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LE LIVRE DE LA PLUS HAUTE VÉRITÉ


PROLOGUE.



     Le prophète Samuel pleura le roi Saül, bien qu'il sût que Dieu l'avait méprisé et rejeté, avec toute sa race, du règne d'Israël, à cause de son orgueil et de sa désobéissance à Dieu et au prophète envoyé par lui. Nous lisons d'autre part dans l'Évangile que les disciples de Notre Seigneur le prièrent de renvoyer la femme païenne de Chanaan, en lui accordant tout ce qu'elle désirait, car elle criait après eux.

     À mon tour, je puis bien dire que nous devons pleurer sur tant d'hommes qui se trompent en pensant être rois en Israel, qui se croient élevés au-dessus de tous, même des bons, dans une haute vie contemplative ; ce ne sont cependant que des orgueilleux. Ils désobéissent volontairement et sciemment à Dieu, à la loi, à la sainte Église et renient toutes les vertus. Comme le roi Saül déchira le manteau du prophète Samuel, ainsi s'efforcent-ils de déchirer l'unité de la foi chrétienne, en même temps que toute doctrine vraie et toute vie vertueuse.

     Ceux qui persistent dans cette voie sont séparés et retranchés du royaume de l'éternelle contemplation, comme Saül l'a été du royaume d'Israël. L'humble petite femme de Chanaan, au contraire, bien que païenne et étrangère, crut et espéra en Dieu. Elle reconnut et confessa sa petitesse devant le Christ et ses Apôtres ; aussi reçut-elle grâce, santé et tout ce qu'elle désirait. Car Dieu élève l'humble et le remplit de toutes les vertus, mais il résiste à l'orgueilleux qui demeure privé de tous les biens.


CHAPITRE I.

L'AUTEUR DIT ICI POURQUOI IL A COMPOSÉ
CE PETIT LIVRE.

     Quelques-uns de mes amis m'ont prié (1), pour satisfaire leur désir, de leur exposer et de leur expliquer en plus de mots et de mon mieux, de la façon la plus précise et la plus claire, telle que je la comprends et la conçois, la vérité au sujet de la très haute doctrine que j'ai exposée. Il faut, en effet, que personne ne soit scandalisé par mes écrits, mais bien au contraire que chacun en devienne meilleur. Je le ferai donc volontiers et j'ai l'intention, avec l'aide de Dieu, d'enseigner et d'éclairer les humbles qui aiment la vertu et la vérité ; tandis que les mêmes paroles serviront à confondre les faux superbes et à accroître leurs ténèbres jusqu'au plus profond de leur être. Ce que je dirai les contrariera, car ce n'est point en harmonie avec ce qu'ils disent et les orgueilleux ne peuvent supporter telle contradiction qui les irrite.


CHAPITRE II.

L'AUTEUR RÉSUME ICI LA PLUS HAUTE DOCTRINE
CONTENUE DANS SES LIVRES.

     J'ai dit que l'amant de Dieu contemplatif lui est uni par intermédiaire, sans intermédiaire et enfin sans différence ou distinction. Ceci, je le trouve dans la nature, dans la grâce et dans la gloire. J'ai dit encore que nulle créature ne peut être, ni devenir si sainte qu'elle perde son état de créature et devienne Dieu ; et ceci est vrai même de l'âme de Notre Seigneur Jésus-Christ qui restera éternellement créature et distincte de Dieu. Cependant tous, nous devons être élevés en Dieu, au-dessus de nous-mêmes, et être un même esprit avec lui dans l'amour, si nous voulons posséder la béatitude éternelle.

     C'est pourquoi, soyez attentifs à mes paroles et à ma pensée et comprenez-moi bien exactement ; il s'agit du mode de notre béatitude et de notre marche vers elle.


CHAPITRE III.

DE L'UNION PAR INTERMÉDIAIRE.


     Je dis premièrement que tous les bons sont unis à Dieu par intermédiaire. Cet intermédiaire c'est la grâce de Dieu, avec les sacrements de la sainte Église, les vertus théologales de foi, d'espérance et de charité, et la vie vertueuse selon les commandements de Dieu.

     Pour cela il faut mourir au péché, au monde et à tout appétit désordonné de la nature. Ainsi demeurons-nous en union avec la sainte Église, c'est-à-dire avec tous les justes, et avec eux nous obéissons à Dieu et sommes une même volonté avec lui, ainsi qu'une bonne communauté unie à son Prélat. Sans cette union, personne ne peut plaire à Dieu, ni être sauvé. C'est de celui qui garde cette union et cet intermédiaire jusqu'à la fin de sa vie que le Christ parle lorsqu'il dit à son Père, en l'Évangile de saint Jean : « Père, je veux que, là où je suis, là aussi soit mon serviteur, afin qu'il puisse voir la clarté que vous m'avez donnée (2). » À un autre endroit il dit encore que ses serviteurs seront assis au festin, c'est-à-dire dans la richesse et la plénitude des vertus qu'ils ont pratiquées ; et il passera devant eux et leur servira la gloire qu'il leur a méritée (3). Il la donnera libéralement et la révélera à tous les bien-aimés, et à chacun d'eux en particulier, plus ou moins selon qu'il en est digne et selon qu'il est capable de comprendre la grandeur de cette gloire et de cet honneur, fruit des mérites du Christ seul dans sa vie et dans sa mort. Ainsi tous les saints seront éternellement avec le Christ, chacun à son rang et au degré de gloire qu'il aura mérité par ses œuvres, avec le secours de Dieu. Et le Christ selon son humanité sera au-dessus de tous les saints et de tous les anges, comme le prince de toute gloire et de tout honneur, qu'il possède en propre, au-dessus de toute créature.

     Vous pouvez ainsi comprendre comment nous sommes unis à Dieu par intermédiaire, ici-bas dans la grâce. Et pareillement dans la gloire. Dans cet intermédiaire il y a différence et diversité tant de vie que de récompense, comme je vous l'ai dit. Saint Paul le comprit bien lorsqu'il exprima le désir d'être délivré de son corps et d'être avec le Christ (4). Mais il n'a pas dit qu'il serait lui-même Christ ou Dieu, comme le font certains hommes hérétiques et pervers qui disent n'avoir pas de Dieu, mais être tellement morts à eux-mêmes et unis à Dieu, qu'ils sont devenus Dieu.


CHAPITRE IV.

DES HOMMES OISIFS ET PERVERS.

     Les hommes dont nous venons de parler croient que la simplicité et l'inclination de leur nature les ont fait rentrer dans la nudité de leur essence. Il leur semble alors que la vie éternelle n'est autre chose qu'une seule essence bienheureuse, sans distinction de rang, de sainteté ou de récompense. Bien plus, il s'en trouve d'assez insensés pour dire que les personnes divines s'écouleront dans la divinité, et qu'il ne restera plus éternellement que la substance essentielle de cette divinité. Tous les esprits bienheureux et Dieu lui-même seront si pleinement convertis en cette essence bienheureuse qu'il ne subsistera plus rien en dehors, ni vouloir, ni agir, ni connaissance distincte d'aucune créature.

     Voyez, ces hommes sont égarés dans le vide creux et obscur de leur propre essence et ils veulent être bienheureux dans les limites de leur pure nature. Ils sont si simples et unis d'une façon si dénuée d'intermédiaire à la pure essence de leur âme et à la présence essentielle de Dieu en elle, qu'ils n'ont ni ardeur ni tendance vers Dieu ni au dedans, ni au dehors. Car à ce sommet où ils se sont recueillis ils ne sentent plus rien, sinon la simplicité de leur essence, avec son attache à l'essence de Dieu. Cette simplicité absolue qu'ils possèdent, ils la regardent comme étant Dieu même, parce qu'ils y trouvent un repos naturel. C'est pourquoi ils pensent être Dieu, dans le fond de leur propre simplicité ; car la foi, l'espérance et la charité vraies leur manquent ; tandis que, dans l'état de vide et de nudité qu'ils ressentent et possèdent, ils prétendent n'avoir plus ni connaissance ni amour et être dispensés de toute vertu. En conséquence, ils s'efforcent de vivre sans conscience, quelque mal qu'ils fassent. Ils négligent tous les sacrements, toutes les vertus et les pratiques de la sainte Église, et il leur semble qu'ils n'en ont aucun besoin. Selon leur idée, ils ont dépassé tout ce qu'ils reconnaissent être nécessaire seulement pour les imparfaits. Certains même sont tellement enhardis et invétérés dans cette simplicité, qu'ils demeurent oisifs et sans nul souci des œuvres de Dieu et de toutes les Écritures, comme si jamais lettre n'en eût été écrite. Car ils croient qu'ils ont trouvé et qu'ils possèdent le pourquoi de toutes les saintes Lettres, et en cela est le repos essentiel et aveugle qu'ils ressentent. Cependant ils ont perdu Dieu et toutes les voies qui pourraient conduire à lui, n'ayant pas plus de ferveur de dévotion, ni de saintes pratiques qu'une bête morte. Ils s'approchent néanmoins quelquefois des sacrements et citent les Écritures pour mieux feindre et se couvrir. Volontiers aussi ils empruntent à l'Écriture des passages peu connus, qu'ils pourront interpréter à faux et d'après leur sens, afin de plaire aux hommes simples et de les attirer ainsi dans leur trompeuse oisiveté.

     Voyez, ces hommes qui se jugent plus sages et plus fins que d'autres sont néanmoins les plus lourds et les plus grossiers qui soient présentement. Ce que les païens, les juifs et les mauvais chrétiens, savants et ignorants, trouvent et comprennent par la raison naturelle, ces misérables ne veulent, ni ne peuvent y atteindre. Vous pouvez vous signer contre le diable, mais de ces hommes pervers vous devez vous garder avec grand soin et il vous faut examiner de près leurs paroles et leurs œuvres. Car ils veulent enseigner et n'être instruits par personne, critiquer et ne recevoir aucun blâme, commander et n'avoir point à obéir. Ils veulent opprimer les autres, mais ne souffrent point qu'on les opprime ; ils désirent dire ce qui leur plaît et n'être point contredits, garder leur volonté propre et n'être soumis à personne. Voilà ce qu'ils appellent la liberté spirituelle. Libres dans leur chair, ils donnent à leur corps ce qu'il désire, et c'est là pour eux la liberté naturelle. Unis au vide sombre et aveugle de leur propre essence, ils s'y croient un avec Dieu, et ils prennent cela pour la béatitude éternelle. Rentrés dans cette béatitude, ils la possèdent par leur volonté propre et par leur penchant naturel, et ainsi se croient-ils supérieurs à la loi, aux commandements de Dieu et de la sainte Église. Car au-dessus de ce repos essentiel qu'ils possèdent, ils ne sentent ni Dieu, ni diversité ; la lumière divine ne s'est pas manifestée à eux dans leurs ténèbres, parce qu'ils ne l'ont pas recherchée avec amour actif et liberté surnaturelle. C'est pourquoi ils sont déchus de la vérité et de toute vertu, dans une dissemblance perverse. Pour eux, en effet, la plus haute sainteté consiste chez l'homme à suivre en tout et sans contrainte son instinct naturel, de telle sorte qu'il puisse demeurer au-dedans de lui-même dans l'oisiveté, avec un esprit enclin au mal, et s'abandonner au dehors à tout mouvement pour satisfaire aux désirs du corps, pour contenter la chair et échapper promptement à l'image, afin de retourner en toute liberté à cette oisiveté nue de son esprit. Voyez, c'est là le fruit d'enfer produit par leur incrédulité et qui nourrit cette incrédulité jusque dans la mort éternelle. Car lorsque vient l'heure où leur nature est chargée d'une douleur amère et de mortelles angoisses, ils sont poursuivis de maints fantômes, terrifiés et épouvantés intérieurement. Alors ils perdent le recueillement oisif qu'ils possédaient dans le repos et ils tombent dans un tel désespoir que personne ne les peut consoler. Ils meurent comme des chiens enragés et leur oisiveté ne leur vaut aucune récompense ; car ceux qui ont fait le mal et y meurent appartiennent au feu éternel, comme l'enseigne notre foi.

     Je vous ai montré le mal à côté du bien, pour que vous compreniez mieux le bien et que vous soyez mis en garde contre le mal. Vous éviterez ces gens et vous les fuirez comme les ennemis mortels de votre âme, quelques saints qu'ils vous paraissent dans leurs manières, leurs paroles, leurs vêtements ou leur visage. Ils sont les messagers du diable et les plus nuisibles de tous ceux qui vivent actuellement avec les hommes simples, inexpérimentés et de bonne volonté. Je laisse tout cela de côté, pour en revenir au sujet entrepris tout d'abord.


CHAPITRE V.

DE L'UNION SANS INTERMÉDIAIRE.

     Vous savez bien ce que je vous ai dit déjà : c'est que les saints et tous les justes sont unis à Dieu, par intermédiaire. Je veux vous dire maintenant comment tous lui sont unis sans intermédiaire. Il en est peu dans cette vie qui ait la capacité et la lumière suffisantes pour pouvoir l'éprouver et le comprendre. Et c'est pourquoi celui qui veut découvrir et sentir en lui-même les trois unions dont je parle doit vivre pour Dieu de toute la plénitude de son être afin de satisfaire aux grâces et aux impulsions divines, et être docile en toutes vertus et toutes pratiques de la vie intérieure. Par l'amour il doit s'élever et mourir en Dieu, se perdre soi-même avec toutes ses œuvres, de manière à passer en lui de toutes ses puissances et subir la transformation de l'incompréhensible vérité qui est Dieu lui-même. C'est ainsi que vivant il doit sortir pour exercer les vertus et mourant il doit entrer en Dieu. La perfection de sa vie repose sur ces deux conditions ; elles sont unies en lui comme la matière est unie à la forme, l'âme au corps. Et parce qu'il s'applique à ces deux exercices, il a l'intelligence claire, il est riche et débordant de sentiment, car il a joint Dieu avec ses puissances élevées, avec le désir de son cœur, une intention droite, un attrait insatiable et toute la force vive de son esprit et de sa nature. Tandis qu'il se tient et s'exerce ainsi en la présence de Dieu, l'amour devient maître de lui, le conduit et le fait croître sans cesse en vertus. Et la motion de cet amour s'exerce toujours selon l'utilité et la capacité de chacun.


CHAPITRE VI.

DE LA SANTÉ DÉLICIEUSE ET DU MAL TERRIBLE.


     La motion divine la plus utile que puisse ressentir cet homme et à laquelle il soit apte. c'est celle de la santé délicieuse et du mal terrible. À ce double effet il doit répondre par les œuvres qui y conviennent. La santé délicieuse élève l'homme au-dessus de toutes choses, lui donnant libre pouvoir de louer et d'aimer Dieu sous toutes les formes que son cœur et son âme peuvent souhaiter. Vient ensuite le mal terrible qui jette l'homme dans la désolation et la privation de tous les goûts et de toutes les consolations qu'il ressentait jusqu'alors. Durant cet état misérable la santé reparaît parfois et donne une espérance que nul ne saurait enlever. Puis l'on retombe de nouveau dans un désespoir tel que personne n'y peut apporter consolation. Lorsque l'homme sent Dieu en lui, avec richesse et plénitude de grâces, j'appelle cela santé délicieuse. Car alors cet homme possède la sagesse, son intelligence est éclairée, il est riche d'enseignements célestes jusqu'à déborder ; sa charité est chaude et généreuse, il surabonde de joie jusqu'à l'ivresse, il est fort de sentiment, il est courageux et disposé à tout ce qu'il sait être le bon plaisir de Dieu. Ces biens sont sans nombre et seul celui qui en a l'expérience peut les connaître. Mais quand la balance de l'amour vient à baisser et que Dieu se cache avec toutes ses grâces, l'homme retombe en désolation, en langueur et en sombre misère comme s'il ne devait plus jamais recouvrer la santé. Alors il ne s'estime plus autre chose qu'un pauvre pécheur qui de Dieu sait peu ou rien. Toute consolation venant des créatures lui est une peine et du côté de Dieu il ne sent plus ni goût ni joie aucune. Et la raison lui dit tout bas : « Où est maintenant ton Dieu (5) ? Qu'est devenu pour toi dès lors tout ce que tu as jamais connu de Dieu ? » Alors ses larmes ont sa nourriture jour et nuit, comme l'a dit le prophète. Si toutefois il veut guérir de ce mal, il lui faut considérer qu'il ne s'appartient pas. mais qu'il est à Dieu. Il doit donc anéantir sa volonté propre dans la libre volonté de Dieu et laisser faire Dieu avec les siens dans le temps et dans l'éternité. S'il peut agir ainsi sans tristesse de cœur et avec liberté d'esprit, il est bientôt guéri ; il conduit le ciel dans l'enfer et l'enfer dans le ciel. En effet, que la balance de l'amour monte ou s'abaisse, il demeure dans son égalité. Quelque chose que l'amour veuille donner ou prendre, celui qui renonce à soi-même et qui aime Dieu y trouve la paix. Car lorsque dans la souffrance on sait maintenir la rectitude de sa volonté et garder un esprit libre et tranquille, l'on est apte à éprouver l'union avec Dieu sans intermédiaire. Quant à l'union par intermédiaire, elle est acquise avec la richesse des vertus.

     C'est pourquoi étant d'une même pensée et d'une même volonté avec Dieu, l'homme sent Dieu en lui avec la plénitude de ses grâces, comme une santé vivante de tout son être et de toutes ses œuvres.


CHAPITRE VII.

POURQUOI TOUS LES HOMMES BONS
N'ARRIVENT PAS JUSQUE-LÀ.


     Mais vous me demanderez peut-être pourquoi tous les hommes bons n'arrivent pas à l'expérience de ces choses. Remarquez bien maintenant, je vais vous en dire la cause et le pourquoi. C'est qu'ils ne répondent pas à la motion divine avec abnégation d'eux-mêmes. Ils ne se mettent pas en face de la présence de Dieu avec une application vivante et ils sont peu soucieux de se connaître eux-mêmes. Aussi restent-ils toujours plus extérieurs et multiples qu'intérieurs et simples, agissant plutôt par bonne coutume que par affection intime. Ils regardent plus aux formes extraor-dinaires, à l'importance et à la multiplicité des bonnes œuvres qu'à l'intention et à l'amour de Dieu. Voilà pourquoi ils restent extérieurs et multiples et ils ne savent pas reconnaître que Dieu vit en eux avec la plé-nitude de ses grâces.


CHAPITRE VIII.

COMMENT DOIT AGIR L'HOMME INTÉRIEUR POUR ARRIVER
À ATTEINDRE L'UNION SANS INTERMÉDIAIRE.


     Mais je veux vous dire comment l'homme intérieur qui en toute langueur garde la santé, fera l'expérience de l'union avec Dieu sans intermédiaire. Lorsqu'un homme qui vit ainsi s'élève vers Dieu de tout lui-même et de toutes ses forces et s'y applique avec un amour vivant et agissant, il sent que cet amour, dans son fond même, là où il commence et finit, est jouissant et sans limite. S'il veut ensuite avec son amour agissant pénétrer plus avant dans cet amour jouissant, alors toutes les puissances de son âme doivent céder et il lui faut souffrir et supporter cette vérité et cette bonté pénétrante qui est Dieu lui-même. Vous savez comment l'air est baigné des clartés et de la chaleur du soleil, et comment le fer est tellement pénétré par le feu que sous son action il fait l'œuvre même du feu, brûlant et éclairant comme lui. Et de même l'air, s'il était doué de raison, pourrait dire : « J'éclaire et j'illumine le monde entier. » Cependant chaque élément garde sa nature propre, et le feu ne devient pas fer, pas plus que le fer ne devient feu. Mais l'union se fait sans intermédiaire puisque le fer est intérieurement dans le feu et le feu dans le fer ; de même que l'air est dans la lumière du soleil et la lumière du soleil dans l'air.

     Or c'est ainsi que Dieu est toujours dans l'essence de l'âme. Lorsque les puissances supérieures rentrent en elles-mêmes, avec un amour actif, elles sont unies à Dieu sans intermédiaire, en une connaissance simple de toute vérité, un sentiment et un goût essentiels de tout bien. C'est dans l'amour essentiel que l'on possède cette connaissance et cette expérience simples de Dieu, et c'est au moyen de l'amour actif qu'on les exerce et entretient. Aussi cette connaissance et cette expérience dépassent-elles les puissances qui s'y exercent, à cause du retour intérieur qui vient expirer dans l'amour ; mais elles sont essentielles à l'essence et demeurent toujours en elle. Voilà pourquoi nous devons toujours faire retour dans l'amour et ainsi nous renouveler en lui, si nous voulons trouver l'amour par l'amour. Saint Jean nous l'apprend lorsqu'il dit : « Celui qui demeure dans l'amour, demeure en Dieu et Dieu en lui (6). » Toutefois, quoique cette union entre l'esprit aimant et Dieu soit sans intermédiaire, il demeure cependant entre eux une grande différence. Car ni la créature ne devient Dieu, ni Dieu ne devient créature, comme je l'ai dit plus haut à propos du fer et de l'air.

     Mais si les choses matérielles que Dieu a créées peuvent ainsi s'unir sans intermédiaire, à plus forte raison lui-même peut-il s'unir sans intermédiaire à ses bien-aimés, comme il le veut, si ceux-ci avec l'aide de sa grâce s'y appliquent et s'y préparent. C'est pourquoi l'homme intérieur que Dieu a orné de vertus et élevé de plus à la vie contemplative n'a pas, dans son acte suprême de retour vers Dieu, d'autre intermédiaire entre lui et Dieu que sa raison illuminée et son amour agissant. Et moyennant ces deux choses, il possède l'adhésion à Dieu, et c'est là, selon saint Bernard, « être un avec Dieu ». Mais au-dessus de la raison, au-dessus de l'amour agissant, cet homme est élevé à une pure vue et en dehors d'activité, jusqu'à l'amour essentiel. Là, il est un esprit et un même amour avec Dieu, comme je vous l'ai exposé. Dans cet amour essentiel, il dépasse infiniment son intelligence par cette unité qu'il a essentiellement avec Dieu, et c'est là une vie ordinaire aux contemplatifs. Car en cette élévation, l'homme est apte à connaître en une même vision, si Dieu veut bien le lui montrer, toutes les créatures au ciel et sur la terre, avec les différences de vie et de récompense. Mais devant l'infinité de Dieu, il ne peut que se rendre. C'est elle qu'il doit poursuivre essentiellement et sans fin, car aucune créature ne peut la comprendre, ni l'atteindre, pas même l'âme de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui a reçu l'union la plus haute, bien au-dessus de toutes les créatures.


CHAPITRE IX.

DE CERTAINES OPÉRATIONS DE LA GRÂCE DE DIEU.

     Voyez, cet amour éternel qui vit dans l'esprit auquel il est uni sans intermédiaire donne sa lumière et sa grâce à toutes les puissances de l'âme ; et c'est là le principe de toutes les vertus. La grâce de Dieu touche les puissances supérieures et cette touche de Dieu sur les puissances en fait jaillir la charité, la connaissance de la vérité, l'amour de toute justice, l'exercice des conseils de Dieu avec discrétion, une liberté sans images. Elle fait vaincre toutes choses sans labeur, et par l'amour elle ravit dans l'unité. Aussi longtemps que l'homme demeure dans cet exercice, il est capable de contempler et de ressentir l'union sans intermédiaire. Il sent en lui cette touche de Dieu, qui est un renouvellement de la grâce et de toutes les vertus divines. Et vous devez savoir que cette grâce de Dieu pénètre jusque dans les puissances inférieures, qu'elle touche le cœur de l'homme et y produit l'amour tendre et l'attrait sensible pour Dieu. Cet amour et cet attrait pénètrent le cœur et les sens, la chair et le sang, et toute la nature corporelle, donnant à tout l'homme une impulsion et une impatience telles que souvent il ne sait que faire de lui-même. Il est dans l'état d'un homme ivre qui ne se possède plus. De là maintes manières bizarres que des hommes au cœur sensible ne peuvent pas facilement dominer. C'est ainsi que souvent ils lèvent la tête vers le ciel avec les yeux grand ouverts, dans l'impatience de leurs désirs ; tantôt c'est la joie, tantôt les larmes ; tantôt ils chantent, tantôt ils crient ; aujourd'hui ils sont bien, demain ils seront mal et souvent l'un et l'autre ensemble. Ils marchent en sautant, battent des mains, s'agenouillent, s'inclinent et font encore beaucoup d'autres gestes aussi étranges.

     Tant que l'homme demeure en cet état et avec le cœur ouvert se tient élevé jusqu'à la richesse de Dieu qui vit en son esprit, il sent une nouvelle touche divine et une nouvelle impatience d'amour, et ainsi toutes ces choses se répètent. Et c'est pourquoi l'homme doit se servir de ce sentiment corporel pour passer quelquefois à un sentiment spirituel qui est raisonnable, et de ce sentiment spirituel s'élever à un sentiment divin qui est au-dessus de la raison. Enfin au moyen de ce sentiment divin, il doit se plonger lui-même dans un sentiment d'immobilité bienheureuse. Ce sentiment est notre béatitude superessentielle qui est la jouissance même de Dieu et de tous ses bien-aimés. Cette béatitude c'est le silence dans les ténèbres et le repos : il est essentiel à Dieu, et superessentiel à toutes les créatures. C'est là qu'il faut dire que les personnes divines retournent et s'abîment dans l'amour essentiel, c'est-à-dire dans l'unité fruitive ; et cependant elles demeurent toujours, selon leurs propriétés personnelles, dans les opérations de la Trinité.


CHAPITRE X.

DE LA COMPLAISANCE MUTUELLE DES DIVINES
PERSONNES ET DE LA COMPLAISANCE QUI EXISTE
ENTRE DIEU ET LES JUSTES.


     Vous pouvez ainsi comprendre comment la nature divine est éternellement active, selon le mode des personnes, et éternellement en repos et sans mode, selon la simplicité de son essence. C'est pourquoi tout ce que Dieu a élu et saisi en son amour éternel et personnel, il le possède essentiellement et avec jouissance dans l'unité de l'amour essentiel. Car les divines personnes s'embrassent mutuellement en une complaisance éternelle, avec un amour infini et actif, dans l'unité. Ceci se renouvelle sans cesse dans cette source vivante de la Trinité. Toujours il y a en elle nouvelle génération en nouvelle connaissance, nouvelle complaisance et nouvelle spiration dans un nouvel embrassement, avec un torrent nouveau d'amour éternel. Tous les élus, anges et hommes, depuis le premier jusqu'au dernier, sont embrassés dans cette complaisance. C'est d'elle que dépendent le ciel et la terre, la vie, l'être, l'activité et la conservation de toutes les créatures. L'éloignement de Dieu par le péché, qui provient de la perversité aveugle propre aux créatures, en est seul excepté. La grâce, la gloire, tous les dons au ciel et sur la terre, découlent de la complaisance de Dieu, et en chacun de manière différente, selon la nécessité et la capacité qui lui sont propres. Car la grâce de Dieu est préparée pour tous les hommes, et elle attend le retour de chaque pécheur en particulier. Et lorsque, par le secours de la grâce, ce pécheur consent à prendre pitié de lui-même et à implorer Dieu avec confiance, il trouve toujours son pardon. Ainsi celui qui, sous l'influence de la grâce, est ramené par amoureuse complaisance jusqu'en l'éternelle complaisance de Dieu, celui-là est saisi et embrassé dans cet amour infini, qui est Dieu lui-même. Il va se renouvelant en amour et en vertus ; car dans ce fait que nous nous complaisons en Dieu et que Dieu se complaît en nous, il y a exercice d'amour et vie éternelle. Mais c'est éternellement que Dieu nous a aimés et que sa complaisance s'est exercée sur nous, et si nous considérions cela comme il faut, notre amour et notre complaisance se renouvelleraient sans cesse, de même que, dans les relations mutuelles des personnes divines, il y a toujours nouvelle complaisance, nouvelle émanation d'amour en un embrassement nouveau dans l'unité. Et ceci est en dehors du temps, c'est-à-dire sans avant ni après, dans un éternel présent. En cet embrassement dans l'unité toutes choses sont consommées dans l'effusion de l'amour toutes choses s'opèrent ; enfin dans la nature vivante et féconde est tout ce qui est capable d'être. Et dans cette nature vivante et féconde le Fils est dans le Père, et le Père dans le Fils, et le Saint-Esprit dans l'un et l'autre. Car c'est une unité vivante et féconde qui est la source et le commencement de toute vie et de tout devenir. Aussi toutes les créatures sont-elles là, sans elles-mêmes, comme en leur cause éternelle, une même essence et une même vie avec Dieu. Mais dans l'émanation des personnes divines qui crée distinction, le Fils est du Père et le Saint-Esprit de l'un et de l'autre. C'est là que Dieu a créé et ordonné toutes choses, chacune dans son essence propre. C'est là qu'il a refait l'homme par ses grâces et par sa mort, aussi complètement qu'il dépendait de lui. Il a orné les siens d'amour et de vertus, et les a ramenés avec lui dans leur principe.

     Là, le Père avec le Fils et tous les bien-aimés sont pris et embrassés dans le lien de l'amour, c'est-à-dire dans l'unité du Saint-Esprit. C'est cette même unité qui est féconde selon l'émanation des personnes et qui dans leur retour est un lien éternel d'amour qui n'est jamais rompu. Et tous ceux qui ont l'expérience de ce lien doivent demeurer éternellement heureux ; tous sont riches en vertus, éclairés dans la contemplation et simples en leur repos de fruition. Dans leur retour intérieur, en effet, l'amour de Dieu apparaît comme se répandant avec tous les biens, attirant dans l'unité, superessentiel et sans mode dans un repos éternel. C'est pourquoi ces âmes privilégiées sont unies à Dieu par intermédiaire, sans intermédiaire et aussi sans différence.


CHAPITRE XI.

COMMENT LES JUSTES ONT L'AMOUR DE DIEU EN VUE,
DANS LEUR CONTEMPLATION, ET COMMENT ILS SONT
ÉLEVÉS VERS DIEU.

     Les justes s'appliquent, dans leur contemplation, à l'amour de Dieu comme à un bien commun qui se répand au ciel et sur la terre, et ils sentent la sainte Trinité inclinée vers eux et en eux avec la plénitude des grâces. C'est pourquoi ils ont l'ornement de toutes les vertus, des saints exercices et des bonnes œuvres, extérieurement et intérieurement. Ainsi, ils sont unis à Dieu par l'intermédiaire de la grâce divine et de leur sainte vie. Et parce qu'ils se sont donnés à Dieu soit en agissant, soit en s'abstenant, soit en souffrant, ils ont toujours paix et joie intérieures, goût et consolation, comme n'en peuvent avoir ni le monde, ni aucune créature peu droite, ni quiconque se recherche lui-même et se regarde plus que l'honneur de Dieu. En second lieu, ces mêmes hommes intimement éclairés dans leur contemplation s'aperçoivent, toutes les fois qu'ils le veulent, que l'amour de Dieu attire intérieurement et invite à l'unité. Car ils voient et sentent que le Père avec le Fils, par le Saint-Esprit, se tiennent embrassés et avec eux tous les élus, dans un amour éternel qui les ramène à l'unité de leur nature. Cette unité attire toujours intérieurement ou invite tout ce qui est né d'elle, naturellement ou par grâce. Et c'est pourquoi les hommes éclairés sont élevés avec une âme libre, au-dessus de la raison jusqu'à une vue dépouillée d'images. Là se fait en tendre l'éternelle invitation de l'unité de Dieu, et avec une intelligence nue et sans images ils dépassent toutes les œuvres, toutes les pratiques, toutes choses enfin, et atteignent au sommet même de leur esprit. Là leur intelligence nue est pénétrée de la clarté éternelle, comme l'air est pénétré par la lumière du soleil. La volonté dépouillée et élevée subit la transformation et la pénétration de l'amour sans fond, comme le fer est pénétré par le feu. Et la mémoire affranchie et élevée se sent prise et établie en une absence totale d'images.

     Ainsi, au-dessus de la raison, l'image créée est unie d'une façon triple à son image éternelle, qui est la source de son être et de sa vie. Cette source est essentiellement et éternellement conservée et possédée en simple contemplation dans un vide sans images. On est élevé alors, au-dessus de la raison, triplement en unité et uniquement en trinité.

     Cependant la créature ne devient pas Dieu, car cette unité n'existe que moyennant la grâce et l'amour qui fait retour à Dieu : et c'est pourquoi la créature sent une différence et une distinction entre elle et Dieu, dans sa contemplation intime ; et quoique cette union soit sans intermédiaire, les œuvres innombrables que Dieu opère au ciel et sur terre n'en sont pas moins cachées à l'esprit. Dieu, en effet, se donne tel qu'il est à l'essence de l'âme, d'une façon clairement distincte, là où, au-dessus de la raison, les puissances sont simplifiées et portent simplement la transformation de Dieu ; là où tout est plein et surabondant, l'esprit se sentant être avec Dieu comme une vérité, une richesse, une unité cependant même là se trouve encore une tendance profonde à aller plus loin, et c'est une distinction essentielle entre l'essence de l'âme et l'essence de Dieu, distinction telle que l'on n'en peut concevoir de plus haute.


CHAPITRE XII.

DE L'UNITÉ LA PLUS HAUTE SANS DIFFÉRENCE
OU SANS DISTINCTION.


     Vient ensuite l'unité sans différence ; car l'amour de Dieu ne doit pas seulement être considéré comme s'écoulant avec tous les biens et attirant au-dedans vers l'unité, mais, au-dessus de toute distinction, il est une jouissance essentielle, selon l'essence nue de la divinité. Aussi les hommes éclairés ont-ils trouvé en eux une contemplation profonde et essentielle, au-dessus de la raison et sans raison, et une inclination de jouissance qui dépasse tout mode et toute essence et les plonge dans l'abîme sans mode de la béatitude sans fond, où la Trinité des divines personnes possède sa nature en unité essentielle. Voyez, ici la béatitude est tellement simple et sans mode que toute contemplation essentielle s'évanouit, ainsi que toute inclination et distinction des créatures. Car tous les esprits élevés se fondent et s'anéantissent par la jouissance dans l'essence de Dieu qui est la superessence de toute essence. Là ils échappent à eux-mêmes et se perdent en un non-savoir sans fond. Toute clarté est ramenée aux ténèbres, là où les trois personnes rentrent en l'unité et jouissent sans distinction de la béatitude essentielle. Cette béatitude n'est essentielle qu'à Dieu seul : elle est superessentielle à tous les esprits. Aucune essence créée, en effet, ne peut devenir une avec l'essence de Dieu et périr en elle-même, car alors la créature deviendrait Dieu, ce qui est impossible.

     L'essence de Dieu ne peut ni diminuer, ni augmenter ; rien ne peut lui être enlevé, ni ajouté. Tous les esprits aimants, lorsqu'ils sont avec Dieu, sont cependant sans différence une seule jouissance et une seule béatitude. Car l'essence bienheureuse, qui est la fruition de Dieu et de tous ses bien-aimés, est tellement simple que l'on ne voit en elle, quant à la jouissance, ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit, selon la distinction personnelle, ni aucune créature. Mais là, tous les esprits élevés se sont dépassés eux-mêmes en une jouissance sans mode, qui est une abondance au-dessus de toute la plénitude qu'aucune créature ait jamais reçue ou puisse recevoir. C'est là que, dans leur Superessence, les esprits élevés sont sans différence une seule jouissance et une seule béatitude avec Dieu. Et la béatitude y est si simple qu'il ne peut plus y entrer de distinction.

     Le Christ désirait qu'il en fût ainsi lorsqu'il priait son Père céleste que tous ses bien-aimés soient consommés en un, comme lui est un avec son Père en jouissance dans l'union du Saint-Esprit : et ainsi sa prière et ses souhaits étaient-ils que lui en nous, et nous en lui et en son Père céleste, devenions un en jouissance dans l'union du Saint-Esprit. Et ceci me semble la plus aimable prière que le Christ ait jamais faite pour notre béatitude.


CHAPITRE XIII.

DE LA TRIPLE PRIÈRE DU CHRIST
POUR QUE NOUS PUISSIONS ÊTRE UN AVEC DIEU.

     Vous pouvez remarquer encore que la prière du Christ fut triple, ainsi que la rapporte saint Jean dans son Évangile (7).
     La première demande, en effet, c'est que nous soyons avec lui, afin de pouvoir contempler la clarté qu'il a reçue de son Père. C'est pourquoi je disais en commençant que tous les justes sont unis à Dieu par l'intermédiaire de la grâce de Dieu et de leur vie vertueuse. Car l'amour de Dieu se répand toujours en nous avec de nouveaux dons ; et ceux qui observent cela sont remplis de nouvelles vertus et de pratiques saintes, ainsi que de tous les biens, comme je l'ai dit plus haut : et cette union avec plénitude de grâce et de gloire, dans le corps et dans l'âme, commence ici et dure éternellement.

     La seconde demande du Christ, c'est qu'il soit en nous et nous en lui, et nous voyons cette prière exprimée dans plusieurs passages de l'Évangile. Là nous reconnaissons l'union sans intermédiaire, car l'amour de Dieu est non seulement jaillissant, mais aussi attirant au-dedans vers l'unité. Ceux qui le ressentent et en prennent conscience deviennent des hommes intimement éclairés ; leurs puissances supérieures s'élèvent au-dessus de toutes leurs pratiques, dans la nudité de leur essence ; elles sont, au-dessus de la raison, simplifiées essentiellement et, dès lors, toutes remplies et débordantes. Dans cette simplicité l'esprit se trouve uni à Dieu sans intermédiaire et cette union, grâce à l'exercice qui lui est propre, durera éternellement, comme je l'ai déjà dit.

     Enfin, la troisième prière du Christ et la plus élevée de toutes, c'est que tous ses bien-aimés soient consommés en un, comme il est un avec le Père : non pas un selon la même substance de la divinité, car cela est impossible pour nous ; mais un en cette sorte et en la même unité qu'il est, sans distinction, une jouissance et une béatitude avec le Père, dans l'amour essentiel. La prière du Christ est consommée en ceux qui sont unis à Dieu de ces trois manières. Avec Dieu ils reflueront et s'écouleront, demeurant toujours en repos dans la possession et la jouissance. Ils travailleront et pâtiront, puis se reposeront sans crainte dans la superessence. Ils sortiront et rentreront, et trouveront de part et d'autre leur nourriture. Ils sont enivrés d'amour et endormis en Dieu dans une obscurité lumineuse.

     Je pourrais encore en dire davantage, mais ceux qui possèdent cela n'en ont pas besoin : et à ceux qui en ont reçu révélation et qui par amour adhèrent à l'amour, l'amour apprendra bien la vérité.

     Mais lorsque l'on vit à l'extérieur et que l'on cherche consolation en dehors de Dieu, on ne peut comprendre ces choses ; et quand même je parlerais plus longuement, je ne serais pas saisi. Car ceux qui se donnent entièrement aux œuvres extérieures ou qui, rejetant l'action, se livrent à l'oisiveté intérieure, ne peuvent pas comprendre. Bien qu'ici, en effet, la raison et tout sentiment doivent se soumettre et faire place à la foi, au regard attentif de l'esprit et aux choses qui dépassent la raison, cependant la raison, bien qu'inactive, subsiste aussi bien que la vie sensible ; elles ne peuvent périr,  pas plus que ne peut périr la nature de l'homme. De même si le regard attentif et l'inclination de l'esprit vers Dieu doivent faire place à la jouissance dans la simplicité, cependant regard et inclination demeurent foncièrement. Car c'est la vie la plus intime de l'esprit, et dans l'homme éclairé qui s'élève, la vie sensible se soumet à l'esprit ; les puissances sensibles sont ainsi ordonnées à Dieu avec un amour affectif et la nature surabonde en tous biens. D'autre part, la vie spirituelle est attachée à Dieu, sans intermédiaire, et les puissances supérieures sont élevées en lui avec un amour éternel, pénétrées de la vérité divine et établies dans une liberté sans images. Ainsi l'homme est-il plein de Dieu et dans une surabondance sans mesure, où règne l'écoulement essentiel, l'immersion dans l'unité superessentjelle. Là, l'union est sans distinction, comme je vous l'ai souvent dit. Car toutes nos voies se terminent dans la superessence.

     Voulons-nous parcourir avec Dieu ces voies élevées de l'amour, avec lui nous nous reposerons dans l'éternité sans fin : et ainsi, éternellement, nous serons en marche, nous entrerons et nous nous reposerons en Dieu.


CHAPITRE XIV.

ICI L'AUTEUR S'EN REMET AU JUGEMENT
QUE LA SAINTE ÉGLISE PORTERA SUR TOUS SES ÉCRITS.


     Cette fois je ne puis vous démontrer plus clairement ma pensée. Pour tout ce que je comprends ou ce que je ressens, et pour tout ce que j'ai écrit, je me soumets au jugement des saints et de la sainte Église. Car je veux vivre et mourir serviteur du Christ, dans la foi chrétienne, et, moyennant la grâce de Dieu, je désire être membre vivant de la sainte Église. Comme je vous l'ai dit plus haut, vous vous garderez de ces hommes trompeurs, qui dans le dépouillement d'images et l'oisiveté, avec leur regard nu et simple ont trouvé en eux d'une façon naturelle l'essence de Dieu, et veulent être un avec Dieu sans la grâce de Dieu, sans la pratique des vertus, en désobéissant à Dieu et à la sainte Église. Avec cette vie perverse dont j'ai parlé, ils veulent être fils de Dieu par nature. Si le prince des anges fut jeté hors du ciel parce qu'il s'élevait et voulait égaler Dieu ; si le premier homme fut chassé du paradis parce qu'il voulait devenir semblable à Dieu, comment le plus mauvais des pécheurs, le chrétien infidèle, parviendra-t-il de la terre au ciel, lui qui veut être Dieu, sans ressemblance aucune de grâces ni de vertus ? Personne ne monte au ciel par sa propre force, sinon le Fils de l'homme Jésus-Christ. Unissons-nous à lui, par le moyen de la grâce, des vertus et de la foi chrétienne. Ainsi nous monterons avec lui là où il nous a précédés. Au dernier jour nous ressusciterons tous, chacun avec son propre corps : ceux qui ont fait le bien iront à la vie éternelle, ceux qui ont agi pour le mal iront au feu éternel. Ce sont là les deux fins différentes qui jamais ne pourront se réunir, car l'une et l'autre se fuient toujours mutuellement.

     Priez pour celui qui a composé et écrit ce livre, pour que Dieu ait pitié de lui. Que sa vie pauvre en son commencement et chétive en son milieu soit pour lui comme pour nous tous couronnée par une fin bienheureuse. Daigne Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, nous l'accorder à tous. Amen.

     Si vous entendez quelque sermon ou bonne doctrine, faites-y sérieusement attention, plus pour en vivre que pour savoir. Car celui qui sait beaucoup et n'y conforme pas sa vie perd son temps.

Ci finit le Livre de la plus haute vérité, composé par Maître Jean Ruysbroeck.



(1) C'est une allusion à la démarche du prieur des Chartreux, Maître Gérard, dont nous avons parlé au début de l'introduction.
(2) JOAN., XVII, 24.
(3) Luc., XII, 37.
(4) PHIL., I, 23.
(5) Ps. XLI, 4.
(6) JOAN, IV, 16.
(7) JOAN., XVII, 24.


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