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Le livre du Tabernacle spirituel

CHAPITRE CXXIV


DES POISSONS PURS ET IMPURS.



   Dans la loi figurative il était prescrit aux juifs de manger des poissons purs, c'est-à-dire ceux qui ont des écailles et des nageoires : tous les autres poissons étaient impurs et leur étaient interdits. Nous entendons par là que notre vie intérieure doit être ornée de vertus et notre exercice intérieur revêtu de discernement raisonnable, de même que le poisson est revêtu et orné de ses écailles.

   Notre puissance aimante doit se mouvoir de quatre façons : vaincre la volonté propre, aimer Dieu, résister aux désirs de la nature et acquérir la vertu. Ce sont là les quatre nageoires à l'aide desquelles notre vie intérieure doit se mouvoir, comme le poisson, dans les eaux de la grâce de Dieu. Mais le poisson porte en outre au milieu une nageoire toute droite, laquelle dans tous les mouvements reste immobile : elle signifie que notre sens intérieur doit se tenir juste au milieu, vide de tout et sans préférence personnelle : c'est-à-dire que nous nous en remettons à Dieu pour nous-mêmes comme pour toutes choses au ciel et sur la terre. C'est là la cinquième nageoire qui nous stabilise dans la grâce de Dieu et dans une paix divine constante. Ainsi pourvu, notre exercice est un aliment pur qui plaît à Dieu.

   Mais l'ornement de notre exercice doit être de quatre couleurs : car telle espèce de poissons a les écailles brunes, et telle les a rouges, telle porte des écailles vertes, telle autre des blanches. Les écailles brunes nous enseignent que nous devons revêtir notre exercice de pensées d'humilité, que nous devons nous souvenir de nos péchés et de nos retards dans la vertu, de l'humilité de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de sa Mère, de toutes les choses qui nous pourraient rendre humbles et modestes. Nous devrons aimer la pauvreté et le mépris, aimer à être ignorés et peu estimés du monde entier : c'est là la couleur brune, laquelle est très gracieuse aux yeux de Dieu. Les écailles rouges signifient que nous devons nous souvenir que par amour le Fils de Dieu a été torturé pour nous : nous porterons donc sa Passion en notre mémoire comme un glorieux miroir dressé devant notre œil intérieur, pour nous rappeler son amour et nous réjouir en toute souffrance. Nous penserons aussi aux multiples tourments des martyrs, qui par là ont suivi le Christ jusque dans la vie éternelle. Ce sont là comme des écailles rouges bien ordonnées, et qui recouvrent aimablement notre sens intérieur.

   L'ornement des écailles vertes signifie que nous devons porter notre souvenir et notre attention sur la vie gracieuse des confesseurs et de tous les saints ; voir comment ils ont méprisé le monde et par quelles œuvres admirables et de combien de manières ils ont rendu leur culte à Dieu et l'ont servi : c'est la couleur verte qui attire et réjouit les cœurs aimants et les yeux qui voient. Imprimons donc un mouvement rapide à notre vie et au moyen de toutes les bonnes œuvres dont nous sommes capables, allons à la suite des saints.

   Enfin notre exercice intérieur aura comme des écailles blanches, si nous élevons nos regards vers la pureté des vierges, admirant comment elles ont lutté et vaincu la chair et le sang, c'est-à-dire les désirs de la nature. Par là elles ont mérité de porter la couronne d'or et de suivre l'Agneau qui est le Christ, en chantant le cantique nouveau que nul ne peut chanter que ceux qui conservent la pureté d'âme et de corps. À défaut de cette parfaite pureté, nous pouvons au moins acquérir l'innocence et nous revêtir d'autres vertus, afin qu'au dernier jour nous puissions paraître au jugement, en compagnie de tous les saints, plus clairs que le soleil, et posséder la gloire de Dieu éternellement et sans fin.

   Ayant donc ainsi revêtu notre intérieur de ces quatre espèces d'écailles, nous devons encore donner à chaque espèce les nageoires vivantes de la bonne volonté : c'est--à-dire exécuter en œuvres ce que nous avons compris par la raison. Alors notre nourriture intérieure sera pure car science et sagesse sans vie vertueuse sont comme des écailles sans nageoires, de même que la pratique de toutes les vertus sans le discernement ressemblerait à des nageoires sans écailles.

   Pour que notre vie se purifie, nous devons donc connaître la vertu, l'aimer et la pratiquer : alors userons-nous pour nourriture de poissons purs ayant écailles et nageoires.


CHAPITRE CXXV

DES OISEAUX IMPURS.


   On trouve des hommes de nature plus élevée et délicate qui ne se contentent pas de poissons, mais désirent en outre des viandes et volatiles divers. Par là on entend les exercices de contemplation surnaturelle, que nul ne peut pratiquer, s'il n'est homme de vie intérieure et dévot.

   Dans la loi figurative, le Seigneur défendait aux juifs un certain nombre d'oiseaux impurs dont ils ne devaient pas manger. Par là nous apprenons que tout exercice de contemplation, pratiqué dans la lumière naturelle et sans la grâce, est impur, parce qu'il ne nourrit pas pour la vie éternelle. Je vous indiquerai donc à propos de chaque oiseau dont a parlé le Seigneur, le mode de contemplation qui y est figuré : car de même que tous ces oiseaux étaient pour les juifs aliment impur, de même les divers modes de contemplation qu'ils représentent nous sont-ils défendus par Dieu comme impurs, pour notre nourriture spirituelle. Dès lors celui qui veut arriver à une vraie contemplation sans crainte de s'égarer, doit considérer les diverses espèces d'oiseaux dont je vais vous parler.

   Le premier oiseau que le Seigneur interdisait aux juifs comme aliment, était l'aigle, le roi de tous les oiseaux qui vole le plus haut de tous et fixe sans sourciller la clarté du soleil. Il établit son nid sur les sommets les plus élevés, il triomphe du dragon et tous les oiseaux le respectent. C'est en cela que les saints les plus sublimes du royaume des cieux ou de la terre, ressemblent à l'aigle par certains côtés ; mais l'homme qui lui ressemblerait en tous points, serait dans l'erreur et n'aurait pas une vie pure, parce qu'en opposition avec la grâce de Dieu et les vertus.

   Voyez, en effet, ce que peut faire la nature, mais aussi ce que peut la grâce au-dessus de la nature. Celui qui, dans son recueillement, peut se dépouiller de toute image et forme et de toute considération, et qui sait élever son âme à un vide absolu, est comme un roi dans la nature au-dessus des autres hommes : car il vole dans les régions les plus hautes que puisse atteindre la nature, et il établit son nid et son repos en son essence ; il fixe la simple vérité, qui luit toujours dans son être et en tout être, d'un regard simple et sans détour, qui lui permet de contempler la vérité sans arrêt ni défaillance. C'est là chose si plaisante à la nature que cet homme n'a que mépris et dédain pour discours et distinctions, pour tout exercice de la raison, comme gênant ou obscurcissant la simplicité de son regard, de même que l'aigle met à mort ceux de ses petits qui ne peuvent porter la clarté du soleil. Il triomphe du dragon, car en cette absence d'images l'ennemi ne peut tenter personne. Mais descend-il de ces hauteurs, il devient orgueilleux et mauvais, impatient et hautain en ses paroles. Il estime peu ceux qui ne sont pas doués des mêmes expériences de génie et il les juge inférieurs à eux-mêmes. Il reçoit honneurs et égards de la part de ceux qui ne s'élèvent que dans les régions de l'ordre naturel et veulent être réputés gens de bien mais il se trompe, car son rêve est de posséder la connaissance sans la foi, le bien sans l'espérance, la jouissance sans l'amour. L'aigle peut bien s'élever dans les hauteurs, mais il ne se dépasse pas lui-même, ce que nul ne peut faire dans la lumière naturelle il n'y a que la grâce et la charité pour mener l'homme au-dessus de soi-même en Dieu ; c'est là qu'il peut établir son nid, puisque Dieu lui-même est sa demeure et son repos. Ainsi devient-il plus éclairé et goûte-t-il Dieu plus que nul ne peut le faire par la seule nature.

   Tout homme vertueux aime l'acte de raison qui s'incline devant la foi et la vérité première ; il l'aime comme son fruit très noble, son ornement et sa parure, comme le font les saints de la sainte Église. Dans son ascension il s'élève au-dessus de lui-même et de toutes les tentations ; et sa descente est si gracieuse en paroles, en œuvres et en bons exemples que tous ses ennemis doivent céder ou s'enfuir devant lui ; et en même temps il est si doux et si humble de cœur qu'il réjouit tous les bons qui l'approchent.

   Tel est le premier oiseau qui, selon la nature, n'est pas imitable, mais dans l'ordre de la grâce est estimé au-dessus de tous les autres.


CHAPITRE CXXVI

DU DEUXIÈME OISEAU.


   Il y a un autre oiseau qu'on appelle griffon, dont la tête et les ailes sont semblables à celles de l'aigle, mais dont le corps ressemble à celui du lion. Il a quatre pattes Comme les animaux qui vivent sur la terre, et il est doué d'une telle force qu'il pourrait vaincre et tuer un homme même armé

   Par cet oiseau nous entendons que certains hommes ont un esprit subtil avec une nature méchante et bestiale. Ils ont des ailes comme l'aigle et ils s'élèvent et contemplent l'absolue simplicité de leur essence mais ils marchent à quatre pattes sur la terre comme les quadrupèdes, parce que leur nature est portée à tout ce qui est terrestre sans autre désir. Leur corps ressemble à celui du lion, parce qu'ils sont tellement orgueilleux et mauvais qu'ils ne rêvent que chair et sang. L'homme armé qu'ils mettent à mort, c'est leur propre raison. Car même armés au-dedans de la grâce, et au dehors de l'Écriture sainte, ils seront aveuglés et périront par la force de ce lion qu'est leur nature indomptée.


CHAPITRE CXXVII

DU TROISIÈME OISEAU.


   Le troisième oiseau appelé orfraie (1), n'est guère plus grand qu'un moineau ; son cou est long ; ses plumes sont d'un rouge pourpre mêlé de blanc. Il habite les rivages de la mer et se nourrit de poissons. Il construit son nid tout rond dans le sable, quand l'eau s'est retirée : de sorte que personne ne peut le détruire ni l'endommager ; il couve pendant sept jours.

   Voyez, toutes ces caractéristiques se retrouvent chez l'hypocrite qui paraît humble et petit aux yeux des hommes, mais qui, comme avec un long cou, tend au loin vers tout ce qui lui paraît louange et estime pour son extérieur vertueux.

   Ses œuvres attirent par leur apparence d'austérité et de piété, comme des plumes aux vives couleurs ; mais il habite dans la mer de l'inconstance, et il se nourrit de poissons c'est-à-dire des louanges du monde si changeant. Il établit son cœur dans les choses terrestres comme un nid dans le sable mouvant. De fait, tant qu'il jouit d'une paix naturelle, on n'arrive pas facilement à découvrir ou à détruire le nid de son hypocrisie. Mais quand il a couvé sept jours, il lui naît des petits : c'est l'inquiétude et l'impatience qui apparaissent à la fin de sa vie ; alors son fruit se révèle et tous aperçoivent ce qu'il est.


CHAPITRE CXXVIII

DU MILAN.


   Le quatrième oiseau, le milan, dévore les petits des autres et se nourrit de déchets. Il redoute les oiseaux plus grands que lui, et, si tout d'abord il recherche leurs petits, ensuite il ne vit plus que de bêtes mortes, de mouches et de moucherons, et finalement il meurt de faim.

   Ceci nous apprend qu'il y a des hommes, remplis d'un désir naturel de vie spirituelle, qui s'en vont la quêter auprès des hommes vertueux plutôt que chez Dieu. Soucieux de la lettre plus que de l'esprit, ils s'adonnent à des œuvres extérieures plus qu'aux exercices intérieurs, de sorte que s'ils s'élèvent sur les ailes de leurs réflexions, ils ne sont pas cependant nourris d'en haut : leur regard se porte en bas, et c'est dans les rues qu'ils ramassent leur nourriture spirituelle en adoptant les œuvres extérieures des hommes de vertu. Ainsi prennent-ils pour vivre des volatiles, c'est-à-dire des pensées qui s'envolent à la recherche de multiples bonnes œuvres extérieures. Mais demeurant toujours aux rudiments de la connaissance spirituelle ils tremblent devant les plus grands oiseaux, c'est-à-dire devant les hommes de doctrine et expérimentés en la vertu.

   Ensuite s'il leur vient à la pensée d'avoir fourni beaucoup de labeur en pénitences et autres bonnes œuvres, ils se croient saints et ne font plus d'efforts. Ils se complaisent et cherchent leur repos en eux-mêmes, vivant ainsi d'une nourriture sans vie, de cette vaine complaisance en eux--mêmes et en leurs œuvres ; car se complaire en soi et se croire saint, ce sont des choses que les bons méprisent comme des pourritures, tandis que ceux-là s'en veulent nourrir,

   Si en vieillissant ils se maintiennent en cet état d'idées, on peut dire qu'ils vivent de mouches et de moucherons, c'est-à-dire de maintes douces pensées qui naissent de la nature, quand on demeure renfermé en soi et qu'on se maintient en repos.

   Mais à la fin ces gens meurent de faim car au moment où la nature se refroidit et où les mouches, qui sont les pensées douces et consolantes, disparaissent, alors le diable, le monde et la chair viennent proposer à l'esprit des pensées impures de péché. Et comme ces gens ne ressentent à l'intérieur ni ces goûts ni ces consolations que la nature souhaite toujours avec avidité, ils s'en vont, poussés par cette faim impure, à la suite des tentations et ils meurent dans le péché.


CHAPITRE CXXIX

DU VAUTOUR D'EAU.


   Le cinquième oiseau est le vautour d'eau. Il est lourd de nature et pour cela il doit d'abord faire trois bonds avant de pouvoir prendre son vol. Par cela nous entendons les avares, qui veulent contenter en même temps Dieu et le monde. Ils sont lourds de nature : veulent-ils voler, ils doivent faire trois bonds en surmontant et oubliant richesses du monde, délices du corps, recherches du cœur : alors ils sont en état de connaître le bien et le mal, le faux et le vrai ; connaître aussi comment on vit selon la volonté de Dieu. Seulement, comme le vautour, ces avares sont si pesants que bientôt ils retombent par terre : ils marchent alors avec les bêtes par leur orgueil ; comme les poissons, ils nagent dans leurs délices ; par leur méchante habileté, ils volent comme les oiseaux.

   Lorsqu'on brûle les plumes du vautour, il s'en échappe une fumée qui met en fuite les serpents : de même lorsqu'un avare désire servir Dieu, les ennemis s'enfuient loin de lui.

   En temps de guerre et d'émeute, le vautour mange la chair humaine : de même si l'homme avare prévoit un avantage ou une perte, il désire souvent la mort des autres. Le vautour devenu plus grand tue sa mère ; et ainsi fait l'avarice quand elle grandit, elle tue l'âme de laquelle elle est née. Le vautour peut vivre cent ans et il porte seul ses petits ; et l'avarice dure autant que la vie la plus longue. Elle se suffit à elle seule, car l'avare n'a besoin de personne. Mais comme le gerfaut enlève souvent au vautour ses petits, de même font les grands de ce monde, qui ravissent aux avares ce qu'ils ont mis longtemps à amasser.


CHAPITRE CXXX

DU CORBEAU.


   Le sixième oiseau est le corbeau noir. La femelle couve seule et le mâle lui apporte sa nourriture. Mais les petits doivent vivre sept jours sans manger, car le père ne veut pas les nourrir avant qu'ils soient devenus noirs comme lui-même.


CHAPITRE CXXXIII

DU LARUS.


   Le neuvième oiseau s'appelle larus ou mouette. Il vit d'un double butin, puisqu'il prend des oiseaux dans l'air et des poissons dans l'eau. À cet oiseau ressemblent tous ceux qui cherchent le repos dans une connaissance élevée avec la satisfaction et la consolation de leur propre désir. Ceux-là ne peuvent pas goûter Dieu, puisqu'ils cherchent leur propre bien-être et ne savent pas se surmonter pour aller jusqu'à Dieu.


CHAPITRE CXXXIV

DE L'AUTOUR.


   Le dixième oiseau est l'autour. Il est plus lent que le faucon, mais plus habile pour saisir sa proie. Par là on entend les prélats de la sainte Église qui gouvernent le peuple de Dieu, non comme des pasteurs, mais à la façon des princes du monde. Ils sont parfois plus lents dans leur vol, lorsqu'il s'agit de chercher le salut de leur peuple, que les princes du monde, pareils au faucon ; mais ils sont plus habiles pour saisir leur proie.

   L'autour fait voler ses petits vers leur proie dès qu'ils en sont capables, et il est toujours cruel et sans pitié. C'est ainsi que font les mauvais prélats à l'égard des jeunes clercs, qu'ils chargent de leur office ils les font prendre leur butin où ils peuvent, se montrant toujours méchants et sans pitié quand il s'agit d'un gain temporel ; pourtant Dieu a défendu aux prélats de la sainte Église toute espèce de dureté, de même qu'aux juifs il inter-disait cet oiseau appelé l'autour.


CHAPITRE CXXXV

DU CHAT-HUANT.


   Le onzième oiseau est le chat-huant. Il mange des œufs de pigeon, des rats et des souris ; et lorsqu'il se bat, il porte les pattes en avant. Il a beaucoup de plumes, qui lui sont un fardeau, et c'est pourquoi il est paresseux et nonchalant ; il fuit la lumière et il se tient près des morts. Ce chat-huant nous apprend que certains hommes volent dans la nuit, c'est-à-dire dans la lumière naturelle, sans la grâce de Dieu ; et s'ils volent ainsi, c'est qu'ils sont affranchis d'images dans leur esprit et qu'ils contemplent fixement leur simple essence : ce sont là les plumes au moyen desquelles leur nature s'élève vers un repos de simplicité ; mais ces plumes alourdissent l'esprit, de sorte qu'ils ne peuvent voler au-dessus de la nature en grâce ou en gloire. Car étant sans images, ils devraient justement porter l'image de la bonté divine, et ayant le regard occupé d'une contemplation simple, leur raison devrait être illuminée de la vérité divine alors ils connaîtraient et aimeraient de manière surnaturelle, et ils désireraient la gloire de Dieu en toutes leurs œuvres ; et de leurs plumes ils voleraient au-dessus de leur propre être créé et ils jouiraient de Dieu dans l'éternité. Car si l'homme veut s'élever jusqu'aux hauteurs, il doit pratiquer le chemin qui y conduit ; mais ceux qui ressemblent au chat-huant sont oisifs et paresseux ; ils fuient la lumière ne voulant ni connaître ni aimer, et ne cherchant ni raison ni discernement ; sans pratiquer aucune vertu, ils veulent voler et se reposer dans les ténèbres.

   Ils se tiennent volontiers près de ceux qui ressemblent aux morts, c'est-à-dire les hérétiques, qui, en effet, sont morts devant Dieu et rejetés de la sainte Église.

   Si on les reprend, ils se redressent comme un chat-huant et cherchent quelque expression arrogante qu'ils ont entendue et qu'ils tiennent si fermement dans leurs griffes qu'on ne peut la leur enlever : car ils ne se rendent à aucune raison. Aussi quand ils viennent à la lumière sont-ils détestés de tous ceux qui entendent la vérité, comme le chat-huant éprouve la haine de tous les autres oiseaux. Et de même que le chat-huant se nourrit des œufs qu'il ravit, de même ceux-ci corrompent-ils le fruit spirituel des hommes simples qu'ils fréquentent. Le chat-huant mange aussi des rats et des souris : c'est ainsi que ces gens se nourrissent de toutes les faussetés que rejettent avec horreur les familiers de la foi chrétienne.


CHAPITRE CXXXVI

DU PLONGEON.


   Le douzième oiseau est le plongeon. Il vit de poissons et reste longtemps sous les eaux. Ses petits cherchent eux-mêmes leur nourriture, et il prévoit les tempêtes sur mer. Par là on entend ceux qui semblent spirituels, mais de fait sont curieux et raffinés, cherchant leur propre satisfaction en Dieu et en toutes choses. Ces gens vivent de poissons, c'est-à-dire de consolations intérieures, lorsque toutes choses vont selon leur désir ; et ils plongent sous les eaux, car ils descendent au-dessous d'eux-mêmes en jouissances et en voluptés de la nature, laquelle en effet est inconstante et s'enfuit comme l'eau. Leurs petits cherchent eux-mêmes leur nourriture : car leurs sens, leurs énergies et toutes leurs œuvres visent plutôt la jouissance que l'utilité. Et ils prévoient la tempête sur la mer car ils se mettent à l'abri de tout labeur ou exercice et de toute occupation au monde, qui pourrait les entraver ou gêner dans leur mollesse.


CHAPITRE CXXXVII

DE LA CIGOGNE.


   Le treizième oiseau s'appelle ibis : c'est la cigogne, qui se tient au bord des eaux, mange des œufs de serpent et des plantes vénéneuses, des pourritures et des poissons morts c'est de cela aussi que vivent ses petits ; son plumage est blanc. Par là nous entendons que plusieurs se présentent comme s'ils étaient spirituels, en se revêtant de plumes blanches, c'est-à-dire d'une apparence d'innocence ; mais ils se tiennent au bord des eaux, tout près de la foule mondaine, si inconstante et variable, et qui attire toujours ce qui lui ressemble par le péché. C'est ainsi qu'ils sont nourris d'œufs de serpent et de venin, c'est-à-dire de tentations impures nées de l'ennemi et du monde ; et ils mangent des poissons morts et des pourritures, car ils se rappellent avec complaisance et satisfaction les jouissances d'autrefois, ainsi que les habitudes mauvaises qu'ils ont contractées. De cela ils nourrissent leurs petits, c'est-à-dire leurs sens, leurs énergies et leurs sentiments intérieurs.


CHAPITRE CXXXVIII

DU CYGNE.


   Le quatorzième oiseau est le cygne. Toute sa force se trouve dans ses ailes, et il fait entendre son chant au moment de mourir. C'est la figure du jeune homme qui, ne craignant pas Dieu, se laisse mener par ses penchants naturels et mène une vie de plaisir et de luxure ; ce sont comme deux ailes qui cachent beaucoup de péchés : elles sont aussi de grande force, tant que l'homme nage dans la joie de sa jeunesse comme le cygne dans l'eau. De même a-t-il alors le cou inflexible du cygne et il chante avec joie, tandis qu'il meurt en maint péché grave : un tel homme demeure dans la mort pour toujours.


CHAPITRE CXXXIX

DE L'ONOCROTALE.


   Le quinzième oiseau est l'onocrotale. Il ressemble au cygne, mais il a comme une face d'âne et un long bec, avec lequel il prend les poissons ; il crie fort, quand il est dans l'eau, et son jabot est comme un sac, qu'il remplit toujours, quelque rassasié qu'il soit. Quand il sent l'estomac vide, il fait sortir les poissons de son jabot et les mange de nouveau.

   C'est l'image de l'homme avare, qui vit dans l'inconstance, comme le cygne dans l'eau et qui se sent toujours poussé d'un grand désir d'avoir encore davantage. Dans la face d'âne on reconnaît sa paresse et sa stupidité : car il est lent pour toute vertu et il est si insensé qu'il porte amour aux choses qui ne peuvent le lui rendre et qu'il doit perdre nécessairement ; ainsi sert-il et honore-t-il les choses par lesquelles lui-même devrait être servi et honoré. Il se hait et ne peut trouver de repos en lui-même, tandis qu'il est objet d'horreur au ciel et sur la terre.

   Par le long bec on entend l'habileté maligne avec laquelle l'avare amasse les choses terrestres. Lorsque l'onocrotale est dans l'eau, il crie fort : de même l'avare lorsqu'il fait quelque profit, crie-t-il bien haut son contentement ; tandis que s'il perd, il se répand en plaintes sonores.

   Le jabot de l'onocrotale, c'est le cœur de l'avare, toujours vide quoi qu'il puisse amasser. Dans son avidité qui le fait souffrir, il s'en va compter son trésor, dénombrer ses débiteurs, comme s'il voulait se rassasier à nouveau de tout ce qu'il a déjà dévoré. Voilà bien l'âne misérable, écrasé sous le fardeau et qui ne s'en rend même pas compte.


CHAPITRE CXL

DU PORPHIRION OU AIGLE BIGARRÉ.


   Le seizième oiseau s'appelle porphirion, ou aigle bigarré. L'une de ses pattes ressemble à celles de l'aigle, l'autre à celles de l'oie. Son vol est élevé, mais il aperçoit néanmoins les petits poissons dans l'eau, et fondant aussitôt sur sa proie, il la saisit dans sa serre d'aigle, tandis que de sa patte d'oie, il se remet en l'air.

   Par là nous entendons que certains hommes volent dans les hauteurs comme l'aigle, avec une intelligence sublime, tandis qu'ils nagent dans l'eau comme l'oie, en menant une vie de plaisirs. Si haut qu'ils volent en paroles subtiles ou en habiles doctrines, ils ont toujours les yeux fixés vers l'eau sur les poissons, c'est-à-dire qu'ils cherchent le moyen de recevoir des gens du monde vivre et couvert. Telle qu'une serre d'aigle ils ont l'avidité insatiable de saisir leur butin ; et d'autre part, comme l'oie s'appuie sur l'eau pour se relever, ils n'estiment que ce dont ils peuvent tirer profit. Aussitôt d'ailleurs qu'ils ont saisi quelque proie, ils l'attirent au rivage loin d'autrui et s'en repaissent seuls. S'ils font par hasard quelque bien à. leur prochain, c'est qu'ils espèrent y trouver pour eux-mêmes un gain supérieur.


CHAPITRE CXLI

DU FAUCON.


   Le dix-septième oiseau est le faucon, un des plus nobles qui volent dans les airs. Sa force est si grande qu'il peut mettre à mort l'aigle lui-même et lutter contre quatre ou cinq grues. Sa pâture doit être fraîche et vivante. Il frémit, quand il voit une proie qui lui plaît, mais s'il la manque, il ne revient qu'à contrecœur, par suite de son grand orgueil.

   Par ce faucon nous entendons les mauvais princes du monde, de même que les prélats qui, pleins d'orgueil et sans se connaître eux-mêmes, oppriment le peuple de Dieu. Bien qu'ils soient les plus respectés des hommes, comme le faucon parmi les oiseaux, qu'ils soient puissants et nobles de naissance, ils perdent pourtant ce qu'il y a de plus élevé dans la nature, lorsqu'ils abattent et mettent à mort l'aigle qui figure leur propre raison et la grâce de Dieu, dont ils devraient se servir pour voler dans la connaissance des choses éternelles et dans les œuvres de la justice. Si le faucon peut abattre aussi quatre ou cinq grues, c'est que ceux qu'il représente ont la témérité de jeter à terre les quatre vertus cardinales et une cinquième vertu qui est la crainte de Dieu. Car les grues sont une figure de la vie morale, en tant qu'elles gardent dans leur vol l'ordre et la mesure, qu'elles chantent, dorment, se réveillent, font la garde ou accomplissent toute autre action d'une façon uniforme.

   Les grands du monde qui abattent ainsi les quatre vertus de prudence, tempérance, force et justice, et en plus la crainte de Dieu, sont de vrais gerfauts : ils désirent toujours un appât frais et vivant, c'est-à-dire des jouissances corporelles et la prospérité du monde. C'est pourquoi ils frémissent et se réjouissent comme le faucon, en apercevant la proie qui leur plaît, c'est-à-dire quand tout leur réussit selon la méchanceté de leur nature ; car ils sont plus rapaces que personne au monde. Mais s'ils manquent leur but et ne peuvent pas obtenir ce qu'ils désirent, l'orgueil les fait rougir de honte devant tous.


CHAPITRE CXLII

DU PLUVIER


   Le dix-huitième oiseau est appelé pluvier. Il a le plumage blanc, et sa fiente passe pour guérir les yeux ; il habite les cours royales. Se trouve-t-il près d'un, malade et veut-il le guérir, il le fixe du regard et saisit ainsi sa maladie, qu'il emporte dans les airs, face aux rayons du soleil pour l'y brûler ; mais s'il détourne ses yeux du malade, celui-ci est sûr de mourir. Ce pluvier, dans toute l'espèce, est impur et prohibé par Dieu selon la loi juive.

   En tout ceci nous pouvons comprendre que cet oiseau représente tous les prélats ecclésiastiques qui négligent le peuple que Dieu leur a confié. Ils ont beau être revêtus de plumes blanches, c'est-à-dire du service de Dieu et des sacrifices de la sainte Église, ils sont pourtant impurs en ce qu'ils négligent de regarder le pécheur malade et de lui enlever la maladie de ses péchés, par des corrections, des enseignements saints, de bons exemples et tout ce qui est en leur pouvoir. Ce faisant ils eussent saisi la maladie de ce pécheur, pour l'emporter vers le ciel par leurs prières, et la brûler aux rayons ardents du soleil de la bonté divine. C'est parce qu'ils ne veulent pas faire ainsi, pour autant qu'il est en eux et que Dieu leur en a donné le pouvoir, mais qu'ils laissent le pécheur mourir dans ses péchés, que leur vie est impure devant les yeux de Dieu. Mais ils se tiennent dans les cours royales c'est-à-dire qu'ils sont soucieux de la richesse, des honneurs et du faste, partout où ils peuvent s'en procurer.

   Dieu a prohibé l'espèce d'oiseau dont nous parlons, parce que tout ce qui n'est pas imprégné de charité fraternelle est impur devant Dieu et privé de l'héritage. Si sa fiente passait pour donner de la clarté aux yeux des hommes, c'est que nous devons mettre devant nos yeux l'impureté des péchés et l'amertume des peines éternelles, qui sont comme la fiente du pécheur : dès lors nos yeux seront éclaircis pour la connaissance de la vertu et de la crainte de Dieu.


CHAPITRE CXLIII

DE LA HUPPE.


   Le dix-neuvième oiseau est la huppe impure, qui habite volontiers les régions empestées. Ses plumes sont belles et elle en porte une couronne sur la tête ; mais pendant l'hiver on la voit nue et dépouillée au milieu de ses petits.

   Par là on entend l'homme impur, qui veut plaire au monde et s'orne lui-même des plumes brillantes de beaux vêtements, de paroles enjouées, d'actions et de manières séduisantes, afin de tromper les autres et les séduire pour servir son propre penchant au péché. Cet homme est infect devant Dieu et tous ses saints ; et s'il porte une belle couronne de plumes, c'est-à-dire du faste et des charmes dont il s'entoure, il se nourrit néanmoins de honteux déchets comme la huppe, en se réjouissant lorsqu'il peut entraîner d'autres hommes à la corruption du péché.

   Il est impur et plus mauvais que le démon, car même si le diable retire les hommes de Dieu, il ne les attire pas à soi pour qu'ils jouissent de lui. C'est ce que fait cet homme exécrable : il s'érige en idole, voulant que d'autres prennent en lui jouissance et complaisance.

   Mais l'hiver venu, il gîra nu et dépouillé au milieu de ses enfants : c'est-à-dire, quand le temps de la grâce aura fait place à la mort, tout ce qui est de ce monde lui échappera : s'il est alors nu et dépouillé de vertus et d'amour de Dieu, il devra rester éternellement dans le froid infernal au milieu de ses enfants, c'est-à-dire de tous ceux qu'il aura séduits et entraînés au péché.


CHAPITRE CXLIV

DE LA CHAUVE-SOURIS.


   Le dernier oiseau défendu aux juifs par la loi de Dieu était la chauve-souris, qui vole les soirs d'été, mais non pendant l'hiver. Elle n'a ni ailes ni plumes, mais ses pieds et ses pattes sont revêtus d'une peau souple, à l'aide de laquelle elle vole comme l'oiseau. Elle ne pond pas non plus d'œufs, mais elle enfante et allaite ses petits. Elle a quatre pieds et des dents comme les souris. Elle a les yeux malades : c'est pourquoi elle fuit la lumière du soleil et vole pendant la nuit ; et elle vit de moucherons et de mouches. Elle est assez forte pour qu'en volant elle puisse bien porter deux de ses petits avec elle ; et si plusieurs de ces bêtes se trouvent ensemble, elles s'attachent si intimement l'une à l'autre qu'on n'en peut toucher une seule, sans les mettre toutes en mouvement c'est à peine si l'on peut les séparer.

   Par ces oiseaux nous entendons les hommes sans intelligence et, de plus, inconstants, qui toujours se recherchent eux-mêmes dans leurs œuvres. Ceux-ci volent les soirs d'été : c'est-à-dire, tant que la grâce de Dieu meut leur nature, ils sont ardents en désirs et commencent de grandes œuvres de pénitence : mais avec celles-ci le soleil de la grâce se couche, car la grâce cherche toujours la gloire de Dieu, et la nature son propre gain. C'est pourquoi même s'ils sont mus par la grâce de Dieu, ils volent néanmoins de leur peau légère sans ailes ni plumes : c'est-à-dire par leur propre volonté, sans charité ni vertus intérieures.

   Ceci doit avoir lieu les soirs d'été, car leur lumière naturelle ne veut ni céder ni se rendre à celle du soleil. Aussi ont-ils des yeux malades, qui ne sont pas éclairés par la grâce, car ils volent seulement dans les œuvres sensibles extérieures et ne peuvent pas entendre la pleine vérité. Mais ils vivent de moucherons et de mouches, c'est-à-dire de la louange des hommes, qui est inconstante. Et pour cela ils emmènent, en volant, avec eux, deux ou trois de leurs petits ; c'est-à-dire, par l'ostentation qu'ils mettent dans leur manière de faire, ils visent toujours à être connus et loués des hommes.

   Ce sont là des chauves-souris qui volent comme des oiseaux, en ce qu'ils ressemblent dans leurs manières extérieures aux gens de bien ; mais à l'intérieur ils sont comme des bêtes, car tous leurs désirs vont à la chair et à la nature. C'est pourquoi ils ne volent pas pendant l'hiver : c'est-à-dire, quand ils ne ressentent pas la grâce de Dieu, la nature se refroidit et devient paresseuse pour les œuvres de pénitence : se tenant en repos, ils sont tentés par l'ennemi, et tombent parfois en des péchés graves. Car tout homme qui accomplit ses bonnes œuvres comme si elles venaient de lui, par recherche de soi et de profit personnel, est inconstant et se trompe ; mais celui qui les accomplit comme venant de Dieu, en vue de Dieu et pour Dieu, se fixe et ses œuvres sont éternelles et fécondes.

   Que chacun donc se garde de ces chauves-souris, qui, se poursuivant elles-mêmes, ne cherchent pas la gloire de Dieu, ni ne se soucient du salut des hommes : car si beaucoup de ces gens se réunissent pour former une secte avec une même conduite extérieure, ils sont si forts et si unanimes dans leur manière de faire, qu'on ne peut s'en prendre à un seul, sans que tous se mettent en mouvement. Ils sont aveugles et téméraires, et ils retiennent fortement ceux qui s'attachent à eux : c'est à peine si l'on peut les leur arracher.

   Voyez, j'ai ainsi nommé tous les oiseaux et expliqué leur signification. Et de même que Dieu prohiba ces oiseaux comme nourriture corporelle aux juifs, de même nous défend-il de prendre en nourriture spirituelle ce qu'ils signifient. Tous les autres oiseaux étaient purs pour les juifs, qui pouvaient s'en nourrir : de même nous sont permis tous les modes de contemplation qui n'ont pas été réprouvés ici. Les papillons, les sauterelles et autres insectes semblables pouvaient être mangés, ainsi que tout ce qui vole de la sorte et saute sur quatre pattes. Tout cela leur était pur, pourvu que les pattes de derrière fûssent plus longues que celles de devant ; mais si les pattes étaient également longues, cela devenait impur et défendu.

<>   C'est pour cette raison que notre vie spirituelle, qui est en avant de nous, doit avoir comme des jambes courtes, c'est-à-dire garder aux exercices intérieurs en face de Dieu l'humilité et la modestie qui conviennent ; mais par-derrière les jambes longues signifient que notre vie naturelle doit être hautement élevée, et suivre l'esprit au-dessus de la chair et du sang et au-dessus de toutes les choses terrestres. Aussi lorsque nous prenons ce qui nous est nécessaire, nous ne devons jamais y chercher notre repos, mais, à l'instar des sauterelles, nous ne devons toucher que d'un pied léger les choses dont nous avons besoin. Si au contraire nous voulons à la fois voler par une vie spirituelle et vivre sur terre de la vie animale, pour satisfaire de la sorte aux deux, alors nous ressemblons à ces oiseaux à quatre pattes, dont les jambes sont également longues : mais ceux-ci sont tous impurs et défendus par Dieu. De ceci nous ne dirons plus rien.
<>

   Dans l'exposé de l'histoire figurative, j'avais signalé, au début, sept degrés qui tous appartiennent à la Vie parfaite. J'en ai développé cinq au fur et à mesure que la figure les présentait. Ce qui suit nous donne les deux derniers degrés, qui perfectionnent l'homme en toute sainteté. Moïse, en effet, nous décrit de la part de Dieu ce qu'il y avait de plus intime, de plus parfait et de plus noble dans le tabernacle. Et par là nous entendons ce que nous pouvons expérimenter ou ressentir de plus intime, de plus noble et de plus saint dans le tabernacle de notre âme. Ainsi donc que les choses étaient dans le Saint des Saints, situé au plus intime du tabernacle, ainsi sont celles qu'elles figurent, en l'intime de notre âme. C'est pourquoi j'ai l'intention de retracer d'abord la figure, et ensuite de l'exposer dans le sens spirituel ; et nous aurons ainsi achevé à notre tabernacle.


CHAPITRE CXLV

DU SIXIÈME DEGRÉ. L'ARCHE DU
TESTAMENT.


   Le Seigneur ordonna à Moise et à tout le peuple de lui construire une arche de bois de sétim, qui devait être longue de deux coudées et demie, et dont la largeur et la hauteur seraient d'une coudée et demie ; chaque coudée ayant la mesure de deux palmes. « Cette arche, disait le Seigneur, vous devez la revêtir à l'intérieur et à l'extérieur de l'or le plus pur ; au-dessus, vous ferez une cou-ronne d'or tout autour, aussi grande qu'est l'arche, et vous mettrez quatre anneaux d'or aux quatre cornes de l'arche, deux de chaque côté. Et vous ferez deux barres en bois de sétim, que vous devez dorer, et vous les mettrez à travers les anneaux d'or de chaque côté de l'arche pour pouvoir la porter. Ces barres on ne les ôtera jamais des anneaux, mais elles y resteront toujours ; et dans l'arche vous mettrez le testament que je vous donnerai.

   » Au-dessus de l'arche vous ferez un propitiatoire, c'est-à-dire une table d'or très pur, de la longueur et de la largeur même de l'arche, de sorte qu'elle en soit recouverte par-dessus. Et vous devez forger deux chérubins d'or de chaque côté du propitiatoire, un chérubin d'un côté et l'autre de l'autre côté, de façon qu'ils recouvrent de leurs ailes étendues, de chaque côté, le propitiatoire de l'arche. Ces deux chérubins doivent être placés vis-à-vis l'un de l'autre, la face tournée vers le propitiatoire, dont on couvrira l'arche.

   » Dans cette arche on mettra le testament que je vous laisserai. Et désormais toutes les choses que j'ordonnerai par votre intermédiaire aux enfants d'Israël, je vous les ordonnerai et promulguerai au-dessus du propitiatoire et du milieu des deux chérubins qui recouvriront l'arche du testament (2). »

   Telle était l'arche que Dieu avait ordonné de construire et c'était Beseleel qui devait faire cette œuvre pour Dieu et pour tout le peuple d'Israël, sous les ordres de Moïse. De même, si nous voulons construire une arche éternelle pour Dieu et pour tout son peuple, ce doit être sur l'ordre de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ainsi devons-nous être comme des Beseleel.

   Beseleel veut dire : ombre de Dieu, ou ombrage divin ; et par là on entend l'homme libre et aimant. Car de même que l'ombre suit l'homme en tous ses chemins et se meut selon tous ses mouvements, de même l'esprit libre et aimant suit-il Dieu, attentif à toutes les motions que Dieu imprime dans l'intime de lui-même, afin de se laisser mouvoir toujours par son influence.

   L'autre propriété de cet esprit, qui le fait appeler un ombrage divin, c'est la noblesse exquise qu'il acquiert lorsque Dieu se repose et habite en lui comme en un lieu caché.

   Tel est Beseleel, l'esprit aimant et libre, chez qui Dieu trouve son repos et qu'il meut à son gré en toutes manières. Sous l'impulsion divine, qui lui donne force et sagesse, et avec sa propre liberté, cet esprit aimant construit une arche spirituelle pour Dieu et pour lui-même, ainsi que pour tous ceux qui aiment Dieu. Car selon la figure il n'y avait qu'une seule arche, commune à Dieu et à tout le peuple, comme à chacun en particulier. Cette arche pour nous ne signifie rien autre chose que l'union de chaque homme de bien et de tous avec Dieu ; car l'union à Dieu s'adresse à quiconque en particulier veut le recevoir en amour, et elle est commune à tous ceux qui aiment. Ainsi sommes-nous réunis tous en un, et en cette union chacun reçoit Dieu, avec tous ceux qui aiment, et chacun est reçu en même temps que Dieu, par chacun de ceux qui aiment. Et de cette manière nous habitons tous en Dieu, et Dieu en nous tous, et chacun, avec Dieu, habite dans les autres.

   Telle est l'arche dont je veux parler, qui est construite entre Dieu et chaque homme de bien ; Dieu y vient d'en haut avec tous ses dons, et nous, nous venons d'en bas avec notre amour et avec toutes nos œuvres. Et ainsi nous construisons l'arche pour notre béatitude éternelle.


CHAPITRE CXL VI

DE LA LONGUEUR DE L'ARCHE.


   L'arche devait être longue de deux coudées et demie c'est-à-dire de deux mesures pleines et d'une demi-mesure. La première mesure est la toute libre venue de Dieu chez nous ; la seconde mesure est notre libre entrée en Dieu. Ce sont là deux mesures ou deux œuvres parfaites : la première est de Dieu, la seconde de nous et ces œuvres Dieu les opère avec nous et nous avec Dieu.

   Mais l'arche a encore une demi-mesure de plus, ce qui veut dire que l'opération de la charité se renouvelle constamment, tandis que l'union est permanente. Et l'opération de la charité doit se renouveler toujours, parce que jamais Dieu ne sera assez aimé de nous selon qu'il en est digne, et que nous le désirons. La mesure reste donc à demi et imparfaite et cela nous prouve la noblesse de Dieu et celle de notre amour. Telle est la longueur de l'arche.


CHAPITRE CXLVII

DE LA HAUTEUR DE L'ARCHE.


   La hauteur est d'une mesure et demie. La mesure complète est l'ascension simple de notre esprit par la louange, ce qui nous maintient en l'union essentielle avec Dieu. Mais la demi-mesure qui suit nous apprend que la hauteur de Dieu surpasse la louange de toutes les créatures ; et alors que nous devons néanmoins nous élever toujours vers cette hauteur incompréhensible dans une louange unanime, la mesure ici ne sera jamais que demie et imparfaite, car les sens, les facultés et toutes les œuvres de l'esprit ne peuvent pas louer Dieu aussi pleinement qu'il le mérite.


CHAPITRE CXLVIII

DE LA LARGEUR DE L'ARCHE.


   La largeur de notre arche est également d'une mesure et demie. La mesure complète nous enseigne que nous nous enveloppons nous-mêmes avec tous les hommes, dans notre amour, et que nous les portons dans la largeur de l'amour de Dieu, qui embrasse tous ceux qui aiment dans l'unité.

   Puis vient la demi-mesure qui nous enseigne que jamais nous ne pourrons avoir assez d'amour ni de reconnaissance pour Dieu, de ce qu'il nous a fait et des grâces et dons que nous avons reçus de lui. C'est pour cela que cette mesure reste toujours à demi et imparfaite et c'est sa plus grande noblesse.


CHAPITRE CXLIX

DE LA COURONNE D'OR DE L'ARCHE.


   Ensuite, cette libre union que Dieu fait avec nous, et que nous faisons avec Dieu, nous la sentons pénétrée et enveloppée de son amour, de même que l'arche, dans la figure, était recouverte d'or pur au dedans et au dehors.

   L'arche avait en plus une couronne d'or très fin, avec un rebord de même largeur. Par là nous entendons un embrassement amoureux de Dieu et de nous-mêmes, au sommet le plus haut de notre union, embrassement qui couronne notre amour et toutes nos œuvres. C'est la plus haute réalisation de notre béatitude finie, et personne ne la connaît que celui qui a atteint dans son esprit l'union avec Dieu.


CHAPITRE CL

DES ANNEAUX D'OR ET DES BARRES.


   L'arche du testament, selon l'ordre du Seigneur, devait avoir quatre anneaux d'or, un à chaque angle, et deux barres de bois de sétim, recouvertes d'or, destinées à être passées dans les anneaux de chaque côté de l'arche. C'est à l'aide de ces barres que l'on portait l'arche, et on ne devait plus les enlever des anneaux, mais les y laisser à jamais.

   Comprenez maintenant ce que cela veut dire. Le premier anneau nous indique que notre regard intérieur doit toujours se replier sur l'union que nous sentons avec Dieu. Le deuxième anneau enseigne que tous nos exercices doivent suivre ce regard, et ne trouver repos nulle part ailleurs que dans l'arche de notre testament. Le troisième anneau nous apprend à rester unis à Dieu et à obéir en toutes choses qui nous sont conseillées ou ordonnées, demeurant attachés par le lien d'amour que cause en nous l'union avec Dieu. Le quatrième anneau nous apprend à ne pas demeurer liés à nous-mêmes, mais de nous livrer à l'amour, de sorte que nous puissions sentir en nous la richesse de Dieu, sans aucun orgueil pour l'âme, être dans la privation et la pauvreté sans en avoir l'esprit déprimé, pratiquer enfin toute vertu et supporter tout labeur, sans trouble intérieur, mais avec égalité de cour pour la gloire de Dieu.

   Ce sont là quatre anneaux, parce que l'amour, pour pratiquer la vertu, part toujours de cette union qu'il a contractée avec Dieu, tandis que par toutes les œuvres, il revient à cette même union, signifiée par l'arche à laquelle les anneaux étaient attachés.

   À ces anneaux appartiennent deux barres de bois de sétim, recouvertes d'or, une de chaque côté de l'arche, et passant à travers les anneaux, afin que l'on puisse la porter partout où l'on veut. La première barre dorée est la liberté de l'esprit, qui, par le moyen de l'amour, vise toujours l'unité, au moins habituellement, et dans chaque regard en acte et en intention. L'autre barre est le renoncement à la volonté propre, pour embrasser le libre vouloir de Dieu, afin de le laisser faire de notre esprit ce qu'il veut et comme il le veut.

   Avec ces deux barres nous portons l'arche de notre union avec Dieu, partout où nous sommes et partout où nous voulons aller. Et nous devons laisser toujours les barres dans les anneaux, selon que Dieu l'a enseigné, pour demeurer ainsi, d'un côté, toujours tranquilles et en paix, et de l'autre, toujours en possession de nous-mêmes, afin de pouvoir retourner en amour vers l'unité.


CHAPITRE CLI

DES OBJETS QUI ÉTAIENT DANS L'ARCHE.


   Dans l'arche figurative que Moïse construisit en union avec le peuple juif, il déposa quatre choses qui devaient rendre témoignage des dons et des bienfaits accordés par Dieu, ainsi que de l'union et de l'alliance contractées avec lui. De même, dans l'arche de l'union, que le Christ a voulu établir avec nous et en nous, il a laissé quatre choses qui demeurent pour nous un témoignage de son amour et de ses dons, dès lors que nous nous trou-vons unis à lui en service et en louange pour l'éternité. Et en cela la figure répond bien à la réalité, car de part et d'autre il y a une arche d'alliance, qui, pour les juifs, n'est qu'extérieure, mais qui pour nous est tout intérieure.

   Considérez maintenant la figure pour pouvoir mieux comprendre la réalité.

   Dans l'arche figurative se trouvaient la verge d'Aaron, les tables du décalogue, la manne venue du ciel, et le Deutéronome, c'est-à-dire le cinquième livre écrit par Moïse. Or, en voici le sens : à l'origine de la loi juive, les douze tribus d'Israël déposèrent dans le tabernacle douze verges, qui devaient y demeurer une nuit durant, en présence de Dieu. La verge d'Aaron, de la tribu de Lévi, grandit et porta fleurs et fruits dans cette même nuit. C'était le signe que Dieu avait appelé et élu Aaron et sa postérité, parmi la multitude d'Israël, pour présider aux sacrifices et aux prières du peuple, et accomplir tout le service qui revenait au prêtre. Si le Seigneur avait ordonné de placer dans l'arche la verge d'Aaron, c'était afin de témoigner que personne ne devait s'élever soi-même, ni vouloir être honoré à l'égal de celui que Dieu avait élu et mis au-dessus de tout son peuple.

   Or, le Christ nous est né de la race d'Aaron (3) ; il a ramené à l'unité toutes les nations, et il est notre pontife pour l'éternité. Ii portait sa verge, c'est-à-dire sa croix, en la présence de Dieu dans cette nuit où le soleil s'obscurcit et où le monde entier demeurait dans les ténèbres de l'incrédulité ; mais sa verge germa et fleurit, et nous donna le fruit du salut éternel. Cette verge et le fruit produit par elle ont été mis dans notre arche, c'est-à-dire dans l'unité de la sainte Église, pour témoigner que nul ne doit s'élever soi-même ; et que celui qui est élevé au sacerdoce doit se montrer humble et obéissant, imitant le Christ par la pénitence et la sainteté de sa vie. Car ceux qui cherchent et désirent l'honneur et la richesse du monde, et qui veulent posséder l'héritage que le Christ a acquis par son humble mort, ne sont pas de sa race ; ils ressemblent à ces lévites qui s'élevaient eux-mêmes pour être égaux à Aaron, mais qui étaient plongés tout vivants en enfer.

   Dans l'arche des juifs se trouvaient aussi deux tables de pierre, préparées par Moïse, et sur lesquelles Dieu avait écrit le décalogue. Ces tables étaient pour eux un témoignage de la loi qu'ils avaient reçue de Dieu, pour y conformer leur vie. Dans l'arche de la foi chrétienne le Christ a déposé son âme et son corps comme deux tables de pierre sur lesquelles Dieu a écrit de son doigt, c'est-à-dire de son Esprit, toute la loi et tous les préceptes. Si nous lisons avec attention ces deux tables nous y trouvons la preuve que Dieu nous a aimés éternellement, ainsi qu'il en a témoigné par toutes les œuvres accomplies pour nous : et c'est pourquoi nous devons en toute justice lui donner réponse selon tout notre pouvoir.

   De plus, Moïse avait déposé dans l'arche une urne d'or remplie de la manne venue du ciel, en témoignage du prodige par lequel Dieu les avait nourris au désert de pain céleste, durant quarante années sans qu'ils eussent à y dépenser aucun labeur. De même dans l'arche de la foi chrétienne, qui nous unit à Dieu, le Christ nous a donné une urne d'or, pleine de manne céleste, c'est-à-dire notre commune charité dans la sainte Église, toujours pleine de grâces et dans laquelle nous recevons le fruit de tous les sacrements, en même temps qu'un témoignage constant de notre appartenance à la famille de Dieu, et de la nourriture céleste, qu'il nous a donnée dès le commencement et qu'il veut nous donner encore pour l'éternité.

   Enfin sur le point de mourir, Moïse ordonna aux lévites de déposer dans l'arche le cinquième livre qu'il avait composé, et où il leur rappelait avec insistance la loi, les préceptes et tous les bienfaits reçus de Dieu, ainsi que les devoirs mutuels qu'ils devaient pratiquer en justice. Avant de mourir il leur donnait ainsi comme son testament en ce livre qui devait être lu aux jours de grandes fêtes, alors que le peuple avait le loisir d'entendre la loi et l'enseignement de la vérité. De même le Christ montant aux cieux ordonna-t-il à ses disciples de mettre l'Évangile dans l'arche de la foi chrétienne, et il leur donna l'esprit d'intelligence, afin qu'ils pussent se rappeler et comprendre tout ce qu'ils avaient vu et entendu de lui en paroles, en œuvres et en sainteté de vie. Puis il leur ordonna de prêcher et d'enseigner dans le monde entier, annonçant que celui-là serait sauvé qui croirait et serait baptisé, tandis que serait damné celui qui ne voudrait point croire.

   Ainsi fut réalisé dans l'arche de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c'est-à-dire dans l'ensemble de la sainte Église, tout ce que l'arche de Moïse contenait en figure.


CHAPITRE CLII

QUE NOUS DEVONS RESSEMBLER
À AARON ET À MOISE.


   Afin de recevoir un témoignage personnel et comme le sentiment de l'inhabitation de Dieu en nous, de sorte que toutes nos œuvres aient leur source dans la motion divine, il nous faut ressembler à Aaron et à Moïse : et comme ils ont mis quatre choses dans l'arche matérielle de l'ancienne alliance, ainsi devons-nous nous-mêmes établir quatre choses en notre arche intérieure, où nous sommes unis à Dieu.

   Aaron signifie : montagne forte, et c'est pourquoi si nous voulons ressembler à Aaron, nous devons être forts et nous élever au-dessus de toutes choses ; puis nous devons mettre en la présence de Dieu la verge symbolique par laquelle nous reconnaissons que de nous-mêmes nous n'avons ni bien ni pouvoir. Car par la verge on entend le pouvoir de correction ou d'autorité : or, si nous le cherchons auprès de Dieu et souhaitons le tenir de lui et non de nous-mêmes, la verge de notre autorité, par la puissance divine, grandira et donnera fleurs et fruits pour la vie éternelle. Cette verge et son fruit nous devons toujours les garder dans l'arche intérieure, où nous sommes unis à Dieu.


CHAPITRE CLIII

CE QUE SIGNIFIENT LES DEUX TABLES
DE PIERRE.


   Le nom de Moïse signifie encore : celui qui est tiré des eaux. Si nous voulons lui ressembler, nous devons être élevés au-dessus de toutes la multiplicité et l'inconstance du monde, que nous pouvons comparer à l'eau. Puis nous devons préparer pour Dieu deux tables de pierre, en dépouillant notre mémoire d'images sensibles, et notre entendement d'images intellectuelles. Ce sont les deux tables préparées que nous portons sur le mont Sinaï. Sinaï, en effet, signifie : la sortie de ses tentations, et si nous sommes dépouillés de toute image, nous sommes élevés au-dessus de toutes les tentations. Établis sur cette hauteur, nous trouvons écrit, à la partie intérieure de notre table, la claire parole qui est Dieu lui-même ; et sur la partie extérieure nous lisons la loi, les préceptes, et toute justice : nous devons conserver ces deux tables à l'intérieur de l'arche, où nous sommes unis avec Dieu, afin de posséder la preuve constante que la loi de Dieu vit en nous.


CHAPITRE CLIV

DE L'URNE D'OR.


   Il nous faut encore préparer pour Dieu une urne d'or, c'est-à-dire un amour sans mode, pour le porter au-dessus de nous-mêmes, dans ce désert, où nous est donné le pain du ciel. C'est là que notre urne pourra se remplir de manne céleste et de nourriture éternelle. Cette urne ainsi remplie de manne sera conservée dans notre arche intérieure, c'est-à-dire dans l'union amoureuse qui existe entre nous et Dieu ; et de cette façon nous aurons un perpétuel témoignage de l'inhabitation de Dieu en nous et de nous en Dieu.


CHAPITRE CLV

DU DEUTÉRONOME.


   Le livre que Moïse avait fait déposer dans l'arche du Seigneur, nous apprend qu'il faut garder toujours dans son intérieur la loi divine et la sainte Écriture ; il faut en faire sa lecture, y conformer sa vie et son enseignement, afin de prouver que personne ne doit s'estimer si saint qu'il n'ait besoin de vivre selon la loi divine ou la sainte Écriture.

   Ainsi vous ai-je fait connaître la signification de tout ce que renfermait l'arche de Moïse.


CHAPITRE CLVI

DU PROPITIATOIRE.


   Je vous dirai en dernier lieu comment, dans cette vie, nous pouvons jouir de Dieu et avoir une certaine expérience de la béatitude. La figure qui suit va nous l'apprendre. Au-dessus de l'arche de Moïse, en effet, se trouvait une table d'or pur, et cette table s'appelait propitiatoire, c'est-à-dire le lieu authentique où l'on recevait les grâces divines. C'est là que les juifs recevaient les réponses de Dieu, qu'ils étaient consolés et aidés en toutes leurs nécessités. C'était la partie la plus intime du tabernacle, et le lieu par excellence de la clémence divine dans l'ancienne économie. Cette table d'or avait la même largeur et la même longueur que l'arche, qu'elle pouvait ainsi couvrir entièrement, et elle était posée sur la couronne d'or au-dessus de l'arche.

   Par cette table d'or pur nous entendons l'amour de fruition, qui est le principe et la fin de tout bien et de toute grâce. Comme la table, il se trouve au-dessus de la couronne d'or, c'est-à-dire au-dessus des embrassements amoureux qui s'échangent entre nous et Dieu car l'amour de fruition est au-dessus de tout ; il est sans limite et sans fond, et il est élevé au-dessus de tous les exercices d'amour.

   Cet amour de fruition, figuré par le propitiatoire d'or, doit avoir comme deux mesures et demie. La première c'est Dieu qui se montre comme objet de fruition dans le vide absolu de notre esprit. La seconde c'est l'esprit aimant qui sort de lui-même et se liquéfie dans une fruition essentielle. Cette liquéfaction dans l'amour se fait sans mode et sans forme, et ne connaît point de retour, comme il convient à la fruition : car l'esprit trépasse de lui-même en Dieu, par une expérience simple et bienheureuse. Mais ceci, il faut l'entendre de l'amour de fruition qui tend toujours à dépasser toute chose, non de l'amour actif qui s'approche, mais revient sans cesse. La fruition essentielle, en effet, est un repos foncier que rien ne peut jamais troubler. Ce sont là les deux mesures entières signifiées par la figure, car Dieu se donne dans la profondeur de l'esprit, et l'esprit s'élève si haut qu'il se dépasse lui-même et ne sent plus qu'une béatitude toute simple.

   Voilà donc la table d'or qui recouvre notre arche intérieure et protège pleinement l'union entre nous et Dieu. Mais cette table a encore une demi-mesure de plus en longueur ; car s'il est vrai que la possession fruitive s’accomplit toujours dans le vide et l'immobilité, l'esprit brûle et se liquéfie toujours de nouveau en face de cette fruition. C'est la demi-mesure qui sans cesse, à chaque retour intérieur, scrute et goûte de nouveau ce que l'esprit a obtenu et atteint dans le repos de fruition. Telle est la longueur de notre table.

   La largeur doit être d'une mesure et demie. La mesure entière est le témoignage, que l'amour de fruition donne à notre esprit, de la consommation de toutes choses en lui-même car dans la fruition essentielle l'esprit ne sent plus de distinction entre lui et ce qu'il aime ; et ainsi la mesure est entière et parfaite, parce que là tous les esprits aimants ont dépassé leurs propres limites pour entrer dans la largeur de l'amour essentiel, et la flamme de leur amour les a élevés et conduits jusque dans le feu infini de l'amour divin.

   Il est vrai que chacun est saint et bienheureux en lui-même selon qu'il en est digne et qu'il l'a mérité mais la béatitude superessentielle commune à tous est un abîme simple et sans fond, dont jamais on ne peut sonder la profondeur. De là provient la demi-mesure que nous ne pouvons jamais compléter : car chacun a beau remplir son vase, la béatitude simple reste en elle-même surabondante et inépuisable. En puisant, nous avons toujours plus faim, tandis que dans la superessence, où le bien est possédé, nous sommes rassasiés et en abondance. La faim ne peut se rassasier, et la satiété n'est pas capable de chasser la faim ; aussi cette faim doit-elle demeurer sans cesse, car c'est la demi-mesure que nous ne pouvons pas achever. Mais cette faim complète néanmoins la fruition selon le bon vouloir de Dieu. Car il faut remarquer que ceux qui perdent la faim dans l'amour et qui préfèrent le repos et le loisir, n'ont pas la table qu'il faut ; elle est trop large, parce qu'ils ne brûlent pas du vrai amour ; ils se trompent et sont incapables de toute vertu.

   L'explication de ce qui suit nous apprendra comment nous tenir en face de cet amour de fruition qui est ce qu'il y a de plus intime et de plus haut en notre vie.


CHAPITRE CLVII

DES DEUX CHÉRUBINS.


   Le Seigneur dit encore à Moïse : « Vous forgerez deux chérubins d'or, pour chaque côté du propitiatoire, un chérubin d'un côté, et l'autre de l'autre côté, de façon qu'ils couvrent de leurs ailes étendues, de chaque côté, l'oracle, c'est-à-dire la table d'or qui se trouvait au-dessus de l'arche. Ces deux chérubins seront placés l'un vis-à-vis de l'autre, ayant la face tournée vers le propitiatoire ou table d'or que nous venons de nommer. » Par ces deux chérubins d'or nous pouvons entendre deux qualités propres à l'esprit aimant, dans sa plus haute noblesse, là où il appartient pleinement à l'amour éternel de Dieu sans activité personnelle. La première qualité que nous trouvons dans un esprit si élevé, c'est un regard ou une contemplation continue et sans distraction en la simple lumière divine ; la seconde c'est une inclination fruitive et continue vers la pureté divine sans mélange. Ce sont là comme deux chérubins d'or, remplis de sagesse et d'amour pour Dieu, qui se tiennent de chaque côté, et ne peuvent être séparés dans leur action. Mais s'ils ne sont qu'un en leur entrée, en eux-mêmes ils demeurent toujours deux. Et c'est pour cela que l'un se tient d'un côté et l'autre de l'autre, en face du lieu propre de la fruition et de la clémence divines. Ils ont les ailes étendues afin de voler dans les hauteurs en contemplation et frui-tion ; et ainsi couvrent-ils l'oracle, c'est-à-dire le lieu où l'on reçoit les inspirations secrètes ou les réponses de Dieu.

   De plus, les deux qualités susdites, regard simple dans la lumière divine et inclination fruitive vers la simple attirance de Dieu, doivent toujours se regarder, car leur vie est commune. Elles ont toujours la face, c'est-à-dire l'inclination amoureuse, tournée vers le propitiatoire, ou amour de fruition. Ce simple amour de fruition à son tour doit sans cesse par le regard intime abriter l'amour actif, sans le priver pour cela de son œuvre propre : au contraire, il le fait toujours revenir à de nouvelles œuvres, et ainsi toutes les vertus s'achèvent, et plus grande sera la fruition qu'un homme possède au-dessus de soi, plus aussi sera-t-il vertueux en lui-même.

   Entre ces deux chérubins, c'est-à-dire entre notre regard simple et notre inclination fruitive, se trouve l'habitation divine en nous : et de là nous découlent sagesse et grâce ; là aussi nous apprenons les préceptes de Dieu et ses conseils. Cette inhabitation de Dieu nous garde de tout mal ; et si nous y fixons notre demeure et notre attention en lui obéissant, tant pour sortir de nous-mêmes que pour y rentrer, comme je viens de vous le dire, nous accomplissons toutes les vertus selon la très chère volonté de Dieu.

   Tel est le sixième degré contemplé par nous dans la figure prophétique. Nous y avons trouvé l'achèvement du tabernacle, avec l'arche et tout ce qui y appartenait, selon l'ordre du Seigneur. De même est-ce en ce sixième degré que notre vie devient parfaite à l'extérieur et à l'intérieur, en toutes manières, selon que Dieu le désire de nous.


CHAPITRE CLVIII

DU SEPTIÈME DEGRÉ.


   Vient enfin le septième et dernier, degré qui consiste à être uni à Dieu d'une façon stable, et solidement établi dans la pratique de toutes les vertus.

   Vous devez savoir que l'amour sans images simplifie l'esprit en le dépouillant de toutes choses. Il élève l'homme au-dessus de lui-même et au-dessus de toutes ses œuvres, l'unit à Dieu, et fixe son esprit dans le repos de la fruition. C'est pourquoi, si nous voulons expérimenter et ressentir que Dieu a pris possession de notre intérieur et que nous habitons en lui, le retour que nous faisons en nous-mêmes doit être sans images, et notre amour pour Dieu doit être si intense qu'il dépasse tout le créé, pour ne chercher et ne trouver repos nulle part qu'en Dieu seul. Alors notre entendement dépouillé est éclairé par la simple vérité comme l'air par le soleil ; et tous nos sens intérieurs sont pénétrés de l'amour divin comme le fer l'est par le feu. Ainsi nous trouvons le royaume de Dieu en nous, et de ce royaume nous sommes mus à la justice et à toutes les vertus. Car l'amour ne peut demeurer oisif, mais l'esprit du Seigneur meut le cœur et les sens et toutes les facultés de l'âme, et nous pousse au dehors vers tous les exercices de vertu ; il fait de nous un tabernacle spirituel, qu'il nous enseigne à régler selon toutes les manières indiquées ci-dessus Et puis, il nous ramène en nous-mêmes, et nous fait poursuivre la gloire de Dieu en toutes choses. Ainsi devenons-nous avec toutes nos œuvres, une offrande agréa à Dieu ; et avec cela vertueux et fixés en l'exercice de toutes les vertus.

   Mais là où nous avons le simple repos de fruition et possédons tout bien dans l'amour superessentiel, là nous demeurons toujours par l'essence, un et fixés, au-dessus de toutes choses. L'entrée simple en l'amour essentiel sans images nous en donne chaque fois l'expérience alors nous ressentons le repos et la fruition sans fin.

   Voilà comment nous devons courir et saisir courir en saisissant et saisir tout en courant. C'est là la vraie sainteté et une vie éternelle que Dieu daigne donner à nous tous. Ainsi soit-il.

FIN


   Ceci est le livre du tabernacle spirituel. Celui qui l'a écrit Désire, par la vie du Christ, Que vous veuillez, par amour, Prier beaucoup le Seigneur pour lui, Afin qu'il suive lui-même cette doctrine Et se renonce toujours davantage : Qu'il se tourne vers le plus haut amour Et loue Dieu toujours et l'honore.



(1) Ruysbroeck prête ici l'haliaetus ou orfraie la nature que Thomas van Cantimpré attribue l'alcyon ou martin-pêcheur (Cf. Ons geestelijk Erf, April, 5927, p. 171.)
(2) Ex., XXV.
(3) Les anciens pensaient que le Christ descendait aussi d'Aaron, considérant sa mère comme apparentée à la tribu de Lévi. Cf. S. Th., III, q. 31, a. 2, ad 2um.


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