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INTRODUCTION GÉNÉRALE
aux œuvres de RUYSBROECK

DOCUMENTS RELATIFS A LA VIE DE RUYSBROECK.


     Le XIVè siècle a été pour les Pays-Bas le point de départ d'une efflorescence merveilleuse de vie mystique, et il est juste d'en faire remonter la gloire à celui que la postérité a pu nommer Ruysbroeck l'Admirable.

     La vie de Jan van Ruysbroeck nous est connue par l'écrit d'un contemporain, Henri Pomerius (Bogaerts), qui fut bien placé pour obtenir des renseignements sûrs. Né en 1382, un an seulement après la mort de Ruysbroeck, il occupa d'abord la charge de recteur des écoles à Bruxelles et à Louvain, puis fut secrétaire des échevins de cette même ville. Ayant résolu de quitter le siècle, il entra au monastère des chanoines réguliers de Groenendael, où Ruysbroeck avait passé toute sa vie religieuse. Devenu prieur, c'est au cours de sa prélature qu'il vit mourir deux disciples immédiats du saint homme :  Jean de Hoelaere († 16 mars 1431) et Jean de Scoonhoven († 22 janvier 1431). Le second surtout est célèbre par la défense qu'il fit de la doctrine de son maître contre les attaques de Gerson. Nous aurons l'occasion d'en parler bientôt.

     Pomerius mourut probablement au monastère de Sept-Fontaines, où il avait voulu passer dans la solitude les dernières années de sa vie
(1) († 2 juin 1469). Dès avant 1420, il avait écrit son ouvrage : De origine monasterii Viridis Vallis et de gestis patrum et fratrum in primordiali fervore ibidem degentium , qui comprend trois parties : 1° l'histoire de la fondation de Groenendael ; 2° la biographie de Ruysbroeck, et 3° celle de Jean van Leeuwen, le « bon cuisinier ». Moins de quarante ans après la mort du saint prieur de Groenendael, les grandes lignes de sa vie avaient été ainsi fixées par un homme bien au courant des faits et que ses qualités morales et intellectuelles rendaient très apte à cette tâche.

     Ce que nous savons, en effet, de Pomerius, tant par la chronique d'Impens que par le nécrologe de Groenendael
(2) , nous permet de le juger comme un écrivain grave et sincère, désireux d'édifier, mais surtout de dire le vrai. Il a soin de citer ses témoins, qu'il appelle des « personnages dignes de foi », et il fait une mention spéciale des deux religieux que nous avons cités plus haut. Qu'entend-il au juste par le terme « relation » dont il se sert pour désigner les renseignements obtenus à cette source ? Il est assez difficile de le définir. Cependant comme le nécrologe de Groenendael fait mention, au 2 décembre, dans la notice consacrée à Ruysbroeck, d'une vie écrite par Jean de Scoonhoven, et que deux autres notices font allusion à cette même vie, les Bollandistes ont admis l'existence d'une source écrite, qui aurait passé tout entière dans la relation de Pomerius (3) . En tout cas, l'ouvrage de Scoonhoven a disparu, et, dans les divers manuscrits de ses œuvres encore inédites, il n'y en a aucune trace.

     Quant au texte de Pomerius, il a été édité dans les Analecta Bollandiana, t. IV, 1885, p. 263, d'après un manuscrit de la Bibliothèque royale de Belgique à Bruxelles
(4) .

     En tête de sa traduction des œuvres de Ruysbroeck
(5) , Surius donne aussi une vie qu'il dit avoir eu pour principal auteur un chanoine régulier. S'agit-il d'une source autre que l'écrit de Pomerius ? C'est ce qu'on a pensé jusqu'en ces derniers temps. Mais la comparaison attentive des deux biographies ne permet pas de douter qu'il n'y ait entre elles relation immédiate. On ne peut même pas supposer, comme le fait Auger dans sa thèse latine De doctrina et meritis Joannisvan Ruysbroeck, qu'il y ait eu un intermédiaire (6) . Surius a suivi fidèlement le travail de son devancier, qu'il s'est efforcé seulement de rendre en meilleur latin.

     Un autre document précieux sur la vie de Ruysbroeck est un prologue inséré en tête du manuscrit le plus complet de ses œuvres. Ce manuscrit, aujourd'hui à Bruxelles, appartenait jadis au prieuré même de Groenendael. Il n'est que de 1461
(7) , mais le prologue en question est d'un contemporain de Ruysbroeck, Maître Gérard, prieur d'une Chartreuse proche de Groenendael. En relations fréquentes avec Ruysbroeck, dont il lisait les écrits et qu'il avait reçu chez lui, cet auteur nous a laissé de son ami un portrait plein de vie et tracé avec amour (8) .

APERÇU BIOGRAPHIQUE.


     Jan van Ruysbroeck a gardé le nom du village qui le vit naître en 1293. Situé sur la Senne, entre Bruxelles et Hal, ce village portait autrefois le nom de Ruusbroec, dont on a fait aujourd'hui Ruysbroeck. Malgré qu'il n'y ait pas accord sur ce point, nous avons préféré conserver à notre mystique l'orthographe moderne de ce nom, sous lequel il est plus universellement désigné aujourd'hui.

     Élevé par sa mère dans de grands sentiments de piété, il quitta, dès l'âge de 11 ans, la maison paternelle, pour se mettre sous la direction de Maître Jean Hinckaert, chanoine de Sainte-Gudule, à Bruxelles. A l'école, il éprouva peu de goût pour les arts libéraux ; mais les leçons de Hinckaert eurent sur lui une grande influence et lui firent préférer bientôt la seule science théologique, à laquelle il s'adonna dès lors exclusivement. Il devait puiser dans cette étude la précision de langage et l'élévation de vues doctrinales que nous aurons maintes fois l'occasion de remarquer dans ses écrits. A 24 ans, il fut ordonné prêtre et fait chapelain de Sainte-Gudule. Ainsi qu'il le raconta souvent lui-même, c'est au jour de son ordination qu'il put voir sa pieuse mère délivrée du Purgatoire et entrer au Ciel.

     À Sainte-Gudule, Ruysbroeck devait vivre en compagnie de Maître Hinckaert et de Franco van Coudenberg, chapelains de la même église et animés des mêmes désirs de vie vertueuse. C'est de cette époque sans doute que datent ses premiers écrits, aussi bien que la lutte engagée contre Bloemardinne, qui paraît s'être mise à la tête de la secte « du libre esprit » vers 1307. Nous rencontrerons souvent dans les traités de Ruysbroeck des allusions aux théories pernicieuses répandues alors par les faux mystiques.

     Mais les trois amis trouvaient que la vie à Bruxelles était trop bruyante et, d'autre part, ils souffraient de la façon dont l'office divin était célébré à Sainte-Gudule. Aussi, à l'instigation de Franco van Coudenberg, résolurent-ils de quitter Bruxelles et de se retirer dans la solitude. Au milieu de la forêt de Soignes se trouvait un ermitage qui portait le nom de Groenendael (Viridis Vallis), ou le Vauvert. C'était la résidence d'un pieux personnage, appelé Lambert, qui succédait lui-même en ce lieu à deux autres ermites, Jean de Busco et Arnold de Diest. Sur la demande de Franco van Coudenberg, Lambert consentit à aller fixer un peu plus loin sa cellule, au val désert de Boetendael, afin de faire place à Ruysbroeck et à ses compagnons.

     Ainsi débuta, en 1343, le prieuré de Groenendael. Ruysbroeck, Franco van Coudenberg, Jean Hinckaert et le frère Jean van Leeuwen, surnommé « le bon cuisinier », qui devait bientôt les rejoindre, formèrent la petite communauté naissante. Ils ne devaient prendre que plus tard, en 1350, l'habit des chanoines réguliers de saint Augustin, dont ils adoptèrent aussi la règle, observée dans la suite tant à Groenendael que dans les prieurés qui s'y rattachèrent. Jean Hinckaert cependant ne suivit pas l'exemple de ses compagnons et demeura à Groenendael à titre privé.

     Ruysbroeck put, dès lors, s'adonner tout entier à la contemplation et se livrer à l'influence divine. Lorsqu'il se sentait envahi par l'inspiration, il s'enfonçait dans la forêt et se mettait à écrire tout ce qui lui venait à la pensée. Puis il revenait au monastère et faisait part à ses frères des enseignements merveilleux qu'il avait reçus. La plupart de ses écrits furent composés de cette façon, et, malgré qu'il mît souvent de longs intervalles entre deux passages, la composition n'en demeure pas moins ordonnée et suivie.

     Tant que vécut Franco van Coudenberg, Ruysbroeck voulut lui demeurer soumis comme à son prévôt ; lui-même portait le titre de prieur. Mais son humilité ne pouvait empêcher sa renommée de s'étendre : les visites devenaient fréquentes à Groenendael, et le saint prieur avait ainsi l'occasion de faire participer les autres aux richesses spirituelles dont il était comblé.

     Déjà ses livres se répandaient, ainsi que nous l'apprend Maître Gérard, le prieur des Chartreux, dont nous avons parlé plus haut « Les écrits et les livres de Maître Jean Ruysbroeck, dit-il, ont été fort multipliés dans le Brabant et dans les Flandres ainsi que dans d'autres pays avoisinants... Et moi, frère Gérard, de l'ordre des Chartreux, de la maison de Notre-Dame de la Chapelle près Hérinnes, toutes les fois que je rencontrais de ces livres, je les annotais soigneusement, selon la force de mon intelligence
(9) . » Il en avait lui-même pris une copie et comme il y trouvait certains passages obscurs, il pria Ruysbroeck de venir lui en donner l'explication. C'est ce que fit le saint prieur, et Maître Gérard a rendu compte, en ces termes, de l'impression produite par cette visite : « Nous pourrions parler de son visage tranquille et joyeux, de sa parole pleine de bonté et d'humilité, de son maintien extérieur si conforme à l'état ecclésiastique, ainsi que de sa manière d'être si religieuse dans son vêtement et dans tous ses actes... Les trois jours environ que ce saint homme a passés avec nous ont été trop courts, car personne ne pouvait lui parler ni le voir sans devenir meilleur (10)  »

     Gérard n'est point le seul personnage qui ait été à cette époque en relations suivies avec Ruysbroeck. Des hommes comme Tauler, Gérard Groot, dont nous aurons à parler bientôt, fréquentaient Groenendael et profitaient de l'influence aussi bien que des enseignements du prieur. Celui-ci vit venir la mort avec une grande sérénité, et le 2 décembre 1381, il remit paisiblement son âme à Dieu. Il était âgé de 88 ans et avait soixante-quatre ans de sacerdoce. Son corps, enseveli à Groenendael, y demeura jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, et lors de la suppression du monastère (1783) il fut transféré à Sainte-Gudule de Bruxelles.

LES ÉCRITS DE RUYSBROECK.


     Ce n'est point encore le lieu de faire une étude complète sur l'œuvre de Ruysbroeck ; il ne s'agit ici que d'une vue d'ensemble, qui permette déjà de se rendre compte de son admirable fécondité comme écrivain mystique.

     Pomerius nous apprend qu'il commença à écrire étant encore séculier
(11) , puis qu'une fois dans le cloître il poursuivit sa tâche jusqu'à l'extrême vieillesse. Dans les dernières années de sa vie (12) , il emmenait avec lui dans la forêt un frère chargé de transcrire sur des tablettes ce qu'il dictait sous l'action de l'Esprit-Saint. Le biographe a conservé les titres de onze traités qu'il énumère en les accompagnant de l'incipit de chaque livre. Il ne faut chercher d'ailleurs dans cette liste aucun ordre méthodique. De même, serait-il difficile de fixer la date de composition de chacun des traités. Quelques conjectures permettent seulement de penser que la grande activité littéraire de Ruysbroeck s'exerça à Groenendael entre les années 1350 et 1359 (13) .

     La liste donnée par Pomerius comprend: Le Royaume des amants, les Noces spirituelles, la Petite pierre, les Quatre tentations, la Foi chrétienne, le Tabernacle spirituel, les Sept clôtures, le Miroir du salut éternel, les Sept degrés de l'amour, le Livre des rétractations, les Douze béguines.

     Nous possédons, d'autre part, à la fin du codex D dont il a été question plus haut, une liste un peu différente, avec l'indication de l'ordre dans lequel il convient de lire les ouvrages de Ruysbroeck. Cette liste appartient à un Traité sur les œuvres et la doctrine de Jean Ruysbroeck, par un de ses disciples. L'auteur anonyme, reçu à Groenendael peu après la mort du Maître, avait été à même d'étudier à bonne source ses écrits et sa doctrine ; il avait pu recueillir également la tradition vivante de ceux-là mêmes qui avaient vécu avec Ruysbroeck. À tous ces titres, il mérite d'être cité : « On lira d'abord, dit-il, le livre des Douze vertus ; ensuite celui des Douze points de la vraie foi ; puis celui du Saint Sacrement. ensuite les Sept degrés, puis les Sept clôtures, les Quatre tentations , le Tabernacle, le Royaume des amants, les Noces spirituelles , la Pierre brillante, enfin celui que l'auteur semble avoir fait après tous les autres, le Livre de la plus haute vérité , qui commence ainsi : « Le prophète Samuel, qui a pleuré le roi Saul... » Il y a encore le livre des Douze béguines, qui commence en vers et se termine en prose parla Passion de Notre-Seigneur
(14) . » En somme, nous retrouvons dans ce passage tous les écrits mentionnés par Pomerius et, en plus, le livre des Douze vertus , dont l'authenticité est contestable. Il y a seulement entre les deux listes divergence dans l'ordre des traités et dans les titres qui leur sont donnés. Surius a inséré dans sa traduction quelques autres écrits, mais leur authenticité demeure au moins douteuse.

     La langue employée par Ruysbroeck est le flamand ou, d'une façon plus précise, le dialecte brabançon, Il ne semble pas qu'il ait jamais écrit en latin, ce qui a donné à penser qu'il ignorait cette langue. Mais une telle opinion est insoutenable Ruysbroeck était prêtre, il était chanoine régulier, il avait certainement étudié la théologie ses écrits le prouvent et nous le savons d'ailleurs par des témoignages historiques formels. Or, la théologie ne s'enseignait qu'en latin : comment donc Ruysbroeck eût-il pu se passer de la connaissance de cette langue ? Le but, d'ailleurs, qu'il se proposait dans ses écrits suffit à expliquer la préférence qu'il a donnée au flamand, compris de tous ceux qui l'entouraient. Il écrivait, en effet, pour tous et en particulier pour ses frères et ses sœurs dans la vie religieuse ; telle cette clarisse de Bruxelles, à qui sont adressés, semble-t-il, les trois traités dont nous publions la traduction.

     Sans doute aussi Ruysbroeck se sentait plus à l'aise dans sa propre langue. D'ailleurs, à l'occasion, il s'y crée des mots, lorsqu'il n'en trouve pas d'assez précis pour rendre sa pensée. C'est alors que l'on sent l'influence du latin qui, parfois, passe à peine transformé dans le flamand.

     Il ne faudrait pas non plus exagérer ce que dit Pomerius du peu de science de Ruysbroeck. Ses livres dont pas, sans doute, la prétention d'être des traités théologiques et la méthode scolastique n'y est point suivie. Mais la terminologie même dont il fait ordinairement usage montre suffisamment qu'il était versé dans les sciences philosophiques et théologiques.
La composition d'ouvrages tels que le Royaume des amants et les Noces spirituelles en particulier, témoigne d'une solidité de doctrine incontestable.

     Si donc il est vrai de dire que Ruysbroeck a eu pour premier maître l'Esprit-Saint et qu'il a reçu de lui l'expérience des choses de la vie spirituelle, en même temps que la faculté de les exprimer en langage humain, il reste néanmoins qu'une solide formation théologique se trahit sans cesse dans ses écrits. C'est là ce qui le met absolument hors de pair entre les écrivains mystiques de son temps
(15) .

     Il ne sera pas inutile, croyons-nous, de donner dès maintenant une analyse succincte des ouvrages de Ruysbroeck ; nous suivrons, pour le faire, l'ordre où ils se trouvent dans le codex D.

     Le livre des Douze vertus met à la base de tout l'édifice spirituel l'humilité, inspirée par la contemplation de la puissance de Dieu et la considération de sa souveraine bonté. De là on s'élève à l'obéissance, au renoncement, à la pauvreté d'esprit, à la patience, à l'abdication surtout de la volonté propre pour embrasser celle du Seigneur.

     Le livre des Douze points de la vraie foi est une paraphrase du symbole de Nicée.

     Le Saint Sacrement, ou Miroir du salut éternel , mérite une place de choix parmi les traités de Ruysbroeck. C'est comme un résumé de toute sa doctrine, en même temps que l'exposé fondamental de sa théorie sur l'image et la ressemblance de Dieu, qui reviendra sans cesse dans ses écrits. Nous donnerons bientôt plus de détails sur ce livre et les deux suivants.

     Les Sept degrés constituent une échelle mystérieuse, par laquelle on s'élève dans la pratique de l'amour jusqu'à la possession intime de Dieu.

     Les Sept clôtures énumèrent les retranchements toujours plus serrés dans lesquels s'enferme l'âme, pour arriver à la cohabitation secrète avec les trois personnes de la Sainte Trinité.

     Le livre des Quatre tentations, qui est de peu d'étendue, s'élève contre les principales tendances de l'époque : l'amour des aises et du confort, l'esprit d'hypocrisie, l'orgueil de l'esprit, qui veut tout comprendre, enfin la fausse liberté, la plus grave de toutes ces tentations subtiles et, qui, au temps de Ruysbroeck, inspirait la secte des Frères et des Sœurs du libre esprit.

     Dans le Tabernacle, le plus long de tous ses ouvrages, notre auteur suit pas à pas la description du Tabernacle de l'Ancien Testament, avec les prescriptions données par Dieu pour sa construction. Il en fait ensuite l'application aux sept demeures spirituelles dans lesquelles l'âme doit s'établir pour posséder Dieu d'une façon toujours plus haute.

     Le Royaume des amants, qui occupe la première place dans la liste de Pomerius, est un commentaire spirituel du texte : Justum deduxit Dominus per vias rectas et ostendit illi regnum Dei
(16) . On y voit comment Dieu, après avoir créé et racheté l'homme, le conduit par ses voies, au moyen surtout des sept dons du Saint-Esprit, jusqu'à la contemplation et la possession de son royaume. Ce traité est comme un abrégé de tout l'ascétisme et de la mystique.

     Les Noces spirituelles sont probablement l'œuvre la plus méthodique et la plus parfaite qu'ait écrite Ruysbroeck. Il y expose en trois livres les diverses formes de vie spirituelle, qu'il appelle la vie active, la vie intime et la vie contemplative. À chacun de ces stades il applique les paroles de l'Évangile : Ecce sponsus venit, exite obviam ei
(17) , qui marquent les étapes successives par lesquelles l'âme aboutit à l'union avec Dieu.

     La Pierre brillante, au rapport du prieur des Chartreux Gérard de Hérinnes, serait le résultat d'un entretien de Ruysbroeck avec un ermite, qui lui demanda d'écrire ce qu'il lui avait expliqué. Appliquant aux justes le texte de l'Apocalypse, Dabo illi calculum candidum, et in calculo nomen novum scriptum
(18) , l'auteur distingue trois catégories d'hommes qui reçoivent et possèdent la grâce de Dieu. Il les appelle les serviteurs fidèles, les amis intimes et les fils cachés .

     Le Livre de la plus haute vérité , composé à la demande du même prieur Gérard, est une explication de quelques passages difficiles du Royaume des amants .

     Enfin, le livre des Douze Béguines est formé de divers traités qui se suivent sans beaucoup d'ordre, et se termine par une application de la Passion de Notre-Seigneur aux sept heures du Bréviaire.


L'INFLUENCE DE RUYSBROECK.


     L'ermitage de Groenendael, dont nous avons relaté les humbles débuts, était cependant appelé à rayonner au loin. La renommée de Ruysbroeck se répandait, en effet, dans tous les Pays-Bas, et les visiteurs venaient souvent s'édifier auprès de lui. Parmi ceux-ci, il faut citer en première ligne Gérard Groot, qui allait être le trait-d'union entre Groenendael et la future congrégation de Windesheim.

     Né à Deventer, en octobre 1340, Gérard, après avoir fait ses premières études à l'école du chapitre de cette ville, puis à Aix-la-Chapelle et à Cologne, était allé prendre le grade de maître ès arts à l'Université de Paris. Rentré dans son pays, il avait commencé par mener une vie assez mondaine ; puis, converti par les remontrances de Henri de Calcar, prieur de la Chartreuse de Monnikhuisen, près d'Arnhem, il changea totalement de conduite, résigna ses bénéfices et fit même don de sa maison paternelle « à l'usage des pauvres qui voudraient se consacrer au service de Dieu » (20 septembre 1374). Ce fut le berceau de l'association dite « de la vie commune ». Gérard y mena lui-même une vie fort retirée, tout adonné à la prière et à l'étude.

     C'est de cette époque (1374 -1377) que datent ses relations avec Ruysbroeck. Il vint le voir, dit Pomerius
(19) , accompagné de Maître Jean Sceele, recteur des écoles de Zwolle, et le saint prieur les accueillit avec joie, reconnaissant en Gérard, qu'il voyait cependant pour la première fois, un futur disciple. Dès lors de nombreuses lettres s'échangèrent, et de fréquentes visites amenèrent à Groenendael Gérard Groot, désireux de puiser là les saines traditions de la vie religieuse et de s'instruire en même temps de la haute doctrine mystique de Ruysbroeck. C'est ce qui lui permit plus tard de défendre son maître contre les attaques dont il était l'objet et de témoigner, en toute rencontre, de la vénération qu'il professait pour sa personne et de la haute estime en laquelle il tenait ses écrits.

     En 1377, Gérard Groot conçut le projet de se retirer définitivement du monde et il se rendit dans ce but à la Chartreuse de Monnikhuisen. Mais au bout de deux ans de séjour, durant lesquels il ne s'était pas agrégé d'ailleurs à la communauté, il comprit, sur les conseils du prieur, son ami, qu'il devait s'employer plutôt au ministère de la parole.

     Revenu à Deventer, il eut à s'occuper tout d'abord d'une association de pieuses femmes, connues sous le nom de «Sœurs de la vie commune », et il les groupa en communauté. Puis, ayant reçu le diaconat, il se livra à la prédication avec un zèle si ardent et si âpre contre les désordres de son époque, qu'il souleva contre lui des rancunes puissantes et tomba en disgrâce. Il devait demeurer dans cette retraite forcée jusqu'à sa mort (1384). Mais Gérard avait eu le temps de jeter les bases de son œuvre. Dès avant sa conversion, il était grand amateur de livres et s'appliquait avec soin à s'en procurer. Plus tard, ce goût ne fit que s'accroître, et comme, pour le satisfaire, il lui fallait faire exécuter des copies nombreuses, il occupa à ce travail les jeunes clercs de l'école du chapitre de Deventer, qui se trouvèrent ainsi sous son influence continue.

     L'instrument providentiel qui devait grouper tous ces éléments fut un certain Florent Radewijns de Leerdam, maître ès arts de l'Université de Prague. À la suite des prédications de Gérard Groot, Florent s'était joint volontairement aux jeunes copistes et avait renoncé à sa prébende de Saint-Martin d'Utrecht pour devenir simple vicaire à Saint-Lebuin de Deventer. Or, un jour de l'année 1381 ou 1382, il proposa à son maître de réunir tous les clercs copistes de bonne volonté et de vivre avec eux, en mettant en commun leurs petites ressources. Après quelques hésitations, Gérard approuva le projet et aida son ami de tout son pouvoir à organiser la nouvelle confrérie.

     Les «Frères de la vie commune » ne se liaient pas par les vœux de la religion. Librement rangés sous l'autorité de Florent Radewijns et profitant des conseils et des enseignements de Gérard, ils menaient une vie réglée, partagée entre le labeur quotidien et les exercices de la prière en commun. Bientôt cependant l'on songea à donner à l'institution une forme plus durable, et Gérard Groot, tout rempli encore des souvenirs que lui avaient laissés ses visites à Groenendael, voulut rattacher les « Frères de la vie commune » aux chanoines réguliers de saint Augustin. Mais il ne devait pas voir la réalisation de ses desseins, et sur son lit de mort, comme le raconte J. Busch dans sa chronique, il insistait encore pour que l'on adoptât sans tarder la règle des chanoines
(20) .

     Florent Radewijns, seul désormais à la tête des Frères de la vie commune, en fut en réalité le véritable organisateur, et par ses soins l'influence de Groenendael devint définitivement prépondérante.

     Dès 1382, ainsi que nous l'apprend la chronique d'Impens
(21) , un monastère avait été fondé à Eemstein, entre Dordrecht et Geertruidenberg, par Reinalt Minnenvosch, sur l'instigation de Gérard Groot. C'est aussi à la demande de ce dernier qu'un prêtre profès de Groenendael, Godefroid Wevel, disciple de Ruysbroeck, était venu tout exprès afin d'initier les premiers religieux à leur vie nouvelle. Lorsque Florent Radewijns, quelques années plus tard (1386), résolut de faire prendre l'habit de chanoines réguliers à un certain nombre de ses frères, c'est à Eemstein qu'il les envoya se former selon la tradition de Groenendael. En même temps, il faisait construire un monastère à Windesheim, entre Deventer et Zwolle, avec l'autorisation et l'appui de l'évêque d'Utrecht, Florent van Wevelinkhoven. Le 17 octobre 1387, eut lieu la consécration de l'église, suivie de la profession des premiers chanoines, et c'est ainsi que débuta la Congrégation de Windesheim, appelée à devenir bientôt florissante.

     L'association des «Frères de la vie commune » conserva sa physionomie propre et servit comme de noviciat de recrutement pour Windesheim, qui ne tarda pas, en effet, à faire école. Dès 1392, deux fondations en étaient sorties, tandis que le monastère d'Eemstein s'était joint à ce premier groupement. Trois ans plus tard (16 mai 1395), Boniface IX pouvait approuver la Congrégation nouvelle et lui donnait comme supérieur général le prieur de Windesheim
(22) . En 1464, quatre-vingt-deux monastères s'y rattachaient : Groenendael et ses fondations en faisaient partie depuis 1412.

     Windesheim devint dès lors le centre d'une véritable réforme dans la vie religieuse, dont l'influence se fit sentir non seulement dans toute la Congrégation, mais dans de nombreux monastères, soit en Allemagne, soit en France: En même temps les principes très sages de réforme liturgique, dus à Raoul de Rivo, prévôt de Tongres, trouvèrent dans la Congrégation de Windesheim un moyen rapide de diffusion
(23) . En 1433, la Congrégation bénédictine de Bursfeld les lui emprunta, comme étant plus conformes à la vraie tradition romaine.

     Par ses origines et par ses traditions, Windesheim se rattachait donc à Groenendael et à Ruysbroeck. Aussi, l'influence de la nouvelle Congrégation contribua-t-elle à répandre les écrits et la spiritualité du saint prieur non moins que ses principes de vie religieuse. La recherche de la vie intérieure, l'éloignement du monde et la pratique assidue de toutes les vertus, conformément à la doctrine du Maître, distinguèrent les chanoines réguliers de Windesheim, et toute une école d'écrivains mystiques prit bientôt naissance dans leurs rangs. Il suffit de citer quelques noms.

     C'est d'abord Jean de Scoonhoven, qui vécut à Groenendael et put puiser à la source même la tradition spirituelle de son maître. Nous avons relaté déjà le zèle avec lequel il prit la défense de Ruysbroeck contre les attaques de Gerson. La lettre qu'il écrivit à cette occasion a été publiée plus tard parmi les œuvres du chancelier de l'Université de Paris
(24) . Mais Scoonhoven a composé lui-même de nombreux traités mystiques, dont le style fait penser déjà à l'Imitation de Jésus-Christ (25) . Thomas a Kempis († 1741) qui passe à bon droit pour être l'auteur de cette œuvre immortelle, appartient, en effet, lui aussi, à l'école de Windesheim, dont il est l'un des écrivains les plus féconds (26) . Deux autres membres de la même Congrégation, Henri Mande et Gerlach Peters, portent dans leurs œuvres la marque évidente de l'influence de Ruysbroeck.

     En dehors du cercle de Windesheim, on peut citer Henri Harphius, franciscain († 1478), et Denis le Chartreux († 1471). Ce dernier surtout reconnaissait pour ses maîtres de choix Denis l'Aréopagite et Ruysbroeck.

     Nous avons enfin nommé déjà Tauler parmi ceux qui visitèrent Groenendael. On a quelques raisons, en effet, de reconnaître le célèbre dominicain dans le personnage que Pomerius appelle Canclaer
(27) , et qui sous la plume de Surius devient Johannes Thaulerus (28) . Ce n'est pas cependant qu'on puisse accorder grand crédit au récit de la conversion de Tauler, rapporté par Surius d'après le Meisterbuch de Rulman Merswin († 1382). Le P. Denifle en a démontré, semble-t-il, la fausseté (29) . D'autre part, Tauler n'a pu faire de fréquentes visites à Ruysbroeck, car il est mort dès 1361 et ce n'est guère que dans les dernières années de sa vie qu'il fut à même de venir à Groenendael. Bossuet a bien reconnu l'influence de Ruysbroeck, en particulier dans la critique faite par Tauler des doctrines hérétiques des Béguards (30) . Encore Bossuet ne fait-il allusion qu'au premier et au deuxième sermon pour le premier dimanche de Carême, qui contiennent, en effet, des emprunts à différents chapitres des Noces spirituelles, et surtout à l'opuscule des Quatre tentations . La lecture assidue de Ruysbroeck et de Tauler permettrait de signaler d'autres traits de ressemblance entre les deux auteurs ; mais, en somme, il est difficile de fournir des preuves péremptoires de relations suivies (31) .


L'ORTHODOXIE DE RUYSBROECK.


     Ruysbroeck, en raison même de l'élévation de sa doctrine, devait prêter le flanc à la critique et son orthodoxie n'a pas tardé à être mise en doute. Déjà de son vivant ses plus fidèles disciples, comme le chartreux Gérard, trouvaient dans ses livres de vraies difficultés. Il n'est donc pas étonnant que d'autres moins familiers avec son enseignement y aient rencontré bien des points obscurs.

     Une lettre de Gérard Groot aux moines de Groenendael, peu après la mort de Ruysbroeck, nous apprend qu'un docteur en théologie avait jugé dignes de blâme certaines expressions du livre des Noces spirituelles, tandis qu'un autre docteur, Maître Henri de Hesse, avait déclaré ouvertement que le même ouvrage contenait des erreurs. Mais l'un et l'autre avaient sans doute lu les Noces spirituelles dans la traduction latine de Guillaume Jordaens, insuffisamment exacte, et Gérard Groot crut pouvoir affirmer que son maître et ami avait pris les expressions incriminées dans un sens orthodoxe
(32) .

     Cependant de plus graves critiques furent formulées, une vingtaine d'années après la mort de Ruysbroeck, par Gerson, chancelier de l'Université de Paris
(33) . Dans une lettre adressée à un chartreux, il s'éleva contre la doctrine exposée au troisième livre des Noces spirituelles , comme prêtant au panthéisme et manifestement opposée à la constitution de Benoît XII sur la vision béatifique. À en croire Gerson, cité ensuite par Bossuet, Ruysbroeck admettrait «que non seulement l'âme contemplative voit Dieu par une clarté qui est la divine essence, mais encore que l'âme même est cette clarté divine ; que l'âme cesse d'être dans l'existence qu'elle a eue auparavant en son propre genre ; qu'elle est changée, transformée, absorbée dans l'être divin et s'écoule dans l'être idéal qu'elle avait de toute éternité dans l'essence divine, qu'elle est tellement perdue dans cet abîme qu'aucune créature ne peut la retrouver (34)  ». Or, si cela ne peut se dire même de la vision béatifique, à plus forte raison est-il impossible de l'admettre pour la contemplation dans l'état de voie.

     Une réponse vint bientôt de la part de Jean de Scoonhoven qui, dans une thèse très solide, s'appliqua à donner aux expressions incriminées un sens pleinement orthodoxe. Il démontrait en même temps que la doctrine de Ruysbroeck n'était point nouvelle, mais, au contraire, toute conforme à l'enseignement des docteurs les plus renommés. Il faisait ensuite l'éloge de son maître et expliquait que si, dans ses ouvrages, celui-ci avait préféré le flamand au latin, ce n'était point défaut de science, mais dessein d'atteindre plus facilement les gens simples, et de les prémunir contre les erreurs répandues par la secte du libre esprit. Enfin Gerson n'avait-il pas été trompé sur la vraie valeur des enseignements de Ruysbroeck en les lisant dans une traduction trop peu fidèle
(35)  ?

     La réponse de Scoonhoven ne parvint pas à convaincre le chancelier, qui, dans une seconde lettre au frère Barthélémy, maintint sa première opinion, tout en reconnaissant les intentions droites de Ruysbroeck.

     En somme, ce qui lui faisait surtout difficulté, c'est l'unité dont parle souvent notre auteur, pour exprimer les rapports de l'âme contemplative avec Dieu. Mais il faut bien s'entendre sur le sens à donner à cette expression et maintenir, comme il le fait sans cesse, la distinction essentielle qui demeure toujours entre Dieu et la créature. L'unité dont il s'agit repose essentiellement sur l'existence idéale que nous possédons dans la pensée divine de toute éternité, existence selon laquelle nous pouvons être dits un avec notre image éternelle. Ensuite le travail de la vie surnaturelle s'emploie à réaliser autant que possible l'idéal de Dieu en nous. Là encore il y a unité avec l'image éternelle, jusqu'à ce qu'enfin nous soit donnée l'unité de jouissance avec Dieu, soit dès cette vie dans la haute contemplation, soit dans l'éternité par la vision béatifique. Mais partout et toujours il ne peut être question que de l'unité donnée par l'amour et non d'unité d'essence avec Dieu.

     La doctrine de Ruysbroeck une fois sauve, peut-on défendre de même façon la terminologie qu'il emploie ? C'est sur ce point, en effet, que portent davantage les griefs formulés par Bossuet. Il est vrai que ce dernier ne semble avoir lu de Ruysbroeck que ce qu'en avait dit Gerson, et encore ne le cite-t-il pas textuellement. À l'encontre de ses critiques, on peut dire que le genre adopté par notre mystique dans ses ouvrages exclut de lui-même les exagérations d'expression incriminées. Au lieu d'employer un langage imagé, comme beaucoup d'autres auteurs, il se renferme presque toujours dans l'austérité de la terminologie métaphysique. Tout au plus pourrait-on remarquer qu'il n'a pas toujours une précision absolue de termes et que l'élévation même des sujets qu'il traite le rend souvent difficile à comprendre.

     Il y a lieu de noter aussi que Ruysbroeck ne confond pas, comme on l'a dit, l'état de voie et l'état de vision béatifique. Le plus souvent il traite uniquement de l'état de voie, et sans admettre que le contemplatif participe dès ici-bas à la lumière de gloire, il regarde l'union la plus haute avec Dieu comme le développement normal de la vie surnaturelle et il parle de cette union de contemplation dans la plupart de ses ouvrages. D'ailleurs il règne dans l'œuvre de Dieu un enchaînement admirable qui relie ensemble la nature, la surnature et la gloire, et souvent notre auteur embrasse avec son regard de contemplatif le développement de l'œuvre tout entière.

     À côté des critiques il est juste de mentionner au moins les éloges qui ont été donnés à Ruysbroeck par nombre de théologiens ou écrivains mystiques.

     Sans rappeler les contemporains ou disciples immédiats, tels que Gérard Groot, Tauler, Jean de Scoonhoven, Thomas a Kempis, qui tous ont témoigné de leur admiration pour leur maître, on peut nommer Denis le Chartreux qui appelle Ruysbroeck «un Docteur divin » et «un autre Denis l'Aréopagite ». Surius, chartreux lui aussi, fait l'éloge du grand mystique et montre que malgré sa sublimité il a su se mettre à la portée de tous. C'est d'ailleurs à la traduction de Surius que les œuvres de Ruysbroeck ont dû leur notoriété.

     Louis de Blois professait une grande estime pour les écrits de Ruysbroeck, auxquels il fait souvent de larges emprunts, en particulier dans sa Consolatio Pusillanimium . Lessius, jésuite et professeur de théologie à l'Université de Louvain, les lisait assidûment et il s'étonnait qu'ils fussent demeurés si longtemps inconnus.

     De nos jours, enfin, l'attention se porte plus que jamais du côté des mystiques flamands et de leur maître à tous, le prieur de Groenendael. L'encouragement en est donné par l'Église elle-même, qui a voulu reconnaître récemment d'une façon officielle le « culte rendu de temps immémorial au vénérable serviteur de Dieu Jean Ruysbroeck, chanoine régulier ». Le décret de la Sacrée Congrégation des Rites est du 1er décembre 1908 et il a été approuvé par S. S. Pie X, le 9 du même mois.

     Depuis le commencement du XVIIesiècle, la cause de béatification de Ruysbroeck était demeurée pendante. Introduite par les soins de Jacques Boonen, archevêque de Malines (1624), elle dut être suspendue en 1627, à cause des guerres et des troubles de toute sorte qui affligeaient alors les Pays-Bas. Après un effort tenté en 1783 par le chapitre de Sainte-Gudule de Bruxelles pour obtenir un office et une messe en l'honneur de Jean Ruysbroeck, tout fut de nouveau interrompu par la Révolution française.

     Enfin, en 1883, le cardinal Goossens put réintroduire la cause, et les travaux du tribunal nommé par la Sacrée Congrégation ont abouti à la reconnaissance du culte, qui équivaut à une béatification. L'office et la messe propre du Bienheureux ont été accordés le 29 août 1909au diocèse de Malines ; les chanoines réguliers de Latran participent au même privilège, en tant qu'héritiers de Groenendael et de Windesheim.

MANUSCRITS, TRADUCTIONS ET ÉDITIONS.


     Les ouvrages de Ruysbroeck ont joui de bonne heure d'une grande célébrité, et ceci peut se mesurer au nombre considérable de manuscrits qui se sont répandus un peu partout, soit du vivant même de l'auteur, soit aussitôt après sa mort. M. le professeur Willem de Vreese, bibliothécaire en chef de l'Université de Gand, a entrepris l'étude complète de cette littérature
(36) . Nous lui devons la description de quatre-vingt-quatre manuscrits, désignés dans une première série par les lettres A, B, C,... Z ; a, b, c,.. z, et dans la seconde par les lettres Aa, Bb, etc.

     Pour ce grand travail, l'auteur a dû fouiller les principales bibliothèques de l'Europe et même les collections privées. C'est à Bruxelles que se trouvent réunis en plus grand nombre les manuscrits de Ruysbroeck. La Bibliothèque royale n'en compte pas moins de vingt-trois ; et ce sont les plus complets et les plus précieux, car ils proviennent pour la plupart de la bibliothèque de Groenendael, transportée à Bruxelles en 1783. Les autres sont à Amsterdam, Berlin, La Haye, Gand, Cologne, Leyde, Londres Oxford, Paris, etc. Plus de soixante-dix restent encore à étudier
(37) .

     Il ne peut être question ici de donner une étude même abrégée de tous ces documents. Nous nous contenterons d'indiquer en tête de chacun des traités que nous traduisons ceux dont s'est servi le professeur David, pour son édition des œuvres de Ruysbroeck.

     Nous avons déjà eu l'occasion de mentionner une traduction latine faite du vivant même de Ruysbroeck par Guillaume Jordaens († 1372). C'est la première en date : elle comprenait trois traités : les Noces spirituelles, le Tabernacle et la Petite pierre brillante. Malheureusement l'auteur a plutôt paraphrasé que traduit fidèlement, et Jean de Scoonhoven a tiré de ce fait un argument contre les attaques de Gerson. Un peu plus tard, Gérard Groot traduisit à son tour les Noces spirituelles et les Sept degrés de l'amour.

     Cependant, malgré la grande diffusion de ces traductions et des manuscrits du texte original, les écrits de Ruysbroeck ne furent que relativement tard livrés à l'impression. Le De ornatu spiritualium nuptiarum, selon la traduction de Jordaens, fut édité à Paris en 1512, par Lefèvre d'Etaples. Un peu plus tard (1538), parut à Bologne la traduction de Gérard Groot : De septem scalœ divini amoris seu vitœ sanctœ gradibus, suivie du traité De perfectione filiorum Dei.

     Mais il n'y avait pas encore de traduction complète des œuvres de Ruysbroeck. Ce travail fut entrepris par Surius, qui en donna une première édition en 1552. D'autres vinrent ensuite en 1609 et 1692. Celle de 1609 est réputée la meilleure. Traduction très fidèle, malgré quelques amplifications, l'œuvre de Surius a contribué à faire connaître Ruysbroeck tant en France qu'en Espagne, en Italie et en Allemagne. Elle conserve aujourd'hui encore sa valeur, et elle est souvent un précieux auxiliaire pour l'interprétation du texte original.

     Des traductions françaises, allemandes, italiennes suivirent celle de Surius, et en 1696 parut à Madrid une édition complète des œuvres de Ruysbroeck traduites en espagnol.

     Malgré cette vogue toujours croissante, nul n'avait encore songé à publier le texte original. Les manuscrits, cependant, ne manquaient pas, et au milieu du XVIe siècle on continuait à en prendre des copies. Le premier essai d'édition flamande date seulement de 1624. Sous le titre de : T'Cieraet der gheestelyker Bruyloft, le capucin Gabriel de Bruxelles fit paraître le traité des Noces spirituelles. Il est regrettable que l'auteur, au lieu de reproduire fidèlement le texte, ait eu la pensée d'en rajeunir les expressions, afin de le rendre plus clair ; ses retouches ne sont pas toujours heureuses.

     Il faut ensuite descendre jusqu'au milieu du XIX esiècle pour rencontrer de nouvelles tentatives, sous forme d'abord de fragments publiés par J. van Vloten, en 1851, dans Verzameling van Nederlandsche proza-stukken, puis d'une édition complète entreprise par les soins de la Société des Bibliophiles flamands. De 1858 1868, le professeur J. David, de l'Université de Louvain, donna en six volumes toutes les œuvres de Ruysbroeck citées par Pomerius, ainsi que le livre des Douze vertus
(38) .

     Pour cette œuvre, qui n'est point parfaite, mais qui rend encore de grands services, l'auteur a utilisé les manuscrits qui étaient plus facilement à sa portée, c'est-à-dire ceux de Bruxelles et de Gand. Malheureusement l'édition, tirée seulement à cent exemplaires, est aujourd'hui fort rare, et afin de remédier à cet inconvénient on a commencé récemment à Louvain une publication nouvelle dans la collection des Studïen en Textuitgaven.

     Dom Ph. Muller, chanoine régulier de Latran, a inauguré la série par le traité des Sept degrés de l'amour, précédé d'une introduction et accompagné de la traduction latine de Gérard Groot
(39) .

     Pour clore la liste des traductions, nous pouvons signaler encore l'ouvrage d'Ernest Hello : Rusbrock l'Admirable (Œuvres choisies), Paris, 1869 et 1902, qui se compose de quelques fragments épars traduits d'après Surius ; puis l'essai de Maurice Maeterlinck : l'Ornement des noces spirituelles, de Ruysbroeck l'Admirable, traduit du flamand et accompagne' d'une introduction
(40) , qui réclamerait plus d'une réserve ; une traduction d'après le texte original du Livre des XII Béguines ou de la vraie contemplation, par l'abbé P. Cuylits ; enfin la Vie de Ruysbroeck et deux de sestraités traduits par M. Chamonal, sur le texte latin de Surius.

     Il nous a semblé préférable, pour le dessein que nous formons à notre tour, de recourir non point à une traduction latine, mais au texte de Ruysbroeck lui-même, tel au moins que nous l'avons dans l'édition de David. Les trois traités que nous présentons aujourd'hui au lecteur n'ont pas été choisis au hasard. L'unité de doctrine, l'identité probable de la destinataire, l'enchaînement qui les relie entre eux nous ont paru des raisons suffisantes pour les publier ensemble. Les deux listes que nous connaissons réunissent d'ailleurs ces traités, qui ont sans doute été composés vers le même temps, et dans l'ordre où nous les donnons. En tête de chacun d'eux nous avons mis une introduction particulière, afin d'en faciliter la lecture.

     Dans la traduction, l'on s'est efforcé de rendre, aussi fidèlement que possible, la pensée de l'auteur, en même temps que la forme très simple et un peu naïve de sa phrase. La tournure française en souffrira peut-être parfois, mais il y avait lieu de suivre de très près le texte, de peur de trahir le sens exact, en des matières surtout où les termes demandent à être pesés avec grand soin. Puisse ce nouvel effort contribuer à faire connaître le grand mystique flamand et à répandre une doctrine digne d'être comparée à celle des plus célèbres auteurs spirituels

Juin 1915.
Abbaye Saint-Paul de Wisques, Oosterhout (Hollande).


NOTE POUR LA TROISIÈME ÉDITION.


     Le premier volume des Œuvres de Ruysbroeck arrive, après quelques années, à sa troisième édition, que l'on s'est efforcé de rendre définitive. Le texte en a donc été de nouveau soigneusement revu et corrigé, et l'on s'est appliqué surtout à l'éclairer en le rapprochant des passages parallèles qui se rencontrent dans les autres ouvrages de notre grand mystique. La doctrine apparaît ainsi plus une et plus lumineuse, et l'on s'aperçoit combien l'auteur demeure toujours conforme à lui-même et fidèle au plan majestueux selon lequel il a conçu la vie surnaturelle à ses différents stades. La lecture attentive et assidue de ces pages, où abondent les sublimes envolées, fait que l'on apprécie toujours plus la justesse de ce nom d'Admirable donné à Ruysbroeck par la postérité.

     Pour les références aux divers ouvrages de l'auteur, nous citons toujours, autant que possible, d'après la traduction française.


Juillet 1919



(1) Ces détails sont empruntés au Chronicon Bethleemiticon de Pierre Impens, chanoine régulier du monastère de Bethléem, près de Louvain. Le manuscrit en est conservé à la bibliothèque de l'abbaye d'Averbode. Cf. Acquoy, Het Klooster te Windesheim, t. III, pp. 56 et suiv.
(2) MASTELINUS, Necrologium Viridis Vallis, Bruxelles, sans date (vers 1630).
(3) Cf. Anal. Bolland., t. IV, p. 257 et suiv. Le P. J. van Mierlo n'est point du même avis, et dans sept articles du Dietsche Warande en Belfort, Anvers, 1910, il soutient que Pomerius n'a point connu de source écrite.
(4) Manuscrit 2926-28. La description s'en trouve dans le Catalogus codicum hagiographorum bibliothecæ regiæ Bruxellensis, Bruxelles, 1886, part. I, t. II, p. 379.
(5) D. Joannis Rusbrochii Opera omnia, Coloniæ, 5609.

(6) Dans l'Étude sur les mystiques des Pays-Bas du moyen âge , p. 16o, le même auteur est d'ailleurs moins affirmatif et reconnaît que Surius a reproduit Pomerius. Cf. Mémoires couronnés de l'Académie royale de Belgique, t. XLVI (avril 1892).
(7) Le Dr DE VREESE désigne ce manuscrit sous le nom de codex D. Cf. De Handschriften van Jan van Ruusbyoecs's Werken, 1er vol., pp. 24 et suiv.
(8) Le prologue de Maître Gérard a été édité par le Dr DE VREESE dans Bijdragen tot de hennis van het leven en de werken van Jan van Ruusbroec, Gent, 1896.
(9) DE VREESE, op. cit., pp. 10 et 11.

(10) Ibid., pp. 12 et suiv.
(11) POMERIUS, II, c. XVI, Anal. Boll., 1. C., p. 295.
(12) Ibid., c. XIV, Anal., p. 293-
(13) Cf. AUGER, op. cit., pp. 183 et suiv.
(14) Cf. DE VREESE, op. cit., p. 30, et De Handschriften van Jan van Ruusbroec's Werken, eerste stuk, pp. 28-34.
(15) On peut comparer à ce point de vue le livre IIIe des Noces spirituelles avec la septième demeure du Chateau intérieur de sainte Thérèse, ou avec les dernières pages de la Vive flamme d'amour de saint Jean de la Croix.
(16) SAP., X, 10.
(17) MATTH., XXV, 6.
(18) Apoc., II, 17.
(19) POMERIUS, II, c. VIII, Anal. Boll., 1. c., pp. 288-90.
(20) BUSCH, Chronicon Windesemense, pp. 22 et 23. ACQUOY, op. cit., t. I, c. I, pp. 46-47, conteste ce détail, qui n'est point relaté par Thomas a Kernpis dans la Vita Gerardi Magni. Il admet toutefois que tels avaient été les désirs de Gérard Groot durant sa vie.
(21) Chron. Bethl., 1. I., a. § 3.
(22) Cf. ACQUOY, op. cit., t. III, p. 303.
(23) Cf. D. CUNIBERT MOHLBERG. O. S. B., Radulph de Rivo, der letzte Vertreter der altrömischen Liturgie, Louvain, 1911, pp. 202 et suiv.
(24) Libellus fratris Joannis de Schoenhovia, qui nititur defendeve quœdam dicta fratris Joannis Ruysbroeck, contra magistrum Joannem de Gerson, cancellarium Parisiensem. Cf. Gersonii opera, édit. Dupin, Anvers, 1706, t. I, p. 63.
(25) Les écrits de Schoonhoven sont encore inédits. Le principal manuscrit, autrefois à Groenendael, est aujourd'hui à Bruxelles, à la Bibliothèque royale, et porte la cote 15219.
(26) Cf. Dr POHL, Thomae Henserken a KenIis opera omnia, Fribourg, Herder.
(27) POMERIUS, II, c. xviii, Ci. Anal. Boll., L C., p. 296.
(28) SURIUS, Rus brochii opera, édit. 1609, p. 8.
(29) DENIFLE, Taulers Bekehrung kritisch untersucht, Strasbourg, 1879.
(30) BOSSUET, Instruction sur les états d'oraison, tr. I, 1. X, n° 2.
(31) Cf. X. DE HOENSTEIN, Jean Tauler, sa vie, ses écrits, sa doctrine , Rev. Thom., 1918, p.244.
( 32) Cf. NOLTE, Theologische Quartalschrift, 1870, PP. 281 et suiv.
(33) Epistola Joannis Gersonii, cf. Gersonii opera, édit. Dupin, Anvers, 1706, t. I, p. 59.
(34) BOSSUET, op. cit., tr. I, 1. I, n. I.
(35) Gersonii opera, t. I, p. 63-78. Cf. AUGER, De doctrina et meritis Joannis van Ruysbroeck, Louvain, 1892, p. 121 et suiv.
(36) Koninklijke Vlaamsche Academie voor taal- en letterkunde : De Handschriften van Jan van Ruusbroec's Werken, door Willem DE VREESE, eerste stuk, 1900 ; tweede stuk, eerste aflevering, 1902, Gent, A. Siffer.
(37) Cf. D DE VREESE, art. Ruysbroeck dans la Biographie nationale publiée par l'Académie royale de Belgique.
(38) Maeschappij der Vlaemsche Bibliophilen. Werken van Jan van Ruysbroec, Gent, Annoot-Braeckman.
(39) Jan van Ruysbroech, Van den VII Trap pen, met Geert Groote's latijnsche vertaling, Bruxelles, 1911.
(40) Bruxelles, Paul Lacomblez, 1891 et 1908.


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