CHAPITRE LII
DE L'AME RAISONNABLE INJUSTE
 
 
    L'âme raisonnable, remplie de la divine grâce, est assez justement comparée à cette source divine du Paradis, qui alimente quatre ruisseaux.

Or, l'âme raisonnable, considérée en la seule nature, a au-dessous d'elle un corps mortel avec cinq sens qui sont : la Vue, l'Ouïe, le Goût, l'Odorat et le Toucher ; et cette âme elle-même est spirituelle, raisonnable et immortelle. Elle possède aussi en elle trois facultés, à savoir : la Mémoire, l'Intelligence et la Volonté, afin qu'elle puisse naturellement choisir ce qu'elle aime mieux, du bien ou du mal.

Ensuite, au-dessus d'elle, elle a Dieu et sa grâce.

Si donc elle choisit et embrasse le mal et le péché : elle est inique, fausse, corrompue et injuste ; elle ne gouverne et ne régit rien selon l'ordre et la justice.

Ce n'est pas en effet dans une âme malveillante que pénétrera la sagesse, ni la vérité ; mais quelle que soit sa qualité, quand elle abandonne son corps, elle doit expérimenter la justice de Dieu.

Quant au corps assujetti au péché il demeure la proie des vers.

Pour l'âme, qui s'est faite l'esclave des vices, elle est liée à des chaînes de fer qui sont ses péchés, et demeurent toujours pour la livrer à la puissance des démons.

Mais l'esprit qui n'a pas expérimenté le divin amour, rejetté, réprouvé et condamné par Dieu, est envoyé ainsi dans les ténèbres extérieures pour toute l'éternité.

 
CHAPITRE LIII

DE L'AME RAISONNABLE REMPLIE A LA SOURCE DE LA GRACE.
DE QUATRE RUISSEAUX DE LA GRACE, ET PARTICULIÈREMENT DU PREMIER
ET DE SON TRIPLE MODE D'EXPANSION.

 
 
Or, l'âme raisonnable que Dieu a remplie à la source de sa grâce, se répand par quatre ruisseaux de grâce, qui sont quatre modes de vertus.

Le premier ruisseau de la grâce nous montre, comment nous devons nous conduire vis-à-vis de Dieu, de trois manières. Le premier mode est sensible. Le second spirituel. Le troisième divin.

Le premier mode sensible est commun aux bons et aux mauvais, et nous enseigne comment, dans le culte et le service extérieur exercé par les sens, nous devons nous conduire raisonnablement et régulièrement, vis-à-vis de Dieu, en vue de l'Orient, selon les ordonnances et les institutions de la Sainte Église.

Ce qui regarde spécialement les prêtres qui, au sacrifice de la Messe, tandis qu'ils disent les oraisons, sont tournés la face découverte vers l'Orient, comme soupirant dans l'attente de l'avènement du Seigneur Jésus, qui doit se manifester à l'Orient, pour le (dernier) jugement.

De là nous aussi, vivants et défunts, nous attendons la face tournée vers l'Orient, la venue du Seigneur, qui nous délivrera et nous conduira avec lui dans la vie.

Cependant, il ne faut pas ignorer que les exercices qui se font par les sens corporels, si majestueux et si dignes soient-ils, ne nous rendent ni saints ni bienheureux, puis qu'ils sont pratiqués communément par les bons et les mauvais.

Mais, s'il se font avec la droiture d'intention et la charité (amour divin), de telle sorte qu'ils soient à l'honneur de Dieu, alors, certes ils sont saints et dignes de béatitude.

Tous, savants ou ignorants, sont astreints, surtout au sacrifice de la messe, à s'élever vers Dieu par le coeur, l'intention pure et l'amour.

Dans la messe, en effet, sont offerts au Père céleste, pour la rémission de nos péchés, la Passion, la Mort très humble et l'effusion du sang sacré de son Fils unique. Et c'est là, le mode d'exercice sensible que nous devons au Christ, qui nous a délivrés, par sa mort, de la mort éternelle.

En outre, le même ruisseau de grâce nous enseigne un autre mode de vertu, que tous nous devons (pratiquer) en égard à notre Père céleste.

Car il exige, de notre âme raisonnable, une forme plus sublime de vertu déjà pratiquée et exercée dès le commencement du monde, par tous ceux qui plurent à Dieu, soit parmi les Anges, soit parmi les hommes justes, du premier jusqu'au dernier.

Ce mode est éternel et digne de béatitude : Il nous enseigne, que notre âme raisonnable doit s'élever jusqu'au ciel vers notre Père céleste, au-dessus de tous les exercices des sens et de toutes les bonnes oeuvres extérieures : Ce que nous enseigne également la raison, la nature, les Ecritures et la loi ; celle des Païens comme celle des Juifs, et enfin les Saints Evangiles.

Bien plus, toutes les créatures nous instruisent par elles-mêmes, nous éduquent et nous informent que notre créateur doit être recherché et découvert par nous, au-dessus de nous-mêmes, dans les cieux. De même le Christ Jésus, lorsqu'il dit à nous tous, en parlant de la manière de prier son Père : Notre Père qui êtes dans les cieux, que votre nom soit sanctifié. (Matth. 6.)

C'est, pourquoi, l'âme raisonnable doit s'élever, par la grâce de Dieu, au-delà de toutes choses, dans les cieux devant la face de Dieu ; croire et espérer, désirer, craindre, aimer, rendre grâces, honorer, confesser, bénir, prier et adorer le nom de Dieu.

Alors, les ruisseaux de grâce coulent, exigeant de l'âme qu'elle se répande (prodigue) en aimant par toutes ses puissances. C'est ainsi, en effet, qu'elle pourra obtenir la victoire.

Ici, le Père céleste parle à l'âme qui répond elle-même, sans qu'elle sache de quelle manière elle répondra.

Mais dans cette parole du Père et cette réponse de l'âme, celle-ci se trouve impuissante et défaillante. C'est pourquoi elle est contrainte à se taire, à fléchir le genoux devant le Père ; et c'est ainsi qu'elle est saisie par lui ; et son rayonnement, son attouchement fait resplendir le jour de l'amour ; et pendant que (le Père) lui-même parle, l'âme est toute défaillante et le sens de l'amour s'évanouit, n'est plus en possession de lui-même.

Mais ce moment passé, l'âme descend de nouveau pour pratiquer et exercer les vertus comme auparavant.

Vient ensuite le troisième mode du premier ruisseau de grâce, qui nous mène à Dieu et nous unit à lui ; bien que ce mode puisse être plus justement appelé incommensurable.

Il commence, en effet, où l'âme raisonnable épuise, en aimant, toutes SES puissances et toutes ses facultés.

Là, dis-je, l'amour sans borne commence au-dessus de l'amour ordonné ; et l'intelligence simple (nue) et sans mesure, au-dessus de l'intelligence raisonnable ; au-dessus des vertus, une manière d'être vertueuse ; au-dessus de la pratique des vertus, la quiétude et la paix ; au-dessus de l'être borné, le sans borne ; au-dessus des exercices intérieurs raisonnables, la vie contemplative.

Car, dans cette manifestation de Dieu, tandis qu'il se montre lui-même, la raison ou l'oeil de l'âme est, (comme celui) de la chauve-souris, tout aveuglé par la lumière du soleil.

Mais l'esprit embrasé d'amour et la vigueur de l'âme, qui adhère sans cesse à Dieu par amour, commencent à se manifester alors ; et c'est avec raison que l'esprit est comparé à l'aigle royal, qui plonge fixement son regard dans les rayons du soleil.

C'est ainsi, en effet, que l'oeil simple de l'esprit aimant reçoit, au-dessus de la raison et de toute manière créée, l'irradiation de la divine clarté; et c'est alors que le Père céleste parle ainsi à l'esprit aimant :

Ouvre ton oeil simple et contemple-moi, moi, qui suis l'essence, la vie, la sagesse, la vérité, l'éternelle béatitude, la charité sans commencement ni fin.

Puisque je te rends libre, demeure avec moi, perds-toi en moi, et tu te retrouveras en moi, et moi en toi, ainsi que tous les esprits aimants, exaltés avec toi et unis en moi.

Reste libre en toi et en moi, Liberté ; bienheureux en toi et en moi, Béatitude.

Voici que je te donne à toi, en toi, la connaissance simple et transparente de moi, ainsi que l'impénétrable, insondable, incompréhensible ignorance de moi.

Anéantis-toi, meurs à toi-même en moi; et sois avec moi la simple béatitude !

Et c'est là, le troisième mode du premier ruisseau de grâce, qui nous unit simplement à Dieu.
  

CHAPITRE LIV
DU SECOND RUISSEAU DE LA DIVINE GRACE
 
Le second ruisseau de la divine grâce coule de l'Orient à l'Occident, c'est-à-dire du Saint-Esprit, par l'âme raisonnable, jusque dans notre vie sensible. Et là, ce Ruisseau a trois modes de vie, dont le premier nous purifie des vices, le second nous orne de la grâce, le troisième nous unit à Dieu par amour.

Certes, tout ce que Dieu a fait dans la nature des choses est bon, lui-même le contemple et le trouve beau.

Car il a fait le Ciel et la Terre ; et les créatures irraisonnables le servent et nous servent ; chacune est à sa place et à son rang, comme l'éternelle sagesse de Dieu l'a établi et ordonné.

Mais il a fait deux créatures douées de raison, à savoir, les anges et les hommes. Les anges se séparèrent les uns des autres dans le Ciel ; et bien que tous, en leur nature, plussent parfaitement à Dieu, cependant, ceux qui par une vue simple et une volonté libre se portèrent vers Dieu, furent maintenus dans leur état de grâce ; et, bienheureux, il furent confirmés dans la gloire de Dieu.

Mais ceux qui se complurent dans la beauté qui leur avait été donnée par Dieu, méprisant le règne de Dieu et voulant être semblables en dignité et en honneur au Dieu très bon et très haut : donnèrent lieu à la première lutte, à la première querelle qui fut jamais entre les bons et les mauvais (Esa. 14.).

Les bons anges, en effet, s'efforçaient d'inciter les mauvais, de les entraîner, de les informer, de les persuader d'aimer Dieu, de le servir; de lui rendre grâces.

Les mauvais, au contraire, voulaient vaincre les bons, les séparer, les désunir d'avec Dieu, afin qu'il le méprisassent avec eux, et qu'ils refusassent comme eux de le servir.

Mais ce combat ne put durer longtemps ; car l'Archange Michel avec ses anges, revêtus de la force divine, précipita le cruel et envieux dragon Lucifer et tous ses sectateurs, du ciel dans les airs ténébreux, sur la terre et dans le Tartare (Apoc. 12.).

Mais Jérusalem, la cité de Dieu, celle des Anges et de tous les saints, demeure dans la paix et la gloire sans fin pour l'éternité.

Mais la haine, la colère et l'envie, envers le Dieu très bon et tous ceux qui le servent et l'aiment, possèdent les damnés. Et de cette manière, les anges demeurent séparés et désunis : les uns adhèrent à Dieu, les autres s'en séparent ; les uns sont bons, les autres sont mauvais ; les uns bienheureux, les autres réprouvés ; et cela durera éternellement.

Mais Dieu mit la nature humaine en deux personnes, l'homme et la femme, Adam et Eve ; et il les fit participants de la raison, mortels selon le corps, mais innocents, nobles, libres à son image et à sa ressemblance ; et il leur donna une grande puissance et une grande sagesse ; et il lui plaisaient souverainement ; et il les plaça dans le paradis en leur ordonnant de lui obéir, ajoutant cette clause, qu'à l'heure où ils n'observeraient pas cette loi, ils mourraient de la mort, de la mort du péché.

Entre temps, un de ces esprits impurs qui avaient été précipités du trône céleste, prenant la figure du serpent, contredit aux paroles divines; et, par des mensonges et des fausses promesses, il les détourna ; de telle sorte que ils en vinrent à prendre et à manger du fruit qui leur avait été interdit ; et à cause de cette désobéissance, ils furent chassés du Paradis et méprisés de Dieu ; et non seulement eux, mais aussi tous ceux qui devaient naître d'eux dans leur condition naturelle.

Toutefois, il leur resta de la nature qu'ils avaient reçue de Dieu, la liberté ; et leurs péchés ne furent pas éternels ; mais ils firent pénitence, demandèrent et obtinrent pardon et miséricorde; et maintenant ils jouissent de la béatitude. Et bien que l'entrée du Paradis et du ciel leur eût été fermée, et la glorieuse face de Dieu voilée à eux et à tous ceux de leur postérité, ils gardèrent cependant la liberté et l'excellence de leur volonté, connurent la vie et la mort, le bien et le mal ; et ils aimaient le bien et détestaient le mal ; et de la sorte, convertis à Dieu, ils obtinrent grâce et pardon; et tous ceux qui étant sortis d'eux, crurent en Dieu, l'honorèrent et lui rendirent un culte d'amour, tous ceux-là plurent à Dieu et obtinrent la grâce et l'indulgence.

Ce qu'on peut aisément remarquer dans Abel engendré par eux, qui fut bon et juste, honora et aima Dieu, et dont la vie et le sacrifice furent agréables au Seigneur.

Mais Caïn, son frère, était avare et rapace, envieux et colère, et Dieu le méprisa ainsi que ses présents. Irrité de cette préférence de Dieu pour son frère, il tua l'innocent et le juste, le premier de tous les martyrs mis à mort pour la gloire de Dieu, la vertu et la justice (Gen.4.).