J. RUSBROCH

LES SEPT DEGRÉS DE L'AMOUR

PRÉFACE


    Arrière les profanes qui, en ce temps de négation et de corruption, s'imaginent découvrir dans ce titre sublime, qui indique les diverses phases de l'amour divin, ou les ascensions de l'âme aimante vers Dieu, des promesses d'une lecture frivole et dangereuse, dont les faibles esprits de nos jours sont si friands, pour aiguiser des passions malsaines, et leur procurer des jouissances factices.

    L'amour divin n'a rien de commun avec l'amour de la créature. Que dis-je ? ils répugnent l'un à l'autre et se renient l'un l'autre ; car celui qui aime Dieu et ce qui est de Dieu, n'aime pas le monde et ce qui est du monde. L'antagonisme est réel et absolu entre ces deux amours, puisque l'oeuvre du monde, qui n'est que ténèbres, s'accomplit par Satan, et va à l'encontre de l'oeuvre de Dieu, qui provient de l'esprit de lumière auteur de tout don parfait : Omne donum perfectum.

    - Mais l'homme est fait pour Dieu, et doit aller à Dieu, en accomplissant l'oeuvre de Dieu : Quoesursum sunt quaerite, quae sursum sunt sapite. Il doit monter, monter encore, monter toujours, jusqu'à ce sommet de lumière et de gloire, où il se perd en Dieu, pour jouir avec lui d'un bonheur, sans mélange et sans bornes. Mais, qui veut aller à Dieu doit quitter le monde, et le quitter résolument, sans regarder en arrière ce qu'il abandonne, car rien ici-bas ne doit arrêter les pas de l'homme dans son ascension vers Dieu.

    Nous n'avons pas ici de cité permanente : Non habemus hic manentem civitatem. Toutefois, on peut quitter le monde, en vivant dans le monde ! Le Christ vécut dans le monde, sans être du monde. On peut se dépouiller de la matière, sans quitter la terre ! Les saints étaient dans le monde, mais ils accomplissaient les oeuvres de Dieu, et n'étaient pas du monde.
 

Homme, veux-tu savoir où réside ton âme ?
Toi, qui brûles d'amour, dis-moi, quelle est ta
[flamme! 
Tout l'homme est en effet où se trouve son coeur. 
Où vogue son esprit...

    S'il confine sa pensée et ses désirs dans les choses qui passent, il se met en révolte avec le créateur, pour devenir l'auxiliaire et l'esclave de satan, qui est le roi du monde maudit pour ses scandales : Vae mundo a scandalis. Et s'il veut se soustraire à ce joug ignominieux, il doit accomplir la loi et les préceptes, et s'avancer tous les jours davantage dans le dur sentier de la vertu, qui est la voie royale tracée par le Christ, pour nous conduire au ciel.

    - Ce dépouillement du monde, cette ascension vers Dieu, se fait graduellement ; car on ne devient pas un saint en un jour. Et malgré les miracles de la grâce, les attaches du monde sont si solides, que nous avons peine à les rompre.

    D'ailleurs, les oiseaux du ciel ne sont pas tous des aigles, qui planent sur les sommets et regardent le soleil en face.

    Il y en a qui voltigent à peine et se traînent difficilement, ne pouvant secouer la poussière du monde, et d'autres qui se perdent dans l'infini de Dieu ; car pour boire à la source de vie, bien que la liqueur soit pour tous la même, les coupes sont plus ou moins grandes, et leur cristal plus ou moins lumineux et pur.

    - Ce sont les hommes de bonne volonté qui commencent à mettre en oeuvre les préceptes et les conseils divins, après avoir entendu la parole des anges qui leur promet la paix : Pax hominibus bonae voluntatis. Ils ne s'endurcissent pas dans l'erreur, prêtent l'oreille à la voix de Dieu, ouvrent les yeux de l'âme, pour contempler les merveilles du ciel, et reçoivent sa rosée : Rorate coeli desuper et nubes pluant justum. C'est le premier degré de l'échelle d'amour.

Mais dans cette voie, qui n'avance pas, recule : La pente est glissante et la chair est faible. Le seul moyen de se maintenir sur les positions acquises, c'est de gagner de nouvelles victoires. Et pour monter plus haut, il faut briser les entraves qui nous lient à la créature, et devenir des pauvres volontaires en écoutant les paroles du Maître : Bienheureux les pauvres d'esprit : Beati pauperes spiritu, se souvenant que Dieu lui-même s'est fait petit, pour épouser notre misère, afin de l'ennoblir et de la diviniser, à l'encontre de ceux qui, ne pouvant se détacher du monde, se font des dieux de boue, et comme eux périssables. C'est le deuxième degré de l'échelle d'amour.

    Le troisième exige une âme plus aimante, plus parfaite et d'un plus grand détachement. Il faut, pour le gravir, briser ce coeur de chair, le pénétrer des flèches de l'amour divin, rompre tout attachement désordonné envers soi-même et ceux qui nous sont chers, afin de n'aimer vraiment que Dieu : ne considérer son corps, que comme un instrument pour le service de Dieu ; renoncer à toute jouissance charnelle de l'avarice, de la paresse, de la luxure, afin d'imprimer uniquement l'image du Christ dans son coeur ; éviter la société des hommes qui n'ont aucun souci de Dieu ; et fuir toutes les occasions du péché, qui seul, peut nous séparer de Celui que nous aimons, à l'exclusion de tout autre, et qui est un Dieu jaloux.

    Le quatrième degré de cette échelle d'amour, c'est l'Humilité, ou le mépris de soi, dans la contemplation de la grandeur de Dieu et de la misère de l'homme Servi inutiles sumus ; l'abaissement de soi jusquà l'abnégation de sa propre personnalité, au souvenir de l'obéissance d'un Dieu jusqu'à la mort de la croix : Factus obédiens usque ad mortem ; enfin, l'imitation de ce même Dieu, dans l'amour de la souffrance, qui nous divinise comme le feu éprouve l'or : quemadmodum ignis aurum probat.

    Le cinquième degré de l'Amour est l'attente et le désir de l'honneur de Dieu, vers lequel convergent toutes nos pensées, toutes nos aspirations, persuadés que dans notre misère, nous ne pouvons jamais trop faire pour la gloire de celui qui est tout, et sans lequel nous ne sommes rien : Tu solus Dominus, tu solus Altissimus. D'ailleurs, si Dieu veut être aimé et honoré de sa créature, c'est pour se donner à elle, et partager avec elle sa propre gloire, car Dieu est le souverain Bien, et le bien se donne : Bonum est sui diffusivum. L'amour attire l'amour : Si vis amari, ama. Et dans cette oeuvre de glorification divine, nous payons la dette de toute créature, vis-à-vis du créateur, car tout chante la gloire de Dieu : Coeli enarrant gloriam Dei. Et rien n'est plus beau que la louange, qui commence ici dans la souffrance de l'homme divinisée par la souffrance d'un Dieu, et se perpétue dans l'éternité par la gloire de Dieu dont émane la gloire de l'homme.

    Mais il est un sixième degré dans l'échelle d'amour, et c'est la claire et pure vision de Dieu lui-même, dans la splendeur sereine de l'esprit illuminé par Dieu.

    Parvenue à ce degré sublime, non par elle-même, mais par la grâce, l'âme s'extériorise des choses d'ici-bas, n'éprouvant nulle sollicitude pour ce qui est humain, et en toute chose cherche Dieu. Et quand elle l'a trouvé, elle jouit pleinement et en tout repos de celui qu'elle aime. Car l'amour se repaît de lui-même : Il est sa propre jouissance.

Enfin, comme l'objet de cet amour est l'Etre parfait par essence, et que l'intensité de l'amour se mesure à la perfection de l'être aimé, il suit de là que la jouissance qu'il procure est sans bornes. C'est le septième degré de l'échelle d'amour.
 

Petits aiglons divins, tout épris de Dieu même, 
Montez, montez toujours, car c'est en lui qu'on
[aime

R. CHAMONAL.

SEPT DEGRÉS DE L'AMOUR.