RUYSBROECK - TOME 6 : LE LIVRE DES DOUZE BÉGUINES
LA PASSION DU CHRIST
CHAPITRE LXXIX DU TRIPLE MODE D'UNE VIE SAINTE ET CHRÉTIENNE.
La sagesse divine et la vie de Jésus-Christ, et les saintes Écritures nous apprennent trois modes, selon lesquels toute vie parfaite est pratiquée. Le premier mode est sensible, exercé et dominé par la raison. Le deuxième mode est spirituel, et il s'exerce dans la raison et la sagesse ; le troisième mode est au-dessus de la raison et dépasse toute raison. Ces trois modes ont un fondement qui est plus profond que l'enfer, plus haut que le ciel, plus large que le monde, plus long que l'éternité. Ce fondement nous enseigne qu'il nous faut aimer Dieu au-dessus de tout ce qu'il a créé, et nous-mêmes pour lui, et en lui, et tous les hommes comme nous-mêmes.
Le premier mode, selon lequel nous vivons pour Dieu, nous est commun avec les bêtes et les animaux : ce mode ne fait pas acquérir de mérites, mais il est l'ornement sensible de la nature raisonnable. L'inclination des sens et de la nature entraînant plaisir et désir est matière de péché véniel ; l'inclination déréglée et désordonnée opposée à la nature, à la raison et à la loi divine est matière de péché mortel consentir à se détourner de Dieu et se porter avec plaisir et satisfaction vers les créatures c'est péché mortel. Le dégoût de Dieu, le plaisir et l'occupation volontaire des choses terrestres, c'est mépriser Dieu et se rendre incapable de le servir et cela c'est paresse.
Le premier péché dans une vie tournée vers les sens, c'est de chercher goût et satisfaction dans la nourriture et la boisson, les vêtements, les consolations, les aises, la complaisance des hommes : c'est manque de sobriété et gourmandise ; ceux qui servent leur ventre ont leur ventre pour dieu. Ceux qui servent les inclinations impures de la chair, en consentant à des images impures, méprisent Dieu et se mettent au service du démon et du péché ; ils sont ensevelis dans une vie impure. Ces hommes sont complètement nés de la chair ; ils ne peuvent goûter ni vertu, ni vérité, ni vie qui appartient à Dieu. Mais ceux qui sont nés de Dieu à nouveau, possèdent un fondement éternel qui triomphe de tout péché et de tout ce qui est contraire à Dieu. Ils servent Dieu par leur vie sensible ; ils détestent tout ce que Dieu déteste en eux ; ils méprisent l'aversion de Dieu et aiment le retour vers Dieu. Ils méprisent tout désir désordonné des sens ; ils mettent les sens au service de toutes les bonnes œuvres, selon la volonté divine et l'ordonnance de la sainte chrétienté ; et ils savent supporter tout ce que Dieu permet pour eux : honte, traitement indigne et mépris, maladie, infirmité et tout ce qui peut arriver dans le temps, tout cela sans résistance en humble abandon ; ils ne peuvent vouloir autre chose que ce que Dieu veut, car par l'amour ils sont si fermement unis à Dieu, qu'ils sont incapables de le mépriser et de l'abandonner, pour servir le démon en péché mortel. Car par la foi ils sont nés de Dieu, enfants libres, fils de la grâce et non de la nature ; ils ont vaincu le monde, c'est-à-dire les péchés du monde. Le Christ vit en eux et eux en lui ; avec lui ils sont trépassés en Dieu et leur vie est cachée au monde ; et ils sont ressuscités avec lui et ils vivent avec lui au ciel devant son Père céleste. Ils goûtent et recherchent les choses éternelles. Ils laissent et méprisent tout ce qui est d'ici-bas. Ils éprou-vent une liberté sans contrainte en Dieu et une charité parfaite qui ne peut se tromper.
La charité vit dans une liberté sans contrainte et la liberté dans une charité éternelle. La charité dans un esprit pur ne sert que Dieu seul, et elle est pure de tout péché. Sa fille est la charité qui s'exerce et se donne à tout le monde ; elle vit dans les puissances de l'âme ; elle doit servir tout le monde en vertus et en amour ; elle est remplie de la grâce divine.
Tel était l'état des apôtres, lorsqu'ils eurent reçu le Saint-Esprit : personne désormais ne pouvait les contraindre ; ils ne craignaient plus ni mort, ni soucis, ni peine ni nulle nécessité. Ainsi faisaient les martyrs, les confesseurs et les vierges dès le commencement : ils préféraient mourir avec Dieu en amour, que de posséder le monde dans le luxe contre la volonté de Dieu et contre ses préceptes. Ils étaient libres et affranchis par l'esprit ; joie ni douleur, ni aucune créature ne pouvaient les entraîner au péché, car ils avaient trouvé et ils possédaient la charité parfaite en eux.
Celui qui veut ressentir et découvrir en lui la charité parfaite doit mépriser et haïr tout ce qui s'y oppose par le péché, c'est-à-dire les sept modes qui combattent contre la charité et lui sont contraires.
CHAPITRE LXXX
DE DIX ESPÈCES DE VICES QUI S'OPPOSENT A LA CHARITÉ DU CHRIST ET LUI SONT CONTRAIRES.
La première espèce est la mauvaise volonté, qui est disposée à tout péché : elle est la racine et le commencement de tout mal ; elle ne peut aller au ciel, et celui qui meurt en cet état doit demeurer éternellement avec le démon dans l'enfer.
La deuxième espèce de péchés c'est la sainteté feinte on veut paraître bon sans l'être, c'est peine perdue. Ceux-là veulent plaire aux hommes et ne craignent pas de déplaire à la vérité éternelle. Ils ressemblent bien aux pharisiens et aux hypocrites, et aussi à judas, qui a trahi Jésus, dans tout le mal qu'ils font ; ceux qui demeu-rent en cet état et meurent ainsi, Jésus les condamnera et les jugera selon sa justice.
La troisième espèce de péchés est le désespoir et le mépris de la grâce divine : ces hommes pèchent contre l'Esprit du Seigneur et contre sa miséricorde. Si quelqu'un demeure en cet état et meurt ainsi, il sera éternellement haï et rejeté de Dieu et de tous les saints.
La quatrième espèce de péchés qui est contraire à la charité est l'orgueil spirituel, qui fait que l'on désire être élevé au-dessus de tous les hommes en honneur, en révérence et en dignité. Ces gens méprisent les innocents et leur montrent par la parole et les actes leur dédain. Ils ont l'esprit humain : tout ce qu'ils veulent, leur semble bon. Ils désirent qu'on suive leur opinion ; sinon, ils se mettent en colère. Ils veulent enseigner, reprocher, corriger, dominer au-dessus de tous les hommes qui ne suivent pas leur bon plaisir. Ils sont empressés, facilement fâchés, aussitôt irrités. Ils sont à leurs propres yeux sages et prudents plus que les autres, ce qui est un obstacle à toute vertu. L'orgueilleux Satan, qui d'abord était au ciel, ne voulait céder à personne ; mais voulant ressembler à Dieu et dominer avec lui, il fut jeté dehors avec tous ses compagnons et tomba dans l'enfer. Mais Jésus, qui est le Fils de Dieu et de la Vierge Marie, c'est lui que nous devons à juste titre louer et bénir. Il est descendu du ciel et a pris notre nature humaine. Il est notre serviteur et notre ami pour l'éternité ; il nous a servis par sa mort. Il a subi la mort amère pour nous délivrer de tout mal. C'est là son honneur éternel, et sa gloire est grande sans mesure. Si nous le servons, il nous amènera avec lui dans le sein de son Père.
C'est ensuite la cinquième espèce, qui est contraire à la charité ; c'est colère, haine et envie : c'est une fausse trinité. Elle est rejetée et maudite de Dieu pour l'éternité. Car à ces pécheurs manquent la charité mutuelle et la fidélité envers tous les hommes, telles qu'il faut les posséder avec Dieu pour l'éternité. La colère vient de la nature et d'une mauvaise complexion. L'emportement est un péché dans le sentiment, qui réside en des sens non maîtrisés. La haine est un péché dans l'esprit, qui se nourrit longtemps dans une volonté perverse. Et l'envie effrénée est un péché diabolique, fortement enra-ciné dans l'esprit, source, cause et commencement de toute perversité et de tout péché.
L'emportement, l'irritation prompte, l'indignation, l'injure, la malice et la cruauté sont inhabiles à toute vertu. Épier, juger, réprimer : ceux qui s'y livrent ressentent chagrin en beaucoup de choses. S'ils étaient doux et aimaient Dieu, ils n'en sentiraient rien. Ils ruminent et gardent longtemps en leur souvenir le mal qu'on leur a fait. Ils veulent se venger et ne pas oublier, et ils pardonnent difficilement : ce qui n'est pas avantageux pour la vertu. Ils disent une prière de jugement et de condamnation contre eux-mêmes, lorsqu'ils récitent leur Pater noster. La colère longtemps entretenue sans regret ni déplaisir se change en haine : elle est rejetée et détestée de Dieu ; car c'est un péché de l'esprit que Dieu méprise ; il s'oppose en effet à la grâce et à la charité. Si quelqu'un meurt en ce péché, il est rejeté de Dieu. La colère et la haine sont les filles de l'envie, qui est la mère de tout mal. Elle est incapable de se dominer : elle doit envier et haïr, et toujours désirer vengeance. Elle veut toujours se venger sans jamais pardonner. Elle n'a nulle crainte de l'enfer, ni aucun espoir de la vie éternelle, c'est pourquoi elle vit dans les ténèbres ; et elle n'a aucun pouvoir pour recher-cher ou souhaiter la miséricorde divine. Elle est enchaînée et engloutie en une malice sans fond. Elle est possédée de l'ennemi et elle a oublié la miséricorde divine.
Mais tout ce qui est impossible à l'homme est possible à Dieu et à sa miséricorde. Le Christ est notre charité : il nous apprend à aimer sans mesure, et à vivre et mourir dans sa miséricorde. Sa grâce est immense : elle nous a délivrés de la mort éternelle et elle veut nous donner sa béatitude sans fin.
Ensuite vient la sixième espèce de péchés qui tient beaucoup d'hommes liés et aveuglés par l'ignorance. C'est l'avidité et l'avarice, deux sœurs. L'avidité veut toujours prendre et l'avarice ne veut pas donner volontiers : ainsi doivent-elles vivre réunies dans le péché. C'est contre l'honneur de Dieu que vit l'avidité : car elle se moque de Dieu, et elle aime l'argent et l'or, et les choses terrestres comme son dieu. L'avarice est contraire à la libéralité divine, qui inonde tout le monde de sa richesse. Quoi que Jésus loue ou conseille, menace ou promette, quoi que l'on prêche ou qu'il arrive, quoi qu'on entende ou que l'on voie : l'avare ferme sa bourse et n'en a cure. Il a fermé son cœur à la miséricorde et sa bourse extérieurement aux pauvres. Avides et avares ne peuvent point entrer dans le royaume céleste, car ils n'ont pas revêtu l'habit nuptial. Ils sont damnés et rejetés de Dieu, car ils vivent sans la charité.
Le bon et doux Jésus a appelé à lui ses disciples, qui ont confiance en lui et le recherchent ; il a largement ouvert les bras : il veut les embrasser et les prendre pour lui. Il a ouvert tout grands son côté et son cœur. Il veut les y loger afin qu'ils y habitent en paix et sans crainte. Il a incliné sa tête sur la croix, parce qu'il veut nous baiser et nous unir à lui pour l'éternité : là toute tristesse est apaisée et oubliée en béatitude. Il s'est donné lui-même dans le saint Sacrement : sa chair, son sang, son âme, sa vie, son esprit, sa divinité ; là est vie éternelle au-dessus de labeur. Il lui a été donné de son Père céleste tout pouvoir, au ciel et sur la terre, sur toutes les créatures : son pouvoir durera éternellement. Il cherche et aime la louange et la gloire de son Père, ainsi que le salut de nous tous : c'est donc à juste titre que nous devons le louer, le remercier et l'aimer, et le servir pour l'éternité.
Ensuite vient la septième espèce de péchés graves où conduisent les vices impurs : ceux qui en sont coupables méprisent Dieu et Jésus son Fils, et ils ne sont aptes à aucune vertu. Ils maudissent, jurent, mentent, blasphèment contre Jésus et son Père céleste. Ils vivent sans crainte et en dehors de la grâce ; jurons inconvenants, paroles et actions impures et crimes énormes, c'est ce qu'ils font sur le conseil du démon. Ils tournent en dérision le Christ, sa passion, sa mort, son trépas, ses plaies sacrées, tout ce qu'il a enduré pour leurs péchés. Ils sont pires que le démon : car leur méchanceté est sans frein. Ils conçoivent et s'imaginent le pire qu'ils peuvent trouver sur Jésus ; toute leur vie n'est que souillure tournée contre Dieu et leur salut éternel. Aussi sont-ils maudits par la justice divine.
La huitième espèce de pécheurs ce sont les mercenaires, qui servent Dieu pour leur propre gain et profit, ce qui ne peut attirer la grâce. Ils disent qu'ils ne serviraient point Dieu, s'il ne donnait pas de récompense. Ils rejettent la couronne de la vraie charité ; ils ne goûtent point la douceur préparée aux amants de Dieu, ignorent ce que c'est que le retour intime vers Dieu, que de l'aimer lui et ses préceptes. Ils s'aiment eux-mêmes contre la raison et c'est se détourner de Dieu en péché. S'ils meurent dans cet état ils seront maudits : ils n'ont pas trouvé l'habit de la vraie charité.
La neuvième espèce de pécheurs ce sont ceux qui ont été vaincus par le démon et leur propre chair. Ils vivent selon leur propre sang en maint péché : paresse, impureté, gourmandise, tout cela détourne de Dieu vers une vie bestiale, qui n'est que paresse envers Dieu, incrédulité, somnolence, repos désordonné du corps en dehors du besoin et sans raison auraient-ils même de la charité, elle se dessécherait.
Rechercher la gourmandise en nourriture ou en boisson, c'est molle délicatesse : ceux qui s'y livrent, n'ont que mépris et répulsion pour la sobriété, en tous leurs sens. Images déshonnêtes à l'intérieur et sentiments impurs dans les sens, plaisir pris en paroles grossières, fréquentation imprudente de gens peu vertueux, c'est cause de perte pour la pureté ; c'est servir le démon et la chair en impureté. Ceux-là méprisent Dieu, son pouvoir et son service, et ils vivent en contradiction avec Dieu dans l'aveuglement de l'ignorance. Ceux qui vivent et meurent en cet état sont rejetés et détestés de Dieu, et précipités avec le démon dans les ténèbres de l'enfer. Mais ceux qui recherchent et désirent la grâce de Dieu, qui détestent et méprisent le plaisir désordonné des sens et du corps, et qui, appuyés sur la grâce, servent Dieu jusqu'à la fin, recevront de toutes choses le pardon, car ils ne viennent pas trop tard.
La dixième espèce est celle des hommes de bonne volonté, qui vivent de la grâce de Dieu, qui suivent le Christ et qui ont méprisé et abandonné toutes choses. Ils aiment Dieu et ses préceptes, et s'appliquent aux bonnes œuvres qu'on pratique dans la sainte Église. Cependant ils peuvent tomber en péchés graves, puisqu'ils ne sont pas trépassés d'eux-mêmes en Dieu et n'ont pas donné ni rejeté leur propre volonté pour la libre volonté de Dieu, non plus que la liberté de nature qu'ils ont reçue de Dieu, pour la liberté qui est Dieu même. C'est pourquoi ils éprouvent souvent joie et douleur, angoisse et souci, doute et crainte, peur d'aller en enfer et d'être damné, de tomber en péché mortel et d'aller en purgatoire. Ils veulent vivre pour eux-mêmes et pour Dieu ; ils sont occupés et encombrés de choses multiples : volontiers ils voudraient recevoir de Dieu beaucoup de consolations et de grâces sensibles ; s'il ne les leur donne pas, ils tombent facilement en froideur. Et sous l'empire de grandes tentations du démon, du monde et de la chair, ils peuvent tomber en péché mortel. On en voit la preuve dans la vie des apôtres qui furent hautement élevés par le Christ : ils aimaient mieux vivre avec lui en cet exil que de trépasser avec lui dans sa gloire sans fin. Lorsqu'ils étaient angoissés par la mort, ils défaillaient tous ; et saint Pierre, qui était le plus ardent d'entre eux dans la foi, sous l'empire de l'angoisse et de la crainte de la mort se sentait refroidir. Car il avait dit à Jésus : « Seigneur, je suis prêt à aller avec vous en prison et à la mort. » La voix d'une femme le rendit si timide qu'il disait en grande crainte, jurait et reniait par trois fois, ne point connaître Jésus.
Ainsi agissaient tous les apôtres qui aimaient Jésus l'angoisse et la crainte leur demeuraient jusqu'au jour de la Pentecôte, lors que Jésus leur donna son Esprit de charité parfaite. Mais dès qu'ils eurent reçu son Esprit, nul ne pouvait les contraindre : ils avaient vaincu toute leur crainte, et ils étaient prêts à mourir, de la façon que Dieu voudrait le permettre et leur commander. Le Christ vivait en eux et eux en lui, et chacun voulait garder sa demeure en l'autre : ainsi devaient-ils rester unis avec Dieu.
Ce mode appartient à tous les saints, qui sont trépassés à eux-mêmes en Dieu par amour. Ils ne pouvaient pas abandonner Dieu, car ils avaient trouvé en lui la charité parfaite, qui est Dieu et ne craint personne. Ils vivent dans l'esprit, sans angoisse, crainte, souci ni tristesse quelconque. Ils ont en leur esprit le témoignage de l'Esprit de Dieu qu'ils sont les fils élus de Dieu, témoignage que personne ne peut leur enlever, car ils éprouvent dans leur esprit la vie éternelle.
Cette parole je l'ai écrite souvent, mais je laisse mon propre sentiment et me soumets à la vérité éternelle et à la foi de la sainte chrétienté, ainsi qu'aux docteurs qui, éclairés du Saint-Esprit, ont expliqué la sainte Écriture. Cependant, ce que je ressens doit demeurer en moi : je ne peux le chasser de mon esprit alors même que je pourrais gagner le monde entier, je ne pourrais ni douter ni me méfier de Jésus, comme s'il voulait me condamner. Si j'entends le contraire, alors je veux bien me taire. De vertus et de vices je ne veux plus guère écrire.
CHAPITRE LXXXI
DES QUATRE ORNEMENTS QUE DIEU, PAR LE MÉRITE DE LA PASSION, ACCORDE A CEUX QUI VIVENT DANS LA CHARITÉ PARFAITE.
Pour ceux qui vivent en la charité parfaite, Dieu a donné et légué quatre ornements, qui n'appartiennent pas communément à tous les gens de bien ; mais ceux que Dieu a choisis peuvent apercevoir et comprendre son mode céleste.
Le premier mode, que Dieu aime par-dessus tout, où commence toute sainteté, n'est connu à fond que par peu de gens. Notre Père céleste donne, avec son Fils, à ses élus, l'humble abaissement non forcé, qui peut tout supporter dans l'esprit et qui demeure toujours libre au-dessous de tout, sans contrainte. Il peut tout supporter sans murmure ni plainte ; il doit toujours croître en vertus et en bonnes œuvres, car Dieu demeure en lui avec tous ses dons.
Le deuxième mode est à tous les titres de grand prix. Le Père avec le Fils donne aux esprits cachés une largeur d'amour sans mesure elle remplit tous les nobles vaisseaux ; elle est appelée charité et elle déborde sans mesure. Elle est le commencement et la cause de toutes les vertus. Ouvrez toute grande votre bouche, et vous la goûterez. Elle est en tout, sans y être enfermée, en dehors de tout et insaisissable. Elle apprend à aimer sans relâche. Car elle saisit avec elle-même ceux qui vivent d'elle.
Le troisième mode céleste est unité avec le Père et le Fils, et avec tous les bien-aimés dans le Saint-Esprit. Voici la plus grande fête au ciel et sur la terre : jouir de Dieu sans fin c'est par quoi il nourrit et abreuve tous ses serviteurs. La fruition de Dieu c'est un écoulement spirituel de Dieu en nous et de nous en Dieu. La table sur laquelle nous prenons le repas c'est la présence divine : chacun y apporte la nourriture qu'il a préparée. Ce sont charité, vertus et toutes bonnes œuvres offertes à Dieu et envoyées d'avance ; elle sont là présentes devant Dieu et tous les saints. Le Christ est assis au milieu de la table et il veut manger avec tous. Son amour, ses vertus, sa fidélité, sa vie, sa mort soufferte par amour pour nous, rien n'est oublié. Là il y a joie grande sans mesure et vie éternelle sans mort. Là chacun a en particulier selon le service qu'il a rendu. Mais la joie accidentelle leur est commune : ceux qui sont assis à la table sont tous purs.
Le quatrième mode qui est hauteur au-dessus de tous les modes, est offert à tous les esprits aimants ; c'est dépasser tout être créé pour entrer dans la superessence de la divinité. Là nous prendrons sommeil, repos et habitation avec Dieu et avec tous les saints, dans la béatitude éternelle, au-dessus de toute distinction.
Ainsi est achevé et consommé le testament du Christ, qui doit demeurer pour l'éternité. Le Christ est miséri-cordieux et juste : à chacun il donnera ce qui lui revient. Il léguera aux méchants sa justice et aux bons sa miséri-corde ; et cela demeurera et durera pour eux tous éter-nellement. Le Christ a scellé et écrit ce testament de son sang précieux et il l'a confirmé de sa mort bénie. Ceux qui croient en lui, il les conduira dans le sein de son Père.
CHAPITRE LXXXII
DE CE QUE LE SEIGNEUR A SOUFFERT A L'HEURE DE NONE, ET COMMENT SA TRÈS SAINTE MÈRE EN FUT AFFLIGÉE.
C'est à la huitième heure du jour que Jésus fut élevé en croix en grande détresse : son corps était raidi, desséché et rouge de sang. Et il voyait sa Mère et le disciple qu'il aimait se tenant près de la croix. Et il dit à sa Mère : « Femme, voici votre fils », et au disciple qu'il aimait : « Voici votre Mère. » Et celui-ci reçut la noble Vierge sous sa garde, comme si elle avait été sa propre mère par grâce et par nature. Alors Marie, la Mère de Jésus, s'attrista et le glaive de douleur et de compassion transperça son âme et son corps, son cœur et ses sens, comme si elle dût mourir. Lorsque Jésus le vit, il envoya son Esprit et il la fit se souvenir de la parole de l'ange Gabriel, que son Fils s'appellerait et serait le Fils du Dieu tout-puissant qu'il serait assis sur le trône de David son père, qu'il régnerait éternellement avec Dieu dans la maison de Jacob, et que son règne n'aurait pas de fin. Et elle se rappela ses miracles et les paroles qu'il avait dites dès le début, ainsi que celles des prophètes et des saintes Écritures : que Jésus son Fils devait souffrir et mourir pour les péchés et le salut de tous les hommes. Et l'Esprit de Dieu lui donna une si grande charité, que volontiers elle serait morte elle-même, s'il avait été possible, de cette mort amère pour le salut et pour la cause de tous les hommes : si les clous avaient sauté des pieds et des mains de son Fils, elle les y aurait fixés de nouveau pour le pardon de nos péchés. Elle s'appuya sur les bras de jean. Elle avait joie intérieure et grande paix, sachant qu'il lui demeurerait pour la vie éternelle. Lorsque le larron, qui était crucifié à la droite du Seigneur, vit et entendit ceci, il s'écria d'une voix forte : « Seigneur, souvenez-vous de moi, lorsque vous viendrez dans votre royaume. » Jésus alors lui dit : « En vérité, je vous le dis : Aujourd'hui même vous serez avec moi en Paradis. » Le larron le crut bien, car son sentiment était droit et sage. Et Jésus cria d'une voix humble : « J'ai soif. » Alors les serviteurs des juifs prirent une éponge trempée de vinaigre et de fiel, et fixée sur un roseau, et ils lui présentèrent cette éponge devant la bouche. Mais lorsqu'il eut goûté de ce breuvage, il n'en voulut pas boire. Puis il s'écria d'une voix forte : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? » Et alors il repassait en son esprit tout ce que Dieu avait éternellement prévu et ordonné à son sujet, et tout ce que les prophètes avaient dit et témoigné de lui depuis le commencement du monde. Et à cela il répondit dans la joie de son esprit : « Tout est consommé » et inclinant la tête sur la poitrine il dit : « Père, je remets mon esprit entre vos mains. » Et lorsqu'il prononçait ces paroles, ses yeux défaillirent, son cœur se brisa, et il remit son esprit dans la gloire de son Père.
Ceci se passait à la neuvième heure du jour, que nous appelons None. La terre trembla et les pierres se fendirent ; le voile qui pendait dans le temple se déchira en deux parties ; beaucoup de morts ressuscitèrent du tombeau et se manifestèrent à un grand nombre dans la cité sainte. Il se trouvait alors là un centurion, un noble personnage qui avait cent soldats sous lui ; quand il vit et entendit ces merveilles, il dit « Vraiment, cet homme est le Fils de Dieu. » Et tout le peuple qui était là présent, fut dans la crainte, et chacun se frappant la poitrine, tous retournèrent dans la ville.
CHAPITRE LXXXIII
COMMENT FUT TRANSPERCE LE CÔTE DU CHRIST ET DE LA DESCENTE DE CROIX.
À la dixième heure du jour que nous appelons Vêpres, les juifs vinrent à Pilate et lui demandèrent la permission de briser les jambes de ceux qui étaient en croix, afin qu'ils pussent mourir plus vite et qu'on pût les enlever de la croix, de sorte qu'ils ne demeurassent pas là pendus au grand jour de la Pâque. Et Pilate le leur permit. Alors ses soldats avec les serviteurs des juifs vinrent là et brisèrent les jambes au premier et au second. Mais lorsqu'ils vinrent à Jésus, ils le trouvèrent mort. Ils ne lui brisèrent donc pas les jambes, mais un des soldats lui ouvrit le côté droit avec sa lance, et de cette blessure coula du sang et de l'eau. Celui qui l'a vu, en a rendu témoignage, et nous savons que son témoignage est véridique : ce sont les paroles mêmes de saint Jean l'Évangéliste.
Plus tard, à l'approche de la nuit, c'est-à-dire à la onzième heure du jour, qui appartient encore à Vêpres, vint un noble personnage ayant dix soldats sous ses ordres, et c'était Joseph d'Arimathie ; et il était disciple secret de Jésus. Il vint vers Pilate et demanda qu'on lui remît le corps de Jésus. Pilate interrogea pour savoir s'il était déjà mort ; et lorsque le centurion lui eût dit qu'il était mort, il ordonna de donner le corps à joseph. Joseph prit avec lui Nicodème. Tous deux étaient puissants et grands, et amis de Jésus en secret, par crainte des prêtres des juifs. Car Jésus ne voulait pas permettre que quelque homme méchant, païen ou juif, s'approchât de son corps ou le touchât après sa mort. Ces deux étaient bons et croyants, et ils attendaient le royaume de Dieu. Ils enlevèrent le corps de la croix, et ils l'enveloppèrent dans deux draps blancs de lin qu'ils avaient préparés avec le suaire dont ils couvrirent sa tête bénie.
CHAPITRE LXXXIV
DE LA SÉPULTURE DU SEIGNEUR JÉSUS.
Et parce que c'était la dernière heure du jour, que nous appelons Complies, ils ne pouvaient travailler plus longtemps que cette heure. Or, près de l'endroit où avait été crucifié Jésus, se trouvait un jardin, dans lequel était un tombeau nouveau creusé dans le roc. En hâte, à cause de la fête et pour garder le repos, ils y déposèrent le corps. Ils avaient préparé un baume précieux de noble odeur, de la myrrhe et de l'aloès, environ cent livres ; et ils les répandirent sur le corps de Jésus et sur ses plaies, lorsqu'il fut couché en ce nouveau tombeau, où jamais auparavant nul n'avait reposé. Et ils roulèrent une grande pierre comme pierre tombale devant l'entrée du tombeau ; et ils s'éloignèrent ayant au cœur bon courage et cette grande paix que Jésus a préparée à ses disciples, qui gardent la règle qu'il a vécue et enseignée, et dans laquelle il est mort et ressuscite dans la gloire de son Père. Amen.
|