RUYSBROECK - TOME 6 : LE LIVRE DES DOUZE BÉGUINES

CHAPITRE XLV

DE LA DEUXIÈME BALANCE D'AMOUR.


   Puis vient la seconde balance d'amour, qui pèse exactement toute chose et donne à chacun ce qui lui revient. L'amour de Dieu nous confère la grâce, les vertus et le temps, et chacune de ces trois choses divisée en deux parts égales. Remarquez maintenant la vérité de cela. L'amour de Dieu se donne lui-même à nous avec sa grâce, et il réclame de nous à son tour que nous nous donnions nous-mêmes en vertu et en vérité, en toute droiture d'intention et d'amour. Si nous répondons ainsi à l'amour, la balance est en équilibre et égale, car l'amour se place lui-même avec sa grâce dans son plateau, et nous nous plaçons nous-mêmes dans le nôtre, avec nos vertus accomplies en droiture d'intention et d'amour ainsi la balance se trouve également en équilibre des deux côtés. Et autant nos vertus et notre amour croissent dans le plateau que nous offrons à Dieu, autant la grâce de Dieu et son amour croissent dans celui qu'il nous présente en retour : et ainsi demeurons-nous en équilibre et de poids égal, toujours un avec Dieu en son amour, et semblables en grâces et en vertus.

   L'amour de Dieu a divisé aussi le temps en deux parties égales et équilibrées : car le soleil commence à monter au milieu de l'hiver, et il s'élève toujours plus haut jusqu'au milieu de l'été le temps est alors en son milieu et les jours allongent, tandis que les nuits diminuent. Puis le soleil va de nouveau jusqu'au milieu de l'hiver et parvient au même signe d'où il est parti, et alors l'année et son cycle sont achevés. De la même façon le pécheur vit toujours au milieu de l'hiver ; sa volonté est mauvaise, froide et sèche, et sans fruits de vertus. Mais lorsqu'il rentre en lui-même, se repent et s'humilie, lorsqu'il croit, espère et implore son pardon, le soleil de la grâce se lève dans son cœur : et c'est le premier jour du cycle de la grâce. Puis s'il s'élève avec le soleil de la grâce et le suit dans sa course par la vertu et les saintes pratiques, il parvient jusqu'au cœur de l'été, c'est-à-dire qu'il adhère alors à Dieu en amour, sans crainte, dégagé et affranchi de lui-même comme de toutes les créatures : c'est là la plus haute vertu dans la montée de la grâce divine. Ensuite il descend avec le soleil de la grâce par un humble abandon de lui-même en toute souffrance et en tout ce que Dieu veut faire de lui et de toutes les créatures car il est affranchi et entièrement soumis. Ainsi trouve-t-il en soi-même le fond de l'humilité et de la mansuétude, qui ne peut être déprimé par aucune souffrance de la vie présente. Là règnent ensemble l'hiver et l'été ; la paix, le repos du cœur et de la conscience sont possédés, et le Saint-Esprit se repose et demeure en cet homme dans le fond de son humble abandon ; et nous nous reposons et demeurons dans le Saint-Esprit par une adhésion amoureuse en libre révérence : et ainsi la balance d'amour est en équilibre et égale entre nous et Dieu.

CHAPITRE XLVI

DE LA TROISIÈME BALANCE D'AMOUR ET DE L'IMMENSE
CHARITÉ DE DIEU ENVERS NOUS.

   Vient ensuite la troisième balance d'amour, qui met comme trois divisions en toutes choses, le temps, la vie et la substance, et c'est notre vie ici-bas. Voyez donc avec attention comment Dieu s'est mis à notre service, nous a aimés et comblés d'honneurs dans le temps de trois manières. Dès le commencement il a créé l'homme à son image et à sa ressemblance. C'était un grand service, un honneur encore plus grand, mais son amour l'emporte sans proportion au-dessus de tout. Puis au milieu des temps il est venu personnellement en notre nature, nous a servis et a vécu pour nous, nous enseignant et nous aimant jusqu'à la mort de la croix. Pour nous il a voulu mourir par amour, et en sa propre mort il a immolé la nôtre causée par le péché. Puis il est ressuscité dans sa gloire, il est monté vers son Père et il a envoyé son Esprit qui vit et demeure en nous, et en qui nous sommes recréés et renouvelés dans le temps de la grâce ; et il nous a donné et livré sa chair et son sang en nourriture et en breuvage, et si nous le servons, l'honorons et l'aimons, nous pouvons le goûter. Enfin il nous a promis en toute fidélité qu'il reviendra le dernier jour, c'est-à-dire à la fin du monde, avec ses anges, en grande puissance. Alors il nous ressuscitera glorieusement selon l'âme et le corps, et il nous conduira avec lui vers son Père, où nous nous réjouirons et régnerons avec eux deux dans l'unité du Saint-Esprit, éternellement et sans fin.

   Voyez, c'est là la balance d'amour que nous avons reçue de Dieu et que nous devons lui rendre selon notre pouvoir. Il nous a donné ce que nous sommes, ce que nous possédons et ce qui est en notre pouvoir : et d'autre part il nous a donné ce qu'il est, ce qu'il possède, et tout ce qui est en son pouvoir. Il s'est mis de plus à notre service et nous a comblés d'honneur, parce qu'il nous aime sans mesure. Telle est donc la balance de son amour qu'il nous a donnée, mais il exige que notre balance soit égale et en équilibre, afin que notre vie lui soit agréable. C'est pourquoi il a distribué le temps de l'année en trois parties, pour nous procurer ce qui est nécessaire à notre vie sensible ; et de même procure-t-il sa grâce de trois manières, afin de nous rendre puissants, de nous enseigner et démontrer comment nous pouvons vivre pour lui par une vie vertueuse. Cette vie vertueuse possède, elle aussi, trois modes qui nous achèvent dans l'amour et dans les vertus, et qui nous conduisent à la vie bienheureuse de l'éternité.


CHAPITRE XLVII

QUE MÊME APRÈS LE PÉCHÉ ON PEUT REVENIR EN GRÂCE AVEC DIEU ;
ET DE LA VIE INTÉRIEURE ET CONTEMPLATIVE.

   Remarquez encore l'exemple et la figure qui suivent. Au milieu de l'hiver, lorsque le soleil commence à monter, le temps est froid et sec, et il n'y a pas de fruits. De même le pécheur est-il froid et sec et sans fruits de vertus. S'il meurt en dehors de la grâce, au milieu du froid hiver des péchés, il est damné pour toujours.

Servir le péché, c'est perdre son temps,
abandonner la vie, et préférer la mort.

   C'est pourquoi, si nous voulons combattre et vaincre, avec l'aide de Dieu, le froid hiver du péché, nous pourrons, à la chaleur de l'été de la grâce divine, porter du fruit pour la vie éternelle. C'est ce que nous enseignent le cours du soleil et les différentes époques de l'année. Car lorsque nous perdons par nos péchés la grâce de Dieu que nous avions reçue au baptême, nous sommes traîtres et infidèles à Dieu. Pourtant il ne nous abandonne pas si nous cherchons et désirons la grâce. Car au milieu même de l'hiver glacial de nos péchés naît le temps de la grâce, de même que le soleil au ciel commence à monter dès le milieu de l'hiver : et il combat durant quatre mois, jusqu'en avril, avant d'avoir complètement vaincu l'hiver. C'est ainsi que nous devons nous-mêmes, à l'aide de la grâce divine, lutter contre le péché et l'occasion du péché, contre les habitudes mauvaises et contre tout amour désordonné, contre la chair et le sang, le démon et ses tentations. Car « tout ce qui est né de Dieu, dit saint Jean, triomphe du monde (1) » et non seulement du monde, mais de tout ce qui s'y trouve, joie et souffrance, et tout ce qui peut gêner, entraver ou distraire par des images la libre montée intime de l'amour vers Dieu. Ce désir élevé de Dieu et de toutes les vertus est bien semblable au soleil qui monte en avril et fait tout germer et fleurir, réjouissant le monde entier et préparant toutes les créatures, chacune selon sa nature, à porter des fruits, sous l'effet de la chaleur de l'été qui va venir. Il en va de même du libre désir élevé, qui est affranchi et dépouillé vis-à-vis de toutes les créatures, fermé au monde et ouvert à Dieu et à ses dons : lorsque le soleil de la grâce pénètre dans ce cœur ouvert et élevé, avide de Dieu et de toutes les vertus, toutes les puissances de l'âme se réjouissent en cette nouvelle expérience de la grâce de Dieu. Car Dieu s'y montre à l'âme élevée tel qu'il est dans sa nature, c'est-à-dire sans figure ni image, sans forme ni mode, sans mesure et sans fin : c'est ainsi qu'il est l'objet des désirs élevés et de l'âme dépouillée. Dieu est au-dessus de tout nom et sa nature ne connaît point de nom ; cependant le cœur aimant le nomme de mainte façon dans ses œuvres ; car Dieu est tout ce qu'il désire, beaucoup plus même qu'il ne peut souhaiter ; il est pour chacun surabondance et rassasiement d'amour : il est plénitude de tous les biens pour ceux qui ne désirent que lui.

   Le cœur intimement uni à Dieu est tout à la fois avide et généreux, toujours prêt à donner et à recevoir. En donnant il touche Dieu et en recevant, il est touché par Dieu : et ces deux touches doivent toujours grandir et s'accroître, car elles constituent une vie intime et vertueuse ; cette touche mutuelle c'est le jubilus, qui vit dans le cœur enrichi des dons de Dieu. Le désir libre et généreux, disposé à tout faire remonter vers Dieu, donne à celui qui l'éprouve en lui-même et le comprend bien une vie pleine de délices et de bonheur. Donner mutuellement et recevoir, entre nous et Dieu, c'est un commun mouvement qui grandit jusqu'à la vie éternelle.

   Mais ceux qui servent Dieu d'une façon purement naturelle et pour leur propre avantage, ne peuvent rien savoir ni goûter de Dieu ; car ils sont avides et rapaces ; ils veulent toujours recevoir de Dieu ce qu'ils désirent, tandis qu'ils ne savent rien donner en retour.

   Le soleil dans le ciel répand chaleur et lumière, et la terre produit la vie et les fruits : et c'est là toute la vie naturelle. Dieu nous donne sa grâce et nous lui donnons en retour tout ce que nous pouvons en hommages, vertus, et toutes sortes de bonnes œuvres : et c'est en cela que consiste toute notre vie spirituelle. Mais ce n'est point notre vie la plus haute. Car, comme vous pouvez le remarquer, tant que le soleil monte au ciel, jusque dans le signe qui s'appelle le Cancer, tous les fruits de la terre poussent et croissent ; cependant ils ne sont pas encore mûrs ni assez à point pour notre usage. Mais c'est lorsque le soleil commence à descendre dans le signe appelé le Lion, qu'il répand ses rayons avec plus de chaleur, donnant à tous les fruits pleine maturité en les rendant aptes à subvenir aux besoins et à l'utilité de toutes les créatures. De même, lorsque l'homme est affranchi et dégagé de toutes les créatures et qu'il s'élève en pleine liberté de désir vers Dieu, aussi haut qu'il le peut, le soleil de la grâce répand alors sa lumière et darde ses rayons vers ce désir élevé et affranchi, et toutes les puissances de l'âme se meuvent pour répondre à la grâce de Dieu qui les attire. Et c'est la cause d'une inquiétude et d'une impatience de désirs : car tout ce que l'âme donne à Dieu ou reçoit de lui, semble à ses yeux trop peu de chose ; elle sent entre elle et Dieu un intermédiaire et une différence, et c'est la grâce de Dieu qu'elle ne peut vaincre. Car elle s'aime elle-même et elle aime Dieu, et c'est pourquoi elle vit en ardeur et en impatience ; elle manque de ce qu'elle désire donner et recevoir, et elle dit avec l'Apôtre dans son impatience et grand désir : « Je souhaite être délivré et être avec le Christ (2). » Elle est entrée, en effet, dans le signe du Cancer, le plus haut qu'elle puisse monter avec le soleil de la grâce divine ; et parce qu'elle rencontre une différence entre elle et Dieu, et qu'elle aime et désire l'unité, elle possède à juste titre et mérite l'honneur et la grâce sublime de Dieu dont sa vie est inondée, mais elle ne goûte pas le plus haut degré de l'amour ; car en elle règne encore quelque chose de son propre vouloir : et c'est pourquoi ne pouvant plus monter plus haut au moyen de la grâce, elle s'humilie et dit avec le Christ : « Seigneur, non pas ma volonté, mais que votre volonté se fasse (3) » Et c'est là le sommet de sa vie ; et alors elle retourne en elle-même et pratique ses exercices avec la grâce de Dieu, tout comme elle faisait auparavant ; mais si elle laisse refroidir ses pratiques elle perd la grâce de Dieu et tout ce qu'elle avait obtenu par la grâce et les vertus.

   C'est pourquoi si nous voulons goûter de la façon la plus haute le fruit de l'amour, nous devons nous élever par la grâce et le désir, avec toutes nos puissances, aussi haut que nous pouvons atteindre, c'est-à-dire jusqu'à ce signe du Cancer, où toutes nos puissances défaillent dans l'ardeur et l'impatience d'amour. Là nous devons nous perdre entièrement, afin que le plus haut esprit d'amour vienne en nous, et que nous puissions dire avec le Christ à notre Père céleste « Seigneur, je remets mon esprit entre vos mains (4) », et alors nous nous abandonnons à la libre disposition du Dieu tout-puissant. Et ainsi entrons-nous dans le signe du Lion, qui est le roi et le chef de tous les animaux sauvages ; le lion a les dents si aiguës, qu'il mange les os avec la chair, et en cela il ressemble bien à l'amour de Dieu qui tout dévore, consume et brûle de ce qui vient à lui. Et lorsque nous sommes élevés jusque dans notre pur esprit, au-dessus de tout ce que Dieu a créé, le Saint-Esprit donne à notre esprit son rayon éternel qui est lumière et feu ; et notre esprit ressemble à une huile bouillante et vive, qui vit et bout au feu de l'amour divin. Tant que l'huile jette de l'écume, crépite et bout, c'est qu'il y a en elle du mélange ; mais lorsque le feu a consumé et brûlé toute scorie, l'huile est pure, et plus que chaude, elle est tranquille et sans mouvement comme le feu lui-même. C'est ce que nous pouvons éprouver dans notre esprit, que nous comparons à l'huile : lorsque nous sommes élevés au-dessus de l'impatience des désirs et des pratiques des vertus, dans la pureté de notre esprit, nous devenons dépouillés d'activité et dès lors l'Esprit-Saint répand son éclat éternel en notre pur esprit ; là nous sommes agis et passifs, car le Saint-Esprit est un feu dévorant qui consume et absorbe en lui-même tout ce qu'il saisit. Le plus haut degré de chaleur est obtenu, lorsque notre esprit est embrasé et supporte l'ardeur de l'amour divin ; mais ce qui dépasse toute chaleur est réalisé lorsque l'esprit est tout embrasé et possédé par la transformation divine. Alors qu'il est ainsi tout dévoré par le feu et un seul esprit avec Dieu, il devient l'amour essentiel et vide de toute autre chose : c'est le sommet pour le plateau de la balance d'amour, dont je parle maintenant.


CHAPITRE XLVIII

DES BIENS TEMPORELS QUE DIEU NOUS DONNE ET DONT
NOUS DEVONS FAIRE USAGE.

   Dieu nous a encore donné pour subvenir à notre vie des biens extérieurs, dont il nous a honorés et servis. Il en a donné de trois espèces, les fruits et les animaux de la terre, les nombreux genres de poissons dans les eaux, et toutes sortes d'oiseaux dans les airs. C'est avec ces biens que nous devons le servir et lui rendre hommage de trois manières en offrant sur son autel les dimes, les prémices et ce qu'il y a de plus noble en ce que nous possédons ; et cela nous le donnerons avec révérence et grande joie pour l'entretien des édifices sacrés, des ornements et des vases précieux employés pour le service de Dieu ; pour ses prêtres et ses saintes âmes qui portent nos péchés, et qui par leur sainte vie et leurs dévotes prières sont intermédiaires entre nous et Dieu : et ceci a été pratiqué depuis le commencement du monde.

   La seconde part de nos biens nous aidera à vivre avec crainte, mesure et sobriété dans la nourriture et le breuvage, dans les vêtements et tout ce qui est utile à notre corps.

   La troisième part sera pour les pauvres ; et nous la leur donnerons joyeusement avec générosité et discernement, pensant qu'ils sont les membres du Christ, qui, au dernier jour, dira à ceux qui ont secouru les pauvres : « Ce que vous avez fait au plus petit en mon nom, c'est à moi que vous l'avez fait. Venez, les bénis de mon Père, dans le royaume qui vous a été préparé depuis le com-mencement du monde (5) »


CHAPITRE XLIX

DE LA QUATRIÈME BALANCE DE L'AMOUR ; ET COMMENT
DIEU DONNE SA GRÂCE DE QUATRE MANIÈRES ET NOUS
LUI RENDONS NOTRE SERVICE EN AUTANT DE MODES DE
VERTUS ; ET COMMENT LE PÉCHEUR DOIT EN ÊTRE REVÊTU,
S'IL VEUT REVENIR EN GRÂCE AVEC DIEU.

   Puis c'est la quatrième balance de l'amour, qui est celle des préceptes divins, où nous devons tous mettre notre poids pour être sauvés. Elle se présente à nous de quatre façons qui ensemble constituent une vie vertueuse en laquelle Dieu se complaît.

   Selon la nature, le ciel partage le temps de l'année où s'écoule notre vie en quatre saisons : l'été et l'hiver, l'automne et le printemps. Ces quatre saisons de l'année se succèdent depuis le commencement du monde jusqu'au dernier jour. De même Dieu nous confère sa grâce, au-dessus du temps et de la nature, selon quatre manières, qui règlent notre vie et notre service jusqu'au jour de notre éternité. Et ce service est rendu d'une façon permanente selon quatre modes de vertus, qui ne peuvent jamais manquer ; et ce service ne peut être rendu que par ceux qui sont humbles et obéissants. Quant aux gens orgueilleux et indociles, ils sont rejetés loin du ciel et du paradis, et mis hors la sainte Église ; à moins que souhaitant obtenir miséricorde et recevoir la grâce, ils consentent à pratiquer les préceptes suivants.

   Le premier est la crainte naturelle devant la justice divine. Le deuxième consiste à détester le péché et à désirer la vertu, conformément à la vérité qui est Dieu même. Le troisième fait rechercher et souhaiter le pardon, d'un cœur humilié, devant la bonté éternelle de Dieu. Le quatrième est de se confier sans hésitation, sans crainte, ni inquiétude à la générosité infiniment riche de Dieu. Lorsqu'on aperçoit qu'on agit de la sorte, c'est que l'hiver des péchés est passé et que le temps de la grâce est arrivé. Dès lors l'on peut pratiquer la première manière de vertu, qui consiste à aimer Dieu par-dessus toutes choses, à s'aimer soi-même pour Dieu et pour son service, et le prochain comme soi-même pour l'amour de Dieu, en toute vérité et sincérité. C'est là le premier commandement et la première manière de pratiquer l'obéissance due à Dieu, et aussi la première balance de l'amour qui doit nous sauver. Car ce commandement résume toute la loi divine et tous les prophètes. Alors peut-on dire qu'on est en la première portion de l'année selon la nature, selon la grâce et selon les vertus. Car en cette saison le soleil commence à monter, c'est le milieu de l'hiver ; et aussi pouvons-nous jouir du soleil de la grâce divine, qui flous illumine et nous aide à progresser en toutes vertus.

Jamais le soleil ne s'arrête,
dès que l'hiver a passé,
il marque la saison suivante de l'année,
le printemps qui s'éveille,
et donne à tous les éléments fécondité.
Le printemps est joyeux entre tous les temps ;
il est chaud, humide, et doux ;
les oiseaux y chantent chacun selon son mode.
Que la grâce de Dieu est noble et délicate !
Dieu veut que nous lui obéissions,
surtout en ce printemps de la vie,
où, Dieu en soit béni !
le Christ est mort pour nos péchés,
afin que nous soyons purifiés.
Il nous a acquis par son sang précieux,
et il veut nous garder pour lui.
Aussi devons-nous nous purifier
de tous nos péchés, pour son honneur,
puis vivre dans la pénitence,
jeûner, veiller, donner l'aumône,
confesser et accuser nos péchés
et suivre les conseils du prêtre ;
obéir toujours à la sainte Église,
par la vertu et les bonnes œuvres.
Alors pouvons-nous recevoir le Saint Sacrement
et progresser dans une vie sainte.

   La troisième saison de l'année est l'été. Le soleil atteint alors son plus haut degré, lorsqu'on est au milieu de l'été et au centre de l'année ; le temps y est clair, chaud et sec, et les fruits croissent et mûrissent vite. L'été a une durée de douze semaines, durant la moitié desquelles le soleil monte sans cesse au ciel, puis en l'autre moitié il descend vers la terre. Pendant que le soleil monte, les fruits mûrissent et atteignent leur terme en Orient ; et lorsqu'il descend, c'est en Occident que les fruits deviennent mûrs, en ces pays que nous habitons.

   Que signifient ces figures ? Dans la troisième manière de grâce et de vie spirituelle, Dieu nous enseigne à obéir à la raison et à notre conscience. Et c'est pourquoi, lorsque nous sommes élevés, au moyen de la grâce et de notre vie vertueuse, au plus haut degré de nos puissances en action de grâces, en louange, en amour, en révérence, alors toutes nos puissances défaillent en montant et en progressant ; notre mémoire est élevée jusqu'au dépouillement d'images, notre puissance raisonnable jusqu'à la clarté divine, et notre puissance amoureuse jusqu'à l'amour pur et essentiel qui s'incline vers Dieu. Le dépouillement d'images nous rend semblables aux Trônes, pleinement victorieux ; par la clarté nous ressemblons aux Chérubins qui ont reçu en eux la claire lumière divine ; par l'amour essentiel et affectif nous sommes rendus semblables aux Séraphins qui sont unis à Dieu par le pur amour. Ainsi se manifestent la grâce de Dieu et la sainte vie, lorsqu'on veut pratiquer la montée. Tous les fruits des vertus y mûrissent et obtiennent en Orient leur plein développement, c'est-à-dire dans la révérence qui s'élève vers Dieu. L'été de la grâce et notre raison éclairée commandent à notre esprit que nous montions comme le soleil, au moyen de toutes nos puissances et de tout ce que nous pouvons donner, jusqu'à la souveraineté infinie de Dieu, de sorte qu'à toute heure nous devions défaillir dans le désir et le souhait d'être un avec Dieu en amour. Et cette même grâce et notre raison nous invitent et commandent à nous abaisser comme le soleil en nous-mêmes et à nous abandonner au bon vouloir de Dieu, en toute abnégation et sans rien choisir, le laissant libre de venir ou de s'en aller, de donner ou de réclamer, de faire enfin avec nous tout ce qui lui plaît, dans le temps et dans l'éternité. Car si, lorsqu'on monte dans l'amour il peut demeurer quelque chose de la propre nature, lorsqu'on descend, l'on renonce à soi-même pour laisser agir le bon vouloir de Dieu. C'est alors que le fruit des exercices d'amour est en pleine maturité et que la balance de l'amour entre nous et Dieu est en équilibre, pleinement égalisée de part et d'autre. De cette façon nous trouvons la paix en Dieu et en nous-mêmes, au moyen de cette libre montée et descente en vraie charité.

   Suit la quatrième saison de l'année, qui est l'automne, intermédiaire entre l'été et l'hiver. De sa nature c'est une saison bien ordonnée, où se mesurent le chaud et le froid, le sec et l'humide. Elle est féconde et riche en fruits de toute sorte, libérale, abondante pour tous, bienveillante à l'égard de toutes les créatures : hommes, oiseaux et bêtes ; car ayant reçu largement de Dieu de l'influence des planètes, du soleil et de la lune, ses libéralités sont égales pour tous, riches et pauvres, et chacun en conformité avec ses besoins. Ce qui n'empêche que le riche cupide attire à lui plus de bien commun qu'il ne lui appartient.

   Faire trois parts de ses biens terrestres, c'est ce que je vous ai montré plus haut, pour constituer la troisième balance de l'amour.


CHAPITRE L

DE QUELQUES INSTITUTIONS PARFAITES.

   Observez les préceptes, et soyez obéissants et soumis à toute créature pour la gloire de Dieu, dit l'apôtre (6), comme Dieu daigne nous obéir par lui-même et par ses créatures selon tous nos besoins. Toutes les créatures sans raison que Dieu a faites lui obéissent et sont à son service et au nôtre. De même les créatures douées d'intelligence, les anges, les saints et les hommes qui vivent en grâce avec Dieu, lui sont soumis, ainsi qu'à nous-mêmes, tandis que nous le sommes envers eux ; et ainsi sommes-nous tous ensemble une seule famille, accomplissant un même service et un même hommage envers Dieu. Les pécheurs, au contraire, qui méprisent Dieu et son service, et s'adonnent au péché, ont de Dieu licence de persécuter les gens de bien, de les opprimer et de les tuer, leur donnant ainsi occasion d'une plus grande récompense : de cette façon les pécheurs eux-mêmes sont encore au service de Dieu et des gens de bien qu'ils persécutent, sans d'ailleurs le savoir.

Poursuivre et faire le mal, c'est vivre comme un démon, subir, souffrir et supporter pour Dieu, c'est vivre en bon chrétien.
Voulez-vous être disciple du Christ, cherchez à lui ressembler,
innocent et généreux comme lui, sans céder au péché.
Vous devez vous renoncer vous-même et vous mortifier,
pour que l'esprit du Christ prospère en vous.
Vous devez aimer le pécheur et haïr ses péchés,
car c'est la loi du Christ ;
avoir l'amour du Christ et la haine de soi-même,
puis se laisser conduire par lui en toutes choses ;
aimer tous les hommes et ne haïr personne ;
car haïr ses ennemis mérite malédiction
parce que c'est vivre loin de la charité.
Ne méprisez, opprimez, jugez ni ne condamnez personne,
ce qui est le fait ordinaire des hypocrites.
Se mépriser, se juger, s'accuser soi-même,
mais non se condamner,
car Dieu est proche et veut le retour du pécheur.
S'avouer et se confesser coupable
et prier Dieu avec confiance et foi, afin qu'il soit propice.
Êtes-vous pauvre, méprisé, dans la détresse, vous pouvez vous en réjouir,
car ainsi vivait le Christ sur la terre.
En votre pauvreté, ne demandez rien aux avares,
qui ne savent donner qu'avec tristesse ;
adressez-vous aux riches généreux avec confiance,
car ils ont joie à donner.
Aimez toujours et souhaitez l'humble soumission,
et vous vivrez l'esprit tranquille.
Si la volonté n'est point rebelle,
la puissance irascible demeure en paix.
Être également content de supporter ou d'agir,
c'est être simple, sage et sensé.
Ne cherchez pas à dominer,
à juger ni à gouverner les autres,
car l'orgueil se cache en ceux
qui veulent porter les soucis d'autrui.
Mais qui est mis au-dessus des autres, sans qu'il le cherche ou le veuille,
doit obéir et garder le silence.
S'il demeure humble et effacé,
il gagnera la faveur de ses inférieurs,
et il pourra faire avec eux ce qu'il désire.
Car l'humble est aimé et apprécié de ceux qui sont bons ;
l'orgueil, au contraire, que l'on ignore et qu'on ne domine pas
se glisse dans tous les péchés.
Qui méprise les petits, sans conscience ni crainte,
le ferait bien davantage pour les grands s'il le pouvait.
Ceux qui murmurent et se plaignent dans la souffrance,
ne peuvent jamais croître ni progresser pour le poids de l'humilité.
Ceux qui observent de près les autres pour les critiquer
ressemblent bien aux hypocrites.
Ils sont mauvais au dehors et au dedans,
incapables de vaincre l'orgueil.
Qui souhaite l'emporter sur les autres en honneur
n'est point digne d'être honoré.
Mais si l'on vous envie, opprime et calomnie,
il faut le supporter joyeusement pour Dieu,
car l'on vous donne ainsi des jours de grâce.
Gardez-vous toujours de la médisance
qui met les hommes en fureur,
ainsi êtes-vous sage et prudent,
et montez-vous vite en vertu.
Supportez toutes choses et ne vous vengez point
quoi qu'on vous fasse et qui vous arrive,
apprenez à le porter humblement.
Voulez-vous reprendre, indiquer et enseigner avec douceur,
vous rendez plus sages les gens de bonne volonté.
La complaisance en vous-même vient-elle vous surprendre,
c'est une dangereuse tentation.
En ressentez-vous des pensées d'orgueil,
gardez votre bouche et taisez tous vos sentiments.
Et si vous ne pouvez chasser cet orgueil,
soyez-en confus, et apprenez à vous exercer et à vous taire.
Ceux qui par l'humilité entrent en joute contre l'orgueil
ce sont des bacheliers en théologie.
Mais pour gagner la lutte et devenir Maître,
ils doivent fouler l'orgueil sous les pieds.
L'orgueil est un serpent dangereux
qui mène ses disciples en enfer.
Qui a trouvé en son esprit l'humilité,
sait mettre la douceur en sa vie.
Car la vraie humilité
donne, au-dessus de toutes pratiques de vertu, le repos,
en toute souffrance une douce patience,
et à travers toute tribulation la paix de l'esprit,
qui fait endurer et supporter toutes choses avec mansuétude.
Ceux qui en pureté d'esprit trouvent l'humilité,
dépassent en leur vie tout labeur,
ce qui est fondement et racine de toute sainteté.
Recherchons et souhaitons la parfaite humilité,
qui est simplicité immuable,
dans la pureté de notre esprit :
elle n'est trouvée qu'en elle-même.
C'est la simplicité de tous les saints,
la constance de tous les gens de bien,
la patience en toute souffrance,
le commencement et le principe de toutes vertus ;
en tous honneurs sans élèvement ;
elle est la paix sans fin,
la vitalité de toute vie sainte,
où toutes vertus finissent et commencent au sommet de notre innocence.
Cette vie même rencontrée, obtenue et possédée, dans la pureté de notre esprit,
ne peut chasser l'inconstance de la sensibilité.
Il nous faut ressentir faim et soif,
et maint désir désordonné.
Il faut bien boire et manger,
et souvent nous oublions notre Dieu.
II faut se taire et parler,
et l'on tombe en mille défauts.
C'est là notre vie sensible,
où chaque jour nous faisons des chutes,
quoique notre esprit soit mortifié,
parce que nous vivons sans sollicitudes,
profondément cachés en Dieu.


CHAPITRE LI

DU DOUBLE MODE D'EXERCICE DE NOTRE ESPRIT.

   Si nous voulons expérimenter et vivre le plus haut degré de vie, où l'on puisse arriver dans le temps, notre esprit doit être séparé de notre âme et s'élever au-dessus de la raison, au-dessus des images, au-dessus des pratiques de vertu, par un regard simple dans la lumière divine, une vue intérieure élevée de notre esprit et une adhésion à Dieu par pur amour. Dans l'action nous sentons entre nous et Dieu une distinction et une différence ; mais là où nous sommes ravis en Dieu au-dessus de l'esprit, en sa majesté infinie, là nous avons repos et habitation avec Dieu en une unité essentielle, qui demeure toujours avec Dieu immobile et sans action, dans un repos d'éternité : et ainsi devons-nous sans cesse posséder repos et action, ce qui est vivre sans labeur. C'est là le plus haut mode selon lequel nous puissions expérimenter en nous une vie divine, illuminée de la vérité éternelle. C'est le premier mode de notre esprit en libre élévation, par pur amour, jusqu'à la hauteur infinie de Dieu.

   Le second mode de vie spirituelle, qui vient ensuite, est l'humble mépris de nous-mêmes au-dessous de tous les hommes et au-dessous de tous les modes d'humilité qui ne sauraient tranquilliser notre raison ; de sorte que nous soyons humblement contents, dans le renoncement à nous-mêmes et la mort sans choix dans un humble abandon, et un regard qui s'engloutit et se perd sans cesse dans la profondeur d'abîme de Dieu, au-dessous de laquelle il n'y a rien ; là, dans notre humilité tout abandonnée, nous devenons le royaume, où il vit et règne, et nous en lui, en dehors de tout le créé. C'est là le second mode de vie spirituelle, qui consiste à descendre et à nous perdre dans la profondeur d'abîme de Dieu.

   Selon ces deux modes, l'esprit est élevé au-dessus de l'âme ; néanmoins l'esprit et l'âme ne sont qu'une seule vie. Mais pour l'âme la vie est dans les grâces, les observances et maintes pratiques de vertu. Et l'esprit vit au-dessus de la raison et des pratiques de vertu, uni à Dieu et affranchi d'images dans le pur amour.


CHAPITRE LII

DE L'ÂME RAISONNABLE PÉCHERESSE.

   L'âme raisonnable, que remplit la grâce divine, est semblable à la source vivante du Paradis, qui jaillit et forme quatre fleuves de grande utilité. L'âme raisonnable fait de même dans l'état de pure nature. Elle possède au-dessous d'elle-même la nature mortelle avec ses cinq sens : l'ouïe, la vue, l'odorat, le goût, le toucher ou faculté de sentir mais elle-même est spirituelle, raisonnable et immortelle. En elle-même elle a trois puissances : la mémoire, l'entendement et la volonté, et par nature elle peut choisir ce qu'elle veut, le bien ou le mal ; et au-dessus d'elle-même elle possède Dieu et sa grâce. Choisit-elle le mal et le péché, elle est faussée et désordonnée, et elle n'agit aucunement selon l'ordre et la justice, car dans l'âme de volonté perverse la sagesse et la vérité ne peuvent pénétrer ; mais il lui faudra à la mort porter la justice divine. Le corps pécheur devient la proie des vers ; quant à l'âme esclave du péché, elle est liée par des chaînes de feu, ses péchés qui demeurent pour toujours et qui sont au pouvoir des démons. L'esprit qui n'a pas aimé Dieu, est rejeté et méprisé de lui et jeté dans les ténèbres extérieures qui n'auront jamais de fin.

CHAPITRE LIII

DE L'ÂME RAISONNABLE QUE REMPLIT LA GRÂCE ET DES
QUATRE FLEUVES QUI EN DÉCOULENT, SPÉCIALEMENT DU
PREMIER D'ENTRE EUX ET DU TRIPLE MODE DONT IL
S'EXERCE.

   L'âme raisonnable que Dieu a remplie de la fontaine de ses grâces, voit jaillir en elle quatre fleuves de grâces qui sont les quatre modes de vertus. Le premier fleuve de la grâce divine nous enseigne les trois modes selon lesquels se pratique le service de Dieu : le premier est sensible, le second spirituel et le troisième divin.

   Le premier mode, qui est sensible, est commun aux méchants et aux bons il nous apprend à nous appliquer au service de Dieu d'une façon sensible, selon la raison et l'ordre, en conformité avec les règlements de la sainte Église, en nos paroles et nos actions, tournés vers l'orient. Et ceci appartient surtout aux prêtres, car à la messe, dans les oraisons et les prières ils se tiennent, visage découvert, tournés vers l'orient, comme ceux qui désirent et attendent l'avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ,

   Lorsqu'il viendra de l'orient pour le jugement. Et c'est pourquoi durant notre vie et à l'heure de notre mort, nous tournons les yeux vers l'orient, d'où doit venir le Seigneur, pour nous délivrer et nous conduire avec lui vers la vie éternelle. Cependant il faut bien savoir que les pratiques sensibles et corporelles, quelque importantes et respectables qu'elles soient, ne peuvent nous rendre ni saints ni bienheureux, puisque les méchants et les bons les accomplissent également. Mais l'intention et l'amour dans les actes accomplis pour la gloire de Dieu, rendent ce mode de service corporel saint et bienheureux ; et tous les hommes, aussi bien ignorants que lettrés, doivent, surtout à la messe, s'élever vers Dieu par le cœur, avec intention droite et amour. Car là on offre à notre Père céleste la passion et la mort ignominieuse avec la sainte effusion de sang de son Fils pour le rachat de nos péchés. Et c'est là le mode sensible d'exercice que nous devons au Christ, qui nous a rachetés par sa mort de la mort éternelle du péché.

   La même fontaine de la grâce nous enseigne encore un autre mode de vertu, auquel nous sommes tous tenus envers notre Père céleste, et elle exige de notre âme raisonnable un mode supérieur de vertu, qui a été pratiqué depuis le commencement du monde par tous ceux qui ont été l'objet des complaisances divines, anges et saints, depuis le premier jusqu'au dernier. Ce mode est éternel et bienheureux, et il nous apprend à élever au ciel notre âme raisonnable vers le Père céleste, au-dessus de toutes les pratiques sensibles et de toutes les bonnes œuvres extérieures. C'est ce que nous enseigne la raison, aidée de la nature, des Écritures, des lois juives et païennes, et des saints Évangiles. Toutes les créatures nous apprennent et nous montrent par elles-mêmes que nous devons chercher et rencontrer notre Créateur au-dessus de nous dans le ciel. Et le Christ lui-même dit avec nous tous : « Notre Père qui êtes aux cieux que votre nom soit sanctifié (7). » Et c'est pourquoi l'âme raisonnable doit, au moyen de la grâce divine, s'élever au-dessus de toutes choses jusqu'au ciel en face de Dieu ; et là elle se livrera à la foi et à la confiance, à l'espérance et au désir, à l'amour et à la crainte, à l'action de grâces et à la louange ; elle honorera, confessera, bénira, invoquera et adorera son saint nom.

C'est là que coulent les fleuves de la grâce,
qui invitent l'âme à l'intérieur
à dépenser toutes ses forces en amour,
car ainsi obtient-elle la victoire.
Le Père parle à l'âme,
et celle-ci lui répond, sans bien savoir comment.
Entre la parole et la réponse elle défaille,
et tombe en impuissance.
Elle doit se taire,
s'incliner vers le Père :
ainsi soutient-elle son action.
Son irradiation
et sa touche
font luire le jour de l'amour.
Lorsqu'il parle
et que l'âme défaille,
est payé le tribut de l'amour.
L'heure passe
et l'âme redescend,
pour se livrer aux vertus comme auparavant.

   Puis vient le troisième mode qui découle du premier fleuve de la grâce, nous conduit à Dieu et nous unit à lui. Ce mode peut mieux être appelé sans mode que mode. Il débute lorsque l'âme raisonnable a épuisé toutes ses forces et tout son pouvoir dans l'amour. Là commence l'amour sans mode ; au-dessus de l'amour ordonné, l'entendement pur et dépouillé ; au-dessus des vertus, la vertu foncière ; au-dessus des pratiques de vertu, l'inaction ; au-dessus de tout mode l'être sans mode ; au-dessus des pratiques intérieures raisonnables la vie contemplative. Car dans la révélation de Dieu, où Dieu se montre lui-même, la raison de l'âme est comme l'œil de la chauve-souris, qui devient aveugle à la clarté du soleil. Là commence l'esprit aimant, vraie vie de l'âme, qui sans cesse adhère à Dieu par amour. Il ressemble à l'aigle plein de noblesse, qui sans broncher contemple et fixe la clarté du soleil ; et c'est ce que fait l'œil simple et clair de l'esprit aimant, qui reçoit l'éclat de la clarté de Dieu, au-dessus de la raison et sans intermédiaire. Le Père céleste dit alors à l'esprit aimant « Ouvre ton œil simple et contemple qui je suis : l'être, la vie, la sagesse, la vérité, la béatitude éternelle, l'amour sans fin. Je t'affranchis, demeure avec moi ; perds-toi en moi, ainsi pourras-tu te trouver en moi, et moi en toi, avec tous les esprits aimants élevés comme toi et unis à moi. Sois libre en toi-même et liberté en moi ; sois bienheureux en toi et béatitude en moi. Je te donne une claire et simple connaissance de moi-même en toi ; et une ignorance sans fond et impénétrable de moi-même, c'est là ce que je te donne. Perds-toi et trépasse de toi-même en toi ; sois sans distinction une simple béatitude avec moi. »


CHAPITRE LIV

DU DEUXIÈME FLEUVE DE LA GRÂCE DIVINE.

   C'en est fini du troisième mode du premier fleuve de la grâce divine, qui nous unit à Dieu d'une manière simple.

   Le deuxième fleuve de la grâce de Dieu coule d'orient en occident, c'est-à-dire vient du Saint-Esprit, à travers l'âme raisonnable, jusqu'à notre vie sensible. Ce fleuve comprend trois modes de vie. Le premier mode nous purifie des péchés, nous orne de la grâce et nous unit à Dieu en amour. Tout ce que Dieu a fait dans la nature est bon, et il le regarde et y met toute sa complaisance. Il a créé le ciel et la terre, et toutes les créatures le servent en nous, chacune à sa place, selon que la Sagesse divine l'a ordonné et disposé. Il a créé deux natures intelligentes qui sont les anges et les hommes : les anges dans le ciel, les hommes sur la terre, afin qu'ils lui rendent grâces, le servent et chantent ses louanges.

   Les anges dans le ciel se divisèrent en deux camps ; et bien que par nature ils se complussent tous en Dieu, ceux qui, d'un regard simple et de libre volonté dans l'amour, se tournèrent vers Dieu, donnèrent à leurs œuvres un prix éternel, et ils furent fixés dans la béatitude et la gloire de Dieu. Mais ceux qui mirent leur complaisance en la beauté que Dieu leur avait donnée, se détournèrent de lui, voulant régner et égaler Dieu en grandeur et en noblesse. Remarquez-le, ce fut dès lors le premier combat livré entre les mauvais et les bons. Car les bons anges voulurent ramener les mauvais, leur montrer et apprendre comment il faut aimer Dieu, le servir, lui rendre grâces et le louer ; et le camp adverse s'efforça d'entraîner les bons loin de Dieu, afin de les détourner avec eux-mêmes de Dieu et de son service, ainsi qu'ils le faisaient. La lutte ne pouvait être longue, car Michel, le chef des anges, avec son parti, et aidé de la vertu divine, précipita le cruel et amer dragon Lucifer avec les siens, hors du ciel, dans la région des ténèbres, sur la terre et au fond de l'enfer. Et Jérusalem, la cité de Dieu, des anges et de tous les saints, demeure dans la paix et la gloire éternelles, pour jamais et sans fin ; mais la haine, la colère et l'envie des damnés s'élèvent toujours contre Dieu et contre tous ceux qui aiment Dieu et le servent. Et ainsi les anges sont-ils séparés et divisés selon qu'ils sont avec Dieu ou contre Dieu, en bons et en mauvais, en bienheureux et en réprouvés, et cela doit demeurer ainsi éternellement.

   De plus, au commencement du monde Dieu créa la nature humaine, homme et femme, Adam et Ève, âmes raisonnables en un corps mortel ; il les créa dans l'état d'innocence, nobles et libres, à son image et ressemblance. Il leur donna puissance et sagesse, et mit en eux ses grandes complaisances. Il les plaça dans le paradis et leur enjoignit l'obéissance, les prévenant qu'au moment même où ils désobéiraient et violeraient son commandement, ils mourraient de la mort du péché. C'est alors que survint un mauvais ange, chassé du ciel, sous la forme d'un serpent, et il contredit la parole divine ; et trompés par des mensonges et de fausses promesses, Adam et Ève mangèrent du fruit défendu. Comme peine de cette désobéissance, ils furent expulsés du paradis et encoururent la malédiction de Dieu avec toute la postérité qui devait naître d'eux selon la nature. Cependant ils gardaient la liberté de la nature que Dieu leur avait donnée ; car leurs péchés n'étaient pas à jamais irrémissibles, mais en faisant pénitence et en implorant miséricorde, ils pouvaient obtenir béatitude et salut.

   Et bien que la porte du paradis leur fût fermée, ainsi que la porte du ciel, et que la face glorieuse de Dieu leur fût cachée, comme pour tous ceux qui devaient naître d'eux selon la nature ; néanmoins ils conservaient la noblesse et la liberté de leur volonté, et ils avaient connaissance de la mort et de la vie, du bien et du mal. Ils aimaient le bien et haïssaient le mal, et ainsi se tournaient vers Dieu et obtenaient pardon ; et tous leurs descendants, qui mettaient en Dieu leur foi, le louaient et l'aimaient, pouvaient ainsi lui plaire et recevoir grâce et pardon. Nous en avons la preuve en Abel, leur fils : il était bon et juste, honorait Dieu et l'aimait, et sa vie et ses offrandes lui étaient agréables : mais Cain, son frère, était avare et ladre, irritable et envieux ; et c'est pourquoi il était avec son offrande indigne de Dieu et repoussé de lui. C'est alors qu'il immola son frère, l'innocent et le juste, et ce fut le premier martyr mis à mort pour la gloire de Dieu, à cause de sa vertu et de sa justice.


CHAPITRE LV

COMMENT SE PARTAGE LE ROYAUME DE DIEU ENTRE BONS
ET MAUVAIS ; DES HOMMES ET DES ANGES, ET AUSSI
DES BONS ET MAUVAIS PRÉLATS.

   Le royaume de Dieu se divise entre bons et mauvais, car tout ce que Dieu a créé appartient à ce royaume. Les méchants n'ont que mépris pour Dieu et son service : ils préfèrent tout ce qui est périssable la richesse et la gloire du monde, les voluptés du corps et une longue vie, s'ils peuvent l'obtenir. Et par là ils tombent sous le juste jugement de Dieu et sont condamnés. Les bons méprisent le péché et le monde, et tout ce qui peut les détourner de Dieu, et ils préfèrent Dieu, sa gloire, son amour et son service et ils sont élevés par la miséricorde divine.

   Tous ceux qui ont cru en Dieu depuis le commencement du monde, qui lui ont rendu gloire, l'ont aimé et servi, et ont persévéré jusqu'à la mort, sont tous sauvés. Pour ceux qui étant retombés dans le péché se sont néanmoins retournés vers Dieu par la pénitence et ont imploré leur pardon, s'ils persévèrent ainsi jusqu'à la mort, ils obtiennent aussi le salut par leur pénitence et la miséricorde divine. Mais les incrédules, au service du démon et du péché, qui vivent et meurent en cet état, sont tous damnés pour l'éternité et réprouvés par la justice divine. Telle est la loi juste, l'ordre, la règle et la norme de la Sagesse divine, qui a bien ordonné toutes choses et vit en tout ce qui est créé, régissant chaque nature en particulier, l'ordonnant à la gloire de Dieu, au service et à l'utilité de tous les hommes. Et toutes les personnes qui naissent dans la nature humaine reçoivent de Dieu également noblesse et liberté, de sorte qu'elles peuvent en toute libre volonté soit se détourner de Dieu, soit se tourner vers lui ; car la contrainte dans le service est le propre du serviteur, qui ne peut gagner les complaisances de Dieu, ni posséder son royaume à l'égal des fils. Mais si tous les hommes qui naissent dans la nature humaine ont noblesse et liberté, plusieurs d'entre eux néanmoins, depuis le commencement du monde, ont reçu de Dieu grande dignité, domination, honneur et gloire au-dessus des autres hommes de leur temps.

   De même, bien que tous les anges soient des esprits nobles et purs par nature, pourtant il y a chez eux grande distinction de principauté, d'ordre, de primauté et de puissance, de vertu et de domination.

Les uns commandent et les autres leur obéissent.
Les uns brûlent d'amour,
ils fixent et contemplent Dieu en claire connaissance.
D'autres nous servent ici-bas,
et d'autres possèdent Dieu en une paix éternelle.
Les uns gardent et protègent les villes,
d'autres les provinces et les pays contre les ennemis et tout mal.
Il y a chez eux pleine concorde
et chacun à part est bienheureux.
Et si la gloire de Dieu est à tous commune,
chacun y puise selon sa mesure.
La joie est là immense,
la vie éternelle sans mort.
À tous Dieu est récompense débordante et sans mesure,
et chacun a la sienne en lui-même mesurée à ses propres œuvres.
On y a connaissance, saveur et expérience,
amour éternel sans déclin ;
car qu'ils aiment Dieu,
cela dépasse compréhension et sens.
Il y a là connaître, aimer, posséder et jouir :
tous les pécheurs en sont exclus.
L'on s'y fond et l'on s'y écoule
dans une profondeur d'abîme :
l'on peut bien le posséder,
mais non pas en parler,
car cela défie tout langage.
Qui renonçant à tout effort,
demeure en paix et silencieux
en sait bien plus long.
Être un avec Dieu en amour impose le silence
et par-delà pratiques de vertu, c'est vivre, mourir et ressusciter en Dieu :
c'est le plus haut don de Dieu, je pense.
Le péché n'y a plus de place,
et l'on a gagné l'intime vérité de Dieu ;
vivre en éternel amour,
sans plus faire de chutes,
Dieu veuille nous l'accorder à tous !


   La seconde nature créée par Dieu est celle des hommes, tous descendants d'une même race, celle de nos premiers parents, Adam et Ève : et tous ceux qui sont nés de cette race possèdent également noblesse et liberté selon la nature. Parmi eux la Sagesse divine a fait choix d'un certain nombre qu'elle a établis au-dessus des autres ici-bas et dans le temps, mais non pas pour l'éternité, à moins qu'ils ne le méritent par leur charité et par leur vie conforme à la très chère volonté de Dieu. Certains hommes sont au-dessus des autres de par leur naissance, tels que les rois, les ducs et les comtes, princes du monde, puissants et seigneurs de mainte façon. S'ils vivent bien et gouvernent avec équité le peuple de Dieu, qui leur est soumis, ils seront plus récompensés et plus heureux que les hommes ordinaires. Mais si au contraire ils vivent dans le péché et gouvernent mal, ils servent le diable et auront en enfer des peines plus sévères que les autres hommes.

   Certains ont été choisis par Dieu depuis le commen-cement du monde et ils le sont maintenant dans le temps : ils sont tous saints et bons. D'autres ont été élus par les hommes, selon que Dieu le permet et l'accepte : tels les empereurs, les papes, les évêques, les abbés, les moines, les princes et les prélats. Il en est qui sont serviteurs de Dieu et des vertus, qui gouvernent d'une façon droite et juste : ceux-là plaisent à Dieu et méritent la grâce et la vie éternelle. Mais ceux qui désobéissent à Dieu, se mettent au service de l'injustice, du démon, du monde et de la chair, de quelque rang qu'ils soient, ils appartiennent tous à l'enfer. Ceux qui ont été choisis et appelés comme Aaron pour devenir clercs le sont légitimement et sont l'objet des complaisances divines ; mais ceux qui se choisissent et s'élèvent eux-mêmes, pour s'établir prélats au-dessus des autres hommes, sont rejetés par Dieu.

   Jésus-Christ, le Fils de Dieu, est le pontife suprême de la sainte Église, et beaucoup d'hommes de bien lui ont offert, en l'honneur de la mort qu'il a voulu subir pour leurs péchés, principautés et dignités, richesse, seigneurie et fortune, qui sont dues à sa mort bénie. Et il veut qu'on les donne à ceux qui ont son esprit, qui sont sans tache, sages et doctes, et capables de gouverner son peuple, et de lui apprendre par leurs paroles, leurs œuvres et leur sainte vie, comment on peut arriver à la vie éternelle. Tous ceux qui achètent ou vendent l'héritage du Christ sont les enfants de Simon le magicien ; car ils achètent et vendent ce qui est à Dieu, et que l'on devait donner gratuitement à ceux qui sont capables de servir Dieu, et non aux orgueilleux ni aux envieux, aux avares ni aux ladres, aux gourmands ni aux impurs, ni enfin à ceux qui vivent manifestement en péché mortel. Car ceux-ci ne sont pas dignes de posséder l'héritage du Christ ni d'en vivre ; et ils n'entrent pas par la porte vivante de Notre-Seigneur Jésus-Christ, car ils enfoncent la muraille de la loi évangélique et des préceptes donnés par la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Mais ils pénètrent par ailleurs dans le bercail, par force ou par violence, par des prières avec des menaces, des dons ou des apparences de sainteté et par hypocrisie. Ils ne sont ni brebis ni pasteurs, mais loups ravisseurs, voleurs et meurtriers : car ils tuent, pillent et corrompent ceux qui leur sont soumis, et ils sont cause et principe de beaucoup de péchés, même à leur insu. Tout pouvoir ordonné descend d'en haut, du Père des lumières. C'est lui qui éternellement a choisi notre pontife Jésus-Christ, et lui a donné pouvoir sur tout ce qu'il a créé au ciel et sur la terre ; et il lui a confié la mission de réunir tout son peuple, séparé et dispersé sous l'empire des péchés, depuis le premier homme jusqu'au dernier, et de le ramener avec lui dans la gloire de son Père. C'est pourquoi il lui a remis la plénitude de toutes les grâces, des préceptes et des lois et lui a ordonné de vivre et de mourir pour le salut de son peuple et du monde entier. Tout cela il l'a accompli selon la très chère volonté de son Père. Et c'est pourquoi son nom a été exalté au-dessus de tout nom, car il est mort également pour tous les hommes, sans exception, autant qu'il était en son pouvoir. Et par sa mort il a acheté la vie éternelle pour tous ses disciples, qui lui ressemblent et le suivent par leurs vertus. Notre-Seigneur Jésus-Christ a par sa mort fondé et rassemblé la sainte Église, et il donne la grâce et la gloire à tous ceux qui le servent dans la foi chrétienne. Et grâce aux mérites de sa mort, il a consenti et permis que beaucoup d'hommes de bien donnent pour sa gloire et pour leurs péchés de grandes richesses, des domaines et des biens avec de grands honneurs à ceux que Dieu a choisis pour son service.

   Au commencement de la sainte Église le Christ a fait choix parmi le monde entier de douze apôtres et de nombreux autres disciples, et il leur a donné son esprit et son propre pouvoir sur son peuple et sur tout le monde. Cet esprit et ce pouvoir demeurent en ses disciples, dans la sainte Église, jusqu'au jugement de Dieu. Néanmoins les disciples qu'il a choisis n'étaient pas tous saints ni bons : car judas l'apôtre fut voleur et meurtrier, et tout semblable au démon. Bien qu'il eût été choisi, il ne répondit pas à ce choix ; mais par avarice il méprisa son maître Jésus-Christ, et le livra à la fureur des juifs, qui le mirent à mort. En tout semblable aux apôtres par l'extérieur, il était intérieurement fils de Satan, perfide et traître. De même la sainte Église est-elle actuellement divisée en deux parties, les mauvais et les bons : mais il semble que Satan ait plus de disciples que le Christ lui-même.


CHAPITRE LVI

COMPARAISON ENTRE LES PRÉLATS DE L'ÉGLISE DE NOTRE
TEMPS ET CEUX DE LA PRIMITIVE ÉGLISE.

   La religion que le Christ et ses disciples ont fondée au commencement, Satan et ses fils s'efforcent de la détruire. Le Christ et ses apôtres étaient pauvres de biens terrestres et riches en vertus célestes : mais les prélats et les prêtres, qui conduisent maintenant la sainte Église, sont riches en possessions et pauvres en vertus : néanmoins l'on trouve encore beaucoup de bons prélats et de saints prêtres. Mais il faut bien remarquer que parmi les douze apôtres il n'y en avait qu'un seul qui fût mauvais et hypocrite, qui semblait bon extérieurement et à l'intérieur était mauvais : maintenant, entre cent prélats et prêtres qui gouvernent la sainte Église et vivent du patrimoine que le Christ a acheté de son sang, on en trouve à peine un seul qui suive le Christ extérieurement et intérieurement, comme le faisaient les apôtres.

   Le Christ et ses disciples, au début de la sainte chrétienté, ont fondé et établi une sainte vie et une vraie religion, car ils étaient pleins de grâce et ils méprisaient tout ce qui est périssable, pour ne poursuivre et rencontrer que ce qui est éternel ; mais la plupart de ceux qui aujourd'hui gouvernent la sainte Église dans la foi chrétienne, sont les disciples de judas ils sont vides de grâces et de vertus, car ils recherchent ce qui est périssable et méprisent les biens éternels, ainsi qu'ils le montrent par leurs œuvres au monde entier : ce ne sont plus des pharisiens, mais des publicains, ou pécheurs publics.

   Le Christ s'est donné lui-même à nous, sans mérite de notre part, dans le saint Sacrement, nous livrant ainsi sa passion et sa mort, ses grâces et ses dons, comme ses sacrements et tout ce qui est en son pouvoir, Dieu et homme ; et il a confié à ses disciples le soin de distribuer et d'administrer à chacun, sans nul profit, en pure charité, tous les sacrements et tout le trésor spirituel qu'ils ont reçus de Dieu. C'est ainsi qu'agissaient les apôtres et les saints prêtres au commencement ; ainsi font encore ceux qui suivent le Christ et sont ses disciples ils vivent selon la règle qu'il a enseignée et qui est consignée dans l'Évangile et la tradition chrétienne. Mais il y a aujourd'hui des disciples de judas, qui ont des charges dans la sainte Église ; ils sont avides, envieux et ladres, et ils tirent profit des biens spirituels. S'il était possible et s'ils en avaient le pouvoir, ils vendraient aux pécheurs pour de l'argent le Christ, sa grâce et la vie éternelle. Car ils ressemblent à leur maître qui vendit la vie du Christ aux juifs pécheurs pour de l'argent, puis se pendit lui-même, pour la peine éternelle de l'enfer. Et il en est encore ainsi pour tous ceux qui, en vue d'un gain temporel, abandonnent le Christ, méprisent et tuent en eux-mêmes sa vie et sa grâce : ils sont tous méprisés de Dieu, rejetés et pendus pour la mort éternelle de l'enfer. Qu'ils vendent aux pécheurs la sainte absolution, la remise de l'excommunication, et tout ce qui passe, ils ne peuvent vendre l'éternité : la grâce de Dieu et les multiples dons cachés dans les sacrements ne peuvent être achetés ni vendus : c'est le Christ qui les donne à qui en est digne.

   Mais l'on rencontre encore dans la sainte Église de vrais pasteurs, que le Christ a choisis et établis au-dessus de tout son peuple, des bons et des méchants. Et il leur donne son esprit, son pouvoir et sa sagesse ce sont là les clefs du ciel qu'il remit à saint Pierre, aux autres apôtres et à leurs successeurs chargés de gouverner la sainte Église jusqu'au dernier jour : ils ouvrent le ciel aux justes par la main du Christ et en son nom ; et ils ne le ferment pas aux pécheurs qui, avec foi et vrai repentir, confessent sans feinte leurs péchés et implorent leur pardon de la miséricorde divine : en quoi ils ne peuvent être trompés. Le Christ est le pontife suprême qui a tout pouvoir au ciel et sur la terre, qui peut fermer et ouvrir, et sans lui le prêtre ne peut rien. Et c'est pourquoi alors même que les prêtres eux-mêmes seraient en péché mortel et destinés à l'enfer, ils ne peuvent ni infirmer ni souiller les sacrements. Mais ils ont le pouvoir de lier et de délier par la vertu de Dieu, en la personne du Christ, bien qu'ils en soient indignes ; et le Christ communique son pouvoir, pour l'administration des sacrements, aux mauvais prêtres comme aux bons, qui sont établis d'en haut et placés au-dessus du peuple du Seigneur, dont ils ont reçu la charge. Car la sainte Église ne peut errer, ni les justes être trompés à cause de la malice des prêtres. Et c'est pourquoi, si vous voulez sauver votre âme pour la vie éternelle, vous devez faire la distinction entre les pasteurs que le Christ a choisis et placés au-dessus de son peuple, et les mercenaires qui se recherchent eux-mêmes, poursuivent et souhaitent richesse et domination dans la sainte Église sur le peuple du Seigneur.


CHAPITRE LVII

DISTINCTION ENTRE LES BONS ET LES MAUVAIS PASTEURS.

   Voyez maintenant quels sont les vrais pasteurs qui suivent le Christ et gouvernent son peuple selon sa très chère volonté. Ce sont ceux qui quittent et méprisent le monde, et tout ce qui est capable de les séparer de Dieu. En toute vérité ils poursuivent Dieu et l'aiment au-dessus de toutes choses ; ils s'aiment eux-mêmes et aiment tous les hommes pour Dieu : mourant au péché et vivant selon la justice et selon Dieu, ils arrivent au glorieux royaume des cieux. Ils sont sobres et purs, doux et humbles de cour, miséricordieux, paisibles et généreux, patients, obéissants, pleinement abandonnés de volonté ; simples, sages et prudents ; constants dans la vertu ; de mœurs mûres, sensés et de bon conseil ; d'esprit joyeux et de cour élevé ; riches en vertu, véridiques dans leurs paroles, discrets en leur langage et n'ayant que douceur dans leur voix ; le cœur ouvert, l'âme accueillante, compatissant à toute souffrance ; faciles à satisfaire pour le manger et le boire ; n'ayant nul souci de la grossièreté des habits ; se contentant du nécessaire, et donnant le surplus aux pauvres : telle est la vie des bons prêtres. Tout ce que Dieu donne et qui dépasse les besoins, appartient de droit aux pauvres.

Les gens d'église avares,
qui toujours désirent avoir,
demeureront vides de toutes choses.
Qu'ils aient pitié d'eux-mêmes
et donnent sans compter aux pauvres,
et ils auront alors la paix.
Abandonnez tout pour Dieu
et observez ses commandements,
ainsi vivrez-vous en sécurité.
Demeurez-vous fidèle,
ainsi vous serez sauvé
et béni pour l'éternité.

   Tout ce qui est né de l'Esprit de Dieu remporte la victoire sur la chair et le sang, et vit de Dieu ; et ceux-là sont fils de Dieu et disciples de Notre-Seigneur Jésus-Christ, vrais prêtres et prélats, qui lui ressemblent et le suivent, et qui gouvernent son peuple selon sa plus chère volonté. Mais tout ce qui est né seulement de la chair, est chair, vit pour la chair et le monde ; s'oppose à Dieu, et ne ressemble ni au Christ ni à ses disciples, ni aux bons pasteurs et prêtres, dont je viens de parler. Car ils sont mercenaires, ils gouvernent et servent dans la sainte Église pour un gain temporel ; et le Christ dit que ce sont voleurs et larrons, qui pillent, mettent à mort et perdent le peuple du Seigneur par leur vie perverse, leurs mauvais exemples, et leur conduite pécheresse comme celle du monde.

   Le Christ a donné et légué à la sainte Église son héritage et ses biens, possessions extérieures et sacrements riches de sainteté, de grâces et de bienfaits. Il a acquis et gagné tout cela par sa sainte mort. Les biens extérieurs sont nécessaires au corps pour qu'il vive ; les sacrements riches de grâces le sont à nos âmes afin que nous vivions spirituellement selon les vertus. Ce bien, le Christ l'a donné et confié aux mains des prélats et des prêtres, et il veut qu'on le distribue et le partage à tous les fidèles qui le servent et qui en sont dignes, sans qu'on le vende ni ne l'achète ; car son trésor est gratuit et il le donne gratuitement par amour. Nul n'en est digne sinon ceux qui le servent librement par amour, pour sa gloire éternelle. Tout bon ouvrier, qui sert et aime Dieu, a droit à ce qui lui est nécessaire ; mais ceux qui vivent publiquement en péché mortel, qui sont au service du démon, du monde et de la chair, ne méritent pas de vivre du patrimoine que le Christ a acquis par sa mort bénie. Pour ceux qui l'achètent ou le vendent, ou qui en vivent c'est poison et mort éternelle.

   Il est sans doute permis dans la sainte Église aux prêtres et aux clercs pauvres, qui exécutent les lectures et les chants pour Dieu, et sont pour les hommes ministres des sacrements, de recevoir pour leur labeur et leur service les ressources dont ils peuvent vivre ; mais la grâce et la sainteté cachées dans les sacrements, et que le Christ donne à ceux qui en sont dignes, on ne peut les acheter ni les vendre ; car c'est la vertu de Dieu et son œuvre seule, qui dépassent tout ce que l'homme peut faire, quelque saint ou en quelque état qu'il soit. Il nous faut user de ce qui nous est nécessaire, afin de pouvoir servir Dieu et son peuple ; car le service de Dieu l'emporte sur la vie matérielle. Aussi devons-nous manger et boire pour pouvoir servir Dieu, mais non pas servir Dieu en vue du manger et du boire, et de tout ce qui est périssable nous le servons pour lui-même et pour sa gloire éternelle. C'est là l'ordre qui plaît à Dieu et qui nous rend saints et bienheureux ; mais on l'ignore trop et on ne le pratique guère. C'est pourquoi ceux qui veulent appartenir à Dieu et le servir, sont en droit de dire bien haut leur souhait : « Seigneur, demeurez avec nous, car le soir approche (8). »

   Le jour de la grâce et des vertus n'est plus connu, et la vérité a bien disparu. Le clergé est devenu aveugle et très éloigné du droit chemin de la vérité. Nous ne pouvons juger, blâmer, ni mépriser personne dans notre cour ; car cela appartient à Dieu seul. Surtout cela nous est défendu à l'égard de ceux qui sont au-dessus de nous et qui nous gouvernent au nom de Dieu dans la sainte Église. Mais nous pouvons bien blâmer les péchés et louer la vertu c'est ce qu'ont fait Notre-Seigneur Jésus-Christ et ses saints dès le commencement.

   Vous le voyez, le Christ a légué et confié aux princes, aux prélats et aux supérieurs de la sainte Église et de la chrétienté les biens, les pouvoirs et les facultés qu'il a acquis par son sang et sa sainte mort, afin qu'ils en vivent, selon leurs besoins, en suivant la règle et la mesure d'une vraie sobriété. Le superflu va de droit aux pauvres, à qui on le distribue avec discrétion. Ceux qui sont plus élevés et gouvernent le peuple de Dieu, comme tenant la place du Christ, doivent être humbles, miséricordieux, bienveillants et justes, prêts à secourir chacun comme de vrais serviteurs du Christ. C'est à cela qu'on peut reconnaître ceux qui servent Dieu et son peuple selon la loi chrétienne et celle de l'Évangile. Il en est autrement pour tous ceux qui possèdent l'héritage du Christ, et ont en abondance richesses, possessions seigneuriales, luxe, bien-être, qui vendent à haut prix l'apposition de leur sceau, font payer la cire et le papier si cher que les pauvres et simples gens peuvent à peine les obtenir. Cependant ils doivent bien fournir ce qu'on leur demande, afin de recevoir ce dont ils ont besoin ou ce qu'il désirent avoir leur manière de faire ressemble plus à l'avarice qu'à la charité, et ils le verront à l'heure de la mort, lorsque le Christ leur dira : « Rendez compte de votre gérence, car désormais vous n'aurez plus rien à administrer (9). »

   Le Christ permet en ce temps que de mauvais prélats et de faux pasteurs s'élisent et se mettent eux-mêmes en avant, achètent et se procurent quelques prélatures et prennent empire spirituel sur son peuple. Ils n'ont pour le Christ, pour sa vie, sa doctrine et ses commandements que mépris. Ils dominent et gouvernent le peuple de Dieu, non comme des pasteurs mais comme des tyrans. Ils sont mauvais, envieux, avares et ladres. Ils n'ont nul souci des pauvres âmes, qu'ils n'entretiennent ni par leur vie, ni par leurs paroles, leurs œuvres ou leurs bons exemples. Ils négligent les indigents et ne leur donnent rien de ce qu'ils ont et possèdent en abondance gardant injustement leurs biens ou les dépensant, pour leurs péchés, au delà de ce qui leur est nécessaire. Des ressources qui appartiennent aux pauvres ils enrichissent leurs parents déjà fortunés. Tout péché devient licite pourvu qu'il rapporte quelque bien terrestre. À l'usurier il est permis d'offrir ses services à l'autel, s'il a beaucoup à donner. Qu'il meure et, selon ses volontés, on l'enterrera devant l'autel : pour la rémission des péchés on préfère l'argent à une sévère pénitence. Il sera loisible au pécheur de demeurer dans son impiété et son péché, des années durant, s'il paie bien selon ses ressources ; mais pour renoncer au péché et se convertir à la manière de vivre de la sainte Église, il lui faudra donner de l'argent, sans quoi il n'y pourra réussir.

   C'est depuis le commencement du monde que les hommes se partagent en deux camps, les bons et les mauvais. Les bons pratiquent la justice et la gloire de Dieu est en eux vivante : ils poursuivent Dieu en toute droiture, et ils lui offrent en grande révérence tout leur bien et leur être. Ceux qui vivent et ont vécu de la sorte, depuis le commencement du monde, sont vrais disciples du Christ, bénis avec lui pour l'éternité ; quant à ceux dont la conduite est contraire et qui méprisent le Christ jusque dans la mort, ils seront ensevelis dans la poix brûlante de l'enfer.


CHAPITRE LVIII

DE LA PRIMITIVE ÉGLISE ET DE LA VIE DU CHRIST, DE SES
DISCIPLES ET DES AUTRES FIDÈLES.

   Le Christ avec ses apôtres a fondé et établi la sainte Église sur la foi chrétienne, nous léguant la règle commune selon laquelle on doit vivre : et cette règle a été pratiquée par eux, enseignée et écrite, et ils l'ont scellée de leur mort. La foi chrétienne en est le fondement, établi sur la fidélité et la charité mutuelles, selon qu'en témoigne le Christ.

   La largeur de la règle, c'est tout le bien commun aux pauvres en leurs besoins. La hauteur en est l'amour de Dieu et le service qui lui est dû jusqu'à la mort. C'est la règle que le Christ a enseignée et qu'il a léguée à tous ceux qui avec lui souhaitent entrer au sein du Père. Tous ceux qui ont accueilli cette règle du Seigneur et ont fait profession dans la foi chrétienne, ont été baptisés dans sa mort, purifiés de leurs péchés et remplis du Saint-Esprit. Leur communauté n'était pas grande ; nul n'y avait de bien propre, et l'on mettait en commun tout avoir : point de pauvres parmi eux, tous étaient égaux et vivaient du bien commun.

   Pour un si petit groupe fidèle, il y avait beaucoup d'ennemis, païens, juifs, le monde entier. Les juifs ne voulaient ni du Christ ni de sa foi, ils vantaient leurs propres croyances et la loi de Moïse. Les païens rendaient leur culte au soleil, à la lune, aux idoles de bois et de pierre, aux statues qu'ils fabriquaient eux-mêmes, dieux de toute sorte, et à leur Mahomet ! Lorsque le Christ fut monté vers son Père céleste, il envoya le Saint-Esprit à ses disciples et à tous ceux qui croyaient en lui. Tous devinrent libres, pleins d'audace et de courage, n'ayant peur de personne. Ils se mirent à prêcher en tous pays, baptisant au nom du Christ, accueillant quiconque venait à eux avec la foi, conférant le baptême et enseignant la foi chrétienne. Lorsque les païens et les juifs virent que le nom du Christ était partout exalté, la haine, l'envie, la colère et l'indignation s'élevèrent si haut en eux, qu'ils voulurent mettre à mort tous les chrétiens, pensant ainsi sauver la loi ou les idoles et l'emporter sur les chrétiens, en bannissant le nom du Christ. Dès lors on s'empara de tous ceux qui croyaient au Christ, pontifes et évêques, jeunes et vieux, hommes et femmes, jeunes gens et jeunes filles. Mais aux vierges ils ne pouvaient ravir la pureté, car le Christ ne le voulait permettre ni supporter. Comme des loups dévorants parmi d'innocentes brebis, ils se saisissaient des chrétiens, les frappaient, les crucifiaient, les mettaient à mort, créant ainsi maints martyrs, qu'ils envoyaient dans la gloire de Dieu. D'autre part le Christ suscitait parmi les persécuteurs des croyants, qu'il donnait à la sainte Église, et ainsi croissait le nombre de ses fidèles au ciel et sur la terre. Pour les chrétiens, c'était une joie de voir les martyrs monter au ciel, et de nouveaux confesseurs se joindre à eux dans la foi chrétienne. Au milieu de longs et graves tourments, ils demeuraient fidèles, patients et résignés jusqu'à la mort ainsi triomphaient-ils de leurs ennemis et de toute souffrance. Il fallut bien deux cents ans de persécutions et de tourments pour les chrétiens avant que fût prêchée, enseignée et mise à découvert la vraie foi, donnée clairement et en toute sincérité au monde entier.

   Il y eut cependant dès le commencement, lorsque le Seigneur fût remonté au ciel, un grand nombre de fidèles convertis par les apôtres, qui avaient appris d'eux à vivre dans la vertu et selon la foi chrétienne. Puis lorsque les empereurs et les rois furent baptisés et reçurent la foi chrétienne, ils comblèrent de privilèges la sainte Église, lui octroyant le pouvoir de fonder et d'établir en tous lieux des églises et des monastères, ainsi que des maisons consacrées au service de Dieu ; et ils donnèrent dîmes, prémices, biens et richesses à ceux qui voulaient servir Dieu dans l'état ecclésiastique ; ils exaltèrent et honorèrent les princes et les prélats, au service de la sainte Église, dans l'état ecclésiastique, au-dessus d'eux-mêmes et de tous les princes de la terre.

   En ces temps-là beaucoup d'hommes de bien furent appelés par Dieu à abandonner le monde et à fuir au désert : ainsi pourraient-ils servir Dieu continuellement, dévotement et sans obstacle selon sa très chère volonté. Ainsi agirent beaucoup de gens de bien, établissant leur demeure dans les cavernes, les creux des rochers et les grottes, se faisant des cabanes et des cellules pour y habiter. Les uns vivaient d'herbes, de racines, de fruits de palmier et de figuier, et d'autres arbres sauvages qui poussaient dans les bois. D'autres vivaient du pain céleste que leur apportaient les anges. D'autres encore demeuraient ensemble en grandes troupes ; et ils avaient avec eux des prêtres qui leur disaient la messe et leur donnaient les sacrements. II faisaient des paniers et des corbeilles, et autres choses semblables, qu'ils envoyaient vendre dans les villes ; et avec cela ils se procuraient le nécessaire, comme on le lit dans les vies des Pères.

   Le Christ répandait alors son Esprit dans le monde entier ; et beaucoup de bonnes âmes furent poussées au désir de vivre selon la règle des apôtres, au-dessus des préceptes et de la commune loi et pratique de la sainte Église.


CHAPITRE LIX

DES CONSEILS ÉVANGÉLIQUES ET DES TROIS
VŒUX MONASTIQUES, ET D'ABORD DE LA PAUVRETÉ.

   Jésus-Christ a établi une règle qu'il a vécue lui-même et qu'il a enseignée à ses disciples, et à tous ceux qui veulent le suivre. Il y a encore beaucoup d'hommes qui font profession et vœu de cette règle ; mais le nombre est petit de ceux qui vraiment la pratiquent et la vivent. Elle n'est pas commandée, mais conseillée par le Saint-Esprit ; elle n'est pas de nécessité, mais de libre volonté. Le Christ parle ainsi : « Que celui qui veut me suivre, se renonce à lui-même, porte sa croix et me suive (10). » Et encore « Qui veut être parfait, doit vendre tout ce qu'il a et ce qu'il possède avec amour ; qu'il le donne aux pauvres, et vienne à ma suite (11) », se rendant pauvre lui-même pour la gloire de Dieu. Ainsi peut-il vivre du bien commun des pauvres volontaires, qui n'ont ni ne possèdent rien en propre dans le monde entier ils sont les citoyens du ciel et vivent avec le Christ, leur abbé et leur roi, dans la vie éternelle.

   Le Christ est venu en ce monde comme en son propre royaume, qui était sien par nature, par droit et par grâce ; car il était Dieu et homme, roi des rois, créateur de toutes les créatures, prince et seigneur au-dessus de tous les hommes, et toutes choses étaient sous son pouvoir et sa domination. Mais il méprisa le monde avec tout ce qu'il pouvait lui procurer, et il fit choix de la pauvreté, se faisant un pauvre serviteur au-dessous de tous les hommes ; et il disait lui-même : « Mon royaume n'est pas de ce monde (12). » Tout ce qu'il était et ce qu'il avait, et tout ce qui était en son pouvoir, il le donnait à ses disciples et aux pauvres volontaires, jusqu'au dernier jour. Et lui et ses disciples vivaient du bien commun, et aucun pour soi-même, mais chacun d'après ses besoins, selon la discrétion, en charité sincère.

   Tel est le premier point et telle la règle que le Christ a vécue et enseignée à ses disciples, ainsi qu'à tous ceux qui veulent le suivre, et en sont capables.



(1) I. JOA., V, 4
(2) PHIL, I, 23.
(3) MATTH., XXVI, 39-
(4) Luc., XXXIII, 46.
(5) MATTH., XXV, 34.
(6) 1 PETR., II, 13.
(7) MATTH., VI, 9.
(8) Luc., XXIV, 29.
(9) Luc., XVI, 2.
(10) Luc., IX, 23.
(11) MATTH., XIX, 21.
(12) JOA., XVIII, 36.


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