RUYSBROECK - TOME 6

SUR LA VIE ET LES MIRACLES DU FRÈRE JEAN RUYSBROECK
LE DÉVOT ET PREMIER PRIEUR
DE GROENENDAEL



CHAPITRE PREMIER

SA RECOMMANDATION ; ET SUR LE MIRACLE QUI EUT LIEU
PEU DE TEMPS APRÈS SA NAISSANCE.

   Qui, croyez-vous, que sera cet enfant ? Je dis enfant, non pas en raison de son jeune âge, mais en raison de sa pureté et de son intelligence, lui, le dévot prieur, dont nous allons parler en suivant l'ordre de sa vie. Oui, c'est vraiment lui, Jean, la voix de celui qui crie dans le désert, l'ami de l'Époux, lumière ardente et brillante, un digne successeur du Précurseur, comme je le pense. Notre-Seigneur Jésus-Christ, non plus caché au sein de sa Mère et allant vers celui qui y était encore caché, mais déjà régnant sur le tout petit enfant, lui a fait une telle grâce, que l'enfant, ainsi que je l'ai entendu, à peine âgé de sept jours, pouvait seul se tenir debout, quand sa nourrice le devait laver dans un bassin, et ceci sans aucune aide pour le soutenir, contrairement à l'habitude de la faiblesse humaine. Un fait à peu près semblable se lit du grand saint Nicolas. Mais ce si grand miracle et ces commencements, que nous font-ils entrevoir déjà, si ce n'est que celui-ci tiendrait un jour son esprit élevé, devant la face de Dieu, dépassant la nature, d'une façon admirable, par l'œil de la contemplation, lui qui, contre l'ordinaire de la nature, se tenait debout dans son corps, n'étant cependant qu'un si humble et petit enfant ?


CHAPITRE II

COMMENT, COMME UN AUTRE JEAN, FUYANT SA MÈRE,
IL VINT CHEZ LE SIRE JEAN GERELMI, SON PARENT. ET
COMMENT SA MÈRE LE SUIVIT.

   Ceci encore le fait ressembler beaucoup au bienheureux Précurseur, qu'à l'exemple de celui-ci, qui fuyait les foules et se cachait au désert, il échappa aux sollicitudes de sa mère, qui l'aimait tendrement, âgé seulement de onze ans, selon une disposition de la divine bonté ; et ainsi le jeune enfant, selon un mode peu commun, suivait plus que les affections de la chair, l'avancement spirituel dans la mesure où son âge le lui permettait. Venu donc à la maison du chanoine dont nous avons parlé, il y fut accueilli avec joie et envoyé par lui à une école pour s'y instruire. L'ayant fréquentée docilement durant environ quatre années à Bruxelles, à l'exemple du bienheureux Benoît, il aima plus la sagesse divine dans sa vie et ses mœurs, que la science humaine avec toutes ses occasions d'honneur. Profitant ainsi devant Dieu et devant les hommes, il ne put le cacher à sa mère. Celle-ci l'ayant suivi à Bruxelles, et ne pouvant obtenir la joie tant désirée de vivre avec lui, elle entra bientôt au béguinage, afin que là du moins, elle pût jouir de la présence de son fils, plus qu'à la campagne, présence très douce, malgré les intervalles. Finalement les progrès de son fils et la renommée de la sainte opinion qu'on avait de lui, parvenant sans cesse à ses oreilles, réjouissaient plus son cœur maternel qu'une présence corporelle de tous les jours. Rien d'étonnant d'ailleurs : car l'Esprit-Saint, lien du vrai et chaste amour, unit si étroitement les cœurs de ses fidèles amis, que, bien que séparés dans l'espace, ils sont pourtant unis dans une douce affection au-dessus de toute présence corporelle.

CHAPITRE III

COMMENT SA PIEUSE MÈRE, APRÈS SA MORT, LUI
APPARUT SOUVENT EN VISION ET COMMENT PAR SA
PREMIÈRE MESSE ELLE FUT DÉLIVRÉE DU PURGATOIRE.

   Ce qui vient d'être dit est prouvé par les faits. Car sa mère étant morte, il garda chaque jour en son cœur son souvenir filial et il eut soin, par de fréquentes prières, de la recommander aux yeux de la divine bonté. Elle de son côté, réclamant des suffrages, se présentait souvent à son fils et lui adressant des paroles plaintives, elle le suppliait d'intercéder pour elle, en disant : « O mon fils très cher, que de temps encore doit se passer avant que vous soyez prêtre » Et lui repassant en son esprit le jugement de la disposition divine, plus il recevait de ces visions, plus il mettait de ferveur et d'application à prier pour sa pieuse mère, avec toute sa piété filiale. C'est pourquoi, ainsi qu'il l'a raconté souvent plus tard à ses frères, le jour même où il célébrait le saint sacrifice de sa première messe, il mérita de recevoir de Dieu une grande consolation au sujet du purgatoire de sa mère. Car elle-même lui apparaissant en personne après le saint sacrifice, rendant grâces avec un visage tout tranquille, elle lui assura en toute certitude que par l'hostie offerte à Dieu, il l'avait totalement libérée de la peine qu'elle avait endurée jusque-là dans le purgatoire.


CHAPITRE IV

COMMENT, DEMEURANT ENCORE DANS LE MONDE, IL
MENAIT UNE VIE HUMBLE ET CACHÉE.

   Tout dévoué à Dieu et agréable aux hommes, Jean Ruysbroeck, ainsi appelé du nom de son village de naissance, étant encore simple prêtre dans le monde, s'occupait si peu de soi-même, que presque tous les hommes qui ignoraient sa manière de vivre, le regardaient comme pauvre et méprisable. Car il était tranquille et silencieux, humble d'aspect, mais tout paré de vertus à l'intérieur ; et il passait par les lieux habités comme un solitaire. Mais il les fréquentait d'autant plus rarement, qu'il ressentait pour le repos de la contemplation un amour plus grand que pour les occupations extérieures. Ainsi il arriva un jour que marchant par les rues de Bruxelles, il avait l'esprit tout perdu dans les choses célestes. En le voyant passer, comme quelques-uns remarquaient sa manière et son extérieur simples, l'un d'entre eux s'écria : « Oh, si j'étais aussi saint que ce prêtre qui passe là » Mais son compagnon près de lui répondit : « Moi, pour tout l'or du monde, je ne voudrais pas être comme lui, car je n'aurais jamais de joie. » Et lui-même, entendant par hasard ces paroles, répliqua tacitement en lui-même : « Oh, que vous savez peu quelle douceur éprouvent ceux qui ont goûté l'Esprit de Dieu. »


CHAPITRE V

COMMENT IL RÉFUTA    UNE CERTAINE HÉRÉSIE CACHÉE
ET CELLE QUI LA FAVORISAIT, NOMMÉE EN LANGUE
VULGAIRE BLOEMARDINE, CÉLÈBRE DANS LA VILLE DE  BRUXELLES.

   En ce temps où le serviteur de Dieu demeurait encore comme prêtre dans le monde, il y avait à Bruxelles une femme d'une doctrine perverse, nommée vulgairement Bloemardine ; elle avait une telle renommée et une telle réputation, que l'on croyait même l'avoir vue entre deux séraphins, quand, au moment de la sainte communion, elle se dirigeait vers l'autel. Celle-ci écrivait beaucoup sur l'esprit de liberté et sur un certain amour impie et voluptueux qu'elle appelait séraphique ; en tant que propagatrice d'une nouvelle doctrine, elle était vénérée par une multitude de disciples qui suivaient son opinion. Elle était assise en effet, sur un siège d'argent, enseignant et écrivant : et ce siège fut après sa mort, ainsi qu'on le rapporte, offert à la duchesse de Brabant, à cause du renom de sa doctrine. Des aveugles croyaient même pouvoir être guéris par le simple contact de son corps après sa mort. Mais le serviteur de Dieu, rempli d'un esprit de sainteté et ému de cette erreur, s'opposa aussitôt à une doctrine si perverse ; et bien qu'il rencontrât beaucoup d'opposition, revêtu du bouclier de la vérité, il dévoila en toute franchise les erreurs et les hérésies contenues dans des écrits qui se répandaient sans cesse comme divinement inspirés, en contradiction avec notre foi. En quoi il se montra vraiment comme imprégné de l'esprit de sagesse et de force, sans se laisser effrayer par les embûches de ses adversaires, ni émouvoir par les dehors trompeurs de fausses doctrines, présentées sous des apparences de vérité.

   Car par expérience je puis rendre témoignage que ces écrits impies apparaissaient au premier coup d'œil tellement revêtus d'un extérieur conforme à la vérité, que personne ne pouvait y saisir le ferment d'erreur, s'il n'était illuminé par la grâce et l'aide de celui qui enseigne toute vérité.


CHAPITRE VI

À QUEL ÂGE IL VINT A GROENENDAEL.

   Après que presque sexagénaire, il eût été dans le monde pour un grand nombre, par l'éminence de sa vertu, un miroir et un exemple de vie parfaite, arrivé à cet âge et établi depuis longtemps au sommet de la montagne, et merveilleusement illuminé des rayons de la divine contemplation, étant encore au milieu du siècle, il composait des ouvrages mystiques, comme nous le verrons plus loin. Il poursuivait néanmoins le dessein de se retirer avec quelques compagnons dans une vallée, que je n'appellerai pas aride, mais toute verdoyante, et cela non point pour que sa lumière fût placée sous le boisseau, mais afin qu'elle pût luire plus efficacement sous la garde et l'exemple de l'humilité. Il vint donc avec ses disciples à Groenendael, pour contempler d'autant plus librement les mystères célestes qu'il pourrait mieux vaquer à Dieu seul, délivré de tout bruit de troubles humains. Ainsi, après avoir renouvelé, comme l'aigle, la jeunesse de son esprit, il commença à fixer si clairement les rayons du soleil éternel, des yeux de l'intelligence, qu'à peine un homme sur la terre pût égaler l'altitude de son vol et la suprême perfection de sa contemplation. Il dépassa en effet les bornes de la recherche humaine, ainsi qu'il l'exprime si fréquemment dans ses livres sur les choses divines. Et la faculté de l'humaine raison ne peut, demeurant dans ses propres limites, s'élever même une fois là où, établie au-dessus de lui-même, il sut s'envoler si souvent et si librement. Pour ceux à qui ceci semble moins vrai ou moins croyable, qu'ils le croient afin de voir et de comprendre ; et qu'ils s'appliquent à posséder cette vie, comme ce même Père le conseillait, avec un exercice affectif, s'ils veulent obtenir des rayons si lumineux de l'intelligence.


CHAPITRE VII

COMMENT LE CHANCELIER DE PARIS RÉFUTA SES ÉCRITS,
PARCE QU'IL NE LES COMPRIT PAS COMPLÈTEMENT. ET
COMMENT PLUS TARD CE MÊME CHANCELIER EUT UN AUTRE
SENTIMENT ; ET DE LA CAUSE DE SES DOUTES.

   Je dis cela à cause de certains hommes de grande réputation, parmi lesquels il s'en est trouvé un spécialement, maître Jean Gerson, docteur célèbre en sainte Écriture et autrefois chancelier de Paris. Celui-ci, en effet, ayant examiné les écrits du dévot prieur, en son livre intitulé : « Les Noces » et n'ayant point saisi la pensée de l'auteur exprimée dans la troisième partie du livre, le déclara suspect d'hérésie en cette même troisième partie. Ce que l'on pourrait bien taxer de présomption chez un homme aussi célèbre, s'il avait déclaré nettement hérétique la doctrine de ce livre. Mais comme il avait vu auparavant au cours du même livre tant de choses toutes conformes à la foi catholique, il ne voulut pas, en sa sagesse, condamner avec rigueur et trop légèrement ce que peut-être il avait mal compris. Mais bien plutôt, laissant tout soupçon, en raison de l'excellente doctrine de ses œuvres, non seulement il cita le dit prieur parmi les écrivains contemplatifs, mais il le recommanda ouvertement dans ses écrits. Ce qui sans doute était pour cet homme vénérable une excuse, c'est qu'il n'avait pas vu l'écrit original du prieur, mais seulement une traduction, composée avec un art trop subtil. Dans cette traduction la pensée du dit prieur paraissait moins claire et l'ensemble des paroles étaient très amplifiées en un style de rhétorique. C'est pourquoi parlant un jour à quelqu'un qui remarquait la simplicité du prieur, ce chancelier lui répondit qu'il était peu croyable que ce fût un homme ignorant et illettré qui eut composé ces écrits, puisqu'on y rencontre en beaucoup de passages des compositions rythmiques. Mais dès que la vérité lui fut manifestée par une lettre, envoyée à lui par le frère Jean de Schoonhoven, disciple du même prieur, il lui témoigna, comme on vient de dire, un grand respect. Et il ne pensa plus que méritât aucun soupçon tout ce que ce prieur, sous l'inspiration divine, avait écrit dans ses livres.


CHAPITRE VIII

COMMENT MAÎTRE GÉRARD GROOT, VISITANT LE PRIEUR
AVEC LE RECTEUR DE ZWOLLE, EN FUT TRÈS ÉDIFIE DÈS
LA PREMIÈRE ENTREVUE.

   Un autre personnage non moins célèbre, un maître de grande dévotion, nommé Gérard le Grand (ou Gérard Groot ainsi qu'il est appelé ordinairement), initiateur et inspirateur, parmi les chanoines réguliers, de la dévotion moderne aux Pays-Bas, ayant entendu parler de la sainte renommée et de la doctrine merveilleuse du dit prieur, fut poussé par un grand désir de le visiter personnellement. Il voulait ainsi avoir par lui-même une expérience intime de la grande réputation répandue au loin de ce saint homme. Il vint donc à Groenendael, ayant pris avec lui pour compagnon un homme dévot et humble, maître Jean Sceele, alors recteur des écoles de Zwolle. Lorsqu'ils y arrivèrent ils rencontrèrent par hasard le prieur, et celui-ci appelant aussitôt maître Gérard par son propre nom, comme son disciple futur (bien qu'il ne l'eût connu jusque-là que par renommée), il le reçut aimablement et avec grands égards et il l'introduisit en son monastère.


CHAPITRE IX

COMMENT MAÎTRE GÉRARD GROOT, AVEC UNE AUDACE
TOUTE FAMILIÈRE, DONNA AU PRIEUR SON OPINION SUR
SES ÉCRITS, ET CE QUE LE PRIEUR LUI RÉPONDIT.

   Pendant les quelques jours donc que ce maître demeura avec son compagnon maître Jean à Groenendael, il rencontra dans les livres du dévot prieur une opinion qui pour lui et pour beaucoup d'autres ne semblait pas conforme  à la foi. Comme il en était surpris, avec une audace toute familière, il interrogea le prieur en présence de son compagnon et lui dit : « Père prieur, je suis assez surpris que vous osiez écrire des choses si profondes, qui vous créent beaucoup de disciples mais aussi des diffamateurs de votre doctrine. » Mais quand le doux et humble prieur eut entendu ces paroles, il répondit : « Maître Gérard, sachez vraiment, que jamais je n'ai écrit une parole dans mes livres, que sous la motion de l'Esprit-Saint. » Ou bien comme je l'ai entendu d'un des pères, il aurait répondu : « Jamais je n'ai introduit quoi que ce soit dans mes livres, qu'en présence de la sainte Trinité. » Et ces paroles, quelques frères, encore en vie, assurent qu'ils les ont entendues et reçues du même prieur comme un testament dans les derniers temps de sa vie. Parlant ensuite comme un prophète, il ajouta : « Et vous, Maître Gérard, cette vérité, qui vous est encore cachée, après peu de temps vous la comprendrez ; mais votre compagnon, maître Jean, ne la comprendra jamais en cette vie. »

   En entendant cette ferme réponse du prieur, maître Gérard, mû par une grande révérence, estima ses paroles d'une telle valeur, que dès lors il n'osa plus douter de la véracité de tous ses écrits, bien qu'au premier abord ils lui parussent douteux. Ce que je viens de raconter je l'ai entendu en toute vérité de la bouche du même maître Jean, par l'intermédiaire d'une autre personne.


CHAPITRE X

COMMENT MAÎTRE GÉRARD VOULUT EXCITER CHEZ LE
DÉVOT PRIEUR LA CRAINTE DES PEINES DE L'ENFER ;
MAIS IL NE LE PUT PAS.

   Comme en d'autres circonstances maître Gérard visitant le dévot prieur, avait décidé de demeurer une fois un peu plus longtemps à Groenendael, afin du moins de donner quelque lumière de vérité à son esprit peu éclairé, ou d'inculquer un accroissement de charité à son cœur déjà enflammé, il arriva qu'après de nombreux colloques tout familiers, il lui sembla que le dévot prieur ne prati-quait pas la crainte autant qu'il convient. Il était, en effet, animé d'un si grand amour qu'il avouait être prêt à mourir ou à vivre pour le nom du Christ, et même qu'il ne souhaitait pas plus les joies célestes, que les peines de l'enfer, sinon autant qu'il plaisait à la volonté de Dieu de les lui destiner. Sur quoi et autres choses semblables, le dit maître, plus atteint de l'aiguillon de la crainte que de l'étincelle de l'amour, éprouva un grand étonnement. C'est pourquoi, afin de faire naître la crainte en un homme ainsi disposé, il chercha à convaincre le prieur en un de ces colloques, par de nombreux passages autorisés de la sainte Écriture et d'habiles arguments, qu'il avait une idée si présomptueuse de la miséricorde divine, qu'il ne craignait même plus les peines de l'enfer. Mais le prieur, écoutant humblement ces paroles, s'enflamma d'autant plus d'amour, que son interlocuteur cherchait davantage à faire naître en lui la crainte. Et, après un silence, il répondit en disant : « Maître Gérard, sachez bien vraiment que je ne suis nullement porté à la crainte ; mais je suis prêt à supporter tout ce que le Seigneur pourrait avoir décrété à mon sujet, soit pour la vie, soit pour la mort. Je n'estime rien de meilleur, rien de plus salutaire, ni de plus agréable pour moi, et je ne souhaite, ni ne désire rien d'autre, si ce n'est d'être trouvé par lui toujours prompt à suivre le jugement de sa volonté. »


CHAPITRE XI

DE LA RECOMMANDATION DE L'OBÉISSANCE ET D'UNE
VOLONTÉ MORTE SPIRITUELLEMENT.

   Oh que parfaite est l'obéissance ! que noble est la volonté ! que vraie est la charité ! Celle-ci en effet partant l'un cœur pur et d'une foi sincère sait bannir toute crainte, crainte servile s'entend, et non crainte filiale. Quoi de surprenant ? Car l'amour est fort comme la mort plus il aime et plus il porte. La charité parfaite sait supporter tout en égalité d'âme ; elle ne craint pas de perdre l'agréable, ni ne redoute l'incommode, à moins que sa ferveur n'en puisse être diminuée ou éteinte. Ce qui ne peut certainement jamais arriver, si l'on poursuit en aimant ce que l'on sait plaire au bien-aimé. Bien plutôt l'amour trouve sa seule nourriture en cela que l'âme aimante se conforme au vouloir de son bien-aimé. Mais au contraire plus une créature raisonnable se laisse attirer par la satisfaction de son propre goût, plus aussi elle s'éloigne misérablement de l'amour éternel. Et cela parce que les détracteurs du vrai amour ne l'ont pas encore appris par expérience, ils condamnent par ignorance ce qu'ils ne savent goûter. Car par attachement leur propre avantage ils éloignent d'eux-mêmes cet amour ardent et ainsi ils acquièrent d'autant moins de perfection, qu'ils s'attachent d'une façon moins parfaite au bien éternel et immuable, imprégnés qu'ils sont de leur propre volonté. Et ce désordre, bien qu'il leur semble agréable et commode, serait comme un châtiment pour le vrai amour.


CHAPITRE XII

DE LA CONSOLATION, QU'IL RENDIT UNE FOIS A UNE
DE SES FILLES SPIRITUELLES, PAR LA SOUMISSION DE LA
PROPRE VOLONTÉ.

   Ce qui précède est bien enseigné par l'expérience, quand la douleur se change en consolation selon qu'il est écrit : « Selon la mesure de la multitude de mes douleurs, vos consolations ont rendu mon âme joyeuse. » Car, bien que le Seigneur, en éprouvant ses élus, permet de temps en temps par une disposition de sa miséricorde qu'ils ressentent en leur esprit une indicible amertume, il la tempère cependant aussitôt par une telle douceur, ou donne, quand elle dure plus longtemps, une si magnifique récompense, que la douleur soufferte en ce travail, ou bien semble tout à fait nulle, ou bien est portée volontiers en comparaison du mérite qui s'ensuit ; parfois même elle est souhaitée. Bien que ces choses ne puissent être comprises que de ceux qui en ont l'expérience, il semble bon cependant de raconter ici ce que l'on dit être arrivé à une dévote servante du Christ, disciple bien connue du prieur. Comme en effet celle-ci, de santé débile, gémissait comme abandonnée du Seigneur dans une lourde amertume de cœur ajoutée à son infirmité, elle pria instamment le prieur de venir ; et comme elle lui demandait humblement ce qu'elle pourrait faire, elle reçut cette réponse : « Que voulez-vous faire, ma fille ? » Et elle : « Mon Père, ce par quoi je pourrais mieux plaire à Dieu. Je suis une pauvre petite, dénuée de forcer ; et je ne puis encore vaquer aux œuvres de miséricorde, en secourant les pauvres ; mais aussi je ne goûte aucune dévotion intérieure. » Quand elle eut ainsi anxieusement exprimé ses plaintes et encore beaucoup d'autres pareilles le dévot prieur lui répondit : « Il faut bien savoir, très chère fille, que vous ne pouvez par aucun sacrifice mieux Taire à Dieu, qu'en vous soumettant pleinement au jugement de sa volonté, et en vous exerçant à lui rendre grâces en toute circonstance, avec abdication de votre propre volonté. » Par ces paroles la servante du Christ fut si efficacement consolée, que dès lors elle supporta non seulement patiemment, mais volontiers et pour la gloire du Christ toute défaillance n'entraînant aucune culpabilité, bien que causant douleur et répulsion.


CHAPITRE XIII

COMMENT IL RÉPONDIT UNE FOIS A DEUX ÉTUDIANTS PARISIENS,
QU'ILS POUVAIENT ÊTRE AUSSI SAINTS QU'ILS VOULAIENT
ET COMMENT CECI DOIT ÊTRE COMPRIS.

   De tout ceci apparaît clairement que la paix de l'âme est seulement pour les hommes de bonne volonté. Plus cette volonté est parfaite, plus aussi elle est sainte. La mesure de sa perfection dépend du soin qu'elle met à se soumettre : de sorte que celui-là est dit plus parfait, qui, mort à soi-même et tout entier livré au bon plaisir de son bien-aimé par le lien du vrai amour, lui est aussi soumis en plus de choses. Ainsi on raconte du dévot prieur qu'une fois il fit comprendre brièvement ces choses à deux clercs de Paris, qui étaient avides de recevoir de lui un mot d'édification. Il leur dit en effet entre autres choses : « Vous pouvez être aussi saints que vous le voulez. » Ce que ceux-ci ne comprenant guère, ils se détournèrent de lui scandalisés, et lui absent, ils racontèrent à quelques frères du monastère, d'un esprit troublé, ce que le dévot prieur leur avait répondu. Car ils voyaient en ces paroles plutôt une ironie qu'une réponse aimable et paternelle. C'est pourquoi les frères susdits les ramenant vers leur père, lui demandèrent humblement d'exposer à ces clercs sa pensée. Alors il leur dit : « N'est-ce pas vrai, comme je l'ai dit, que vous êtes aussi saints que vous le voulez ? Oui, assurément. Car la mesure de votre sainteté dépend de la bonté de votre volonté. Considérez donc en vous--mêmes à quel degré votre volonté est bonne, et la mesure de votre sainteté vous sera manifeste. Car chacun est saint dans la mesure même où il est attaché au bien. » Ce qu'ayant entendu, ils se retirèrent avec un grand profit d'édification.


CHAPITRE XIV

DE LA MANIÈRE ADMIRABLE DONT IL DICTAIT SES LIVRES.

   Ceci aussi est merveilleux et admirable, ce que nos pères racontent de lui, comment il dictait ses livres. Il avait notamment comme habitude, lorsqu'il se sentait comme inondé par les rayons de la lumière divine, d'aller tout seul dans le secret d'un bois. Et là, tandis que le Saint-Esprit dictait, il écrivait tout ce qui lui venait dans l'esprit sur une tablette de cire, et l'emportait en retournant au monastère. C'est ainsi que par intervalles, il composa tous les livres, dont j'ai déjà parlé ; et sans que ce délai de chaque jour ou quelquefois de plusieurs semaines, pendant lequel il était privé de cette grâce d'inspiration fût un obstacle, il continuait enfin de nouveau, après avoir retrouvé son habitude ancienne, de telle sorte que le texte nouveau faisait toujours suite à ce qui avait précédé, sans même qu'il s'en souvînt, et il le faisait si habilement et avec un tel ordre que s'il avait composé ces mêmes livres en un seul et même temps sans aucune interruption. Même, lorsque déjà alourdi par la vieillesse il commençait à voir diminuer ses forces, sa faiblesse de corps ne pouvait cependant en rien obscurcir la clarté de son esprit. C'est pourquoi, afin de terminer ce qu'il avait commencé, il s'associa enfin comme aide un des frères du monastère, qui sur une tablette, apportée par lui, devait transcrire les secrets qui lui seraient révélés. En continuant ainsi, il traça le tableau de l'une et l'autre vie, d'une façon si haute et si sublime que nul ayant l'intelligence saine ne peut douter qu'il pénétrait, en dépassant toute créature, au-dessus des forces de l'intelligence humaine, jusqu'à la contemplation de la divine essence, par une intelligence transformée, à la manière de l'aigle, auquel est comparé saint Jean l'évan-géliste dont il portait le nom.


CHAPITRE XV

COMMENT PAR UN CERTAIN FRÈRE IL FUT APERÇU UNE FOIS,
ASSIS SOUS UN ARBRE, MERVEILLEUSEMENT ENVELOPPÉ
D'UN RAYON DE FEU.

   Ne vous étonnez pas, pieux lecteur, de cette excellence si sublime du dévot prieur, et si bien méritée, que mes paroles de pauvre pécheur peuvent bien moins exalter que ses propres écrits et ses actes qui témoignent de sa grande sainteté et dignité de vie, et dont je redirai quelques-uns. Des hommes encore vivants rendent en effet témoignage qu'un jour le dévot prieur, poussé par la divine inspiration, se hâtait comme d'ordinaire vers le bois, et retrouvant sa retraite solitaire, s'assit sous un arbre. Et lorsque, comme on peut pieusement le croire, il y goûtait les dons divins, le dévot Père s'oubliant lui-même y était resté plus longtemps que d'habitude, les frères commencèrent à le chercher çà et là, vivement inquiets de l'absence de leur Père prieur. Ne le trouvant pas dans le monastère même, ils se mirent à le chercher à travers les chemins de la vaste forêt. Par hasard, un frère, qui lui était assez intime, le cherchant avec soin, remarqua de loin un arbre qui semblait par en haut tout enveloppé d'un rayon de feu. S'approchant alors en silence, il trouva l'homme de Dieu assis sous cet arbre, encore tout ravi hors de lui par la grande ferveur de la douceur divine. De ceci il apparaît clairement de quelle ferveur intérieure d'esprit et de quelle splendeur il était enflammé en même temps qu'illuminé, alors que le rayonnement en paraissait au dehors d'une façon si manifeste.


CHAPITRE XVI

DU NOMBRE ET DE L'ORDRE DE SES OUVRAGES.

   Devenu donc la plume de celui qui fait surgir du sein de ses fidèles serviteurs les eaux de la fontaine de vie, l'homme de Dieu dévot et mystique versa abondamment à toutes les âmes la coupe de vie de ses livres, écrits les uns lorsqu'il était encore dans le monde, et les autres comme profès au monastère. En voici les noms. Le premier est intitulé : « Le Royaume des amants », et en notre langue il débute ainsi : « De Heere heeft wederleit ». Le deuxième, qui est appelé « Des Noces », a pour premiers mots « Siet de brudegom », etc. Le troisième est intitulé : « De la petite pierre », et commence ainsi « De mensche die leven wilt ». Le quatrième « Des quatre tentations » a pour début « Die oren heeft te horen ». Le cinquième est intitulé : « De la Foi » ; « So wie behouden wilt sijn ». « Le sixième : « Le Tabernacle spirituel » : « Loept so dat gi begripen moget ». Le septième est nommé : « Des sept clôtures » « Lieve suster ». Le huitième, qui est dit : « Le miroir du Salut éternel », a pour début : « Dit boeck mach wel een spiegel wesen ». Le neuvième : « Des sept Degrés de l'Amour » : « Gratie ende heilige vrese. » Le dixième : « Le Livre des Rétractations », parlant de l'union de la bien-aimée avec son bien-aimé : « Die prophete Samuel. » Le onzième : « Les douze Béguines » : « Het saten XII beghinnen. »


CHAPITRE XVII

COMMENT IL ÉTAIT PARFOIS ABONDAMMENT PÉNÉTRÉ
DE LA GRÂCE DIVINE AU TEMPS DE LA CONFÉRENCE.

   Quand le dévot prieur devait parfois faire une conférence dans le monastère, ou quand quelques-uns de ses frères ou bien des étrangers venaient à lui par dévotion, s'estimant toujours avec l'Apôtre le débiteur de tous, il s'appliquait sans cesse à répondre à ces demandes. De temps en temps il était si plein de l'esprit de dévotion et dans ces conversations ses paroles devenaient si suaves, que, comme un vin nouveau qui ne supporte plus un vase fermé, il se répandait avec ardeur en paroles enflammées, manifestant ainsi la vérité de l'éternel témoignage de Jésus : « Quand vous vous trouverez devant les rois et les princes, ne pensez pas à ce que vous direz ; car ce vous sera donné à cette heure même. » Oui, ce sera donné, mais non possédé. Car ce qui était merveilleux c'est que, étant parfois si rempli des dons de la grâce qu'il eût pu faire jaillir le feu de la pierre en pénétrant les cœurs endurcis, souvent cependant il arrivait que devant des personnes d'un rang élevé et noble, oublieux de tout ce qu'il savait, il demeurait silencieux et muet, sans aucun souci de confusion ou de honte, comme s'il n'avait jamais goûté le témoignage de l'Esprit. Chaque fois que cela lui arrivait, il se mettait humblement la tête entre les mains pour recueillir son esprit. Lorsqu'il reconnaissait que cette absence se prolongeait, il disait à ses auditeurs « Mes enfants, il n'y a rien à faire pour le moment. » Et leur disant adieu, il partait aussitôt.


CHAPITRE XVIII

DE SA BONNE RENOMMÉE, PAR LAQUELLE IL ATTIRAIT
A LUI BEAUCOUP D'HOMMES, ET FAISAIT PROGRESSER
GRANDEMENT LEUR SALUT.

   Le parfum pénétrant de sa renommée s'étant répandu au long et au large parmi les provinces voisines, beaucoup de gens puissants et nobles, de l'un et l'autre sexe, maîtres et clercs, vieillards et jeunes gens, accoururent. Envers eux tous il se montrait si prévenant pour leur donner aussitôt des conseils et des paroles d'édification, qu'il semblait avoir été prévenu d'avance de leur venue. Des hommes de condition venaient aussi de Flandre, des docteurs et des clercs distingués de Strasbourg, de Bâle et des autres villes du Rhin accouraient pour jouir de sa sainte présence. Parmi eux, l'on rapporte que se trouvait en particulier un docteur en sainte Écriture, de l'Ordre des Prêcheurs, de grande réputation et excellence, qui s'appelait Canclaer. Celui-ci visitant fréquemment le dévot prieur, l'avait en grande révérence. Et c'est de lui réellement que ce grand docteur et humble disciple mérita par l'exercice constant de cette humilité d'expérimenter, d'une façon éminente, la vraie sagesse, ainsi qu'il le montre assez lui-même en ses propres écrits, puisés durant de longs intervalles de temps à la source de la vérité, à l'exemple du prieur, et qu'il fit paraître en une langue aisée et dans l'idiome maternel, par respect pour son maître, le dit prieur, les répandant en un flot de grande dévotion.


CHAPITRE XIX

COMMENT LE DÉVOT PRIEUR CONVERTIT
UNE CERTAINE BARONNE.

   Il y avait aussi parmi d'autres une disciple fidèle de l'homme de Dieu, une noble dame, dévouée à Dieu, portant le nom de Marka, une baronne de rang illustre, la mère d'un homme renommé et fidèle à Dieu, encore vivant, qui s'appelait le sire Ingelbert de Marka, confrère de notre monastère. Celle-ci visitant fréquemment et avec dévotion le saint prieur, finit par se lasser beaucoup de toutes ses exhortations, mais il arriva que celui-ci, par ses paroles douces comme le miel, la changea tellement, que bien que mêlée encore au siècle elle se hâtait souvent avec grande dévotion d'aller trouver le saint prieur, nu-pieds et sur une route de presque deux lieues, allant de son château à Rhode-Sainte-Agathe, où elle habitait alors de façon séculière, dans sa famille, jusqu'au lieu appelé Groenendael. Or comme après quelque temps le maître enseignant peu à peu cette âme à l'école de Jésus-Christ, l'amena si bien au mépris du monde et en cette même voie, où il marchait lui-même, qu'enfin, elle renonça au monde et à toute sa parure, pour la suavité de Jésus qu'elle aimait uniquement, et elle se fit clarisse à Cologne et se voua corps et âme, en toute douceur et humilité, au joug suave de l'obéissance. Là elle fit grand progrès dans les observances régulières ainsi qu'en témoigne la communauté des moniales, où elle demeura stable jusqu'à la fin.


CHAPITRE XX

COMMENT IL SE MONTRAIT TOUJOURS DISPOSÉ AUX ŒUVRES
EXTÉRIEURES ET AUX TRAVAUX COMMUNS, ET COMMENT
II. ÉTAIT ALORS UN EXEMPLE POUR SES FRÈRES, QU'IL
DÉPASSAIT TOUJOURS EN TOUTES CHOSES.

   Le dévot prieur, plein d'une sainte piété se montrant un exemple de sainte dévotion pour les frères, les dépassait tous par la fuite des vices et la pratique des vertus, aussi bien que dans les observances monastiques, le travail des mains, les veilles et les jeûnes. C'est ainsi que se livrant parfois avec les frères au travail manuel, bien que déjà fatigué et affaibli par la vieillesse, il avait coutume de s'appliquer aux ouvrages les plus vils et les plus durs, en charriant par exemple le fumier, ou en portant d'autres fardeaux grossiers, en toute humilité. Et, ce qui était très édifiant pour les frères, et bien plus un exemple de grand esprit surnaturel et de simplicité, il se rendait prêt à faire tout selon son pouvoir ; et de la sorte il arrivait parfois que par son zèle pour aider les serviteurs il était pour eux, surtout pour les jardiniers, dans sa simplicité maladroite, bien plutôt un embarras qu'un secours. De fait, ne sachant discerner les mauvaises herbes des bonnes, il arrachait les bonnes en même temps qu'il déracinait les mauvaises. Et, chose admirable, bien qu'il s'appliquât au travail des mains, il n'en était que rarement troublé intérieurement en ses exercices. C'est ainsi que pour édifier les frères, il portait toujours avec lui pendant ce travail le chapelet, afin que d'une main il se livrât au travail du corps et de l'autre il servît en même temps l'ardeur de sa piété. En ceci il nous donne un exemple, afin que nous ne soyons jamais extérieurement si occupés au travail qu'intérieurement nous ne puissions offrir à Dieu tout ce que nous faisons, en pieux présents. Ô quelle grâce il y a à se complaire toujours avec satisfaction au repos avec Marie et au travail avec Marthe ! Or cette grâce on nous dit qu'il la possédait autant pendant le travail qu'en la solitude. De sorte qu'il avait coutume de dire aux frères que pour lui il n'était pas plus difficile d'élever, quand il le voulait, son esprit en haut jusqu'à Dieu par l'acte de la contemplation, que de porter la main à sa tête.


CHAPITRE XXI

COMMENT IL ÉTAIT COMPATISSANT NON SEULEMENT
ENVERS SES FRÈRES, MAIS AUSSI POUR LES OISEAUX ET
LES BÊTES DANS LEUR NÉCESSITÉ.

   Combien ce serviteur du Christ et vrai servant de tous ses frères était réputé affable, pieux et humble, cela nous est montré par la consolation et la joie qu'ils éprouvaient tous en sa présence. Car la grâce divine brillait en son visage, la modestie en ses paroles, la piété en ses actes, l'humilité en ses manières, enfin dans tous les détails de sa vie apparaissaient la probité et la dignité des vertus. Il était sobre en sa nourriture, sans recherche en son vêtement, patient en toutes choses et envers tous. Il avait aussi une telle plénitude de compassion qu'il n'avait pas seulement pitié des êtres raisonnables, mais aussi des bêtes et des oiseaux, dans le besoin. C'est ainsi que au temps de l'hiver, comme les oiseaux à cause du froid et de la couche de neige étaient dans la disette, les frères, connaissant sa paternelle compassion, le lui faisaient remarquer disant un peu naïvement : « Père, il neige déjà : que feront maintenant les pauvres oiseaux ? » Et alors lui, rempli de sollicitude pour eux, répondait souvent - comme on le raconte - en des paroles compatissantes, prenant au sérieux ce qu'on lui disait comme s'il s'agissait de nouvelles pénibles. Et alors au lieu et au temps voulu il faisait son possible pour leur procurer le nécessaire.


CHAPITRE XXII

AVEC QUELLE PONCTUALITÉ IL OBÉISSAIT À LA VOLONTÉ
DE SON SUPÉRIEUR.

   Prudent dans ses conseils, fidèle à aider les autres, il manifestait dans tous ses actes un grand culte pour le bien de l'obéissance ; c'est ce qui apparaît clairement par ce qui lui arriva. Une fois qu'il était gravement malade, il désira vivement boire un peu d'eau et demanda à un frère de la lui porter. Mais son supérieur ne consentit point à cette demande, craignant que par là sa maladie s'aggravât beaucoup. C'est ce que le dévot prieur supporta avec la plus grande patience, malgré qu'il en souffrît tant dans sa nature, qu'intérieurement il mourait presque de soif, et qu'extérieurement ses lèvres se fendaient ; car il désirait bien plutôt par le bien de l'obéissance s'offrir à Dieu en sacrifice, que d'obéir aux désirs de la nature. À la fin cependant, comme il craignait que par là la mort pût s'ensuivre, moins soucieux de sa propre commodité que de l'embarras possible de ceux qui, pour son bien, l'avaient ainsi privé d'eau pour un temps, il dit humblement à son Père : « Mon Père Prieur, si je ne bois maintenant un peu d'eau, je ne guérirai plus de la maladie, dont je souffre. » En entendant ceci le Prieur répondit en grande crainte : « Oui, certes, mon frère, vous aurez à boire. » Et au moment même où il prit de l'eau, selon l'ordre du Prieur, il commença à se mieux sentir.


CHAPITRE XXIII

QUELLE ÉDIFICATION ET QUELLE CONSOLATION SORTAIENT
DE SES DOUCES PAROLES ET DE SA PRÉSENCE.

   Comme de temps en temps et à des heures fixées, les frères allaient vers lui par dévotion et pour pratiquer la vertu, afin de recevoir de sa bouche quelques paroles propres à les aider dans leurs tentations ou à leur faire acquérir une grâce plus abondante, il avait coutume par ses paroles consolantes, douces comme le miel, de satisfaire chacun selon son désir, d'une manière toute inattendue et merveilleuse. Ce qu'il disait était plein d'ardeur et produisait efficacement la divine douceur ; par là quelques frères, intimement unis à lui dans l'amour, en le visitant après Complies selon la coutume, étaient si vivement touchés de sa douceur et enflammés intérieurement par ses discours pleins d'amour, qu'avec lui ils passaient tout ce temps sans dormir, comme s'ils avaient oublié le sommeil de la nuit, et ils demeuraient là sans ennui jusqu'à l'heure des matines. Après une telle nuit, et ceci est bien merveilleux à rappeler, ils n'étaient pas moins aptes à célébrer les louanges divines, mais au contraire ils s'y sentaient beaucoup plus joyeux, et ils assistaient beaucoup plus allégrement aux offices de matines, sans que la veille précédente fût un obstacle ; et ceci d'autant mieux qu'ils avaient reçu avec plus de ferveur l'esprit de la divine douceur en ce dit colloque. Et divers frères racontent que ceci ne leur est pas arrivé une seule fois, mais très souvent.


CHAPITRE XXIV

COMMENT LE DIABLE AVAIT COUTUME DE L'ATTAQUER.

   Mais cet artisan rusé et mille fois habile, l'antique rival du salut des hommes, s'efforçait souvent avec d'autant plus d'ardeur de lui susciter de grandes tentations, qu'il se sentait entravé dans sa malice et vaincu dans son art néfaste par de tels exercices de piété. Aussi tâchait-il souvent même visiblement de le troubler, sous la forme d'un crapaud ou de toute autre bête malfaisante : c'est lui-même qui le rapportait aux frères, qui lui étaient plus familiers. Et lorsque ceux-ci lui demandaient s'il ne craignait pas la présence du démon, il répondait que non. Parfois cependant il s'attristait de voir une bête si perverse et si odieuse à Dieu, en même temps que si néfaste, s'approcher ainsi de lui. Très souvent aussi quand il prévoyait sa venue, il se prémunissait contre lui avec des armes spirituelles.

   Ainsi il arriva un jour qu'étant couché dans une petite chambre en compagnie du supérieur du monastère, en raison de sa vieillesse, il perçut l'approche de l'ennemi et s'écria, de sorte que le supérieur l'entendit : « Mon Père, voilà qu'il vient, mon Père, voilà qu'il vient


CHAPITRE XXV

COMMENT IL FUT GRAVEMENT TOURMENTÉ PAR LE DÉMON
À CAUSE D'UNE PERMISSION, DONNÉE MOINS PRUDEMMENT
À DES FRÈRES, POUR RÉCITER À LA SUITE DES OFFICES SÉPARÉS.

   Une autre fois encore attaqué par le démon, il en fut grandement tourmenté. Il y avait des frères, relâchés en dévotion, qui, contre l'habitude observée jusque-là dans le monastère, lui demandèrent instamment de pouvoir réciter tout à la suite, au chapitre, des offices d'anniversaires des morts, bien qu'ils se présentassent séparément au cours de la semaine, marqués aussi distinctement dans le martyrologe, afin de satisfaire en un seul jour pour tous lui, considérant un peu à la légère cette chose, consentit humblement à leurs instantes prières, et permit de faire en même temps ce qui selon l'habitude se faisait distinctement. À cause de cela il arriva par la disposition de la volonté divine, que le bon Père expia lui-même par de fréquents et multiples opprobres, qui lui furent infligés par des démons, une conduite trop large vis-à-vis des frères. Que ceux qui aujourd'hui agissent de telle sorte veuillent bien être attentifs à ceci. Qu'ils ne se réjouissent pas, quand peut-être ils ne remarquent pas aussitôt les assauts du démon, mais qu'ils craignent plutôt le juge longanime et sévère, qui plus tard condamnera et punira d'autant plus rigoureusement qu'il supporte dans le temps avec plus de patience.

Que chacun donc, qui a conscience de cela s'efforce comme le dévot prieur d'avouer sa culpabilité, et de satisfaire à Dieu en des larmes et des prières instantes pour soi-même et pour ses frères.


CHAPITRE XXVI

COMMENT LE CHRIST AVEC LA BIENHEUREUSE VIERGE
ET TOUS LES SAINTS LUI APPARURENT.

   Souvent aussi Notre-Seigneur Jésus-Christ visitait son fidèle serviteur et l'enrichissait habituellement de multiples et grands dons de grâces ; ainsi un jour il lui apparut visiblement avec la bienheureuse Vierge Marie, sa glorieuse Mère, et tous les saints de la cour céleste, et il daigna le visiter avec une douceur très intime. Et Jésus alors, avec la grande joie intérieure, qu'il lui donnait en ce moment, lui parla de sa propre bouche en ces paroles « Tu es mon fils bien-aimé, en qui j'ai mis ma complaisance. » Et en l'embrassant, il dit à sa Mère et aux chœurs des saints présents : « Voici mon enfant d'élection. »

   En cela toute bonne âme peut comprendre quel mérite le dévot prieur avait devant le Seigneur Jésus, lui qui mérita même d'entendre de la bouche de la vérité le gage d'une familiarité tarit souhaitée. Je crois certainement qu'alors et en d'autres circonstances il avait avec le Seigneur Jésus des entretiens cachés, dont il n'est pas permis aux hommes de parler ; ainsi que le dévot prieur le fait entendre assez clairement en ses livres et le Bon Cuisinier le rapporte de lui ; car ce dernier le vit un jour élevé en une telle gloire, qu'à ce moment personne parmi les vivants ne le surpassait en mérites.


CHAPITRE XXVII

COMMENT IL TACHA TOUJOURS DE DIRE LA MESSE TANT
QUE CELA LUI ÉTAIT POSSIBLE, ET DE QUELLE DÉVOTION
IL BRILLAIT.

   Il s'appliqua à dire la messe tous les jours ; et depuis son ordination de prêtre jusqu'à la fin de sa vie, bien qu'ayant même plus de quatre-vingt-sept ans, il ne s'en était jamais abstenu, selon ses propres paroles, à moins qu'il n'y fût forcé quelquefois par une maladie ou par un autre empêchement notable. Chaque jour, pendant qu'il célébrait le saint sacrifice de la messe avec tout le soin possible, son cœur était ardent de dévotion. Ce qui apparut une fois bien clairement. Car pendant le canon de la messe, quand il était tout pénétré de la rosée de la grâce céleste et tout brûlant en son cœur de chaleur intérieure, il se sentit comme fondu d'une telle dévotion, que l'activité de ses sens extérieurs défaillant presque sous la douceur intérieure, refusait de servir la nature. Comme ses forces lui manquaient tellement qu'il ne pouvait plus se tenir debout, son servant très effrayé se hâta d'appeler un autre prêtre, pour achever la messe alors commencée. Il faut bien le remarquer, ceci ne lui arriva pas à cause d'une faiblesse naturelle des forces corporelles, mais bien plutôt par l'abondance spirituelle des dons divins tout spéciaux, car en effet cela lui arrivait souvent, sans qu'il omît pour cela de célébrer la messe.


CHAPITRE XXVIII

COMMENT A CAUSE DES DÉFAILLANCES DE CETTE SORTE
SON SUPÉRIEUR LUI DÉFENDIT UNE FOIS DE DIRE LA MESSE ;
ET SUR L'HUMBLE RÉPONSE DU PRIEUR.

   De même façon l'on rapporte en une autre circonstance un cas analogue. C'était dans le temps où il était déjà bien affaibli par la vieillesse, de sorte qu'il pouvait à peine distinguer la forme de l'hostie, et qu'il faisait quelquefois l'élévation, tenant l'image de la croix, qui est sur l'hostie, les pieds en haut et la tête en bas ; mais pourtant il ne cessa pas de célébrer la messe avec la plus grande dévotion. Or, il arriva, un certain temps avant la fin de sa vie, qu'étant à la consécration du corps et du sang précieux du Seigneur, il éprouva une telle joie de la présence aimable et devenue habituelle de la suavité divine, et il fut tellement ravi en son esprit, que, sans l'aide de la grâce divine, il eût sans doute rendu l'âme, à cause de la trop grande douceur de Jésus. Aussi comme il se trouvait presque défaillant en ses membres et privé de forces humaines, le servant qui l'assistait alors crut à peu près impossible qu'un homme si faible pût se soutenir encore dans la vie. Celui-ci en devint très anxieux, et, sans savoir que faire, il attendit humblement la fin. Mais, à peine la messe était-elle achevée, qu'il alla trouver le prévôt, pour lui raconter ce qui lui était arrivé. Lui aussi en était fort effrayé, et après avoir fait venir le dévot prieur, il commença à lui ordonner de ne plus oser dire la messe, afin de ne pas causer un scandale au couvent, ni un péril pour son âme. À quoi celui-ci répondit humblement : « Mon vénéré père, veuillez ne pas m'interdire à cause de cela de célébrer la messe. Car ce qui semble parfois à l'extérieur être une défaillance, causée par la vieillesse, est plutôt l'effet de la grâce divine, qui m'est donnée d'en haut comme présent ; cette fois encore Notre-Seigneur Jésus-Christ me visitait ainsi en une joyeuse douceur, et en s'adressant à moi, il me dit : « Tu es mien, et moi, je suis tien. »


CHAPITRE XXIX

DE QUELLE MANIÈRE ADMIRABLE ET INACCOUTUMÉE
IL PRENAIT LA SAINTE EUCHARISTIE.

   Chaque fois aussi que le dévot prieur, en célébrant la messe, prenait le corps sacré du Seigneur dans l'Eucharistie avec sa piété habituelle, le divin Esprit s'unissait à son esprit et le transformait merveilleusement par une telle intimité d'amour, que, dès qu'il avait pris le très saint corps, il paraissait extérieurement, la bouche fermée et les lèvres immobiles, aussi tranquille que s'il n'avait rien consommé. De là venait que contrairement à la coutume de ceux qui célèbrent le sacrement, il ne retournait ni ne brisait l'hostie avec les dents, ni ne l'humectait de salive ; mais aussitôt prises les saintes espèces, son esprit se hâtait d'aller avec joie à la rencontre du souverain Esprit qui l'assistait et avec lui, sans souci de l'extérieur, il montait vers le Père des esprits, comme l'épouse appuyée sur son bien-aimé.

   Ce qu'un des frères, qui lui était plus intime, ayant observé plus d'une fois, piqué de curiosité, il alla familièrement demander au dévot prieur comment il pouvait avaler si vite le corps du Christ ; il reçut cette réponse du prieur : « Mon très cher frère, le Seigneur opère envers ses serviteurs, comme il lui plaît. »


CHAPITRE XXX

COMMENT IL APPRIT D'AVANCE LE JOUR DE SA MORT,
ET AVEC QUELLE DÉVOTION IL SE DISPOSA A CE TERME
DE TOUTE CHAIR.

   Tout rempli de jours, le serviteur de Dieu, le dévot prieur de Groenendael, quand il eût atteint sa quatre-vingt-huitième année, commença peu à peu à voir ses forces décliner à cause de sa vieillesse. Sachant donc que le temps de sa mort était proche, car le jour venait déjà qui lui avait été prédit depuis longtemps par sa pieuse mère, lorsqu'elle fut délivrée par ses mérites de ses peines, lui disant en vision, comme je l'ai rapporté, qu'il s'endormirait joyeusement pendant le temps de l'Avent du Seigneur ; lui donc se disposa à mourir avec toute la piété de son esprit et avec une telle joie, que personne, voyant l'allégresse dont il faisait preuve, ne pouvait lui suggérer d'aucune manière l'anxiété d'une crainte ou d'une douleur quelconque ; bien plus, il montrait même par ses actes et ses gestes, qu'il voulait être délivré et uni au Christ. Aussi son âme bienheureuse, en de grands soupirs intérieurs et une intime ferveur de cœur, souhaitait comme le cerf qui aspire aux sources des eaux, s'envoler vers les embrassements tant souhaités de son époux. C'est pourquoi répétant souvent ces paroles et d'autres semblables « Quand viendrai-je et apparaîtrai-je devant la face de mon Dieu ? », il était pour tous ceux qui étaient alors présents un si grand exemple de dévotion, que s'il était bien de pleurer Jean, qui allait sortir du monde, il était mieux encore de se réjouir avec lui, qui allait bientôt jouir du bonheur éternel de cette béatitude si désirée.


CHAPITRE XXXI

DE SON TRÈS SAINT TRÉPAS.

   Sachant donc que de cette grave maladie il devait bientôt mourir, comme il était encore couché dans la chambre du prieur, il demanda humblement d'être transporté par les frères de cette dite chambre à l'infirmerie commune des frères. Là atteint d'une grave attaque de fièvre et souffrant en même temps de dysenterie, il passa sur son lit presque quinze jours, dans une grande faiblesse. Enfin au milieu de ses frères en prière, et après s'être recommandé dévotement à eux, tout présent d'esprit et le visage radieux, il s'endormit heureusement dans la paix en un très doux soupir et sans les signes ordinaires des agonisants. C'était l'année du Seigneur mille trois cent quatre-vingt-un, au jour octave de la bienheureuse Catherine, vierge et martyre ; il avait déjà plus de quatre-vingt-huit ans et était prêtre depuis environ soixante-quatre ans.

   Les frères, tristes et joyeux à la fois, l'ensevelirent dans l'ancienne église, moins au milieu d'une pompe extérieure, qu'avec la solennité d'une dévotion intérieure. Bien qu'on célébrât pour son âme vraiment bienheureuse des vigiles et d'autres messes, comme c'est l'habitude dans les coutumes chrétiennes, tous croyaient pourtant que de son côté leur père les secourait bien davantage par ses mérites, qu'il n'avait besoin de leurs suffrages.


CHAPITRE XXXII

COMMENT AUSSITÔT APRÈS SA MORT, LA NUIT MÊME, IL
APPARUT À UN MÉDECIN, QUI LUI ÉTAIT CONNU,
GLORIEUSEMENT REVÊTU DE SON HABIT SACERDOTAL.

   Il y avait en ce même temps un homme dévot et clerc célèbre, doyen de l'église de Dieu. Comme il était très expérimenté dans l'art de la médecine, en même temps qu'un ami intime du dévot prieur, pendant sa vie, il vint aussitôt à l'annonce de sa maladie à Groenendael. Après avoir constaté la faiblesse du serviteur de Dieu, il se décida à rester pendant quelque temps près de lui dans le monastère, jusqu'à ce qu'il pût voir ce qui arriverait. Demeurant donc et le visitant assidûment en même temps que beaucoup de personnes qui étaient venues, il se distingua entre tous par son zèle pour assister son dévot père, à la vie et à la mort. Comme il passait la nuit humblement dans l'église près du corps du défunt, et que ses sens étaient déjà pris par un léger sommeil, il vit approcher de l'autel le dévot prieur, revêtu des ornements sacerdotaux, avec une telle splendeur de beauté qu'à son réveil il ne pouvait suffisamment expliquer à personne comment il l'avait vu.

   Ainsi le dévot prieur voulut certainement montrer à son ami par un miracle si inouï, l'intimité qu'il avait avec lui, et en même temps la grâce singulière qu'il avait lui-même pendant la célébration du saint sacrifice de la messe.


CHAPITRE XXXIII

DE QUELQUES RELIQUES DE LUI, PAR LESQUELLES LE MAL
DE DENTS D'UNE    CERTAINE BÉGUINE DE MALINES FUT
AUSSITÔT ADOUCI.

   Un certain frère, contemporain du dévot prieur, qui était très zélé dans sa dévotion envers lui, chercha par habileté à se procurer une de ses dents, qu'il vénérait comme une relique. Mais d'autres frères pareillement, mus pieusement par ce même sentiment, gardèrent diverses choses en souvenir de leur père, l'un un lacet, l'autre un cheveu ou quelque autre chose de ce qu'il avait laissé.

   Or, il arriva une fois que ce dit frère donna la dent qu'il avait, avec la ceinture et quelques cheveux à une certaine béguine consacrée au Christ, qui demeurait alors à Malines. Celle-ci reçut ces dons comme de vraies reliques avec grande révérence, les apporta à Malines et les mit entre d'autres reliques de saints, qu'elle avait chez elle, pour les vénérer spécialement. Or, une fois comme elle souffrait beaucoup d'un mal de dents, après avoir consulté de côté et d'autre, mais en vain, divers médecins et chirurgiens, elle se rendit près de sa sœur, avec laquelle elle habitait la même maison, presque épuisée par la force de la douleur. Mais celle-ci, aussitôt prévenue par la divine bonté, répondit dès le premier instant à sa sœur, afin que se manifestassent les prières et les mérites du dévot prieur : « Moi, ma sœur, si je souffrais d'un tel mal, je prendrais cette dent du prieur de Groenendael, qui est en notre chambre, et je la ferais toucher dévotement à mes propres dents, en espérant, que par ses mérites je pourrais obtenir la guérison. » Ayant entendu ce conseil, sa sœur le suivit humblement, et aussitôt elle sentit que la véhémence de la douleur commençait peu à peu à diminuer. Et ainsi après peu de temps elle fut rendue à sa santé d'auparavant.


CHAPITRE XXXIV

COMMENT SON CORPS FUT RETROUVÉ APRÈS ENVIRON
CINQ ANS, TOUT ENTIER ET INTACT ; ET DE SA
TRANSLATION.

   Quant à sa translation, je trouve encore ceci digue d'être commémoré : environ cinq ans après sa mort et sa sépulture, cinq ans pendant lesquels le prévôt déjà nommé lui survécut son corps fut retrouvé, dans un état parfaitement intact, même avec les ornements dans lesquels on l'avait dignement enveloppé, comme on le fait pour les prêtres ; et ceci malgré le grand laps de temps, pendant lequel il fut caché dans le sable et livré aux vers ; on le retrouva dans une telle intégrité qu'aucun de ses vêtements ni son corps, si peu que ce soit, ne semblaient être endommagés, sauf seulement l'extrémité du nez, qui semblait, assez peu d'ailleurs, déformé par la poussière de la corruption.

   Alors on plaça son corps, saint et vénérable, exhumé après un si long temps, pendant environ trois jours dans l'enceinte du monastère de Groenendael, sur l'ordre de l'évêque, à cause de tous ceux qui voulaient le voir. Il s'en exhalait un parfum si agréable, qu'il semblait que ce ne fut pas le corps d'un mort, mais bien plutôt quelque onguent d'une merveilleuse suavité.

   C'est ainsi que j'ai entendu ceci personnellement, non seulement des frères du même monastère, mais aussi des gens laïcs et dignes de foi, qui pendant ces jours-là ont vu et baisé son corps, et qui ont attesté sur ceci tout ce que je viens de dire, en un témoignage de foi, en ma propre présence et publiquement devant plusieurs personnes.


CHAPITRE XXXV

SUR LA CAUSE DE CETTE MÊME TRANSLATION.

   La raison de cette translation, faite selon la volonté de la Providence divine, a été, comme on raconte, celle-ci. Lorsque le prévôt, que j'ai nommé déjà si souvent, avait terminé ses jours sur la terre, il arriva que Monseigneur Jean Tserclaes, vénéré père dans le Christ, alors évêque de Cambrai, voulait, par égard pour ce prévôt, venir à ses obsèques et assister personnellement à la solennité de la messe. Il y suivit dévotement la cérémonie, et après avoir entendu parler de la renommée du dévot prieur, en même temps que pour répondre aux humbles prières des frères, il décida que les ossements du prieur fussent enlevés de son tombeau et fussent transportés par les frères au nouveau sépulcre, dans lequel on enterrerait aussi le prévôt. Les frères allaient joyeusement d'accord avec ceci, et aussitôt qu'ils eurent ouvert son tombeau et se furent approchés dévotement du cercueil, contenant le corps du défunt, ils trouvèrent là le corps avec les ornements, tout entier intact, ainsi que je viens de le raconter. Deux jours après, le troisième jour, on le plaça respectueusement, avec une grande solennité pleine de révérence et en présence d'une foule nombreuse et pieuse, ensemble avec le corps du premier supérieur, dans un même tombeau, mais séparé de lui. En suivant l'ordonnance du même évêque, on les déposa ensemble dans le chœur, devant le grand autel, dédié à la bienheureuse Vierge : le prévôt comme père, à droite, la face tournée vers le midi, et le prieur, comme son frère et compagnon, vers le nord.

   À quel temps tout ceci arriva, se trouve relaté déjà ci-dessus dans la première partie, quand je faisais mention du trépas du prévôt.

FIN

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