Giannetti, 20 ans et sept mois, de Sienne, sunirent en mariage, avec la bénédiction de labbé Massetti, dans léglise Saint-Marcel de Rome. Les premiers mois de mariage furent plutôt désordonnés, sans souci du lendemain, plutôt bohèmes ; ils ont, du moins, semblés tels, pour un bout de temps. En réalité, les choses se passèrent ainsi : Dominique sétait enflé la tête dorgueil, tel un paon. Cet orgueil venait du fait quil avait épousé une si belle jeune fille. Il ne se rassasiait pas de se pavaner en public, layant à ses côtés. Il allait de long en large sur le " Corso ", à telle ou telle fête, au théâtre, sur la Place Saint-Pierre, le dimanche. Il voulait que son Anne-Marie se vête des robes les plus élégantes que la donna Maria Serra Marina mettait de côté, même si elles étaient presque neuves, pour les lui donner, à part celles quil achetait lui-même, en tenant compte de la mode quadoptaient les nobles dames qui fréquentaient le palais Chigi. Il rognait ainsi le magot dargent que ses années de service lui avaient permis daccumuler. Pour atteindre son but, il épargnait plus que tout autre, plus qulsaac le regrattier. Il en est venu, malgré ses épargnes, à être sans le sou pour acquérir un anneau dor, une paire de boucles doreilles, une chaîne dor, une chaîne de perles. Il ne pouvait ajouter quoi que ce soit, à la chaîne dor, à la chaîne de corail quAnne-Marie reçut en cadeau, de sa patronne, à loccasion des noces. Ces bijoux, Anne-Marie les portait avec joie, était heureuse den faire létalage, parce que pour Dominique Taïgi, lélégance de sa femme comptait pour beaucoup. Dautre part, Anne-Marie, depuis le jour de son entrée sous le nouveau toit marital, avait considéré Dominique comme son maître et son seigneur ; elle lui vouait une obéissance affectueuse, une soumission aimante dont elle avait toujours fait preuve, à légard de ses propres parents. Elle comblait ses désirs et allait même au delà ; ce qui ne troublait en rien, son sens rigoureux de lhonnêteté. Elle se complaisait dans les attitudes de son mari, parce quelle nourrissait en elle-même, une certaine vanité innée, une joie explosive de vivre, qui allait dans le sens de son caractère jovial et éveillé, de son goût tout à fait toscan, pour les choses éclatantes, les habits élégants. Puis, avec le temps, la durée de quelques mois, vinrent le repentir, le trouble grandissant, langoisse, dans les profondeurs de lâme. Anne-Marie était cependant certaine de ne pas offenser directement le Seigneur par sa vie joyeuse, vaniteuse ; elle nen éprouvait pas tellement de regret. Un bon dimanche, son esprit sagita plus que jamais et connut une inquiétude amère. On la vit tout de même radieuse comme dhabitude, très élégante et joyeuse, sur la place Saint-Pierre, au bras de Dominique, fier comme une colonne de Michel-Ange, parmi la foule qui accourait pour la messe. Il arriva, touchant presque le seuil de la grande basilique, quAnne-Marie frôla un religieux de vie sainte, le Père Angelo Vérardi, des Servîtes de Marie. Comme il était seul, il marchait lentement et avec grande réserve, les yeux rivés au sol. Mais voici que, à cet instant, les yeux du Père Angelo se levèrent et, croisant ceux de la jeune épouse, sy fixèrent pendant quelques secondes. Il entendit une voix intérieure, mystérieuse, et il le dira lui-même, plus tard, qui le força à regarder Anne-Marie. Ses vêtements et ses fantaisies se sont comme imprimés dans sa mémoire. La voix lui dit : " Porte attention à cette jeune dame ; un jour, je la déposerai entre tes mains et tu devras la conduire à moi, intégralement. Elle se sanctifiera parce que je lai choisie pour en faire une sainte ". Au moment même, le regard pénétrant du Père Angelo produisit chez Anne-Marie, un véritable choc. Peu de temps après, agenouillée devant le Saint-Sacrement, à lintérieur de la basilique, son coeur se dégagea lentement de létreinte, de la commotion qui lavait secouée. Ses yeux versèrent des larmes et son âme souvrit à linspiration rapide et véhémente de changer de vie, de soffrir entièrement au Seigneur. Les jours qui suivirent rendirent toujours plus profonde sa détermination dabandonner la vanité et les divertissements. Comme elle voulait bien faire, sans provoquer des drames familiaux, elle crut bon davoir recours à la confession, le moyen le plus efficace pour libérer son âme du poids qui lécrasait, et recevoir en même temps, les conseils les plus clairs et les plus prudents, sur la façon de répondre, comme épouse, à lappel quelle venait de recevoir de la part de Dieu. Voici quelle arrive, un après-midi, à la grille dun confessionnal, dans une église voisine de sa demeure. Elle se met à murmurer : " Voici à vos pieds, mon Père, une pauvre pécheresse ". Elle sentendit répondre, avec une drôle damabilité : " Mais vous nêtes pas une de mes pénitentes. Allez-vous-en ". Elle en reçut comme un coup de massue sur la tête. La consternation fut telle, quAnne-Marie ne tenta même pas de trouver une justification à pareille attitude ; elle navait jamais pensé quon pourrait lui réserver un accueil si glacial. Elle sortit de léglise, éperdue, la révolte dans lâme, se sentant abandonnée de tous, vouée à marcher presque sans retour, dans le chemin de la perdition. Elle se laissa attirer encore vers la vie déréglée parce que lavilissement est le pire ennemi de la volonté. Mais les promenades pompeuses sur le " Corso ", les spectacles et les fêtes, les satisfactions et les joies que lui procurait ladmiration quelle suscitait partout, autour delle, perdirent de la saveur. Les satisfactions devinrent de plus en plus rares, la joie, de plus en plus terne. Les yeux de ce religieux servite rencontré sur le seuil de Saint-Pierre, en ce dimanche, ne cessaient de la fixer. Quelque mois après, elle se retrouve dans le même état quauparavant et quoi quil arrive, elle reprit le chemin du confessionnal. Cette fois-ci, elle décide de se rendre à Saint-Marcel, la chère église où son mariage avait été bénit. Elle entra, regarda autour et vit, prés du second confessionnal, à droite, une longue file de gens qui attendaient. Si ce prêtre, pensa-t-elle, sest acquis la confiance de tant de pénitents, il ne peut être que rempli dune grande charité pour les pauvres pécheurs. Elle fit donc la queue derrière les autres et attendit son tour. Quand elle vint et entendit souvrir le petit carreau mû par le confesseur, au delà de la grille, son coeur fut subitement rempli de félicité. Une voix douce, paternelle, tranquille, avant même quelle ne réussit à prononcer un mot, lui dit : " Ah ! vous êtes venue, finalement, âme chère du ciel ! Courage, ma fille, le Seigneur vous aime et vous veut tout à lui ". Et dès ce moment, sa vie devint ce quelle avait rêvé. Ce confesseur nétait autre que le Père Angelo Verardi des Servîtes de Marie. Dominique consentit à démobiliser la mise en scène autour de la beauté de sa femme. Anne-Marie déposa ses bijoux dans la cassette, ses habits fins, dans larmoire. Elle endossa les habits simples et ordinaires du peuple. Aux festivités, au théâtre, aux promenades sur le " Corso ", elle substitua une vie humble et recueillie. Les nerfs de la maman Santa, limés par de nombreuses années de fatigue et damertume, provoquaient, vraisemblablement, dans la maison Taïgi, lhabituel drame belle-mère-gendre. De cela, nous en parlerons par la suite, comme nous nous arrêterons aussi, à dautres faits de la famille dAnne-Marie. Tenons-nous en pour le moment, à une période capitale dans la vie de notre protagoniste. Un jour, alors que maman Santa lisait à sa fille, un livre de méditation, elle tomba sur un passage qui faisait allusion au jugement universel, au jugement général. Ce passage impressionna tellement Anne-Marie quelle éclata en larmes damour et dhorreur. Elle entendit une voix qui lui disait : " Voilà, fille et épouse bien-aimée, ton Père qui ta toujours suivie, te destinait à devenir une sainte alors que tu étais encore dans le sein de ta mère. Tu nas aimé dautre que moi, et je te garderai même au milieu des vanités du monde. Je ne tai pas abandonnée ; je te préserverai de nombreux périls, de la mort, parce que je taime beaucoup. Un jour, tu verras celui qui te parle ". Ce fut le début dune longue et ineffable idylle. Elle jouira du don de célestes colloques ; Jésus, son divin Époux, la Vierge Marie, les saints et les anges les plus chéris, lui parleront : saint Paul, lapôtre, saint François dAssise, saint Philippe Néri, saint François de Paule, sainte Françoise Romaine, sainte Jacinthe Mariscotti, lArchange Raphaël, les Anges Gardiens, et même les âmes du purgatoire. Ils lui confièrent de profonds secrets, lui firent dintimes confidences, léclairèrent sur les conditions de léglise et de la société, lui révélèrent lavenir dillustres personnages et le sort de tant dâmes. Ils la consolèrent et la guidèrent sur les sentiers du bien. Mais retournons en arrière. Nous sommes au printemps de 1791. Un nombre incalculable de charismes lumineux saccumulent subitement dans lâme dAnne-Marie. Les premières communications célestes damour, la réconfortent et lintimident en même temps. " Je te destine, lui dit un jour lEsprit divin, au moment de la communion quelle reçoit désormais chaque matin, à convertir des âmes et à consoler toutes les catégories de personnes : prêtres, frères, moines, prélats, cardinaux, et même mon Vicaire. " Plus elle se sentait comblée daffection divine et guidée vers une mission presque vertigineuse, plus elle estimait cela impossible, plus elle avait de mépris pour elle-même ; elle naurait jamais cessé de shumilier. Elle en vint aux flagellations. A la fin, elle se frappait violemment le visage sur les tuiles du parquet, pour réparer les élans de sa beauté et de sa vanité du passé. À genoux, un soir, prostrée devant le crucifix, les épaules nues, elle sétait donné la discipline avant que son confesseur ne lui défende ce genre de mortifications. Elle vit de loin, devant ses yeux, une lumière resplendissante comme le soleil, même si elle était voilée dun léger nuage. Elle en éprouva une grande frayeur puis se frotta les yeux, pensant quil sagissait dune hallucination ou dun piège diabolique. Mais le soleil ne séteignait pas. Elle finit par se tranquilliser et lobserva de plus prés. Il avait lapparence dun globe de feu duquel se détachaient des rayons. Depuis ce soir-là et pour toujours, le soleil accompagnera Anne-Marie Taïgi ; elle laura constamment à la vue, devant elle, pendant 47 ans, jour et nuit, à lintérieur comme à lextérieur de la maison. Éclairés par le soleil du firmament, nous voyons les vivants, les choses de cette terre. Ainsi, illuminée par son soleil mystérieux, Anne-Marie verra de façon étonnante, les réalités physiques, les problèmes moraux de ce monde, " comme on voit passer les images dans une lanterne magique ", comme elle lexplique elle-même, dans son piquant langage populaire. Ce soleil toujours devant ses yeux, éloigné de sa figure " denviron dix palmes romaines et au dessus de sa tête, denviron trois palmes ", lui montrera les secrets de la nature et de la grâce, les secrets du temps et de léternité, source continuelle et intarissable de connaissances merveilleuses sur la vie présente, sur la vie future. Si au départ, la lumière était un peu diffuse, elle se faisait plus éclatante, plus limpide, plus lumineuse que sept soleils réunis ensemble, selon les progrès dans la vertu, quand, sur suggestion de son confesseur, elle demandera à Dieu, la signification de cette vision ininterrompue, la voix lui dira : " Cest un miroir pour que tu distingues entre le bien et le mal ". Un jour, à Dom Raphaël Natali, un prêtre qui fut très cher et dont nous reparlerons, Anne-Marie tenta de lui décrire ce soleil mystérieux : en haut, là où se terminent les rayons lumineux, je vois une couronne dépines et deux dentre elles, dun côté et de lautre descendent très longues jusquà se superposer pour former une croix avec leur pointe arquée sous le disque solaire. Au centre du disque qui est lumineux, je vois un personnage revêtu dun manteau majestueux, assis, la tête tournée vers le haut ; de son front, sortent deux rayons de lumière. Dom Raphaël sefforça de comprendre comme il put, la signification de ce soleil. À la fin, il crut reconnaître dans ces symboles, " le Christ Rédempteur ". Dans le disque brillant, il vit en effet, la divinité. Dans la couronne dépines et la croix sous-jacente, formée par les deux épines majeures, il vit les éléments de la passion. Dans la figure solennelle, il vit le Christ Rédempteur. Sur la toile de fond éblouissante, passaient de temps en temps, les visions particulières dont Anne-Marie saisissait la signification. Nous nous sommes encore laissés aller à une anticipation et nous devons retourner à cette Anne-Marie qui, avec la rapidité du temps, passait dune grossesse à lautre et allaitait chacun de ses enfants sans avoir recours à des procédés qui auraient pu suppléer. Elle avait donné naissance à Anne-Séraphique, Camille, Alexandre, Luigi, Sophie, Louise. Elle éprouvait alors, un vif et pressant désir du cloître ; elle souhaitait avoir lopportunité de vivre dans le silence et la paix, loin des bruits, de lagitation, du tumulte de la vie, au coeur de la cité elle ne réussissait pas à concilier son ardent désir de vie religieuse avec son rôle dépouse et de mère. Elle parle au Père Ferdinand de Saint Louis, trinitaire déchaussé du couvent de Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines qui était devenu son confesseur à la suite du Père Angelo Verardi des Servîtes de Marie et dautres qui lavaient guidée au cours des années antérieures. " Bien, lui dit le Père Ferdinand, si vous voulez profiter, au moins en partie, des avantages spirituels de la vie monastique, participer aux oeuvres saintes qui sy accomplissent, inscrivez-vous à une milice religieuse qui vous permettra de vivre dans le monde tout en accomplissant les devoirs qui vous sont imposés par votre état et votre condition sociale. Écoutez-moi bien : demandez à votre mari sil acquiesce à votre désir de devenir tertiaire. Ainsi, vous serez une religieuse au milieu du monde ". Parmi les Tiers-Ordres, Anne-Marie choisit celui des Trinitaires, non parce que son confesseur est un Trinitaire, mais parce quelle nourrissait une dévotion très profonde pour les divins mystères, pour celui de la Trinité, en particulier. Elle demanda le consentement de son mari. " Ma femme, rappellera Dominique après la mort dAnne-Marie, me demanda la permission de devenir tertiaire déchaussée de lOrdre de la Sainte-Trinité et je le lui accordai avec la condition, cependant, dêtre fidèle à son rôle dépouse et de mère de famille. Ce furent mes conditions et elle les a toujours observées avec une obéissance prompte, avec exactitude ". Après la cérémonie de vêture à Saint-Charles-des-Quatre-Fontaines, Anne-Marie demeura intègre en ce qui avait trait aux exigences de son mari ; elle ne sacrifia en rien, les droits et les devoirs qui lui incombaient, à légard de son mari et de sa famille, se conduisait, de fait, comme une religieuse. Elle aurait pu se limiter à porter le scapulaire sous les vêtements de chaque jour, mais elle voulut, au contraire, depuis lors, se montrer spontanément en public, avec lhabit des Tertiaires trinitaires : la tunique de laine blanche, le scapulaire de même étoffe avec la croix rouge et bleue sur la poitrine, la coiffe sur la tête, un manteau de mousseline blanche qui descendait très bas, la ceinture de cuir, avec le rosaire pendant sur le côté, les pieds nus, dans des sandales. Cela, quand elle sortait. Dans la maison, au contraire, elle portait la robe en usage chez les femmes du peuple, lorsquelles sadonnaient à des travaux domestiques. Tout se déroula ainsi, pendant plus de deux ans, jusquà ce quelle porte un septième enfant. Elle abandonna la tunique blanche pour éviter les critiques et pour ne pas exposer lhabit religieux à la moquerie des malveillants. Dés lors, par la suite, selon lusage des femmes toscanes, elle endossa une robe de toile sombre, un fichu blanc au cou, une coiffe blanche sur la tête, et, par dessus, un manteau blanc assez ample pour pratiquement recouvrir le tout. Dans ses dernières années de vie, vu son grand âge, elle fit quelques retouches à la façon de se vêtir. Le tout se réduisait à la substitution de son manteau blanc, par le port dune mantille noire ; au passage dun fichu blanc, à un voile totalement noir. Revêtue dun habit du peuple, Anne-Marie continua dagir toujours, devant tout Rome, comme la Vierge Marie le lui avait recommandé lors dun colloque : " II est nécessaire que chacun se persuade, connaissant ta vie, quil est possible de servir Dieu dans tous les états et toutes les conditions ". Le plus grand mérite dAnne-Marie, fut de demeurer au milieu du monde sans y être : " Lâme qui veut devenir mon épouse, doit mourir à tout le créé ", lui avait laissé entendre la voix du céleste époux. Vinrent les années de fer de la République romaine, les années de la tyrannie napoléonienne. Les foules affamées du peuple descendirent dans la rue, se rangèrent en longues files devant les fours à pain. Au nom de Bonaparte, le pape Pie VII avait été capturé par des troupes de gredins et traîné en terre dexil. Le pape absent, la famine était entrée dans Rome. Un jour, au milieu de la cohue des pauvres gens, un soldat, en service dordre, heurta brusquement Anne-Marie Taïgi. Dominique ny vit que du feu. Il sélança sur le soldat, lui arracha le fusil des mains et, sen servant comme dune massue, lui servit un tel coup quil le laissa plus mort que vivant. Cétait Dominique dans ses démonstrations pyrotechniques, cétait son caractère explosif. Autant il aimait sa femme, autant il était violent à loccasion, pour lui prouver son affection. Dans la famille, avec les enfants, il avait établi la loi du coup de sifflet. Cétait le signal venant de la rue, qui annonçait son entrée à la maison ; cétait comme le déclenchement dun système dalarme. Deux fois, sa fille Mariuccia, dans son empressement à lui ouvrir la porte, dégringola dans lescalier au risque de se casser le cou. " Si papa ne trouvait pas tout à sa place, racontera sa fille Sophie, il semportait tellement, quil était capable de se saisir du coin de la nappe et dexpédier en lair la table déjà toute servie. Le potage fumant devait être dans les assiettes, sa chaise placée en son lieu. En somme, il exigeait lordre parfait en toutes choses, et le faisait avec rigueur. Ce que je dis de la table, je le dis aussi du vestiaire, de toutes les choses appartenant à la famille, à la maison, y compris la bonne tenue vestimentaire des personnes ". Pour établir son autorité, lorsquun des enfants en venait à loublier, Dominique se servait de la loi du sifflet, comme on se sert parfois du béton. Et si quelquun tentait de léviter, les désagréments devenaient plus considérables ; ce qui arriva à lun des garçons, à Camillo ou à Alessandro. Pour se soustraire à une quelconque raclée qui lui était due, le coupable senfuit par les escaliers, dans la rue. Passant sous une fenêtre, le père lui lança, mais sans latteindre, un fauteuil assez lourd, un geste qui aurait pu avoir des conséquences graves. Mais laissons passer. Avec un homme capable de telles sautes de caractère, Anne-Marie vécut presquun demi-siècle. Que le ciel en soit remercié, la digne épouse faisait preuve de douceur et de charité, apaisait le caractère de cet homme qui aurait pu allumer de continuels incendies ; cétait lopinion dune voisine, amie de la maison. Le même Dominique ladmettra, du reste, quand, quelques années après la mort dAnne-Marie, il dira : " Souvent, je revenais à la maison, écrasé par la fatigue et un peu troublé, parce que celui qui demeure serviteur doit en avaler de toutes sortes, de la part des seigneurs, plus particulièrement. Mais Anne-Marie avait tant de bonnes manières, tant damabilité, quelle faisait en sorte que tout soit selon mes goûts. Elle faisait passer ma mauvaise humeur et mégayait. Quand javais des difficultés, je revenais à la maison et ainsi, je me tranquillisais. Où trouver, maintenant, des femmes comme elle ? ". Il ne faut pas croire que la cohabitation matrimoniale ait été un martyre pour Anne-Marie. En effet, il nen fut rien. Très différents de caractère, ils connurent des jours heureux. Elle, douce, tendre, calme, avait choisi un homme extravagant, impétueux, hérissé, rude, agité, et elle en était amoureuse ; elle laimera toute sa vie de tout son coeur de femme et dépouse, sans un ressentiment, sans le moindre regret. Et, laimant, elle lui obéissait en tout, même si elle en éprouvait de lamertume ; son esprit de mortification lui a permis de répondre à ses désirs. " Que fais-tu avec ce verre ? tu tamuses avec ? ", disait Dominique, quand Anne-Marie, pour ne pas trop flatter sa soif ou sa gourmandise, se limitait à une gorgée. " Bois-le tout, te dis-je ! ". Elle lui souriait et le buvait. " Que fait-on, ce soir ? Habillons-nous convenablement et sortons pour nous divertir ". Et elle, qui mourait denvie de demeurer éloignée de tout divertissement, même si cétait un divertissement de famille, souriait, endossait sa tenue dordinaire, et laccompagnait par le bras, avec les enfants en arrière, au théâtre des marionnettes. " Métant aperçu, racontera Dominique par la suite, quelle le faisait plus pour me plaire et mobéir que pour son plaisir ; que cétait pour elle un sacrifice, je la laissai en paix ". Avec Anne-Marie, Dominique, le terrible, devenait souvent un petit chien ; et comme les chiots, il aimait à être caressé. Il voulait que ce fut elle qui lui lavât les mains quand il entrait, qui lui taillât les ongles quand il en sentait le besoin, laçât ses chaussures quand il sortait. Il hurlait pour tant dattentions. Et comme il lui plaisait de lavoir tout prés de lui et quelle en était consciente, elle écartait quiconque, autour delle, pour demeurer ainsi avec lui, le soigner, lassister, le préférant à tous les êtres humains du monde. Il nétait pas rare quà son entrée dans la maison, Dominique se trouvait mêlé à beaucoup de monde, à des gens venus demander conseil, recevoir des communications den haut. En un rien de temps, Anne-Marie libérait la place, gentiment mais fermement. Elle accompagnait à la sortie les plus humbles comme les plus illustres personnage ; le mari avant tout, lépoux premier servi. Un mariage heureux en fait, plus que dans lexpression, même si dans lentourage, on ne réussissait pas à le croire tel. Un mariage où le succès trouva son secret dans les manières suaves dAnne-Marie, dans ses douces réponses, dans sa tendre mansuétude, au cours des années. De cette façon, elle réussissait à apaiser la colère facile de Dominique, à rendre son rude caractère toujours plus souple, nonobstant les mille querelles qui se produisirent au détriment de toute la famille, les afflictions habituelles, les maladies, les mortalités, les périodes de chômage, les temps de misère, les désaccords entre parents, les contraintes des voisins qui népargnèrent pas la maison Taïgi. Maman Santa, comme nous lavons déjà mentionné, demeurait avec sa fille à la maison. La pauvre vieille avait suffisamment travaillé ; il était temps quelle trouve un peu de repos et de paix. Chez les Taïgi, elle trouva le repos mais napporta pas la paix ; ses nerfs étaient aiguisés au milieu de tant de difficultés ; et cela, pendant de longues années. Elle entra vite en contradiction avec son gendre et il fut impossible den sortir. Et dire que Dominique, par son amour pour sa femme, singéniait à avaler dimpossibles crapauds. Il en vint même à ne plus contredire sa belle-mère. Quand il apportait les restes de table des princes Chigi, il acceptait quAnne-Marie réserve les morceaux les plus délicats pour sa mère. " Dieu soit loué ! ", disait-il, observant la belle-mère qui mangeait tout avec la gourmandise bruyante des vieux. " Pour ce soir, au moins, jai contenté la maman ! ". Mais dès que le plat était vide, la paix sévanouissait. De nouveau, avec sa douceur inaltérable, Anne-Marie laissait entendre à son mari, quen conscience, elle devait sacquitter dune énorme dette de reconnaissance à légard de sa mère. Elle faisait aussi comprendre à cette dernière, avec une même douceur inaltérable, quelle devait, en conscience, obéir à son mari, le respecter, laimer dun grand amour. Puis, le papa Luigi Giannetti se mit de la partie. Dame Maria Serra Marina, lunique patronne auprès de qui il avait accepté de servir, était morte. Le petit vieux, on ne sait comment, avait réussi à se trouver un lit à perpétuité, à lhôpital Saint-Jacques ; un refuge à prix gratuit, sa vie durant. En somme, lunique fortune de cet obstiné chasseur de chimères, avait finalement réussi à atteindre Rome. À son lit à perpétuité, sajoutait une rente viagère que la patronne lui avait laissée. Il aurait pu vivre très bien. Toutefois, malgré la distance à parcourir entre les palais et le logis des Taïgi, une distance de deux milles, environ, il y passait ses journées et y battait le tambour. Lorsquil entrait, cétait comme un chien dans un jeu de quilles ; il ne cessait jamais de grogner, de se plaindre, de larmoyer à propos de tout, comme un pauvre homme. Dominique continua davaler dautres crapauds et, par amour pour sa femme, accepta quelle sacrifiât les petites épargnes quils avaient réussi à mettre de côté, afin de satisfaire papa Luigi. Rien à faire, le petit vieux, sans même dire " merci ", se laissait toujours aller avec de nouvelles jérémiades. Et ce furent toujours les mêmes lamentations, les mêmes impolitesses. Louis Giannetti allait bientôt connaître la fin de son existence bizarre ; le dernier chapitre quil écrira sera saisissant. Il mourut de la lèpre. Il ne quitta plus le lit de Saint-Jacques. Il ne sera pas pour autant abandonné par sa fille. Le geste que maman Santa avait posé, lors du décès de Benoit-Joseph Labre, en 1783, le geste de laver la dépouille souillée du saint, étendue sur un grabat de la rue " De Serpenti " avait fortement impressionné Anne-Marie. Elle soigna son père lépreux, nettoya ses pauvres membres avec des bains chauds, le changea de linge, lui peignit les cheveux avec autant de patience quavec ses enfants. Et ce, pendant des mois, sans en retirer un seul mot de reconnaissance. Lorsquelle constata que la fin était proche, elle le prépara à recevoir les derniers sacrements. Il fut administré, et accompagné par la main de sa fille, jusquau dernier soupir, vers les sentiers éternels du ciel. Elle conduisait, quelque temps après, vers les mêmes sentiers, la maman Santa qui demeurait toujours avec elle. Elle fut fidèle à sa mère jusquau bout, fut jour et nuit à son chevet. Quelle amertume les voisins et voisines ne donnèrent-il pas à Anne-Marie ! Les murmures, commérages, calomnies, injures, ne cessaient de pleuvoir sur elle. Le va-et-vient de personnalités de toutes sortes dans la maison des Taïgi, était le prétexte des conjectures les plus fantaisistes, les plus malicieuses, des accusations les plus sordides. Un jour, une femme eut laudace dinsulter, de porter atteinte à la réputation dAnne-Marie. Dominique lapprit et sauta comme un baril de poudre. La diffamation dénoncée, il la fit enfermer, sans rémission. Anne-Marie apprit quelle devait exercer au suprême degré la vertu de prudence, cacher à son mari jusquà la plus petite des nombreuses offenses dont elle était la cible continuelle. Elle défendait même à ses enfants den faire part à leur père, dans la crainte que Dominique ne se laisse aller à de sévères vengeances, selon son style rustaud. Nonobstant les charges croissantes, comme nous le verrons, cette femme extraordinaire, face aux événements de son époque, sut conserver un rythme serein et constant à lavantage des membres de sa nombreuse famille. Comme le lui avaient appris à lécole Sainte-Agathe ses pieuses maîtresses, Anne-Marie divisa et régla la journée de chacun des siens, en tenant compte des devoirs de la piété, des obligations du travail. Le réveil, le matin, était plutôt hâtif Après la prière et la collation, les filles sadonnaient aux travaux ménagers qui se prolongeaient toute la journée avec la seule interruption du dîner. Le travail des fils se faisait à lextérieur. Le soir, à lheure fixée, personne ne devait manquer la récitation du rosaire suivie de prières additionnelles qui, en vérité, étaient un peu longues. Et cétait le souper précédé et suivi, comme au dîner, de quelques prières. Suivait la lecture de quelques pages de la vie dun saint, de quelques entretiens sur les missions catholiques. On chantait ensemble, enfin, un cantique religieux. Les enfants passaient un par un, devant les parents, demandaient la bénédiction, baisaient la main de lun et de lautre, gagnaient leur lit. Cétait toujours tôt. En plus de séreinter à la maison avec ses filles, Anne-Marie en arrivait, chaque jour, à soutirer quelques heures de son temps pour sadonner à des oeuvres de piété, semployer à des travaux qui rendaient service aux autres, tout en lui assurant un petit revenu qui contribuait, avec lapport de Dominique, à donner de lélan à la caravane familiale. " Plusieurs femmes ensemble, dira celui qui la connut bien, nauraient pu en faire autant que ce qui fut fait par elle ". Elle ne pactisait jamais avec la paresse, comme en témoignait une voisine. Elle agissait de façon à ce que tout soit en place. Ce quun autre ne faisait pas, elle le faisait. Quand tous les autres dormaient, elle enlevait sa coiffe et, chassant le sommeil de ses yeux, elle travaillait pour les pauvres, priait, méditait, plus unie que jamais à son époux céleste. Le silence de la nuit lui procurait un souffle de paix comme il en existe dans le cloître. La sobriété, oui, toujours ; mais une alimentation adéquate ne devait manquer ni au mari, ni aux enfants. " Ici, à Rome, dira Dominique, en bon valtelin, on mange à crever, un jour ; on a peine à se mettre un peu de pain sous la dent, le lendemain. Dans la façon de procéder de ma femme, tout est à lordre, tout séquilibre, tout fonctionne comme une horloge, dans la paix du ciel ". Dominique en savait quelque chose ; il mangeait toujours pour trois. Et pendant que les autres mangeaient la soupe et le ragoût garni de patates ou des fritures, de lagneau quand il nétait rien resté du dîner, le tout agrémenté par un morceau de fromage, un peu de salade, du vin, soit pur, soit trempé, dont chacun pouvait se servir en allant jusquà lépaisseur de deux ou trois doigts, à la fin du repas, Anne-Marie, debout, les servait tous ; elle ne sassoyait que lorsque tous étaient satisfaits. Elle-même se contentait de si peu ; très souvent, dun reste du jour précédent. Léconomie faisait toujours loi dans le régime familial dAnne-Marie Taïgi. On nallait cependant pas jusquà lavarice. Sil est vrai que dans les meilleures années, elle ne favorisait, pour aucun motif, le caprice chez ses enfants, lequel a pour effet, en général, de les rendre la plupart du temps insatisfaits, il est aussi vrai quelle nhésita pas à engager des domestiques, lorsquelle le jugeait nécessaire. Et elle les traitait comme ses filles. Il est certain quelle ne leur imposait pas de services supérieurs à ceux que, malgré cette aide, continuaient deffectuer ses propres filles. " Une fois, racontera une des domestiques de la maison Taïgi, je portais une grosse carafe qui pouvait valoir une douzaine de " paoli ", soit 56 centimes, une carafe cannelée et dorée qui se brisa entre mes mains. Imaginez ce qui se serait passé dans la plupart des familles. Eh bien, Anne-Marie dit immédiatement, quil nen était rien. Elle me servit du vin en ajoutant que de telles carafes, elle en avait eu douze et quelles sétaient toutes brisées de la même façon ". Généreuse, et toutefois ménagère et parcimonieuse, lorsquelle sera malade au lit, elle appellera la domestique à son chevet et se fera montrer le panier et la note des dépenses. Si quelque chose dans le panier ne lui semble pas bon ou si la note lui apparaît trop élevée, elle ne manquera pas de faire à la jeune fille le juste reproche, mais avec douceur et sans lui tenir rigueur. Les années de grande misère commencèrent en 1799, une année après que les émissaires de Napoléon eurent proclamé la République romaine. Ce fut la faim pour tous et pour la maison Taïgi, parce que les temps furent tristes pour les princes aussi ; le prince Chigi avait levé le camp et sétait réfugié à Paris. De sa nouvelle résidence, il fit savoir à Dominique quil nétait plus en mesure de supporter tant de domestiques, mais que lui, son fidèle serviteur, pouvait encore demeurer au palais, sil le désirait. Il devrait cependant se contenter de sa propre nourriture, se débrouiller avec les seize écus convenus pour son salaire. Dominique y demeure, soit pour le pain, soit pour le fricot, soit en témoignage de fidélité à son patron. Ainsi, dans ces sombres années, tout le poids de la famille retombe sur les épaules dAnne-Marie et elle ne perd pas courage ; elle joue le rôle du père et de la mère. Elle fut contrainte, chaque jour, pendant des heures et des heures, à demeurer au milieu de la foule misérable et exaspérée des pauvres qui sentassaient férocement, devant les boulangeries, rudoyée par limpolitesse des soldats français. Pour le reste de la journée et la plus grande partie de la nuit. Anne-Marie travaillait et travaillait. Elle sest souvenue avoir appris, étant jeune, dans cet ouvroir du quartier " des Monts ", tenu par des anciennes et braves dames, certains métiers importants. Elle les reprit tous. Elle soccupa à confectionner des chaussures avec semelles de corde de ficelle, des chemises, des vestons et des vêtements de femmes, sans toutefois négliger sa famille. Il faut dire, cependant, que ce quelle gagnait suffisait à peine pour répondre aux exigences des siens, apaiser leur faim. Les travaux ingénieux et soignés quelle exécutait, elle les fit apprécier par les soeurs des monastères Saints-Dominique-et-Sixte. Les soeurs la firent connaître à Maria Luisa, ex-reine dEtrurie et duchesse de Lucques, qui, extasiée devant les vertus dAnne-Marie, profondément frappée par ses dons exceptionnels, entra en relation avec elle. Elles se lièrent dune amitié si profonde quelle, laristocrate, et Anne-Marie, la fille du peuple, uniront leurs efforts. Anne-Marie reçut plusieurs petits cadeaux pour ses enfants. Elle lui fixa une allocation mensuelle de cinq écus pour que, dans la maison Taïgi, une lampe brûlât à perpétuité, devant limage de la Vierge. Cette fois, Anne-Marie accepta loffrande parce quelle lui donnait leau à la bouche. Mais ni avant, ni après, elle ne demanda une aide quelconque ; elle se contentait des secours qui lui venaient spontanément, comme envoyés par la Providence, des secours modestes. Si les secours avaient été trop importants, si elle avait voulu en profiter moindrement, elle serait devenue riche et jugeait bon de les refuser. Ainsi, lorsquelle refusa les faveurs du cardinal Pedicini qui désirait la recevoir avec toute sa famille dans son palais, avec lassurance davantages inimaginables qui en auraient résulté ; comme elle refusa également, la possibilité détablir son mari et les siens, tout prés de la même ex-reine dEtrurie. Cest elle qui, au contraire, reçut un tas de gens dans sa maison. Elle reçut dabord sa maman et, quelques années après, en 1835, lentière famille de sa fille Sophia. Elle accueillit aussi, entre autres, ce bon Dom Rafaele Natali, affligé, doyen du collège des chapelains pontificaux, qui fut son confident sincère, tant quelle vécut. Il en pénétra les secrets du coeur à un point tel que sil navait pas été lhôte agréé chez les Taïgi, nous ignorerions aujourdhui bien des traits de la merveilleuse élévation de cette femme. Au palais Chigi, au " Corso ", naquirent tous les enfants de Maria et de Dominique. Il est vrai que Maria-Seraphina, Louis et Louise, étaient morts rapidement, encore bébés. Toutefois, les quatre adolescents, Camille, Alexandre, Sophie et Mariuccia, sans compter les parents et pour plusieurs années, la grandmaman Santa, formaient une famille un peu trop nombreuse pour ne pas se sentir comprimée dans ces deux pièces. Lheure vint, en effet, de linévitable décision : renoncer aux faveurs du prince qui avait concédé ce logis gratuitement, et affronter de nouveaux engagements de location pour une demeure qui permettait, pour le moins, de respirer. Ils la trouvèrent dabord sur la rue " del Giardino ", au numéro 195. Mais en 1827, les Taïgi retournèrent habiter au " Corso ", juste en face du palais Chigi, dans une maison démolie par la suite, sise exactement sur le terrain où surgit aujourdhui la " Rinascente ". Cétait un petit appartement très peu éclairé, très peu aéré. Si déjà, au palais Chigi, les fenêtres dAnne-Marie avaient regard sur la venelle du " Sdrucciolo ", dans cette maison, les fenêtres souvrent à larrière, donnent sur la ruelle " Cacciabobe ". En 1828, les Taïgi déménagèrent de là pour affronter une période pénible de déplacements : trois fois, en trois mois. Ils passèrent dun appartement aux Anges-Gardiens, dans une maison prés de léglise Saint-Nicolas " in Arcione " où aujourdhui débouche un tunnel sur la " via del Tritone " ; et enfin, au palais Fiorelli, sur la " via del Burro ", face à léglise Saint-Ignace. Mais ils durent quitter de nouveau parce que, comme je lai déjà mentionné, une autre famille sajouta à celle des Taïgi, celle de Sophie, devenue veuve avec cinq enfants. La nouvelle famille trouva logement au numéro 262 du palais " Righetti ", qui ne fait quun, aujourdhui, avec le palais " Odescalchi ", face à léglise de Sainte-Marie " in via Lata ". Cest dans cette maison que mourra Anne-Marie Taïgi, en 1837. Anne-Marie allaita elle-même tous ses enfants, après les avoir fait baptiser dans les vingt-quatre heures qui suivirent leur naissance. Elle les fit confirmer en leur temps, même avant la septième année, pour ceux qui étaient en danger de mort. Elle les instruisait tous, pratiquement seule, leur enseignait la doctrine chrétienne. Elle les confiait à quelquun dautre, le dimanche seulement ; les garçons à léglise paroissiale, les filles aux religieuses. Vers lâge de douze, treize ans, comme il était dusage alors elle les mena, lun après lautre, à la première communion, et sappliqua à les faire grandir dans lamour de Dieu et du prochain. Elle accompagnait souvent ses filles dans les hôpitaux, pour quelles puissent exercer leur piété envers les malades. Elle veilla avec soin, avec grand souci, sur linnocence de ses enfants. Elle les préserva de lesprit mondain, centrant son action sur une devise populaire : " Loisiveté est la mère de tous les vices ". Si bien que sa fille Mariuccia dira : " nous étions toujours occupés à quelque chose ". Anne-Marie fit donner à tous les quatre un certain degré dinstruction. Mais comme elle neut pas dambition pour elle-même, elle nen nourrit pas non plus pour ses enfants. Elle qui, par ses relations en haut lieu, auprès de familles cossues qui auraient pu installer facilement les garçons dans des postes lucratifs et honorifiques, au moment où ils atteignaient lâge de gagner leur pain à la sueur de leur front, leur choisit des patrons qui leur convenaient ; plaça le premier dans une boutique de barbier de la place " delle Carrete ai Monti ", et fit apprendre au second le métier de chapelier, chez un certain Salandi, au " Monte Citorio ". Elle continua à les accompagner dans leur cheminement, à veiller sur leur conduite morale, la préparation de leur avenir, leur initiation à lépargne. Quand ils se marièrent, non parce quelle les perdit de loeil, les deux fils et leurs épouses vinrent toujours à elle pour entendre ses conseils sereins, sur léducation de la famille. Puis Camille fut frappé par la tuberculose ; la maladie fut inexorablement rapide. Dans ces jours, Anne-Marie était encore malade au lit. Elle se fit toutefois porter en cabriolet à la maison de son fils. Quand la bru la vit arriver, elle exulta, car elle était convaincue que Camille serait guéri ; la prédiction semblait sur les lèvres de la belle-mère. Il nen fut pas ainsi : souriante, Anne-Marie sapprocha de son fils, le baisa et lui dit : " Allons, demeure dans la joie ; une place au ciel est déjà préparée pour toi. Tu pars avant, mais nous nous reverrons bientôt, en paradis ". Mariuccia, la plus jeune, adolescente quelque peu vaniteuse, travaillait tous les jours dans le but de se procurer quelque vêtement élégant. Rien de mal, cela ne lempêcha pas, par la suite, de demeurer célibataire, de devenir une infatigable soeur de Saint-Vincent-de-Paul. Mais ce fut Sophie, la pièce maîtresse dAnne-Marie. Comme sa mère, elle étudia chez les " Pieuses Maîtresses ", jusquà lâge de quatorze ans. De quatorze à dix-sept ans, elle fréquenta les écoles de " San Dionisio ". De là, elle se rend travailler dans une boutique de chaussettes, dans la venelle " Cacciabove ". Cest elle qui fut la plus près de la maman ; elle partageait ses prières, ses sacrifices, ses vicissitudes ; elle modela son âme sur la sienne. Elle épousa Paolo Micali, mantouan, de moeurs correctes et de condition modeste, à qui elle donna six enfants. Puis ce fut la mort subite du mari. Les bras grands ouverts de la maman Anne-Marie se fermèrent sur la fille éprouvée, sur lépouse éplorée. " Elle membrassa avec le coeur dune vraie mère, calma par dessus tout ma douleur, adoucit mon épreuve en mexhortant à la foi, à la confiance en Dieu qui avait tout prévu, qui exprimait sa volonté ". Et quand Anne-Marie deviendra gravement malade, sentant sa fin prochaine, encore une fois, elle sadressera à sa fille chérie, pour la rassurer : " Cest ma dernière maladie ; jen mourrai. Mais ne crains rien parce que je penserai à tous les tiens. Même quand je ne serai plus là, vous serez toujours consolés et préservés ". Et il en fut ainsi. Dans le silence terrorisé de la ville, un bruit sourd de tambours. Puis, le long piétinement dune marche qui se déroule dans les rues désertes, le piétinement sourd dartilleries sur les pavés disjoints. Quelques regards furtifs au travers des volets à peine ouverts. Un grincement de portes cochères qui se barricadent. On en est au 2 février 1808. Les troupes du général Miollis occupent Rome et se dirigent vers le Château Saint-Ange. Les aigles de Napoléon montent sur la construction massive, pour pointer leurs becs vers la coupole de Saint-Pierre. Une colonne dartillerie rejoint le Quirinal et rabat les bouches de ses canons contre le portail du palais papal. Cest le début de lacte final, un acte qui se veut décisif, qui tend à vaincre la résistance de Pie VII, à réduire le dernier fragment de terre italienne qui échappe encore à lombre du drapeau impérial, sous le joug de linvincible usurpateur. Toutes les autres provinces dItalie ont cédé depuis. Les différentes cartes de la mosaïque politique de la péninsule se sont, en même temps, colorées de bleu, blanc, rouge, au son de la " Marseillaise ". Seul le pape continue à tenir ferme, repoussant avec grande dignité les brutales prétentions de Bonaparte. Jamais les aigles hissés autour de lange du tombeau dHadrien, pas même les bouches des canons pointés sur le Quirinal, nébranlent la fermeté de Pie VII. Dans les jours qui suivent, les cardinaux sont arrachés, un à un, au pontife et aux proscrits de Rome ; leurs revenus sont confisqués. Seul, le cardinal Pacca, secrétaire détat, est restitué, une seconde fois, de la prison au pape. Mais Napoléon se reprend vite de cette générosité, en disposant de tous les évêques qui lui refusent un serment illicite, avec lannexion totale des états Pontificaux à lempire français, avec cette déclaration que Rome est maintenant " ville impériale et libre ". Le 10 juin 1809, Pie VII promulgue, à ce sujet, la bulle dexcommunication contre les envahisseurs de la souveraineté pontificale. Il déclare nulle et sans valeur la volonté tyrannique, frappe Napoléon Bonaparte danathème. À Rome, la nouvelle explose comme une bombe, plus puissante que celle de lartillerie de lusurpateur. Et pendant que déjà, souffle par les rues, le premier vent précurseur de révolte, des messagers volent rapidement vers le Danube, pour informer lempereur engagé au combat dans ces contrées, et lui demander des renforts durgence. " Je reçois, en ce moment, écrit Napoléon à Joachim Murât, le 20 juin 1809, la nouvelle que le pape nous a tous excommuniés. Cest une excommunication quil a portée contre lui-même. Désormais, plus dégards ! Le pape est un fou furieux quil faut renfermer. Faites arrêter le cardinal Pacca et les autres intimes du pape ". À peine eut-il reçu ce message de Naples, Joachim Murât envoya des renforts au général Miollis. Fort de ces troupes nouvelles, le général se crut de taille pour faire face à la situation, exécuter les ordres. Aux premières lueurs de laube, le 6 juillet 1809, une bande dénergumènes soudoyés, obéissant aux ordres dun général et dun colonel français, forcent le portail du Quirinal, font irruption dans les escaliers et les corridors, pénètrent dans les appartements pontificaux, arrachent le pontife de son lit, le déclarent arrêté au nom de Napoléon. Ils le traînent à lextérieur, en terre française. Ce nest que la première étape du long exil du malheureux pontife. Vieilli et malade, il est reconduit, quelque temps après, en Italie, et relégué à Savone. Il reviendra en France, à limproviste, en juin 1812. Il était dès lors à bout de forces, et le voyage, par des chemins impraticables, le conduisit au bord de la tombe. Au passage du Mont-Ceny, les médecins le déclarent à larticle de la mort. Il reçoit le Saint-Viatique et lExtrême-Onction. Il pourra toutefois atteindre Fontainebleau. Le repos et sa force dacier lui permettent de survivre, de porter le poids de toutes sortes de persécutions imprégnées de violence. Entre-temps, cependant, lastre de Napoléon commence sa fatale parabole déclinante. Et quand " linvincible " est contrait de rendre la couronne quil sétait posée lui-même sur la tête, de ses propres mains, quand le dominateur du monde est forcé de fixer la proue vers les quelques kilomètres carrés de lîle dElbe, Pie VII reconquit la liberté et rentra dans Rome. Tous les habitants sont dans la rue, ce 24 mai 1814, très émue, la foule porte la Souverain Pontife en triomphe, tout le long du parcours, jusquà Saint-Pierre, au Quirinal. Parmi la foule, incroyablement dense, une petite femme du peuple, vêtue dun manteau blanc, un mouchoir blanc au cou, une coiffe blanche sur la tête, une coiffe ample qui descend très bas, jusquaux pieds, qui recouvre des vêtements de toile sombre, agite les mains au passage du cortège papal, les agite joyeusement, pleurant de bonheur. Et quand sous létincellement de milliers de vêtements sacrés, elle aperçoit le vénérable Pontife, elle se prosterne sous sa bénédiction pour se relever et crier : " Jésus-Christ est entré dans Jérusalem ". Cette petite dame était Anne-Marie Taïgi. A part le dernier épisode que nous venons de citer, les événements historiques ont été relatés de façon très sommaire, apprêtés par une école quelconque. Ces événements ont été assaisonnés dingrédients aptes à en faire ressortir les diverses perspectives, encadrés dans le vaste tableau des causes et des effets politiques, sur un fond de situations sociales particulières, dans les limites dintérêts économiques spécifiques, sur les flots denjeux militaires, à travers de nombreux filets dintrigues diplomatiques. Aucun texte ne rapporte quoi que ce soit, au sujet de cette humble femme nommée Anne-Marie Taïgi, femme du peuple ; lhistoire officielle la néglige, lignore. Pourtant, son action, sil nous était donné de scruter le livre secret des desseins de Dieu, nous apparaîtrait dune importance qui surpasse en influence et de beaucoup, les facteurs politiques et militaires qui ont joué dans la chute de Napoléon. Cette humble maman romaine que le ciel avait gratifiée du don prodigieux du soleil mystique et des voix célestes, avait, durant toutes les années où Pie VII avait souffert lexil et la détention, engagé chacune des ressources de son âme pour obtenir de Dieu la libération du pontife et son triomphe sur lusurpateur. Ce furent des années dapostolat ardent, tissées damour et de martyre, où les prières les plus ferventes sallièrent aux jeûnes les plus rigoureux, aux pénitences les plus sévères. Chaque jour, elle allait visiter les églises les plus éloignées de Rome, sy rendait pieds-nus, peu importe la distance à parcourir. Prostrée devant le tabernacle, elle offrait toutes ses souffrances pour la paix et la liberté de lEglise, pour le retour du vicaire du Christ à son siège romain. Dans ces églises, elle avait connu ses entretiens les plus intimes avec le ciel. Un jour quelle demandait à son époux céleste la signification de cette terrible permission par laquelle Napoléon Bonaparte avait pu semparer, par des tueries et des ruines, dun continent tout entier, porter atteinte de façon barbare, à tout droit humain et divin, lEpoux répondit : " A cette fin, jai mandaté Napoléon. Il était le ministre de mes fureurs ; il devait punir les iniquités des impies, humilier les orgueilleux. Un impie a détruit dautres impies ". Bien rapidement, alors, Anne-Marie saisit le sens profond et terrible de ces guerres déchaînées à travers toute lEurope, là ou des trônes étaient en train de tomber. Lanéantissement des méchants entraînait inévitablement le sacrifice de plusieurs innocents, la souffrance de peuples entiers, la persécution de léglise et de son chef. Convaincue quelle était, Anne-Marie savait quun amour intense aurait pu apaiser la justice suprême, plonger lhumanité dans locéan de la miséricorde divine ; elle avait offert toute sa vie en holocauste, pour payer, elle, la pauvre petite dame du peuple, les délits des impies orgueilleux. Par ses prières et ses larmes, par ses mortifications et ses pénitences, par son irrésistible charité, elle voulait obtenir le pardon du ciel pour tous ses frères et surs de la terre. La voix de son céleste époux lui fit savoir que tout son amour, toutes ses souffrances, navaient pas été inutiles ; il lui précisa le jour exact où Pie VII serait ramené à Rome et célébrerait sa messe pontificale à Saint-Pierre. Elle annonça davance cet événement, dans le détail, et, cette fois encore, les faits en donnèrent la confirmation. Anna-Maria, enfant, était montée de Sienne à Rome, comme nous le savons déjà. Cétait le lendemain de lélection de Pie VI au souverain pontificat. Elle verra depuis lors, se succéder, sur le siège de Pierre, quatre papes : Pie VII, Léon XII, Pie VIII, Grégoire XVI. Au delà de la personnalité de chacun, elle reconnaîtra " le doux Christ sur la terre ". Elle en parlera toujours avec le plus vénérable respect. Elle incitera tout le monde à la vénération du chef visible de léglise, sagenouillera sur son passage, comme elle le faisait devant Jésus-Christ, présent dans le Très Saint Sacrement. Elle eut des relations particulières et diverses avec les différents souverains pontifes. Il sagit de rapports très étroits, maintenus par personne interposée, même si elle pouvait obtenir audience à nimporte quel moment, étant donnée sa réputation de sainteté. Grâce à ses relations avec des personnages de haute autorité de la curie romaine, consciente comme elle létait de la haute dignité, de la majesté suprême des pontifes, consciente aussi de sa petitesse de femme de maison, jamais elle ne demandera autant, se contentant de les vénérer de loin, de prier pour eux et pour leur façon dagir. Pie VII avait entendu parler dAnne-Marie Taïgi avant même dêtre envoyé en exil. Évidemment, il avait une opinion élogieuse de cette exceptionnelle femme du peuple. En 1809, il avait accordé une indulgence spéciale pour une prière composée par elle. Toutefois, ce ne fut quaprès son retour à Rome, que les rapports avec elle devinrent plus étroits. La maison Taïgi était, en ce temps, fréquentée par Mgr Carlo Pedicini qui était lié damitié avec le pontife. Un bruit malveillant avait, cependant, frappé loreille du prélat ; il était lancé contre la Taïgi, par une de ces commères habituelles du voisinage. Le commérage fut immédiatement classé par Monseigneur ; il y voyait une très vulgaire calomnie. Néanmoins, puisque les bavardages allaient bon train, il dut, en conscience, se demander sil devait, oui ou non, continuer à fréquenter cette maison. Dans le doute, un bon jour, il souvrit à Pie VII. Ce dernier, avec un large sourire, lui dit " Continuez à y aller, Monseigneur ; la Taïgi, je la connais bien, même si je ne lai jamais vue en personne. Jaurais même le désir de la faire venir jusquici ; je men suis abstenu pour ne pas servir dautres appâts aux commérages déjà nombreux. Toutefois, dites-lui quelle mécrive, de grâce ". Après que Monseigneur Pedicini lui en eut fait rapport, le désir du pontife sera exaucé. Elle rédigera une lettre par obéissance et seulement par obéissance. Elle exposa au pape, " létat entier de son âme denfant ". Ce fut une lettre qui plut beaucoup au vénérable pontife : " Tout est vrai, tout est vrai ", répétait-il avec un joyeux étonnement. Depuis ce jour, toutes les fois que Mgr Pedicini revenait de ses visites à Anne-Marie Taïgi, le pape voulut quil lui rapportât toutes les nouvelles quil savait. Et chaque fois que Monseigneur sapprêtait à retourner chez elle, le pape lui envoyait une bénédiction particulière, linvitait à prier à ses intentions. Le soir du 16 juillet 1823, le pape, alors âgé de 80 ans, tenta de se lever dune chaise à bras, tomba lourdement par terre et se brisa le col du fémur. Ce fut le début de sa dernière maladie. Le grand âge fit le reste, par la suite. Anne-Marie continua quand même de supplier le ciel de conserver à léglise ce pape héroïque. Elle savait déjà, par son soleil et les voix célestes, que, désormais, la fin était proche. Cest elle qui, dans les derniers moments de la vie du pontife, demanda que lui furent administrés durgence, avant quil ne soit trop tard, les derniers sacrements. A Pie VII, succéda le cardinal Délia Genga qui prit le nom de Léon XII et voulut immédiatement à ses côtés, comme conseiller, Mgr Vincent-Marie Strambi, évêque de Macerata, passioniste de sainte réputation. Mgr Strambi connaissait bien Anne-Marie Taïgi pour en avoir été, quelques années auparavant, et pour un certain temps, le directeur spirituel. Appelé par le pape dans le but de lassister de ses conseils lumineux, sur les questions les plus difficiles du gouvernement de lEglise, il aura recours aux dons surnaturels, aux lumières divines, dont était comblée Anne-Marie. Il bénéficia à maintes reprises de ses conseils. Il agissait ainsi, tous les soirs, sous le sceau du secret. Il communiquait les problèmes les plus importants à Mgr Natali pour quil les transmette à Anne-Marie Taïgi dont il visitait souvent la famille. " Puis, aveuglément, dira Mgr Natali, je recueillais les conseils dAnne-Marie, pour en donner la réponse au Saint-Père. Il en fut toujours ainsi, tant quil vécut. Les conseils de la Taïgi revêtaient pour lui, un caractère dune prudence et dune sagesse telles quils furent toujours exécutés ponctuellement par le Saint-Père ". Il nétait pas question, pour Mgr Strambi, de faire passer ces conseils avec les siens. Nullement, en effet ! Il spécifiait chaque fois, au pontife, que sur telle ou telle affaire importante de lEglise, Anne-Marie pensait ceci ou cela. Le pape se montra obligeant, dans sa reconnaissance envers cette femme extraordinaire du peuple. Un jour quelle fut atteinte à une jambe, il envoya chez elle son chirurgien particulier, Todini, pour lui transmettre ses nouvelles, lui offrir les soins qui lui étaient nécessaires. Après trois mois à peine de règne, Léon XII fut terrassé par une violente maladie. Mgr Strambi, devant le verdict funeste des médecins, envoya quelquun chez Anne-Marie pour lui demander de prier, de prier beaucoup, pour que fut évitée à lEglise cette mort prématurée. Quand Mgr Natali, porteur du message, parla à Anne-Marie Taïgi, elle saffairait au milieu des marmites, dans la cuisine. Elle consulta son soleil infaillible et dit en souriant : " Non, non, il ne mourra pas. Il lui reste encore du temps ; il a encore à se fatiguer pour lÉglise. Dites plutôt à Monseigneur quil se prépare lui-même, à la mort ". Le lendemain, les médecins laissèrent le pape à lagonie. Néanmoins, Mgr Natali connaissant la réponse dAnne-Marie, entra dans la chambre à coucher de Léon XII, sur la pointe des pieds, sapprocha à son chevet et lui dit avec grande simplicité, de ne pas craindre ; quelquun, vous voyant mourant, a offert sa vie pour la vôtre. Dès ce moment, létat de santé du pape saméliora de façon inespérée et son saint évêque, son conseiller, commença à souffrir, de façon inexplicable. De sorte que, après quelques jours, quand Léon XII put se dire complètement rétabli, saint Vincent-Marie Strambi expira. Les rapports entre Léon XII et lhumble femme du monde, ne sinterrompirent pas pour autant. Mgr Natali fut nommé secrétaire du Maitre-Camérier de Sa Sainteté, et dans toutes ses tâches, le vieux prêtre continua de recevoir les confidences, les conseils dAnne-Marie Taïgi. Il lui confiait entre autre, chaque soir, la liste des personnes qui avaient demandé audience auprès du pape, pour le lendemain. Elle interpellait, comme toujours, son soleil mystique, indiquait chaque fois les noms des personnages tout à fait inconnus pour elle, quil pourrait paisiblement laisser passer, pendant que dautres, au contraire, devraient être accueillis avec prudence ; que dautres encore, devraient être écartés jusquà ce quon ait des informations précises, des garanties sûres de leur pays dorigine. " Ainsi, une tragédie conjurée fut évitée, comme en témoignera Mgr Natali, quand arriva un secrétaire mal intentionné, que je retins à lécart ". Un matin, alors que laube commençait à blanchir, Anne-Marie entendit la voix de son Époux céleste ; il lui ordonnait de façon impérieuse : " Lève-toi et prie pour mon Vicaire qui est sur le point de paraître devant mon tribunal, pour la reddition de ses comptes ". Le pape était malade depuis quelque temps, et on le savait. Mais, personne ne soupçonnait lissue mortelle. On disait, au contraire, et la chose était connue dans la maison des Taïgi, que le malaise était mineur. Nonobstant tout cela, Anne-Marie se leva de son lit et pria pour un passage heureux du pape, du temps à léternité. Le jour suivant, Mgr Natali annonçait à la famille Taïgi, la nouvelle de la mort du pape. Pie VIII succéda à Léon XII et eut, comme son prédécesseur, des contacts indirects avec Anne-Marie, pendant les vingt mois de son pontificat. Entre-temps, dautres eurent recours à Anne-Marie, Mgr Pedicini, pour ne nommer que celui-là, parce quil était ami de la famille Taïgi. Il avait été créé cardinal et résidait au Quirinal, à titre de secrétaire des mémoires de Sa Sainteté. Quand le pape Pie VIII tomba malade, ses souffrances eurent des hauts et des bas qui tinrent en alarme ceux qui lentouraient. On allait des espoirs les plus grands aux prévisions les plus déconcertantes, jusquau jour où le pape parut sacheminer définitivement vers la guérison. Ce fut un grand moment de soulagement, au Quirinal. Le cardinal Pedicini fit immédiatement connaître la nouvelle à Mgr Natali pour quil en informe Anne-Marie Taïgi. Mais Mgr Natali parut inexplicablement abattu ; ce qui inquiétait le cardinal : " Quest-ce quil y a ? lui demande-t-il. Vous a-t-elle dit quelque chose de différent " ? " Malheureusement oui, Eminence ", répondit Mgr Natali. Et la mort du pape fut annoncée au monde, trois jours après, soit en février 1829. Quelques mois avant la mort de Pie VIII, Anne-Marie avait appris et prédit, que tel cardinal lui succéderait sur le siège de pierre. Un jour, elle sest rendue, avec son ami prêtre, Raphaël Natali, à Saint-Paul-Hors-les-murs, pour visiter le Saint-Crucifix. En arrivant, elle sagenouilla sur lunique prie-dieu qui se trouvait dans léglise. Et, comme cela lui arrivait souvent, elle tomba en extase. Le cardinal Mauro Cappellari, de lOrdre des Camaldules, entra au même moment. Mgr Natali lapercevant, poussa du coude Anne-Marie qui se leva pour céder le prie-dieu à Son Eminence. La femme ne saperçut de rien. Le cardinal fit signe à Mgr Natali de ne pas sen préoccuper. Il sapprocha de la balustrade et sagenouilla. Quand Anne-Marie se réveilla de son sommeil extatique, elle fixa son regard sur le cardinal. Sur le chemin du retour, cest Mgr Natali qui, maintenant, raconte textuellement : " Je linterrogeai sur le regard fixé pendant quelque temps sur le cardinal. Comme par obéissance, elle devait porter tout à ma connaissance. Elle me dit simplement : " cest le futur pape ". Quelques mois sécoulèrent avant que le pape Pie VIII mourut. Le 14 décembre 1830, souvrit le conclave qui sannonçait houleux. Deux autres mois et plus sécoulèrent avant que survienne un accord dans lélection du nouveau pape, une élection qui prit fin le 2 février 1831. Le nouveau pape fut bel et bien le camaldule Mauro Cappellari. Il sapprêtait à prendre en mains les destinées de lEglise, au cours dune période vraiment dramatique. Il choisit de sappeler Grégoire XVI. Ce fut lépoque où deux sociétés secrètes déployèrent toutes leurs forces, comme sil y avait eu émulation entre elles, pour nuire le plus possible à lautorité du pape, essence même de léglise catholique. La première et la plus ancienne de ces sociétés, lit-on, dans une page dhistoire, était formée de plusieurs autres sociétés subalternes, lesquelles, sous le voile des Francs-Maçons, soccupaient plus ou moins directement de religion, de politique, de morale, sattaquaient aux croyances sociales. Lautre, formait, sous le nom de " carbonari ", la milice armée, prête à combattre lautorité publique à la moindre occasion. Préoccupée de morale, elle semployait à troubler les esprits ; des moyens matériels étaient prévus dans le but de renverser les institutions. Dans les orgies secrètes de lune, les adeptes dune certaine philosophie prononçaient des oracles et promettaient la régénération des peuples. Les rencontres de lautre étaient loccasion dorchestrer, daiguiser le poignard des conjurés rassemblés, dans le but dassurer une action la plus efficace possible dans loeuvre de destruction. En quelques années, lincendie de la révolution se répandit de plus en plus, dans les différentes contrées de lEtat romain, même si Rome en fut toujours épargnée. Il nest pas certain, feuilletant les pages de notre histoire ou dautres écrits historiques, que nous trouverions lexplication dun fait si singulier. Il faudrait peut-être, pour connaître toute la vérité, fouiller le grand livre des desseins de Dieu. Toutefois, certains témoignages nous permettent dentrevoir un peu de lumière à travers les ténèbres, et cette lumière provient dAnne-Marie Taïgi. " Armée de lesprit de foi, écrivit Mgr Natali, elle nhésita pas à soffrir comme victime à son Seigneur, pour la tranquillité et la paix de léglise, à ce sujet, le Seigneur lui dit que, si elle soffrait en satisfaction de sa divine justice, il libérerait Rome de la turbulence et des pièges des sectaires. Elle accepta bien volontiers la dite condition par laquelle Rome demeurerait toujours libre, de son vivant, des embûches et des révolutions des ennemis. Le Père Philippe, carme, ajoute : " Elle fit tant et tant, elle pria tellement, accomplit si fidèlement ses promesses à légard de son céleste époux, que dans Rome, les plans sanguinaires et cruels des impies ne pouvaient senraciner ; elle en obtenait la confirmation renouvelée et répétée. Elle ne devait pas sépouvanter à la vue des complots machinés dont elle était témoin. Les plans des susdits scélérats mis au point, ils verraient tous les fils de leurs complots tranchés dun seul coup, comme il en a toujours été pour cette ville. Voilà pourquoi, je dis ailleurs, jusquà quel point Rome est redevable à la servante de Dieu ". Jusquà la fin de sa vie, cest un fait, si les intrigues des révolutionnaires en venaient à exploser, à introduire la confusion dans Rome, elles étaient immédiatement et régulièrement maîtrisées. Lhistoire ne nous dit pas le pourquoi ; mais derrière lhistoire, on trouve la calvaire dune frêle femme du peuple qui prit sur ses faibles épaules, les peines, les désolations, les croix. Cette humble femme soffrit en victime à Dieu, pour la paix de Rome. Et Dieu sauva Rome du fléau des révoltes. La voix sortit de dessous un lugubre capuchon : " Voici mon ange ". Cétait une voix joyeuse, remplie despérance, comme elle sétait fait entendre, dans cette salle de douleurs et de honte, tant dautres dimanches. La femme était étendue sur un petit lit immonde, à lhôpital Saint-Jacques-des-Incurables, de Rome. Le capuchon noir en cachait la laideur du visage ; un visage complètement ravagé, méconnaissable. Tout était rongé, défait, déchiré par la maladie. La bouche seule se dessinait encore, si bouche il y avait. Quel trou ébréché dans lequel on introduisait de temps en temps, quelque breuvage ! On nosait plus, depuis longtemps, sapprocher de Santa, la contagieuse ; elle occupait ce coin de lhôpital, réservé aux malades réduits à létat le plus répugnant. Personne, sauf une petite dame du peuple, venait à son chevet, certains dimanches, accompagnée dune fillette. Chaque fois, Santa entendait la voix de loin, et chaque fois, son coeur tressaillait dans sa poitrine, en des battements de joie qui lui donnaient limpression dêtre en paradis. " Voici mon ange ", disait-elle, et lange sassoyait tout prés du lit. Il lui demandait avec douceur, comment elle se portait. Et si elle avait besoin de quelque chose, de nimporte quoi, elle le lui procurait ; elle était là pour cela, pour laider de toute manière et en toute nécessité. Mais Santa, la contagieuse, répondait toujours par un non, quelle navait maintenant plus besoin de rien. Tout ce quelle désirait, elle lavait déjà reçu au moment où elle, son ange, avait franchi le seuil de sa chambre, pour lui livrer une parole damour. Le dimanche, Anne-Marie Taïgi accompagnait une de ses filles, ou Sophia ou Mariuccia ; elles se rendaient à lhôpital de Saint-Jean-de-Latran ou à celui de la Trinité-des-Pèlerins, ou justement à celui de Saint-Jacques-des-Incurables, pour y exercer des oeuvres de miséricorde. Un jour, près de Santa, il parut que Sophia allait sévanouir en raison de la puanteur que la malade exhalait. Quand la mère et la fille furent à lextérieur, cette dernière sen plaignit. " Ma fille, lui répondit la mère, si tu pouvais sentir lodeur de son âme ! Il est certain que cette dernière passera immédiatement du lit au paradis ". Sil est vrai que lamour dune épouse, dune mère, doit dabord se déverser sur lhomme que la Providence lui a donné comme compagnon de vie, et sur les créatures qui sont nées de cette union, il est autrement vrai que son affection et sa tendresse ne doivent sépuiser, comme cela arrive trop souvent, entre les quatre murs de la demeure familiale, se transformer en froideur et en égoïsme pour les gens de lextérieur. Si une leçon jaillit vraiment de la vie dAnne-Marie Taïgi, pour toutes les épouses et pour toutes les mères, cest bien celle-ci : ne rien enlever, absolument rien, à la chaleur du foyer domestique, et projeter la flamme damour pour ses frères et soeurs de lentourage, connus ou inconnus, afin quils puissent être tous et toutes, de vrais enfants de Dieu. Anne-Marie Taïgi, épouse dévote et mère très aimante, ne manqua jamais à ses vieux parents : on garda à la maison maman Santa jusquà sa mort, on soigna le vieux papa jusquà la dernière minute, alors quil était horriblement atteint de la lèpre. En plus du mari, des fils, des gendres, lamour dAnne-Marie se répandit dans un vaste rayon ; il atteignit les sentiers les plus profonds et les plus obscurs de la pauvre société qui vivait alentour. Elle éprouva, plus dune fois, Lamère saveur de la misère. La souffrance des autres fut à chaque instant, sa propre souffrance. Sa compassion pour les besogneux, sa peine pour les souffrants, dépassaient toujours le sentiment naturel de pitié, de commisération, que chaque être éprouve pour les malheureux du monde. Pour tout et pour tous, sa charité fut patiente, tendre, douce, empressée, toujours prête ; une charité, en dautres termes, exercée à un degré héroïque, dans des situations souvent impossibles. Quand, avec les troupes dinvasion du général Miollis, une épouvantable famine sappesantit sur Rome, elle qui, avec son mari, ne savait pas comment nourrir leur famille y parvint et réussit même à en secourir bien dautres qui étaient encore plus tourmentées. Nombreuses furent les familles qui survécurent, en ces années, grâce à son aide, le " miracle " de leur survivance. Quand elle navait plus un sou en poche, ni de pain à offrir, à qui lui en demandait, elle laissait de côté toute considération, et allait personnellement, frapper aux portes de ceux qui en avaient encore. Ce quelle obtenait, elle le distribuait avec justice, selon les besoins les plus pressants. Un épisode parmi mille autres : une fois, une femme déguenillée et tout ébouriffée, les traces de la faim gravées dans le visage, serrant dans ses bras un entortillement de chiffons, une petite créature se présenta à sa porte. Anne-Marie jeta un regard aux alentours. Il ny avait rien à manger, dans la maison. La garde-robe était aussi demeurée vide. Que faire ? Elle enleva son propre vêtement et le fit endosser à linstant par cette pauvrette. Puis, elle la pria ainsi : " Je vous prie de revenir tous les vendredis à la même heure ". Pour elle et son enfant, il y aura bien toujours quelque chose. Parmi les misérables, elle préférait les enfants pauvres. Jeanne Cams, sa domestique, raconte quun matin très froid dhiver, sortant avec Anne-Marie de léglise de Saint-Barthélemy-des-Bergamasques, " un pauvre petit garçon passa. Il était pieds nus, déguenillé, à demi vêtu. Il tremblait de froid, dévoré par la privation de la faim. Il était, de plus, malpropre, éclaboussé de boue, et personne navait le goût de lapprocher. Le jeune bambin sapprocha dAnne-Marie Taïgi et sollicita une légère aumône. Cétait, pour Anne, une précieuse rencontre ; elle lamena au foyer familial, le réchauffa, le restaura. Toute empressée, elle lui donna ensuite des vêtements ; tant bien que mal, elle lui fit mettre des bas, chausser une paire de chaussures qui appartenait à son fils. Elle veilla sur lui, lassista avec tant de charité quon eut cru quil était le fils dun grand seigneur. Après lui avoir enseigné les principes de la religion, lui avoir assuré le réconfort auquel fait appel une si pénible situation, elle lui donna une aumône en argent, selon ses moyens, et le laissa aller au nom de Dieu ". De ces enfants malheureux, rencontrés dans la rue et amenés à la maison pour les nourrir et les vêtir, lhistoire dAnne-Marie Taïgi en est remplie. Elle continuera dagir ainsi, malgré le fait regrettable que le bambin quelle avait assisté, rassasié, mis à neuf, ait couru droit au ghetto, vendre lhabit à peine reçu, pour se remettre demi-nu et être de nouveau en quête daumônes. La friponnerie dun seul petit voyou ne pouvait suffire pour figer ou geler la grande affection dAnne-Marie pour les enfants les plus malheureux et les plus tristes ; ils étaient les préférés de Jésus. Anne-Marie aima aussi les malades ; nous le savons déjà. Une de ses pires dénigreuses tomba malade, un jour. Il sagissait dune commère maligne et incurable qui avait contribué, de façon obstinée, par ses médisances et ses insinuations malveillantes, à créer une atmosphère de soupçons et de troubles autour de la demeure des Taïgi. Quand Anne-Marie sut quelle était malade, elle oublia tout, courut à la maison de sa persécutrice, pour lui rendre les offices de la charité, tant au plan moral que physique, raconta sa fille Sophia. Elle lui fut toujours attentive, toujours disponible ; dans les visites quelle lui faisait, elle lexhortait à la patience, lui apportait quelque biscuits, quelques carafes de bon vin quelle réservait pour les malades, quand on lui en faisait cadeau. Elle lexhortait à la foi en Dieu ; elle y voyait un moyen excellent de supporter une maladie lente et pénible. Elle linvitait souvent à la patience, linvitait à la prière, à loraison, convaincue que le Seigneur la consolerait. De fait, la malade guérit. À lamour des pauvres et des malades, Anne-Marie ajouta lamour des pécheurs, des gens qui souffrent de la pire des maladies. Elle les aima à un point tel, quelle leur dédia la plus grande part de ses prières les plus ardentes, ses plus dures mortifications, ses plus exténuantes pénitences, ses pèlerinages nocturnes qui séchelonnaient sur une durée de quarante nuits consécutives, qui la conduisaient à la porte des églises où elle se prosternait et demandait à Dieu la conversion des âmes qui lui étaient chères et même de celles quelle ne connaissait pas, mais qui lui avaient été recommandées. " Combien dhommes, écrivit avec autorité le cardinal Pedicini, liés à de vieilles et scandaleuses pratiques, parvinrent à une véritable contrition et bénéficièrent des miséricordes divines, par le renoncement immédiat à leurs péchés, aux pratiques infernales damitiés malhonnêtes ". Que de souffrances morales, que de souffrances physiques, na-t-elle pas appelées sur elle-même, de la part du Seigneur qui répondait à ses désirs en chargeant ses épaules de croix nombreuses qui procuraient le salut aux âmes en détresse, à ceux qui étaient condamnés à léchafaud, quAnne-Marie considérait être les plus malheureux parmi les malheureux. De leur terrible sort, elle ne pouvait sapaiser, compte tenu des nombreux délits quils avaient commis. Pour leur conversion, elle mobilisait aussi Mgr Natali qui avait accès aux prisons, pouvait se rendre utile aux disgraciés, jusquau dernier moment de leur vie. Cest dans cette lumière de vertus héroïques, quétaient attirés les très chers malheureux ; une lumière qui venait den haut. Toutes les biographies qui racontent la vie dAnne-Marie Taïgi, soulignent son charisme prophétique. Il est certain que parmi les multiples dons quelle a reçus, le don de prédiction de lavenir a joué un grand rôle. Ainsi, le Père éternel récompensait sa créature qui lui appartenait totalement. Du reste, les témoignages qui se rapportent à la vie de nombreux saints, en constituent une confirmation richement documentée. Il est certain quAnne-Marie fut une de ces saintes créatures que Dieu gratifia largement de ce don. Quand Pie VIII était encore pape, Anne-Marie fit une prophétie dun caractère dramatique formidable, qui garde aujourdhui encore son intérêt tout à fait exceptionnel. Il sagit dune prophétie qui produisit alors, chez ceux qui la recueillirent, un trouble profond, un émoi intense qui continue, jusquà maintenant, à éveiller, en qui la redécouvre parmi les vieux documents, la même commotion et un trouble identique, parce quelle implique le futur de lhumanité, inséparable de lavenir de lEglise, le plaçant parmi les tourments de cette lutte de lhomme qui tend, depuis son origine, à assurer le triomphe du bien sur le mal. Riche en particularités, dune clarté des plus évidentes, elle nous est parvenue par une déposition juridique assermentée de Monseigneur Raphaël Natalie. Un jour de 1818, parlant des prochains fléaux de la terre, des futurs fléaux du ciel, elle précisa quils pourraient, les uns et les autres, être atténués par les prières des âmes pieuses. Anne-Marie prédit que des millions dhommes sont appelés à mourir par une main de fer, quun grand nombre mourront à loccasion de guerres, de litiges, par traîtrise, et dautre millions, par des morts imprévues. Des nations entières arriveraient ensuite à lunité de lÉglise catholique. Plusieurs turcs, païens et juifs, se convertiront, en demeurant tout confus devant les chrétiens, admirant leur ferveur et lexactitude de leur vie. Elle me dit plusieurs fois que le Seigneur lui fit voir dans le mystérieux soleil, le triomphe et la joie universelle de la nouvelle Eglise, si grands et si surprenants, quelle ne pouvait pas lexpliquer. En 1922, le lendemain de la première guerre mondiale, on publiait, selon notre jugement personnel, la plus sérieuse biographie dAnne-Marie, conforme en tout à lhistoire, selon la critique qui en a été faite. Lauteur, le cardinal Salotti, rapporte largement cette prophétie quévitaient de mentionner la plupart des biographes. Sarrêtant sur la prédiction des carnages en masse, il annonce la conversion de peuples entiers, le triomphe de lEglise. Lauteur ajoutait : " Si on pense à la guerre mondiale qui sest déchaînée en 1914, pour la première fois, dans lhistoire, périrent simultanément, sur divers champs de bataille, des millions et des millions dhommes. Si on pense aux centaines de milliers tués par trahison, dans la même période. Si on pense aux tueries de la révolution bolchevique, en Russie, une révolution qui éclata sur les ruines de la même guerre. Si on pense aux luttes intestines dont les haines de partis se répandirent furieusement, souillant de sang les rues de la ville. Si on pense aux milliers et milliers de victimes emportées par les tremblements de terre de Sicile, de Calabre, de Marsica. Si on pense, enfin, à cette peste qui intervint en 1919, à la fin de la guerre cruelle ; dans lespace de quelques mois, dans différentes parties du monde, se produisit cette hécatombe épouvantable de millions et de millions de morts, une contagion qui ne sétait jamais vue dans les siècles passés. " Si on pense, ajoutons-nous, énumérant seulement quelques autres fléaux de la terre qui suivirent lannée 1922, quand le cardinal Salotti écrivit ces lignes, il songeait aux guerres dAfrique, à la guerre dEspagne, au second conflit mondial, rendu plus apocalyptique par les génocides hitlériens, par les exterminations atomiques de Hieroshima et de Nagasaki, au calvaire de lEurope de lEst, à la révolution de Chine, à la guerre de Corée, à la guerre de lIndo-Chine, à linsurrection et à la répression de la Hongrie, au martyre de plusieurs peuples coloniaux, à la grande famine qui continue de ravager lInde et dautres pays, aux massacres dAlgérie, jusquaux derniers tremblements de terre. " Si on réfléchit, dis-je, à tout cet ensemble de morts, par les guerres, les trahisons, les tremblements de terre, les contagions, concluait le cardinal Charles Safotti, on a limpression dêtre en présence de fléaux prédits par notre Bienheureuse ". Personne ne nous en voudra dajouter dautres faits, dautres événements, si on considère la grande espérance que tout le monde met dans les conclusions du concile Vatican II, lespérance quon met aussi dans la perspective du retour à lunité de léglise, un retour qui apparaît lointain, qui nest pas pour autant, une utopie. Pour raconter toutes les prophéties faites et réalisées par notre protagoniste, nous aurions besoin de beaucoup plus despace que celui réservé à ce travail, à cette rapide narration. Elles eurent, en effet, pour objets, de nombreuses personnes de haute autorité, beaucoup de gens du peuple absolument inconnus. Un jour de 1827, disons-nous dans le but de faire ressortir certains épisodes, Mgr Louis Lambruschini, partant dans la direction de Paris, comme nonce apostolique à la cour de France, fit demander à Anne-Marie Taïgi de le recommander vivement à Dieu, dans sa mission. Anne-Marie regarda dans son soleil céleste et lui fit savoir : " que son voyage serait heureux, son séjour à Paris, angoissant, quil vivrait un long et pénible martyre de lesprit ". Et peu de temps après, se succédèrent un tant soit peu dévénements qui dominèrent dans la suite, durant la révolution imprévue de juillet 1830, et le nonce dut revenir à Rome. Un autre jour, Anne-Marie rencontra le cardinal Mazzarini, sur la rue. Élevé depuis peu à la pourpre sacrée, il se rendait à Saint-Pierre, dans toute la splendeur de sa dignité nouvelle. " En ce jour, dans la pompe, murmura la voyante à celui qui était à ses côtés, dans un mois, la tombe ". À la fin du mois, elle assistait aux funérailles du cardinal. Une autre fois, elle allait visiter une femme du peuple, qui avait donné naissance à une jolie petite créature. Elle la trouva très bien, mais appela toutefois, en aparté, quelques personnes présentes, et leur dit : " Vite, faites-lui donner les sacrements, la pauvre va mourir ! " Tous demeurèrent surpris et incrédules. Mais comment ! Tout allait pour le mieux ; la mère et lenfant jouissaient dune parfaite santé. Ils en parlèrent avec le confesseur et ce dernier fit gorge chaude sur cette prophétie. Dans la suite, " on ne sait jamais ", cette voyante les devinera toutes. On finit par lui faire apporter les derniers sacrements. Cela arriva juste à temps ; dès quelle les eut reçus, la jeune maman expira. Mais la vie dAnne-Marie Taïgi fut une suite dépisodes semblables. Nous nous limiterons à rappeler une de ses dernières prédictions ; elle fut dun grand intérêt pour lhistoire. Elle en fit mention, un jour, dans la maison, alors que le dialogue avait cessé. Elle avait trait aux désordres qui commençaient à exploser, un peu partout, dans les Etats romains. En cette occasion, Anne-Marie Taïgi fit remarquer que ce qui est arrivé, nétait rien en comparaison avec ce qui allait arriver, dans quelque temps. Elle ajouta que le successeur du pontife régnant, Grégoire XVI, aurait un pontificat plus violent, au milieu de tourments continuels. Elle ajouta, toutefois, que le futur pape vivrait plus longtemps et quà la fin, il mourrait paisiblement, à Rome, dans son lit, après un long pontificat. Nous devons maintenant, nous rendre compte que, à lépoque où Anne-Marie prononça ces paroles, Grégoire XVI occupait depuis peu, le siège de Pierre. Quelques années plus tard, en 1837, Anne-Marie Taïgi mourrait et Grégoire XVI continua à régner jusquen 1846. Pie IX seul, serait appelé à lui succéder. Tel que prédit par Anne-Marie longtemps auparavant, le règne de Pie IX se terminera en 1878, après 31 ans, 7 mois, 23 jours dexercice de la papauté. Anne sera, dans la suite, encore plus précise. Elle indique, en une autre occasion, au chanoine Raymond Pigliacelli, que des temps difficiles sannoncent pour lEglise. A la question du prélat qui porte sur lidentité du pape qui régnera en cette période de mésaventures, Anne répond : " Le pontife qui régnera, en sera un qui nest même pas cardinal. De plus, il ne demeure pas à Rome ". Elle confirma, quelque temps après, ses propos, à Mgr IMatali, à qui elle avait indiqué la façon de faire face à la persécution que subirait léglise de Rome, à lintérieur de laquelle liniquité serait triomphante. Dieu exigera un pontife saint, choisi selon son coeur, et à qui il communiquerait des lumières tout à fait spéciales ; que celui-ci serait élu dune manière extraordinaire, quil serait assisté et protégé par Dieu, dune façon particulière, que son nom répandu dans tout lunivers, serait applaudi par les peuples et craint par les rois. Le Turc lui-même le vénérera, demandera à le féliciter. Il fera des réformes. Il instruira le peuple, recevra des secours de toutes parts. Les impies seront écrasés et humiliés, beaucoup dhérétiques, sous son pontificat, retourneront à lunité de la Sainte église Catholique Romaine. Elle souligna, de nouveau, à la fin, que le futur pape était dans le moment, un simple prêtre et se trouvait dans un pays assez lointain. Cest un fait, à lépoque où Anne-Marie annonçait à lavance, ces événements, Dom Giovanni Mastaï Ferretti, le futur Pie IX, était au Chili, à titre dauditeur du délégué pontifical, Mgr Giovanni Muzzi. Les prédictions devinrent, dans la suite, plus circonstanciées. Elle déclara, conversant un jour avec le comte Broglio, secrétaire de la Légation de la Sardaigne, que " le prochain pontife effectuerait des réformes dans le but de se décharger de tant daffaires temporelles de létat ; il appellerait au pouvoir des séculiers qui rempliraient des charges pour que lui puisse soccuper plus longuement des affaires spirituelles de lÉglise ". Elle fit aussi savoir, par la suite, au cardinal Racanati, que le successeur de Grégoire XVI ne devait pas se déconcerter, quil aurait confiance en Dieu et recevrait assistance, quil serait aidé de lextérieur, même en argent, de ceux en qui il ne porte pas foi, confesse le cardinal, et quà la fin, le pontife opérerait des miracles ". Plusieurs années après, lhistoire devait, dune manière ponctuelle et avec exactitude, confirmer la prédiction dAnne-Marie Taïgi, sur la longueur exceptionnelle du pontificat de Pie IX, sur les tourments qui devaient lagiter. Il suffit de feuilleter certains textes de lhistoire pour en trouver la documentation : rappelons lassassinat de Pellegrino Rossi, ministre de Pie IX, jusquà sa fuite à Gaète ; les orgies sacrilèges des athées, les spoliations des églises et des couvents ; les meurtres des prêtres et des religieux du Transtévère, la lutte anticléricale conduite au parlement et sur la place, dans les écoles et dans la presse, jusquau massacre dune troupe de canailles qui tentèrent de semparer de la dépouille mortelle du même Pontife, dans la nuit du 12 au 13 juillet 1881, durant sa translation au Campo Verano. Les réformes que fit Pie IX, par la suite, pour se libérer des affaires temporelles consistaient en ceci : céder le conseil municipal à la ville de Rome, le conseil des députés à lEtat. La vénération profonde que, dun pôle du monde à lautre, les peuples ont voulu manifester, était de nature à consoler le pontife, à lui faire oublier les nombreux outrages, les persécutions qui pleuvaient contre lui. Ils lui signifiaient, en même temps, leur approbation. Les Turcs appuyaient aussi son attitude ferme. Les rois de lEurope firent preuve de respect mais exprimèrent de la crainte, une crainte quils ne réussissaient pas à dissimuler ; ils dépouillèrent le pape de son pouvoir, léglise, de ses biens. Laide matérielle qui lui parvint de toute part, quand il fut réduit à la pauvreté, témoignait de laffection quon avait pour lui. La Belgique, à elle seule, lui fit parvenir un montant de 285,000 francs, en lespace de deux ans. En 1877, lors de la célébration de son jubilé dor sacerdotal, lui parvinrent de partout des dons pour une valeur de 10 millions de lires. Le denier de Saint-Pierre atteint, cette année-là, un montant supérieur à 16 millions de francs. De la sainteté et des miracles de Pie IX, il reste la documentation rigoureuse des procès informatifs qui ont été confiés à la Sacrée Congrégation des Rites, pour la promotion de sa cause de béatification. Après 1878, le pontife est entré dans lhistoire pour de longues années et il demeure des traces de son passage. Sa prédiction tout à fait à point, ne pouvait quêtre confirmée par la suite. Une explication ne peut être profitable que si on sy arrête, que si on la fait sienne. Anne-Marie Taïgi, cette humble femme du peuple, a donné la preuve que le don extraordinaire quelle possédait, correspondait à de prodigieuses lumières divines, venues den haut. Le fait, avant même dêtre significatif, fut pour le moins curieux. Dans lintention de parler des rapports spirituels qui intervinrent, durant une longue période, entre deux êtres exceptionnels qui vécurent à Rome, à la même époque, totalement voués, bien que dans des champs divers, à la gloire de Dieu, des rapports entre saint Vincent Pallotti et Anne-Marie Taïgi. Il faut poser, au préalable, que le saint fondateur des Pallotins eut plus dune fois recours aux conseils et à laide de la protagoniste de notre histoire, la sachant généreusement dotée du ciel, de dons très singuliers. En pratique, dans les moments difficiles de sa splendide mission, chaque fois que le besoin dune intervention de la Providence divine simposait, devenait urgente, dom Vincenzo Pallotti qui ne connaissait pas personnellement Anne-Marie Taïgi mais avait rencontré une de ses amies et lui avait ouvert son âme. Il lavait priée de raconter ses peines à Anne-Marie et de la charger dintercéder pour telle ou telle grâce, en sa faveur, ou en faveur de son oeuvre. Après chaque colloque, déclara par la suite Vincent Pallotti, jai régulièrement et ponctuellement " vérifié les effets salutaires " des prières de cette humble mère de famille. Mais le fait curieux est celui-ci : Après la mort dAnne-Marie Taïgi, le saint prêtre se rendit compte du fait que, toutes les fois quil sest accordé une entrevue avec une amie dAnne-Marie, il avait, en réalité, rencontré Anne-Marie elle-même. " Par humilité et vertu ", elle disait ne pas la connaître personnellement, cachant son identité. Dom Vincenzo Pallotti a cité cet épisode particulier, pour mieux souligner la modestie de cette femme qui, parvenue à se trouver au centre de la vénération de personnages de très haut rang, de personnages de très grande popularité, cherchait, néanmoins, par tous les moyens, à soustraire sa personne de la pression de ladmiration. Lestime qui lentourait pesait lourdement sur lâme dAnne-Marie Taïgi, comme nous lindiquent très bien les larmes quelle a versées, dans les heures de tranquillité quelle sassurait, en fuyant. Elle se retirait dans sa chambrette, et là, à genoux, à travers les sanglots, elle conversait avec son époux céleste, le blâmait presque, confidentiellement, de ne pas lui vouloir plus de bien. Sil maimait de fait, disait-elle, il maurait fait marcher dans les traces des infortunés, dans la voie qua empruntée Jésus. Dans les moments où elle était encensée par lexaltation, elle comparait sa vie à celle du Sauveur cruellement traîné dans labjection. Elle tremblait à la pensée que toutes ces louanges nétaient autres que loeuvre trompeuse du démon pour linfatuer, la séduire, la conduire à la pire des chutes. Ainsi, chaque fois quelle sortait de sa chambrette, elle essuyait ses larmes et portait dans son coeur le dessein le plus ardent, de séclipser du milieu des adulations, de disparaître, de sévanouir dans loubli. Mais, comment faire ? Depuis des années, désormais, sa maison était un véritable port de mer où arrivaient continuellement, des reines et des princes, des cardinaux et des évêques, des ambassadeurs, des généraux, des gens nobles, des gens du peuple. Tout cela ne pouvait malheureusement être tenu secret, dans un voisinage aussi bavard que médisant. Se bouchant les oreilles et se fermant les yeux, elle ne pouvait connaître le nombre de ceux qui appréciaient ses vertus. Les cardinaux Pedicini et Barberini, Cesari et Riganti, Fesch et Cristaldi, des évêques, des prélats, tels Piervisari et Ercolani, Guerrieri et Basilici, et bien dautres, la disaient sainte, en toutes lettres, et ce, avec une parfaite conviction. Plusieurs personnages de vie sans tache, ont été proclamés bienheureux, vénérables, serviteurs de Dieu : Vincent Strambi, Gaspard del Bufalo, Menocio, Bernard Clausi, frère Félix de Monte Fiascona, frère Pétrone de Bologne, Elisabeth Canori-Mora, Vincent Pallotti. Combien lexaltèrent et la glorifièrent en toute occasion ? Marie Louise de Bourbon et les dames de sa cour à Lucques, les nobles Bandini et Gaétani, un groupe de prêtres, de religieux de tous Ordres. Elle ne manquait jamais décrire à Turin, à la comtesse Dandozeno, femme du gouverneur général de la Savoie, pour se déclarer indigne, humble femme du peuple quelle était, daccepter son invitation à la cour, pour la conjurer de ne parler delle à personne, de ne pas faire allusion, même vaguement, aux grâces obtenues du Seigneur, par ses pauvres prières. Lorsquelle ne pouvait faire autrement, elle disait que le Bon Dieu sétait servi de la " plus misérable créature ", quelle ne voulait, daucune façon, être connue. Jamais elle ne révélait le nom des personnages illustres qui venaient la visiter ou qui lappelaient pour des conseils. " Si nous ne lavions pas vue de nos yeux, dira sa fille Sophia, ou si nous ne lavions pas accompagnée dans plusieurs foyers, nous naurions jamais rien su delle ". Elle ne manquait pas de shumilier en toute circonstance, pour souligner quelle était, elle-même, comme toutes les autres, une femme, et pas plus. Quand elle entendait parler de quelques coquineries commises par quelquun, son opinion était invariablement que " si le Seigneur ne nous protégeait pas, nous serions capables de choses pires, encore ". Elle apportait tout de suite lexemple de Philippe Néri et répétait avec lui : " Seigneur, retiens-moi fortement, sinon, je me ferai juif, aujourdhui ". Et chaque instant lui servait pour rappeler à tous que, " si nous tenons, cest grâce à Dieu, totalement ". Chaque fois que quelquun la priait de le recommander au Seigneur, elle lui répondait : " Lun pour lautre ; vous, faites-le pour moi, et moi, faiblement, je le ferai pour vous ". Et si certains insistaient, disant quelle était la plus écoutée du ciel, elle répondait : " Vous est-il déjà arrivé de dire cette chose ? Et elle en était troublée. Je ne mexplique pas le fait que le Seigneur me laisse sur terre, lorsque je songe à mes péchés. Ne dites plus ces hérésies parce que Dieu seul est juste, Dieu seul est saint ". Puis, souvent, cétait quelquun que Sophia rencontrait dans la rue et lui faisait cette remarque : " Oh ! vous êtes une jeune fille tellement chanceuse, avec une mère sainte comme la vôtre ". Et Sophia rapportait tout cela à la maison. Anne-Marie lui répliquait : " Ma fille, ny prête pas attention parce que les saints ne sont pas de ce monde. Prions Dieu pour quil permette que nous mourrions en saints ". Et chaque fois que des personnalités de premier rang de léglise lui manifestaient ouvertement la grande estime quelles lui portaient, elle ne pouvait demeurer en paix, se répétait déconcertée ! " Je suis une pécheresse, une pauvre misérable, je ne sais pas comment ceux-ci peuvent agir de la sorte, à mon égard ". La renommée, les hommages, la célébrité, en somme, lont suffoquée, inquiétée, pendant toute sa vie. Il ny a pas de doute que cela fut pour Anne-Marie la croix la plus pénible parmi tant dautres qui laccablèrent ; lunique croix quelle ne réussit jamais à embrasser avec joie et amour, et dont elle a tenté de se dégager, à maintes reprises. Elle éprouvait une grande répugnance pour les " hosanna " ; elle ne sen trouvait pas digne. Elle chercha de toutes manières, et en plus dune occasion, à se soustraire aux rencontres avec des admirateurs. Elle y parvint, quelquefois, avec Lord Clifford, dAngleterre, par exemple. Mgr Raphaël Natali avait, un jour, révélé à ce grand seigneur en visite, " certaines circonstances que lui confia Anne-Marie Taïgi, circonstances, lui précisa-t-il, dont les diverses épisodes ne pouvaient être connues que par des lumières venant de Dieu ". Le lord était demeuré littéralement abasourdi de ces révélations, et est devenu à ce point entiché à légard de lhumble romaine, quil ne pouvait désirer autre chose que de la connaître personnellement. Il ajouta que, sil avait eu lhonneur de la rencontrer, il lui aurait assigné ainsi quà toute sa famille, après sa mort, une substantielle pension mensuelle, avec ladjonction de quelque titre de noblesse ". " Jaccomplis moi-même la mission, raconte Mgr Natali, mais elle sourit et refuse toujours lostentation qui se pavane ; elle préfère la vie cachée, dans le Seigneur ". " Lord Clifford envoya chez moi, par la suite, une personne qui désirait la rencontrer. Voyant la constance de son refus, elle ne la dérangea pas ". Lord Clifford ne fit pas seulement la lumière sur son désintéressement total, pour ne pas dire son dédain, dailleurs avoué par Anne-Marie elle-même, pour toute vie mondaine ; il confirma en particulier et, une fois de plus, son détachement pour tout bien terrestre. Jai déjà signalé comment elle avait écarté lhospitalité offerte par lex-souveraine dEtrurie qui voulait lattirer, lavoir, la retenir près delle, avec son mari et ses enfants, à la cour de Lucques. On sait aussi, comment elle refusa pareille invitation adressée par lentremise du cardinal Pedicini. Des offrandes généreuses, elle en repoussa plusieurs ; elle aurait pu accumuler beaucoup dhonneurs et dargent si, seulement, elle avait dit oui. Souvent, on voulait la récompenser par des biens matériels, pour des avantages spirituels quon avait reçus. Elle demeura, jusquau dernier jour, ferme dans le propos explicite de préserver son honorable pauvreté de tout attentat relié à la richesse. Elle maintint cette détermination, y fut fidèle, même dans les années les plus sombres, quand sa pauvreté atteignait souvent le seuil de laffreuse misère. On a cru quelle nagissait ainsi que par pure résignation. Certes, un autre motif sajoutait : un amour vrai, chaud, passionné, pour " soeur pauvreté ", un amour basé sur la confiance, une attitude dabandon, entre les mains de Dieu. Sa confiance en Dieu ne fut jamais trompée ; la maison Taïgi ne fut jamais négligée par la Providence, pas même dans les situations qui semblaient désespérées ; Anne-Marie lavait expérimenté. Cest tout dire. Un jour, il ne restait pas même un petit morceau de pain dans le garde-manger. Et je ne parle pas du fricot, pour restaurer le mari et les enfants. Il ne se trouvait pas, non plus, dans toute la maison, un petit objet qui put être échangé pour quelque chose à se mettre sous la dent. Des sous, il était déjà étrange que quelquun, dans la famille, en conservât le souvenir, depuis tant de temps quon nen avait pas vus. Tous semblaient consternés. Si lombre dun trouble a envahi lesprit dAnne-Marie, personne ne la su. En tout cas, elle ne le fit pas voir. Elle senveloppa dans son seul manteau, salua ses familiers, et, dun pas régulier, se dirigea vers la basilique Saint-Paul. Elle y entra, sagenouilla au pied du crucifix, pria longuement, avec cette ardeur qui la transformait ; elle pria jusquà ce quelle entendit une voix, la voix bien connue de son époux céleste, qui lui dit : " Retourne à la maison et tu trouveras la Providence ". Obéissant alors, immédiatement, elle se releva et prit le chemin du retour. Dans son coeur, régnait la tranquillité, certaine, que cette fois encore, tout était résolu pour le mieux. À peine, avait-elle, en effet, posé le pied sur le seuil de la porte, quelle se vit remettre, par ses filles, une lettre du marquis Carlo Bandini. Cette lettre venait tout juste darriver de Florence, lui dirent-elles. Avant de louvrir, Anne-Marie savait déjà, quavec le message, il y avait de largent en quantité suffisante pour faire face à la crise. Ces moments de crise devinrent encore plus fréquents dans les derniers mois de la vie dAnne-Marie. Quand les maladies se succédaient, sajoutaient lune à lautre, les besoins se multipliaient. Elle ne doutait alors pas même un instant de laide céleste. Et laide céleste ne lui manqua jamais. En certaines circonstances dramatiques, elle vit arriver à la maison les secours les plus inattendus, de la part de gens éloignés qui ne lavaient jamais connue, sinon par ouï-dire. Jusquà la fin, cependant, prévalut la règle que, chaque fois que les offrandes dépassaient les nécessités immédiates, elles se transformaient en dons quelle distribuait à dautres pauvres ou dautres malades, également dans le besoin. Jai démontré, rapidement, les multiples maladies qui frappèrent notre protagoniste, peu de temps, avant sa mort. Si on devait compléter, à la bonne franquette, un genre de fiche médicale, pour y enregistrer tous les maux qui accompagnèrent lentière période de ses dernières années, du moment où elle se consacra au Seigneur, jusquau dernier soupir, nous serions embarrassés. Non seulement parce quelle garda ses souffrances secrètes, le plus possible, comme elle chercha toujours à cacher ses vertus, à dissimuler les dons prodigieux quelle obtint du ciel, mais surtout, parce que, comme lécrivait le cardinal Carlo Salotti : " Le caractère étrange des maladies sert à démontrer que, la Bienheureuse ayant le désir de souffrir pour les âmes, dêtre crucifiée avec le Christ, fut exaucée dans son désir du martyre ". Elle le fut de telle manière que " dans ses états maladifs, il parut que tous ses membres portaient lempreinte de la Passion divine et quelle sembla percevoir dans ses sens, les effets ou leffet des douleurs du Calvaire ". Entreprise ardue, dès lors, de tenter de définir la nature exacte, les symptômes précis, lintensité de ses souffrances, de tant de maux. Si toutefois, je veux ici tenter de les énumérer, je risquerais de les définir par une terminologie inexacte, dans lintention de les faire comprendre à tous ; il sagirait dun tableau approximatif des incroyables douleurs que cette femme exceptionnelle supporta, pendant tant dannées, avec une sérénité qui ne sest jamais démentie, puisquelle les avait demandées à son divin époux, pour payer, elle, infime créature, les nombreux méfaits de son temps. Douleurs très fortes aux oreilles, qui saccompagnèrent de souffrances lancinantes, genre de névralgie qui se répandait dans toute la tête, la contraignant à garder toujours un bandage autour de la tête. Des yeux, un sétait fermé bientôt, dans lobscurité dune cécité presque totale. Lautre était réduit à entrevoir à peine la lumière du jour, alors que les rayons éblouissants du mystérieux soleil céleste laveuglaient continuellement, la transperçaient si douloureusement, quelle aurait pu pleurer sans trêve. Une inflammation profonde et fétide de la muqueuse nasale, en plus de lui boucher le nez, la tourmentait sans répit ; une senteur repoussante et nauséabonde se logeait dans son odorat. Un asthme perpétuel nuisait terriblement à sa respiration. Ses dents lui causaient un martyre ininterrompu. Aucune articulation aux membres supérieurs et aux membres inférieurs, comme à la colonne vertébrale, devenue très douloureuse, parce que atteinte darthrite. Le faisceau musculaire fut également atteint ; les pieds et les mains, surtout la main droite, " la main qui guérissait ", disaient les gens, étaient envahis et déformés, par les noeuds de la goutte. Une grosse hernie ombilicale sétait rapidement ulcérée et jamais, remède ne put soulager cette plaie. Tout son corps, en somme, comme le confirme le cardinal Pedicini, fut constamment tourmenté par de violentes douleurs. Une couronne dépines acérées, la faisait particulièrement souffrir, surtout le vendredi. Et, plus dune fois, elle a dû prendre le lit. Quand elle faisait des conquêtes dâmes, et ces conquêtes étaient fréquentes, elle se sentait attaquée par de fortes maladies qui, selon lopinion de plusieurs, auraient pu, chaque fois, la conduire à la mort. Tout son corps, affirme le cardinal Pedicini, était à tel point crucifié dans chacune de ses parties, que même le médecin, quon fit venir à maintes reprises, en était étonné. Comment, aux prises avec des malaises si sérieux, pouvait-elle continuer à vivre ? Cette existence fut, jusquau bout, ce qui semble incroyable, très active. Elle était totalement engagée, le jour et une grande partie de la nuit, dans la gouverne habile de sa maison, dans léducation patiente des enfants, des brus et de ses petits enfants, dans lattention affectueuse à légard de son mari, dans les pratiques intenses de piété, à travers les pénitences les plus sévères, dans les attitudes charitables envers les pauvres, dans les pieuses veilles, au chevet des malades, dans les colloques avec les puissants et les miséreux, sans que jamais, elle fit ostentation de ses propres souffrances. Dans ses colloques à la chaîne, elle se tenait grave et digne avec les illustres personnages, plaisante et bienveillante avec les femmes du peuple qui frappaient à sa porte, seules ou accompagnées, pour lui soumettre leurs petits problèmes quotidiens ou des problèmes intimes. Elle ne sinquiétait pas pour autant ; elle leur prodiguait sa patience la plus évangélique, ses sollicitudes les plus affectueuses, même si elle savait, par une longue expérience, quune fois sorties de là, ces femmelettes lappelleraient de nouveau, " sorcière " ou " bigote ". Mais le calvaire dAnne-Marie devait connaître la souffrance la plus aiguë dans les derniers moments de son existence. Elle le savait, depuis quelque temps, depuis un an plus précisément ; lépoux lavait avertie du moment précis, des circonstances exactes de sa mort. Le jour où avait eu lieu cette dramatique révélation, on lavait vue plus joyeuse que de coutume ; elle souriait, heureuse, comme une jeune fille qui se prépare à se rendre aux noces. LÉpoux céleste avait cependant joint à cette annonce, quelle, servante humble et fidèle, vivrait, comme il les a vécues, lui-même, les trois heures dabandon, sur la croix. Il permettrait, quen ces moments extrêmes de lagonie, elle fut abandonnée de tous. Et il en advint ainsi ; nous le verrons bien. Puisque jai parlé par incise, de " la main qui guérissait ", je dois poser, au préalable, quà Anne-Marie, furent attribués plusieurs miracles. Lorsque se répandit la nouvelle dune guérison prodigieuse opérée par Anne-Marie, par le simple toucher de sa main, linvocation de la Très Sainte Trinité, des vagues de commotions, jointes, par malheur, à une certaine exaltation à caractère fanatique, se diffusèrent en plusieurs occasions, dans toute la ville de Rome et même au delà. Il y eut des périodes où la Taïgi ne trouva pas un instant de paix. Elle était sans trêve recherchée par des foules avides de miracles faciles, traquée par des curieux plus ou moins aimables, traînée continuellement, ici et là, au chevet des malades plus ou moins en danger, pendant que lannonce de nouvelles guérisons, vraies ou inventées, contribuèrent à surexciter de plus en plus les gens. Dans les situations comme celles-ci, il est extrêmement difficile de distinguer la réalité de la fantaisie, la vérité des inventions, la bonne de la mauvaise foi. Il nappartient pas au chroniqueur de démêler le tout, de censurer dans un sens comme dans lautre. Bien sûr, le fait demeure, daprès les témoignages les plus dignes de foi, les documentations les plus sérieuses. Une autre preuve indiscutable du surnaturel qui saffirma chez Anne-Marie Taïgi : lopinion autorisée du cardinal Carlo Saletti, au sujet dune série de guérisons merveilleuses opérées par elle. Je nen rappellerai quune seule : Anne-Marie, accompagnée dune autre personne, faisait la visite des sept églises. Elle fut surprise par un violent orage, une de ces averses imprévisibles et soudaines, qui sabattent sans merci sur Rome, au moment où on sy attend le moins. Elle sarrêta à la première porte et frappa. On la fit entrer et elle se trouva dans une salle où plusieurs personnes, en larmes, entouraient un lit sur lequel gisait râlant, une pauvre moribonde. Désormais, lui dit quelquun, il ny a plus rien à faire. Le médecin a quitté ; sa présence était devenue, à ce point, inutile. On lui administrera les derniers sacrements. Anne-Marie sapprocha alors du grabat et plaça sa main, sur le front diaphane de la mourante, le signa au nom de la Trinité. Puis, elle se retourna et dit de sa voix douce et coutumière : " Ne craignez rien ; la grâce est déjà obtenue ". Au dehors, la pluie sétait apaisée et elle poursuivit son pèlerinage de pénitence. À peine fut-elle sortie que la malade cessa ses râlements de lagonie et commença à parler. Elle demanda de la nourriture et, face à la stupeur des personnes présentes, elle se souleva de façon à sasseoir. Elle était parfaitement guérie. Elle mourut à laube du 9 juin 1837, au numéro 7 de la rue " Santi Apostoli ", dans le palais Righetti, après trois heures dagonie, dans un total abandon. Cétait vendredi. Elle avait 68 ans et 20 jours. Les maladies, les tribulations et les pénitences avaient fini par réduire Anne-Marie à un tel état de prostration que, déjà, en octobre de lannée précédente, ne pouvant plus se sentir, elle fut forcée de prendre le lit. Elle ne put jamais, dés lors se relever. Clouée à cette paillasse : des accès dasthme, à répétition, des douleurs arthritiques et névritiques, parfois très intenses, des convulsions violentes, une perpétuelle effusion de sueurs. Elle supporta ces souffrances avec beaucoup de résignation, dans le silence, huit mois durant. Elle fit preuve dune patience à toute épreuve ; son calme était des plus paisibles. Maman exemplaire, elle gardait, malgré tout, le gouvernail de la maison, continuait daccueillir les gens puissants et déshérités qui persistaient à recourir à elle, pour une aide ou un conseil. Sachant que tout était inutile pour le soulagement de ses souffrances, elle se prêtait avec docilité et bienveillance aux soins que lui procuraient ceux qui lentouraient. Elle continuait de recevoir chaque jour la sainte communion, durant la messe célébrée dans la chapelle quelle avait obtenu daménager dans son appartement. Cétait pour elle lunique source de paix intérieure, lunique source de consolation pour son âme. Le 2 juin 1837, cétait encore un vendredi, une fièvre soudaine annonçait sa fin prochaine. Le docteur Paglioli se souvenait de bien dautres fièvres qui avaient assailli sa déconcertante patiente ; il ny attacha pas dimportance excessive : " chose insignifiante, avait-il dit, une légère fièvre passagère ". Anne-Marie lui avait souri doucement, comme pour le rassurer de son pronostic, elle laissa croire quelle serait apaisée. Elle était prête pour le grand voyage. Elle sy prépara, en arrangeant aussitôt, pour le mieux, les affaires de famille, pour se consacrer ensuite, aux choses den haut. Le soir du dimanche 4 juin, la fièvre reprit et cette fois-ci, eIle était maligne. Après une nuit affreuse, le matin du 5, à peine Anne-Marie avait-elle reçu la communion, quelle commença à entrer dans le coma de lagonie. Elle était, en réalité, entrée dans le mystère dune ineffable apparition céleste, quand à limproviste, son mari et ses enfants inquiets, autour de on lit, craignaient de recueillir dun moment à lautre, linstant fatal du dernier soupir. Elle se ranima, une lumière dincroyable béatitude dans ses pauvres yeux, demi-éteints. " Appelez-moi immédiatement Mgr Natali ", demande-t-elle. Le bon prêtre accourut aussitôt et les personnes entourant le lit durent se retirer. Anne-Marie lui confia le poids du dernier secret que, depuis lors, elle gardait pour elle seule, dans le silence de son coeur : le secret de la date de sa mort, elle le lui confia comme elle lui avait confié tous les autres secrets du ciel, avec un sourire radieux. Le jour suivant, mardi le 6 juin, la fièvre grimpa au-delà de toute mesure, et la souffrance dAnne-Marie atteignit des degrés élevés dans léchelle de la douleur physique. Face à cette situation qui menaçait dempirer dun moment à lautre, le médecin voulut tenter ce qui était encore possible, la prescription de médicaments plus violents, plus pénibles à supporter ; la malade savait très bien que ces moyens drastiques, comme tous les autres qui avaient été employés, savéraient inutiles, parce que son état était déjà fixé dans le grand livre de Dieu. Toutefois, pour ne pas entrer en contradiction avec le bon docteur, pour ne pas laisser chez ses fils et ses filles, son mari, le regret de ne pas lui avoir assuré tous les soins possibles, elle abandonna totalement son pauvre corps crucifié par la souffrance, à la dernière torture de la science. Le lendemain, mercredi le 7 juin, il apparut très évident à tous quil valait mieux lui épargner ce martyre. Le mal, en effet, plutôt que de sapaiser, saggravait inexorablement, dheure en heure. La maison Taïgi tint donc conseil et décida quil était opportun, ce matin-là, de lui faire apporter le Viatique de léglise Sainte-Marie " in-via-Lata ", plutôt que de la faire communier privément, comme dhabitude. Il en fut ainsi. Elle passa une autre journée et, laprès-midi du 8 juin, quelquun frappa à la porte avec discrétion. Sophie alla ouvrir et elle se trouva face à face avec le cardinal Pedicini. Que voulait Son éminence, de la pauvre moribonde ? Lui parler encore, si cétait possible. Anne-Marie fit avancer une chaise, la plus belle de la maison, tout prés de son lit. Le colloque qui suivit, dura plus dune heure. Ce fut la dernière conversation de cette humble femme du peuple avec un prince de lÉglise. Le soir, les souffrances physiques saccrurent encore, de façon indicible ; langoisse de la fin atteignit le fond du calice amer. Elle se tut jusquà ce que lui revienne la force desquisser un sourire sur son visage. De crainte que cette force sévanouisse, plus occupée des autres que delle-même, elle voulut que les siens séloignent de sa chambre afin que son état ne les afflige pas. Monseigneur Natali sentretint seul à seule avec elle, pour un peu de temps. " Comment êtes-vous ? " lui demanda-t-il. " Ce sont des peines de mort ", lui répondit-elle, à demi-voix. " Que ta volonté soit faite ", lui chuchota le bon prêtre. " Sur la terre comme au ciel ", ajouta-t-elle. Et ce fut sa dernière réponse. Monseigneur Raphaël Natali rejoignit les autres dans la cuisine, et, ensemble, ils prirent les dispositions nécessaires pour quAnne-Marie fut assistée, réconfortée par beaucoup damour, beaucoup dattention, jusquà son dernier soupir. Des charges furent attribuées à chacun, à chacune. Lun alla à la maison voisine de la " Madelena ", chez les fils de saint Camille de Lellis, des prêtres voués au service des malades. Un autre se rendit au couvent des Carmes, pour appeler le Père Filippi uigi, dernier confesseur dAnne-Marie. Un troisième, par la rue " del Corso " entra à " Santa-Maria-in-Via-Lata ", pour demander le vicaire dom Luigi Antonini. Mais lhomme propose et Dieu dispose. Ce dernier en avait décidé autrement. On sait quil voulait que cette humble femme déjà souffrante, franchisse les étapes de la passion de Jésus, de Gethsémani au Calvaire, limite aussi dans les trois dernières heures dabandon sur la Croix. Les Camilliens vinrent, de fait ; mais leurs experts jugèrent quelle pourrait vivre encore quelque temps et sen retournèrent à leur couvent, convaincus que leur présence nétait pas indispensable pour le moment. Son confesseur ne vint pas parce que, dit-on, les règles carmélitaines ne permettaient pas daller hors du couvent, durant la nuit. Le vicaire de Sainte-Marie-in-Via-Lata vint, au contraire, mais croyant quil valait mieux laisser la patiente tranquille, il se retira dans une autre salle pour lire son bréviaire. Le vieux Monseigneur Natali qui avait veillé sans cesse, jour et nuit, les derniers temps, au chevet de la malade, et avait dû pourvoir personnellement à tous les besoins de la maison au moment où personne ny pensait, parce quon était aux prises avec langoisse, fut invité par les Taïgi à sallonger quelque peu sur un lit, pour saccorder un moment de sommeil, sil voulait pouvoir être sur pied, le lendemain. Les Taïgi, de leur part, fils et filles, neveux et nièces, adoptèrent des attitudes différentes : les uns décidèrent daller se reposer, les autres de veiller dans la cuisine, obéissant à la maman qui les avait éloignés de sa chambre. Ainsi, deux femmes seulement demeurèrent en service, dans la chambre dAnne-Marie. Mais les deux femmes avaient accepté lopinion des Pères Camilliens qui prétendaient que cette pauvrette ne mourrait pas à linstant ; elles la voyaient calme et tranquille ; elles se placèrent dans un coin et se mirent à converser à voix basse, de leurs faits et gestes, sans trop se préoccuper de la malade. Mais voici que, " vers les quatre heures de la nuit, racontera Monseigneur Natali, je me suis senti fortement poussé à me lever en toute hâte, comme je le fis. Je courus à la chambre de la malade qui était alors à lextrémité. Jen avertis immédiatement le vicaire et on commença aussitôt les prières de la recommandation de lâme. Les prières étaient à peine terminées, quau milieu dune invocation au Sang très précieux de Jésus, à légard duquel la moribonde avait toujours eu une dévotion particulière, elle rendit son âme bienheureuse à Dieu ; il était quatre heures et demie du matin, un vendredi, comme elle lavait prédit ". " Ainsi, conclura lexcellent prêtre, confident fidèle et discret dAnne-Marie Taïgi, se vérifiera tout ce que la servante de Dieu avait annoncé delle-même, plusieurs années auparavant, relativement à sa mort. Elle me dit, en effet, les premières années au cours desquelles jai pu faire sa connaissance, quà sa mort, elle serait abandonnée de tous, comme le Seigneur le lui avait laissé entendre, plus dune fois. En dautres occasions, elle massurait que je serais là, présent. Je ne pus alors mettre en harmonie ces deux assertions contradictoires. Les événements ayant eu lieu, jen saisis très bien lexplication. On dirait une règle, à lire lhistoire des saints, celle de ceux qui suscitèrent à leur mort un mouvement impétueux de commotion pour rassembler des foules imposantes de citadins venant de partout, que souvent leurs funérailles se transformaient en de réels triomphes, en apothéose irrésistible, comme si les villes où ils vécurent et les terres qui les connurent, désiraient participer, elles aussi, ici-bas, à lallégresse céleste. Anne-Marie échappa à cette règle ; il fut écrit quelle devait roter son époux céleste jusque dans lhumilité de la sépulture ; la nouvelle de sa mort traversa, en effet, le petit portail du numéro 7 de la " via Santi Apostoli " pour atteindre deux ou trois de ses nombreux admirateurs, un bon nombre de ses favorisés. Les vendredi et samedi, alors que la dépouille mortelle, revêtue des habits mi-mondains, mi-religieux, un petit crucifix de cuivre dans ses mains croisées sur la poitrine, demeura exposée dans la chambrette où elle expira. Peu de gens apparurent à la porte de la maison Taïgi, pour réciter un " requiem " ou pour donner, ne fut-ce que de façon furtive, une parole de consolation, aux familiers éprouvés par une telle perte. Il faut savoir, pour se rendre compte du fait, que les autorités de Rome et des environs, les gouvernants, avaient été amenés, en raison de la crainte, de la peur, qui se répandaient dans la population, à prendre des mesures très sévères contre toute menace de contagion, à suggérer à la population dagir avec beaucoup de précaution. On suggérait de ne pas mettre les pieds dans une maison où quelquun était mort, sans quelle ait dabord été désinfectée. Cela, non seulement pour éviter toute contagion, mais aussi pour échapper à la tristesse. Il est indispensable, pensaient les médecins, " de se distraire avec des idées plaisantes et indifférentes ". Ce qui importait le plus, pour fuir lépidémie, cétait de lui opposer la barrière dun moral très élevé. Si cétaient les dispositions du gouvernement et les suggestions de la science de lépoque, les gens, de leur part, poussèrent la prudence jusquà éviter, à fuir comme pestiférés tous ceux qui, en ces jours, vivaient quelques décès au sein même de leur famille, quelle quen ait été la cause. Cette situation explique de façon très compréhensible la raison pour laquelle la familleTaïgi sappliqua à tenir cachée la mort dAnne-Marie ; " abandonnée par ses amis, terrée dans la misère, raconte le cardinal Pedicini, elle préférait passer quelques jours enfermée à lintérieur de sa modeste demeure ". Monseigneur Natali profita de ces deux jours pour faire prendre, dans la cire, le masque, le haut du buste de la défunte. Le soir du samedi 10 juin, la dépouille mortelle fut déposée dans un cercueil de bois et une fausse tombe de fer blanc, contenant un court mémoire rédigé par le prêtre ami lui-même. À la nuit tombante, elle fut transférée dans léglise voisine de Santa-Maria-in-Via-Lata où elle demeura toute la journée du dimanche, gardée en cachette par quelques parents, ignorée de plusieurs, inconnue de presque tous. Les dispositions des autorités exigeaient, de fait, quaucun cadavre ne quitte la maison avant dêtre enfermé dans une caisse et ne doive pas être exposé. " Pour cette raison, raconte le cardinal Pedicini, non seulement on ne pouvait pas voir la dépouille mortelle, mais le peuple ne pouvait même pas savoir qui ce fut. On ne devait risquer aucune curiosité, ni rechercher quoi que ce soit, par crainte de la colère, de lépouvante, qui étaient tellement grandes, lorsquon rencontrait sur son chemin, un cadavre porté à léglise. Non seulement, on ne cherchait pas à savoir qui il était, comme la chose est arrivée, mais on cherchait tout de suite à quitter la rue, par crainte de contacter le miasme, de quelque nature quil fut, de donner la moindre prise à la peste tellement redoutée ". Le soir de ce même dimanche 11 juin, les premières ombres étant déjà répandues sur la ville, le cercueil de bois, fut introduit dans un cercueil de plomb quun magistrat scella soigneusement. Puis, un petit groupe de personnes, en ordre disparate, afin de nêtre pas remarquées, laccompagna jusquau cimetière du Verano où par la volonté du pontife Grégoire VI lui-même, un lieu de choix lattendait. En effet, la nouvelle de la mort dAnne-Marie Taïgi à peine connue, le cardinal Pedicini sétait empressé décrire au vicaire de Sa Sainteté, le cardinal Odescalchi, une longue lettre dans laquelle il disait, entre autres choses : " Ayant plu à Dieu de rappeler à léternel repos lâme dAnne-Marie Taïgi, domiciliée au numéro 7 de la " via Santi Apostoli " que le soussigné Cardinal, vice-chancelier, a eu la chance de fréquenter et de connaître, dadmirer ses vertus autant que ses dons extraordinaires de lumières singulières, qui lui sont venus de la part de Dieu ; des dons qui lont abondamment enrichie, si on la compare à dautres grands saints. Des centaines de preuves existent, au sujet de lauthenticité de ces dons quelle mettait au service des affaires publiques de lÉglise et du monde. Tout était indiqué avec une grande précision, bien avant que se produisent les événements qui se réalisaient conformément à ses prédictions, aux détails qui les accompagnaient. On ne peut attribuer quà Dieu les dons extraordinaires quelle possédait. Le cardinal qui vous écrit, croit quil est de son devoir de porter le fait à la connaissance et à la piété religieuse de votre Eminence, pour que la dépouille de cette âme remarquable qui fut sa compagne dans lexercice de tant de vertus, ait des égards particuliers qui se sont pratiqués dans des cas semblables, des cas qui, de fait, ne sont pas fréquents ". Le cardinal Odescalchi référa immédiatement, la chose au pape qui donna, sans tarder, linstruction que la dépouille dAnne-Marie serait placée le plus prés possible de la chapelle du cimetière, du côté de lÉvangile, près de la marche de la porte. Dans les jours qui suivirent, pendant que les fils faisaient installer une plaque de marbre blanc, sur la tombe, une plaque sur laquelle, sous la croix rouge et bleue des trinitaires, on avait inscrit : " Anne-Marie Antonia Gésualda Taïgi, née Giannetti, à Sienne, le 20 mai 1769, décédée à Rome, le 9 juin 1837, tertiaire déchaussée de lOrdre de la Sainte-Trinité ". Le cardinal Pedicini apprit que les conditions financières de la famille Taïgi étaient précaires. Toute la maisonnée devait survivre avec quatre écus, le reste du mois, pendant que les dettes atteignaient 200 écus : pour le médecin, les funérailles, le masque et le buste de cire, les deux cercueils, lacte notarié, la pierre tombale. Le cardinal se faisait pourvoyeur ; il envoya sur la " via Santi Apostoli ", son maître de chambre, avec cinquante écus, " en mémoire de la disparue ". Il envoya aussi, certaines personnes de Milan et de Turin, demeurées tout à fait inconnues. Ces personnes faisaient parvenir des offrandes généreuses, des offrandes qui permirent de solder les dettes. La Providence ne manqua jamais de veiller sur la pauvreté de la maison Taïgi. Elle veilla de façon particulière sur Sophie qui se préoccupait, avant la mort de sa mère, de lavenir de ses enfants. Anne-Marie lavait rassurée. Dix-neuf ans après, le 31 mars 1856, le procès informatif sur la renommée des vertus et la sainteté dAnne-Marie eut lieu. On procéda à lexhumation de sa dépouille pour lidentification et la translation, à lintérieur des murs de la cité. " La planche qui fermait le cercueil de bois fut enlevée et, comme il est écrit dans lacte légal de reconnaissance, le cadavre tout entier, recouvert de ses vêtements, se montra à tous ". Puisque en ce temps, le corps dAnne-Marie Taïgi, tertiaire déchaussée de lOrdre des trinitaires, était réclamé soit par les trinitaires espagnols de Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines, soit par les trinitaires italiens de la basilique Saint-Chrysogone au Transtévère, pour ne pas léser les uns et les autres, la nuit du 11 juin 1856, elle fut ensevelie dans léglise de Santa Maria della Pace ", dans un sépulcre fermé par un marbre, portant linscription : " Ici repose la servante de Dieu, Anne-Marie Taïgi ". Huit ans après, le pape Pie IX lhonora du titre de vénérable. Cétait, selon la règle du temps, le premier pas sur la voie de la glorification. Entre-temps, lautorité ecclésiastique reconnaissait le droit incontestable des trinitaires italiens, parce quil revenait aux Italiens de conserver la dépouille mortelle de lItalienne Anne-Marie Taïgi. Ainsi, au cours de la nuit du 10 juillet 1865, le corps était définitivement transférée au delà du Transtévère, dans lantique basilique de Saint-Chrysogone. Finalement, le 30 mai 1920, le jour même où léglise célébrait la fête de la Sainte Trinité, lhumble femme du peuple, femme de maison, mère de famille et tertiaire déchaussée, eut une grandiose apothéose ; elle connut, dans sa ville dadoption, le triomphe des saints. Tout Rome qui, depuis quelque temps, parlait de ses miracles, parut vouloir converger vers Saint-Pierre, pour assister à lacte de sa béatification. " Cest une mère de famille, avait déjà dit delle le pape Benoît XV, qui se présente, après avoir été lange consolateur de ses parents, après avoir édifié ses compagnes détudes, après avoir dépensé utilement ses années dadolescence, en travaux et en services propres à son état et à sa condition. Elle peut servir de modèle à ceux qui nont pas encore quitté le foyer domestique. Cest une mère de famille à qui na jamais souri une grande aisance ; sa jovialité calme et paisible rendait alors inexcusables toutes ces mères qui disaient ne pouvoir atteindre la piété, ne pouvoir sabstenir de continuelles lamentations, à cause de leur pauvreté et de leurs misères. Elle est une mère de famille sur qui pesait lourdement lassistance de ses vieux parents, le soin dun mari pas toujours aimable, léducation dune nombreuse progéniture. Oh ! Comme elle fut admirable, laffabilité avec laquelle Anne-Marie répondait aux exigences des vieux parents ; elle vainc le mal par le bien, et gagne le coeur de son mari. Elle éduque ses enfants en leur prodiguant beaucoup daffection, évitant de leur infliger des sentiments de peur ou de crainte. Elle est une mère de famille qui ordonne bien sa maison, nabandonne pas ses devoirs envers chacun, trouve le temps et le moyen de visiter les pauvres, les malades, de se faire toute à tous ". Cest la page indubitablement la plus maigre de lallocution de Benoît XV, parmi les nombreuses que jai eu le loisir de lire, à lexaltation dAnne-Marie Taïgi. Cest en même temps la page la plus efficace quon peut écrire pour présenter notre protagoniste dans ses traits les plus purs, dans son aspect le plus humain, dans sa valeur la plus authentique, dans son essence la plus vraie : femme du peuple, épouse et mère comme le sont des millions dautres épouses et dautres mères, et toutefois lumineuse, dune lumière du paradis, non pas tant par les dons surnaturels par lesquels le ciel a voulu la récompenser abondamment, que par cette sainteté acquise instant par instant, avec les minimes actions journalières, imprégnées de respect affectueux envers les parents, damour compréhensif à légard du compagnon de sa vie, de patience dans léducation des fils et des filles, des petits-enfants, de modestie dans les occupations domestiques avec le balai et au milieu des casseroles, de charité sans bornes pour le prochain. Oui, la sainteté, en somme, à la portée de toutes les mères de famille. Que toutes sachent, comme Anne-Marie, se faire toutes à tous. Accrochons-nous à cette essentielle présentation faite par un pape, à la chrétienté entière, et nous goûterons les pages de Louis Veuillot, brillant écrivain français qui, exilé de France, respira à Rome les parfums enivrants dAnne-Marie Taïgi. JE VEUX MAINTENANT MÉLOIGNER DE QUELQUES PAS, PRENDRE CONGÉ DE LA FAÇON LA PLUS DIGNE DE CEUX QUI AURONT CONDESCENDU À LIRE CETTE COURTE ET MODESTE BIOGRAPHIE, EN AJOUTANT QUELQUES PAGES, QUELQUES RÉFLEXIONS QUI ME SONT PLUS PERSONNELLES. " Elle était une Thérèse, une contemplative, une vraie amante. Rien de tellement plaisant, cependant, dans sa vie : un mari à servir, un homme grossier bien quhonnête, plusieurs enfants, mille difficultés, des maladies fréquentes, des ennemis, des calomniateurs. Elle avait beaucoup à faire, dans la gouverne de sa maison ; elle y faisait non seulement régner lordre, mais la joie sainte. La pauvreté y habitait à demeure, mais jamais la misère ny pénétra. Elle convertissait ses ennemis, pardonnait à ses détracteurs. Elle savait être toute, et toujours, à Dieu ". " Elle avait été belle et gracieuse. Elle nattendit pas que cette fleur se fanât ; dés quelle fut appelée, elle se rendit. Dieu lenveloppa promptement dans lamour, la lumière, le désir du sacrifice, la connaissance de la douleur, la contemplation de la vérité. Il donnera satisfaction à sa charité, quand elle lui demandera de guérir les malades. Il y joignait la science de la religion, à la connaissance du passé, du présent et du futur, nourrissait cette charité quelle ne cessait de lui demander, dans le souci quelle avait de la conversion des pécheurs ". " Les dons intellectuels lui furent distribués comme par un miracle sans pareil. Peu de temps, avant quelle fut entrée dans la vie de perfection, elle vit apparaître un globe dor, terne, qui devint un soleil incomparablement resplendissant, dans lequel elle voyait toutes choses. Elle connaissait avec certitude le sort des défunts. Son regard allait jusquaux extrémités du monde ; elle reconnaissait des personnes quelle navait jamais vues, pénétrait lâme jusquau tréfond. Les choses accomplies, comme les choses futures, se révélaient à sa vie, dans les circonstances les plus détaillées. Un simple coup doeil lui suffisait. Lobjet réclamé par sa pensée, se montrait et elle le reconnaissait. Elle voyait le monde entier, comme nous apercevons la façade dun édifice. Les individus comme les nations, lui étaient présents. Elle discernait les causes du mal, les remèdes qui pouvaient le guérir. " " Par ce miracle permanent et sans limites, la pauvre compagne de Dominique Taïgi, devenait un théologien, un docteur, un prophète. Jusquà sa mort, lhumble femme put lire dans le soleil mystérieux. " " Les pauvres, les grands du monde, les princes de léglise venaient lui demander conseil et secours, la surprenaient au milieu des humbles services de sa maison, alors que, souvent, elle était malade. Elle ne refusait jamais son dernier morceau de pain, ni lor plus précieux encore, de son temps. Elle nacceptait jamais de dons, et à plus forte raison, des louanges. Les plus puissants protecteurs ne purent jamais la décider à faire sortir les siens de la condition dans laquelle ils étaient nés. Une reine, réfugiée à Rome, linvita à accepter de lor. Madame, lui répondit-elle, comme vous êtes naïve, je sers un Dieu qui est plus riche que vous ". Elle touchait les malades et ceux-ci guérissaient par la puissance qui lui venait de la prière. Dautres, avertis de leur mort prochaine, mouraient saintement. Elle pratiquait de grandes austérités pour les âmes du purgatoire, et ces mêmes âmes venaient la remercier ". " Elle souffrait dans son corps et dans son âme ; attirée instamment vers le ciel, par la véhémence du désir. Elle était ramenée et clouée sur la terre par les nombreux poids de la vie. Cétait un perpétuel martyre. Mais elle savait que Dieu le voulait ainsi. Elle savait aussi, quelle expiait pour les autres, que Jésus lassociait à son sacrifice, quelle était victime avec lui. Les douleurs damour sont dineffables ivresses ". " Pie VI mourait à Valence, Pie VII était prisonnier à Fontainebleau ; sous Grégoire XVI, réapparaissait la révolution. On disait que le règne des papes était terminé, que la loi du Christ et le Christ lui-même se mouraient, que la science aurait vite relégué parmi les chimères ce prétendu Fils de Dieu, déchiré ses maximes, injurieuses à la raison humaine ". " Durant ce temps, Dieu suscitait cette femme qui guérissait les malades par le seul attouchement de sa main, les sortait de leur lit par la seule force de la prière. Dieu lui donnait la connaissance du passé, du présent et de lavenir. Elle affirmait le retour de Pie VII, annonçait lélévation de Grégoire XVI, voyait déjà Pie IX lui succéder ". " Elle était la réponse de Dieu aux forts vainqueurs de la politique, des champs de bataille, des académies ". |