L'EQUILIBRE UNIVERSEL




    Une loi fondamentale domine et régit l'Univers : la loi d'équilibre.

    La création a réalisé la fragmentation de l'Un dans le Multiple, le passage de l'homogène à l'hétérogène, l'enchaînement de la liberté au sein de la nécessité. Mais le multiple s'anéantirait dans une infinie division si ses atomes ne s'opposaient les uns aux autres pour se grouper en un tout synthétique ; l'hétérogène demeurerait un chaos si l'esprit de vie ne l'organisait la nécessités s’affirmerait par une contre-action désordonnée et diabolique si les lois naturelles ne la revêtaient de leur régulière magnificence. Sans équilibre, il ne saurait exister ni vie, ni progrès, ni harmonie.

     La puissance ordonnatrice du Monde est le souffle de l'Esprit sur les grandes eaux. Séparant les eaux supérieures d'avec les inférieures, il fait s'opposer les forces aux forces et, au sein de l'éternel mouvement, naissent des Points fixes, équilibrés, qui deviennent les foyers du tourbillon vital, les centres d'organisation de la substance. Sur les résultantes invariables des énergies en conflit, la matière se modèle en formes régulières. Par le jeu de l'attraction et de la répulsion, les atomes se groupent selon des proportions définies pour former des êtres et des mondes. La Création remonte, en une amoureuse, assomption, vers l'Unité, son origine,- vers Incréé, sa fin, - vers le Principe équilibrant, sa raison d'être. Toute vie est un équilibre créateur, toute mort ou disparition d'une forme est une rupture d'équilibre.

    Enfermé dans l'Univers au sein duquel il agit a la manière d'un ferment, libre par son origine spirituelle, borné par son enveloppement matériel, l'homme a reçu le pouvoir de modifier l'équilibre du monde dont sa chair et son âme doivent cependant subir la loi. Ainsi le veut la contradiction de sa double nature de roi et d'esclave, de créateur et de créature, d'être spirituel et d'animal. Il doit harmoniser toutes les puissances cosmiques en lui-même avant de retrouver la place centrale qui lui est assignée dans l'harmonie du Cosmos. Il doit réaliser, par l'effort et par la souffrance, l'équilibre dans toutes les parties de son être avant de commander à la nature d'un verbe souverain.

    L'enfant apprend bientôt qu'il se blesse en frappant un mur du poing. La douleur est le premier maître, qui lui révèle les arcanes de l'équilibre et lui montre que toute action provoque une égale réaction.

    L'homme saura plus tard tirer de cette observation les principes de la mécanique et de la physique. Il en déduira la féroce loi du talion , « oeil pour oeil, dent pour dent », s'efforcera de créer le droit qui est une formule d'équilibre social. Mais combien faudra-t-il de siècles pour qu'il découvre que la même norme régit aussi les phénomènes moraux, qu'une passion évoque une douleur, qu'un crime appelle une expiation, qu’une mauvaise pensée engendre un mauvais destin ? Un jour, cependant, sa vue mieux assurée le fera lire au grand livre de Doit et Avoir que tient la Nature, où se trouvent inscrits et totalisés les mérites de toutes ses actions.

    L'homme alors saura que ses méfaits, ses erreurs et ses révoltes, qui troublent autour de lui l'équilibre universel, font souffrir les autres êtres et dérangent l'harmonie du monde, retombent aussitôt sur sa tête et déchaînent l'anarchie dans tout son être, en faisant son corps plus faible, son cœur plus lâche et sa raison plus folle. Son impuissance et son désordre s'aggraveraient ainsi sans cesse d'eux-mêmes, par le renforcement alternatif de la cause et de l'effet, si l'Adam déchu ne découvrait en lui, du fond de son désespoir, le point fixe et immuable de l'étincelle divine, s'il ne se reconnaissait à sa lumière, s'il n'équilibrait ses facultés autour d'elle ; pour faire rayonner dans le monde physique et dans le monde social, l'harmonie enfin conquise par le moi individuel.

    Equilibre de l'individu, équilibre de l'individu et du monde, équilibre de l'individu et de la société, tels sont les trois aspects sous lesquels une même loi s'offre aux méditations humaines.

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    L'homme n'aurait point a résoudre le problème de l’équilibre individuel si sa personnalité était une. Mais, bien loin qu'il en soit ainsi, le « moi » repose sur un agrégat hétérogène dont la complexité effraye le philosophe.

    Trois étages se distinguent au premier coup d’œil jeté sur l'édifice : un corps qui agit, une âme qui sent et désire, une intelligence qui pense. Encore ces divisions sont-elles aussi imprécises que celles du spectre solaire et chacune se subdivise-t-elle en nuances-dégradées. Les organes du corps affectent des personnalités propres et chacun se décompose en colonies d'individus cellulaires. L'âme est un indescriptible grouillement de désirs et de répugnances, d'instincts, de sensations, de sentiments bas ou élevés, forts ou faibles, clairs ou confus, se transformant incessamment de l’un en l'autre comme les nuages d'un soir d'été. L'intelligence, qui comporte des facultés aussi différentes que le raisonnement, l'imagination et l'intuition, trempe en partie dans les ténèbres de l'inconscient ; le meilleur de sa besogne est accompli dans un abîme obscur où le regard de l'introspection ne pénètre pas.

    Au-dessus de ces éléments mobiles, la volonté une et libre, donne à l'homme conscience de sa personnalité. Mais la volonté ne peut agir sur les forces diverses de l'individu, pour les exalter ou pour les réfréner, qu'autant qu'elle est appuyée sur un point équilibré et stable qu'il faut savoir découvrir. L’énigme que le Sphinx propose à Œdipe, c’est l’énigme de la liberté intérieure réalisée par la connaissance du centre de gravité humain. L'enseignement que le néophyte doit lire dans les symboles des colonnes du temple de Salomon, des pyramides, de la croix, du caducée, du niveau et de l'équerre ou dans les hiéroglyphes semblables de l'Inde et de la Chine, C'est le prudent conseil donné par les anciens initiateurs : « La voie de droite et la voie de gauche ont des dangers ; suis le chemin du milieu, il est étroit, mais sûr ». Que celui qui s'efforce de faire régner en lui-même l'unité, de devenir son propre maître, sache méditer ces paroles et se laisser guider par la divine intuition ; voici les lois du développement psychique qu'il retrouvera dans son propre cœur.

    Ne tente point, ô disciple, de développer isolément une des puissances de ton être. Sache que chacune des facultés qui te constituent ne peut dépasser un certain maximum et que toutes sont liées ensemble par des rapports déterminés qu'on ne saurait modifier sans danger. Ton corps devient malade lorsqu'un organe s'hypertrophie aux dépens des autres, parce que tous les organes ont une vie solidaire et qu'un même sang les nourrit. Comment ton esprit ne serait-il pas infirme si tu cultives ton raisonnement en atrophiant ton imagination, si tu fais mourir ton cœur pour devenir plus cérébral ou si tu étouffes ton étincelle divine pour suivre tes instincts?

    Ouvre-toi pleinement à la vie pour qu'elle circule dans tout ton être. Epanouis toi vers le ciel comme un bel arbre qui étend ses branches dans toutes, les directions et qui enfonce en terre de puissantes racines. Sois universel. Ne crains point d'apprendre la musique et la peinture si tu veux devenir un grand algébriste ; ne crains point de te bercer de poésie, de rêves et de sensations esthétiques si tu aspires à devenir un réalisateur ; ne crains jamais ; quoi que tu fasses, de laisser ton cœur d'homme s'épanouir et fleurir. L'harmonie de ton développement en décuplera la puissance ; tu ne mériteras le titre de roi que lorsque tu sauras et pourras commander dans tous les domaines accessibles à l'homme.

    Remarque que l'arbre proportionne la longueur des racines à celle des branches, que la plante pousse des feuilles, alternées ou opposées, sur les deux côtés de la tige. L'analogie te fait connaître par ce signe, qu'il existe en toi des facultés égales ou opposées, s'équilibrant mutuellement, les unes positives, expansives, masculines et célestes, les autres négatives, réceptrices, féminines et terrestres, dont chacune est indispensable au développement de sa complémentaire comme l'homme à la femme et la femme à l'homme.

    Lorsqu'une force s'affirme en toi nuisible, transforme-la : greffe sur le tronc sauvage un jeune rameau cultivé ; oriente vers le bien ce qui se dirigeait vers le mal. Mais ne crois point qu'en la comprimant pour empêcher son développement, tu rétabliras l'harmonie ; ou tu deviendras incomplet ou tu provoqueras de dangereuses réactions. Les systèmes de morale ne sont trop souvent impuissants que parce qu'ils enserrent l'homme dans un filet de prohibitions et de négations stériles sans fournir d'aliment à sa vie ni d'objet à son activité. L'homme est un enfant désœuvré qui construit des châteaux dans la vase : ne vaut-il pas mieux lui offrir un travail utile et propre que lui interdire le mouvement ? Les mêmes puissances de l’être peuvent servir au mal comme au bien, selon l'orientation qui lui est donnée car l'erreur n'est qu'une ombre irréelle projetée sous la lumière du vrai par l'opacité de nos âmes. Tout enfer recèle un paradis virtuel, toute ténèbres un soleil et tout pêcheur un saint. Mieux vaut être tout chaud ou tout froid que tiède, a dit le grand initiateur, car la tiédeur symbolise l'indifférence, la médiocrité, l'impuissance, l'absence de vie qui est le mal sans remède.(1)
 

    Aucune expansion harmonieuse ne peut être instantanément complète dans notre monde soumis aux lois de l'espace et du temps. Incline toi devant le sceptre de Saturne. Apprends de la Nature l'emploi successif des périodes alternées pour assurer à travers la durée, l'unité d'un mouvement. C'est en méditant sur la nuit et sur le jour, sur l'hiver et sur l'été, sur la naissance et sur la chute des feuilles que tu comprendras le sens des fortes paroles de Salomon : « Il est un temps pour naître et un temps pour mourir ; un temps pour planter et un temps pour arracher un temps pour tuer et un temps pour guérir ; un temps pour pleurer et un temps pour rire un temps pour embrasser et un temps pour s'éloigner des embrassements ; un temps pour acquérir et un temps pour laisser perdre ; un temps pour se taire et un temps pour parler ; un temps pour la paix et un temps pour la guerre ».
 

    L'oscillation d'un pendule autour de sa position d'équilibre est un symbole de la marche du monde. Un point mort sépare deux mouvements opposés et c’est pourquoi il a été dit encore : « C'est dans le repos que le sage trouve sa sagesse ». La conquête de la Toison d'or n'est point l’œuvre de l'homme qui méprise le repos, ni de l'homme qui ne sait alterner son action.

    Fixe enfin ton regard sur une dernière loi, Ô toi qui veux parcourir le sentier du milieu : ne vois-tu pas que tu es inséparable de l'Univers ? Ta vie particulière est une modalité, de la vie cosmique, qui pénètre en toi comme l'eau de l'Océan dans les alvéoles de l'éponge. Tes forces physiques, tes sentiments et tes idées viennent du grand Tout qui nourrit ton corps, ton âme et ton esprit ; tu ne peux sans mourir rester privé de pain, d'air, de soleil, d'amour ni de pensée. Ne laisse donc aucune rouille, aucune lèpre se développer en toi qui puisse empêcher de circuler le courant vivificateur et t'isoler de la Vie universelle. Tout isolement est le commencement d’une mort. Redoute les effets pernicieux de la tristesse et du découragement, de la peur et de l'envie, de l'égoïsme et par-dessus tout de l'orgueil, puissances d'encerclement et d'oppression, dont les victimes apparaissent à l’œil des voyants comme enfermées dans une cage ou écrasées sous une cloche de plomb qui les fait se dessécher et mourir peu à peu.

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    Chaque pas en avant accompli par la science dans son voyage de découverte à travers le Cosmos révèle un nouveau domaine où s'applique l'universelle loi d'équilibre.

    Les mouvements des astres réalisent l'harmonie mathématique. Chaque masse, liée à ses voisines à travers l'infini des espaces sidéraux par le jeu des attractions et des répulsions, des forces centrifuges et des forces centripètes, règle ses mouvement sur les leurs avec une absolue précision et réalise au sein du perpétuel mouvement le miracle de la perpétuelle stabilité. L'Astronomie est fille de la mathématique ; il est possible au génie calculateur de l'homme d'assigner dans le ciel la place que veut l'équilibre du monde à un astre inconnu que le télescope n'a point découvert encore.

    Toutes les forces réparties à la surface du globe terrestre, lumière, chaleur, électricité, radiations encore mal connues sont dans un équilibre tel que le savant voit en elles les modalités de la même Energie, indestructible et une dans son essence, mobile et protéenne dans ses transformations, dont aucune parcelle ne se peut déplacer sans provoquer une réaction équilibrante de la masse tout entière.

    La Physique peut dire avec certitude combien une quantité donnée de chaleur produira de mouvement, de lumière ou d'électricité, quels phénomènes naîtront de ces substitutions que commande la loi de conservation de l'énergie.

    Aux yeux du chimiste, les différents corps de la nature apparaissent comme des constructions formées d'atomes en équilibre. La réaction de deux corps en présence, c'est la démolition d'un édifice mal équilibré suivi de la reconstruction d'un autre plus stable. Le savant possédant le secret des valences, c'est-à-dire la théorie de l'équilibre moléculaire, calculé au tableau noir la formule du corps nouveau qui doit prendre naissance dans sa cornue.

    D'ailleurs, les atomes de la molécule ne sont pas encore des éléments irréductibles. Une analyse plus pénétrante les dissocie, Montre qu’ils constituent un centre de forces, un système solaire en miniature dans lequel les ions et les électrons dessinent des mouvements analogues au mouvement des astres. Ainsi les successives découvertes de la Science manifestent toujours mieux l'unité des lois naturelles, et déjà les phénomènes physico-chimiques se rattachent à la mécanique universelle.

    Il n'est pas un enfant aujourd'hui qui n'apprenne ces merveilles dans les salles de l'école villageoise. La méditation et le raisonnement ne trouvent-ils pas en elles une base suffisante. pour deviner le même rythme équilibré, les mêmes aspir et respir successifs dans toutes les sphères de la création, même dans celles où n'atteint pas une science encore matérielle et bornée ? Il est sans doute des puissances qui dominent, pénètrent et commandent les forces physiques, comme celles-ci dominent, pénètrent et commandent la matière en produisant les effets les plus étendus. Qu'une pensée, un sentiment, soient incapables de mouvoir une masse pesante, à la façon d'un courant électrique, ils n'en sont pas moins des forces immenses, qui transforment les arts et les sciences et les royaumes jusqu'à changer la face du monde. Ils sont assurément aussi des forces universelles, partout répandues dans la nature, partagées entre tous les êtres sortis de la main de Dieu, bien que l'orgueil de l'homme ait osé parfois s'en attribuer le monopole et croire qu'ils prenaient en lui leur source. Si cette opinion était fondée en vérité, l'homme ne serait-il pas le créateur conscient, le maître souverain de ses désirs, de ses sentiments, de ses idées, de sa vie même ? Le fait que tantôt il subit, malgré lui, leurs assauts et leurs tourbillons, que tantôt il les appelle et les poursuit sans pouvoir les fixer dans leurs fuites, ne montre-t-il pas à l’évidence qu'il est un sujet passif, un instrument docile, recevant du grand monde la marée de ces forces subtiles, et qu'il possède seulement le pouvoir de les transformer en lui, de les assimiler, d'en modifier le cours et de les rendre à l'Univers colorées des reflets de son moi. L'antique Astrologie enseigne que les corps célestes sont des foyers de forces vitales, de forces psychiques, de forces intellectuelles, de même qu'ils sont des foyers de magnétisme et de lumière. Leur influence réciproque, loin d'être limitée aux effets mécaniques que voit l'astronome, s’étendrait à tous les phénomènes pondérables ou impondérables de la vie universelle. Les lois cycliques des équilibres sidéraux seraient les lois de la vie à la surface de notre planète et aussi les lois du développement de l'individu ; le cœur de chaque homme battrait à l'unisson du cœur solaire de son système ; le microcosme serait la reproduction fidèle du macrocosme. Conception splendide de l'unité et de l'harmonie du monde, qui pulvérise la sotte vanité de l'homme en lui montrant qu'il n'est qu'un rouage infime dans la mécanique céleste, - mais qui déroule à ses yeux la perspective d'une immense grandeur ! Elle lui permet d'espérer l'omniscience, puisqu'il est le miroir de l’Univers et peut, en s'observant lui-même, connaître analogiquement la création tout entière. Elle lui permet d'aspirer à la toute-puissance puisque ses actes, ses sentiments et ses pensées réagissent sur l'Univers, puisqu'il suffit qu'ils soient équilibrés, harmonisés selon le canon de la loi divine, pour que leur retentissement soit infini, pour qu'Adam devienne le roi de la Création. Le gracieux symbole d'Orphée enchantant les pierres brutes par le son de la lyre, n'a pas d'autre signification. C’est la promesse qu'un geste, un sentiment, une pensée harmonieusement projetée hors de l'homme pourra faire vibrer l'Univers de ses cimes spirituelles jusqu'au fond des abîmes de la matière.

    Si l'homme se pénétrait de ces antiques doctrines, il sentirait vivement combien il importe à son bonheur de ne point troubler légèrement l'équilibre de la planète à laquelle il est attaché, mais de régler lui-même ses actions en vue de maintenir l'harmonie des parties dans le tout et du tout dans les parties. Sans doute agirait-il moins capricieusement envers les forces qu'il copte et asservit pour ses besoins sans se préoccuper un instant de leur rôle naturel ni des réactions que risque de déchaîner son imprudence. Il ne peut cependant produire un courant électrique dans une dynamo que l’équilibre électrique de toute la terre n'en soit modifié. Pourrait-il plus impunément emprisonner le feu du ciel, épuiser les réserves de charbon, et de métaux qui dorment sous l'écorce céleste, raser les forêts, détruire par amusement des races entières d'animaux, se nourrir de poisons et faire la guerre à ses frères ? Ses curiosités, ses expériences tentées au détriment d’êtres vivants, de ses semblables même, son égoïsme, qui le sacre tyran de la création, peuvent-ils ne pas attirer sur sa tête le contre-coup de maux qu'il répand autour de lui ? Pourquoi la maladie, les désordres nerveux, la misère morale, l'alcoolisme, la débauche, le crime et la folie progressent-ils du même pas que la civilisation ? Est-ce une fortuite coïncidence, dans ce monde où le Hasard n'existe pas ? Est-ce une conséquence de la loi, connue des mathématiciens, que lorsqu'on applique sur un corps équilibré une force tendant à déranger sa position, il se développe, pour rétablir l'équilibre, une force égale et opposée à la première ?

    Les bardes scandinaves qui chantèrent le poème de Nibeling-nôt n'étaient point géomètres sans doute. Mais ils enseignaient dans leurs vers inspirés qu'on ne peut arracher l'or aux eaux du Rhin, qui symbolise la Nature primitive, sans que le malheur équilibrant s'abatte sur les possesseurs successifs de cet or, ou Aôr, Lumière éternelle, Energie primordiale, Âme du monde, déplacé par l’Egoïsme de son centre de gravité. La série fatale ne prend fin que lorsque l'or, est rendu aux flots du Rhin et que le premier crime a été racheté par une dernière expiation qui ferme le cycle du mal.

    L'allégorie de la tour de Babel ou de la tour foudroyée, retracée hiéroglyphiquement dans le livre antique des Rôms, rappelle la même vérité. La doctrine bouddhique du Karma en est une autre forme. L'Evangile l'exprime dans cette maxime lapidaire : Qui frappe par l'épée périra par l'épée. Toutes les sciences, toutes les philosophies initiatiques sont unanimes à affirmer que l'homme participe à la vie universelle, doit se régler sur elle et ne peut sans danger méconnaître ses lois. Toutes tracent un tableau enchanteur de la félicité et de la puissance qui lui sont réservées s'il respecte dans ses démarches le principe d'équilibre universel.

    Les alchimistes, sagaces et profonds précurseurs des savants d'aujourd'hui et de ceux de demain, connaissaient les trois formes équilibrées de l'énergie primordiale, d'où dérivent toutes les forces physiques, ainsi que, l'action de ces trois puissances, appelées par eux le soufre, le mercure et le sel, sur la matière première, une et non différenciée, qui produit les diverses combinaisons des corps. Ils enseignaient que ces mêmes énergies, existant en l'homme, pouvaient influencer celles répandues dans les minéraux, les végétaux ou les corps animaux. Aide la Nature, imite ses lois, répétaient les adeptes aux disciples ; la Nature te reconnaîtra pour son maître et t'obéira. Tu pourras transformer à ton gré le protoplasme originaire comme elle le fait dans ses laboratoires secrets. Tu pourras capter la quintessence de vie et donner à ton frère malade une médecine vraiment universelle qui rétablisse infailliblement l'harmonie dans son être, bien loin de remplacer, comme font les remèdes ordinaires, un déséquilibre par un autre, et de chasser Belzébuth au nom de Belzébuth. Ton sceptre royal sera le caducée d'Hermès, expression de la loi d'équilibre par qui tu fais des miracles.

    N'oublie seulement jamais que les mêmes lois s'appliquent dans toutes les sphères de l'Univers, que les symboles alchimiques ont un sens moral, un spirituel et un mystique, que l'action du soufre, du mercure et du sel s'étend aux puissances les plus hautes de ton âme. Transmue en or le plomb de tes désirs. Abreuve de quintessence tes enthousiasmes languides pour le Beau, le Bien et le Vrai, afin de t'élever vers ces royaumes et de les faire descendre en toi. Pèse au scrupule, pour que l’échange, soit juste, ce que le Monde te donne de bienfaits et de science et que tu lui rends en réalisations fécondes ou en créations artistiques. Dresse dans ta demeure l’oratoire près du laboratoire : dans la salle qui les joint tu feras résonner les instruments de l'éternelle harmonie. Sache, enfin, sous peine de perdre ta surhumaine puissance, ne jamais agir dans un but personnel ni faire de l'or pour t'enrichir. Car tu, te séparerais aussitôt de la vie universelle, tu deviendrais le larron des forces divines au lieu d'en être le dispensateur, et, de ton palais transformé en cachot, tu ne sortirais pas avant d'avoir payé la dernière obole de ta dette.

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    L'harmonie sociale est la forme d'équilibre la plus accessible et la plus lointaine à l'homme. Il est le maître de la créer ou de la détruire car il fait les lois et fonde les empires. Mais sa puissance même l'enivre au point de lui faire oublier qu’il doit tracer le plan du temple social sur le modèle des lois divines et qu'il s'expose aux réactions équilibrantes du Destin en s’inspirant uniquement de sa fantaisie ou de son égoïsme. L'édifice mal bâti croule sur l'ouvrier, celui-ci sort des ruines pour maudire son œuvre, puis il la recommence, comme ferait un enfant déçu par la chute d'un château de cartes.
 

    Ce n'est point en s'attachant exclusivement tantôt à la tyrannie et tantôt à l'anarchie, - en éternisant les scories du passé ou en dissolvant indistinctement toutes les institutions,- que l'humanité peut réaliser l'harmonie sociale. Quelle terre produirait des fruits qui serait brûlée du soleil ou noyée sous les eaux ? Deux forces équilibrées, égales, opposées, alternatives, sont le soutien de l'Univers entier. Les groupements humains ne peuvent se maintenir, eux aussi, que sous l'empire du caducée d'Hermès par l’action combinée du positif et du négatif, de l'expansion et de la contraction, de la dissolution et de la fixation, de la liberté et de l'autorité.

    La liberté est le principe animateur et moteur des rouages sociaux c’est la force qui grandit et dilate toutes les institutions. L'autorité est le frein nécessaire, la puissance de contraction qui assigne a chaque être une place, qui fixe les formes, qui évite que l'infinie expansion des éléments constitutifs n'aboutisse à la dissolution de tous les organes et ne ramène le chaos. La première des deux forces crée des formes nouvelles en rongeant les anciennes, la seconde, fixe ses créations dans le temps pour qu'elles développent leur maximum d'effets et les synthétise en une unité supérieure. La liberté sans autorité, c'est l'anarchie, l'amorphisme, le retour à l'homogène et à la matière sociale non différenciée. L'autorité sans liberté, c’est l'oppression, l'étouffement, l'arrêt de la circulation vitale, le dessèchement et la mort

    Le jeu de ce couple dynamique doit faire régner l'équilibre aux trois étages du corps social : entre les individus, comparables aux cellules d'un être vivant, entre les groupements ou les classes, comparables aux organes, entre les gouvernés et les gouvernants, comparables au corps et à l'esprit.

    Les individus sont solidaires les uns des autres, dans leurs corps, leurs âmes et leurs esprits, par le seul fait qu'ils sont des hommes et qu ils habitent la planète.

    Je souffre mon insu des fautes commises par un Chinois inconnu à l'opposé du globe et je suis récompensé de ses actes de vertu, tant il est vrai qu'aucune cellule ne peut sécréter un baume ou un poison sans que l'organisme entier en soit affecté. Il faut voir dans cette loi de solidarité, la force coercitive nécessaire pour rapprocher et unir les individus, pour contrebalancer, le désir sauvage qui fait de l'homme un loup pour l'homme. L'équilibré social demeure une utopie aussi longtemps que je refuse de limiter ma liberté par l'amour du prochain et que j’outrepasse la limite où mon activité devient nuisible pour autrui. A peine un organe social prend-il naissance dans ces conditions que l'excessif développement des cellules les plus égoïstes et les plus fortes provoque un cancer mortel.

    Jamais un ensemble sain ne peut être constitué d'éléments corrompus. Des hommes qui les appliquent dépend la valeur des lois, et quelque perfectionné que soit le mécanisme des institutions publiques, l'égoïsme et le mensonge évoqueront toujours un enfer autour d'eux, rendront vaines les plus pures intentions. Ce fut une chose belle, assurément, que d'abroger les lois sur l'esclavage, mais est-ce que l'esclavage n'existe pas encore aujourd'hui dans le monde moral, plus dur et plus cruel parfois que sous sa forme primitive ?

    La science contemporaine a commis une fatale erreur, sous prétexte de se spécialiser utilement, en séparant la politique et la sociologie de la morale et de la métaphysique, qui sont leurs bases naturelles. L'ingéniosité des juristes se déploie dans le vide en cherchant d'artificiels moyens de contrainte qui remplacent l'observation spontanée de la règle morale, car la loi perd son prestige aux yeux des peuples et des législateurs à mesure qu'elle s'éloigne, de sa source véritable : comment un homme voudrait-il s'incliner devant l'autorité d'un autre homme si ce dernier nie lui-même tout principe d'autorité ?
 

    Le développement spirituel de l'individu, l'avènement de la conscience, la révélation de la vérité morale sont les conditions nécessaires de toute organisation collective. Tous les systèmes qui prétendent écarter cette base sont des œuvres de mensonge et d'erreur, il faut le dire bien haut, car la loi fondamentale de l'équilibre social est celle qu'enseigne l'Evangile : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qui te fût fait.

    Si la solidarité est la loi d'équilibre des cellules de la société, la hiérarchie est la loi d'équilibre de ses organes.

    A chaque fonction sociale nécessaire correspond un organe qui l'exerce. Il en est qui pourvoient à la production des richesses, aux communications, aux commodités matérielles, d'autres à la sécurité, à la justice, au bon ordre, d'autres aux besoins intellectuels et spirituels. Ces groupements sont essentiellement variables et revêtent diverses formes suivant les temps ou les lieux. Mais ils dépendent toujours étroitement les uns des autres parce que participant à la même œuvre : l'harmonie de leurs efforts cesse si le groupe des savants prétend supplanter le groupe des laboureurs ou réciproquement ; elle cesse encore si les deux groupes se considèrent comme égaux et se reconnaissent mutuellement des droits et des prérogatives identiques, alors qu'ils doivent exercer des fonctions très dissemblables par leur importance et leur étendue.

    La hiérarchie est le grand facteur de différenciation équilibrée. La Nature l'emploie, dans la structure de tous les êtres vivants, pour grouper les organes dans une dépendance mutuelle, selon leurs fonctions, les principaux commandant les secondaires, les généraux régnant sur les spécialisés, chacun transmettant à ses inférieurs l'ordre qu'il a reçu de son supérieur. Cette construction en pyramide donne à chaque groupement un sommet ou une tête qui fait sa personnalité relative ; par la hiérarchie s'accomplit la synthèse qui ramène la multiplicité vers l'Unité.

    La hiérarchie sociale consiste dans la justice distributive qui proportionne les droits de chacun à ses devoirs, sa puissance à son mérite, sa rémunération à son travail. L'inégalité des aptitudes, des fonctions et des privilèges permet seule de faire de la société un tout organisé parce qu'elle assigne a chaque être la place qu'il peut occuper le plus utilement pour le bien de tous et qu'elle donne aux diverses fonctions sociales la valeur relative que veut la loi d'éternelle harmonie.

    Les politiques qui croient trouver la base de l'ordre social dans le principe d'égalité rêvent l'enfantement d'un monstre chez qui tous les organes vitaux seraient remplacés par des têtes indépendantes et semblables. Malgré les convulsions révolutionnaires dont leurs doctrines agitent les peuples, la divine hiérarchie se reforme toujours sitôt brisée, car le degré de progrès d'une société se mesure à son degré de hiérarchisation.

    C'est dans un but d'équilibre politique que certaines civilisations, notamment la brahmanique, ont adopté le système des castes dont la philosophie moderne ne connaît que les abus sans en vouloir pénétrer les beautés. Il est cependant dans le Mânava Dharma Sastra des pages révélatrices touchant l'équilibre des quatre grandes puissances sociales : l'enseignement et le sacerdoce, le gouvernement et l'administration, le commerce et l'industrie, le travail salarié :
« Pour la conservation de cette création entière, l'Etat souverainement glorieux assigna des occupations différentes à ceux qu'il avait produits de sa bouche, de son bras, de sa cuisse et de son pied.
«Il donna en partage aux Brahmânes l'étude et l'enseignement des Védas, l'accomplissement du sacrifice, la direction du sacrifice offert par d'autres, le droit de donner et celui de recevoir.
« Il imposa pour devoir au Kchatriya de protéger le peuple, d'exercer la charité, de sacrifier et lire les livres sacrés et de ne pas s'abandonner aux plaisirs des sens.
« Soigner les bestiaux, donner l'aumône, sacrifier, étudier les livres saints, faire le commerce, prêter à intérêt, labourer la terre, sont les fonctions allouées au Vaisya.
« Mais le divin Maître n'assigna au Soudra qu'un seul office : celui de servir les classes précédentes sans déprécier leur mérite. » (Liv. 1, §§ 87 à 91).

    Il convient sans doute de faire abstraction des raisons contingentes qui motivèrent l'imperméabilité réciproque des castes hindoues, de reconnaître aussi les abus d'autorité qu’elles encouragèrent. Cependant les enseignements de Manou conservent aujourd'hui encore leur valeur, car ils sont l'écho d'une loi naturelle qui ne permet pas à la cellule nerveuse d'abandonner son rôle pour devenir cellule sanguine ou musculaire au gré de son caprice. La stabilité des classes sociales nettement différenciées est un facteur de progrès pour la société tout entière. Elle adapte l'individu à la fonction qu'il accomplit ; elle développe entre les hommes ces puissances merveilleuses de cohésion qu’on appelle l'expérience, la tradition, l'esprit de corps et l'idéal commun. L'incessant déplacement des individus d'un emploi vers un autre produit l'effet inverse, énerve les ressorts de l'Etat, affaiblit et uniformise tous les groupements qui tendent vers une médiocrité commune, augmente l'indiscipline des organes devenus incapables d'accomplir aucune fonction pour avoir voulu les confondre toutes.

    Une dernière forme d'équilibre social unit les gouvernés avec les gouvernants, les peuples et les rois, les intérêts particuliers avec les généraux. C'est la plus délicate de toutes, car elle résume en elle les équilibres secondaires des individus et des classes et sa rupture les bouleverse tous.

    Les gouvernants despotiques invoquent le principe d'autorité, sans pouvoir ni découvrir son origine vraie, ni déterminer ses limites. Les gouvernants démocratiques prétendent identifier l'autorité avec la liberté et faire que ceux qui obéissent soient les mêmes que ceux qui commandent, principe dont l'application sincère aboutirait à l'impuissance, si d'ingénieuses fictions ne permettaient à certains individus d'exercer un pouvoir personnel en se donnant pour les représentants de tout le peuple.

    Les uns et les autres procèdent d'une même erreur en considérant le pouvoir suprême comme un droit personnel, un privilège accordé à certains hommes, La théorie du droit divin des rois et celle du droit divin des peuples ne diffèrent que sur le point de savoir qui sera l'oppresseur et qui sera l'opprimé.

    Qu'est-ce donc qu'un chef d’Etat ? C'est le serviteur du peuple. La fonction qu'il exerce, en comprimant par le glaive les libertés anarchiques et en maintenant l'harmonie du corps social entier, cette fonction est l'accomplissement d'un devoir, l'exercice d'une mission supérieure.

    Sous peine d'être un tyran, un roi ne peut trouver dans la faiblesse de sa nature humaine les raisons de décider du destin de son peuple. Sa propre liberté doit plier devant une autorité supérieure, qui lui dicte sa conduite. Cette autorité ne saurait être temporelle, ou le chef cesserait d'être un chef. C'est l'autorité éternelle de la vérité et de la lumière éternelle qui doit briller dans son cœur

    Le Roi, dans toute la force mystérieuse du mot, sortira du collège des initiés, vêtu de la robe blanche et recevra sa couronne d'or des mains du suprême Pontife. Il sera le chaînon d'or qui relie le Ciel à la Terre, le spirituel au temporel, l'homme à Dieu. Son pouvoir sera l'exercice d'un saint mystère, son glaive n'aura de force que pour réprimer l'injustice, son sceptre rétablira l'ordre troublé, son globe sera la mesure par laquelle il transpose à l'ordre social les lois de l’Universel équilibre. Il saura et il pourra comme une Providence visible répondre au désir du moindre de ses sujets, et lui donner ce qui est bon pour son corps, son âme ou son esprit.

    Lorsque sera réalisée l'antique prophétie annonçant l'avènement du grand pape et du grand roi, alors les anges pourront chanter dans le ciel : paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.

juin 1914.

1) Remarquons bien à présent que la lumière et les ténèbres ne sont qu'une seule et même chose ; ainsi sur les points où nous voyons beaucoup de ténèbres accumulées, beaucoup d'ignorance, de barbarie et de brutalité, nous pouvons conclure qu'il y a beaucoup de lumière éveillée ou sollicitée de sa source par la colère. Cette vérité se montre quelquefois à nous malgré nous-même et nous disons : Où sont les grands crimes sont les grandes vertus. Nous disons aussi : Les extrêmes se touchent, etc… Mais nous sommes loin de comprendre comment tout est l'un dans l'autre, comment tout est le tombeau et en même temps la racine l'un de l'autre. (Triomphe de l'Amour, t. II, § 204)