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L'ORNEMENT DES NOCES SPIRITUELLES

LIVRE II

CHAPITRE XLI.

DE LA PREMIÈRE SORTIE.

     Tout d'abord il faut que l'homme sorte et considère Dieu dans sa gloire avec tous les saints. Et ainsi contemplera-t-il ce riche et large écoulement, par lequel Dieu se donne glorieusement lui-même à tous les saints en des délices incompréhensibles, selon la grandeur des désirs de chacun. Et il verra en même temps comment ceux-ci refluent eux-mêmes avec tout ce qu'ils ont reçu et tout ce qu'ils peuvent donner, vers cette même riche unité, source de toutes délices.

     Cet écoulement divin réclame toujours un reflux ; car Dieu est une mer qui monte et qui descend. Sans interruption il étend son flux vers tous ceux qui l'aiment, selon le besoin et la dignité de chacun, et, dans son reflux, il ramène tous ceux qui ont été comblés, au ciel et sur la terre, avec tout ce qu'ils ont et tout ce qu'ils peuvent donner. Mais de quelques-uns il réclame au-delà de leurs forces ; car en se manifestant si riche, si libéral et si infiniment bon, il exige en même temps qu'on lui rende amour et honneur selon sa dignité. Dieu veut être aimé de nous en proportion de sa noblesse, et là viennent défaillir tous les esprits ; leur amour perd mode et manière, car ils ne savent comment s'en acquitter, ni comment y parvenir. L'amour de tous les esprits, en effet, est mesuré ; aussi se reprennent-ils toujours à aimer, afin de donner à Dieu ce qu'il réclame et selon l'étendue de leurs désirs. Dans ce but ils s'unissent tous sans cesse en une seule flamme brûlante d'amour, afin de pouvoir accomplir cette œuvre, que Dieu soit aimé comme il en est digne. La raison dit clairement que c'est là chose impossible aux créatures ; mais l'amour veut toujours aimer davantage, ou bien se fondre, se consumer et s'anéantir dans sa défaillance. Cependant il demeure toujours que Dieu ne peut être aimé par nulle créature selon sa dignité ; et c'est pour la raison éclairée une grande jouissance et satisfaction de comprendre que son Dieu et son bien-aimé défie, par sa hauteur et sa richesse, toute puissance créée, et ne puisse être aimé dignement que par lui-même.

     L'homme richement doté et éclairé dont nous parlons puise dans les trésors de son Dieu et dans les largesses merveilleuses et débordantes qu'il a reçues lui-même en son illumination, afin d'en faire don à tous les chœurs des saints et à tous les esprits bienheureux, selon la dignité de chacun. Il s'en va à travers tous les chœurs, toutes les hiérarchies et tous les êtres glorieux, et il considère comment Dieu habite en chacun selon sa noblesse. Il parcourt rapidement en esprit toutes les foules célestes, dans la richesse débordante de sa charité, et il enrichit et comble de nouvelle gloire toute cette armée du ciel ; et tout cela lui vient des trésors surabondants de la riche nature divine, Trinité et Unité tout ensemble.

     Telle est la première sortie qui nous porte vers Dieu et tous ses saints.


CHAPITRE XLII.

DE LA SECONDE SORTIE.


     Une seconde sortie porte parfois l'homme à s'incliner vers les pécheurs avec une grande compassion et généreuse pitié. Par sa dévotion intime et ses ferventes prières il les présente à Dieu, lui rappelant tous les biens qui sont en lui et en son pouvoir, ceux qu'il a répandus sur nous et nous a promis, tout comme s'il les avait oubliés ; car Dieu veut être prié. La charité d'autre part veut obtenir tout ce qu'elle désire ; non toutefois qu'elle veuille être exigeante ni obstinée, mais elle expose le tout à la riche bonté et à la libéralité de Dieu ; car Dieu aime sans mesure, et c'est le plus grand contentement de celui qui aime. D'ailleurs l'homme dont nous parlons ayant pour tous un commun amour, demande en sa prière et en ses désirs que Dieu répande sa bonté et sa miséricorde sur les païens, les juifs et tous les infidèles, afin qu'il soit aimé, connu et loué dans le royaume des cieux et que s'étendent pour nous la gloire, la joie et la paix jusqu'aux extrémités de la terre.

     C'est la seconde sortie qui se porte vers les pécheurs.


CHAPITRE XLIII.

DE LA TROISIÈME SORTIE.


     De temps en temps les regards se porteront vers les âmes chères qui sont au purgatoire, en considération de leur misère, de leur attente et de leur lourde peine. Tout en adorant et en implorant la clémence, la miséricorde et la libéralité de Dieu, on lui représentera la bonne volonté de ces âmes, leur grande misère et leur désir ardent de ses riches biens ; on lui rappellera que la mort les a trouvées dans l'état de charité, et que tout leur refuge est dans la passion du Christ et dans sa miséricorde.

     Il peut arriver d'ailleurs que l'homme éclairé soit porté par l'Esprit de Dieu à prier spécialement pour une chose distincte, pour un pécheur, une âme ou quelque intérêt spirituel, de sorte qu'il s'aperçoive et comprenne qu'il s'agit vraiment d'une œuvre de l'Esprit-Saint, et non pas de poussée personnelle, de volonté propre, ni de tendance naturelle. Souvent alors cet homme devient si dévot et si enflammé en sa prière qu'il reçoit en esprit l'assurance d'être exaucé. Et devant cette assurance s'arrêtent tout aussitôt le mouvement de l'Esprit et la prière.


CHAPITRE XLIV.

DE LA QUATRIÈME SORTIE.


     Voici maintenant que l'homme en vient à soi-même et à tous ceux qui sont de bonne volonté, savourant et contemplant l'union et l'harmonie qu'ils ont entre eux par l'amour. Ses désirs et sa prière montent alors vers Dieu, afin qu'il continue à répandre ses dons et que tous demeurent ainsi établis dans son amour, pour son honneur éternel. En même temps cet homme éclairé sera prêt à donner avis et enseignements, réprimandes et fidèle service, d'une façon discrète, à cause du commun amour qu'il porte à tous, devenant ainsi médiateur entre Dieu et tous les hommes.

     Puis faisant entièrement retour à l'intérieur, avec tous les saints et tous les justes, il possédera en paix l'unité de son esprit en même temps que la haute unité de Dieu, où tous les esprits prennent leur repos. Cela s'appelle une vraie vie spirituelle ; car les modes et les vertus tant intérieures qu'extérieures, en même temps que les puissances supérieures de l'âme y trouvent leur ornement surnaturel, aussi pleinement qu'il convient (1).


CHAPITRE XLV.

COMMENT ON RECONNAÎT CEUX QUI SONT EN OPPOSITION
AVEC LA SECONDE VENUE DU CHRIST.

     On rencontre des gens qui aiment les paroles subtiles et sont habiles à disserter de choses élevées ; cependant ils n'ont l'expérience ni de ces modes plus lumineux dont j'ai parlé, ni de l'amour qui se répand sur tous libéralement. Aussi, afin qu'ils se connaissent et qu'ils puissent être connus des autres, je vais les signaler à trois marques particulières. La première leur servira à eux-mêmes et les deux autres permettront à tout homme intelligent de les reconnaître.

     Tout d'abord, tandis que l'homme illuminé de Dieu est simple, solidement établi et libre de considérations sous l'action de la lumière divine, ceux-ci sont encombrés de mille soucis, sont instables et tout remplis de recherches et de considérations ; ils ne goûtent ni unité intérieure, ni apaisement d'imagination : à ce premier signe ils peuvent bien se reconnaître eux-mêmes.

      En second lieu, alors que l'homme éclairé possède de Dieu une sagesse infuse qui lui fait connaître distinctement la vérité sans nul labeur ; ceux-ci ont des vues subtiles sur lesquelles ils bâtissent en imagination, amplifient et raisonnent habilement ; mais au fond ils sont pauvres et ne savent donner à leur enseignement la vraie largeur ; car tout y est multiplicité, encombrement de choses étrangères, et subtilité. Aussi ne peuvent-ils qu'entraver, gêner et troubler les âmes intérieures, ne sachant ni conduire, ni montrer le chemin vers l'unité, mais seulement apprendre à faire des remarques habiles et sans fin. Ces gens-là sont jaloux de leur enseignement et de leur manière de voir, alors que la pensée d'autrui peut être aussi juste que la leur. Ils n'ont ni l'exercice, ni l'estime des vertus, et ils sont remplis d'orgueil spirituel dans tout leur être. Voilà pour le second signe.

     En troisième lieu, tandis que l'homme éclairé et aimant se donne universellement par charité à tous, au ciel et sur la terre, ainsi que nous l'avons dit, ceux-ci ne mettent que particularisme en toutes choses. Ils croient être plus sages et meilleurs que tous. Ils veulent qu'on les ait en grande estime, eux et leur enseignement. En dehors de ce qu'ils disent ou conseillent, de leur manière de faire et de leur direction, tout leur semble erreur. Ils s'accordent largement tout ce qui leur est utile, et ils sont peu regardants à ce qu'ils estiment fautes légères. Ils n'ont ni justice, ni humilité, ni largeur d'âme ; ils ne sont point serviables aux pauvres, ni d'esprit intérieur, ni zélés, ni sensibles à l'amour divin. Ils n'ont enfin la science ni de Dieu, ni d'eux-mêmes, pour pratiquer la vertu comme il convient. C'est le troisième signe.

      Notez et apprenez tout cela, afin de le fuir en vous-même et en tous ceux chez qui vous le remarqueriez. Gardez-vous cependant d'imputer à personne de pareilles choses, à moins que vous ne le constatiez dans les œuvres ; car cela souillerait votre cœur et l'empêcherait de connaître la vérité divine.


CHAPITRE XLVI.

DE L'AMOUR UNIVERSEL DU CHRIST POUR TOUS.


      Le mode d'amour qui consiste à se répandre sur tous doit être, plus que tous les autres, l'objet de nos recherches et de nos soins, car il est le plus élevé. Aussi prendrons-nous comme modèle le Christ qui, par excellence, se donna universellement et se donne encore à tous pour l'éternité. C'est, en effet, pour le profit de quiconque consent à se tourner vers lui, qu'il fut envoyé sur terre. Et s'il disait lui-même n'être venu que pour les brebis perdues de la maison d'Israël, il ne voulait pas parler des juifs seuls, mais de tous ceux qui doivent contempler Dieu éternellement ceux-là et point d'autres appartiennent à la maison d'Israël, car les Juifs ayant méprisé l'Évangile, les païens, qui l'ont reçu, sont entrés à leur place. Et ainsi c'est tout Israël qui est sauvé, c'est-à-dire tous ceux qui sont élus dès l'éternité.

      Le Christ se donna donc sans compter, avec une fidélité parfaite. Il répandit sans cesse sa prière intime et sublime devant son Père, pensant à tous ceux qui veulent être sauvés. Son amour, son enseignement, ses reproches, ses douces consolations, ses larges dons, ses miséricordieux pardons furent offerts à tous. Avec un entier dévouement il donna son âme et son corps, sa vie et sa mort, tout son service, laissant à tous ses sacrements et ses bienfaits. Alors même que pour soutenir son propre corps, le Christ prenait nourriture et boisson, il ne pensait qu'à l'utilité de tous ceux qui doivent être sauvés jusqu'au dernier jour. Il ne gardait rien en propre, mais livrait à tous universellement tout ce qu'il avait, corps et âme, mère et disciples, manteau et tunique. Tous ses actes, toute sa vie et enfin sa mort ont été pour nous. Il gardait pour lui seul peines, souffrances et misère, mais le profit et l'utilité en devaient revenir à tous. La gloire enfin due à ses mérites sera pour tous éternellement.


CHAPITRE XLVII.

BLÂME À L'ADRESSE DE TOUS CEUX QUI, VIVANT DES BIENS
ECCLÉSIASTIQUES, NE RÈGLENT PAS LEUR CONDUITE.

     Le Christ a désormais légué à la terre son trésor et ses revenus ses sacrements d'une part et de l'autre les biens dont jouit la sainte Église. Tout cela a été acquis au prix de sa mort, pour être possédé en commun. De même les ministres du Christ devraient-ils se donner universellement à tous. Ceux qui vivent d'aumônes, qui appartiennent à l'état ecclésiastique, clercs, habitants des cloîtres et des ermitages devraient mettre en commun au moins leurs prières. Dans les premiers temps du christianisme, les papes, les évêques et les prêtres étaient le bien de tous ils convertissaient les peuples et fondaient solidement l'édifice de la sainte Église et de notre foi, le scellant de leur sang et de leur mort. Ils étaient simples, ne poursuivaient qu'un seul but et ils avaient une paix stable dans l'unité de leur esprit. Éclairés de la sagesse divine, ils se donnaient largement en toute fidélité et charité à Dieu et à tous les hommes. Mais c'est maintenant tout le contraire ; car les dépositaires de cet héritage et de ces revenus, remis aux premiers par amour et à cause de leur sainteté, n'ont plus de stabilité foncière, de paix, ni de simplicité. Entièrement tournés vers le monde, ils ne s'intéressent plus à fond aux choses qu'ils ont en mains. Aussi prient-ils des lèvres, mais sans que leur cœur goûte l'objet de leur prière, les merveilles mystérieuses et cachées des saintes Écritures, des sacrements et du service sacré. Ils sont épais et lourds et n'ont pas la lumière de la divine vérité. Ils pensent souvent à manger et à boire, ou à se donner sans modération toute commodité, et Dieu veuille qu'ils soient purs de corps !

     Tant qu'ils vivent de la sorte, ils ne peuvent jamais être éclairés ; car autant les premiers se donnaient largement en toute charité, ne conservant rien pour eux-mêmes, autant ceux-ci sont-ils aujourd'hui rapaces et avares, ne sachant se priver de rien. C'est juste le contraire de ce que faisaient les saints et de ce que doit être ce mode d'appartenance commune dont nous avons parlé. Je n'ai d'ailleurs en vue que ce qui se passe d'ordinaire et il appartient à chacun de s'examiner, de s'instruire et de se reprendre soi-même, si cela est nécessaire ; mais s'il n'y a pas lieu de le faire, que l'on garde joie, paix et repos dans sa bonne conscience, en servant et en louant Dieu, et en se rendant utile à soi-même, ainsi qu'à tous les hommes pour l'honneur de Dieu.


CHAPITRE XLVIII.

COMMENT LE CHRIST S'EST DONNÉ A TOUS
DANS LE SACREMENT DE L'AUTEL.

     Puisque j'en suis à montrer l'estime et la louange singulières que mérite le mode de dévouement universel, voici un nouveau et précieux joyau que le Christ a légué dans la sainte Église à tous les justes, lorsque voulant passer de cet exil vers son Père et célébrant le repas de la Pâque solennelle, il mangea l'agneau pascal avec ses disciples et mit le sceau à l'ancienne loi. À la fin du repas et de la fête, il voulut leur donner un mets nouveau et de grand prix, ainsi qu'il le désirait depuis longtemps. Et de cette façon il entendait mettre un terme à la loi ancienne et inaugurer la nouvelle. Il prit donc du pain entre ses mains saintes et vénérables et il le consacra en son saint corps ; puis ce fut son sang précieux, qu'il donna à tous ses disciples et livra sans distinction à tous les justes pour leur profit éternel. Ce don, ce mets délicieux réjouit et décore toutes les grandes fêtes et les festins sacrés du ciel et de la terre. Le Christ s'y donne lui-même à nous de trois manières sous la forme d'abord de sa chair, de son sang et de sa vie corporelle glorifiée, toute remplie de joies et de douceurs. Puis il donne son esprit avec ses puissances supérieures, qui surabondent de gloire et de dons, de vérité et de justice. Enfin il nous offre sa propre personnalité resplendissante de la clarté divine, qui élève son esprit et tous les esprits éclairés à la haute unité de jouissance.

     Le Christ veut donc que nous nous souvenions de lui, toutes les fois que nous consacrons, offrons et recevons son corps sacré. Or, voici comment nous pourrons le faire. Nous verrons d'abord et comprendrons que le Christ s'incline vers nous avec affection amoureuse, avec grand désir, douce satisfaction et épanchement de son cœur en notre nature corporelle. Ce qu'il nous donne en effet, c'est ce qu'il a reçu de notre humanité, sa chair, son sang, son propre corps ; ce corps précieux qui fut martyrisé, transpercé et meurtri par amour et fidélité pour nous. Ainsi recevons-nous la parure et l'aliment de la partie inférieure de nous-mêmes.

     Puis en ce don sublime du Sacrement, le Christ nous communique encore son esprit tout rempli de gloires, du riche ornement des vertus et de merveilles ineffables de charité et de noblesse. Et c'est pour nous l'aliment, la parure et la clarté de l'unité de notre esprit et de nos puissances supérieures, par l'inhabitation en nous du Christ avec toutes ses richesses.

     Nous comprendrons enfin comment, au sacrement de l'autel, il nous fait part aussi de sa sublime personnalité dans une clarté incompréhensible. Et par là nous sommes unis au Père et transportés jusqu'à lui ; et le Père reçoit, en même temps que son Fils par nature, ses fils d'adoption, et ainsi parvenons-nous jusqu'à la divinité, qui est notre partage pour la béatitude éternelle.

     Si l'homme remémore et considère dignement tout ceci, il rencontrera le Christ en toutes ses venues. Il s'élèvera pour le recevoir avec son cœur, ses désirs, son amour affectif, toutes ses puissances et toute l'ardeur de sa joie, comme le Christ s'est reçu lui-même. Et cette joie ne saurait être trop grande ; car notre nature reçoit la nature même du Christ, c'est-à-dire son humanité glorifiée, débordante de joie et de noblesse. Aussi voudrais-je que l'homme en cette rencontre se fondît et s'écoulât en désirs, en joies et en délices, alors qu'il fait accueil et s'unit à celui qui est le plus beau, le plus gracieux, le plus aimable de tous les fils des hommes. Souvent, par le fait de cette application affective et de cette ardeur d'allégresse, l'homme expérimente de grands biens, et la riche bonté de Dieu lui révèle et lui découvre maintes merveilles mystérieusement cachées. Lorsqu'en recevant le corps précieux du Christ, il se souvient du martyre et des tortures qui lui furent imposées, il est saisi parfois d'une dévotion si amoureuse et il ressent une telle compassion qu'il voudrait être cloué avec le Christ sur la croix et répandre pour son honneur tout le sang de son cœur. Il entre et s'imprime lui-même dans les plaies et le côté ouvert du Christ son gardien (2), et un tel exercice a souvent été l'occasion de grandes révélations et de biens insignes. L'amour de compassion que l'homme ressent alors, et la vive empreinte qui provient de son application intime aux plaies du Christ peuvent être si puissants, qu'il lui semble porter en son cœur et en ses membres ces mêmes plaies et blessures. Et si quelqu'un devait recevoir réellement les stigmates de Notre-Seigneur, de quelque manière que ce fût, ce serait bien celui-là. Ainsi répondons-nous aux avances du Christ, en la partie inférieure de son humanité.

     Demeurant de plus en l'unité de notre esprit, nous devons nous écouler avec une charité surabondante au ciel et sur la terre, tout en gardant une discrétion éclairée. Et ainsi, portons-nous la ressemblance du Christ, selon l'esprit, et nous répondons dignement à sa venue.

     Enfin nous devons aussi, riches de la personne même du Christ, nous dépasser nous-mêmes et aller au-delà de sa nature créée, par intention simple et amour de jouissance, afin de nous reposer en notre héritage, c'est-à-dire en l'essence divine, pour l'éternité.

     Le Christ veut toujours nous faire ce don spirituellement, aussi souvent que nous nous exerçons ainsi et que nous nous rendons aptes à le recevoir. Mais il veut aussi que nous le recevions lui-même sacramentellement et spirituellement, selon qu'il est convenable, utile et raisonnable. Alors même que l'on n'a point toujours ni de tels sentiments, ni de tels désirs, l'on peut aller librement à la table de Notre-Seigneur, pourvu que l'on recherche la louange et l'honneur de Dieu, ainsi que son propre avancement et son salut, à la condition toutefois d'avoir la conscience pure de péché mortel.


CHAPITRE XLIX.

DE L'UNITÉ DE LA NATURE DIVINE DANS LA TRINITÉ
DES PERSONNES (3).

     La haute unité superessentielle en laquelle le Père et le Fils possèdent la nature divine, en union avec le Saint-Esprit, dépasse toute compréhension, intelligence et faculté de notre esprit, en son essence la plus pure ; et dans ce grand silence, Dieu défie toute créature ne jouissant que de lumière créée. Cette haute unité de la nature divine est vivante et féconde ; car c'est du sein de cette même unité que le Verbe éternel naît sans cesse du Père. Par cette génération le Père connaît le Fils et toutes choses dans le Fils, et le Fils connaît le Père et toutes choses dans le Père, car ils sont d'une nature unique. De ce commun regard du Père et du Fils, dans une clarté éternelle, procède une complaisance éternelle, un amour immense, et c'est le Saint-Esprit.

     Or, c'est par son divin Esprit et son éternelle Sagesse que Dieu s'incline vers chaque créature en particulier, répandant et enflammant l'amour en chacune, selon sa dignité et l'état où l'ont située et élue ses vertus et l'éternelle providence de Dieu. De là tous les esprits bons au ciel et sur la terre reçoivent la motion qui les porte aux vertus et à toute justice.


CHAPITRE L.

D'UNE COMPARAISON QUI FAIT COMPRENDRE COMMENT
DIEU HABITE L'ÂME ET LA MEUT NATURELLEMENT ET
SURNATURELLEMENT.

     Écoutez maintenant une comparaison à ce sujet. Dieu a créé le ciel supérieur, qui est une pure et simple clarté, enserrant et enveloppant tous les cieux ainsi que toute créature corporelle et matérielle. C'est l'habitation extérieure et le royaume de Dieu et de ses saints, où abondent la gloire et l'éternelle joie. Or, ce ciel étant une clarté simple, il ne s'y trouve ni temps, ni lieu, ni mouvement, ni jamais de changement ; car il demeure, au-dessus de toutes choses, stable et immuable. La sphère la plus proche du ciel empyrée s'appelle le premier mobile. Là commence tout mouvement qui, par la puissance de Dieu, naît du ciel supérieur ; et ce mouvement engendre la révolution du firmament et de toutes les planètes. C'est de leur influence que dépendent la vie et la croissance de toutes les créatures, selon un mode particulier à chacune (4).

     Il faut savoir donc que l'essence de l'âme est pour Dieu, d'une façon semblable, un royaume spirituel, rempli d'une clarté divine qui dépasse toutes nos puissances, sauf dans le mode où elles deviennent simples, ce dont je veux me taire pour le moment (5). Voyez, au-dessous de l'essence de l'âme où Dieu règne, se tient l'unité de notre esprit, semblable au premier mobile, puisque c'est en cette unité que l'esprit est mû d'en haut par la puissance divine, naturellement et surnaturellement ; car nous n'avons rien de nous-mêmes, ni dans la nature, ni au-dessus de la nature. Or cette motion de Dieu, en tant que surnaturelle, est la cause première et principale de toutes les vertus ; et chez certains hommes éclairés cette même motion fait briller les sept dons du Saint-Esprit, comme sept planètes qui éclairent et fécondent toute leur vie (6).

     C'est ainsi que Dieu possède l'unité essentielle de notre esprit comme son royaume, et que de là, il opère et s'écoule avec ses dons dans l'unité active et dans toutes nos puissances (7).


CHAPITRE LI.

DE LA TROISIÈME VENUE DU CHRIST.


     Voyons maintenant avec soin comment nous pouvons acquérir et posséder, dans la lumière créée, l'exercice le plus intime de notre esprit. Lorsque l'homme est orné suffisamment de vertus morales dans sa vie extérieure, et qu'au moyen d'exercices intérieurs il a grandi en noblesse et en paix divine, il possède l'unité de son esprit. Une sagesse surnaturelle l'éclaire, et il se répand en grande charité au ciel et sur la terre. En même temps il remonte et reflue, par ses hommages et sa révérence, vers le fond même et la haute unité divine, d'où procède toute effusion de charité. Car chaque créature a d'autant plus d'amour de reconnaissance et d'application intime à la source d'où elle vient, qu'elle a plus reçu de Dieu. Nous sommes, en effet, pressés par Dieu et par ses dons de venir à lui, et, par la charité, la vertu et la ressemblance, nous avons hâte de rentrer en lui.

     Or, par le fait de cette inclination amoureuse de Dieu vers nous et de son opération intime dans l'unité de notre esprit, à cause de notre ardent amour et de la rentrée totale de toutes nos puissances en la même unité où Dieu habite, le Christ inaugure en nous sa troisième venue dans les exercices intérieurs. C'est une intime motion ou touche du Christ, en sa clarté divine, qui affecte le plus profond de notre esprit (8).

     Nous avions comparé la seconde venue à une source s'écoulant en trois ruisseaux. Quant à cette venue nouvelle, nous la comparerons à la veine même d'où naît la source. Car s'il n'y a point de ruisseau sans source, il n'y a point de source sans veine vive. De même la grâce de Dieu s'écoule en ruisseaux dans les puissances supérieures et donne à l'homme l'impulsion et la flamme de toutes les vertus. Mais en l'unité de notre esprit, elle se comporte comme une source, et elle surgit en cette même unité où elle prend naissance, tout comme une veine vive et jaillissante, issue du fonds vivant de la richesse divine, où ne manquent jamais ni fidélité ni grâce. Telle est la touche dont je veux parler. La créature la soutient et la porte, car il y a ici union des puissances supérieures dans l'unité de l'esprit, au-dessus de la multiplicité de toutes vertus. Nul n'y opère que Dieu seul, par sa bonté gratuite, cause de toutes nos vertus et de toute notre béatitude. Dans l'unité de l'esprit, où jaillit cette veine, on est au-dessus d'opération et au-dessus de raison, mais non sans raison (9). Car la raison illuminée et surtout la puissance aimante sentent la touche ; mais la raison ne peut ni comprendre ni saisir le mode, la manière ou la nature de cette touche ; c'est une œuvre divine, source et origine de toutes grâces et de tous dons, et le dernier intermédiaire entre Dieu et la créature. Et au-dessus de cette touche, dans l'essence silencieuse de l'esprit qui la ressent, plane une clarté incompréhensible. C'est la sublime Trinité, d'où vient la touche. Là Dieu vit et règne dans l'esprit et l'esprit en Dieu.


CHAPITRE LII.

D'UNE SORTIE INTIME DE L'ESPRIT QUI SE FAIT SOUS
L'INFLUENCE DE LA TOUCHE DIVINE.

     Le Christ dit maintenant d'une façon intime dans l'esprit « Sortez par des exercices proportionnés à cette touche. » Car la touche profonde attire et appelle notre esprit vers l'exercice le plus intime que la créature puisse fournir, selon le mode de créature, dans la lumière créée. L'esprit, grâce à la puissance aimante, s'élève ici au-dessus des œuvres jusqu'à l'unité où jaillit cette veine vive qui est la touche de Dieu. Et cette touche veut que l'intelligence connaisse Dieu dans sa clarté, tandis qu'elle attire et appelle la puissance aimante à jouir de Dieu sans intermédiaire ; ce que d'ailleurs l'esprit aimant désire par-dessus toutes choses, naturellement et surnaturellement. Par la raison éclairée l'esprit s'élève à une intime considération, et il porte son regard et son attention au plus profond de lui-même, là où la touche divine se manifeste. Mais ici la raison et toute lumière créée cessent d'aller plus avant. Car la clarté divine qui plane au-dessus et cause cette touche, aveugle, par sa rencontre, toute vue créée, en raison de son éclat infini. Et toutes les intelligences avec leur lumière créée sont comme les yeux de la chauve-souris devant la clarté du soleil. Néanmoins l'esprit éprouve toujours de par Dieu et de par soi nouvelle invitation et nouvel attrait à scruter cette motion profonde, afin de connaître ce qu'est Dieu et ce qu'est cette touche. Aussi la raison éclairée est-elle toujours en nouvelle recherche pour savoir d'où cela vient et en nouvelles investigations, afin de suivre jusque dans son fond la veine vive, douce comme le miel ; mais elle n'en saura jamais plus que le premier jour.

     C'est pourquoi la raison et toute considération sont forcées de dire : « Je ne sais ce que c'est. » Car la clarté divine qui plane au-dessus terrasse et aveugle par sa rencontre toute intelligence.

     Ainsi Dieu réside-t-il en sa clarté au-dessus de tous les esprits au ciel et sur la terre. Et lorsque, par les vertus et les exercices intérieurs, l'on a remué de fond en comble son propre sol, jusqu'à parvenir à la source même, au seuil de la vie éternelle, l'on est capable de percevoir la touche divine. C'est là que la clarté de Dieu brille d'un tel éclat que la raison et toute intelligence ne peuvent plus avancer, et sous ce poids elles sont contraintes de céder devant l'incompréhensible lumière divine. Mais l'esprit perçoit ces choses au fond de lui-même, et tandis que la raison et l'intelligence doivent défaillir devant la clarté divine et demeurer dehors à la porte, la puissance aimante veut toujours aller de l'avant ; car elle est pressée et invitée comme l'intelligence, mais elle est aveugle et aspire à la jouissance. Or jouir réside plus dans le goût et dans l'acte de percevoir que dans celui de comprendre. C'est pourquoi l'amour veut progresser, là où l'intelligence reste dehors (10).


CHAPITRE LIII.

D'UNE FAIM SANS TRÊVE QUE NOTRE ESPRIT RESSENT
POUR DIEU.

     Ici naît une faim sans trêve qui n'est jamais rassasiée ; c'est une avidité intérieure et une ardeur dévorante de la puissance aimante et de l'esprit créé pour un bien incréé. L'esprit veut jouir, il y est pressé et invité par Dieu, et c'est pourquoi sans cesse il tend à réaliser cette jouissance. C'est dès lors une perpétuelle avidité et ardeur dévorante, dans une impuissance sans fin. Ceux qui en font l'expérience sont les plus pauvres des hommes ; car ils sont avides et pleins de désirs, et ils ont une faim insatiable. Quoi qu'ils mangent ou boivent, rien ne peut les rassasier lorsqu'ils sont en cet état, car c'est une faim qui ne peut cesser. Comment un vase créé contiendrait-il un bien incréé ? Aussi y a-t-il là à jamais une ardeur famélique, en même temps que l'impuissance, devant un Dieu qui surpasse toute capacité de désir (11). C'est comme une table où sont dressés un grand nombre de mets et de breuvages inconnus à quiconque n'en a l'expérience ; mais un service y manque : c'est celui qui donnerait pleine satiété dans la jouissance ; de sorte que la faim est toujours nouvelle. Cependant en cette touche divine coulent des ruisseaux doux comme le miel et remplis de toutes délices ; car tout ce que l'esprit peut penser et désirer se rencontre là en goûts délicieux ; mais tout ceci est du mode créé et demeure au-dessous de Dieu ; aussi la faim et l'impatience durent-elles toujours. Alors même que Dieu verserait en ce cœur tous les dons que possèdent tous les saints, et toutes ses propres largesses, mais sans se donner lui-même, l'avidité dévorante de l'esprit n'en demeurerait pas moins affamée et insatiable. C'est Dieu qui par sa motion et sa touche intimes nous remplit de faim et de désirs véhéments ; car l'Esprit divin poursuit notre esprit, et plus la touche se fait sentir, plus la faim et l'ardeur grandissent. Et c'est là vivre d'amour en ses plus hautes œuvres, au-dessus de la raison et de l'intelligence. La raison, en effet, ne peut ici rien donner ni enlever à l'amour ; car notre amour est sous la touche de l'amour divin. Et à mon sens, il n'y a plus jamais ici de séparation d'avec Dieu (12). La touche divine en nous, autant que nous la pouvons saisir, et notre aspiration amoureuse sont toutes deux choses créées et selon le mode des créatures ; aussi peuvent-elles croître et grandir aussi longtemps que nous vivons.


CHAPITRE LIV.

D'UNE LUTTE AMOUREUSE ENTRE L'ESPRIT DE DIEU ET
NOTRE ESPRIT.

     Dans cette tempête d'amour deux esprits sont en lutte : l'Esprit de Dieu et notre esprit. Par son Esprit-Saint Dieu se penche sur nous et ainsi nous touche de son amour. D'autre part, sous l'influence de cette opération divine et de la puissance aimante, notre esprit se presse et se penche sur Dieu, et ainsi il le touche à son tour. De ce double contact, en la rencontre la plus profonde, naît la lutte amoureuse ; et en cette visite, la plus intime et la plus pénétrante qui soit, chaque esprit est profondément blessé d'amour. Tous deux, c'est-à-dire notre esprit et l'Esprit de Dieu, brillent et projettent leur lumière l'un sur l'autre, et se montrent mutuellement la face. Ceci fait que les esprits portent mutuellement la véhémence de leurs désirs amoureux l'un vers l'autre, chacun réclamant de l'autre tout ce qu'il est, et lui offrant tout ce qu'il est lui-même (13). Voilà qui fait sortir d'eux-mêmes ceux qui s'aiment.

     La touche de Dieu et sa libéralité, notre avidité amoureuse et noire générosité de retour, donnent à l'amour stabilité. Ce flux et ce reflux en font déborder la source ; et ainsi le toucher de Dieu et notre ardeur amoureuse constituent un amour simple, où l'homme est tout entier possédé, et, sans souvenir précis ni de lui-même, ni de Dieu, ne sait plus qu'aimer. L'esprit s'embrase à ce feu, et il pénètre si profondément dans la touche divine que, vaincu en toutes ses ardeurs et ayant épuisé toutes ses œuvres, il se consume et devient lui-même amour au-dessus de toute application. Ainsi possède-t-il le plus intime de son être créé au-dessus de toutes vertus, là où toutes les œuvres accomplies selon le mode créé commencent et prennent fin. Tel est l'amour en lui-même, fondement et base de toutes les vertus.


CHAPITRE LV.

DES ŒUVRES FÉCONDES DE L'ESPRIT.


     Comme notre esprit et l'amour en question sont vivants et féconds en vertus, les puissances supérieures ne peuvent demeurer dans l'unité de l'esprit (14). La clarté incompréhensible de Dieu et son amour immense planent au-dessus de l'esprit et meuvent la puissance aimante. Aussi cet esprit retourne-t-il à ses œuvres avec une ardeur plus haute et plus intime que celle qu'il avait auparavant. Plus il est recueilli et élevé en noblesse, plus vite aussi il se consume et s'épuise dans l'amour ; puis il retourne à de nouvelles œuvres : et c'est là une vie céleste. L'esprit, en son avidité, croit toujours dévorer Dieu et l'engloutir ; mais c'est, lui-même qui demeure englouti en la touche divine et qui voit défaillir tous ses efforts ; car en l'unité de l'esprit se trouve l'union des puissances supérieures. La grâce et l'amour s'y tiennent essentiellement au-dessus de toute activité, car c'est ici la source de la charité et de toutes les vertus. Et en même temps qu'ici charité et vertus s'écoulent éternellement, il se fait un éternel retour causé par la faim intime de goûter Dieu, ainsi qu'une éternelle demeure dans l'amour simple.

     Ceci se passe d'ailleurs entièrement selon le mode des créatures et en dessous de Dieu ; et c'est l'exercice le plus intime qui puisse être pratiqué dans la lumière créée, au ciel et sur la terre. Au-dessus il n'y a plus qu'une vie contemplative divine dans la lumière de Dieu et selon le mode divin. En cet exercice dont nous venons de parler, on ne peut ni se tromper ni être trompé ; et il débute ici-bas dans la grâce, pour durer ensuite éternellement dans la gloire (15).


CHAPITRE LVI.

DE LA RENCONTRE SPIRITUELLE.


     Jusqu'ici je vous ai montré comment, par la grâce de Dieu, l'homme affranchi et élevé acquiert dans les exercices intérieurs la faculté de voir ; et c'est, comme nous pouvons le remarquer, la première chose que le Christ réclame et désire de nous, lorsqu'il dit : Voyez. Puis en ces paroles : l'Époux vient, sortez, je vous ai signalé trois manières selon lesquelles le Christ vient intérieurement. Nous avons vu aussi comment la première de ces venues comprend quatre modes, et comment nous devons sortir par nos exercices, selon les divers modes dont Dieu, en cette venue, nous enflamme, nous instruit et nous pousse. Désormais il nous importe de considérer le quatrième et dernier point, qui est la rencontre du Christ, notre Époux. Car tout ce que nous sommes invités à voir intérieurement et spirituellement, dans la grâce ou dans la gloire, et tous les exercices selon lesquels nous devons sortir en pratiquant la vertu, ont pour terme une rencontre et une union au Christ, notre Époux, parce qu'il est notre repos éternel, notre fin et la récompense de tout notre labeur.

     Or vous savez que toute rencontre consiste en la réunion de deux personnes qui viennent d'endroits divers, opposés et séparés entre eux. Le Christ vient d'en-haut, comme un seigneur qui donne avec libéralité et qui est tout-puissant. Et nous venons d'en-bas, comme de pauvres serviteurs, ne pouvant rien de nous-mêmes, mais indigents en toutes choses. Et tandis que le Christ vient en nous de l'intérieur vers l'extérieur, nous venons vers lui de l'extérieur vers l'intérieur ; et de cette façon doit se faire une rencontre spirituelle. Or cette venue et cette rencontre entre nous et le Christ ont lieu de deux manières : par intermédiaire et sans intermédiaire (16).


CHAPITRE LVII.

D'UNE RENCONTRE AVEC DIEU DANS L'ORDRE
SIMPLEMENT NATUREL.

     Vous devez maintenant comprendre et noter avec soin que l'unité de notre esprit peut être considérée sous un double aspect, selon son essence ou selon son activité. Or, c'est selon son existence essentielle que l'esprit reçoit la venue du Christ, dans l'ordre simplement naturel, sans intermédiaire et sans interruption. Car l'être idéal et la vie que nous sommes en Dieu, dans notre image éternelle, et l'être que nous possédons en nous-mêmes, selon l'existence essentielle, ne connaissent point d'intermédiaire ni de séparation (17). C'est pourquoi l'esprit, selon sa partie la plus intime et la plus haute, reçoit sans interruption, d'une façon naturelle, l'impression de son image éternelle et la clarté divine. Il est lui-même une habitation éternelle que Dieu possède comme sa demeure permanente et qu'il visite sans cesse en y renouvelant sa venue et l'irradiation de la clarté toujours nouvelle de son éternelle génération. Car là où il vient, là déjà il demeure ; et là où il demeure, il revient sans cesse. Mais il ne vient jamais là où il n'a jamais eu de demeure, car en lui il n'y a ni accident ni possibilité de changer. Et tout ce qu'il habite habite en lui ; car lorsqu'il vient, il ne sort pas de lui-même. Aussi l'esprit possède-t-il Dieu essentiellement, selon la simple nature, et Dieu l'esprit ; car l'esprit vit en Dieu, et Dieu en lui. Et il est apte, selon sa partie la plus élevée, à recevoir sans intermédiaire la clarté de Dieu et tout ce que Dieu peut donner.

     Par cette clarté de son image éternelle, qui se reflète en lui essentiellement et personnellement, l'esprit, selon son être le plus élevé, s'immerge en l'essence divine, et là il possède d'une façon permanente une félicité qui ne cesse pas. Puis il s'écoule avec toutes les créatures, en la génération éternelle du Fils, et il est établi en son être créé par la libre volonté de la très sainte Trinité (18). Ici l'esprit est conforme à l'image de la très haute Trinité et Unité de Dieu, image selon laquelle il est fait (19). Et selon son être créé, il reçoit et porte l'empreinte de son image éternelle, sans interruption, de même qu'un miroir sans tache garde fidèlement l'image de l'objet présent et en renvoie sans cesse l'impression avec une nouvelle clarté, chaque fois que le regard s'y reporte.

     Cette unité essentielle de notre esprit avec Dieu ne subsiste pas en elle-même, mais elle demeure en Dieu et elle s'écoule de lui ; elle est attachée à Dieu et elle retourne en lui comme en sa cause éternelle. Sous ce rapport elle n'est jamais séparée de Dieu et ne peut jamais l'être ; car cette unité est en nous par simple nature ; et si la nature se séparait de Dieu, elle tomberait dans le pur néant. Cette unité est au-dessus du temps et du lieu, et comme Dieu elle agit toujours, sans interruption ; mais elle reçoit d'une façon passive l'empreinte de son image éternelle, en tant qu'elle porte la ressemblance de Dieu et qu'elle est en elle-même créature.

     Telle est la noblesse que nous possédons par nature dans l'unité essentielle de notre esprit, là où cet esprit est de par sa nature même uni à Dieu. Ce n'est point là ce qui nous rend saints ni bienheureux ; car tous les hommes bons et mauvais la possèdent en eux ; mais c'est pourtant la première cause de toute sainteté et de toute béatitude (20). Voilà en quoi consiste la rencontre et l'union de Dieu et de notre esprit dans la simple nature.


CHAPITRE LVIII.


DE LA RENCONTRE AVEC DIEU DANS
L'ORDRE SURNATUREL.

     Il vous faut maintenant remarquer avec soin le sens de mes paroles ; car si vous entendez bien ce que je veux dire et ce que je vous ai déjà dit, vous comprendrez aussi toute vérité divine qui pourrait vous être enseignée par quiconque, et bien plus encore.

     Dans l'unité dont nous avons parlé, notre esprit peut être considéré sous un second aspect, celui de son activité, et il subsiste en soi comme en son être créé personnel. C'est là le fonds originel des puissances supérieures, source et terme de toute opération de créature, c'est-à-dire accomplie selon le mode des créatures, tant dans l'ordre naturel que dans l'ordre surnaturel. Cependant l'unité n'opère pas en tant qu'elle est unité ; mais toutes les puissances de l'âme, de quelque manière qu'elles agissent, tirent toute leur vertu et tout leur pouvoir de leur fonds propre, qui est l'unité de l'esprit, en son être subsistant et personnel.

     Or, dans cette unité, il est nécessaire que l'esprit soit toujours semblable à Dieu, par le moyen de la grâce et des vertus, ou qu'il soit dissemblable par le fait du péché mortel. Car si l'homme est fait à la ressemblance de Dieu, cela veut dire qu'il est fait pour sa grâce, puisque la grâce est une lumière déiforme qui nous pénètre de ses rayons et nous rend semblables à Dieu ; et sans cette lumière qui nous donne la ressemblance, nous ne pouvons pas nous unir à Dieu surnaturellement. Malgré que l'image qui est en nous et l'unité naturelle avec Dieu ne puissent se perdre, si nous perdons la ressemblance divine qui vient par la grâce, nous serons damnés (21). Ainsi donc dès que Dieu trouve en nous une disposition à recevoir sa grâce, il est porté par sa gratuite bonté à nous vivifier et à nous rendre semblables à lui au moyen de ses dons. C'est ce qui arrive toujours lorsque de plein vouloir nous nous tournons vers lui ; car au moment même, le Christ vient à nous et en nous, par intermédiaire et sans intermédiaire, c'est-à-dire par le don des vertus, ou d'une façon qui dépasse toutes vertus (22). Il imprime en nous son image et sa ressemblance, s'épanchant lui-même avec ses dons ; il nous délivre de nos péchés, nous affranchit et nous rend semblables à lui. Puis, sous cette même action divine qui efface nos péchés et nous donne ressemblance et liberté dans la charité, l'esprit s'immerge lui-même en amour de fruition. Alors se fait, sans intermédiaire et surnaturellement, une rencontre et union, où réside notre plus haute béatitude. Si pour Dieu il est naturel de donner par amour et libéralité, pour nous le don est accidentel et surnaturel ; car d'étrangers et sans ressemblance que nous étions auparavant, nous obtenons, par suite du don, ressemblance et unité avec Dieu.


CHAPITRE LIX.

COMMENT ON POSSÈDE DIEU EN UNITÉ ET REPOS,
AU-DESSUS DE TOUTE RESSEMBLANCE DE GRÂCE.

     Cette rencontre et cette unité avec Dieu, dont l'esprit aimant est favorisé et qu'il possède sans intermédiaire, doivent se faire au fond même de notre être (23), en une région profondément cachée à toute notre intelligence, à moins qu'il ne s'agisse de l'acte simple de l'intelligence (24). En cette unité de jouissance nous devons toujours nous reposer au-dessus de nous-mêmes et de toutes choses. C'est de cette unité que s'écoulent tous les dons naturels et surnaturels ; néanmoins l'esprit aimant s'y repose par-dessus tous les dons ; car ici, il n'y a que Dieu et l'esprit qui lui est uni sans intermédiaire. En cette unité nous sommes accueillis par le Saint-Esprit ; nous y recevons ce divin Esprit, et le Père, et le Fils, et la nature divine tout entière ; car on ne peut diviser Dieu. La tendance de fruition, par laquelle notre esprit cherche le repos en Dieu au-dessus de toute ressemblance, obtient ce qu'elle désire et possède surnaturellement dans son existence essentielle tout ce que l'esprit y a jamais reçu d'une façon naturelle (25). C'est ce que tous les justes possèdent ; mais ils ignorent toute leur vie comment cela se fait, à moins qu'ils ne soient d'esprit intérieur et dépouillés de toutes les créatures. À l'instant même, en effet, où l'homme se détourne du péché, il est accueilli par Dieu en l'unité essentielle de soi-même, en la partie supérieure de son esprit, afin qu'il prenne en Dieu son repos désormais et pour toujours. Et dans le domaine de ses puissances, il reçoit la grâce en même temps qu'une ressemblance avec Dieu, afin qu'il grandisse et progresse toujours dans de nouvelles vertus. Tant que dure cette ressemblance en charité et en vertus, demeure le repos dans l'unité. Or la ressemblance ne peut jamais être perdue, si ce n'est par le péché mortel.


CHAPITRE LX.

DE LA NÉCESSITE DE LA GRÂCE DE DIEU.

     Toute sainteté et toute béatitude consistent donc en ce que l'esprit, à cause de sa ressemblance avec Dieu et par le moyen de la grâce ou de la gloire, est introduit dans le repos, en l'unité essentielle. Car la grâce de Dieu est le chemin par lequel nous devons toujours passer, si nous voulons parvenir jusqu'à cette région, où Dieu se donne sans intermédiaire avec toute sa richesse. Aussi les pécheurs et les esprits déchus sont-ils dans les ténèbres, parce que la grâce de Dieu leur fait défaut pour être éclairés, conduits et amenés jusqu'à l'unité de jouissance. Néanmoins l'existence essentielle de l'esprit est si noble que les damnés ne peuvent pas vouloir être anéantis. Mais le péché cause une séparation, des ténèbres et une dissemblance si grandes entre les puissances et l'essence où Dieu vit, que l'esprit ne peut s'unir à lui, en cette essence même qui, sans le péché, serait son domaine propre et son repos éternel. Car celui qui retranche de sa vie le péché possède la ressemblance et la grâce, et Dieu est à lui. Ainsi la grâce est-elle nécessaire pour faire disparaître le péché, préparer le chemin et rendre féconde toute notre vie. C'est pourquoi le Christ vient toujours vers nous par intermédiaire, c'est-à-dire par sa grâce et ses dons multiples ; et à notre tour nous allons vers lui par le moyen des vertus et de nombreux exercices. Plus les dons du Christ sont intimes et sa motion délicate, plus les exercices de notre esprit sont profonds et délectables, ainsi que vous l'avez appris dans les divers modes qui vous ont été déjà enseignés. Sans cesse il y a renouvellement, car Dieu répand toujours des dons nouveaux, et notre esprit de son côté accomplit toujours à nouveau son retour, en proportion de ce que Dieu réclame et de ce qu'il donne. En cette rencontre l'esprit reçoit toujours aussitôt un état plus élevé, et de ce fait il y a sans cesse croissance de vie plus haute. Cette rencontre active se fait toute par intermédiaire ; et les dons de Dieu, nos vertus et l'activité de notre esprit constituent cet intermédiaire, nécessaire à tout homme et à tout esprit ; car sans le moyen de la grâce de Dieu et du retour amoureux et libre vers lui, nulle créature ne peut être sauvée.



(1) Le terme de la seconde venue du Christ dans la vie intérieure est donc ce que notre auteur appelle la vraie vie spirituelle. Elle est caractérisée par la possession paisible do l'unité do l'esprit et de la haute unité divine ; mais elle se manifeste spécialement par l'amour commun à tous, dont il est question encore dans les chapitres suivants.
(2) Le terme behouder employé ici par Ruysbroeck correspond exactement au terme latin Servator, employé souvent par les Pères pour désigner le Sauveur.
(3) Les chapitres XLIX-LV sont consacrés à la troisième venue du Seigneur, qui consiste pour l'âme à sentir la motion divine, par laquelle Dieu agit au plus profond d'elle-même. Mais les deux premiers chapitres de cette série sont préliminaires et l'auteur y expose la base métaphysique sur laquelle il s'appuie. Il montre comment Dieu, habitant l'essence même de l'âme, est la cause première de toute activité, le premier moteur qui ébranle les puissances de l'âme vers leurs actes. Cf. S. THOMAS, la, q. 105, a. 5.
(4) Cf. Royaume des Amants de Dieu, ch. IV.
(5) Cf. infr., ch. LIX, première phrase.
(6) Cf. Royaume des Amants de Dieu, ch. VI.
(7) Cf. supr. I. II, ch. II.
(8) Cf. S. JEAN DE LA CROIX, La Nuit obscure, 1. II, ch. XXIII ; Cantique spirituel, str. XIV et XV. Cf. aussi Royaume des Amants de Dieu, ch. XXV et XXXV.
(9) Cf. RICHARD DE SAINT VICTOR, De gratia contemplationis, 1. I, c. VI (Migne, P. L., t. « 96, col. 70), cité par S. Thomas, IIae, q.180, a. 4. Cf. aussi Royaume des Amants de Dieu, ch. XIX.
(10) Cf. SAINT THOMAS, IIa 11e, q. 27, a. 4, ad I : Quamvis incognita non possint amari, tamen non oportet quod sit idem ordo cognitionis et dilectionis ; nam dilectio est cognitionis terminus ; et ideo, ubi desinit cognitio, scilicet in ipsa re quae per aliam cognoscitur, ibi statim dilectio incipere potest. » Cf. In IV Sent., d. 49, q. I, a. I, q. 2, ad 5. - Ruysbroeck reprend ici le mot de Hugues de S. Victor, cité déjà plus haut, au livre Ier, ch. XXVI.
(11) Sainte Thérèse parle de ces transports de désir dans sa Vie, ch. XX ; cf. Château intérieur, vie Dem., ch. XI. Il ne faut pas confondre ces transports avec la grande impatience d'amour dont il a été question plus haut, au ch. XXIII. Sainte Thérèse dit qu'entre ces deux tourments il y a autant de différence qu'entre « une chose très corporelle et une autre très spirituelle ».
(12) Il semble qu'il soit question ici de la confirmation en grâce, et les élus de Dieu dont parle notre auteur au livre des Sept clôtures, ch. XIV, peuvent être identifiés avec ceux qui ont reçu cette faveur. Cf. S. JEAN DE LA CROIX, Cantique spirituel, str. XIV et XV.
(13) Cf. Les sept clôtures, ch. XVII.
(14) Cf. Les sept degrés d'amour spirituel, ch. XII.
(15) Ici s'achève la description des grâces que Dieu accorde à l'âme dans la vie intérieure. Dans les chapitres qui suivent, l'auteur montrera quel est le but de toutes ces faveurs, c'est-à-dire la rencontre du Seigneur, l'union avec Dieu. Ce sera l'explication des mots obviam ei.
(16) Pour bien comprendre les chapitres qui suivent, il importe de se rappeler ce que l'auteur entend par le terme unité de l'esprit
qui reviendra sans cesse : Ruysbroeck désigne par là l'essence de l'âme, qu'il envisage tantôt comme principe d'être, et tantôt comme racine de l'activité. Cf. supr. liv. II, ch. II.
(17)    La traduction de Jordaens ajoute ici cette explication : « Esse illud et vita quam in mente superni artificis per ideas proprias non tam habemus quam ipsimet sumus (dicente Scriptura : quod factum est in ipso vita erat), et esse ipsum quod in nobis essentialiter possidemus, immediate et inseparabiliter unita sunt. »
En d'autres termes : notre être créé dépend immédiatement de notre idée éternelle en Dieu.
(18) Cf. S. THOMAS, la, q. 18, a. 4 ad I et 3 : Res naturales verius (et nobilius) esse habent in mente divina quam in seipsis, quia in mente divina habent esse increatum, in seipsis autem esse creatum... Res sunt in Deo per proprias rationes, quae non sunt aliud in Deo ab essentia divina ; unde res, prout sic in Deo sunt, sunt essentia divina. » Et plus loin : « Pater dicit se et omnem creaturam Verbo quod genuit, inquantum Verbum genitum sufficienter repraesentat Patrem et omnem creaturam ». (I., q. 38, a. 2, ad 3.) La même doctrine est exposée dans le Miroir du salut éternel, ch. XVII, et dans le Royaume des Amants de Dieu, ch. XXXI.
(19) Cf. ce qui est dit de l'image de Dieu au ch. VIII du Miroir du salut éternel.
(20) Jordaens traduit : « Est tamen quodammodo primaria causa et quoddam velut materiale omnis sanctitatis beatitudinisque principium. » L'auteur veut entendre par là la puissance obédientielle vis-à-vis de l'ordre surnaturel.
(21) C'est toujours la théorie de notre auteur sur l'image et la ressemblance de Dieu. L'image est déposée en tout homme, au sommet de l'âme, et donne l'unité naturelle avec Dieu, tandis que la ressemblance est le fruit de la grâce et des vertus, et permet l'union surnaturelle. Cf. Les sept clôtures, ch. XVII.
(22) Dans la vie surnaturelle Dieu nous fait un double don : tout d'abord il nous donne la grâce sanctifiante avec les vertus qui en découlent ; puis, au-dessus de la grâce, il se donne lui-même, en venant habiter en l'essence de notre âme. C'est ce qui amène Ruysbroeck à distinguer également une double union avec Dieu l'union par l'intermédiaire de la grâce et des vertus, qui nous donne la ressemblance avec Dieu ; et l'union sans intermédiaire, par laquelle l'âme se repose directement en Dieu lui-même et goûte sa présence intime au fond d'elle-même : ici il n'y a plus seulement ressemblance avec Dieu, il y a unité avec lui, par amour de fruition Dans les chapitres suivants Ruysbroeck oppose sans cesse la ressemblance, ou union active, à cette unité de jouissance avec Dieu, qui est toute faite de repos.
(23) Inden weseliken be gripe, ce que Surius traduit : in ipso essentiae aptu.
(24) Au ch. L Ruysbroeck disait « que l'essence de l'âme est pour Dieu un royaume spirituel rempli d'une clarté divine, qui dépasse toutes nos puissances, sauf dans le mode où elles deviennent simples. C'est de ce dernier mode qu'il est question ici, mode selon lequel c'est en l'essence même de l'âme que l'on saisit directement, au-dessus du jeu ordinaire des puissances.
(25) Cf. supr. ch. LVII, où il est dit que « selon son existence essentielle l'esprit reçoit la venue du Christ, dans l'ordre simplement naturel, sans intermédiaire et sans interruption. » Or ce qui était là rencontre naturelle devient ici rencontre surnaturelle


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