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L'ANNEAU OU LA PIERRE BRILLANTE



INTRODUCTION


     Le prologue du chartreux Gérard, qui nous a déjà fourni maint détail intéressant sur les œuvres de Ruysbroeck, raconte comment celui-ci s'entretenait un jour de choses spirituelles avec un pieux ermite; c'était peut-être cet Arnold de Diest dont nous parle Pomerius et qui habitait alors l'ermitage de Groenendael. Au moment où ils allaient se séparer, l'ermite demanda avec instance à son interlocuteur de lui mettre par écrit ce qui avait fait le sujet de leur entretien, afin que lui-même et les autres pussent en faire leur profit. Ruysbroeck ne put se dérober à cette requête, et c'est ainsi qu'il fut amené à composer son troisième livre, l'Anneau ou la Pierre brillante, qui, ajoute le frère Gérard, contient à lui seul assez de doctrine pour conduire l'homme jusqu'au sommet de la perfection (1).

     Entre l'Anneau et les Noces spirituelles il y a un rapport très étroit. Pomérius nous apprend que, dans l'ordre chronologique, le présent traité suit immédiatement le livre des Noces; et le disciple de Ruysbroeck qui nous a indiqué l'ordre à suivre dans la lecture des œuvres de son maître (2), lui assigne la même place. De fait l'Anneau se présente tout à la fois comme le résumé et comme le complément des Noces. Les chapitres I à IX, à part quelques digressions, ne font guère que récapituler sous un aspect plus général la doctrine exposée tout au long dans les trois livres des Noces; tandis que la fin de l'ouvrage est consacrée presque tout entière à préciser et à mettre au point ce que l'auteur avait dit du sommet de la vie contemplative. Ruysbroeck y parle longuement de la vision béatifique et de ce qui la distingue d'avec la contemplation la plus haute sur la terre. Or, on sait que dans les années 1330 à 1336 la question de la vision immédiate et faciale de Dieu fut l'objet de discussions très vives, auxquelles Benoît XII mit un terme par la constitution Benedictus Deus (29 janvier 1336). La phrase par laquelle notre auteur termine le ch. IX et le long développement qui suit semblent n'être qu'un écho de cette définition; c'est ce qui nous porte à fixer d'une façon approximative la date de composition de l'Anneau aux environs de l'année 1336 (3).


MANUSCRITS ET TRADUCTIONS.

     Le Dr de Vreese signale treize manuscrits contenant, en tout ou en partie, le texte original de notre traité. Le plus ancien est le codex 3067-3073 de la Bibliothèque royale de Bruxelles; il porte la date de 1361 et a probablement été copié à Groenendael même, d'où il passa ensuite au monastère de Rouge-Cloître. Ce qu'il y a de remarquable dans ce manuscrit, c'est qu'il ne contient que les trois premiers chapitres et que le troisième s'y présente sous une rédaction différente de celle qu'on trouve dans l'édition. Est-ce que primitivement ces trois chapitres auraient formé un petit traité à part, que Ruysbroeck aurait inséré ensuite dans l'Anneau en modifiant le troisième chapitre de façon à le faire cadrer avec le reste de l'ouvrage? Il serait téméraire de l'affirmer sans autre preuve. Ce qui est certain c'est que l'unité du traité dans son état actuel laisse quelque peu à désirer, et malgré tout l'on ne peut se défendre de l'impression d'avoir sous les yeux deux sujets différents.

     La première traduction qu'on fit de l'Anneau fut la traduction latine de Jordaens on la trouve en différents manuscrits des bibliothèques de Paris, de Bruxelles, de Cologne, de Trèves, etc.; elle fut utilisée par Scoonhoven qui la cite dans sa lettre à Gerson; par Denys le Chartreux, qui dans ses écrits revient plusieurs fois sur notre traité; enfin par l'auteur anonyme du De adhaerendo Deo qui lui emprunta plus d'un passage; elle avait même pénétré jusqu'en Italie en 1538 Nicolas Bargilesius l'édita à Bologne d'après un manuscrit provenant de la chartreuse de cette ville.

     De bonne heure on vit apparaître une traduction allemande, éditée parfois parmi les œuvres de Tauler.

     D'autres traductions dans la même langue virent le jour en 1621, 1722, 1862 et 1902. Sans rappeler ici les différentes traductions des œuvres complètes de Ruysbroeck, mentionnons encore l'édition en vieux dialecte gueldrois parue en 1848 et enfin l'adaptation en hollandais moderne par le Dr Moller (1914).


PLAN ET DIVISION.

     Le but de l'auteur, ici comme dans ses autres écrits, est d'exposer l'ensemble de la vie spirituelle et de montrer aux âmes avides de s'unir à Dieu le chemin qui doit les conduire depuis leurs premiers pas dans la voie de la perfection jusqu'aux sommets de l'union la plus haute. Dans son prologue il donne la division de son sujet il nous dira successivement ce qui rend l'homme juste, ce qui l'établit dans la vie intérieure, et enfin ce qui l'élève à la vie contemplative. Ce sera l'objet des trois premiers chapitres qui résument brièvement les trois stades de la vie spirituelle tels qu'ils ont été décrits au livre des Noces. Le quatrième point indiqué dans le prologue, ce que Ruysbroeck appelle la vie commune, ne sera traité que dans le dernier chapitre de l'ouvrage.

     Tout le reste du traité (chap. IV-XIII) doit être considéré, en effet, comme une longue digression. Le chap. III s'est terminé par cet avertissement que la vie contemplative, où l'âme s'unit d'une façon spéciale au Verbe de Dieu, ne peut être comprise que par celui qui en a l'expérience. C'est là, continue l'auteur, l'explication de cette parole de l'Apocalypse, II, 17 Vincenti   dabo manna absconditum (c'est-à-dire les joies de la contemplation); et dabo illi calculum candidum (c'est-à-dire le Verbe incarné), et in calculo nomen novum scriptum, quod nemo scit nisi qui accipit. Le premier nom est celui que nous avons tous reçu au baptême; le nom nouveau, c'est celui que l'on reçoit dans la contemplation : il est propre à chacun et en proportion avec le degré de perfection de chaque âme (chap. IV).

     Mais pour faire l'expérience de ce nom nouveau, il faut correspondre aux œuvres de Dieu en nous. Dieu, en effet, appelle tous les hommes à s'unir à lui (4); sur tous ceux qui obéissent à cet appel, il répand ensuite ses grâces pour les faire croître dans la perfection; enfin à ceux qui le suivent jusqu'au bout, il donne d'expérimenter qu'ils sont un même esprit, une même vie avec lui (chap. V).

     Ce qui distingue, en effet, les hommes dans le service de Dieu et les rend plus ou moins parfaits, c'est leur degré de souplesse vis-à-vis de la grâce et de renoncement à eux-mêmes : les uns servent Dieu comme de vils mercenaires (chap. VI); d'autres se conduisent envers lui en fidèles serviteurs ce sont ceux qui se livrent fidèlement à la pratique des commandements et mènent une vie active (chap. VII). Au-dessus des serviteurs, il y a les amis intimes qui s'adonnent amoureusement aux exercices de la vie intérieure (chap. VIII). Enfin, dépassant tous les autres en perfection et en sainteté, il y a les fils cachés de Dieu, élevés jusqu'à la vie de contemplation divine (chap. IX) (5).

C'est ainsi que dans une série de quatre longs chapitres, justement admirés par Denys le Chartreux, l'auteur résume à grands traits toute la vie spirituelle. Mais arrivé au point culminant, il sent que malgré tous ses efforts il n'a pu réussir à dissiper toute obscurité dans l'esprit de ses lecteurs; la vie mystique la plus haute, comme il le disait au début, n'est pleinement comprise que par ceux qui en ont l'expérience. Craignant qu'on ne se scandalise de ses paroles, il va donc essayer de s'expliquer, de préciser. Tout d'abord il montre comment le contemplatif, tout en étant un avec Dieu, demeure néanmoins éternellement distinct de lui (chap. X). Puis il s'attache à marquer nettement la grande différence qui existe entre la « clarté des saints et celle, même la plus haute, obtenue en cette vie » (chap. XI). Pour rendre sa pensée plus claire, il compare ensuite la contemplation à la transfiguration du Christ sur le Thabor (chap. XII), et termine en condensant toute sa doctrine en six articles (chap. XIII).

Ruysbroeck se souvient alors du quatrième point qu'il avait annoncé dans son prologue et qu'il n'a pas encore traité jusqu'ici. En quelques traits rapides il fait la peinture de l'homme parvenu à la vie commune, c'est-à-dire arrivé à cet état « où l'on est également prêt à contempler et à agir ». Et le traité s'achève ainsi sur cette grave recommandation, que, même dans la contemplation la plus haute, la pratique active des vertus ne perd jamais ses droits.


(1) DE VREESE, Bijdragen tot de hennis van het leven en de werken van Jan van Ruusbroec, p. 16.
(2) Cf. Notre Introduction générale aux œuvres de Ruysbroeck, t. I, p. 13.
(3) Le manuscrit F se contente de dire que l'Anneau est antérieur à l'année 1343 : « Hune librum edidit... adhuc manens in seculo, presbiter secularis existens. »
(4) Ici nouvelle digression sur les cinq catégories de pécheurs qui n'obéissent pas à l'appel divin.
(5) La distinction entre mercenaires, serviteurs, amis et fils de Dieu, insinuée en plusieurs passages du Nouveau Testament, a souvent été développée par les Pères, notamment par Cassien et par S. Bernard. Elle fut reprise par Tauler dans son sermon pour le VIlle dimanche après la Trinité; il semble bien que le mystique allemand se soit inspiré de Ruysbroeck, dont il emprunte parfois jusqu'aux expressions.

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