LA VIOLE D'AMOUR





    Dans la longue salle dallée, dont la perspective élégante et austère évoque une nef de cathédrale, sous la lumière douce qui tombe des verrières polychromes, l’œil distingue trois objets d'abord. A gauche se dresse un Oratoire. Au milieu des volutes de la fumée d'encens, devant l'autel qui supporte le livre de la Loi et le livre de la Science, le maître de la demeure se tient : genoux ployés et bras en croix, dans l'attitude de l'extase. A droite, un Laboratoire de science hermétique emplit l'angle de la salle de ses fourneaux, de ses alambics et de son athanor. Au milieu, au premier plan, une longue table, chargée de cahiers et d'instruments de musique, complète l'aménagement de cette espèce de temple que décorent en outre des inscriptions latines et hébraïques.

    C'est bien, à la vérité, un temple allégorique qu'a voulu dessiner le maître Kunrath, dans cette planche qui est la moins connue et peut-être la plus belle de son album (1). Le personnage au blanc manteau et à la fière attitude, tout ensemble prisonnier, roi et prêtre d'une demeure close de murs, où le reflet du ciel descend sur un rais de lumière, représente l'homme dans sa condition terrestre. L'autel, l'athanor, et la viole, disposés autour de lui, retracent l'objet même de son existence temporelle et marquent qu'il doit unir l'illumination spirituelle au travail matériel et à la vie sentimentale pour réaliser une action juste et équilibrée qui fera de lui le collaborateur de la Providence. Un poète traduirait ces symboles en disant que le sacerdoce humain est de marier le Ciel et la Terre dans un enchantement d'harmonie. Un hermétiste y lirait le mystère de la Création, qui revêt une puissance spirituelle d'un voile de substance par le secours du Mercure universel. Mais, mieux que tous les mots, la claire allégorie du dessin fait jaillir aux yeux et à l'intelligence la révélation d'un lien, d'un intermédiaire nécessaire, par lequel seul l'Esprit et la matière peuvent communiquer... Chez l'individu, c'est le cœur qui unit l'âme et la chair. Chez l'Adam collectif, c'est l'art qui permet la réalisation des pensées humaines. Dans le Cosmos, c'est l'harmonie qui apparaît comme le médiateur universel et comme l'agent vivant des créations du Verbe Enseignement profond et cependant d'une touchante simplicité humaine, où le disciple peut trouver les arcanes de l'origine des mondes, aussi bien que les règles de sa conduite dans l'humble devoir quotidien. En maintes parties de son œuvre, le grand théosophe a répété le précepte ora et labora, pour marquer que l'activité humaine exige l'équilibre de l'idéal et du travail, de la vie intellectuelle et des préoccupations matérielles, de ce qui est en haut avec ce qui est en bas. Mais c'est ici seulement qu'il révèle comment la communion mystérieuse de l'esprit et de la substance s'opère au sein de l'athanor et comment l'homme, parvenu à la perception de l'ordre universel, peut trouver le secret de toutes les transmutations dans les sons d'une lyre ou d'une viole d'amour...

***

    Si l'oratoire fait face au laboratoire, dans le temple de l'homme, c'est pour que celui-ci sache illuminer son labeur quotidien par la splendeur de la sagesse et pour qu'il éprouve et corrige ses enthousiasmes aux leçons de l'expérience.

    Un œil intérieur lui est donné pour percevoir les réalités supra-terrestres : c’est l’imagination qu'on peut comparer à la membrane diaphane d'un théâtre d'ombres chinoises où se peignent les silhouettes d'invisibles poupées. Tous les systèmes religieux, les philosophies et les vérités scientifiques, les codes de lois, les formes architecturales qui jalonnent depuis des milliers d'années l'évolution de notre race, sont venus tour à tour se peindre sur le sensible écran que leur offrait le cerveau d'un homme de génie. Sans l'intuition, le rêve, l'inspiration, l'illumination spirituelle, l'homme ne serait qu'une brute misérable, à jamais rivée aux chaînes de l'instinct. Pour qu'il ait pu asservir la matière à ses besoins et créer les richesses qui multiplient sa puissance, il a fallu d'abord que des bardes inspirés, les yeux dans les nuages et l'esprit dans les cieux, chantent la splendeur des dieux éternels et la gloire des héros... Aussi Kunrath couvre-t-il les murs de l'oratoire d'inscriptions et de préceptes pour dire la nécessité de nous efforcer toujours vers le monde de l'intelligence pure et de ne point laisser obscurcir le miroir intérieur de l'âme. «Sache veiller même en dormant », écrit-il ; «Ne parle point de Dieu lorsque tu n'es pas éclairé de sa lumière » et surtout sache bien qu'«Aucun homme ne peut devenir grand si Dieu ne l'appelle »...

    Suffit-il donc de s'élancer vers l'extase sur l'aile de la prière pour atteindre au but de la vie humaine ? Non, sans doute, puisque la moitié du temple est réservée à un laboratoire sur les piliers duquel se détachent en grosses lettres ces deux mots : « Raison » et «Expérience». Semblable à ces poissons qui filent un instant au-dessus des vagues dans un rayon de soleil pour replonger bientôt, l'homme est condamné à retomber dans son élément terrestre, après qu'il a bondi vers les mondes supérieurs, sur l’aile de la foi, de l'enthousiasme ou de l'amour. La lumière entrevue, où il s'est baigné un instant demeure pour lui un rêve s'il n'en rapporte pas une étincelle pour alimenter sa pauvre lampe, s'il n'enferme pas dans une œuvre terrestre un atome de la splendeur des cieux. Or, le rêve est chose stérile. Le rêve même n’est pas sans danger lorsqu'i1 n'est pas confronté avec les réalités et soumis a la critique aiguë de la raison, car l'imagination perçoit l'erreur des tourbillons passionnels aussi bien que les pures formes de vérité... Travail, effort, tâtonnantes réalisations, laborieux enfantements, vous êtes la loi suprême imposée à la postérité d'Adam, la loi sous laquelle elle doit grandir et faire grandir les êtres qui l'entourent. Car le monde est comme un jardin confié a l'homme par son maître, où la qualité des fruits donne la mesure de l'art du jardinier et où le désir ni la prière ne sauraient remplacer les savants labourages. La méthode qui règle nos inspirations, nos essais, nos vérifications et notre emprise graduelle sur la Nature, C'est la méthode expérimentale, c'est la loi même de la recherche scientifique que Kunrath - grand précurseur - formule en ces termes lapidaires sur le fronton du laboratoire : « Une expérience réussit quelquefois, lorsqu'elle est conduite avec méthode et souvent répétée » (2).

***

    Mais encore, comment la pensée peut-elle pénétrer la matière, la matière rebelle et de nature étrangère, pour réaliser la plénitude de l’œuvre humaine, qui est la continuation du cycle des sept jours ? Quel secret magique lui permettra de vaincre les résistances, de triompher des inerties, de dominer les attractions du milieu qui l'enchaîne ? A cette question qui embarrassa bien des philosophes, Kunrath répond en dessinant des instruments de musique, symboles de beauté et d'harmonie, entre le foyer où rayonne l'esprit et le creuset où bouillonne la matière.

    Comprends, toi, qui as l'intelligence des choses, et que ton âme hardie remonte vertigineusement à travers la hiérarchie des mondes. Derrière la musique grossière des hommes, n'entends-tu pas la musique des sphères que les astres redisent l'un à l'autre dans le ciel ? Son infinie douceur émane du principe de l'éternelle Beauté, du sixième anneau de la chaîne des Séphiroths, de la glorieuse Tipheret, qui est le visage même du Saint-Esprit ! Là est la source des splendeurs, où l'homme peut s'abreuver. De là vient l'enchantement de la viole d'un trouvère dont l'âme brûle du désir du divin. Quoique imparfaite, elle exprime une harmonie et l'harmonie est la clef du grand œuvre, l'arcane de royauté et le canon de la maîtrise humaine. Ecoute, rappelle-toi les légendes... C'est au son d'une lyre qu’Amphion fit mouvoir les pierres et construisit la ville de Thèbes. C'est au son d'une lyre qu'Orphée charma les fauves et dompta la fureur des brutes déchaînées. Et l'invisible inspirateur des R + C, le génie tutélaire dont le geste fait fleurir la rose au bras de la croix, n'est-il pas assez clairement désigné sous le nom d'Elie-Artiste ; Elie-Artiste répond à l'appel des vrais R + C ; c'est dire qu'il s'intéresse à tous les hommes dont le cœur aspire à la lumière et qu'il peut rendre éternelle l’œuvre d'un humble potier qui sut atteindre au secret d'harmonie créatrice en modelant son amphore sur un idéal de beauté pure. Rien n'est grand ni petit dans l'immense univers et seule la qualité des choses importe à sa marche : la loi veut qu’un geste faux soit englouti dans les ténèbres du non-être, alors qu'un geste juste vibre dans la lumière jusqu'aux confins du monde et aux limites du temps.

***

    Qu'est-ce donc que l'harmonie? C'est la splendeur de la pensée de Dieu (3). Les vérités mathématiques en sont le premier reflet intelligible à l'homme. Dans le monde sensible, les mouvements des astres et les mouvements des atomes retracent ses lois. Plus bas encore, les beautés de la musique, des couleurs et des formes révèlent à l'homme que l'harmonie tient aux justes proportions des mouvements et des choses. Elle est un certain rapport entre le moyen d'agir et le but poursuivi, entre la force qui pénètre et la forme qui est pénétrée. Elle semble une architecture organisant l'incohérente matière sur le plan des hiérarchies de l'esprit.

    L'harmonie n'exclut point la puissance, mais elle se refuse à la violence : les forces qui entretiennent la vie sur la terre, comme la chaleur solaire, sont faites à son image ; abondantes, mais de faible intensité, elles transforment sans briser. Dans le domaine moral, la « force de douceur » est irrésistible pour qui sait ne point la confondre avec la faiblesse ou la passivité.

    L'harmonie ne souffre point de dissonances : jamais une noble fin ne peut justifier un moyen vil. L'accomplissement d’une belle œuvre doit ressembler à l'épanouissement d'une rose et ce qui condamne l'utilitarisme moderne, ce n'est point qu'il est matériel, c'est qu'il est laid.

    L'harmonie ne connaît ni la hâte ni le temps perdu, car le temps est un facteur essentiel du rapport harmonique sur le plan terrestre, et rien de ce qu'on fait sans lui ne subsiste avec lui. Et c'est sans doute parce que l'homme oublie trop souvent cette norme essentielle de son être, ce fondement de toutes les alchimies, matérielles ou morales, que Kunrath résume toute sa composition symbolique dans deux préceptes gravés au flanc de l'athanor : « Hâte-toi lentement », « Laisse mûrir ».

Mai 1923.

1) KUNRATH, Amphitheatrum, planche IV, le Laboratoire-Oratoire.
2) LACURIA se rencontre avec KUNRATH d'une manière frappante lorsqu'il écrit deux siècles plus tard : « La vérité nous parvient de deux manières : nous la possédons sous deux modes. Nous la recevons d'abord par cette lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde c'est-à-dire ce qu'il y a de plus élevé, de plus intuitif dans notre raison, soit par la parole ou le témoignage, autre communication de Dieu. Mais la vérité en cet état est en nous d'une manière très imparfaite : elle nous reste étrangère, incompréhensible ; nous la possédons sans en jouir. Nous commençons à la posséder par la foi, mais cette possession aveugle n'est point parfaite et ne peut nous suffire ; nous devons tendre sans cesse à la posséder aussi par la science, c'est-à-dire à la comprendre distinctement, à en avoir la vision intellectuelle. Or, c'est là précisément le travail de la philosophie qui n'est et ne peut être que la science de la foi ». (LACURIA, Les Harmonies de l’Etre exprimées par les nombres. Préface, p. III).
3) LACURIA, op. cit.