LE PRIX DU TEMPS



    La vie terrestre est une étoffe tissée sur la trame d'un double destin que crée la puissance de Saturne ; le Temps et l'Espace. Toute manifestation expansive du principe vital s'affirme sous le symbole d'un mouvement, soit d'un certain espace parcouru dans un certain temps, et le géomètre, qui possèderait l'infinité de sa science, saurait traduire en courbes analytiques aussi bien les lois de la floraison des plantes que les vibrations du cerveau et les palpitations du cœur de l'homme.

    L'expression symbolique d'un mouvement, qu'elle consiste en combinaisons de lignes, de nombres, de sons ou de couleurs, affecte directement l'âme humaine et provoque une impression sensitive d'harmonie ou d'inharmonie. Il est des gestes et des accords harmonieux, des pensées et des actions harmonieuses, dont l'effet semble bienfaisant, qui nous apaisent, nous réconfortent ou nous illuminent, comme il est des fausses notes, des heurts de couleurs, des brutalités d'action dont l'âme demeure douloureusement froissée. L'harmonie, sentie bien avant que d'être raisonnée, se révèle comme le canon, la règle et la mesure qui servirent à créer l'Univers ; aussi lorsque l'homme s'efforce au rôle de créateur, dans sa sphère obscure et limitée, il cherche d'abord à dégager les règles d'un art, c'est-à-dire les principes d'harmonie applicables à son oeuvre.

 
    Or, la science de l'harmonie ou de la juste mesure correspond à la connaissance du temps qui est nécessaire pour qu'un mouvement s'effectue dans les meilleures conditions possibles et pour que les effets produits soient de la meilleure qualité possible. On pourrait la définir en disant qu'elle consiste à savoir le prix du temps, ou l'importance du facteur temps dans la détermination d'un phénomène ; c'est là précisément une chose dont les Orientaux se préoccupent fort et les Occidentaux très peu, contrairement aux opinions de la foule qui croit le temps d'autant plus précieux qu'il est plus rempli de mouvement. Hélas ! l’excès de vitesse est une rupture d'harmonie dont toute notre civilisation est pervertie, aussi bien que nos existences individuelles et il n'est point de guérison à espérer d'un tel mal pour qui n’aura pas appris à connaître le prix du temps.

    Nous n'emprunterons pas, pour exprimer notre pensée, l'appareil de l’analyse philosophique ni celui du raisonnement mathématique dont le secours est ici superflu, car la loi providentielle d'harmonie est si profondément gravée sur toutes les tables de la loi que l'exemple le plus commun peut servir à la révéler. Il n'est pas d'amateur de canotage qui ne sache qu’avec un certain coup de rame il obtient la plus grande vitesse correspondant à la moindre fatigue ; c’est ce qu'un géomètre appellerait la combinaison optima et que les Grecs qualifiaient de mouvement eurythmique. Si le rameur est pressé, il saura sans doute doubler sa vitesse, mais il devra tripler ou quadrupler l'effort et la courbature de ses muscles révèlera vite l'inharmonie de son mouvement. L’œil qui se plaisait à contempler certaines danses anciennes heureusement rythmées ne trouve plus la même grâce ni la même beauté aux trémoussements convulsifs de la chorégraphie moderne. Où donc réside la différence observée, si ce n'est dans une variation de la vitesse des gestes, dans le rapport créé entre le temps et l'espace ? Le rameur et le danseur qui s'écartent de la juste forme harmonique, tout en continuant de faire le même mouvement, changent la qualité et les attributs de celui-ci : l'un a perdu l'aisance pour trouver la fatigue, l'autre renonce à la grâce pour tomber dans le grotesque.

    Toutes les qualités sensibles des choses physiques, chaleur, couleur, son, poids, dureté, etc., sont des illusions ou des apparences engendrées par des vibrations atomatiques ; que change le rythme , de la vibration et l’œil verra vert ce qu'il percevait rouge ; il n'y a pas de raison de croire qu'il en soit autrement pour les qualités morales qui affectent l'âme, sympathie ou haine, beauté ou laideur ; les vibrations sont seulement d'un autre type, viennent d'un autre plan de l'Univers. Ce qui fait la qualité rare ou vulgaire d'une pensée comme d'un geste, c'est son harmonie, le rythme de son mouvement propre. La connaissance des justes rapports harmoniques est le grand arcane de l'alchimie spirituelle, celui qui permet de convertir la laideur en beauté, le mal en bien et la douleur en joie. Heureux les hommes qui posséderont une telle science !

    Dans le domaine de la matière, certains aspects de la loi d'harmonie s'imposent aux physiciens et aux chimistes ; ils savent par exemple que pour obtenir une belle cristallisation d'une solution saline, il faut l'évaporer lentement, et qu'à vouloir précipiter le phénomène par la puissance du feu, on risque de ne trouver au fond de la capsule qu'un informe précipité pulvérulent.

    Les métallurgistes, attentifs à la qualité du métal préparé, n'ignorent point qu'il existe pour chaque réaction un ensemble de conditions optima dont il ne sauraient s'écarter sans obtenir d'autres résultats que ceux cherchés. Sans doute faudra-t-il encore beaucoup de découvertes analogues pour saisir la différence qui sépare la chimie de la Nature et celle des laboratoires, où toutes les réactions sont brutalisées par des applications intenses et inharmoniques d'énergie calorique, électrique ou autre. Les alchimistes possédaient cette notion et c'est pourquoi ils disaient à leurs disciples d'imiter la nature et de travailler avec elle.

    Dans le règne végétal, où les saisons règlent les manifestations de la vie, tout est harmonie aussi longtemps que la cupidité humaine n'intervient pas pour doubler les récoltes d'une année en faisant de la culture intensive. Alors, le sol s'épuise, la plante s'étiole et les innombrables maladies végétales apparaissent, que les drogues sont impuissantes à périr. La qualité des produits baisse à proportion et jamais les «Primeurs » n'égalent le goût et les vertus du fruit mûri à son heure.

    Là où l'homme est le plus libre de son action, soit vis-à-vis de soi-même, là sévit plus durement la frénésie de la vitesse, du rendement intensif, de la quantité obtenue à n'importe quel prix, au détriment de la qualité ; là règne la cruelle ignorance du prix du temps, des bienfaits du repos et de l'alternance nécessaires de la lumière avec les ombres... Faut-il demander aux médecins ce qu'ils pensent de la vie moderne, fiévreuse et affolée, du surmenage matériel et moral, du vertige d'agitation et de tapage qui emporte chacun ? Devons-nous les interroger sur les causes de nos névroses, de nos détraquements sentimentaux, de nos égarements intellectuels ? C'est bien inutile, assurément, car chacun connaît la réponse qu'ils feront. Elle tient toute dans la métaphore vulgaire mais expressive dont usaient nos pères, qui connaissaient l'économie et ignoraient l'électricité :
« Nous brûlons la chandelle par les deux bouts ».

    D'où viennent les grandes crises économiques et Sociales qui bouleversent nos civilisations et qui acculent les Etats à la guerre, si ce n'est du même esprit d'avidité et de hâte ? Pour réaliser une exploitation industrielle intensive, ne faut-il pas mettre en jeu des quantités toujours croissantes d'énergies matérielles et d'énergies morales, sans s'attarder à des considérations d'ordre esthétique ou sentimental ? L'utilitarisme féroce étreint nos sociétés et les encercle d'un destin inflexible. Lorsque les sources naturelles de richesses s'épuisent, les peuples trop appauvris convoitent le sol et le sous-sol de leurs voisins plus riches et les soldats s'entrechoquent pour conquérir ou défendre un gisement de fer ou un puits de pétrole dont la possession sera un symbole de puissance. Lorsque des rêveurs, égarés dans notre siècle, veulent suivre le cours de leurs pensées sans entrer dans la règle du jeu où se plaisent leurs semblables, ils se sentent bientôt pressés de mille contraintes jusqu'à ce que leurs goûts individuels aient plié devant la volonté collective, et la société, tournant le dos à l'idéal de saine liberté, instaure le règne de la violence morale dont l'aboutissement sera la tyrannie.

    La fièvre du gain détourne de leurs buts deux mécanismes normaux de la vie économique, la spéculation et le crédit, et l'homme cesse de vivre sur les revenus périodiques de ses richesses pour manger en un mois les fruits qui devaient assurer sa subsistance pendant une année, cinq années, dix années. Il appelle cette belle opération « réaliser les possibilités de l'avenir ». Cela signifie qu'une génération dévore le patrimoine de la génération suivante ; et que, pour ne point demeurer en retard sur la voie ironiquement qualifiée de progrès, celle-ci devra dévorer le patrimoine d'au moins deux générations!...

    Les résultats de cette méthode ? Hélas ! nous les voyons aujourd'hui et plaise au Ciel que nous n'en voyons pas d'autres encore... Les vieilles imagés du Tarot parlent toujours leur langage symbolique et les allégories des cartes 15 et 16 répètent, pour nous instruire, l'énoncé de la Loi : Quand une certaine quantité d'énergie physique, morale ou intellectuelle, peu importe, n'est point employée dans la période du temps voulue par la Loi et où son action s'exerce en mode harmonieux, cette énergie, détournée de son but, est dite diabolique : c'est là le sens étymologique du mot diabolique. Et les œuvres construites par le secours des forces diaboliques seront frappées par le feu du ciel, en vertu de la loi universelle de la réaction égale à l'action, qui ramène à la juste mesure tout ce qui dépasse la juste mesure.

    ...Il est un temps pour planter et un temps pour arracher, un temps pour acquérir et un temps pour laisser perdre, un temps pour naître et un temps pour mourir...

Décembre 1920.