Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis
les origines du Christianisme jusqu'au XXe siècle
TRADUITES ET PUBLIÉES Par le R. P. Dom H. LECLERCQ
Moine bénédictin de Saint-Michel de Farnborough
XVI. L'ACTE D'ACCUSATION. LE NON-LIEU
XXV. L'INVENTAIRE LA CONFISCATION
XXVI. LE DEVOIR DANS LES TEMPS TROUBLÉS
LA PASSION DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST
PASSION DE NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST
LE MARTYRE DE SAINT ÉTIENNE DIACRE A JÉRUSALEM, VERS L'AN 37
ACTES DE SAINT ÉTIENNE, DIACRE
LE MARTYRE DE SAINT JACQUES LE MAJEUR APOTRE A JÉRUSALEM, L'AN 44
LE MARTYRE DE SAINT JACQUES LE MAJEUR, APOTRE
LE MARTYRE DE SAINT JACQUES PREMIER ÉVÊQUE DE JÉRUSALEM A JÉRUSALEM L'AN 62
LES MARTYRS DES JARDINS DE NÉRON A ROME VERS LE Ier AOUT DE L'AN 64
2° SAINT CLÉMENT ROMAIN (Epître, I, 6)
LE MARTYRE DES SAINTS APOTRES PIERRE ET PAUL A ROME VERS L'AN 64 [66]
SAINT CLÉMENT ROMAIN (Épître, I, ch. V)
DENYS DE CORINTHE (dans Eusèbe, Hist. eccl., 1. II, c. 24)
TERTULLIEN (de Praescript., c. 36)
ORIGÈNE (dans Eusèbe, ouvr. cité, 1. III, c. I)
GAIUS, prêtre de Rome (commencement du IIIe siècle)
LE MARTYRE DE FLAVIUS CLÉMENT CONSUL ET DE PLUSIEURS AUTRES, L'AN 95
2° EUSÈBE (Hist. eccl., III, 18)
3° SAINT JÉRÔME (Lettre 108 à Eustochium)
LE MARTYRE DE SAINT JEAN ÉVANGÉLISTE A ROME, L'AN 95
SAINT JÉRÔME (De Viris illustribus, 9)
LES MARTYRS DE L'ASIE-MINEURE ET DE BITHYNIE SOUS DOMITIEN
LE MARTYRE DE SAINT SIMÉON ÉVÊQUE DE JÉRUSALEM. A. JÉRUSALEM, L'AN I07
LE MARTYRE DE SAINT IGNACE ÉVÊQUE D'ANTIOCHE A ROME, L'AN 107
ÉPITRE DE SAINT IGNACE D'ANTIOCHE AUX ROMAINS
LES MARTYRS DE BITHYNIE SOUS TRAJAN (111-112)
NOTE SUR L'ÉDIT DE PERSÉCUTION
LES MARTYRS D'ASIE, SOUS HADRIEN. L'AN 124-125
L'EMPEREUR A MINUCIUS FUNDANUS
LE MARTYRE DE SAINT POLYCARPE, ÉVÊQUE DE SMYRNE. A SMYRNE, L'AN 155
MARTYRE DE SAINT POLYCARPE, EVEQUE DE SMYRNE
LES ACTES DE CAMPOS, PAPYLOS ET AGATHONICÉ. A PERGAME, SOUS MARC-AURÈLE
ACTES DE CARPOS, PAPYLOS ET AGATHONICÉ
LE MARTYRE DE SAINT PTOLÉMÉE ET DE SES COMPAGNONS. A ROME, L'AN 160
LE MARTYRE DE SAINT JUSTIN. A ROME, EN L'ANNÉE 163
ACTES DE SAINT JUSTIN, PHILOSOPHIE, ET DE SES COMPAGNONS
LETTRE DES ÉGLISES DE LYON ET DE VIENNE AUX ÉGLISES D'ASIE ET DE PHRYGIE
LES MARTYRS SCILLITAINS. A CARTHAGE, LE 17 JUILLET 180
PASSION DES MARTYRS SCILLITAINS
LES ACTES DE SAINT APOLLONIUS. A ROME, VERS 183
MARTYRE DU SAINT ASCÈTE APOLLONIUS
PASSION DE SAINTE PERPÉTUE ET DE SAINTE FÉLICITÉ. A CARTHAGE, LE 6 MARS 203
PASSION DES SAINTES PERPÉTUE ET FÉLICITÉ ET DE LEURS COMPAGNONS
APPENDICE (1). PIÈCES INTERPOLÉES ET RÉDACTIONS POSTÉRIEURES
LES ACTES DE SAINTE THÈCLE. A. ICONIUM, VERS L'AN 47
LE MARTYRE DE SAINTE THÈCLE, VIERGE.
LES ACTES DE SAINT ANDRÉ APÔTRE. EN ACHAIE, VERS 70
LES ACTES DE SAINT ANDRÉ, APOTRE
LES ACTES DE SAINT CLÉMENT, PAPE.EN CHERSONÈSE, SOUS TRAJAN
LE MARTYRE DE SAINT CLÉMENT, PAPE ET MARTYR
LES ACTES DU MARTYRE DES SAINTS NÉRÉE ET ACHILLÉE. A TERRACINE, SOUS TRAJAN (?)
LE MARTYRE DE LA VIERGE SAINTE FLAVIA DOMITILLA ET DES SAINTS NÉRÉE ET ACHILLÉE
LES ACTES DU MARTYRE DE SAINT IGNACE, ÉVÊQUE D'ANTIOCHE. A ROME, L'AN 107
LE MARTYRE DE SAINTE SYMPHOROSE ET DE SES SEPT FILS. A TIBUR, VERS 135-138
LE MARTYRE DE SAINTE SYMPHOROSE ET DE SES SEPT FILS
LE MARTYRE DE SAINTE FÉLICITÉ ET DE SES SEPT FILS. A ROME L'AN 162
LE MARTYRE DE SAINTE FÉLICITÉ ET DE SES SEPT FILS
LES ACTES DES SAINTS ÉPIPODE ET ALEXANDRE. A LYON, L'AN 177
LE MARTYRE DE SAINT ÉPIPODE ET DE SAINT ALEXANDRE
LE MARTYRE DE SAINTE CÉCILE. A ROME ENTRE JUIN 177 ET MARS 180
LES ACTES DE SAINTE CÉCILE, VIERGE ET DES SAINTS VALÉRIEN, TIBURCE ET MAXIME
J'éprouve une réelle satisfaction à présenter au public la troisième édition d'un livre auquel ses débuts ne faisaient pas augurer ce succès. Plusieurs personnes s'étaient montrées mécontentes d'un recueil dans lequel elles ne trouvaient presque rien de ce qu'elles comptaient, sur la foi du titre, y rencontrer. En effet, la part faite aux légendes qui sont, depuis des siècles, en possession du droit de remplacer l'histoire véritable était si réduite, les documents sincères choisis avec tant de rigueur, que le contenu du volume ne répondait pas à l'idée qu'on avait pu s'en faire à l'avance.
Cependant, le premier mouvement de surprise et d'humeur passé, le plus grand nombre ne fit pas difficulté de reconnaître l'avantage d'une méthode dont les défaillances tenaient à l'état imparfait de la critique plutôt qu'aux opinions personnelles de l'auteur. C'est bien à tort, en effet, qu'on s'imagine que les chrétiens fervents qui cherchent dans l'exemple des saints des modèles pour leur propre conduite, qu'on s'imagine, dis-je, que ces âmes très pures ne sont pas très délicates à l'égard des objets de leur admiration. Bien loin de s'accommoder des supercheries à condition que ces supercheries
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soient dévotes, beaucoup d'entre elles entendent ne laisser inspirer leur conduite que par des exemples certains. La critique ne saurait avoir de récompense plus choisie que d'assigner ainsi à plusieurs la règle et la limite du sacrifice. Cette considération, à elle seule, suffirait à me faire persévérer dans la voie que j'ai ouverte et où l'approbation la plus haute m'invite à ne plus m'arrêter.
Je ne me fais aucune illusion sur la portée scientifique du présent recueil. Il n'en a aucune et je le veux ainsi. Seules quelques traductions anciennes qui nous conservent des écrits dont l'original a disparu peuvent prétendre à une valeur documentaire. Les traductions que contient ce volume et ceux qui le suivent ne se trouvent pas dans ce cas. Elles n'ont d'autre but que de répondre à leur manière à l'antique sollicitude qu'inspira de tous temps à l'Église chrétienne l'instruction des fidèles. Les bons livres sont aussi efficaces pour le bien que les mauvais livres le sont pour le mal. C'est en conformité avec cette maxime que, dès les premiers temps du christianisme, des efforts furent tentés dans le but de procurer aux fidèles les connaissances qui éclairassent leur intelligence et affermissent leur volonté.
Vers la seconde moitié du IIe siècle apparaissent les traductions latines des principaux écrits de la littérature chrétienne : la version de la Bible dite Itala, celle de l'Épître du pseudo-Barnabé, celles du Pasteur d'Hermas, du Traité contre les Hérésies par saint Irénée, de l'Épître de saint Clément. Ces traductions et dautres sans doute qui ne nous sont pas parvenues sont très habilement choisies et, dès cette époque reculée, nous présentent une sorte de « Bibliothèque théologique» dans
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laquelle les ouvrages fondamentaux de la théologie, de l'apologétique, de l'ascèse et de la controverse contemporaines se trouvent représentés (1).
On pourrait, en suivant l'histoire littéraire des traductions faites au point de vue doctrinal depuis les origines de l'Église jusqu'à nos jours, écrire un livre neuf et curieux ; mais ce travail, pour être démonstratif, doit être complet ; nous ne pouvons rien faire de plus ici qu'en suggérer la pensée et en signaler l'intérêt.
Nul doute que dans la primitive Église l'enseignement donné aux fidèles ne comprît l'exposition du dogme et de la morale. Nous ne savons pas jusque dans son détail minutieux de quelle façon cet enseignement était distribué. Cependant nous savons que la charge de l'exposer aux frères était la fonction principale, peut-être même l'unique fonction, en un sens, du prêtre (2), qui, à ce titre, était regardé comme le représentant des Apôtres (3). C'est dans le but de reconnaître le zèle déployé par le prêtre dans l'enseignement de la doctrine qu'un honoraire double lui était accordé (4). La formule de l'ordination
1. M. SCHANZ, Geschichte der römischen Literatur bis zum Gesetzgebungswerk des Kaiser Justinian, 3e partie : Die Zeit von Hadrian (117 n Ch.) bis auf Constantin (324 n. Ch.), 1896. Un chapitre spécial est consacré aux traductions : traductions bibliques et hiéronymiennes. trad. de Clément, Barnabé, Ignace, Polycarpe, Hermas, Irénée, Chronique d'Hippolyte (Liber generationis et barbarus Scaligeri), Anatolius, Didaché, Évangile de Thomas, canon de Muratori (?). Il faut ajouter à cette liste les traductions des ouvrages d'Origène.
2. CH. DE SMEDT, L'organisation des Églises chrétiennes jusqu'au milieu du IIIe siècle, dans la Revue des Quest. hist., Ier oct. 1888, p. 329-384; 1er oct. 1892, p. 1-37.
3. Constit. Apost., 1. II, c XXVI.
4. III., 1. II, c. XXVII
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presbytérale ne reconnaît explicitement au prêtre que l'office d'enseigner la doctrine et d'assister l'évêque dans le gouvernement spirituel des fidèles (1). De quels Manuels faisait-il usage pour s'acquitter de sa tâche ? Nous lignorons, puisque aucun écrit de ce genre ne nous a été conservé avec son titre. Toutefois, il n'y a aucune témérité à supposer que la Bible, adaptée suivant les divers pays aux tempéraments des races, devait former le fond de tout l'enseignement Si l'on compare la Didachè, l'épître de saint Clément aux Corinthiens, la lettre de saint Irénée à Florinus, aux homélies d'Origène, on pourra se rendre compte aisément de la distance qui existe entre les différentes méthodes d'utilisation et d'ex-position du texte des livres saints par les vieux docteurs du christianisme à ses débuts.
Une autre source d'enseignement se trouvait dans les Actes des Martyrs. Ces pièces étaient en possession, dans plusieurs Églises, particulièrement en Afrique, d'une dignité liturgique officielle (2). On les lisait publiquement, le jour anniversaire de la mort des martyrs, à la messe solennelle. En ces temps le martyre n'était pas comme de nos jours une exception, c'était une menace et une promesse pour tous les fidèles ; c'était le caractère essentiel du christianisme, c'est-à-dire une qualité dont toutes les autres, ou du moins beaucoup d'autres, dérivaient suivant des liaisons fixes. D'après l'enseignement des maîtres, le martyre était la perfection de la charité ; l'on s'y
1. Constit. Apost., l. VIII, C. XIX.
2. L. DUCHESNE, Sainte Salsa, vierge et martyre à Tipasa, en Algérie, lecture faite le 2 avril 1890 à la réunion trimestrielle des cinq Académies.
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préparait par la réformation physique et morale de l'individu soumis à une sorte de préparation et d'ascèse, qui paraît même avoir fait l'objet d'une rédaction officielle (1).
Dans ces conditions, le récit du combat de ceux qui avaient triomphé prenait dans la formation morale de la société chrétienne une importance considérable.
Les conditions politiques nouvelles amenées par la paix de l'Église laissèrent au martyre sa dignité éminente et surnaturelle, son attrait mystérieux et austère et sa valeur absolue. C'est que l'instrument par le moyen duquel chaque martyr a consommé son sacrifice est une parcelle de l'autel sur lequel le Christ est immolé. Chacune de ces parcelles, en venant s'ajouter à la croix de Jésus-Christ, achève de parfaire « ce qui manque à sa passion ».
Les sources à l'aide desquelles nous pouvons reconstituer ce qui a trait au martyre à l'époque impériale sont de trois sortes : ce sont les pièces judiciaires, les ouvrages littéraires, les monuments épigraphiques et figurés. La valeur des documents compris dans ces sources diverses est bien loin d'être la même pour tous. On pourrait dire sans exagération que chaque document présente une valeur distincte. Les textes juridiques et législatifs et les pièces de greffe forment une première catégorie, la
1. E. LE BLANT, La préparation au martyre dans les premiers siècles de l'Église, dans les Mém. de l'Acad. des inscr., t. XXVIII, 1re part., p. 53 sq., réimprimé dans Les Persécuteurs et les Martyrs, ch. IX.
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plus précieuse incontestablement et probablement la plus riche. Parmi ces textes il importe de distinguer : 1° les lois proprement dites, qui, pour la plupart, ne peuvent être restituées aujourd'hui que d'une manière conjecturale ; 2° les écrits des jurisconsultes, principalement de Domitius Ulpianus, qui avait rassemblé et expliqué, au livre VII de son traité De officio Proconsulis, les constitutions édictées par les empereurs contre le christianisme (1). Afin de parer aux difficultés du texte, il avait colligé les avis des Prudentes (2), qui, au dire de Gaius, servaient de fondement au droit public (3).
Le traité d'Ulpien nous a été conservé en partie sous forme de citations dans le Digeste et dans la compilation intitulée Collatio mosaicarum romanarum legum. Quand furent établies les Pandectes, la persécution légale contre les chrétiens était depuis longtemps terminée ; aussi les compilateurs ne s'embarrassèrent pas de conserver les constitutions impériales désormais abolies, et on ne saurait dire, même d'une manière approximative, l'étendue de ce qui nous manque. En ce qui concerne l'oeuvre personnelle d'Ulpien, le dommage paraît devoir être peu considérable. Les livres VIIe et VIIIe du traité De officio Proconsulis sont ceux dont le Digeste contient le plus d'extraits, et, au point de vue de la poursuite des chrétiens, ces fragments d' Ulpien nous représentent son oeuvre presque complète. Il faut rappeler encore les Sententiae du jurisconsulte Paul, qui nous ont été transmises par les compilateurs de la loi romaine des Wisigoths, et ces
1. LACTANCE, Divinae institutiones, l. V, c. XI.
2. Peut-être aussi ses propres Commentaires.
3. Gaius, Comment., I. § 7 : Responsa Prudentium sunt sententiae et opiniones eorum quibus permissum est jura condere.
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Responsa Prudentium, c'est-à-dire les commentaires des hommes de loi, disputationes jurisperitorum, dont le sentiment précisait la jurisprudence romaine. 3° Les constitutions, édits ou rescrits des empereurs. Outre ceux qui sont cités au Digeste, nous possédons deux recueils principaux, quoique incomplets, de ces actes impériaux : le Code Théodosien (438), qui ne contient pas les actes antérieurs à la paix de l'Église, et le Code Justinien (528-534), dont les matériaux remontent un peu au delà, niais ne présentent pas tous un égal degré de certitude. Les constitutions impériales rendues contre les chrétiens n'avaient plus alors qu'un intérêt d'érudition et d'archéologie, ce qui était, aux yeux des hommes du VIe siècle, une médiocre recommandation. On les a donc manipulées avec quelque sans-gène ou bien on les a complètement écartées.
Les oeuvres littéraires contiennent un nombre relativement minime de traits historiques , sur les martyrs, et ces indications sont disséminées dans plusieurs ouvrages. Aucun écrivain de l'antiquité avant Eusèbe Pamphile sauf peut-être Hégésippe ne paraît s'être préoccupé de traiter les martyrs d'une manière historique, au point de vue de l'Église universelle. Tous se sont bornés à enregistrer les fastes des Églises particulières. Quant aux écrits où il est traité du martyre, ce sont des compositions oratoires comme celles d'Origène, de saint Cyprien et de quelques autres. Cependant, telles quelles, ces observations faites par les contemporains sont dignes d'une sérieuse attention et demanderaient d'être réunies dans un recueil spécial (1).
1. Le meilleur travail sur les persécutions est celui de M. P. ALLARD au titre général d'Histoire des persécutions, 5 vol., 1884-1890. On peut trouver plusieurs de ces textes dans RENAN, Origines du Christianisme ; voy. l'Index général au mot Martyrs, et AUBÉ, dont l'ouvrage est resté inachevé. Les livres de MM. RENAN et AUBÉ sont à l'index.
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L'épigraphie ne tient pas un rôle égal en tous pays pour l'histoire du martyre. Aucune Eglise ne peut balancer à ce point de vue l'Eglise de Rome. Néanmoins les pierres funéraires des catacombes ne fournissent pas, dans le sujet qui nous occupe, un contingent de faits comparable à celui qu'elles représentent dans diverses autres parties de l'histoire de l'antiquité (1).
1. Voyez DE ROSSI, Roma sotterranea cristiana. Roma, 1864, 1867, 1877, in-folio Bullettino di archeologia cristiana (1863-1894) et le Nuovo bulletino (1895-...). Inscriptiones christianae urbis Romae, saeculo septimo antiquiores, 2 vol. (1861 et 1888) in-folio. E. LE BLANT,
, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, 2 vol. (1857-1864), en tenant compte des lectures de O. HIRSCHFELD dans le tome XII du Corp. inscr. lat., et Nouveau recueil des inscript. de la Gaule, 1 vol. (1892) in-4°. Voyez aussi la bibliographie d'épigraphie chrétienne, imprimés et manuscrits, dans LE BLANT, Manuel d'épigraphie chrétienne (Paris, 1869, in-12), p. 223 suiv., reproduite et mise à jour dans L'Épigraphie chrétienne en Gaule et dans l'Afrique romaine (Paris, 1890, in-8°.), p. 125 et suiv. HÜBNER, Inscr. christ. Hispaniae (Berolini, 1871, in-4°.) et le Supplementum (1900, in-4°). HÜBNER, Inscr. Britanniae christianae (Berolini, 1876, in-4°.). F. X. KRAUS, Die Christi. Inschriften des Rheinlandes (Freiburg im Br., in-4°). A. MAÏ, Inscript. christianarum pars I, dans Script. vet. nova coll. (1831), t. V, p. 1-472. BAVET, De titulis Atticae christianis antiquissimis (Lutetiae, 1877, in-8°). F. CUMONT, Les Inscript. chrétiennes d'Asie-Mineure dans les Mélanges de l'Ecole de Rome (1895). Enfin le Corp. inscr. latinarum, ses divers Suppléments et l'Ephemeris epigraphica ; le Corp. inscr. graec., t. IV, fasc. II, en vérifiant les tituli dispersés dans les tomes I, II et III dont KIRCHHOFF donne le relevé dans la préface an fascicule II du tome IV. Cf. la bibliographie donnée par U. CHEVALIER, Répertoire des sources historiques. Topo.- bibl. ad voc. Inscriptions et les bibliographies du Corp. inscr. latinarum. Ces indications ne sont destinées qu'à mettre à même les personnes désireuses de travailler dans cette voie de se renseigner sur quelques recueils fondamentaux dont la consultation les familiarisera avec les titres, le contenu et la valeur des sources moins compactes qui ne sauraient cependant être négligées.
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Les monuments figurés ne sont mentionnés que pour mémoire. Les types sont trop rares et trop divers pour supporter un essai de classement. Sauf quelques exceptions, les artistes ne représentaient guère que des symboles gracieux, des figures fraîches ; ils évitaient l'horreur du supplice. Cette pratique toutefois n'est pas un canon, de là quelques essais isolés dignes d'attention et sur lesquels nous reviendrons (1).
Ces documents le cèdent tous en importance aux « Actes des Martyrs » qui sont « la transcription exacte, ou à peu près, des procès-verbaux judiciaires dressés par les païens et vendus aux fidèles par les agents du tribunal (2) ». Par extension on a attribué ce nom à des documents rédigés dans des circonstances un peu différentes, tels que les « passions » et les « relations non officielles de témoins oculaires », L'importance de ces documents dépasse de beaucoup le domaine de l'histoire. Ils appartiennent sans doute à l'historien et à l'archéologue, mais ils appartiennent aussi au théologien, au psychologue, au physiologiste. A s'en tenir au point de vue de l'histoire, nous pourrons, à l'aide des sources qui ont été indiquées, éclairer plusieurs points demeurés obscurs. Il faudra s'en tenir à ces résultats et ne pas tenter de faire dire
1. ROSSI, Rom. sott., t. II, pl. XIX, 2 ; XX, 2 ; XXI ; Bullettino, 1875.
LE BLANT, Les pers. et les mort., ch. XXIV. L. LEFORT, Les monuments primitifs de la peinture en Italie. GARUCCI, Storia dell arte cristiana. Voir la préface du t. III du présent Recueil.
2. EDM. LE BLANT, Les Actes des Martyrs, supplément aux « Acta sincera » de Dom Ruinart (extrait des Mémoires de l'Acad. des Inscr. et Bell.-Lettr., t. XXX, 2 partie.), Paris (1882), tirage à part, p. 16.
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aux textes ce qu'ils ne disent pas. Agir autrement est le fait de l'illusion ou de la mauvaise foi. L'historien digne de ce nom ne prête pas attention aux intérêts mesquins et aux querelles tendancieuses. Les faits tout seuls comptent pour lui, c'est pourquoi il aperçoit plus vite que d'autres les lacunes des documents dont il fait usage. Dans plusieurs cas l'induction employée avec une rigoureuse circonspection pourra l'autoriser à suppléer à coup sûr à l'insuffisance des textes. Mais c'est là un procédé exceptionnel, qui ne peut suffire à combler des vides fâcheux. La loyauté intellectuelle demande qu'on les signale et qu'on les respecte (1).
L'existence et la pureté des sources primitives sont assurées. Saint Astère, évêque d'Amasée, vit au IVe siècle une peinture sur toile sur laquelle était retracée l'histoire
1. Les textes cités dans cette préface ont été, pour la plupart, mis en courre dans les dissertations de M. Edmond Le Blant, qui, disséminées dans un grand nombre de revues, ont été en partie rassemblées et publiées de nouveau dans le volume intitulé : Les persécuteurs et les martyrs (1893). Dans cette préface, j'ai omis la citation des textes originaux et je me suis borné a la référence, afin d'alléger d'autant le volume. On trouvera la plupart de ces textes transcrits dans l'ouvrage que je viens de citer et dans Les Actes des Martyrs, supplément aux « Acta sincera » de Dom Ruinart, du même auteur.
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du martyre de sainte Euphémie. « Le juge, dit-il, est assis sur un siège élevé ; il regarde la vierge d'un oeil farouche. Autour de lui sont ses doryphores et de nombreux soldats, puis des greffiers (notarii) tenant leurs tablettes et leurs styles à écrire. L'un de ces hommes, levant la main de la planchette enduite de cire, regarde fixement la chrétienne en se tournant vers elle comme pour lui enjoindre de parler plus distinctement, afin d'éviter toute erreur dans la transcription des réponses (1). » Ces greffiers faisaient partie de l'administration romaine, ainsi que nous le voyons par ce dialogue: « Pendant que Magnilien, le greffier, écrivait les réponses des chrétiens, ]e proconsul Gabinius lui dit : « As-tu inscrit les noms de tous ? » Magnilien répondit : « Si ta Puissance l'ordonne, je lirai mon texte. » Le proconsul Gabinius dit : « Lis-le. » Alors Magnilien, le greffier, dit et lut : « Les noms que j'ai notés sont les suivants : Maxime, Dadas et Quintilien (2). » Afin de suivre l'interrogatoire, sans rien omettre, les greffiers usaient d'une écriture sténographique appelée notes tironiennes (3). Les pièces ainsi établies étaient transcrites ultérieurement en caractères vulgaires. Elles n'entraient que sous cette dernière forme dans les archives judiciaires.
Nous connaissons plusieurs greffiers dont les transcriptions nous sont parvenues. Ce sont d'abord Néon et Eustrate, qui se convertirent à la vue des violences soutenues par les chrétiens, puis Cassien (4). Celui-ci, indigné
1. COMBEFIS, Sancti Patris nostri Asterii aliorumque orationes, p. 209.
2. Acta SS. Maximi, Quintiliani, Dadae, § 4. (Act. SS., 13 avril, t. II, p. 974.) Voy. encore Geste collationis Carthag., dies 2, § 1, 8.
3. Voy. les travaux de CARPENTIER, TARDIF, SCHMITZ, HAVET.
4. Acta S. Speusippi, § 19, dans Acta SS., 17 janvier Martyrium Eustratii, § 6 (Seines, Vitae Sanctorum, 12 déc.). Passio S. Cassiani dans Ruinart, Acta sincera, p. 315.
XVIII
par une sentence de mort, lança à terre son registre et son stylet. Dans les Actes du diacre Habib, martyrisé sous Licinius, à Édesse, nous voyons que a les notaires écrivaient tout ce qu'ils avaient entendu à l'audience et les Sharirs de la ville (gens de police) écrivaient le reste, c'est-à-dire ce qui avait été dit en dehors du prétoire. Suivant l'usage, ils rapportaient au juge tout ce qu'ils avaient entendu, et leurs dépositions étaient rappelées dans les Actes (1). » Plusieurs pièces, d'une valeur malheureusement très médiocre, parlent des Acta écrits devant le tribunal (2) et sur l'ordre du président (3).
Les archives fonctionnaient régulièrement (4). Dès que les pièces y avaient été versées, elles étaient à l'abri de toute altération ; il n'en était pas ainsi tandis qu'elles se trouvaient entre les mains du commentariensis. Un martyr nommé Victor, ébranlé par la torture et craignant d'y être appliqué de nouveau, « aborda en secret le commentariensis et fit humblement appel à sa pitié, le suppliant de rayer son nom des Actes et de le délivrer; il lui offrait en récompense un petit fonds de terre qu'il possédait. Le
1. CURETON, Ancient syriac Documents (1864), p. 72, sqq. RUBENS DUVAL, La littér. syr. (1899), p. 127 suiv. Ce document est donné dans le tome deuxième.
2. Acta S. Paphnutii, § 22. (Act. SS., 24 sept.) Acta S. Eupli, § 1, 2, (la version grecque) dans COTELIER, Monumenta Ecclesiae graecae, t. I, p. 193.
3. Passio S. Mariae, § 4. (BALUZE, Miscellanea, t. I, p. 27.)
4. Voy. FUSTEL. DE COULANGES, Institutions politiques de l'ancienne France, t. I. De l'Administration romaine, p. 202 (édit. JULLIAN, 1891).
XIX
commentariensis accepta, et fit sortir Victor de prison pendant la nuit (1). »
Les archives étaient dépositaires de pièces auxquelles on avait à recourir fréquemment. Tertullien renvoie ses contradicteurs aux archives de Rome (2). Pour le cas particulier du martyre, nous avons plusieurs témoignages. Eusèbe a conservé un fragment d'Apollonius qui contient ces mots : « En ce qui regarde Alexandre, il faut que la vérité soit connue; cet homme a comparu devant Aemilius Frontinus, proconsul d'Asie, non pas comme chrétien, mais pour des vols commis, alors qu'il avait déjà apostasié. Ceux qui voudront s'instruire complètement de cette affaire n'auront qu'à recourir aux archives publiques de la province d'Asie (3). » Dans la même province, Théodore, évêque d'Iconium, parle d'une pièce de cette nature établissant le martyre de saint Cyricus et de sainte Julitte, sa mère (4). Eusèbe a dû être un assidu aux archives romaines ; il leur emprunte les termes du procès-verbal de la comparution de saint Denys d'Alexandrie (5). En Afrique, où les archives portaient le nom d'archivum proconsulis (6), plusieurs documents incomparables nous aident à reconstituer le formulaire des Acta martyrum. La pièce la plus voisine de l'original est connue sous le titre d' « Actes proconsulaires de saint Cyprien » ; nous
1. Passio Hieronis, dans LE BLANT, Les Actes des Martyrs, p. II, d'après un ms. de la Bibi. nat, n° 1020, fol 106, Ve.
2. TERTULL., Contr. Marc., L. IV, C. VII.
3. EUSÈBE, Hist. eccl., V, 18.
4. Epist. Theodorici ep. De passione S. Quirici et Julittae. (Act. SS., t. III, juin, p.. 25.)
5. EUSÈBE, ibid., VII, 11. Voir la note de Valois.
6. AUGUST., Contr. Cresconium, I. III, C. 70.
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savons par l'attestation d'un contemporain, le diacre Pontius, qu'elle a fait partie des archives (1). Saint Augustin écrit à l'occasion du procès de Félix d'Aptonge : « Si tu veux lire le dossier entier, adresse-toi aux archives proconsulaires (2). » Nous n'avons aucun texte pour l'Espagne. En Gaule, vers l'an 250, l'archive de Toulouse reçoit le procès de l'évêque Saturnin (3).
Les pièces mises aux archives y étaient conservées indéfiniment. Outre les témoignages cités de Tertullien, d'Apollonius, de saint Augustin et du rédacteur de la Passion de saint Saturnin, nous entendons saint Jérôme sommer Rufin de produire des Actes constatant ce qu'il dit avoir souffert pour la foi du Christ (4). Lors de la paix de l'Église, on procéda contre les « traditeurs » accusés d'avoir livré les Écritures, les vases se Grés ou les noms des frères pendant les dernières persécutions. A cette occasion, on produisit les « Actes publics » qui constataient officiellement le fait (5).
L'instruction du procès des martyrs se prolongeait quelquefois pendant des mois (6), parfois encore la cause était reprise après un premier jugement (7) ; il arriva plusieurs fois que, le magistrat devant lequel avait eu lieu la
1. Passio S. Cypriani auctore Pontio diacono, dans RUINART, Act. sinc., p. 130. Cf. P. MONCEAUX dans la Revue archéologique (1900).
2. AUGUST., Ouvr. cité, III, 70.
3. Passio S. Saturnini, ep. Tolosani, dans RUINART, p. 211.
4. Advers. Rufinum, lib. I, édit. des Bénédictins, t. I, p. 391.
5. Concile d'Arles, en 414, canon 13e. S. AUGUST., Contra Crescon.,
1. III, c. 29 et 70 ; Contr. litteras Petiliani, II, 20, 45.
6. Acta SS. Tarachi, Proli et Andronici, dans RUINART. p. 456 et suiv., Cyprien, Epist., 8, 16, 33, 35, 53 ; EUSÈBE, h. e. XI, 39.
7. Acta proconsularia S. Cypriani, § 2.
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première comparution étant mort (1), le procès venant à échoir à son successeur ou à l'intérimaire, celui-ci se faisait rendre compte des affaires ouvertes. On communiquait, en pareil cas, au nouveau magistrat les procès-verbaux (2). Enfin ces actes étaient parfois transmis à une juridiction supérieure ; ce fut le cas de ceux de l'évêque Acace, dont l'interrogatoire eut le don de faire rire l'empereur Dèce et lui valut sa grâce (3). Aucun texte ne nous permet de dire si on communiquait la minute du texte ou bien une expédition. Quoi qu'il en soit, nous sommes surtout redevables à la ferveur des fidèles des copies parvenues jusqu'à nous. Ceux-ci ne reculaient devant aucun sacrifice ni aucun péril pour se procurer la transcription des actes. Ce fait nous met sur la voie d'une mesure administrative dont il ne reste pas d'autre trace. La communication des procès-verbaux des causes criminelles devait être interdite pendant les trois premiers siècles, car, sans cette réserve, il eût été inutile de recourir aux voies détournées dont plusieurs Actes nous instruisent. Divers textes nous apprennent que les Acta étaient placés régulièrement sous la garde du commentariensis (4), qui en trafiquait sans vergogne. On lit en effet au début des Actes de saint Tarachus : « Nous,
1. Voy. la Passion de sainte Perpétue, les Actes de saint Cyprien.
2. Acta S. Thyrsi, e. VI, § 31. (Acta SS., 28 janvier.) Acta S. Januarii (6 septembre) ; Passio S. Christinae (24 juillet) ; Passio S. Quirini, dans RUINART, p. 499, § 4. Voy. LE BLANT, Les Actes des Martyrs, p. 110, § 41.
3. Acta S. Acacii, § 5; Martyrium S. Myronis, § 7. (Act. SS.. 8 mai et 17 août) ; Acta S. Paphnutii, § 23 (24 septemb.) ; Acta S. Clementis Ancyrani, § 42 (22 janvier).
4. Digeste, L. 45, § 7. De jure fisci (L. XLIX, tit. XIV) ; Acta S. Canionis, § 17 (Act. SS., 22 mai).
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Pamphile, Marcien, Lysias, Agathocle,... et tous les frères qui sont à Iconium, fidèles dans la vérité, et d'un seul coeur en Notre-Seigneur Jésus-Christ, nous avons recherché ce qui s'est accompli en Pamphylie, à l'égard des martyrs ; et comme il importait de recueillir tous les témoignages relatifs à leur confession, nous avons obtenu de transcrire ces documents, au prix de deux cents deniers, payés à Sabaste, l'un des greffiers (1).» On retrouve un fait analogue dans la vie de saint Pontius (2). Le rédacteur de la Passion du diacre Habib, à Édesse, semble ne s'être pas heurté aux mêmes difficultés : « Les notaires, dit-il, écrivaient tout ce qu'ils avaient entendu à l'audience... Moi, Théophile, qui étais païen de naissance et qui ai confessé le Christ dans la suite, je me suis empressé de prendre copie des actes de Habib, comme j'avais autrefois écrit les Actes des martyrs Gouria et Schamouna, ses compagnons (3).
Une fois en possession de ces copies, les chrétiens les reproduisirent sans changements, ou bien en firent la base de relations d'une allure plus littéraire ; tantôt on reproduisait divers fragments sans aucun changement, tantôt le procès-verbal était remanié presque entièrement. A ce point de vue, chaque document réclamerait une monographie séparée.
Les églises se servaient de procès-verbaux pour toucher
1. Acta SS. Tarachi, Probi et Andronici ; dans RUINART, p. 422
2. Vita et Passio S. Pontii, dans BALUZE, Miscellanea, t. I, p. 33.
3. CURETON, Ancient syriac Documents, et R. DUVAL, La littérature syriaque (1899), p. 127. Cf. IGNATIUS EPHRAEM II RAHMANI, Acta sanctorum confessorum Guriae et Shamonae exarata syriaca lingua a Theophilo Edesseno anno Christi 297. Rome, 1899.
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cher les infidèles et affermir les frères. Les païens le savaient et s'efforçaient de s'opposer à cette propagande. Prudence nous apprend que des Actes furent saisis chez des fidèles et détruits (1). Mais une telle mesure était illusoire ; les perquisitions domiciliaires de la persécution de Dioclétien montrent le courage et l'adresse luttant avec succès contre ces violences administratives. Certains magistrats adoptèrent une mesure plus radicale. Dans le procès de saint Vincent, diacre de Saragosse, le gouverneur interdit de noter les débats, qui ne nous sont parvenus que par une relation rédigée d'après les souvenirs de témoins oculaires (2). Dans la Passion de saint Victor le Maure, nous lisons que « Anulinus fit saisir tous les exceptores qui se trouvaient dans le palais pour s'assurer qu'ils ne cachaient aucune note, aucun écrit. Ces hommes jurèrent par les dieux et par le salut de l'empereur qu'ils ne feraient rien de semblable ; tous les papiers furent apportés, et Anulinus les fit brûler en sa présence parles mains de l'exécuteur. L'empereur approuva fort cette mesure (3). » Le même trait se retrouve dans plusieurs autres pièces (4). Ces mesures étaient d'autant plus douloureuses aux frères qu'elles étaient irrémédiables ; et nous savons quel respect ils avaient pour les Actes, qui leur paraissaient à peine moins sacrés que le propre sang des martyrs (5).
1. PRUDENCE, Peristeph. I, Hymn. SS. Hemet. et Celed., v. 75-78.
2. Passio S. Vincentii, levitae, § I, dans RUINART, p. 366.
3. Acta S. Victoris Mauri, § 6. (Acta SS., 8 mai.)
4. Passio S. Firuii et Rustici, dans MAFPEI, Instit. diplom., p. 310; Acta martyrii S. Alexandri episcopi, § 14. (Acta SS., 21 septemb. )
5 Acta S. Felicis, § I (Act. SS , 1er août) : De eius cruora una cum gestis reliquias nobiscum detulimus.
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Une autre source des Actes des Martyrs, ce sont les relations des témoins oculaires : la relation du martyre de saint Vincent de Saragosse (1), celle de sainte Perpétue. Dom Ruinart explique les légères variantes qui différencient les versions de cette dernière passion parle fait que les fidèles présents à l'interrogatoire, ou à la lecture liturgique, avaient tiré copie en leur particulier de ce qu'ils venaient d'entendre (2).
Quoi qu'il en soit, tous les documents dignes de confiance doivent être répartis en trois groupes : les Actes, les Passions et les Relations non officielles de témoins oculaires.
Le premier terme est presque sans application dans l'état actuel de nos documents si on le réserve aux seules transcriptions exactes, ou à peu près, des procès-verbaux judiciaires ; le second terme, dont les Acta proconsularia S. Cypriani nous offrent un modèle achevé, doit s'entendre des rédactions composées par des chrétiens à l'aide de procès-verbaux, par exemple : la lettre des martyrs de Lyon ; enfin, il faut ranger dans le troisième groupe, des pièces dont nous avons dans les Passions de sainte Perpétue, des saints Saturnin et Dativus, des saints Jacques et Marien, des saints Montan et Lucius, des modèles achevés. A ce propos, on remarquera que ce procédé semblait alors très légitime, et les rédacteurs mentionnaient cette adaptation des pièces du greffe (3).
1. Passio S. Vincentii, § I, dans RUINART, p. 366. Voy. Le BLANT, Les Pers. et les Mart., p. 5, et DUCHESNE, Le Lib. pontif., introd., p. CI, note I.
2. RUINART, Acta sinc. (édit. Paris, 1689), p. 79-81.
3. Acta SS. Saturnini, Felicis, Dativi, Ampelii et aliorum, § I, dans BALUZE, Miscellanea, t. I, p. 14; Acta S. Cantii, § I (Act. SS., 31 mai). Acta S. Dorotheae, § I, 6 février ; cf. Passio S. Saturnini, episcopi Tolosani, § 2, dans RUINART, p. 120.
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Une note du Liber pontificales appartient à notre sujet. On y lit que le pape Clément, deuxième successeur de saint Pierre, « partagea les diverses régions de Rome entre de fidèles notaires de l'Eglise, lesquels, chacun dans son quartier, devaient rechercher avec sollicitude et curiosité les Gestes des Martyrs (1). » Ensuite Antéros « fit rechercher avec soin, par les notaires, les Gestes des Martyrs et assura leur conservation, in ecclesia recondit (2). » Fabien, successeur d'Antéros, « créa sept sous-diacres qui surveillaient l'exactitude des collations faites par les sept notaires (3) ». Ces textes sont plus curieux que véridiques. Il faut observer que les Acta parvenus jusqu'à nous ne proviennent jamais de ces prétendus notaires ecclésiastiques, et aucun document contemporain ne mentionne leur existence ni leur présence, Devant une institution dont il ne trouve ni les preuves dans son fonctionnement, ni la trace d'aucun individu en ayant fait partie, l'historien doit se tenir en garde et attendre, pour mettre à profit des textes trop clairs, une confirmation qui ne lui a pas été fournie (4). L'acharnement déployé contre les archives des chrétiens pendant la persécution de Dioclétien nous a
1. L. DUCHESNE, Le Liber pontificalis (1886, t. I, p. 123) ; FUNK, Patres apostolici, t. II, p. 30, lignes 6, 7, Cf. HINRICS, Quellenstudien zur Geschichte der römischen Märtyrer, dans le Texte und Untersuchungen N. F. IV, 3 (1901). A. DUFOURCQ, Étude sur les Gesta martyrum romains, Paris, 1900.
2. Ibid., p. 147.
3. Ibid., p. 148.
4. L'auteur du Lib. pont. semble croire qu'à la paix de l'Église les notaires changèrent d'attributions, c'est aussi l'opinion de l'auteur du Constitutum Silvestri.
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privés sans doute d'un grand nombre de ces pièces. Mais a l'Église, après la tourmente, sut pourvoir à la réfection de ses archives dévastées. Ce fut souvent à l'aide de souvenirs, de traditions orales, que l'on dut reconstituer alors nombre d'Acta et de Passiones, et souvent, sans en excepter les pièces dites « sincères », ces rédactions nouvelles furent accommodées, pour le détail, à la mode du temps où elles étaient faites (1). Il arriva donc que des pièces de la plus rare valeur, les Actes de sainte Thècle, par exemple, furent coulées dans le cadre d'une composition inventée de toutes pièces, comme quelques parcelles de bon métal dans une gangue pâteuse et grossière (2).
Il en résulta, au moins dans certaines Eglises, un discrédit complet jeté sur toute cette littérature. En Afrique, un concile général des Églises africaines tenu à Hippone, en 393, constatait et autorisait l'usage de lire les Acta au jour anniversaire des martyrs (3). A Rome, au contraire, ils disparurent complètement de la liturgie et d'assez bonne heure. A la fin du VIe siècle, ils y étaient à peu près inconnus (4). A Milan, nous les retrouvons en possession d'un rang éminent, car on continua de leur emprunter les leçons de la messe De même en Gaule, à l'époque
1. LE BLANT, Les A. d.M., p. 25, cité par VAN DEN GHEYN, dans le Dictionnaire de théologie catholique, fasc. 3° (1900) à l'art. Acta martyrum, col. 322.
2. Sur les Actes de sainte Thècle, voyez la bibliographie et la notice à l'Appendice.
3. HARDODIN, Conc., t. I, p. 886;MANSI, t. III, p. 924 (can. 36).
4. Voy. DUCHESNE, ouvr. cité, t. I, introd., p. CI, et le « Décret de Gélase » dans E. PREUSCHEN, Analecta (1893), p. 147-155.
5. Paléographie musicale, t. V, Avant-propos à l'Antiph. ambros. dernière page.
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mérovingienne (1). Ces usages différents sont comme le commentaire pratique de l'opération délicate de réfection des archives primitives dans chaque Église.
L'époque des persécutions ne présente aucun cas de Passions inventées. C'est plus tard que certains auteurs du Moyen-Age se livreront à cette littérature frauduleuse qui détourne l'attention et parfois même le culte sur des personnages dont l'existence même peut être mise en doute. « Les Actes de sainte Barbe, de sainte Catherine d'A-lexandrie, de saint Georges, dit un Bollandiste, fournissent le type de cette sorte de documents. » Quant aux Vies de « Barlaam et Joasaph et d'un certain Alban, dérivées. l'une de la légende indienne de Bouddha, l'autre du mythe grec d'Oedipe (2) », elles ne s'appuient que sur la légende.
Il faut se garder de condamner en bloc la littérature hagiographique, dans laquelle un critique avisé peut ressaisir des traces incontestables de récits anciens (3) ; mais ce travail doit être entrepris sur chaque document pris à part, et un recueil de la nature de celui que l'on donne ici au public ne saurait attendre les résultats lointains de ces enquêtes presque innombrables.
Le prix que l'on attachait à la possession du récit authentique du combat des martyrs (4), l'usage que l'on en faisait dans la liturgie à des offices et à des jours déterminés,
1. Voy. le Lectionnaire gallican et MABILLON, De liturg. gallic., I, V, 7, p. 39.
2. VAN DEN GHEYN, loc. cit., avec les références sur lesquelles s'appuient ces assertions, et Anal. boll. (1902), t. XXI, p. 205.
3. Outre les travaux cités de EDM. BLANT, on trouvera des recherches dans ce sens chez P. ALLLARD, Hist. des persécutions, t. I, Examen critique de quelques Passions des martyrs, p. 164 à 175, 202 à 230, et Introd., p. VIII à XIII du t. I, et p. VIII à XXII du t. IV.
4. CYPRIEN, Lettres, surtout la 37°.
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imposaient l'adoption d'un classement qui dut donner la première idée des collections. Une préoccupation analogue semble avoir inspiré la lettre de Denys sur les martyrs d'Alexandrie (1), et plus certainement Eusèbe de Césarée, qui ouvre la liste des hagiographes grecs. Eusèbe composa deux ouvrages : une Collection des anciennes passions (2) qui n'a pas été retrouvée et un abrégé sur Les Martyrs de Palestine d'après une rédaction plus étendue et portant le même titre.
Le récit des martyrs de Palestine comprenait les exécutions dont Eusèbe avait été le témoin de 303 à 310, à Césarée ; l'autre recueil était une collection de martyres antérieurs à la persécution de Dioclétien. On y racontait « en vingt et un livres les souffrances de presque tous les martyrs, les évêques et les confesseurs de la foi qui ont combattu dans les diverses provinces ; l'auteur y avait écrit en particulier tous les combats que, par la grâce du Christ leur maître, des vierges ont livrés avec un courage viril, malgré leur sexe ». En plusieurs endroits de son Histoire ecclésiastique, Eusèbe renvoie à sa Collection sur les anciens martyrs qui devait contenir, entre autres pièces, les passions de saint Polycarpe,de saint Pothin, d'Apollonius et
1. DENYS D'ALEX., Lettres.
2. Voyez CURETON, History of the Martyrs of Palestina (1861).EUSÈBE, Hist. ecclés., suppl. au livre VIII B. VIOLET,Die Palästinensischen Martyrer des Eusebius von Caeserea dans les Texte und Untersuchungen, XIV, 4 (1895). VITEAU, De Eusebii caesariensis duplici opusculo Peri ton Palaistine marturesanton (1893). La fin perdue des Martyrs de Palestine (Compte rendu du troisième congrès international des savants catholiques, à Bruxelles, 1895). PREUSCHEN, dans HARNACK, Geschichte der Altchristlichen Litteratur, t. I, 800-11. Anal boll., t. XVI (1897), p. 113 à 139. VAN DEN GHEYN, article cité, col. 323.
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d'autres écrits du second siècle (1). La Collection d'Eusèbe a servi à établir un document hagiographique fort précieux, le martyrologe d'Asie Mineure, qui nous est parvenu dans une traduction syriaque très abrégée, par un manuscrit daté de l'an 412 (2). Ce texte est dans un rapport évident (3) avec le Martyrologe hiéronymien qui appartient à l'histoire des collections par un lien moins tenu que les martyrologes tels que nous les lisons ordinairement avec leurs notices réduites à quelques mots.
A vrai dire, on ne connaît qu'un seul manuscrit martyrologique hiéronymien offrant des notices historiques étendues sur les martyrs (4). Les indications qui accompagnent le nom du saint sont empruntées aux actes, elles font partie de la rédaction originale. Dans son état
1. EUSÈBE, Hist. ecclés., IV, 15, 47; V, préface, 2; V, 4, 3 ; V, 21, 5; COMBEFIS, Illustrium Christi martyrum triumphi (1660), p. 258.
2. Cod. add. brit. 12.150. WRIGHT dans le Journal of Sacred Litterature, t. VIII (1865-66), p. 45 et suiv., publié de nouveau par DE ROSSI et DUCHESNE dans leur préface au Martyrologium Hieronymianum (Acta SS. (1895, p. 9 et suiv. (tirage à part. Les deux éditeurs ont publié parallèlement le syriaque et le latin, et restitué par conjecture le grec.
3. V. DE BUCK, Acta SS.Octobr., t. XII, p. 185. Voyez aussi du même auteur: Recherches sur les calendriers ecclésiastiques, p. 7; H. STEVENSON, Studi in Italiaa.1879, p. 439, 458. DE ROSSI, Bullettino di arch. crist. (1878), p. 102. DUCHESNE, Les sources, etc., p. 10 et suiv. A. HARNACK, Theologische Literaturzeitung, t. XIII (1887), p. 350. BATTIFOL, La littérature grecque (1897), p. 229 et suiv. EGLI, Martyrien und Martyrologien aeltester Zeit. et Zeitschrift f. wiss. Theologie, t. XXXIV, p. 273-93, enfin DE ROSSI et DUCHESNE, ouvr. cité.
4. Cod. Vaticanus, 238 (olim Laureshamensis), VIII-IX s. ; voy. STEVENSON, Bull. di archeol. crist. (1882), p. 109 ; DE ROSSI et DUCHESNE, ouvr. cité, p. x-XI. MONUMENTA ECCLESIAE LITURGICA, t. I, préface, ch. dernier, où l'on rapproche le texte des notices du cod. lauresham de la rédaction du martyrologe romain actuel.
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actuel, le fragment que l'on possède comprend quinze jours ; l'on y relève quatre notices historiques (1). Ces brèves notices servaient sans doute de lecture ascétique dans les monastères. Elles expliquent le conseil donné par Cassiodore aux religieux, « de lire les passions des martyrs qui ont germé par toute la terre, et particulièrement, dans la lettre de saint Jérôme à Chromate et à Héliodore (2) », qui ne peut être que le recueil même auquel elle sert d'introduction. Ainsi la lecture visée par Cassiodore serait celle des notices empruntées aux actes des martyrs et insérées dans ce recueil (3). Peut-être aussi existait-il un livre liturgique spécial, une sorte de martyrologe-lectionnaire, au moins dans certaines églises. Adon, archevêque de Vienne (au milieu du IXe siècle), rassembla partout où il put les atteindre les actes des martyrs dont il tirait un court résumé pour l'insérer dans la compilation martyrologique qui porte son nom. Cette pratique semble nous mettre sur la trace d'un livre liturgique composé suivant la même ordonnance que le martyrologe et comprenant le texte intégral des actes dont le martyrologe ne donnait qu'un abrégé. Cette conjecture s'appuie sur un feuillet détaché d'un manuscrit du XIe siècle portant au recto le calendrier d'une église et au verso la notice qui suit : « Que celui qui s'appliquera à lire les vies ou les passions des saints dont nous avons tracé les
1. De institutione divinarum litterarum, c. XXXII. Voyez DE ROSSI
DUCHESNE, ouvr. cité, p. XI.
2. Quelques vestiges en ont subsisté dans divers manuscrits ; cod. Vatic. Reg., 435 ; cod. Parisinus. Nouu. acquisitions lat., n. 1604 ; cod. Vatic. Reg., 567; cod. Bern., 288; voy. DE ROSSI-DUCHESNE, ouvr. cité, dans la notice de ces différents manuscrits.
3. DE ROSSI et DUCHESNE, ouvr. cité, p. XXII
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noms à la page précédente, sache que ce n'est pas sans raison qu'on les répète ici. Ici, en effet, ils occupent la place qui leur est due d'après leur rang dans le calendrier au jour de leur natale. Ailleurs, au contraire, ils sont le plus souvent entremêlés, suivant qu'ils sont pris dans des exemplaires différents, rassemblés de tous côtés. » Cette indication paraît avoir son, commentaire naturel dans une formule, souvent répétée, du martyrologe hiéronymien ; par exemple : Fête de saint Plato, dont on conserve les actes (1). Cette dernière phrase paraît être un renvoi à une collection distincte, tout comme dans le Lectionnaire gallican, parmi les lectures du deuxième jour dès Rogations, à none, on lit : Liber Judith asque in finem postea Evangelium, et le troisième jour, à none : Liber Hester usque in finem postea Evangelium (2), simples renvois à des livres transcrits séparément.
A partir du VIe siècle, les recueils hagiographiques admettent le mélange des actes des martyrs et de la vie des saints, ils cessent donc de nous appartenir ; à plus forte raison les collections de Panade, de Timothée, d'Alexandre, de Théodoret, de Cyrille de Scythopolis et de Jean Moschus, qui écrivent en grec la vie des cénobites de la Thébaïde, de la Palestine, de la Syrie, de l'Égypte.
Les Églises orientales soutiennent mieux la tradition des recueils composés exclusivement des actes des martyrs. Dans la Mésopotamie occidentale on trouve un
1. Cod. Wissemb., aujourd'hui à Wolfenbüttel XI kat. Aug. Nat. Sci. Platonis, cuius gesta habentur.
2. MABILLON, De liturgia gallicane libri tres, ou bien cod. Paris. n° 9127 B. N. fol. 178 v°, et fol. 184 r°.
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écrit peu volumineux qui comprend des actes d'époques assez différentes (1). La rédaction des pièces ne paraît pas postérieure au Ve siècle. Dès le IVe siècle, un personnage considérable, Maruthas de Maikerpat, compose le Livre des martyrs en syriaque, dans lequel il recueille les actes des martyrs de la Perse, sous Sapor II (2). Quant aux textes syriaques sur les martyrs en dehors de la Mésopotamie et de la Palestine, ils paraissent n'avoir jamais été réunis (3). II en est de même pour les actes éthiopiens et coptes.
Dans l'Église latine, les actes composèrent de bonne heure le passionnaire ou livre renfermant les gesta martyrum.
A l'époque suivante, depuis le IXe siècle jusqu'au XVIe, on rencontre quelques compilations comme celle du Métaphraste et celle de Jacques de Voragine dans lesquelles la science et la vérité n'ont souvent rien à voir. Au XIVe siècle, Bernard Gui consacra la troisième partie de son Sanctorale aux actes des martyrs (4) ; en Arménie, le
1. CURETON, Ancient syriac Docunments, p. 41, et BEDJAN. Acta rnartyrum et sanctorum (1890). Voy. Humas Duan., La littérature syriaque, p. 121 et suiv. (1899).
2. Publiés par ASSEMANI, Acta sanctorum martyrum Orientalium et Occidentalium, t. I, Rome (1748).
3. Voy. ROBENS DUVAL, ouvr. cité, p. 157 et suiv.
4. L. DELISLE, dans Notices et extraits des manuscrits de la Bibi. Nat., t. XXVII (1879), p. 169-455. « Le Sanctoral est un grand recueil hagiographique divisé en quatre parties. La première est consacrée aux fêtes de Notre-Seigneur, aux fêtes de Notre-Dame, aux fêtes de la Croix, aux fêtes des anges, à la Toussaint, à la Commémoration des Morts et à Dédicace des églises. La deuxième partie se rapporte à saint Jean-Baptiste, aqx apôtres, aux évangélistes et à quelques-uns des soixante-douze disciples. La troisième contient. les actes des martyrs. Dans la quatrième sont les vies des confesseurs et des vierges »
XXXIII
patriarche Grégoire II, dit Veghajazer (+ 1105), c'est-à-dire l'ami des martyrs, compila et traduisit du grec et du syriaque un grand nombre d'actes.
La collection des Bollandistes donna le branle à divers travaux d'hagiographie concernant les martyrs, le premier en date et le plus célèbre fut le recueil de dom Ruinart, moine bénédictin ; Acta primorum martyrum sincera et selecta (1689). Les progrès accomplis dans les sciences auxiliaires et quelques pièces récemment découvertes imposeraient plusieurs modifications à ce travail. Un demi-siècle plus tard, S. E. Assemani publiait les biographies jadis recueillies par Maruthas, dans les Acta sanctorum martyrum Orientalium et Occidentalium(1748). Les collections se succèdent assez nombreuses depuis cette époque ; les plus notables sont celles de Luchini : Atti sinceri (1777) ; de Zingerlé : Echte Akten der hh. Märtyrer des Morgenlands übersetzt (1835) ; Hoffmann : Anszüge aus syrischen Akten persischer Märtyrer (1880) Hyvernat : Les Actes des martyrs de l'Égypte (1886) ; Bedjan : Acta martyrum et sanctorum , en syriaque (1891) Amelineau: Actes des martyrs de l'Eglise Copte (1890) ; F. C. Conybeare, The Armenian Apology and Acts of Apollonius and other Monuments of early Christianily (1896) (1).
1. D. GUÉRANGER commença la publication du recueil intitulé : Les Actes des Martyrs depuis l'origine de l'Eglise chrétienne jusqu'à nos temps, traduits et publiés par les RR. PP. Bénédictins de la Congrégation de France, 4 vol. in-8° (1856-1863), 2e édit. (1879). Cette compilation est restée inachevée. A ces collections il faut ajouter celles que les ordres religieux ont données des personnages martyrisés qui ont appartenu respectivement auxdits ordres. Th. BOURCHIER, De martyribus fratrum ordinis minorum S. Francisci, Ingolstadt, 1582. LEYDANUS, Historia martyrum ordinis S. Francisci. Ingolstadt, 1588. HAVENSIUS, Relatio martyrum Carthusianorum, Ruremonde, 1508. MAIGRETIUS, Martyrographia Augustiniana, Anvers, 1625. M. MANCANO, Insigne martyrii relig. de la orden de S. Domingo, Madrid, 1629. Voyez D. CARROL. Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie,1902, au mot Actes des martyrs.
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Je ne pense pas que l'on attende de ce livre une bibliographie des travaux provoqués par les Actes des martyrs. Je signalerai simplement la littérature romanesque qui s'en est inspirée, ce sujet est traité longuement dans la préface du tome V. Corneille a mis sur la scène Polyeucte et l'épisode de Didyme et Théodore avec un art et un succès inégal, saint Genest a inspiré Rotrou, et Goethe à trouvé dans les Actes de Cyprien et Julitte le thème du docteur Faust. Alexandre Dumas père composa (1837) un drame intitulé Caligula, M. de Bornier n'a pu faire représenter L'Apôtre sur aucune scène, enfin un religieux de la Compagnie de Jésus a écrit Les Flavius. La prose est moins bien partagée que la poésie. Entre les Martyrs de Chateaubriand et Quo Vadis de Henryk Sienkiewicz se place une littérature de rapsodies très inférieures à Fabiola de Wiseman et Callista de Newman. Ce sont : Lydia, Epagathus, Cesonia, Marcia (1).
Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé.
La présente collection est exclusivement composée des Actes authentiques des martyrs. J'ai pensé qu'un ouvrage dont le dessein premier est d'aider à l'édification des fidèles ne pouvait atteindre son but en faisant usage de moyens équivoques, tels que celui qui consisterait à reproduire, une fois de plus, les légendes qui déparent malheureusement en trop grand nombre certains recueils
1. Voir la préface du tome V. : Les martyrs dans la littérature, de d'Aubigné à Sienkiewicz.
XXXV
hagiographiques. Car, quoi qu'on fasse, de telles compositions doivent appartenir nécessairement à l'une ou à l'autre des deux catégories d'arguments : ceux qui touchent des intelligences mutilées et superficielles, et ceux qui comptent pour les esprits impartiaux. Sans doute, un grand nombre d'esprits se tiennent pour satisfaits sur de pauvres raisons : cela ne prouve pas qu'il faille leur en donner de telles, ni qu'ils soient incapables d'être touchés par des raisons solides, ni surtout que nous puissions donner à autrui des preuves qui ne nous satisfont pas nous-mêmes. C'est là, pour ceux qui enseignent, leur devoir strict de raison et de loyauté. « Le devoir de la loyauté intellectuelle s'étend non pas seulement à ne rien dire qu'on n'estime matériellement vrai, non pas même à ne fonder ces vérités que sur des arguments dont nous approuvions la validité formelle pour nous, mais encore à ne rien omettre pour que ces affirmations et ces preuves soient valables en soi (1). »
Faudra-t-il donc renverser la fragile palissade légendaire qui semble à quelques-uns une fortification historique inexpugnable? Oui, sans doute ! Quant à dire comment l'on s'y prendra, ceci n'est pas mon affaire. Quoi qu'il en soit, il faut donc résolument abandonner le système qui consiste à s'indigner plutôt qu'à réfuter, et à condamner plutôt qu'à convaincre. Seul, l'homme vulgaire ne doute de rien, parce qu'il ne se doute de rien. L'histoire des lointains passés a toujours quelque teinte mythique , les noms des personnages, les aventures de leur vie
1. MAURICE BLONDEL, Lettres sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d'apologétique et sur la méthode de la philosophie dans l'étude du problème religieux, dans les Annales de philosophie chrétienne, janvier 1896, tirage à part, p. 5.
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et le mystère de leur fin forment une architecture dans laquelle tout n'est pas bien solide. En histoire, il y a deux sortes de vérités, toutes deux certaines ; ce sont les vérités connues et les vérités conclues. Une collection de documents comme sont ceux qui composent le présent recueil fournit les vérités connues (1), ce sont là ces « tout petits faits bien choisis, importants, significatifs, amplement circonstanciés et minutieusement notés », qui sont « aujourd'hui la matière de toute science (2) ». Leur réunion, la détermination de leur valeur particulière, et leur classement représentent une période empirique dont nulle science ne peut se dispenser. Dans certaines sciences récemment créées, et même dans plusieurs autres très anciennes, mais auxquelles ont été appliqués des procédés récents d'investigation, il faut se résoudre à ne pas voir se lever le jour de l'histoire conclue ou, si l'on veut, de la synthèse. Plusieurs esprits éminents surent s'y résigner, et d'autres, grâce à l'ampleur grandiose de leurs hypothèses, firent autant avancer la science par leur respectueuse probité que, sur des sujets différents, on la faisait reculer par les affirmations d'une inconcevable crédulité (3). Il faut être de son temps et non pas d'un temps
1 . J'ai dit une fois pour toutes que la collection était « exclusivement composée des Actes authentiques ». Quant aux quelques pièces de moindre autorité que l'on a rejetées en appendice, elles ne laissent pas de contenir plusieurs détails dignes de foi.
2. TAINE, De l'intelligence, préface, p. (2).
3. CLAUDE BEDNARD, Eloge de M. Magendie. « M. Magendie avait pour l'esprit de système une répulsion vraiment extraordinaire. Toutes les fois qu'on lui parlait de doctrine ou de théorie médicale, il en éprouvait instinctivement une espèce de sentiment d'horreur... M. Magendie a conservé toute sa vie cette antipathie pour le raisonnement en médecine et en physiologie... Il n'a jamais voulu entendre parler que du résultat expérimental brut et isolé, sans qu'aucune idée systématique intervint ni comme point de départ, ni comme conséquence Chacun, me disait-il, se compare dans sa sphère à quelque chose de plus ou moins grandiose, à Archimède, à Michel-Ange, à Newton, à Galilée, à Descartes... Louis XIV se comparait au soleil. Quant à moi, je suis beaucoup plus humble, je me compare à un chiffonnier ; avec mon crochet à la main et ma hotte sur le dos, je parcours le domaine de la science et je ramasse ce que j'y trouve. » Mettons-y le correctif qu'y ajoutait Claude Bernard : « Il faut bien se garder de proscrire l'usage des idées et des hypothèses. »
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qui n'est plus ; il ne sert de rien d'opposer en toute circonstance le passé au présent , et puisque, bon gré mal gré, on vit dans le présent par la pratique, mieux vaut encore essayer de l'améliorer que de le fuir. Qu'on le veuille on non, la société à laquelle nous appartenons est celle sur laquelle nous agissons efficacement; dans quelques cas il faut ajouter les sociétés qui viendront, jamais celles qui ont précédé. Les élégies sur le bon vieux temps ne servent de rien aux âmes disparues depuis dix siècles, et ce qui importe c'est de sauver les âmes. Et comment les sauverons-nous ? En disant la vérité, toute la vérité et la vérité toute seule.
Quelques-uns me blâmeront, je le crains, mais je continuerai à penser que, « parce que l'Église se compose d'un élément divin et d'un élément humain, ce dernier doit être exposé avec une grande probité, comme il est dit au livre de Job : « Dieu n'a pas besoin de nos mensonges (1). »
C'est suivant cette pensée que je me suis efforcé de faire parler les martyrs comme ils l'eussent fait, de nos jours, parmi nous. L'étrange prétention que celle qui
1.LÉON,XIII, Lettre encyclique aux archevêques, évêques et au clergé de France, du 8 septembre 1899.
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entend estropier la langue française sous prétexte de la couleur de l'original ! Fort bien, mais outre la couleur, il y a les teintes et les simples reflets, et les sons et les timbres et la cadence des mots et peut-être jusqu'à leur parfum, cette senteur flottante du dialecte ionien et du dialecte dorien, de la langue de l'Ombrie et de celle de Smyrne. « Il n'y a pas de raison pour s'arrêter dans une telle voie, et si l'on se permet, sous prétexte de fidélité, tel idiotisme qui ne se comprend qu'à l'aide d'un commentaire, pourquoi n'en pas venir franchement à ce système de calque, où le traducteur, se bornant à superposer le mot sur le mot, s'inquiète peu que sa version soit aussi obscure souvent plus que l'original, et laisse au lecteur le soin d'y trouver un sens? La langue française est puritaine : on ne fait pas de conditions avec elle. On est libre de ne point l'écrire ; mais dès qu'on entreprend cette tâche difficile, il faut passer les mains liées sous les fourches caudines du dictionnaire autorisé et de la grammaire que l'usage a consacrée. Toute traduction est essentiellement imparfaite, puisqu'elle est le résultat d'un compromis entre deux obligations contraires, d'une part l'obligation d'être aussi littéral qu'il se peut, de l'autre l'obligation d'être français. Mais de ces deux obligations, il en est une qui n'admet pas de moyen terme, c'est la seconde. Le devoir du traducteur n'est rempli que quand il a ramené la pensée de son original à une phrase française parfaitement correcte (1). »
Des interpolations sans nombre ont failli discréditer pour toujours la littérature des Acta martyrum, elles ont
1. ERN. RENAN, Le livre de Job (1860), préface, p. III-IV.
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compromis pour longtemps la valeur historique et la portée apologétique des miracles qui y sont rapportés. A ce point de vue, les indications contenues dans les documents liturgiques eux-mêmes ne sont pas toujours de première valeur, soumises qu'elles ont été à toutes les violences, philologiques ou historiques, par suite d'intérêts divers et du défaut de critique (1). L'histoire cependant est « assez belle pour qu'on ne s'efforce pas de l'orner. S'y appliquer, comme on le fit, à dessein ou par simplicité; y introduire des prodiges s'accomplissant pour soutenir la constance des victimes et terrifier les persécuteurs, c'est, sans en avoir conscience, s'associer au sentiment des païens qui, incapables de comprendre la puissance du courage soutenu par la foi, attribuaient la victoire des saints à des secours d'un ordre surnaturel, c'est-à-dire souvent à la magie (2) ».
On ne saurait rencontrer le Moyen-Age sur un terrain plus défavorable que celui de la transcription des textes dont il a souvent méconnu le caractère historique. Il a fallu le persévérant effort de la pléiade de savants qui, depuis quatre siècles, s'efforce de réparer tant de mal pour rendre aux Actes des martyrs une part de l'autorité que leur accordaient les premiers chrétiens.
1. Il suffit, pour se rendre compte de ce fait, de se rappeler les corrections faites dans les légendes des martyrs au bréviaire par les papes eux-mêmes, et récemment encore par le Pape Léon XIII, comme on peut le voir dans l'Histoire du bréviaire de Mgr Battifol et dans celle de Dom Bäumer, O. S. B.
2. LE BLANT, Les Actes des Martyrs, p. 40.
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Il a existé dans l'Empire romain un droit qui prévoyait le crime dont la profession de christianisme rendait coupable. Nous avons dit qu'Ulpien avait rassemblé et expliqué au livre VII de son traité De officio Proconsulis les constitutions impériales portées contre le christianisme. Ces actes ayant été rejetés tout entiers par ceux qui établirent le texte des Pandectes, il ne nous reste que des informations fragmentaires soutenues dans les textes anciens. Tels quels, ils peuvent nous aider à ressaisir quelques traits essentiels à cette législation.
Néron inaugura les persécutions. On a paru croire que « ses actes odieux envers les chrétiens furent des actes de férocité, et non des dispositions législatives (1) ». Plusieurs faits semblent induire le contraire. Un document contemporain dont la date exacte demeure incertaine est adressé de Rome aux fidèles du Pont, de la Galatie, de la Cappadoce, de l'Asie, de la Bithynie. Parmi les conseils qu'on donne aux Églises, on lit ces paroles :
« TRÈS CHERS, NE VOUS TROUBLEZ PAS DANS LA CALAMITÉ
1. RENAN, Les Apôtres, p. 349.
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(littéral, l'incendie) QUI FOND SUR VOUS POUR VOUS ÉPROUVER, comme s'il vous arrivait quelque chose d'extraordinaire.
« Mais vous unissant aux souffrances du Christ, réjouissez-vous, afin de vous réjouir et de tressaillir un jour dans la révélation de sa gloire.
«Si vous êtes insultés au nom du Christ, vous serez heureux...
« Qu'aucun de vous ne soit châtié comme homicide, ou voleur, ou malfaisant, ou comme avide du bien d'autrui.
« Mais SI L'UN DE VOUS EST CHATIÉ COMME CHRÉTIEN, qu'il nerougisse pas ; qu'il glorifie Dieu en cette qualité. « Car le temps vient où le jugement commence par la maison de Dieu (1). »
Ce texte dispense de toute discussion. La calamité est certaine et ses effets se réalisent au moment même dans la province d'Asie. Voilà ce que l'histoire constate. Faut-il faire coïncider ces indications avec la persécution de l'an 64, ou bien faut-il les appliquer à des vexations administratives exercées à une époque antérieure contre les Juifs? Nul ne le sait; les arguments qui se tirent du ton de l'épître de saint Pierre, des expressions élimes ou symboliques qui s'y rencontrent ont une valeur subjective, rien de plus.
Un autre texte contemporain nous apprend que, par l'ordre de Néron, « des supplices furent infligés aux chrétiens, race d'hommes d'une superstition nouvelle et malfaisante (2). « Cette phrase de Suétone ne se rattache
1. I Petri, IV, 12-16.
2. SUÉTONE, Nero, § 16.
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d'aucune manière à l'épisode de l'incendie de Rome; elle se lit au paragraphe 16° de la biographie de Néron, et il n'est fait mention de l'incendie qu'au paragraphe 38e. Il y a peu d'état à faire du témoignage de Méliton, d'après lequel, seuls entre tous les empereurs, Néron et Domitien « ont mis en accusation » la foi chrétienne (1). La thèse soutenue par cet évêque, de l'intolérance des seuls mauvais empereurs à l'égard du christianisme, ne permet pas de donner à son affirmation une valeur historique rigoureuse. Tertullien reprit la théorie de Méliton, mais, en la négligeant comme il convient de le faire nous ne laissons pas de rencontrer dans plusieurs de ses écrits des traces d'informations non tendancieuses cette fois. C'est ainsi qu'il nous parle de mandata (2) et d'un Institutum Neronianum (3). Nous ne savons rien de plus sur cette loi, car c'est le nom que lui donne un historien fort postérieur, Sulpice Sévère, qui écrivait en 400. Après avoir fait le récit des actes de férocité des jardins du Vatican, cet écrivain ajoute : « Tel fut le commencement des persécutions contre les chrétiens; ensuite la religion fut interdite par la loi, et, en vertu d'édits officiellement rendus, il ne fut plus permis d'être chrétien (4). » Quelque valeur que l'on accorde à ce texte tardif, il importe de rappeler qu'il paraît contenir la formule de la législation primitive contre les chrétiens (5). Cette circonstance lui mérite une sérieuse attention.
De cet édit primitif plusieurs points peuvent être
1. MÉLITON, dans Eusèbe, Hist. eccl., VI, 24
2. TERTULL., Ad Scapul.
3. TERTULL., Ad nationes, I, II.
4. SULP. SEV., Sacra historia, II, 41.
5. G. BOISSIER. Voyez plus bas.
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établis : 1° Les chrétiens étaient recherchés d'office 2° Ils devaient être décapités Cette dernière circonstance qui semble en contradiction avec les « flambeaux vivants » des jardins de Néron, confirme l'information de Sulpice Sévère : après ces premiers sévices la religion fut interdite par la loi, post etiam datis legibus religio vetabatur. Ce ne serait qu'après les piacula du mois d'août de l'an 64 que la loi aurait été portée.
Pendant un long espace de temps les Églises vécurent donc sous le régime promulgué par la « loi » de Néron, si, comme l'affirme Tertullien, cette constitution fut seule exceptée de l'abrogation formelle prononcée par le Sénat sur tous les actes de cet empereur La persécution de Domitien, qui n'a laissé aucune trace juridique, s'expliquerait naturellement par le rappel de la législation toujours en vigueur. Mais cette deuxième persécution dura peu, et l'empereur calmé, la loi dut retomber dans le silence. Elle ne paraît pas avoir été abolie. Ce fut sous son régime que se produisit la dénonciation anonyme dont Pline fut saisi pendant sa légation en Bithynie. Nous voyons que le libelle est conforme à la législation néronienne ; en effet, il ne contient que des noms avec l'accusation générale d'être chrétiens. Mais la procédure sommaire suivie par Pline dans les premières informations est elle-même conforme à la loi de Néron, d'après laquelle « il ne fut plus permis d'être chrétien ».
Il semble qu'à la date de la lettre à Trajan (112), les
1. TERTULL., Apol., c. v.
2. TERTULL., Ad Scapul., Apol., 5.
3. TERTULL., Ad nationes, I, 7
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procès contre les chrétiens passaient inaperçus, et la législation, s'il en existait une, était peu connue. Pline n'avait jamais, dit-il, assisté à l'instruction d'un procès de cette sorte ; ses bureaux paraissent n'avoir pu le renseigner, bien que « le devoir de l'officium fût de noter les précédents pour les rappeler au gouverneur et assurer le maintien des traditions dans l'administration de la justice ».
« Je ne sais ce qu'il faut punir ou rechercher, ni jusqu'à quel point il faut aller. » Ce qui suit montre la nature des incertitudes de Pline : « Par exemple, dit-il, je ne sais s'il faut distinguer les âges ou bien si, en pareille matière, il n'y a pas de différence à faire entre la plus tendre jeunesse et l'âge mûr, s'il faut pardonner au repentir ou si celui qui a été tout à fait chrétien ne doit bénéficier en rien d'avoir cessé de l'être, si c'est le nom lui-même, abstraction faite de tout crime, ou les crimes inséparables du nom que l'on punit. En attendant, voici la règle que j'ai suivie envers ceux qui m'ont été déférés comme chrétiens ; ceux qui l'ont avoué, je les ai interrogés une seconde, une troisième fois, en les menaçant du supplice ; ceux qui ont persisté, je les ai fait conduire à la mort (1). »
C'est la pure législation néronienne. Nous lisons encore : « Un libelle anonyme a été déposé, contenant beaucoup de noms. Ceux qui ont nié qu'ils eussent été chrétiens, j'ai cru devoir les faire relâcher... D'autres, nommés par le dénonciateur, ont dit qu'ils étaient chrétiens... » Sur les uns ni sur les autres on ne tente rien pour obtenir une abjuration, on se borne à imposer
1. PLINE, Epist., X, 98.
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poser à tous des sacrifices aux dieux de l'Empire.
C'est donc une marque probable de la plus haute antiquité que la mention de condamnation pour la profession de christianisme. Nous trouvons dans une pièce célèbre entre toutes, les actes de sainte Thècle, ces paroles adressées à un accusateur de l'apôtre Paul (1) : Lege auton khristianon, kai apoleitai suntomos.
« Les archives de la métropole, fait observer M. Le Blant, n'étaient pas plus riches que celles de la Bithynie en documents sur la question posée. » « En pareille matière, répond Trajan, on ne peut établir une règle fixe pour tous les cas. » Elle n'existait donc pas et il ne la crée point. Pline a suivi les principes du droit commun, et il en est loué.
La lettre de Trajan et un texte de Tertullien qui en rapporte une disposition particulière nous permettent de placer vers l'an 112 l'abrogation de la règle néronienne prescrivant la recherche des fidèles (2). Un rescrit de l'empereur Hadrien au proconsul d'Asie, Minucius Fundanus, en 152, précisait un peu plus la situation : « Si des personnes de votre province veulent ouvertement soutenir leurs dires contre les chrétiens, et les accuser en quelque chose devant le tribunal, je ne leur défends pas de s'en tenir à des pétitions et à des clameurs. Il est en effet beaucoup plus juste, si quelqu'un se porte accusateur, que vous connaissiez des imputations. Si donc quelqu'un accuse les personnes désignées, et prouve qu'elles commettent des infractions aux lois, ordonnez même des supplices, selon la gravité
1. GRABE, Spicilegium SS. Patrum, t. I, p 102.
2. TRAJAN, Epist. ad Plin., Tertull., Apol., c. v.
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du délit (1). » L'infraction à la loi consistant dans la simple profession de christianisme, on continuait donc, sauf pour le point prévu par la règle de procédure de Trajan, à vivre sous le régime néronien. Antonin le Pieux écrivit aux cités et particulièrement aux Larissiens, aux Thessaloniciens et aux Athéniens de ne pas faire d'émeutes, meden neoteridzein, au sujet des chrétiens (2). C'était une simple mesure de police.
Dans le procès de Bithynie, nous avons assisté à une procédure tout entière de droit commun. Le rescrit de Trajan inaugure une jurisprudence et Tertullien, qui nous en montre l'illogisme, témoigne du maintien de cet état de choses au début du III° siècle. Dans l'intervalle, une monstruosité légale a pris place à l'instruction. « Vous violez contre nous toutes les formes de l'instruction criminelle, dit Tertullien. Vous torturez les autres accusés pour leur arracher un aveu (3) ; les chrétiens seuls sont mis à la question pour leur faire nier ce qu'ils confessent à grands cris (4). » Nous ne savons quand ni comment s'introduisit la torture afin d'arracher l'abjuration. Nous en voyons l'emploi à Lyon, en 177 ; mais dans ce procès fameux, la torture est mise en oeuvre, tantôt pour obtenir des aveux, et ceci était conforme au droit commun, tantôt pour obtenir l'abjuration, comme dans le cas de Blandine et de Ponticus, dont on
1. S. JUSTIN, I Apol., 68.
2. MÉLITON, dans EUSÈBE, Hist. eccl., IV, 26. Sur la persécution sous Antonin, voyez la bibliographie du « Martyre de saint Polycarpe ».
3. C'est encore le cas dans la procédure de Bithynie à l'égard de deux diaconesses.
4. TERTULI., Apolog., 2.
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interrompait la torture de temps à autre pour leur dire : Jurez. Ils refusaient et l'on recommençait à travailler leurs pauvres corps.
Le règne de Marc-Aurèle semble marquer, au moins pour un temps, l'abandon de la jurisprudence de Trajan. A Lyon, nous voyons le tribun de la treizième cohorte et les magistrats de la ville faire arrêter tous ceux que la voix publique désigne comme chrétiens. L'année suivante, 178, Celse s'écrie dans son Discours véritable que l'on voit les chrétiens « traqués de toutes parts, errants, vagabonds, recherchés, parce que l'on veut en finir avec eux (1) ». Dans une étude basée sur des textes très morcelés, il faut se garder de rien conclure de trop général sur le vu de quelques faits remarquables. Les pièces les plus graves nous montrent tout ce que les causes criminelles, dans l'antiquité, recélaient d'épisodes imprévus. A Smyrne, la procédure contre Polycarpe est en partie conduite par la populace ; à Lyon, la faiblesse des magistrats autorise toutes les exigences de la foule, « alors qu'un rescrit spécial vient d'ordonner que, suivant la règle commune, les citoyens romains soient décapités, l'un de ces hommes est livré aux bêtes pour complaire à la multitude. »
L'impulsion donnée par Marc-Aurèle se continua sous le règne de Commode, son successeur. Nous possédons un monument de la procédure suivie en l'an 180. Les Actes des martyrs Scillitains, en Afrique, remettent en mémoire la forme primitive de la procédure contre les chrétiens. On leur propose le pardon à condition d'offrir un sacrifice, et, sur leur refus, ils
1. ORIGENE, Contr. Cels., VIII, 69.
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sont condamnés pour le même délit que les martyrs de Bithynie, l « obstination ». L'arrêt est ainsi conçu : « Attendu que Speratus, Nartallus, Cittinus, Donata, Vestia , Secunda ont déclaré vivre à la façon des chrétiens, et, sur l'offre qui leur était faite de revenir à la manière de vivre des Romains, ont persisté dans leur obstination, nous les condamnons à périr par le glaive (1). » Le procès d'Apollonius, à Rome, montre que l'accusation portait sur la religion seule et qu'il n'y eut pas d'autre motif à la condamnation (2). Le règne de Commode inaugura une époque nouvelle à divers points de vue. L'Etat romain sembla se prêter à quelque indulgence à l'égard des chrétiens, et peut-être ce caprice, qui donnait le repos aux Églises, procura-t-il une recrudescence de conversions (3). On a fait observer que cet accroissement de la « secte » exerça une influence capitale sur la forme des poursuites. Comment frapper de telles multitudes ? Pline écrivait à Trajan : « Suspendant l'instruction, j'ai résolu de vous consulter. L'affaire m'a paru le mériter, surtout à cause du nombre de ceux qui sont en péril. » Pendant la persécution du pro-consul d'Asie, Arrius Antoninus, les chrétiens de toute une ville se présentèrent ensemble devant son tribunal. Quelques-uns furent mis à mort, on renvoya le reste en leur disant : « Insensés, manquez-vous de cordes et de précipices, si vous voulez mourir (4) ?»
Les persécutions du IIIe siècle paraissent toutes
1. Acta MM. Scillitanorum, § 5.
2. Acta Apollonii, dans Analecta Bollandiana, t. XIV,1895, p. 284-294.
3. TERTULL., Apol., 18. Cf. De test. anim., I.
4. TERTULL., Ad Scapul., 5.
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sauf une seule influencées par la préoccupation de faire un choix parmi les coupables. La mention de ce choix en vue « d'un exemple » abonde dans les documents authentiques et dans ceux d'une valeur moins assurée (1).
A partir de Septime Sévère, le mot de Tertullien « nomen in causa est » ne s'applique plus à la jurisprudence nouvelle. La « confessio nominis », comme on disait à la première époque, n'a plus une criminalité absolue. Cette observation est très importante pour permettre aux personnes peu familières avec la période des persécutions de prendre une idée exacte de la situation des fidèles. Plusieurs s'imaginent que partout et toujours la vie du chrétien était menacée. On se représente un régime analogue, sinon semblable de toua points, au régime de la Terreur pendant la Révolution française. La vérité est très différente. L'ordonnance de Septime Sévère (202) ne proscrit que les païens qui se feront chrétiens. Aussi les plus illustres victimes de la persécution seront des catéchumènes ou des néophytes, Perpétue, Félicité, Révocatus et leurs compagnons. Nous sommes probablement alors en présence de deux procédures : l'une, celle du rescrit de Trajan, n'a pas été abrogée, elle subsiste donc et fonctionne, bien que nous ne puissions y rapporter aucune pièce certaine ; l'autre, prescrite pour le cas d'un délit spécial : la conversion. Ainsi, à l'égard des catéchumènes et des néophytes on
1. Passio S. Pionii, § 20 ; Acta S. Cypriani, 4 ; Passio S. Philippi Heraclaei, § 4 ; Passio S. Quirini, § 4 ; Acta S. Speusippi, § 5 ; Acta S. Clementis. § 8 ; Acta S. Callixti, § 5. (Acta SS., 13 janvier, 23 janvier,14 octobre.)
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semble être revenu à la loi néronienne de la poursuite d'office. Le début de la Passion de sainte Perpétue semble le dire : Apprehensi sunt adolescentes catechumeni. Les complices de la conversion semblent être également décrétés de prise de corps (1).
L'extension du droit de cité romaine à tous les provinciaux sous Caracalla entraîna une légère modification dans la situation des chrétiens. L'appel à César contre les jugements des gouverneurs fut abrogé. Depuis les origines du christianisme, nous ne l'avons vu revendiquer que par saint Paul et par quelques habitants de la province de Bithynie.
L'édit de Dèce (250) n'a pas été conservé. Ce que nous savons de son application permet de le reconstituer en partie. Ce fut un édit de proscription universelle. Tous les chrétiens sans exception étaient convoqués individuellement devant une commission locale. Les moindres villages eurent la leur. A l'appel de son nom, chacun devait offrir une victime, ou au moins brûler de l'encens sur l'autel et faire une libation. Il prononçait ensuite une formule blasphématoire dans laquelle il reniait le Christ. La cérémonie se terminait par un repas idolâtrique. La commission délivrait un acte constatant ce qui s'était passé. Cette pièce se compose de deux parties. La première est une requête adressée aux « préposés aux sacrifices» de la localité par celui qui veut faire acte de soumission. Il décline ses noms, âge, lieu de naissance, signes d'identité, déclare qu'il a de tout temps offert des sacrifices et que « récemment en leur présence, conformément
1. Passio S. Perpetuae, § 2 et 4 en ce qui regarde Saturas, le catéchiste.
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aux prescriptions de l'édit, il a offert l'encens, fait la libation et goûté aux victimes ». Il demande certificat de tout ceci. La commission ou l'un de ses membres appose son visa et date le certificat. Il est tout à fait probable qu'il y eut un formulaire unique pour tout l'empire (1).
La persécution dura moins de dix-huit mois. Les hostilités de Gallus et d'Émilien ne semblent avoir rien changé à la jurisprudence en vigueur. Les édits de Valérien témoignent d'un grand changement survenu. Pour la première fois l'Église est traitée en association. Le texte du premier édit (257) est perdu. Plusieurs pièces nous révèlent ses dispositions. Il ordonne de traduire en justice non les chrétiens indistinctement, mais les principaux membres du clergé, évêques, prêtres (2) et diacres (3) ; à ceux-là seuls s'appliquera la procédure que le droit commun réserve aux duces factionum (4). Les simples fidèles pourront manifester leur religion en toute liberté (5). Nous voyons les chrétiens de Carthage accompagner leur évêque saint Cyprien au tribunal et au lieu de l'exécution. Dès lors, pour être martyrisé, il fallut fournir les preuves de son rang dans la hiérarchie ecclésiastique (6). Ces restrictions avaient le double avantage d'épargner la population
1. KREBS, dans Sitzungsberichte d. K. Pr. Akademie d. Wissensch. (1893), p. 1007-1014 ; WESSELY, Kaiserliche Academied. Wissensch. in Wien (1894), p. 3-9 ; FRANCHI DE CAVALIERI, dans le Nuovo Bullettino di archeologia cristiana (1895), p. 63, 73, et Theol. Literaturzeitung (1891., t. XIX, p. 37 et 162.
2. Acta proconsularia S. Cypriani.
3. Acta S. Montani, 12, 15, 20.
4. L. 16. De Appellationibus (Digest., XLIX, I).
5. Voy. Acta Cypriani, §§ 2, 5.
6. CYPRIEN, Epist.LXXXII, Successo fratri.
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et de la contenir. On lit en effet dans les Actes d'un évêque nommé Hilaire qu'il fut torturé pour servir de leçon à tous : ut ipso tormentato universi ejus corrigantur exemplo (1).
Le premier édit de Valérien inaugurait des dispositions nouvelles. Le crime de religion est maintenant secondaire, il est puni par l'exil ; au contraire, les réunions illicites sont punies par la mort ou les travaux forcés (2).
L'année suivante (258), Valérien porta un nouvel édit qui aggravait le premier. Tous les évêques, prêtres ou diacres qui refuseraient d'abjurer sur-le-champ seront mis à mort : Episcopi et presbyteri et diacones incontinenti animadvertantur ; les nobles et chevaliers convaincus de christianisme seront dépouillés de leur dignité et décapités, les femmes du même rang exilées, les chrétiens de la maison de César seront assimilés aux esclaves des ergastules, les plus misérables,de tous. Un point qui n'est pas entièrement nouveau (on en signale des exemples au temps de Dèce), mais qui se généralise avec Valérien et se trouve énoncé dans l'édit de 238, c'est la confiscation des biens. L'édit de Gallien mit fin à la persécution. « Jusque-là, plusieurs persécutions avaient cessé de fait, sans que le droit ait été changé. On laissait vivre les chrétiens et tomber en désuétude les lois d'exception rendues contre eux, mais le christianisme demeurait une religion illicite, toujours punissable en théorie. Gallien semble avoir voulu effacer cette tache originelle. Un édit général rendit aux évêques et à leur clergé « aux
1. Acta S. Hilarii, § 5 (Act. SS., 16 mars). Voy. Acta S. Nestorii, § 2, 26 février.
2. Digeste, XLVII, XXII, 2; XLVIII, IV, I, 3 ; Cyprien, Epist., 77, 78, 79.
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magistrats du Verbe », selon son expression la liberté de leur ministère. Puis des rescrits, envoyés à plusieurs évêques, réglèrent les mesures d'exécution. On a conservé un de ces rescrits. Il est adressé à Denys d'Alexandrie et à ses collègues orientaux et les remet en possession des « lieux religieux » saisis par le fisc. D'autres rescrits lèvent le séquestre établi sur les cimetières et permettent aux évêques d'en recouvrer l'usage. L'importance de ces actes éclate à tous les yeux. Les chefs des Églises et leurs ministres, supprimés par Valérien, reçoivent de son fils une sorte d'investiture et comme un titre officiel (1). » Nous ne savons rien de la jurisprudence de l'édit d'Aurélien (274). La mort de l'empereur, survenue peu après, empêcha en partie son effet. Bien que tombé en désuétude, l'édit d'Aurélien n'était pas formellement abrogé, il suffisait à détruire l'effet de la reconnaissance légale par Gallien et à replacer les chrétiens sous le coup de l'ancien droit qui les proscrivait en théorie.
Pendant le laps d'un quart de siècle environ qui s'étend entre l'édit d'Aurélien et celui de Dioclétien, on signale quelques martyrs, soit à Rome, soit dans les provinces. Le IIIe siècle, qui finissait alors, avait profondément changé la situation de l'Eglise chrétienne dans l'État. « Pendant la première moitié du siècle, dit M. Allard, l'Église avait réussi, en se faisant accepter, soit comme collège funéraire légalement autorisé, soit au moins comme association de fait, à constituer le patrimoine nécessaire pour le culte, la sépulture et tous les besoins matériels ou spirituels d'une société organisée Toute fiction légale avait même fini par devenir inutile,
1. P. ALLARD, Le Christianisme et l'Empire romain (1897).
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puisqu'une décision impériale, aux environs de l'an 225, avait traité l'Église de Rome comme une corporation reconnue, et même comme une religion licite, en lui concédant un terrain avec permission d'y adorer Dieu. Il fallut le cruel édit de Dèce pour rendre de nouveau illicite la religion chrétienne ; mais, même alors, la situation de l'Église comme corporation propriétaire ne fut point ébranlée. Cette situation était si forte au milieu du siècle, que Valérien la prit pour but principal d'une persécution nouvelle, et s'usa en vains efforts pour dissoudre l'association chrétienne. L'échec de sa tentative amena une seconde reconnaissance de l'Église, plus formelle encore que la première, par Gallien. De nouveau cette reconnaissance fut abrogée par l'édit de persécution d'Aurélien. L'Église retomba alors dans une situation juridique qui avait été la sienne au siècle précédent, jouissant le plus souvent d'une paix précaire, que des accusations individuelles ou même de nouvelles persécutions générales pouvaient interrompre à tout moment. Mais, au moins, l'expérience a été faite; il a été démontré que le pouvoir impérial peut s'entendre avec l'Église, et que le droit d'adorer un autre Dieu que les divinités officielles peut être accordé sans péril pour l'État. Par deux fois, l'antique législation de Rome a été mise en échec (1). »
Les violences préliminaires à l'édit de persécution ne sont pas de notre sujet. L'édit de Dioclétien fut promulgué à Nicomédie le 24 février de l'an 303. Il ne contenait pas la peine de mort, mais seulement les dispositions suivantes : 1° Cessation des assemblées chrétiennes ;
1. P. ALLARD, ouvr. cité, p. 118.
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2° destruction des églises ; 3° destruction des Livres sacrés ; 4° abjuration de tous les chrétiens. Les sanctions étaient, pour les personnes d'un rang élevé, la dégradation et la mort civile ; pour les personnes libres mais d'humble condition, l'esclavage ; pour les esclaves, l'incapacité à l'affranchissement.
L'exécution de l'édit varia beaucoup suivant les provinces.
L'édit semblait ne prendre aucune mesure pour contraindre à l'abjuration. Diverses circonstances haineusement interprétées provoquèrent, dans le courant de 303, un nouvel édit prescrivant l'incarcération des membres de la hiérarchie ecclésiastique : évêques, prêtres, diacres, lecteurs, exorcistes. Un troisième édit, rendu fort peu de temps après le second, commanda de rendre à la liberté tous ceux qui sacrifieraient et de mettre à mort ceux qui refuseraient. Au commencement de l'année 304, un quatrième édit commanda en termes généraux que tous, en tous pays, dans chaque ville, offrissent publiquement des sacrifices et des libations aux idoles (1). » Ces dispositions sont fort claires, la procédure cependant nous est peu connue. De nombreux traits, peu d'accord entre eux, semblent devoir faire accorder une large part à l'initiative des magistrats. Accepta potestate, dit Lattante, pro suis moribus quisque saeviit (2). La Passion de Théodote nous montre qu'en certains lieux toutes les denrées alimentaires étaient consacrées aux idoles avant d'être mises en vente (3); ailleurs, on expose à l'entrée des marchés des
1. EUSÈBE, De mart. Palaest., 3.
2. LACTANCE, Instit. divin., l. V, c. II.
3. Passio S. Theodoti dans RUINART, p. 357.
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statues des dieux auxquelles tous doivent sacrifier avant de faire leurs achats (1) ; même obligation aux gens qui veulent puiser à la fontaine publique (2). La dernière persécution fut un effroyable carnage présidé par l'arbitraire des magistrats que stimulaient les empereurs. L'iniquité fut sans mesure. On ne peut essayer de ramener à des règles de procédure ce qui en fut la négation. « Contraindre par tous les moyens, » tel avait été le cri de guerre de la persécution suprême ; telle fut sa constante
visée (3).
On sait que l'ère des persécutions fut close par la victoire de Constantin au pont Milvius (29 octobre 312) et l'édit promulgué à Milan au commencement de l'an 313.
Si l'on tente de dresser la double statistique des années où l'Église fut proscrite et de celles où elle fut tolérée, on ne saurait prétendre qu'à l'exactitude d'une simple
1. Acta S. Sebastiani, § 65 (Act. SS., 20 janvier).
2. Ibid. EUSÈBE, Hist. ecclés., VIII, 2 : pase mekhane, cf. LE BLANT, Les
Persée. et les Mart., p. 176.
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approximation. Il s'en faut que les persécutions aient sévi partout et toujours dans l'Empire avec la même intensité ; aussi pour être tout à fait concluante, cette question voudrait être longuement étudiée à l'aide de statistiques minutieuses. Cependant nous pouvons, en négligeant le détail, entre Néron et Constantin, de l'an 64 à l'an 313, sur un espace de 249 années, compter les intervalles que voici :
Au Ier siècle : 6 années de persécution, 28 années de repos ;
Au IIe siècle : 86 années de persécution, 15 années de repos;
Au III° siècle : 24 années de persécution, 76 années de repos ;
Au IVe siècle : 13 années de persécution sur 13 années écoulées.
L'Église fut donc persécutée 129 années et jouit de 120 années de repos. La répartition des périodes de persécution dans chaque siècle nous fait voir que toutes les générations ont dû connaître l'alarme du martyre ; de là à s'y préparer, il n'y avait quun pas. Voici comment on le franchissait.
Une des comparaisons les plus fréquentes dans les textes anciens est celle qui rapproche le martyr de l'athlète (1). Peut être l'idée venait-elle de l'apôtre saint Paul, qui s'y complaisait. Quoi qu'il en soit, elle semble avoir eu un fondement moins fragile que des symboles toujours
1. S. GREG. NAZ., Orat. XLIII. In Laud. Basilii, § 5 ; S. CHRYSOST., Laudes omnium martyrum, § 2 ; Homil. III, in Osiam, § 1 ; CONSTANT. DIACON., Laudat. omn. mart., § 8 ; A. Mai, Spicil. rom., t. X, p. 108.
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un peu subjectifs. Le métier d'athlète exigeait une moralité de vie, des habitudes sévères, un régime rigoureux, presque austère, tout ce que nous nommons entraînement. Le martyr devra donc fortifier sa volonté par le jeûne, la mortification, la prière ; la célèbre lettre des Églises de Lyon et de Vienne est écrite presque tout entière sur ce ton (1).
Les expressions être prêt, être exercé, s'appliquent, suivant les auteurs, tantôt aux martyrs, tantôt aux chrétiens. Eux-mêmes sont pleins de ces images. « On prépare des hommes aux combats singuliers et on les y exerce, dit saint Cyprien ; l'Apôtre nous enseigne d'être prêts nous aussi et exercés (2). » Et ailleurs : « Nous sommes armés nous aussi et préparés pour le combat que nous livre l'ennemi (3). » Quelquefois aussi on empruntait la métaphore aux choses de la guerre (4). Cependant ce n'était pas sans une secrète appréhension que beaucoup envisageaient les heures d'atroce souffrance qui ouvraient le paradis. Plusieurs témoignages montrent naïvement le rang que tenait dans les âmes, même bien trempées, la préoccupation de la souffrance physique. Un martyr africain, Flavien, raconte ainsi une vision : « Il me sembla que j'interrogeais notre évêque Cyprien, le premier qui eût été immolé avant nous pour le Christ. Je lui demandais si le coup de la mort causait une grande douleur. Appelé au martyre, je m'inquiétais de savoir ce que
1. Ceux qui faiblirent sont appelés anetoimoi kai agumnastoi.EUSÈBE, Hist. eccl., V, 1.
2. CYPRIEN, Epist. LVI. Ad Thibaritanos, § 8.
3. Epist. LIV. Ad Cornelium, De lapsis, § 1.
4. Acta S. Tarachi, § 5, dans RUINART, p. 436.
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j'aurais à endurer. Il me répondit : Lorsque l'âme est toute dans le ciel, la chair qui souffre n'est plus la nôtre ; le corps reste insensible quand l'esprit est en Dieu (1). » Le fait qui contient ce texte se rapporte à l'année 259, la doctrine était bien plus ancienne. Soixante années plus tôt environ, Tertullien exprimait la même pensée dans les mêmes termes : « Les tortures, dit-il, nous trouvent insensibles lorsque l'âme est toute dans le ciel, (2)» et nous voyons que cet enseignement faisait très probablement partie de l'instruction des catéchumènes puisque sainte Félicité déclarait que dans l'amphithéâtre ce ne serait pas à elle de souffrir, mais au Seigneur, qui serait en elle pour souffrir à sa place (3). En Gaule, nous retrouvons la même doctrine ; à Lyon, il est dit que « le Christ souffrit pour Sanctus, (4) » et la lettre de cette Église nous explique qu'une source d'eau vive s'échappait du flanc de Notre-Seigneur, apportant au martyr rafraîchissement et force. On lisait à ce sujet des récits merveilleux. Un martyr racontait qu'un adolescent l'assistait pendant la torture, essuyant d'une étoffe blanche la sueur de son corps sur lequel il répandait une eau fraîche et réparatrice. Cette onction lui procurait un tel bien-être qu'il ne se vit qu'à regret détacher du chevalet (5).
Ces enseignements, ces exemples avaient une portée morale surtout. L'Église, sachant que tout nous vient du
1. Passio S. Montani, § 21.
2. TERTULL., Ad martyres, c. 2.
3. Passio S. Perpetuae, § 15.
4. EUSÈBE, Hist. eccl., V, 1.
5. RUFIN. Hist. eccl., L 36 a cf. THÉODORET, Hist. eccl., III, II. M. Le Blanta a cité d'autres textes sur cette question, V. Les Actes des Martyrs, p. 99, § 38.
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secours divin et de la volonté surnaturelle, n'avait pas négligé cependant cette partie dans la préparation au martyre. Une sorte d'esprit de corps épuré, sanctifié, raidissait les âmes. Les païens eux-mêmes admiraient cette vaillance. On croit en voir quelque chose dans une lettre de Sénèque à Lucilius, alors malade: « Qu'est-ce que cela, lui dit-il, auprès de la flamine, et du chevalet, et des lames ardentes, et des fers appliqués aux blessures à peine cicatrisées pour les renouveler et les creuser plus avant? Parmi ces douleurs, quelqu'un n'a pas gémi, c'est peu ; il n'a pas supplié, c'est peu ; il n'a pas répondu, c'est peu ; il a souri, et souri de bon coeur (1). » Celse rendait hommage à ceux qui, pour leur foi, ont su mourir (2). « Lorsque des mains cruelles torturaient les membres du saint, lorsque le bourreau lui déchirait les chairs, sans pouvoir abattre sa constance, j'ai entendu, racontait un contemporain, parler les assistants. L'un disait : C'est une grande chose et dont je me trouble fort que de voir maîtriser ainsi la douleur (3). » Le traitement fait aux apostats par les païens ne pouvait manquer d'être rappelé. Les railleries qui les poursuivaient n'étaient pas le pire des maux : à Lyon, on avait vu les apostats torturés plus cruellement que les confesseurs. Dès qu'ils eurent convenu des crimes infâmes dont on les accusait, ils tombèrent sous le droit commun et furent torturés, non plus à titre de chrétiens, mais comme s'ils eussent été les plus monstrueux des hommes (4).
1. SÉNÈQUE, Epist. 78.
2. ORIGÈNE, Contr. Cels., I, p. 8.
3. Liber de laude martyrii, § 15.
4. EUSÈBE, Hist. eccl., V, 1.
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La préparation au martyre semble avoir fait l'objet d'un essai de réglementation. Outre les instructions orales dont nous trouvons la trace dans ce que nous savons de la vie de saint Cyprien de Carthage (1), de saint Apollinaire d'Égypte (2), du diacre Habib à Édesse (3), il a dû exister de petits traités destinés à rappeler aux fidèles menacés les commandements et les promesses d'en haut, en même temps qu'ils les pénétraient de quelques maximes brèves et saisissantes propres à ce que l'on devait attendre d'un chrétien en ce moment.
Saint Cyprien dut composer un de ces manuels. On lit, en effet, dans la préface d'une Exhortation au martyre écrite par lui : « Au moment où la persécution et ses angoisses vont nous atteindre, où la fin du monde et la venue de l'antéchrist sont proches, tu as souhaité, mon cher Fortunat, que, pour préparer et affermir les âmes des frères, je choisisse, dans les saintes Écritures, des exhortations qui excitent au combat les soldats de Jésus-Christ. Dans la mesure de ma faiblesse qu'assistera l'Esprit d'en haut, je tirerai des paroles du Seigneur des armes destinées aux fidèles... Pour ne pas fatiguer de longs discours celui qui lira ou écoutera mes paroles, je n'ai fait ici qu'un abrégé. Des divisions, faciles à apprendre et à retenir, comprendront les préceptes divins, et je t'envoie moins un traité de ma main que des matériaux mis en ordre pour ceux-là qui voudraient écrire
1. PONTIUS, Vita et passio S. Cypriani, § 14. Voy. S. AUGUST. Sermo CCCXII, De Sanctis.
2. RUFIN, De vitis Patrum, c. 19.
3. CURETON, Ancient syriae Documents. Voy. LE BLANT, Les Actes des Martyrs p. 233 et suiv.
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eux-mêmes (1)» Il est probable que l'Exhortation au martyre de saint Cyprien et un opuscule d'Origène portant un titre semblable représentent aujourd'hui cette littérature. Cinq autres traités, dont deux de Tertullien, deux de saint Cyprien et celui d'un auteur anonyme, paraissent se rapporter au même genre littéraire qui semble avoir été tout à fait spécial au christianisme naissant.
Un autre élément de préparation au martyre fut la reproduction sensible de plusieurs épisodes fameux racontés dans l'Ancien Testament. La fresque, la pierre, l'ivoire, le verre, les médailles, représentent à l'envi les trois jeunes Hébreux dans la fournaise, Daniel dans le repaire des lions (2). De cette formation morale il faut rapprocher un texte de Tertullien: « Voilà, dit-il, parlant du jeûne, comment on s'endurcit à la prison, à la faim, à la soif, aux privations et aux angoisses, voilà comment le martyr sortira du cachot, tel qu'il y est entré, n'y rencontrant point de douleurs inconnues, mais ses macérations de chaque jour, certain de vaincre dans le combat parce qu'il a tué sa chair et que sur lui les tourments ne trouveront point à mordre. Son épiderme desséché lui sera une cuirasse, les ongles de fer y glisseront comme sur une corne épaisse. Tel sera celui qui, par le jeûne, a vu souvent de près la mort et s'est déchargé de son sang, fardeau pesant et importun pour l'âme impatiente de s'échapper (3). » On a tant parlé des exagérations de Tertullien
1. CYPRIEN, De exhortatione martyrii, Praefatio.
2. LEFORT, Les monuments primitifs de la peinture en Italie; GARUCCI, Storia dell'arte crist. DE ROSSI. Roma sotterranea, et la collection du Bullettino di archeol. cristiana depuis 1863.
3. TERTULL., De jejunio, c. 12.
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qu'il est nécessaire d'illustrer son texte par des faits assurés et de rappeler Alcibiade à Lyon, qui ne se soutenait qu'à l'aide de pain et d'eau (1) ; Procope de Scythopolis, qui espaçait parfois d'une semaine entière les jours où il prenait sa nourriture composée de pain et d'eau (2).
Un dernier et puissant moyen de préparation au martyre était la société des confesseurs. A Lyon, elle suffit à reconquérir de pauvres apostats (3), et nous voyons en Numidie les persécuteurs isoler le groupe des laïques du groupe des clercs, destinés tous deux à la mort, dans l'espoir d'arracher aux laïques, ainsi désemparés, un acte de faiblesse (4). Les frères connaissaient cette source des exhortations. La sentence capitale qui condamnait saint Cyprien faisait allusion à cette influence de l'évêque sur son peuple; les fidèles, en l'entendant, s'écrièrent : « Que l'on nous décapite tous avec notre évêque (5). »
Plus haut que l'exemple, il y avait la promesse des récompenses éternelles.
« Le prix du martyre, comme on l'enseignait, était immense. Salomon et David l'avaient dit au nom du Seigneur, et Jésus-Christ l'avait répété lui-mêmes. Le ciel, qui, selon quelques-uns, devait rester fermé pour tous jusqu'à la consommation des temps, s'ouvrait sur l'heure pour les saintes victimes. Les mains des Anges les portaient
1. EUSÈBE, Hist. eccl., V, 1.
2. RUINART, p. 373 (éd. Paris, 1689).
3. EUSEBE, Hist. eccl., V, 1.
4. Passio SS. Jacohi et Mariani, § 10.
5. Acta S. Cypriani, § 4 et 5.
6. S. CYPRIEN, Ad mart., XII; Testim., III, 17 ; CLEM. ALEX., Strom . IV, 9, etc.
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vers l'Orient, et devant elles s'étendait un jardin resplendissant de fleurs, ombragé de rosiers gigantesques. La chair des bienheureux, devenue immatérielle et diaphane, laissait voir la pureté de leurs coeurs. Une atmosphère de parfums les entourait et leur donnait la vie. A leur entrée, la troupe des Séraphins les accueillait avec des cris d'admiration et de triomphe. Puis, dans un rayonnement immense, au milieu d'une large enceinte aux murailles faites de lumière, leur apparaissait le divin Maître, tel que saint Jean l'avait rêvé. Ses cheveux étaient blancs comme la neige et ses traits étaient ceux d'un jeune homme. Les martyrs le saluaient par un baiser, et, au toucher de sa main, leurs âmes s'emplissaient d'une allégresse inconnue.
« C'était ainsi que, dans leurs visions, les saints entrevoyaient les joies du paradis et ses splendeurs (1). Lus à l'église, comme l'Évangile même, leurs Actes publiaient ces merveilles et fortifiaient les coeurs mal affermis (2). » Toute cette gloire promise était accompagnée d'un suprême triomphe sur les bourreaux. « Notre patience, écrivaient les Pères, nous vient de la certitude d'être vengés (3) ; elle amasse des charbons ardents sur la tête de nos ennemis (4). Quel grand jour que celui où le Très-Haut comptera ses fidèles, enverra les coupables aux enfers et jettera nos persécuteurs dans l'abîme des feux éternels (5) ! Quel spectacle immense! quels seront ma joie,
1. Acta S. Perpetuae, § 11, 12, 13 ; Acta S. Montani, § 11 ; Apocal., c. 1 ; Mém. de la Miss. archéol. au Caire, t. IX, p. 143, 144.
2. LE BLANT, Les Perséc. et les Mart., p. 104.
3. CYPR., Ad Demetr., XVII. Cf. TERTULL., Ad Scapul., 2.
4. TERTUL., De fuga, 12.
5. CYPR., Epist.LVI, ad Thibarit., § 10.
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mon admiration et mon rire ! Que je triompherai à contempler, gémissants dans les ténèbres profondes, avec Jupiter et leurs adorateurs, ces princes, si puissants, si nombreux, que l'on disait reçus au ciel après leur mort ! Quel transport que de voir les magistrats, persécuteurs du saint nom de Jésus, consumés par des flammes plus dévorantes que celles des bûchers allumés pour les chrétiens (1) ! »
Je ne puis omettre le rôle des sacrements. Des actes tenus pour suspects «nous montrent l'évêque Philéas armant par le baptême et l'eucharistie saint Thyrse, qui va combattre pour la foi (2). La justification de ce trait existe dans un passage mystique de la Passio de sainte Perpétue (3), dans les Actes des saints Jacques et Marie (4) et dans ces mots d'une lettre de saint Cyprien : « Puisqu'une nouvelle persécution est proche et que de fréquentes révélations l'annoncent, soyons prêts et armés pour le combat... Ne laissons pas nus et sans défense ceux que nous encourageons à la lutte ; munissons-les par la protection du corps et du sang de Jésus-Christ, rassasiés de la nourriture divine qu'ils trouvent dans l'eucharistie, leur sauvegarde, leur rempart contre l'ennemi (5). »
Ainsi Dieu fortifiait le chrétien par le don d'une grâce surnaturelle qui le soutenait au milieu de ces terribles tortures et lui donnait la couronne du vainqueur.
1. TERT., Despect., § 30 ; S. CYPR., Ad Demetr., i 24. Dans LE BLANT, ouvr. cité, p. 105-106.
2. Acta S. Thyrsi, § 20. (Acta SS., 28 janv.)
3. § 4.
4. § 8.
5. Epist. LIV, Cornelio, fratri §§ 1 et 2. Les citations sont empruntées à Env. LE BLANT, Les Actes des Martyrs, p. 235.
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Les Actes des martyrs et leurs auteurs nous renseignent d'une façon assez complète sur la promulgation de l'édit, promulgation qui était l'objet d'un cérémonial bien circonstancié.
L'édit impérial est du nombre de ces actes dont parle Ulpien, qui devaient être placardés dans les,lieux apparents, et lisiblement écrits en caractères grecs ou latins, suivant le pays (1). Aussi, dans la plupart des cas, les accusés répondent à l'interrogatoire qu'ils avaient connaissance de l'édit (2). Parfois cependant on force les martyrs à en prendre connaissance. A cet effet, on conduit Pionius au Forum, où le texte est affiché (3). Cet affichage se faisait en grande pompe, car le texte, émané de la personne divine des empereurs prenait un caractère religieux (4). On lui prodiguait donc cet appareil superstitieux dont on retrouve l'ordonnance dans la promulgation de certains actes royaux sous l'ancien régime et dont on peut voir de nos jours encore, en Angleterre, le déploiement extraordinaire. Tantôt on le proclamait au son de la
1. ULPIEN, L. 11, § 3. De institutoria actione (Digest., L. XIV, tit. III). Cf. AUSON., Gratiarum actio (éd. Vinet), p. 395 ; Corp. inscr. lat., t. I, na 198, p. 16, lignes 652, 66, etc.
2. Acta S. Maximi, § 1 (RUTNART, éd. 1689, p. 145) et alibi.
3. Passio S. Pionii, § 3.
4. Voyez LE BLANT, Les Actes des Martyrs, p. 263 et p. 75, § 24
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trompette (1), tantôt on le faisait clamer par un héraut dans tous les carrefours (2), tantôt on le lisait au peuple solennellement convoqué au cirque (3) ou dans le temple de la Fortune. Les Actes de saint Terentianus mentionnent cette cérémonie. Le proconsul assemble les notables de la ville et leur lit un ordre impérial, aussitôt retentissent les acclamations :
«Tous s'écrièrent: A l'Auguste, sois toujours vainqueur (4)! Ceci fut répété dix-sept fois de suite.
« Le proconsul Lucianus ajouta : Gloire aux dieux propices (5)! »
La proclamation se passait sans doute d'une manière peu différente de ce qu'elle était au IVe siècle : « Lorsqu'on nous lit les décrets de l'Empereur, il se fait partout un grand silence; chacun prête l'oreille, avide d'entendre. Malheur à qui oserait faire le moindre bruit et troubler une pareille lecture (6). »
Le texte était transcrit sur l'Album exposé au Forum. Il devait exister des expéditions parmi les archives du tribunal, car nous voyons le président en donner communication à l'accusé (7) ou bien encore le faire lire devant le tribunal (8).
1. BASILE, Orat. de S. Gordiano, § 2.
2. Martyrium S. Martyris D. N. J. C. Sancti Apa Anub. de Nassi, dans ZOEGA, Catalogus codicum copticorum, p. 32.
3. THÉODORET, Hist. ecclés., II, 17 ; SYMMACH., Epist., X, 83 ; Passio S. Mariae dans BALUZE, Miscellanea, I, p. 27 ; Acta S. Pontiani. § 1 ; Acta S. Sergii, § 1 (Acta SS., 14 janv., 24 févr.).
4. Mart. Samos., dans ASSEMANI, Act. Mart. orient., t. Il, p. 1.24.
5. Act. S. Terenliani, § 4 (Act. SS., 1er sept.).
6. S. CHRYSOST., Hom. II sur le ch. II de la Genèse, § 2.
7. Acta S. Paphnutii, § 14 (Acta SS., 24 sept.).
8. Passio S. Symphoriani, § 2 ; Passio S. Genesii, § 2.
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Le cardinal Wiseman a introduit dans son livre célèbre, Fabiola, une scène intitulée l'Édit (1). On y voit un jeune chrétien lacérer pendant la nuit l'édit de persécution de Dioclétien. Cet épisode n'est pas imaginaire. Ce ne fut pas de nuit, mais en plein jour, à Nicomédie, devant la foule, qu'un chrétien dont le nom est inconnu mit en lambeaux l'édit récemment affiché (2). Un fait semblable se serait passé vers le même temps, dans la même ville : un fidèle nommé Eulampius, venu acheter des provisions, vit l'édit affiché sur la porte même de la ville et le déchira (3).
Vers l'an 203 se répandit en Afrique un traité écrit par le prêtre Tertullien, de Carthage. Il portait le titre : De la fuite pendant la persécution. Ce pamphlet prenait parti dans une controverse dont l'enjeu était la vie ou l'honneur. Dans aucun autre de ses traités Tertullien n'a dépassé la fougue de paradoxes du traité de De la fuite. La situation précaire des Églises avait engagé leurs chefs à une politique que l'on pourrait nommer « opportuniste » Si le terme était moins décrié ou mieux oublié
1. Fabiola ou l'Église des Catacombes, 2e partie, ch. XIII.
2. EUSEBE, Hist. eccl., VIII, 5 ; LACTANCE, De morte persecut. XIII.
3. Acta SS. Eulampi et Eulampiae 1-3 (Act. SS., 10 octobre). Cette pièce paraît fortement remaniée.
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qu'il ne l'est. Un parti considérable se ralliait à leur manière de voir. Loin d'irriter le pouvoir par une opposition irréductible ou par une offensive continue, ils jugeaient plus sage et plus avantageux de le ménager, de l'apaiser même à l'aide de concessions effectives, toutes les fois que les questions fondamentales n'étaient pas mises en jeu. Courageux et prudents, ils fuyaient la persécution, s'efforçaient de la désarmer ou de l'esquiver; quand l'un et l'autre étaient pour diverses raisons devenus impossibles, ils mouraient. A Alexandrie (1) et en Afrique, les individus qui ne se sentaient pas la force d'affronter le martyre prenaient la fuite. En Afrique, les fidèles usaient encore d'un autre moyen : ils achetaient à prix d'argent le silence des gens de la police. On vit les chefs des Églises employer ce procédé pour éviter la persécution à leur peuple.
Dès que Tertullien connut le fait, il bondit : « La fuite est un rachat gratuit, le rachat à prix d'argent est une fuite, l'une et l'autre est une apostasie... Mieux vaut apostasier pendant la torture, au moins aura-t-on lutté. J'aime mieux vous témoigner la pitié que le dégoût. A la guerre, mieux vaut un tué qu'un fuyard. » Monté à ce diapason, il n'entend plus, c'est une pâmoison de cris, avec des larmes, des ricanements, des outrages. « Le Seigneur a commandé de fuir de ville en ville, bon pour les apôtres, mais pas pour nous. La fuite, l'apostasie, c'est tout un. Payer pour éviter le juge et arguer de ce mot : et Faites-vous des amis de Mammon », c'est un lâche refus de l'immolation, c'est aller de pair avec les misérables agents qui se font acheter, c'est s'égaler aux
1. CLEMEN. ALEX., Stromat., IV, 4.
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voleurs, aux filous, aux souteneurs qu'ils rançonnent. Puis proclamant l'infériorité chrétienne du riche, il répète avec le Seigneur : « Bienheureux les pauvres, car le royaume des cieux leur appartient»; eux du moins ne peuvent se racheter, ils n'ont pour payer que leur sang (1). » Cette dialectique frénétique eut peu d'effet. Ceux qui étaient en cause continuèrent à chercher dans les Livres saints, dans saint Paul, dans les maîtres du Didascalée d'Alexandrie, dans Cyprien, dans l'évêque Pierre d'Alexandrie, la règle de leur conduite (2).
La situation des malheureux exilés volontaires eut ses douleurs. Beaucoup tombaient dans les mains des brigands, on ne les revoyait jamais ; d'autres, enlevés par les Bédouins, par les Sarrasins, disparurent pour toujours. Un de ces fugitifs, Égyptien de naissance, s'enfuit dans la Thébaïde, où il vécut et inaugura la vie des anachorètes. On vivait à la belle étoile, pourchassé, affamé, haletant ; un grand nombre pouvait s'appliquer les paroles célèbres de l'apôtre Paul : « Voyages sans nombre, dangers au passage des fleuves, dangers des voleurs, dangers de la part des Juifs, dangers de la part des gentils, dangers dans les villes, dangers dans le désert, dangers sur mer, dangers de la part des faux frères ; labeurs, fatigues, veilles innombrables, faim, soif, jeûnes, froid, nudité, j'ai tout souffert (3)... errant çà et là, vêtu de peaux
1. TERTULL., De fuga, passim.
2. EUSÈBE, Hist. ecclés., VI, 42. Voy. les lettres de S. CYPRIEN ; Passio S. Agapes, Chioniae, Irenes, § 2 ; S. BASIL., Homil. XIX in Gordium ; Gesta apud Zenophilum ; Passio S. Theadoti Ancyrani, § 5, 6 ; Passio S. Polycarp., § 5, 6 ; Passio S. Quirini, § 2 ; Passio S. Genesii Arelatensis ; Passio S. Philippi Heracl., § 9.
3. II Cor. XI, 26.-27.
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de brebis et de chèvres, pauvre, affligé, maltraité... retiré dans les déserts, sur les montagnes, dans les antres et dans les cavernes de la terre (1). » La situation légale des fugitifs offrait quelques analogies avec celle des émigrés avant le Consulat. Dans certains cas, on ne se bornait pas à confisquer leurs biens, plusieurs fois on les fit poursuivre. Ce fut le cas pour saint Polycarpe, saint Grégoire de Néocésarée, saint Denys d'Alexandrie, saint Quirin, saint Sevère, trois jeunes filles, Agape, Chionia et Irène ; un jour, les policiers atteignent les fugitifs : Dommina et ses deux filles, afin d'échapper aux soldats païens, se jettent dans le fleuve et disparaissent. Je trouve deux circonstances où l'on contraint le fugitif à se rendre par l'emprisonnement des siens : c'est d'abord le cas de saint Arcadius; celui d'Habib d'Édesse, dont on avait emprisonné la mère et les gens du hameau où le saint avait son domicile.
La fuite n'était pas une poussée pêle-mêle comme d'un troupeau. Des évêques contraints à fuir ou exilés par mesure administrative, comme Cyprien, Denys d'Alexandrie, sont en communication presque ininterrompue avec leur Église ; d'autres, acculés, font tête à la meute d'hommes qui voulaient leur vie : tels sont Nestor de Magyda (2) et Philippe d'Héraclée (3). Cependant la discipline dut châtier quelques lâchetés : saint Rogatien de Nantes ne put être, baptisé que dans son sang, le prêtre avait fui (4) ; en Afrique, on signale quelques abandons de leur poste par les clercs (5).
1. Hebr., XI, 37-38.
2. Acta S. Nestorii, § 1 (Act. SS., 26 février).
3. Passio S. Philippi Heracl., § 2.
4. Passio SS. Rogatiani et Dottatiani, § 2.
5. S. AUGUST., Epist. XXVIII, ad presbyteros et diaconos, § 3.
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Une règle semble avoir été portée, au moins en ce qui concerne les clercs. M. Le Blant croit, avec raison, la retrouver dans une lettre de saint Augustin. La voici : « Fuir est permis, écrit-il, quand leur ministère n'est pas indispensable au salut des fidèles. Ils font légitimement alors ce que prescrit ou permet le Christ, car leur retraite même importe à ceux qu'au retour de la paix leur trépas laisserait sans pasteurs. Parfois, devant le péril, un combat généreux s'élevait entre les membres du clergé, tous également prêts à demeurer dans leur poste d'honneur. Que le sort décide alors entre eux, nous dit le grand évêque, car Dieu jugera mieux que les hommes, soit qu'il daigne appeler les meilleurs à la récompense du martyre et épargner les timides, soit qu'il veuille donner à ces derniers la force d'affronter les souffrances et retirer de ce monde ceux dont la vie importe le moins au bien de l'Église (1). »
L'Église eut encore à intervenir dans l'excès opposé à la fuite inspirée parla pusillanimité. Il n'est pas douteux que de très bonne heure elle régla ce point de discipline en repoussant le sacrifice de ceux qui, dans leur ardeur
1. S. AUGUST., lettre citée, § 12. Voy. Le BLANT, Les Perséc. et les Mart., p. 157.
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intempestive, provoquaient le martyre en proclamant leur croyance sans avoir été mis dans l'obligation de le faire.
Saint Grégoire de Nazianze résume dans une phrase cette discipline : « C'est témérité que de s'offrir, c'est lâcheté que de se refuser (1). » Les faits connus de tous alors prouvaient l'inopportunité ou le péril de cette conduite. On se transmettait avec horreur le nom de ces téméraires qu'une chute lamentable avait précipités des hauteurs du martyre dans l'abîme de l'apostasie.
A Smyrne, au temps de saint Polycarpe, un chrétien nommé Quintus réunit quelques fidèles; tous ensemble ils allèrent se déclarer chrétiens, tous moururent, à l'exception de Quintus, qui sacrifia (2). Ces tristesses étaient fréquentes, mais nous n'avons pas les éléments indispensables à une évaluation quelconque. Les documents nous apprennent que beaucoup de fidèles, bravant l'enseignement de l'Église, emportés par leur zèle, se livrèrent aux persécuteurs et persévérèrent dans leur confession. Néanmoins une sorte de défaveur planait sur leur souvenir. A côté de ces « enfants perdus » du martyre, se dressait ce que j'appellerai volontiers le type officiel : Polycarpe de Smyrne, Cyprien de Carthage. De Polycarpe on disait qu'il était martyr « selon l'ordre du Christ (3) », se dérobant d'abord devant le péril, puis, le moment venu, marchant à la mort sans faiblesse.
La discipline va, dans cette question du zèle téméraire,
1. Orat. XLII in laudem Basilii magni, § 5 et 6.
2. Ecclesiae Smyrnensis epistola de martyrio S. Polycarpi, § 4 ; voy. LEBLANT, Les Persécut. et les Mart., 128.
3. Ibid. § 19.
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jusqu'au règlement de détail : un canon de saint Pierre d'Alexandrie déclare que, pour le cas où la fuite d'un chrétien compromettrait l'existence d'autres fidèles, il ne doit pas néanmoins se livrer. Cette législation semble avoir été mal observée ; saint Pierre d'Alexandrie lui-même paraît n'en avoir pas tenu compte (1). A Edesse, saint Habib, ayant connu l'arrestation de sa mère et de tous les habitants du hameau qu'il habitait, vint se livrer. Le vétéran à qui il s'adressa lui dit : « Vous a-t-on vu entrer chez moi ? Personne. Eh bien, tâchez de fuir de même. Votre mère et vos concitoyens sont pris en otages, mais vous savez bien qu'on ne peut rien leur faire, car l'édit des empereurs ne les atteint pas, mais vous seul (2). »
A la passion du martyre,que les évêques étaient obligés de modérer (3), s'ajoutaient certaines hardiesses qui conduisaient à la mort, comme il arriva à une jeune enfant, en Afrique, nommée Salsa. Ses parents l'avaient contrainte à assister à un sacrifice et au repas sacrilège qui le suivait. Quand elle vit tout le monde faire la sieste, la petite fille se leva sans bruit, entra dans le temple et tira à elle le gros dieu un serpent doré dont la tête lui resta entre les mains. Elle alla la jeter dans la mer qui battait le pied de la colline, puis, enhardie, joyeuse, se sentant très forte, elle revint au temple, emporta le dieu entier, courut à la falaise et le poussa dans la mer; le bruit que fit la bête de bronze en rebondissant sur les rochers
1. Voy. Acta dans Patrol. graec. XVIII, p. 460, 462, et Canon XIII.
2. CURETON, Ancient syriae Documents.
3. COMMODIEN, Instr. II, c. 21, éd. Dombart. Sur l'épiscopat de Commodien, voyez G. BOISSIER dans les Mélanges Renier.
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réveilla les païens ; on assomma la jeune fille sur place et on jeta son corps à la mer (1).
Un fait analogue est prévu et condamné par le canon 60e du concile d'lllibéris en Bétique (305) : si quelqu'un brise les idoles et est tué pour ce fait, il ne sera pas inscrit au nombre des martyrs ; car nous ne voyons pas dans l'Évangile que les Apôtres aient rien fait de semblable (2).
Vers le même temps, Lactance blâme ce chrétien qui déchira l'édit impérial, à Nicomédie (3). Plus anciennement, Origène fonde sur l'exégèse assez inattendue du texte de l'Exode : « Tu n'outrageras pas les dieux », une solution identique (4).
Je ne rencontre qu'une seule circonstance où l'Église concède aux fidèles le droit de se présenter d'eux-mêmes au martyre, c'est en ce qui concerne les apostats venus à résipiscence : « Puisqu'ils nous montrent tant de hâte à être réconciliés, dit saint Cyprien à son clergé, il est en leur pouvoir d'obtenir ce qu'ils souhaitent. Le temps où nous vivons est fait pour les combler ; la lutte dure encore et chaque jour voit de nouveaux combats. Si le repentir et la foi les dominent, ceux qui ne veulent pas attendre peuvent, dès à présent, remporter la couronne (5). »
Je ne saurais omettre de parler d'un motif qui donna occasion à quelques martyres. Un document hagiographique,
1. DUCHESNE, Sainte Salsa, vierge et martyre, lecture faite le 2 avril 1890 à la séance trimestrielle des cinq Académies.
2. Conc. Illiber., can. LX.
3. De mortib. persec., c. XIII.
4. Contr. Cels., 1. VIII.
5. Epist. XIII, ad Clerum.
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dont plusieurs parties sont remplies d'un charme exquis, nous fait voir un jeune marié soumis à la torture pour son refus de sacrifier. Le magistrat fait amener la femme de Timothée, qui le conjure d'obéir au nom de leur mutuel amour. Toute sa prière repose sur un long quiproquo : « Peut-être as-tu des dettes, dit-elle à son mari, c'est un créancier qui te pourchasse, et tu veux mourir ici de désespoir. Ecoute, rentrons à la maison, nous vendrons nos habits, et tu pourras payer. Ou bien est-ce à cause des impôts que tu as été arrêté par les licteurs parce que tu es insolvable ? Regarde, j'avais mis sur moi toute ma corbeille de noces, habits, bijoux ; prends tout, et nous payerons la taxe à l'empereur (1). »
Il n'est pas sans exemple de voir un débiteur insolvable profiter de la persécution pour fuir en héros une vie odieuse ; un juge dit à un chrétien : « Je sais que tu n'as pas payé les impôts et que tu cherches la mort pour échapper aux poursuites (2).»
On peut distinguer deux formes dans l'apostasie : celle qui se produisait dans l'excès de souffrances de la torture et pour laquelle Tertullien lui-même se sentait incliné à quelque indulgence, et l'apostasie consentie avant l'exécution des menaces de l'ennemi. L'édit de Dèce succédant à une longue paix fut celui qui provoqua le plus grand nombre d'apostasies. Quand parut l'édit de l'empereur, l'épouvante, raconte Denys d'Alexandrie, fut extrême. Beaucoup de ceux qui occupaient à Alexandrie
1. Acta SS. Timothaei et Maurae (Act. SS., 3 mai).
2. Passio S. Theodoriti presbyteri, § 3.
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le premier rang accoururent frappés de terreur. Les hommes revêtus d'emplois publics vinrent où les appelaient les devoirs de leur charge. D'autres, amenés par leurs familiers, par leurs proches, et personnellement cités, s'approchèrent des autels maudits. Quelques-uns, pâles, tremblants. semblaient être plutôt des victimes que des gens venus pour sacrifier. La foule raillait ces malheureux qui ne savaient trouver ni la résolution de se soumettre, ni le courage de mourir. Il en était qui couraient aux idoles, jurant avec audace que jamais ils n'avaient été chrétiens. Il en était qui s'enfuyaient et parmi lesquels quelques-uns étaient repris. Plusieurs de ces derniers supportaient pendant quelques jours les misères de l'emprisonnement, puis abjuraient avant même d'être conduits devant le juge. On en voyait qui, courageux d'abord au milieu des tortures, fléchissaient sous la menace de nouveaux supplices (1).
Les malheureux tombés dans l'apostasie épiloguaient sur leur cas. Le Christ avait dit : « Celui qui me reniera devant les hommes, je le renierai devant Dieu » ; les apostats disaient : «Nier qu'on soit chrétien n'est pas renier le Christ (2). » D'autres niaient la faute à cause du défaut d'intention ; en invoquant Jupiter, ils tournaient, disaient-ils, leur esprit vers le Dieu véritable (3), ou bien en adorant le soleil, ils adressaient leur prière à Dieu, « Soleil de l'éternelle justice (4) ». Toutes ces escobarderies ne trompaient personne, mais les païens se contentaient
1. EUSÈBE, Hist. eccl., VI, 41
2. TERT, Scorpiac., § 9.
3. ORiGÈNE, Exhort. ad mart., § 46 ; Contr. Cels. I.
4. ELISÉE VARTABED, Soulèvement national de l'Arménie chrétienne au Ve siècle, p. 57.
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de l'accomplissement matériel des rites : Consens des lèvres, conserve, si tu veux, ta croyance. Sacrifie comme l'a fait Moïse ; sacrifie à qui tu voudras, à ton Dieu même, au Dieu unique, si tu n'en veux reconnaître qu'un seul (1). » Le sacrifice fut parfois omis. On disait à saint Platon : a Renie seulement le Christ, ou laisse croire à la foule que tu l'as fait par écrit (2). » Ou encore on insinuait à l'accusé que la violence l'excusait de toute faute : « Quel mal y a-t-il à sacrifier pour sauver ta vie, à saluer du nom de Seigneur l'empereur qui est notre maître (3) ? » « Mille moyens, dit M. Le Blant, étaient cherchés pour échapper à la pression des païens. On achetait à prix d'argent la faveur de n'être pas inquiété ; au lieu de cette renonciation écrite qu'à l'heure du jugement dernier des anges accusateurs produiraient devant le tribunal de Dieu, on obtenait de ne remettre au magistrat que quelques lignes insignifiantes ; pour se soustraire, au moins de sa personne, à la douleur de renier le Christ, on faisait sacrifier à sa place ou un païen ou quelque esclave, parfois chrétien lui-même et désespéré d'obéir ; ainsi que l'avait fait David menacé par Saül en fureur, on feignait d'être frappé d'une attaque d'épilepsie (4). »
Il n'y avait pas lieu de décerner contre chaque chrétien un mandat d'amener, puisque, selon la teneur de l'édit,
1. S. BASILE, Homil. in Gordianum martyrem, § 7. Act. S. Tarachi, § 5; Act. S. Phileae, §1; Act. S. Marciani,§ 1, etc. Voy. LE BLANT, Les Perséc. et les Martyrs, p. 145.
2. Passio Platonis, § 11.
3. Martyr. Polycarpi, § 8.
4. LE BLANT, Les Perséc. et les Mart., p. 146.
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il était de prise de corps du moment qu'il se trouvait visé par le texte. Les actes nous montrent plusieurs cas d'arrestation. Le plus ordinairement c'est un piquet de gens de police qui fait la besogne. Le magistrat envoie un strator arrêter sainte Thècle ; une escouade va arrêter saint Polycarpe; le proconsul d'Afrique fait amener saint Cyprien par des stratores. Au IVe siècle, sous Dioclétien, quatre protectores sont chargés de saisir un chrétien.
Il faut ajouter à cela les arrestations tumultuaires. A Lyon, pendant la comparution des martyrs, un jeune chrétien, connu de tous, Vettius Epagathus, qui assistait à l'interrogatoire, fut saisi d'indignation à la vue des tortures qu'on infligeait aux inculpés ; il s'avança au pied du tribunal et dit : « Je demande qu'on me permette de plaider la cause de mes frères ; je montrerai clairement que nous ne sommes ni athées, ni impies. » Il se fit alors une grande rumeur. Le légat dit : « Es-tu chrétien ?
Oui. » Il fut mis sur-le-champ au nombre des martyrs (1).
Au moment où les magistrats de Cirta, en Numidie, renvoyaient Jacques et Marien au gouverneur, l'un des frères qui entouraient les martyrs attira les regards des gentils, car, par la grâce du martyre prochain, le Christ rayonnait sur son visage. « Es-tu aussi, lui cria-t-on, es-tu du nom et du culte chrétien ? » Il confessa sur l'heure et il fut réuni aux martyrs.
1. EUSÈBE, Hist. eccl., V, L
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Les prévenus pouvaient subir deux sortes de détention. L'une d'elles était la « garde libre », custodia libera ou privata.
« En ce monde, dit saint Augustin, suivant ce qu'a lait le prévenu, la condition varie ; les uns sont placés sous la garde peu rigoureuse des licteurs ; d'autres sont confiés aux optiones. D'autres enfin sont mis en prison, et, là encore, les grands coupables sont seuls jetés dans les cachots les plus profonds (1). »
Le régime de la custodia libera comportait une demi-liberté et il pouvait se prolonger longtemps, Saint Paul attendit pendant près de deux ans sa comparution devant Néron. Il vivait pendant ce temps-là sous la custodia militaris (2), c'est-à-dire sous la garde d'un frumentaire prétorien ; le geôlier et le prisonnier habitaient un logement particulier loué par l'Apôtre. Tout le monde pouvait le visiter librement (3). Quand Paul sortait, il était attaché à son gardien par une chaîne (4).
La remise de prisonniers à la garde de citoyens était un usage ordinaire (5). C'était la custodia libera ou privata. Les chrétiens en eurent le bénéfice, comme le montrent divers actes, entre autres ceux de sainte Thècle et de
1. S. AUGUST., In Johannem, c. xt, tract. XLIX, § 9.
2. Digeste, XLVIII, VIII,1, 12, 14 ; FL. JOSÈPHE, Antiq. Jud., XVIII, 6; SÉNÉQUE, Epist., 5 ; De tranquill. animi, 10.
3. Act. Apost., XXVII, 30, 31.
4. Philipp., I, 7, 13, 14, 17, 30 ; Coloss., IV, 3, 4, 18 ; Ephés., III, 7 ; VI, 19-20 ; Act. Apost., XXVIII, 20.
5. SALL., Catil., XLVII, Suet., Vitell., II; Sm. APOLL., Epist.1, 7.
LXXXI
saint Cyprien (1). En cas d'évasion, le gardien avait tout à craindre. Nous voyons les gens de police, mentionnés dans l'évasion de saint Pierre, mis à mort (2) ; le gardien de Paul et Silas, les croyant en fuite, est au moment de se frapper de son épée (3).
Enfin les textes juridiques confirment ces épisodes historiques (4).
La custodia publica était l'incarcération effective (5). Elle s'ouvrait par l'inscription de l'accusé sur le registre d'écrou. Dans les derniers temps de la république, ils étaient fort soigneusement tenus. On notait avec exactitude les dates d'incarcération, de décès, d'élargissement ou d'exécution (6). Quelques témoignages, espacés sur un long espace de siècles, montrent que cette administration n'a dû subir que peu de changements. Eusèbe mentionne un gardien qui s'enquiert du nom du chrétien qu'on vient de lui amener (7). En 380, une constitution impériale prescrivit l'inspection mensuelle des registres d'écrou par le commentariensis, chargé de faire connaître le nom,
1. Acta S. Theclae dans GRARE, Spicil. SS. Patrum, t. I. (Sans préjuger quoi que ce soit du personnage de Tryphena. Voy. RAMSAY, qui utilise les recherches de MOMMSEN, The Church in the roman Empire before 170.) Voy. encore Act. S. Juliani, § 56 (Act. .SS., 9 janv.).Act. S. Stephani, § 6, 7 (Act. SS., 2 août).
2. Act. Apost., XII, 19.
3. Act.Apost., XVI, 27. Voy. aussi ch. XXXVII, 92.
4. L. 12 (Digeste, XLVIII, m.) PAUL, Sententiae, L V, c. XXXI, § 1.
5. CALLISTRATE, ULPIEN, I, IX, V ; Ex quib. caus. (Digest., IV, VI) ; Collat. leg. Mos., IX, II, etc.
6. CICÉRON, Verr., Il, v, 57.
7. EUSÈBE, De resurr. et ascens. lib. II.
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l'âge des prisonniers et la date de leur incarcération (4).
L'incarcération n'était pas incompatible avec l'emprisonnement sur parole. Un martyr nommé Basilisque demande quatre jours de liberté conditionnelle à ses gardiens afin d'aller visiter ses parents. Le geôlier refuse, car on attend le gouverneur, et Basilisque est inscrit sur le registre d'écrou. A force d'instances, Basilisque obtient sa demande et part sous escorte. Le gouverneur arrive le lendemain, prend place au tribunal et se renseigne sur les détenus. On nomme Basilisque, qui est absent; les gens du greffe (scrinarii) cependant lisent son nom sur le registre. Le porte-clefs, qui ne peut le représenter, est garrotté, amené devant le gouverneur, qui le déclare responsable sur sa tête si le chrétien ne reparaît pas (2).
Dans l'empire, le régime des prisons était atroce. Ces lieux privés d'air et de lumière ont été témoins d'indicibles douleurs. L'infection dépassait toute mesure. C'était quelquefois la plus redoutable épreuve dans la voie du martyre. Sainte Perpétue, cette vaillante femme, se sentit un frisson d'horreur à l'instant où la porte du cachot se referma sur elle. « Jamais, raconta-t-elle ensuite, elle n'avait imaginé semblables ténèbres (3).» Un autre saint africain ajoute : « Mais cela ne nous fit pas peur (4) ». On ne trouve que de rares mentions de la mise au secret (5); les
1. C. 6, De Custodia reorum (Cod. Theod., IX, III).
2. Vita S. Basilisci, § 2, 3, 4 (Act. SS., 3 mars).
3. Passio SS. Perpetuae et Felicitatis, § 3.
4. Passio S. Montani. § 4.
5. Passio Tarachi.
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frères étaient ordinairement poussés dans des locaux où s'entassaient pêle-mêle morts et vivants. A Lyon, plusieurs confesseurs, le vieil évêque Pothiri entre autres, moururent en prison; on ne se pressait pas d'enlever les cadavres. Après l'audience, on apportait ceux à qui l'épuisement amené par la torture ne laissait plus la force de se traîner, on les jetait sur le sol, et la fièvre, la purulence des plaies, achevaient de vicier un peu plus l'atmosphère.
Lors des grandes razzias, on manquait de place ; alors les confesseurs étaient empilés véritablement « comme une nuée de sauterelles », dit un vieil auteur (1). Dans certains réduits on descendait l'accusé par une échelle qu'on retirait ensuite. Partout les deux sexes étaient réunis (2).
La prison était une longue torture, même elle avait ses raffinements. Certaines souffrances attachées à la durée d'un état ne pouvaient être subies devant le tribunal, par exemple: les ceps, consistant en une longue pièce de fer munie de créneaux dans lesquels une barre mobile venait enserrer les pieds des captifs (3). Ou bien on parsemait de tessons aigus le sol sur lequel couchait le chrétien enchaîné (4).
Mais c'étaient là des aggravations ; le régime ordinaire semble avoir eu comme principe l'alimentation insuffisante pour les prisonniers. On espérait venir à bout, par l'exaspération de la faim et de la soif, des volontés que la torture n'entamait pas (5).
1. VICTOR DE VIT., Hist. persec. vandalic., lib. II, c. x.
2. HUMBERT. art. Cancer, dans le Dictionn. des Antiquités, p. 919,
3. Act. SS. Scillitan., § 2 ; EUSÈBE, Hist. eccl., V, 1.
4. Act. S. Vincentii ; S. DAMASUS, Carmen XVII, de S. Eutychio.
5. Acta S. Montani.
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Plusieurs moururent de cette privation. Un détenu écrivait: Fortunio, Victorinus, Victor, Herennius, Credula, Herena, Donatus, Firmus, Venustus, Julia, Martial, Ariston, « sont morts en prison. Nous les suivrons bientôt, car depuis huit jours nous venons d'être remis au cachot. Auparavant, on nous donnait tous les cinq jours un peu de pain et de l'eau à volonté (1) ».
A prix d'or, les diacres, les fidèles, pouvaient parvenir jusqu'aux prisonniers Parfois cependant, pour empêcher ces visites que la vénalité des geôliers rendait faciles, le gouverneur scellait de son cachet les portes des prisons (2). Mais le plus souvent on parvenait jusqu'aux confesseurs moyennant une somme donnée aux gardiens. Une sainte émulation poussait les fidèles à cette oeuvre de charité. On apportait des vivres, quelques friandises, mais surtout on apportait l'aliment inépuisable, le corps du Christ. Parfois un prêtre, accompagné du diacre, s'aventurait jusqu'à célébrer le saint sacrifice dans la prison (3). Saint Cyprien témoigna une sollicitude particulière à l'égard des prisonniers. Il recommandait aux visiteurs de ne pas venir en foule, afin de ne pas éveiller l'attention (4), et il s'ingéniait à soulager les confesseurs à l'aide de la caisse ecclésiastique, dont l'un des objets essentiels était l'assistance des captifs (5).
Les gardiens poussaient quelquefois à ces visites. Saint
1. CYPRIEN, Epist. XII, § 2, Celerino ; EUSÈBE, Hist. eccl., VIII, 8.
2. Passio S. Philippi, § 3 ; Acta S. Theogenis, § 7 , Potiti. § 15; Faustini et Jovitae, § 15; Secundi, § 14, etc. (Act. SS.. 3 et 13 janv., 15 févr., 25 mars).
3. CYPRIEN, Epist., Iv.
4. Ibid.
5. Ibid. et TERTULL., Apolog., 39.
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Pionius refusa les aliments qu'on lui apportait : « Je n'ai jamais été à charge à personne, disait-il, il est bien tard pour commencer ! » Mais les geôliers, vexés de se voir frustrés des bénéfices prélevés habituellement sur les visiteurs des chrétiens, mirent au cachot Pionius et ses compagnons (1).
Ce cachot souterrain, où nous voyons enfermer un évêque de Tibiuca, en Afrique (2), pouvait être aggravé par d'autres sévérités. Plusieurs textes autorisent à penser que parfois on ajoutait des poids accablants aux fers dont étaient chargés les martyrs (3).
L'instruction se prolongeait très longtemps. Si le magistrat en référait à l'empereur, comme nous le voyons en Bithynie (112) et à Lyon (177), le délai dépendait de l'éloignement de la province. Dans une pièce célèbre concernant saint Éphrem, d'Édesse, nous voyons le détail d'un procès criminel romain à une époque très voisine des persécutions. L'accusé est mis en prison. Après 42 jours il comparaît, mais la cause est remise; il attend 70 jours, seconde comparution et remise de la cause ; enfin après 38 autres jours dernière comparution et mise en liberté. La détention provisoire avait duré cinq mois (4).
Dans le cas où l'accusé avait été mis en arrestation par les magistrats municipaux, des rescrits impériaux
1. Passio S. Pionii, § II.
2. Acta S Felicis Tibiucensis : in ima parte carceris.
3. Voy. LE BLANT, Les Actes des Martyrs, p. 185.
4. EPHREM, Opp. graec., t. III, p. 42 et suiv. Voy. LE BLANT, ouvr. cité, p. 13, note 2, sur une instruction préliminaire.
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réglaient la procédure à suivre : « Lorsque les irénarques auront arrêté des brigands, ils les interrogeront sur leurs complices et leurs receleurs; ils enverront ensuite l'interrogatoire au juge par lettre close et scellée. Les accusés qui seront transmis avec un elogium devront être entendus ex integro, bien qu'il y ait eu lettre de renvoi et même s'ils ont été conduits par l'irénarque. Ainsi ont répondu le divin Pius et d'autres princes, afin que ceux-là mêmes qui ont été recherchés par ordre ne soient pas, à l'avance, tenus pour condamnés, et que leur procès s'instruise à fond (1). »
Nous voyons que plusieurs martyrs sont renvoyés à une juridiction différente ou bien que le juge se dessaisit de la poursuite (2).
Il arrivait encore que le juge se fît suivre, pendant ses tournées d'assises, de plusieurs accusés à l'abjuration desquels il mettait une passion particulière. Les saints Tarachus, Probus et Andronicus furent traînés par le gouverneur de Cilicie, de Tarse à Siscia, de Siscia à Anazarbe, interrogés et torturés dans chaque ville et enfin mis à mort. D'autres martyrs supportèrent un pareil traitement (3).
Plusieurs textes nous apprennent que la convocation du peuple à l'audience se faisait par la voix du crieur public,
1. L. 6, De custod et exhib. reorum (Digest., XLVIII, 3).
2. Acta S. Acacii, dans RUINART. Martyr. S. Myronis, § 7 ; Acta S. Paphnutii, § 23 (Act. SS., 24 sept.) ; Acta S. Clementis Ancyrani, § 42 (Act. SS., 22 janvier).
3 Acta SS. Tarachi, Probi et Andronici, § 1, 4 et 7. Voy. Acta S. Tatiani Dulae, § 13 (Acta SS., 15 juin) ; Acta S. Naboris, § 8 (12 juill.) ; Acta S. Maximi, §§ 2, 8 (15 sept.); Acta S. Januarii, § 6 (19 sept.); Acta SS. Sergii et Bacchi, § 20, 23, 25 (7 oct.); Acta S. Caesarii, § 4 (1er nov ). Le BLANT, Les Actes des Martyrs, pp. 50, 109.
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praeco, ou au son de la trompette (1). « Tous les citoyens étaient contraints de venir assister au jugement », dit le document sur Éphrem, que j'ai cité (2). Les actes de saint Cyprien, dont tous les détails sont assurés, relatent aussi le fait d'une convocation (3).
L'audience comportait une grande solennité. Le juge et les assesseurs occupaient des sièges élevés. A l'entour se trouvaient les officiales. «Regarde, écrit saint Cyprien, décrivant le tribunal, les lois des douze tables s'y voient gravées, mais le droit est violé en leur présence ; l'innocence succombe en ce lieu même où elle devrait trouver protection ; les adversaires y font rage, la guerre est enflammée parmi ces citoyens en toge, et le forum retentit de leurs grandes clameurs. Voici la lance et l'épée, le bourreau prêt à donner la torture, les ongles de fer, le chevalet, le feu, pour brûler, disloquer, déchirer : plus d'instruments de supplice, en un mot, que le corps humain n'a de membres (4). »
Quand les accusés étaient chrétiens, nous voyons, dès le temps de Pline, les instruments de sacrifice, le vin, l'encens, les images des dieux et de l'empereur parmi les objets mis en évidence dans le prétoire (5).
Le lieu varie : nous voyons des procès dans le cirque, dans le théâtre, dans le stade, au bord de la mer. Cela
1 SENÈQUE, De Ira, I, XVI ; TACITE, Anal., II, XXXII.
2. EPHREM, Opp., éd. Quirini, t. III, p. XXIX.
3. Acta S. Cypriani.
4. CYPRIEN, Epist., I, ad Donatum.
6. PLINE. Epist., s, 97.
LXXXVIII
varie suivant la coutume des villes et peut-être aussi suivant quelques circonstances minuscules dont nous ne savons rien (1).
Il ne faut pas se représenter les audiences d'après ce que nous pouvons voir aujourd'hui. Il y régnait une liberté assez voisine du désordre. Le premier venu pouvait interpeller l'accusé, le railler; les appariteurs se livraient à ces facéties d'un goût douteux qui ont fait dans tous les temps la joie des gens de bureau (2). Parfois ce sont des cris au magistrat, de qui l'on réclame des peines plus sévères, ou bien des objurgations aux martyrs dont on voudrait sauver la vie (3). Des soldats, des appariteurs, des avocats, le peuple, crient, raillent, clament sans réserve, sans pudeur. Plusieurs fois le magistrat est débordé par la foule, et, dans ces circonstances, le type poltron de Pilate reparaît trop souvent dans les représentants de la force romaine (4).
L'accusé, qui était le point de mire de tous, devait monter sur une petite estrade posée en face du siège du président. C'était la catasta, élevée de plusieurs degrés au-dessus du sol ; l'accusé répondait de cette place à l'interrogatoire et c'est là qu'il subissait la question (5).
L'audience s'ouvrait de grand matin, au lever du
1. LE BLANT, ouvr. cité, p. 60.
2. EPHREM, Opp., éd. Quirini, t. III, p. XXVII, XXIX. Voy. Passio S. Pionii, § 6, 17, 18.
3. Voy. les Acta S. Theclae et, pour tous ces différents cas, LE BLANT, Les Actes des Martyrs, § 28 et les notes.
4. LE BLANT, Les Perséc. et les Martyrs, p. 181.
5. Passio S. Perpetuae, § 6 ; Passio SS. Jacobi et Mariani, § 6 ; Acta S. Philae, § 1 ; Acta MM. Scillit., § 1.
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soleil (1); cependant on trouve des séances de nuit ; mais, d'après l'ensemble des documents, elles paraissent fort rares (2) .
Les assesseurs formaient le conseil naturel du juge, nous le voyons souvent en fonctions. Festus délibère sur l'appel à César formulé par saint Paul (3). D'autres textes, en grand nombre, montrent le président ne prononçant sa sentence qu'après un long délibéré (4).
Des actes curieux montrent un juge se réjouissant avec son assesseur de l'apostasie d'un martyr, apostasie préjugée et qui n'existait que dans leur imagination (5).
Au-dessous des assesseurs venait un nombreux personnel d'hommes de bureau et d'agents qui entouraient le gouverneur; c'était ce qu'on nommait l'officium (6). Ce groupe de fonctionnaires ne suivait pas le proconsul dans ses mutations, il était attaché au pays (7). Les principales fonctions consistaient « à informer le nouveau magistrat de l'état des affaires pendantes, lui faire connaître les actes de ses prédécesseurs, et le rappeler, au besoin, à l'exécution de la loi (8) ».
1. JUVENAL, XIII, 188 ; JEAN XVIII, 28 ; PHILOSTR., Vita Apoll., VIII, I , Acta S. Cypriani, § 6; Acta S. Felicis, § ; Passio S. Bonifacii, § II ; et plusieurs autres textes dans LE BLANT, ouvr. cité, p. 59.
2. Acta S. Felicis, § 4; Acta S. Irenaei, § 4, dans RUINART, p. 356, 402.
3. Acta Apostol., XXV, 12.
4. Passio S. Mariae, § 6, dans BALUZE, 1, 2; Passio S. Pionii, § 20 Passio S. Philippi Heracl., § II. Voy. LE BLANT, ouvr. cité, p. 54, § 12.
5. Acta SS. Marciani et Nicandri, § 2.
6. LE BLANT, Les Actes des Martyrs, p. 61
7. PAUL, Sentent., u, I, 5.
8. Le BLANT, ouvr. cité, p. 124.
XC
Cette pièce capitale était représentée par l'inscriptio, dont le jurisconsulte Paul nous a laissé la formule (1).
A cette pièce répond l'abolitio, par laquelle l'inculpé était renvoyé pour une raison prévue, le décès de l'accusateur, une nullité de forme dans le libelle d'accusation.
« Les poursuites contre les chrétiens étaient conduites par des règles spéciales, qu'il est plus facile aujourd'hui d'entrevoir que de préciser. Au contraire des autres accusés, dont le crime, s'il était constant et avoué, ne pouvait disparaître en un instant par le fait de leur seule déclaration, le chrétien mettait à néant, s'il le voulait, la cause de la poursuite. Faire acte public d'idolâtrie, c'était en arrêter l'effet, et le juge avait, sans nul doute, le droit et le pouvoir de renvoyer absous le prévenu qui, en sacrifiant, obéissait aux ordres impériaux (2).
Nous possédons plusieurs interrogatoires des martyrs. Le plus ancien se rencontre dans la lettre des Eglises de Vienne et Lyon en 177 ; nous retrouvons le même questionnaire en Asie, à la veille de la paix de l'Église, en 312 (3). Un troisième document, de l'an 320, se rapporte à l'affaire des traditeurs (4). Divers autres textes permettent de contrôler la rigidité typique du formulaire.
1. L. 3. De accusationibus et inscriptionibus (Digest., XLVIII, II).
2. LE BLANT, ouvr. cité, p. 56, 57.
3. CHRYSOST., Homil. in S. Lucianum, § 3.
4. OPTAT DE MILÈVE (éd. E. Dupin), Gestu apud Zenophilum. p. 261
XCI
L'interrogatoire débute par la constatation d'identité, même si l'inculpé est connu du juge (1). Ces formalités diffèrent à peine de celles en usage de nos jours.
« Amenez Acace », dit le magistrat.
« Il est présent », répond l'officium.
« Comment te nommes-tu ? » demande le juge. Autre cause :
« Quand Proculus eut pris place sur son tribunal, il dit : Appelez la vierge Théodora. »
« L'officium dit : Théodora est présente. »
« Le juge dit : Quelle est ta condition ? »
Théodora répondit : Je suis chrétienne. »
« Le juge dit : Es-tu libre ou esclave ? »
« Théodora répondit : Je te l'ai déjà dit, je suis chrétienne ; la venue du Christ m'a faite libre, car, en ce monde, je suis née de parents ingénus.»
« Appelez le curator civitatis », dit le juge.
Les réponses des fidèles, qui s'inspiraient le plus souvent de sentiments et de notions inconnus des païens, amenaient quelquefois d'indéchiffrables énigmes. On entend un juge s'écrier : « Frappez-le sur la bouche, cela lui apprendra à répondre une chose pour une autre (2). »
« Les mots, si souvent répétés dans les interrogatoires : « Garde ta vie, sauve-toi de la mort ! » semblaient aux fidèles un avertissement divin donné par la bouche même de l'ennemi. » « Je sauve ma vie, répliquaient-ils au juge, et je me garde de la mort. » « Je ne souhaite
1. Passio S. Pionii, § 4 ; § 9 ; Acta Zenonis, § 5 (Act. SS., 3 juin) ; Trophimi, § 2 (19 sept.) ; Acatii, § 4 (8 mai) ; S. Ceciliae (ed. Bosio, p. 23).
2. Acta SS. Didymi et Theodora, § 1.
XCIII
rien autre chose, répondit l'un d'eux, que mon salut », et le gouverneur crut que le saint parlait de la vie de ce monde. « Cet homme, pensait-il, va sacrifier. » Il s'en réjouissait avec son assesseur, quand le martyr se mit à prier à voix haute, suppliant le Seigneur de le garder de toute chute et des tentations d'ici-bas. « Comment ! s'écria le païen surpris, tu viens de dire que tu voulais vivre, et voici maintenant que tu veux mourir! » Le fidèle répliqua : «Je veux vivre, mais dans l'éternité, et non point en ce siècle périssable (1). »
La préoccupation des martyrs tournée tout entière vers les choses du ciel explique comment ils se livraient à ces réponses inattendues des païens qui troublaient l'instruction et n'éclairaient pas les auditeurs. Certains magistrats, moins irascibles, prenaient leur parti de ces réponses ; d'autres, intrigués, profitaient de la circonstance pour s'éclairer un peu sur le langage mystérieux qu'on leur débitait et les réalités qu'il pouvait recouvrir.
Je cite quelques-uns de ces interrogatoires.
A Sabbatius : Je ne te demande pas si tu es chrétien, dis-moi seulement quel est ton rang (2). »
« Assez de vaines paroles », dit-on à un autre (3).
A Ignace, surnommé Théophore : a Ainsi donc tu portes en toi le crucifié (4) ?»
A Tarachus : « De quelle armure parles-tu, maudit ? te voilà nu et couvert de blessures (5). »
Plusieurs interrogatoires montrent le chemin fait par
1. LE BLANT, Les Persécuteurs et les Martyrs, p. 193.
2. Acta S. Trophimi (Act. SS., 19 sept.).
3. Acta S Phileae, § 1.
4. Martyrium S. Ignatii, § 1.
5. Acta S. Tarachi, § 7.
XCIII
les doctrines chrétiennes dans les courants d'idées de l'époque :
« Qu'est-ce que la vie éternelle (1) ? »
« Qu'est-ce que cette lumière, cette illuminatio dont tu parles (2)? »
« Qui nommes-tu Seraphim (3) ? »
« Qui est celui que tu dis avoir souffert pour nous (4) ? »
« Qu'est-ce à dire : sacrificium mundum (5) ? »
« Que signifie Amen (6) ? »
« Quand les juges nous sollicitent de sacrifier; dit Tertullien, il nous répètent : « Sauve ta vie, ne va pas la perdre follement ! » Le Christ s'exprimerait-il de la sorte ? N'a-t-il pas dit :
« Celui qui conserve sa vie la perdra ;
« celui qui la perd pour l'amour de moi, la sauvera (7) ? » Parfois les magistrats essayent de se servir de leur connaissance superficielle des choses du christianisme.
« Qui t'empêche de renier ton Dieu ? Paul lui-même (il confond avec Pierre) ne l'a-t-il pas renié (8) ?
A Philéas : « Sacrifie donc ! Moïse a sacrifié... (9) »
A un autre : « Obéis à l'Empereur que le ciel inspire, car il est écrit dans vos livres : Cor Regis in manu Dei (10). »
A une femme : « Quand tu auras été violée, le Saint-.
1. Acta S. Irenoei et Mustiolae, § 2.
2. ROSSI, Rom sott.. t. III, 205
3. Acta disputationis S. Acatii, § 1.
4 Passio SS. Firmi et Rustici, dans MAPPEI, Istoria diplomatica, p. 304.
5. Acta SS. Getulii, § 6 (Acta SS., 10 juin).
6. Martyrium S. Anastasiae, § 28 (Suams, 25 décemb.).
7. TERTULL., Scorpiac., 11.
8. Acta S. Phileae, § 1.
9. Acta S. Phileae. § 1.
10. Passio S. Theodoriti, § 2.
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Esprit que tu crois être en toi abandonnera ton corps souillé (1).» A des accusés très riches : « Comment pouvez-vous servir le Christ parmi tant de trésors? Votre maître n'a-t-il pas répété que, pour le suivre, il fallait renoncer à tous les biens (2) ?» A d'autres chrétiens de désir, on objecte qu'ils ne seront pas martyrs, n'ayant pas le baptême (3).
A quelques réponses inintelligibles pour eux, on entend des magistrats demander au sujet du Christ ressuscité : « Vit-il encore ? (4) »; au sujet du sacrifice non sanglant du Christ dans l'eucharistie : « On le tue donc souvent ? (5)»
M. Le Blant, qui semble n'avoir voulu laisser rien de nouveau à noter après lui, ajoute d'autres traits que je ne saurais omettre. « C'était, dit-il, contre le Christ que s'aiguisaient les traits les plus acérés. Comme le philosophe que réfute Origène, les juges objectaient aux chrétiens la naissance de leur Maître enfanté par une femme. En serait-il ainsi d'un dieu ? S'il était de race divine, aurait-il été laid, ainsi que l'enseignaient les Pères ? Serait-il mort? Se serait-il laissé mettre en croix? On n'eût point touché impunément à Bacchus,à Hercule. Ce sang mêlé d'eau sorti de son flanc sous le coup de lance d'un soldat, est-ce là le sang incorruptible qu'Homère nous montre coulant de la blessure d'un dieu ? Pilate, qui l'a fait mettre à mort, a-t-il été puni ? On raille la résurrection du Seigneur : où est-il, répète-t-on sans cesse, celui qui devrait protéger ses fidèles et qui, puissant, disent-ils, à les faire
1. Historia S. Lucae, SURIUS, 13 déc.
2. Acta SS. Eusebii, Marcelli, dans DE ROSSI, Rom. soft., m, 207.
3. Acta SS. Philemonis, Apollonii, § 3 (Acta SS., 8 mars).
4. Acta SS. XLV mart. § 3 (Acta SS., 10 juillet).
5. Acta S. Terentiani, § 8 (Acta SS., 1er sept.)
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renaître après la mort, ne peut les préserver en ce monde? Les chrétiens n'ont-ils pas honte d'adorer un homme ignominieusement souffleté, crucifié, un homme que ses disciples ont abandonné à l'heure du péril ?
« On raillait les fidèles sur leur foi en une vie glorieuse ; sur l'espoir de la récompense céleste que la flagellation devait leur mériter ; sur la folie d'attendre une couronne, alors que leur tête serait tombée. « Je vais, disent les juges à des martyrs, vous envoyer rejoindre votre Christ, et vous ressusciterez comme lui. » Un chrétien qui déclare ses réponses dictées par le Seigneur est taxé de mensonge. «As-tu donc, lui réplique-t-on,conversé avec Dieu ? » Sainte Lucie, sommée de se taire, répond : « On n'arrête pas la parole de Dieu. Tu es donc Dieu ? » lui dit le juge. A saint Philéas rapportant que saint Paul a écrit une parole divine, on demande : « Paul était-il un Dieu ? » Comme au jour où le grand apôtre avait enseigné dans l'Aréopage, on parle avec dérision du jugement dernier, de la renaissance future (1). »
Je rapprocherai de ces faits une question qu'un chevalier romain crut entendre son frère encore païen lui poser : « Vous allez bientôt mourir. Dites-moi, tous recevront-ils cette récompense céleste dans une mesure égale ou variée ? Quels sont ceux qui sont avantagés (2) ? »
Le plaidoyer est rarement mentionné dans les actes. A Lyon, le droit de défense fut enlevé aux accusés (3). S'il se
1. LE BLANT, Les Persécuteurs et les Martyrs, p. 197 et suiv.
2. Passio SS. Jacobi et Mariani, § 8.
3. Eusèbe, Hist. eccl., V, I.
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pratiquait, il pouvait se prolonger pendant un temps assez long, car c'était l'usage, aussi bien en Grèce qu'à Rome, de donner lecture intégrale des documents à produire. En ce cas, l'orateur interrompait son plaidoyer pour requérir le greffier de lire une loi ou quelque document important (1).
La dégradation ne peut être assignée avec une entière certitude à tel ou tel moment de l'audience. Il semble qu'elle ne puisse être antérieure à l'interrogatoire et au prononcé du jugement. La dégradation est rarement mentionnée dans les Actes des martyrs. Il est difficile d'en faire remonter l'origine aux dispositions des édits de 250 et de 258, mais ce point importe peu à un travail comme celui-ci et ne saurait être tranché sans une discussion préalable. Nous connaissons un cas de dégradation par les Actes du martyre de saint Dorymédon, qui \avait été membre de l'ordo de Synnade en Phrygie. Sommé d'imiter ses collègues et de sacrifier aux dieux, il refuse. Le gouverneur charge l'officium d'apporter, séance tenante, l'album decurionum. Quand il l'a reçu, il efface le nom du martyr et prononce ces paroles : « Que l'impie Dorymédon soit déchu de sa dignité ; c'est justice, car les princes l'avaient revêtu de cet honneur, et il a méprisé ceux qui le lui avaient conféré. Que maintenant ladjutor commentariensis le présente au tribunal comme un simple plébéien. » L'agent désigné prononce alors la formule d'usage : « Dorymédon est présent. » Et
1. Voyez La BLANT, Les Actes des Martyrs, p. 130, § 55.
l'interrogatoire commence (1). Nous avons ici un cas particulier à la magistrature municipale et qui, je le répète, ne permet pas de conclure avec assurance sur le moment du procès où il doit être placé ; car il se peut que dans d'autres juridictions, et lorsqu'il s agissait de dégrader, non plus d'une situation municipale, mais du rang de clarissime ou de chevalier, on ne soit venu à cette extrémité qu'après avoir constaté le refus définitif d'obéissance à la loi.
C'est là un sujet qui a prêté à plusieurs difficultés. Je ne m'y arrêterai pas, puisque mon dessein n'est pas de disputer, mais d'exposer quelques traits dont la probabilité approche de la certitude, si elle n'y atteint pas, et dont la connaissance doit faciliter la lecture des actes contenus dans ce volume.
Certaines adjurations sont fort naturelles et se représentent fréquemment : Pense à ta jeunesse ; épargne ton grand âge; aie compassion de toi-même et des tiens.
Sous le radieux climat de Smyrne, un magistrat dit à saint Pionius : « Écoute, tu as tant de motifs d'aimer la vie ! Tu mérites de vivre, homme pur et doux. Vivre est bon. Il est bon de respirer cet air lumineux (2). »
Parfois, on cherchait à influencer le fidèle : « D'autres ont sacrifié.
Chacun agit comme il l'entend, répond le martyr: Je m'appelle Pionius et je ne m'occupe pas des
1. LE BLANT, Les Actes des Martyrs.
2. Passio S. Pionii, § 5.
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autres (1). » Certains juges cherchent à profiter d'une équivoque. Le martyr Philéas ayant récité ce verset: « Celui qui sacrifie aux dieux sera déplanté, je sacrifie à Dieu seul » ; le juge reprend : « Eh bien ! sacrifie au Dieu unique (2). »
A saint Probus, qui a attaqué le polythéisme : « Sacrifie donc au grand Jupiter, et non, comme tu viens de le dire, à tous les dieux (3). »
A saint Platon : « Si tu ne veux pas sacrifier, renie seulement le Crucifié, et tu seras libre (4). »
A saint Basilisque : « Sacrifie à qui tu voudras (5). » A saint Phocas : « Sacrifie à ton Dieu (6). »
Parfois, on organise une bousculade, les gens de police se démènent, crient et chassent un groupe de fidèles en déclarant, malgré les dénégations de ceux-ci, qu'ils ont sacrifié.
Les promesses faites se ressentent de l'éducation des juges: l'un d'eux promet à une chrétienne de la marier avec un centurion qu'il a sous ses ordres. Une des promesses les plus fréquentes est celle de l'amitié de César ; il y avait là plus qu'une phrase sonore : le titre d' « ami de César », amicus Augusti, était, depuis l'établissement de l'empire, une sorte de titre officiel (7).
1. Passio S. Pionii, § 6. Voy. Acta S. Acatii, § 4, et Act. S. Agathepi, § 7 (Act. SS. 4 avril).
2. Acta S. Phileae et Philoromi, § 1.
3. Acta S. Tarachi, § 5.
4. Passio S. Platonis, § 11 (Act. SS., 22 juill.).
5. Vita S. Basilisci, § 15 (Act. SS., 3 mars).
6. Martyrium S. Phocae, § 16 (Act. SS., 14juill.).
7. HUMBERT, art. Amici Augusti dans le Dict. des Antiq. gr. et rom., p. 227 ; WILMANNS, ExempLa 2842 et 639 Orelli-haenzen, 5477; C. L. L, t. V, 5811; LE BLANT, Les Actes des Martyrs, p. 77 et suiv.
XCIX
Un autre titre proposé, principalement aux évêques, est celui de grand prêtre des dieux (1) ; nous avons l'exemple d'un misérable apostat qui exerça cette fonction.
Nous avons dit que l'application de la torture, en vue d'amener les chrétiens à abjurer, apparaît pour la première fois d'une manière certaine à Lyon, sous Marc-Aurèle (2). Peut-être faut-il rapprocher vers ce temps un souvenir historique que raconte saint Augustin.
D'abord, dit-il, les princes du inonde, croyant pouvoir faire disparaître par la violence le nom du Christ et celui des fidèles, ont ordonné de mettre à mort ceux qui se déclareraient chrétiens. Or, écoutez ce qui advint ensuite. Quand nos ennemis virent la foule se précipiter au martyre et le nombre des croyants augmenter avec celui des victimes, ils se dirent : « Si nous les tuons tous, ce sera dépeupler la terre. » Après donc avoir ordonné la mort de ceux qui se confesseraient chrétiens, ils décrétèrent : « Quiconque l'aura fait sera torturé, et il subira les tourments jusqu'à ce qu'il ait renié le Christ (3). »
1. Passio S. Nestoris ; S. Theodoti, § 23 ; Passio S Quirini, § 2.
2. EUSÈBE, Hist. eccl., V, I.
3. S. AUGUST., In Psalm. XC enarratio, Sermo 1, § 8.
C
Une fois encore, il faut se rappeler la variété qui existait d'une province à l'autre; nous en avons un nouvel exemple. Les atroces violences de Lyon n'ont pas de répercussion en Afrique. En 180, les martyrs scillitains, en 202, sainte Perpétue et ses compagnons ne sont pas appliqués à la torture. Cependant, vers le même temps, à Carthage même, Tertullien reproche au proconsul Scapula l'emploi de la torture (1). Observons que le Liber ad Scapulam est daté de l'an 212, et cette période de dix ans pourra peut-être coïncider avec l'introduction de la torture en Afrique. A Rome, Minucius Félix se plaint de la même dérogation aux principes de la justice criminelle (2). Le martyre d'Apollonius, sous Commode, n'en offre cependant aucune trace, et lOctavius étant probablement du commencement du IIIe siècle, nous arrivons à des limites chronologiques sensiblement les mêmes en Afrique et à Rome, pour l'introduction de ce moyen illégal.
En 249, Dèce prescrivit ouvertement, et sous les peines les plus graves, d'employer la torture contre les chrétiens jusqu'à désaveu de leur foi. Cependant saint Cyprien n'y fut pas soumis (3). Et dans la dernière persécution, alors que toute garantie avait été abolie; nous voyons un martyr déjà condamné à la torture excusé par l'officium au titre de son origine noble (4).
Le spectacle de la torture infligée à l'homme a été une des distractions préférées du monde antique. Les chrétiens fournirent un aliment inépuisable à cette curiosité,
1. TERTULL., Ad Scapul., § 4.
2. MINUCIUS FELIX, Octavius, 28.
3. S. GREG. DE NYSSE, Opp.. t. III, 657.
4. LE BLANT, Les Persécuteurs et les Martyrs, p. 216.
CI
Néanmoins, il semble que l'attitude toute de résignation des fidèles ait enlevé quelque chose à l'intérêt des jeux. Certaines représentations mythologiques étaient impraticables, celles où la victime devait combattre, celles encore où le rôle réclamait d'elle quelque geste obscène ; les fidèles ne pouvaient servir qu'à représenter les victimes passives. Parfois, cependant, on leur donnait l'ordre de prendre les armes, de combattre; ou bien, on voulait leur imposer un déguisement mythologique (1). Ces horreurs devaient servir à ébranler non seulement les martyrs, mais leurs frères prisonniers que l'on amenait à ce spectacle afin que chacun d'eux pût réfléchir sur le sort qui lui était réservé (2). La relation sur les martyrs lyonnais raconte que Blandine et Ponticus furent conduits à l'amphithéâtre pendant la durée des jeux afin d'assister à la torture des,frères. Les victimes étaient, selon le supplice auquel on les appliquait, dépouillées de leurs vêtements. Toutefois, la nudité n'était pas complète. Des textes législatifs auxquels font allusion divers auteurs à des époques diverses interdisaient aux acteurs et aux condamnés des deux sexes de se montrer en public sans une légère ceinture. Les monuments s'accordent avec les textes pour montrer que cette règle était observée. Une pièce célèbre sur saint Éphrem, que j'ai déjà mentionnée, contient un détail qui s'accorde avec le texte des actes de saint Adrien. L'empereur ordonne que le martyr livré à la torture soit vêtu selon l'usage. Ce vêtement semble indiqué dans le texte d'Éphrem: « Les appariteurs, m'ayant alors dépouillé
1. CLÉMENT, Epist. I ad Cor., § 6; Passio S. Perpetuae, 18.
2. EUSÈBE, Hist. eccl., V, ; Acta S. Adriani, 18 (Acta. SS., 8 sept.).
CII
de mes vêtements, me couvrirent de haillons et me présentèrent ainsi devant le tribunal (1).»
La torture comportait une gradation de douleurs, la flagellation, la traction des membres sur le chevalet; les ongles de fer ne passaient pas pour tourments de premier ordre. Prudence dit que l'épreuve du feu était la plus terrible (2).
Le martyr livré à l'équipe de bourreaux devenait la proie de raffinements de souffrance inouïs. L'art du bourreau avait ses spécialistes (3) et ses apprentis. Un de ces derniers, troublé, frappa sainte Perpétue au hasard, dans les côtes; la matrone prit la pointe de l'épée et la plaça sur sa gorge, l'homme enfonça (4). Il y avait des bourreaux illustres ; l'un d'eux, en Afrique, nommé Mucapor, provoquait chez les fidèles le même dégoût qu'une bête féroce (5). Le même personnel fournissait les tortionnaires et les bourreaux chargés des exécutions capitales (6). Pendant la torture, les bourreaux hurlaient autour de la victime: Tiens bien ! Serre ! Ferme ! Enlève ! Tene ! Claude! Comprime ! Abde ! (7) Pendant ce temps, retentissait le cri monotone du héraut rappelant le motif du châtiment. Divers récits, des textes législatifs nous rapportent quelques-uns de ces cris :
Pendant qu'un faux témoin est bâtonné, le héraut crie: Ne jure pas inconsidérément (8).»
1. S. EPHREM, Opera, t. III, p. XXIX et XXX.
2. PRUDENCE, Hymn. V, v. 205-208. Voy. LE BLANT, Les Actes des Martyrs, p. 80.
3. CASS. SEVERUS, dans SÉNÈQUE, Controv., IV XXV.
4. Passio S. Perpetuae, cap. tilt.
5. Passio S. Philippi Heraclaei, § 4.
6. LE BLANT, Les Actes des Martyrs, p. 131.
7. AMMIEN MARCELLIN, XXIX, I.
8. L. 13, De jurejurando, § 6 (Digest., lib. XII,II).
CIII
Pour un calomniateur : « Tu as calomnié (1). »
Dans les Actes des martyrs, nous relevons les cris suivants :
« Ne blasphème pas les dieux. »
« Ne sois pas si sotte, approche, sacrifie aux dieux. »
« Ne réponds pas une chose pour une autre. »
« Ne méprise pas les édits impériaux. »
« Ne blasphème pas les dieux et les empereurs. »
« Ne blasphème pas les dieux et les déesses (2). »
Pendant que leur chair et leurs os étaient tordus, déchiquetés, les chrétiens semblent ne laisser échapper un cri de faiblesse. Ils poussent des cris vers le ciel : Christ, garde-moi ! Garde mon âme ! Christ, l'endurance ! Fils de Dieu, au secours ! Je ne serai pas confondu ! Grâce à toi... Christ ! A moi, Christ ! (3) »
Les monuments et les textes concernant la torture des païens peuvent nous servir dans les causes de chrétiens, C'est ainsi que parmi les supplices connus de tous, comme le chevalet, les tenailles, les fouets armés de balles de plomb, la chaise de fer rougi, les griffes de fer, il faut rappeler d'autres cruautés. Caligula, importuné par les cris des victimes livrées aux bêtes, les faisait bâillonner, ou bien on leur coupait la langue. Quelquefois on blessait le condamné afin de l'empêcher de se défendre. Nous voyons Pionius cloué au poteau où il allait être brûlé ; l'homme condamné au crucifiement portait sa croix.
La torture faisait l'objet d'un procès-verbal détaillé;
1. L. 16, Ex quibus causis infamia irrogatur (Cod. Iust., IX, XII).
2. LE BLANT, ouvr. cité, p. 92.
3. Passio SS. Saturnini et Dativi, § 7, 9, 10, 11, 14 ; Acta S. Eupli,
§2.
CIV
cette pièce, dont nous n'avons aucun exemplaire, pourrait bien être confondue avec celle que nous appelons les Acta (1).
Pendant la torture, le juge épiait la victime, renouvelait ses adjurations, s'ingéniait à arracher un consentement qui lui faisait plus d'honneur que l'intraitable refus de sa victime. a Mettre à mort un accusé qui, de lui-même, demandait à périr pour le Christ, n'était qu'une marque d'impuissance et un dénouement misérable; la victime triomphait, et de ces assises sanglantes l'autorité sortait amoindrie ; réussir par persuasion ou par contrainte, amener les chrétiens à faiblir, tel était le but ambitionné (2).»
« Les juges, dit Origène, s'affligent si les tourments sont supportés avec courage, mais leur allégresse est sans bornes lorsqu'ils peuvent triompher d'un chrétien (3). »
« Ils ne songent, ajoute Lactance, qu'à remporter la victoire, car il y a là pour eux joute réelle ; j'ai vu, en Bithynie, un gouverneur transporté d'une joie aussi grande que s'il eût dompté quelque nation barbare; il s'agissait d'un chrétien qui, après avoir opposé pendant deux ans une généreuse résistance, paraissait avoir cédé (4). »
Quelquefois ils venaient à leurs fins. Des fidèles « mal exercés et mal entraînés » avaient faibli : cela s'était vu à Lyon (5), en Afrique (6), où des apostats surent réparer leur crime par une nouvelle confession.
1. LE BLANT, Les Actes des Martyrs, p.
2. Ibid., p. 71.
3. ORIGÈNE, Contra Cels., V111.
4. LACTANCE, Instit. divin.; V, n.
5. EUSÈBE, Hist. eccl , V, s.
6. CYPRIEN, De lapsis, § 4 ; S. AUGUSTIN, Sermo CCLXXXV, § 4.
CV
La formule dont on se contentait était très variable. « Une malédiction proférée contre le Seigneur était, dès le temps de Trajan, de Marc-Aurèle, l'une des formes de la renonciation. On la voulait dite à haute voix, afin que le peuple pût l'entendre; d'autres fois, c'était une acclamation en l'honneur des faux dieux ou du génie du prince, une renonciation écrite, une formule sacramentelle répétée mot pour mot après celui qui la dictait. Les chrétiens vaincus par la terreur devaient venir au capitole de leur ville, la tête voilée et couronnée; ils s'avançaient pâles et défaits au milieu d'une foule ennemie ; arrivés près des autels païens, il leur fallait sacrifier et accepter des viandes immolées, ces idolothyta dont la fumée était, enseignait on, la nourriture des démons de l'Olympe (1). »
Ces malheureux étaient traités par les frères avec rigueur, mais avec pitié. La pénitence leur était ouverte, et beaucoup voulaient suivre cette voie malgré sa rudesse.
Les Actes mentionnent assez fréquemment le fait des chrétiens faisant preuve dans la torture d'une insensibilité absolue.
Ce phénomène, à ne tenir compte que des faits où l'intervention surnaturelle n'est pas constatée, n'était pas particulier aux fidèles. Des esclaves, des stoïciens supportèrent la série des tourments avec une constance qui ne se démentit pas (2). On attribuait leur vaillance à la grandeur d'âme. Peut-être l'orgueil avait-il une part prépondérante dans cette revanche de la volonté demeurée
1. LE BLANT, Les Perséc. et les Martyrs, p. 148.
2. CIC. Pro Cluentio, § 63 , SILVIUS ITALICUS, Bell. Punic., 1. I, 179 ; FL. JOSÈPHE, Ant. Jud., L. XIX, c. I, § ; Voyez WALLON, Histoire de l'Esclavage dans l'antiquité, passim.
CVI
libre sous la tyrannie de la force. Plus d'un de ces misérables qui voyaient leur corps tomber en lambeaux autour d'eux a dû, dès lors, dire aux spectateurs curieux de savoir le motif de cette constance le mot du maire Bailly: « Mépris de la mort et de vous-mêmes. Ulpien constate le fait en ces termes, « La dureté des accusés, leur force à supporter les tourments, rendent souvent la torture inefficace (1) » ; et saint Augustin ajoute: Dureté chez les coupables, mais sainte patience chez les chrétiens (2).
Les païens ne l'attribuent qu'aux maléfices. A leurs yeux, le fidèle qui brave l'effort du bourreau doit sa force à l'emploi de moyens mystérieux, formules répétées sans relâche (3), onctions magiques (4). Pendant qu'on conduisait mourir Ptolémée et Romain, Épictète et Astion, les deux premiers chantaient : « Droite est la voie des justes, et le chemin leur est frayé. « Que disent ces hommes ? » demanda le juge ; l'assesseur répondit : « Ils chantent des paroles magiques, afin de résister et de te vaincre. » Pendant la torture, les deux autres saints répétaient : « Nous sommes chrétiens ! que la volonté de Dieu soit faite en nous ! » Le bourreau ne doutait pas que ce ne fût une forme d'incantation propre à préserver de la douleur. Pour rompre le charme, on faisait appel à toutes les folies, onctions de graisse de porc sur la victime et même des affusions d'urine (5).
1. L. I De quaestionibus § 23 (Digeste. LXVIII, 18).
2. Sermo 274.
3. Vita SS. Epicteti et Astionis, c. 14 (Act. SS., 8 juillet).
4. Acta S. Thyrsi, § 7 (Act. SS., 28 janvier). Voy. LE BLANT. De l'ancienne croyance à des moyens de défier la torture, dans les Mém. de l'Acad. des Inscr., t. XXXIV, 1ère part., p. 289.
5. LE BLANT, Les Actes der Martyrs, p. 103.
CVII
Les hérétiques eurent eux aussi leurs martyrs insensibles : les compagnons de Marculus disaient que le Christ leur avait donné la grâce de ne pas sentir les angoisses de la torture (1).
Il n'est pas impossible, bien que nous n'ayons aucun cas historiquement certain, que l'insensibilité ait été produite une fois ou l'autre par l'usage des stupéfiants. Nous voyons offrir au Sauveur un vin aromatisé de myrrhe (2) ; le même breuvage reparaît dans la passion de l'évêque Fructueux (3). Tertullien dit d'un certain Pristinus que, lorsqu'il parut devant le tribunal, il était visible que le vin d'aromates qu'on lui avait versé pour soutenir ses forces avait égaré son esprit. « Sous les ongles de fer, dont son ivresse ressentait à peine les morsures, il ne put répondre au proconsul et se dire l'esclave du divin Maître (4). »
Le jugement était quelquefois précédé d'une délibération du juge avec son conseil. Le renvoi de saint Paul devant César n'est prononcé qu'après délibération (5). Nous retrouvons ce détail de procédure dans la condamnation
1. Passio Marculi sacerdotis donatistae, à la suite des oeuvres de S. OPTAT édit. 1700), p. 304-305.
2. Marc., XV, 23
3. Passio S. Fructuosi, § 3.
4. TERTULIEN, De jejunio, 12.
5. Act. Apost , XXV, 12.
CVIII
de saint Cyprien, de Pionius, de Philippe d'Héraclée, et dans plusieurs pièces d'une valeur moins assurée (1).
La délibération avait lieu dans le secretarium, dont on rabattait, les rideaux pour la circonstance. C'était là que s'élaborait et se rédigeait la sentence. La sentence devait être écrite de la main du juge, divers indices très solides permettent du moins de le conjecturer (2). C'était encore au juge à en donner lecture, exception faite pour les préfets du prétoire et les illustres, qui pouvaient se faire suppléer par l'officium ; dans toute l'étendue de l'Empire les sentences étaient rendues en latin. Elles étaient transcrites sur l'heure, et la copie était versée aux archives de la province. Désormais, rien, ni personne n'en pouvait altérer le texte. La sentence rendue contre saint Cyprien, celle des martyrs Scillitains offrent ce que nous appellerions aujourd'hui les considérants, mais cette partie n'était pas écrite. Voici les considérants de la condamnation de saint Cyprien : « Tu as montré longtemps un esprit sacrilège. Autour de toi tu as groupé de détestables conjurés. Tu t'es fait l'ennemi des dieux de Rome et de ses lois saintes. Les pieux et sacrés empereurs Valérien et Gallien Auguste et le très noble César Valérien n'ont pu te ramener à célébrer les rites de leur culte. Tu as donc été le fauteur de crimes abominables et le porte-enseigne des scélérats. Tu serviras d'exemple à ceux que tu as faits tes complices et tu scelleras de ton sang la discipline (3). »
1. Acta S. Cypriani, § 4 ; Passio S. Pionii, § 20 ; Passio S. Philippi, § 11.
2. LE BLANT, Les Actes des Martyrs, p. 111, 120; Les Perséc. et les Martyrs, ch. 20.
3. Acta proconsulat.. S. Cypriani, § 4.
CIX
Suivait la sentence, très brève d'ordinaire : Que Thascius Cyprianus soit frappé du glaive soit mis à mort soit livré aux bêtes soit mis à mort par le glaive (1). Elle était souvent accueillie par une formule comme celle-ci : Deo gratias.
Nous ne trouvons que de très rares sentences d'acquittement. Saint Denys d'Alexandrie raconte qu'un jeune garçon de quinze ans, nommé Dioscore, après avoir confessé dans la torture, fut renvoyé libre par le juge qui dit : «Je veux accorder à cet enfant le temps de se repentir. » Les actes de sainte Thècle rapportent un acquittement dont on ne saurait admettre la réalité historique (2).
Les actes de saint Acace nous font voir la cause renvoyée à une juridiction supérieure, celle de l'Empereur ; c'était Dèce en ce temps, qui s'amusa des réponses de l'accusé et ordonna de le mettre en liberté.
Le renvoi à une autre juridiction n'était pas chose extrêmement rare. Nous l'avons vu en Bithynie sous le proconsulat de Pline. Les martyrs étaient alors conduits soit avec une garde attachée à la personne, comme nous le savons de saint Ignace d'Antioche, ou bien enchaînés, comme saint Félix de Tibiuca, dans la cale d'un vaisseau ; enfin, et ce dernier cas devait être le plus fréquent, des hommes de l'officium menaient les martyrs jusqu'aux limites de la province, où d'autres appariteurs les recevaient pour les transmettre à leur tour (3).
1. TERTULL., Ad nationes, L. II, c. 3. Pour le Deo gratias, voy. LE BLANT, Les Actes des Martyrs, p. 237 ; TERTULL., Apol., I, XLVI ; LE BLANT, Les Perséc, et les Martyrs, p. 226.
2. LE BLANT, Les Actes des Martyrs, p. 118.
8. Acta SS. Sergii et Bacchi, § 10.
CX
Le condamné avait le droit d'appeler de la condamnation qui le frappait (1), non seulement lui ou son mandataire, mais quiconque croyait la sentence réformable. Nous ne trouvons rien de semblable dans toute l'histoire des martyrs. Cela s'explique aisément. La loi excluait du droit d'appel les voleurs qualifiés, les fauteurs de sédition, les chefs des complots (2). Des chrétiens Cyprien par exemple tombaient sous cette disposition, et pour ceux-là le recours à l'empereur était impossible; d'ailleurs, à partir de Caracalla, qui étendit le droit de cité à tous les provinciaux, ce droit fut périmé. La masse des fidèles n'était pas poursuivie sur les chefs d'accusation que je viens de citer, et il n'est pas possible, en l'absence des constitutions impériales, de savoir si le crime de lèse-majesté et de sacrilège pour lequel ils étaient poursuivis entraînait la perte du droit d'appel. M. Le Blant incline vers cette opinion et attribue à la force d'âme des martyrs l'absence de tout recours contre le jugement. Il est plus prudent de réserver un jugement sur un point que nous ne pouvons éclairer tout à fait. Dans le procès de saint Philéas, à Alexandrie, le frère du condamné interjette appel au nom de son frère, mais celui-ci le dément. Il ressort de là que l'accusé jouissait du droit d'appel, puisque sans sa dénégation le recours était formé. Mais il faut le répéter une fois de plus, l'Empire offre autant
1. L. 6 De appell. (Digest., XLIX, t. I).
2. Ibid.
CXI
de coutumes que de provinces, que de villes, que de juges dans chaque ville.
Le condamné, une fois la sentence prononcée, était chargé d'un écriteau. Thècle portait cet écriteau avec le seul mot : SACRILÈGE ; Attale en portait un autre avec ces mots : ATTALE CHRÉTIEN. Enfin Pilate avait fait placer sur la croix du Sauveur une planchette avec cette inscription : JÉSUS DE NAZARETH, ROI DES JUIFS (1).
Les fidèles n'étaient pas distingués des malfaiteurs vulgaires, ils ne faisaient pas l'objet de « fournées » spéciales. Sainte Félicité de Carthage, que son rang d'esclave ne laissait pas, depuis qu'elle était chrétienne, d'égaler aux matrones, répugnait à périr avec ces scélérats (2). D'autres, faisant taire leurs répugnances, voyaient dans cet outrage une ressemblance avec le Christ qui allait être leur récompense (3).
Les principales espèces de supplices furent : le crucifiement, le supplice du feu, l'exposition aux bêtes féroces, la décollation.
Je crois superflu d'entrer ici dans des explications qui n'ont été données que pour suppléer à l'obscurité des textes.
Il n'y a pas lieu de le faire là où les Actes que l'on va lire atteignent à une précision presque irréprochable.
La destination de ce recueil m'engage en outre à omettre
1. LE BLANT, Les Actes des Martyrs, p. 115.
2. Passio S. Perpetuae, § 15.
3. EUSÈBE, Hist. eccl., VI, 41.
CXII
toute explication sur un supplice infâme qui demeure la honte du pouvoir qui en fit un moyen de châtiment.
Les questions très délicates que soulève ce sujet ne pourraient être traitées avec un détail minutieux élue dans une étude purement scientifique. C'est ici un spectacle où les larmes tiennent la place du sang; mais il suffit de l'avoir rappelé. Il n'y a pas cependant d'autre moyen d'en parler, sinon pour condamner les procédés de certains scribes du moyen âge.
Des rédactions postérieures, qui portent un caractère d'interpolation incontestable, ont pris à tâche de faire intervenir toujours un être surnaturel pour sauvegarder la pureté des vierges chrétiennes. Il est certain, pour tous ceux qui prendront la peine d'étudier les documents primitifs et les actes sincères, que si pareille intervention surnaturelle a pu se produire, d'ordinaire il n'en était pas ainsi, et la vierge était livrée à de lamentables outrages. Les chrétiennes apportaient d'ailleurs dans cette extrémité une force. d'âme extraordinaire. Le juge dit à la vierge Théodora : « Je te donne trois jours [pour sacrifier] et je te ferai conduire ensuite dans une chambre de lieu mal famé. » Théodora répondit : « Le Dieu qui est aujourd'hui ne change pas ; il ne souffrira pas que je l'abandonne. Tiens, je te livre mon corps, regarde les trois jours comme écoulés. Fais ce que tu voudras, je ne réclame qu'une chose, donne des ordres pour qu'on ne me touche pas jusqu'après la sentence que tu rendras. » Et elle persévère à trois interrogations différentes dans cette confiance et cette conduite.
CXIII
Les biens des coupables de lèse-majesté étaient confisqués. Ceux des chrétiens, assimilés à cette catégorie de condamnés, avaient le même sort. Il en fut ainsi pour le martyr Léonide, père d'Origène (1). Des actes de valeur discutable font allusion à la confiscation. Un assesseur d'Almachius dans le procès de Valérien, le mari de sainte Cécile, lui fait observer que si on ne s'y prend de suite, la fortune de l'accusé aura bientôt disparu en prodigalités (2). Ce n'est là qu'une allusion, tandis qu'on peut citer nombre de faits assurés (3). La confiscation frappait le condamné dans sa postérité, qui n'avait aucun recours sur l'héritage paternel. On croit, avec quelque raison, retrouver une allusion à cette jurisprudence dans plusieurs formules d'adjuration : « Épargne tes enfants et ta femme », et ailleurs : « Souviens-toi de ton fils et évite de grands maux. Songe à toi-même, à ta famille, à tes biens et à tes enfants (4). » Dans ces heures d'angoisses, Léonide reçut de son fils Origène des billets dans lesquels l'enfant le conjurait d'être martyr : « De grâce, père, lui disait-il, ne renie pas à cause de nous (5). »
Le soin d'inventorier et de saisir ce que laissaient les
1. EUSÈBE, Hist. Eccl., VI, 2.
2. Passio S Caeciliae.
3. Passio S. Theodoti, Ancyrani, § 4 et 8 ; Acta S. Agathae, § 14 Acta S. Dorotheae et Theophili, § 16 ; Acta S. Bergii, § 3 ; Acta S. Stephani papae, § I et 15 ; Acta S. Aureae, § 17.
4. EUSÈBE, Hist. eccl., VIII, 9 ; Passio S. Philippi Heracl., § 9 ; Act. S. Phileae, § I, 2.
5. EUSÈBE, Hist. eccl., VI, 2.
CXIV
condamnés revenait à l'officium. Nous voyons, aussitôt après l'exécution de sainte Agathe, le juge se rendre avec l'officium dans la maison de la martyre faire l'inventaire de ses meubles et immeubles (1).
Les condamnés à mort n'étaient pas les seuls qui fussent frappés par la confiscation. Un décret de 258 prononce cette peine contre plusieurs classes de fidèles : les sénateurs, les chevaliers romains, les femmes de même rang et les chrétiens de la maison de César (2). Les fugitifs n'évitaient pas la ruine : « Pendant un an, les possessions des contumaces, est-il dit au Digeste, sont placées sous séquestre, elles sont ensuite confisquées (3).» Saint Cyprien, qui avait dans son église un grand nombre de fidèles atteints de la sorte, estimait que ce dépouillement total consenti pour la conservation de la foi était le second degré dans le martyre. Cet évêque avait donné l'exemple du détachement de tous les biens. On a conservé le détail de ce qui se passa alors. On voit que la saisie légale était précédée d'un avertissement colporté par le crieur public sous la forme suivante : « Quelqu'un détient-il ou possède-t-il quelque part des biens de Caecilius Cyprianus, l'évêque des chrétiens (5) ? »
Les biens saisis étaient mis sous scellés. Les scellés apposés consistaient en bandes de pourpre portant des inscriptions.
1. Acta S. Agathae, § 14. Cf. C. 7 De bonis proscriptorum (Cod. Theod., IX, 42)
2. CYPRIEN, Epist. LXXXII, § 1, Sucesso fratri.
3. L. 5, De requirendis vel absentibus damnandis (XLVIII, 17).
4. CYPRIEN, De lapsis, § 8.
5. Captura, Epist., LXIX, § 5, ad Florentium ; voy. Epist. LV, § 6, ad Cornelium.
CXV
Le délai légal écoulé, les biens confisqués étaient liquidés par les soins des procuratores ad bona damnatorum, qui les vendaient aux enchères, sauf divers lots que le fisc ou l'empereur se réservaient.
Aussi, à leur retour d'exil, le dénuement des confesseurs était absolu ; «il en est parmi eux, dit saint Cyprien, qui manquent de vêtements (1).»
Nous ne voyons pas un seul cas de restitution (2) jusqu'au règne de Constantin, qui fit rendre aux fidèles les biens que gardait le fisc, et accorda des indemnités pour le reste (3).
Toute tyrannie est haïssable. La subir c'est la mériter, car les peuples n'ont que la liberté dont ils sont dignes. L'homme juste doit résister et ne céder jamais, jusqu'à l'exil, jusqu'à la mort; mais c'est le grand sacrifice que seules les âmes élevées conçoivent et accomplissent. Il n'y a pas de limite mieux marquée que celle où finit l'honneur et où la honte commence ; il faudrait plaindre ceux qui ne la distingueraient pas. Si la mort est impossible, sachons au moins périr en quelque façon. Ce monde et ce temps ne sont pas si aimables qu'on puisse souhaiter y demeurer quelques heures de plus. Notre enfance a vu des jours d'oppression, et peut-être la vie ne nous montrera-t-elle
1. CYPRIEN, Epist. V, ad presb. et diac., § 2.
2. Deux cas de restitution, les seuls signalés, ne s'appliquent peut-être pas à des chrétiens On pourrait eu tous cas, étudier de près le texte de saint Paulin de Nole.
3. EUSÈBE. Const.. II, 21.
CXVI
que liberté violée. Si les temps où nous vivons sont pleins de tristesse et de menace, ils ne doivent pas troubler la sérénité de notre jugement, ni obscurcir le but de notre action. Dans la lutte inégale il suffit d'être égal à son devoir.
On a donné le récit de la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ en une seule histoire, où sont rassemblés les traits différents, épars dans les écrits des quatre évangélistes. On a suivi dans ce travail la première concordance de ce genre qui ait été faite, celle du philosophe Tatien, disciple de saint Justin. Ce personnage vivait dans la seconde moitié du second siècle (150-200 après J.-C.), il destinait son oeuvre aux lectures liturgiques des églises syriennes où elle fut en usage pendant plusieurs siècles sous le nom célèbre de Diatessaron ou « harmonie des quatre ». Le principe qui réglait la composition de se livre était de n'y introduire pas un seul mot qui ne fût pris dans le texte de l'Evessgile. Ce genre de recueils obtint dans les anciennes liturgies un succès général.
CIASCA, Tatiani Evangeliorum Harmonie, arabice (1888). M. l'abbé MARTIN estime que « la version arabe, ne représenterait-elle pas le livre de Tatien, elle aurait encore pour nous un très grand prix, parce que cette Harmonie paraît représenter assez exactement l'ouvrage composé au second siècle ». Voyez sur cette question notre préface aux Monumenta Ecclesiae Liturgica, tome I.
Après que Jésus eut dit ces choses, il s'en alla avec ses disciples au delà du torrent de Cédron, où il y avait un jardin dans lequel il entra avec ses disciples. Judas, qui le
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trahissait, connaissait aussi ce lieu-là, parce que Jésus s'y était souvent trouvé avec ses disciples (1). Quand il y fut arrivé il leur dite (2): « Demeurez ici pendant que j'irai là pour prier (3). Priez afin que vous ne tombiez pas dans la tentation (4). » Et ayant pris avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à être saisi de tristesse et plongé dans une profonde affliction ; alors il leur dit : « Mon âme est triste jusqu à la mort ; attendez ici et veillez avec moi (5). » Et, s'étant éloigné d'eux à la distance d'un jet de pierre, il se mit à genoux (6) priant pour que, s'il était possible, cette heure s'éloignât de lui, et il disait : « Père, Père, tout vous est possible (7); s'il vous plaît, éloignez de moi ce calice; néanmoins que ma volonté ne s'accomplisse pas, mais la vôtre (8). »
Et il retourna à ses disciples qu'il trouva endormis, il dit à Pierre (9) : « Simon, vous dormez (10)? Quoi ! vous n'avez pu veiller une heure avec moi ? Veillez et priez, afin que vous ne tombiez point dans la tentation (11) ; car l'esprit est prompt, mais la chair est faible (12). »
Il s'en alla encore prier une seconde fois, en disant .. « Mon Père, si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que votre volonté soit faite (13). » Il revint à ses disciples de nouveau, et les trouva endormis ; car leurs yeux étaient appesantis, et ils ne savaient que lui répondre (14).
Et les ayant laissés, il s'en alla encore prier, pour la troisième fois, disant les mêmes paroles (15). Alors un ange du ciel lui apparut, et le fortifia ; et, étant tombé en agonie, il redoublait ses prières, il lui vint aussi une sueur qui découlait comme des gouttes de sang jusqu'à terre. Et lorsque, après sa prière, il se fut levé et qu'il fut revenu
1. Io. 18. 1-2. 2. Lc. 22. 40a. 3. Mt. 26. 36b. 4. Lc. 22. 40b. 5. Mt. 26. 37-48. 6. Lc. 22. 41. 7. Mc. 15. 35b-36a. 8. Lc. 22. 40b. 9. Mt. 26. 40. 10. Mc. 14. 37b. 11. Mt. 26. 40b-41a. 12. Mc. 14. 38b. 13. Mt. 26 42. 14. Mc. 14. 40. 15. Mt. 26. 44.
3
vers ses disciples. il les trouva qui s'étaient endormis, accablés par la tristesse, et il leur dit (1) : « Dormez maintenant et reposez-vous (2) ; c'est assez, l'heure est venue : voilà que le Fils de l'homme va être livré entre les mains des pécheurs. Levez-vous, allons (3); celui qui doit me trahir est près d'ici. » Comme il parlait encore, Judas, l'un des douze, arriva, et avec lui une grande troupe de gens armés d'épées et de bâtons, qui avaient été envoyés par les princes des prêtres et par les anciens du peuple. Or, celui qui le trahissait leur avait donné ce signal, en leur disant : « Celui que je baiserai, c'est lui-même : saisissez-vous de lui (4); arrêtez-le et gardez-le bien (5). »
Cependant Jésus, sachant tout ce qui devait arriver, vint à eux (6) et aussitôt s'approchant de Jésus, il lui dit : « Maître, je vous salue ; » et il le baisa.
Jésus lui répondit (7) : « Judas! vous trahissez le Fils de l'homme par un baiser (8) ; mon ami, qu'êtes-vous venu faire ici (9)? »
Alors Jésus dit aux princes des prêtres, aux officiers du temple, et aux anciens qui étaient venus pour se saisir de lui (10) : « Qui cherchez-vous ? »
Ils lui répondirent : « Jésus de Nazareth. »
Jésus leur dit : « C'est moi.
Or Judas, qui le trahissait, était lui-même avec eux. Aussitôt donc que Jésus leur eut dit : « C'est moi », ils reculèrent et tombèrent renversés à terre.
Il leur demanda une seconde fois : « Qui cherchez-vous?»
Et il lui dirent : « Jésus de Nazareth. »
Jésus leur répondit : « Je vous ai dit que c'est moi. Si
1. Lc. 22. 43-46a. 2. Mt. 26. 45 a. 3. Mc. 14. 4,b-42a. 4. Mt. 26. 46b-48. 5. Mc. 14. 44b. . 6. Io. 18. 4. 7. Mt. 26. 49-50. 8. Lc. 22. 48b. 9. Mt. 26. 50b. 10. Lc. 21. 52a.
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donc c'est moi que vous cherchez, laissez ceux-là s'en aller. »
C'était afin que cette parole qu'il avait dite fût accomplie : Je n'ai laissé périr aucun de ceux que vous m'avez donnés (1).
En même temps ils s'avancèrent, et, mettant la main sur Jésus, ils l'arrêtèrent (2) ; ceux qui étaient autour de lui, voyant ce qui allait arriver, lui dirent : « Seigneur, frapperons-nous de l'épée (3)? » Alors Simon-Pierre, qui avait une épée, la tira, en frappa un serviteur du grand-prêtre, et lui coupa l'oreille droite : et cet homme s'appelait Malchus; mais Jésus dit à Pierre : « Remettez votre épée dans son fourreau ; ne faut-il pas que je boive le calice que mon Père m'a donné (4) ? tous ceux qui se serviront de l'épée périront par l'épée. Croyez-vous que je ne puisse point prier mon Père, et ne m'enverrait-il pas aussitôt plus de douze légions d'anges? Comment donc s'accompliront les Ecritures d'après lesquelles tout cela doit arriver (5)? » et lui ayant touché l'oreille, il le guérit (6).
Ensuite Jésus dit à cette troupe : « Vous êtes venus avec des épées et des bâtons pour me prendre comme un voleur; cependant j'étais tous les jours assis parmi vous, enseignant dans le temple, et vous ne m'avez pas arrêté', mais c'est ici votre heure et la puissance des ténèbres (8). Cela s'est fait afin que ce que les prophètes ont écrit fût accompli. » Alors les disciples l'abandonnèrent et tous s'enfuirent (9); aussitôt les soldats, le tribun qui les commandait et les gens envoyés par les Juifs, se saisirent de Jésus et le lièrent (10).
Or, il y avait là un jeune homme qui le suivait, couvert seulement d'un suaire ; ils voulurent l'arrêter, mais il leur
1. Io. 18. 4b-9. 2. Mt. 26. 50b. 3. Lc. 22-49. 4. Io. 18, 10-11. 5. Mt. 26. 52b-54. 6. Lc. 22. 51b. 7. Mt 26. 55. 8. Lc. 22. 53b. 9 . Mt. 26. 56. 10. Io. 18. 12.
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laissa le suaire entre les mains et il s'échappa nu du milieu d'eux (1).
Et ils amenèrent Jésus d'abord chez Anne, qui était beau-père de Caïphe, grand-prêtre cette année-là. Or, Caïphe était celui qui avait donné ce conseil aux Juifs, qu'il était expédient qu'un seul homme mourût pour le peuple. Cependant Simon-Pierre suivait Jésus avec un autre disciple, qui, étant connu du grand-prêtre, entra dans la cour de sa maison avec Jésus ; mais Pierre était demeuré dehors, à la porte. L'autre disciple, qui connaissait le grand-prêtre, sortit donc et, ayant parlé à la portière, il le fit entrer. Cette servante, qui gardait la porte, dit donc à Pierre : « N'êtes-vous point (3) aussi, vous, un des disciples de cet homme (2)? » Mais Pierre le renonça, en disant : « Femme, je ne le connais pointa, et je ne sais ce que vous dites (4). »
Or les serviteurs et les officiers du grand-prêtre étaient là auprès du feu, à cause du froid (5), et Pierre s'étant assis auprès (6), se chauffait avec eux (7), pour voir la fin (8).
Cependant le grand-prêtre interrogea Jésus sur ses disciples et sur sa doctrine. Jésus lui répondit : « J'ai parlé publiquement au monde; j'ai toujours enseigné, dans la synagogue et dans le temple, où tous les Juifs s'assemblent, et je n'ai jamais parlé en secret. Pourquoi m'interrogez-vous ? Interrogez ceux qui m'ont entendu, et demandez-leur ce que je leur ai dit. Ceux-là savent ce que j'ai enseigné. » A ces mots, un des gens qui étaient là présents donna un soufflet à Jésus, en lui disant : « Est-ce ainsi que vous répondez au grand-prêtre? » Jésus lui répondit : «Si j'ai mal parlé, faites voir le mal que j'ai dit; mais si j'ai bien parlé, pourquoi me frappez-vous? » (Or Anne l'avait envoyé lié chez Caïphe, le grand-prêtre.)
1. Mc. 14. 51-52. 2. Io. 18. 13-17. 3. Lc. 22. 57. 4. Mc. 14, 68b. 5. Io. ,8. 18a. 6. Lc. 22. 55a. 7. Io. 18-18b. 8. Mt. 26. 58b.
6
Cependant Simon-Pierre se tenait toujours là et se chauffai (1), une servante l'aperçut, elle commença à dire à ceux qui étaient présents (2), comme il était à la porte pour sortir : « Celui-ci était aussi avec Jésus de Nazareth. » Pierre le nia une seconde fois, en disant avec serment : « Je ne connais pas cet homme (3), et un peu après (4) un des serviteurs du grand-prêtre, qui était parent de celui à qui Pierre avait coupé l'oreille, lui dit (5), assurant la même chose : « En vérité, cet homme était aussi avec lui (6), son langage le fait assez connaître (7) ; ne vous ai-je pas vu avec lui dans le jardin (8)? » Alors il se mit à faire des imprécations, et à dire avec serment : « Je ne connais point cet homme dont vous me parlez (9). » Au même instant, comme il parlait encore, le coq chanta. Alors le Seigneur, se retournant, regarda Pierre, et Pierre se souvint de la parole que le Seigneur lui avait dite (10) : « Avant que le coq ait chanté deux fois, vous m'aurez renoncé trois fois (11)» ; et étant sorti, il pleura amèrement (12).
Dès qu'il fut jour, les anciens du peuple, les princes des prêtres et les scribes s'assemblèrent (13); ils cherchaient un faux témoignage contre Jésus pour le faire mourir ; et ils n'en trouvèrent pas, quoique plusieurs faux témoins se fussent présentés (14), mais leurs témoignages ne s'accordaient pas (15). Enfin, il vint deux faux témoins (16), disant : « Nous lui avons entendu dire : Je détruirai ce temple bâti par la main des hommes, et en trois jours j'en rebâtirai un autre, qui ne sera point fait de main d'homme (17). »
Mais Jésus se taisait (18).
Alors le grand-prêtre, se levant au milieu de l'assemblée,
1. Io. 18. 1925. 2. Mc. 14. 69. 3. Mt. 26. 71b. 4. Lc. 22. 58a. 5. Io. 18. 26a. 6. Lc. 22. 59b. 7. Mt. 26. 73b. 8. Io. 18. 26b. 9. Mc. 14. 71. 10. Lc. 22. 60b-61a. 11. Mc. 14. 30. 22. Lc. 22. 62. 13. 66. 14. Mt 26. 39b. Goa. 15. Mc. 14. 59. 16. Mt 26. 20b. 17. Mc. 14. 57b-58. 18. Mt. 26. 63a.
7
interrogea Jésus et lui dit (1) : « Vous ne répondez rien à ce que ceux-ci déposent contre vous (2) ? »
Mais Jésus gardait le silence et ne faisait aucune réponse (3).
Et l'ayant introduit dans leur conseil, ils lui dirent : « Si vous êtes le Christ, dites-le-nous. »
Il leur répondit : « Si je vous le dis, vous ne me croirez point, et si je vous interroge, vous ne me répondrez pas, et vous ne me laisserez point aller (4). »
Et le grand-prêtre lui dit : « Je vous adjure, par le Dieu vivant, de nous dire si vous êtes le Christ, le Fils de Dieu. » Jésus lui répondit : « Vous l'avez dit (5). »
Alors tous lui dirent: « Vous êtes donc le Fils de Dieu ?»
Il leur répondit : « Vous le dites, je le suis (6). Au reste je vous déclare qu'un jour vous verrez le Fils de l'homme assis à la droite de la majesté de Dieu, et venant sur les nuées du ciel (7). »
Aussitôt le grand-prêtre, déchirant ses vêtements, s'écria (8) : « Il a blasphémé (9). »
Et ils criaient : « Qu'avons-nous encore besoin de témoignage, puisque nous l'avons entendu nous-mêmes de sa propre bouche (10) ? Que vous en semble (11)? »
Ils répondirent : « Il mérite la mort (12). »
Et quelques-uns commencèrent à lui cracher au visage et à le frapper (13), ils se jouaient de lui (14), et les valets lui donnaient des soufflets (15), disant : « Christ, prophétise qui est celui qui t'a frappé (16) ? »
Et ils proféraient encore contre lui beaucoup d'autres injures et blasphèmes (17).
1. Mc. 14. 60a. 2. Mt. 26. 62b. 3. Mc. 14. 61a. 4. Lc. 22. 66b-68. 5. Mt. 26. 63b-64a. 6. Lc. 22. 70. 7. Mt. 26. 641). 8. Mc. 14. 63a. 9. Mt. 26. 65b. 10. Lc. 22. 71. 11. Mc. 14. 64b. 12. Mt. 26. 66.b. 13. Mc. 14. 65a. 14. Lc. 22. 63b. 15. Mc. 14. 65b. 16. Mt. 26. 68. 17. Lc. 22. 65.
8
Ils menèrent donc Jésus de la maison de Caïphe au prétoire. Or, c'était le matin (1), et ils le livrèrent à Pilate (2), mais ils n'entrèrent pas dans le prétoire, de peur de devenir impurs, et afin de pouvoir manger la pâque (3).
Or, Jésus parut devant le gouverneur (4) ; et Pilate, étant sorti, vint à eux et leur dit : « De quel crime accusez-vous cet homme ? » Ils lui répondirent : « Si ce n'était pas un malfaiteur, nous ne vous l'aurions pas livré (5). Nous l'avons trouvé pervertissant notre nation, empêchant de payer le tribut à César et se disant Roi et Christ (6). »
Pilate leur dit : « Prenez-le vous-mêmes, et jugez-le selon votre loi ». Mais les Juifs lui répondirent : « Nous n'avons pas le droit de faire mourir personne », afin que la parole que Jésus avait dite fût accomplie, pour marquer de quelle mort il devait mourir.
Pilate rentra donc dans le prétoire, et, ayant fait amener Jésus, lui dit : « Etes-vous le roi des Juifs ? »
Jésus répondit : « Dites-vous cela de vous-même, ou d'autres vous l'ont-ils dit de moi ? »
Pilate lui répliqua : « Est-ce que je suis Juif ? Ceux de votre nation et les princes des prêtres vous ont livré entre mes mains : qu'avez-vous fait ? »
Jésus lui répondit : « Mon royaume n'est pas de ce monde ; si mon royaume était de ce monde, mes sujets ne manqueraient pas de combattre pour que je ne sois point livré aux Juifs ; mais mon royaume n'est point d'ici-bas. »
Pilate lui dit alors : « Vous êtes donc roi ! »
Jésus lui répondit : « Vous le dites ; je suis roi, et c'est pour rendre témoignage à la vérité que je suis né, et que je suis venu dans le monde. Quiconque aime la vérité entend ma voix. »
Pilate lui dit : « Qu'est-ce que la vérité ?
1. Io. 18. 28a. 2. Mc. 15. Ib. 3. Io. 18. 28b. 4. Mt. 27. 11a. 5. Io. 18. 29-39. 6. Lc. 23. 2b.
9
A peine eut-il dit ces paroles qu'il retourna vers les Juifs (1).
Alors Pilate dit aux princes des prêtres et au peuple : Je ne trouve aucun sujet de condamnation en cet homme. »
Mais eux insistaient avec plus de force, et disaient : « Il soulève le peuple, semant sa doctrine par toute la Judée, depuis la Galilée, où il a commencé, jusqu'ici. »
Pilate, entendant nommer la Galilée, demanda s'il était Galiléen ; et quand il eut su qu'il était de la juridiction d'Hérode, il le renvoya à Hérode, qui pour lors se trouvait lui-même à Jérusalem. Hérode fut ravi de voir Jésus, car il le désirait depuis longtemps, d'après tout ce qu'il avait entendu dire de lui, et il espérait lui voir faire quelque prodige. Il lui fit donc un grand nombre de questions ; mais Jésus ne lui faisait aucune réponse.
Cependant les princes des prêtres et les scribes étaient là, qui poursuivaient constamment leur accusation contre lui ; mais Hérode avec sa cour ne le traita qu'avec mépris, et lui ayant fait mettre une robe blanche, il se joua de lui, et le renvoya à Pilate, et dès ce jour, Hérode et Pilate, d'ennemis qu'ils étaient auparavant, devinrent amis.
Or Pilate, ayant assemblé les princes des prêtres, les magistrats et le peuple, leur dit : « Vous m'avez présenté cet homme comme soulevant le peuple ; et vous voyez que je l'ai interrogé devant vous, sans trouver en lui aucun sujet de condamnation sur les chefs dont vous l'accusez. Hérode n'en a point trouvé non plus, car je vous ai renvoyés à lui, et vous êtes témoins qu'il ne l'a reconnu coupable d'aucun crime qui mérite la mort. Je le laisserai donc aller, après l'avoir fait châtier (2). »
Or, les princes des prêtres l'accusaient sur plusieurs
1. Io. 18. 31-38a 2. Lc. 23. 4-18a,
10
chefs (1), et étant accusé par les princes des prêtres et les anciens, il ne répondit rien.
Pilate lui dit alors : « N'entendez-vous pas toutes les accusations dont ils vous chargent ? »
Et il ne lui répondit rien, de sorte que le gouverneur en était tout étonné. Or le gouverneur avait coutume au jour de la fête de Pâques de délivrer au peuple celui des prisonniers qu'il voulait ; et il y en avait alors un fameux, nommé Bar-Abbas. Comme ils étaient donc tous rassemblés, Pilate leur dit (2) : « C'est la coutume parmi vous, qu'à la fête de Pâques je vous relâche un criminel : voulez-vous donc que je relâche le roi des Juifs ? »
Tous alors se remirent à crier, et dirent : « Non, pas celui-là, mais Bar-Abbas. » Or, Bar-Abbas était un voleur (3) qui avait été mis en prison à cause d'une sédition excitée dans la ville, et d'un meurtre qu'il avait commis (4). Et le peuple, étant venu, commença à demander ce qu'il leur accordait toujours. Pilate leur répondit (5) : « Lequel voulez-vous que je vous délivre, Bar-Abbas, ou Jésus qu'on appelle Christ ? » Car il savait bien que c'était par envie qu'ils l'avaient livré. Or, pendant qu'il était assis sur son tribunal, sa femme lui envoya dire : « Ne vous mêlez point dans l'affaire de ce juste, car j'ai aujourd'hui beaucoup souffert dans un songe à cause de lui. »
Mais les princes des prêtres et les anciens persuadèrent au peuple de demander Bar-Abbas.
Pilate leur dit : «Que ferai-je donc de Jésus qu'on appelle
Christ (6) ? »
Ils crièrent de nouveau : « Crucifiez-le (7) ! »
Pilate, qui voulait délivrer Jésus, leur parla de nouveau, mais ils criaient de leur côté : « Crucifiez-le ! crucifiez-le ! »
1. Mc. 15. 3. 2. Mt. 7. 12-17a. 3. Io. 18. 39-40. 4. Lc. 23. 19. 5. Mc. 15. 8-sa. 6. Mt. 27. 17b. 22. 7. Mc. 15. 18.
11
Il leur dit pour la troisième fois : « Mais quel mal a-t-il fait ? Je ne trouve rien en lui qui mérite la mort. Je vais donc le faire châtier, après quoi je le laisserai aller. »
Mais ils redoublaient leurs instances, demandant avec de grands cris qu'il fût crucifié, et leurs clameurs allaient toujours croissant (1).
Pilate (2) leur relâcha, selon leurs désirs, celui qui avait été mis en prison pour un meurtre et une sédition (3), et ayant fait flageller Jésus, il le leur abandonna.
Les soldats du gouverneur emmenèrent ensuite Jésus dans le prétoire, et rassemblant autour de lui toute la cohorte, après lui avoir ôté ses habits, ils le couvrirent d'un manteau d'écarlate (4), et ils entrelacèrent une couronne d'épines, la lui mirent sur la tête (5), et un roseau dans la main droite ; et, fléchissant le genou devant lui, ils se moquaient, et lui disaient : « Je te salue, Roi des Juifs. » Et en lui crachant au visage, ils prenaient son roseau, et lui en donnaient des coups sur la tête (6) ; et ils lui donnaient des soufflets.
Pilate sortit donc de nouveau, et dit aux Juifs : « Voici que je vous l'amène, afin que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun crime. » Jésus sortit donc, portant une couronne d'épines et un manteau d'écarlate ; et Pilate leur dit : « Voilà l'homme. »
Dès qu'ils le virent, les princes des prêtres et leurs serviteurs se mirent à crier, en disant : « Crucifiez-le ! crucifiez-le ! » Pilate leur dit : « Prenez-le, et crucifiez-le vous-mêmes, car pour moi je ne trouve en lui aucun crime. » Les Juifs lui répondirent : « Nous avons une loi, et d'après cette loi il doit mourir, parce qu'il s'est donné pour le Fils de Dieu. »
1. Lc. 23. 20-23. 2. Mc. 15. 15a. 3. Lc. 23. 25a. 4. Mt. 27, 26b-28. 5. Io. 59. 7. 6. Mt. 27. 29b-30.
12
Pilate, entendant ces paroles, fut encore plus effrayé, et, rentrant dans le prétoire, il dit à Jésus : «D'où êtes-vous? Mais Jésus ne lui fit aucune réponse.
Pilate lui dit alors : « Vous ne me parlez point? Ne savez-vous pas que j'ai le pouvoir de vous faire crucifier et que j'ai le pouvoir aussi de vous délivrer ? »
Jésus lui répondit : « Vous n'auriez aucun pouvoir sur moi, s'il ne vous avait été donné d'en haut. Voilà pourquoi celui qui m'a livré entre vos mains est coupable d'un plus grand crime. »
Et depuis ce moment Pilate cherchait à le délivrer, mais les Juifs criaient : « Si vous le délivrez, vous n'êtes point ami de César, car quiconque se fait roi se déclare contre César. »
Alors Pilate, entendant ces cris, fit amener Jésus hors du prétoire, et prit place sur son tribunal, dans le lieu appelé en grec Lithostrotos, et en hébreu Gabbatha. Or, on était à la veille du sabbat de Pâques, vers la sixième heure ; et il dit aux Juifs : « Voilà votre roi. » Mais ils se mirent à crier : « Prenez-le, prenez-le ! Crucifiez-le ! » Pilate leur dit : « Crucifierai-je votre roi ? » Les princes des prêtres lui répondirent : « Nous n'avons pas d'autre roi que
César (1). »
Pilate, voyant qu'il ne gagnait rien, mais que le tumulte croissait de plus en plus, demanda de l'eau, et se lavant les mains devant le peuple, il leur dit : « Je suis innocent du sang de ce juste : c'est vous qui en répondrez. » Et tout le peuple lui répondit : « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants (2). »
Et il le leur abandonna pour être crucifié (3).
Alors Judas, qui l'avait livré, voyant qu'il était condamné, fut touché de repentir ; et reportant aux princes des prêtres
1. Ia. 19 3b. 15 2. Mt. 27. 24-25. 3. Io. 19. 16a
13
et aux sénateurs les trente pièces d'argent, il leur dit : « J'ai péché en livrant le sang innocent » ; mais ils lui répondirent : « Que nous importe ? c'est votre affaire. »
Judas, avant jeté l'argent dans le temple, se retira et alla se pendre ; mais les princes des prêtres, ayant pris cet argent, dirent : « Il n'est pas permis de le mettre dans le trésor, parce que c'est le prix du sang » ; et après avoir délibéré entre eux, ils en achetèrent le champ d'un potier, pour la sépulture des étrangers ; c'est pour cela que ce champ est appelé encore aujourd'hui Haceldama, c'est-à-dire le champ du sang.
Alors fut accomplie cette parole du prophète Jérémie : « Ils ont pris les trente pièces d'argent, pour lesquelles on a vendu celui qui avait été mis à prix par les enfants d'Israël, et ils en ont acheté le champ d'un potier, comme le Seigneur me l'a fait prédire (1). »
Ils s'emparèrent donc de Jésus (2), et l'emmenèrent pour être crucifié (3), et l'ayant chargé de sa croix, ils lui ôtèrent le manteau d'écarlate, et lui remirent ses habits (4).
Or, comme ils sortaient, ils rencontrèrent un homme de Cyrène, nommé Simon (5), père d'Alexandre et de Rufus (6) et le contraignirent de porter la croix de Jésus (7), derrière lui.
Jésus était suivi d'une grande foule de peuple, et de femmes qui pleuraient sur lui avec de grandes marques de douleur. Mais, se tournant vers elles, Jésus leur dit : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants ; car bientôt viendront les jours où l'on dira : Heureuses les femmes stériles, et les entrailles qui n'ont pas enfanté et les mamelles qui n'ont point allaité ; ils commenceront alors à dire aux montagnes : « Tombez sur nous », et aux collines : « Couvrez-
1. Mt. 27. 3. 10. 2. Io. 19. 16b. 3. Mc. 15. 20c. 4. Io. 19. 17a. . 5. Mt. 27. 31b-32a. 6. Mc. 15. 21b. 7. Mt. 27. 32b.
14
« nous. » Car s'ils traitent de la sorte le bots vert, comment le bois sec sera-t-il traité ? »
Il y avait aussi deux criminels qu'on menait avec lui pour être mis à mort.
Lorsqu'ils furent arrivés au lieu qu'on appelle Calvaire (1), en hébreu : Golgotha (2), on y crucifia Jésus ; et les deux voleurs aussi furent crucifiés, l'un à sa droite et l'autre à sa gauche (3). Ainsi fut accomplie cette parole de l'Ecriture : « Et il a été mis au rang des scélérats (4) » ; et ils lui donnèrent à boire du vin mélangé avec de la myrrhe (5), mais il n'en voulut pas boire (6), et n'en prit pas (7).
Après qu'ils eurent crucifié Jésus, les soldats s'emparèrent de ses vêtements, et en firent quatre parts, une pour chacun d'eux. Ils prirent aussi sa tunique, et comme elle était sans couture, et d'un seul tissu depuis le haut jusqu'en bas, ils se dirent entre eux : « Ne la partageons point, mais tirons au sort à qui l'aura. » Afin que cette parole de l'Ecriture fût accomplie : « Ils ont partagé entre eux mes vêtements et ils ont jeté ma robe au sort. » En effet, c'est ce que firent les soldats (8), et, s'étant assis, ils le gardaient (9).
Pilate fit aussi faire une inscription, et la plaça au haut de la croix. On y avait écrit : « JÉSUS DE NAZARETH, ROI DES JUIFS .» Comme le lieu où l'on avait crucifié Jésus était près de la ville, un grand nombre de Juifs lurent cette inscription, qui était écrite en hébreu, ex grec et en latin. Mais les princes des prêtres dirent à Pilate : «Ne mettez pas : Roi des Juifs ; mais qu'il a dit : Je suis le roi des Juifs. » Pilate leur répondit : « Ce qui est écrit est écrit (10). »
Cependant le peuple était là qui regardait (11), et ceux qui passaient le blasphémaient en branlant la tête, et lui
1. Lc. 23. 26b.-33b. 2. Io. 19. 17c. 3. Lc. 23. 33b. 4. Mc. 15. 28. 5. Mc. 15. 23a. 6. Mt. 27. 34b. 7. Mc. 15. 23c. 8. Io. 19. 23-24. 9 Mt. 27. 36. 10. Io. 19. 19-22. 11. Lc. 23-35a
15
disant (1) : « Toi qui détruis le temple et le reconstruis en trois jours (2), sauve-toi toi-même. Si tu es le Fils de Dieu. descends de la croix !»
Les princes des prêtres se moquaient aussi de lui, avec les scribes et les anciens, en disant : « Il a sauvé les autres, il ne peut se sauver lui-même (3) ; qu'il se sauve lui-même; s'il est le Christ, élu de Dieu (4), qu'il descende maintenant de la croix et nous croirons en lui ! Il met sa confiance en Dieu, que Dieu donc, s'il l'aime, le délivre maintenant, car il a dit : « Je suis le Fils de Dieu (5). » Les soldats aussi l'insultaient, et s'approchaient de lui, et lui présentaient du vinaigre, en lui disant : « Si tu es le Roi des Juifs, sauve-toi toi-même (6) ! » Les voleurs qui étaient crucifiés avec lui l'insultaient de même (7). Or l'un des deux voleurs, qui étaient crucifiés avec lui, blasphémait contre lui, en disant : « Si tu es le Christ, sauve-toi toi-même, et nous avec toi. » Mais l'autre, le reprenant, lui disait : « Tu n'as donc pas non plus de crainte de Dieu, toi qui vas mourir du même supplice ? Encore, pour nous, c'est avec justice, puisque nous souffrons la peine due à nos crimes ; mais celui-ci n'a fait aucun mal », et il disait à Jésus : « Seigneur, souvenez-vous de moi quand vous serez entré dans votre royaume. »
Et Jésus lui répondit : « Je vous le dis, en vérité, vous serez aujourd'hui avec moi dans le paradis (8). »
Cependant la mère de Jésus, et la soeur de sa mère, Marie, femme de Cléophas, et Marie-Madeleine, se tenaient debout auprès de sa croix. Jésus ayant donc aperçu sa mère et auprès d'elle le disciple qu'il aimait, dit à sa mère : « Femme, voilà votre fils. » Puis il dit au disciple : « Voilà votre mère. » Et depuis ce moment, le disciple la recueillit dans sa maison (9).
Or, depuis la sixième heure les ténèbres couvrirent toute
1. Mt. 27. 39-40a. 2. Mc. 15. 29b. 3. Mt. 17. 40b. 42a. 4. Lc. 23. 35b. 5. Mt. 27. 42b-43. 6. Lc. 23. 36-37. 7. Mt. 27. 44. 8. Lc. 23. 39-43. 9. Io. 19. 25-27.
16
la terre (1), jusqu'à la neuvième heure, le soleil s'obscurcit (2), et à la neuvième heure, Jésus jeta un grand cri, en disant : « Eloï, Eloï, lamina sabacthani ? », c'est-à-dire : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné (3) ? » Quelques-uns de ceux qui étaient là l'entendirent, et ils disaient : « Il appelle Elie (4). »
Ensuite Jésus, voyant que tout était accompli, afin de réaliser encore une parole de l'Ecriture, dit : « J'ai soif ! » Et comme il y avait là un vase plein de vinaigre (5), aussitôt l'un des soldats courut en emplir une éponge (6), et, l'ayant mise au bout d'un roseau, il la lui présenta (7) ; après que Jésus eut pris le vinaigre, il dit : « Tout est consommé (8) », mais les autres disaient : « Attendez, voyons si Elie viendra le délivrer (9) », et Jésus cria : « Père, pardonnez-leur, ils ne savent ce qu'ils font (10). » Alors Jésus jeta un grand cri et dit : « Père, je remets mon âme entre vos mains. » Et ayant dit cela (11), il inclina la tête et rendit l'esprit (12).
En même temps le voile du temple se déchira en deux, depuis le haut jusqu'en bas, la terre trembla, les roches se fendirent, les tombeaux s'ouvrirent et plusieurs corps des saints qui étaient morts ressuscitèrent ; et sortant de leurs tombeaux après sa résurrection, ils vinrent dans la ville sainte et apparurent à plusieurs. Le centurion et ceux qui étaient avec lui pour garder Jésus, ayant vu le tremblement de terre et tout ce qui se passait, furent saisis d'une extrême frayeur (13) ; ils glorifiaient Dieu en disant : « Certainement, cet homme était un juste (14), il était vraiment le Fils de Dieu (15) »; et toute la multitude de ceux qui avaient été témoins de ce spectacle, et qui considéraient tout ce qui arrivait, s'en retournaient en se frappant la poitrine (16)
1. Mt. 27. 45a. 2. Lc. 23. 44c-45a. 3. Mc. 15. 34. 4. Mt. 27. 47. 5. lo. 19. 2829a. 6. Mt. 27. 48a. 7. Mc. 15. 36b. 8. Io. 19. 30a. 9. Mt 37. 49. 10. Lc. 23. 34a. 11. Lc. 23. 46a. 12. Io. 19. 30b. 13. Mt. 27. 51. 54a. 14, Lc., 23. 15. Mt. 27. 54b. 16. Lc. 23. 48.
17
Comme c'était la veille du sabbat, et que ce sabbat était fort solennel, afin que les corps ne demeurassent pas sur la croix pendant ce jour, les Juifs prièrent Pilate de leur faire rompre les jambes et de les faire enlever. Il vint donc des soldats qui rompirent les jambes au premier, et à l'autre qu'on avait crucifié avec Jésus ; puis, étant venus à Jésus, et le voyant déjà mort, ils ne lui rompirent pas les jambes; mais l'un deux lui ouvrit le côté d'un coup de lance ; et aussitôt il en sortit du sang et de l'eau.
Celui qui l'a vu en rend témoignage, et son témoignage est véritable ; et il sait qu'il dit la vérité afin que vous aussi vous croyiez, car tout cela s'est ainsi fait afin que cette parole de l'Ecriture fût accomplie : « Vous ne briserez aucun de ses os » ; et cette autre parole qui est encore écrite : « Ils verront celui qu'ils ont percé (1). »
Tous ses amis, et les femmes qui l'avaient suivi de la Galilée (2) et qui avaient eu soin de lui (3), parmi lesquelles étaient Marie-Madeleine (4), et Marie, mère de Jacques le Mineur et de Joseph (5), et la mère des fils de Zébédée (6), et Salomé (7), et plusieurs autres qui étaient venues avec lui à Jérusalem (8), se tenaient à l'écart et regardaient ce qui se passait (9). Le soir étant venu, comme c'était le jour de la préparation et la veille du sabbat (10), il se trouvait un décurion nommé Joseph, homme juste et vertueux (11) qui était disciple de Jésus, mais disciple caché, parce qu'il craignait les Juifs (12), et qu'il n'avait point consenti au dessein des autres, ni à ce qu'ils avaient fait (il était d'Arimathie, ville de Judée, et de ceux qui attendaient le royaume de Dieu (13)), alla hardiment trouver Pilate, et lui demanda le corps de Jésus. Pilate, étonné qu'il fût mort si tôt, fit venir le centurion, et lui demanda s'il était déjà mort, et le centurion l'en ayant
1. Io. 19. 3137. 2. Lc. 23. 49a. 3. Mc. 15. 41b. 4. Mt. 27. 56a. 5. Mc. 15. 40b. 6. Mt 27. 56c. 7. Mc. 15. 40c. 8. Mc. 15. 41c. 9. Lc. 23. 49e. 10. Mc. 15. 42. 11. Lc. 23. 50. 12. 10. 19. 38b. 13. Lc. 23. 51.
18
assuré (1), Pilate ordonna de le remettre (2) à Joseph ; ayant acheté un linceul celui-ci vint et enleva le corps de Jésus.
Ils prirent donc le corps de Jésus, et l'enveloppèrent de linges avec les aromates selon la manière d'ensevelir qui est en usage parmi les Juifs.
Or, il y avait un jardin au lieu où il avait été crucifié ; et dans ce jardin un sépulcre nouvellement fait, où personne n'avait encore été mis ; comme donc c'était la veille du sabbat des Juifs, et que ce sépulcre était proche, ils y déposèrent Jésus (4). Et ayant roulé une grande pierre à l'entrée du sépulcre, Joseph se retira (5).
1. Mc. 15. 43b. 45a. 2. Mt. 27. 28b. 3. Mc. 15. 46a. 4. Io 19. 38b. 42. 5. Mt. 27. 60b.
Pendant les premières années qui suivirent la mort de Jésus, un grand nombre de convertis, appartenant à toutes les classes de la société juive et même au sacerdoce, portèrent l'Eglise de Jérusalem à un haut point de faveur dans la ville ; par leur assiduité au temple, leur étroite observance de la loi, les fidèles étaient un sujet d'édification pour le peuple. Tout fut changé le jour où l'on soupçonna chez ceux en qui l'on ne voyait que des pharisiens plus parfaits que les autres, l'intention de soustraire la foi nouvelle à l'autorité de la Synagogue. L'introduction e', es diacres hellénistes dans la hiérarchie précipita les événements. Parmi les apôtres nul ne songeait alors à détacher l'Eglise du tronc sur lequel Jésus l'avait entée. Moins subjugués par les grands souvenirs du passé, les hellénistes avaient compris les premiers certaines paroles du Maître qui annonçaient la séparation des deux Testaments. Le diacre Etienne provoqua un éclat terrible. On ne sait trop quel personnage il était autrefois, l'histoire ne commence pour lui qu'au moment de son élection. Dès lors, son zèle le portait à prêcher beaucoup, et son talent lui amenait des auditoires nombreux. Il soutenait la dispute contre les habitués de la synagogue des Libertini ou affranchis de Rome, des gens de Cyrène, d'Alexandrie, de Cilicie, d'Ephèse, et l'on s'animait fort à ces disputes, dont le sujet était le caractère messianique de Jésus, le crime de ceux qui l'avaient fait mourir, et de tous les Juifs qui refusaient de le reconnaître
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pour le Messie. Les autorités juives résolurent de perdre ce prédicateur ; elles profitèrent d'un gouvernement intérimaire de Marcellus pour entrer en possession de leurs droits méconnus par les procurateurs. La mort de Tibère et l'éloignement du légat de Syrie poussaient à hâter une entreprise qui rendait au Sanhédrin son autonomie d'autrefois. Des témoins furent apostés pour surprendre dans les discours d'Etienne quelque parole contre Moïse ; ayant trouvé ce qu'ils étaient venus chercher, ils se répandirent dans la ville, répétant qu'Etienne avait proféré des blasphèmes contre Moïse et contre Dieu.
[Actes des Apôtres, chap. VI, verset 12, au chap. VIII, verset 2.] Voy. FOUARD, Saint Pierre, ch. IV ; BEURLIER, Les Juifs et l'Eglise de Jérusalem dans la Revue d'Histoire et de Littérature religieuses (1897), t. II, p. I suiv.
Ils émurent donc le peuple, les anciens et les scribes et se jetant sur [Etienne], ils l'enlevèrent et l'amenèrent devant le conseil; ils produisirent même de faux témoins contre lui, qui dirent : « Cet homme ne cesse de parler contre le lieu saint et la Loi, car nous lui avons entendu dire que Jésus de Nazareth détruira ce lieu et changera les traditions que Moïse nous a laissées. »
Alors tous ceux qui étaient assis dans le conseil arrêtèrent les yeux sur lui, et crurent voir le visage d'un ange.
Le pontife demande à Etienne si ces accusations sont vraies. Celui-ci répondit : « Mes frères et mes pères, écoutez ! Le Dieu de gloire apparut à notre père Abraham quand il était en Mésopotamie, avant qu'il s'établît à Charan, et il lui dit : « Sors de ton pays et de ta parenté, et « viens dans la terre que je te montrerai. » Alors, sortant du pays des Chaldéens, il habita à Charan. Et après la mort de son père, Dieu le fit passer dans cette terre que vous habitez aujourd'hui, où il ne lui donna aucun héritage, pas même où poser le pied, mais il promit de lui en donner la possession et, après lui, à sa postérité, alors qu'il n'avait point encore d'enfant, et Dieu lui prédit que ses descendants iraient demeurer dans un pays étranger, qu'ils y seraient réduits en servitude et qu'on les y traiterait avec dureté pendant quatre cents ans ; mais Dieu ajouta : « J'exercerai mes jugements sur la nation qui les aura rendus esclaves, ensuite ils sortiront de là, et me serviront dans cette terre. »
« Depuis il contracta avec lui l'alliance de la circoncision, et ainsi Abraham, ayant engendré Isaac, le circoncit le huitième jour. Isaac circoncit Jacob, et Jacob les douze patriarches. Les patriarches, poussés par l'envie, vendirent Joseph pour être mené en Egypte ; mais Dieu, qui était avec lui, le délivra de toutes ses afflictions, et par ta sagesse qu'il lui donna, le rendit agréable au Pharaon, roi d'Egypte, qui l'établit gouverneur de l'Egypte et de toute sa maison. En ce temps survinrent une famine et une grande désolation dans toute l'Egypte et dans le pays de Chanaan, en sorte que nos pères n'avaient pas de quoi vivre. Jacob apprit qu'il y avait du blé en Egypte, il envoya une première fois nos pères, puis une seconde fois, et ils reconnurent Joseph, et sa race fut découverte au Pharaon. Alors Joseph envoya un message à Jacob son père, et le fit venir avec toute sa parenté, qui était de soixante-quinze personnes. Jacob donc descendit en Egypte. Après leur mort, Jacob et nos pères furent transférés à Sichem, et déposés dans le sépulcre qu'Abraham avait acheté à prix d'argent des enfants d'Hémor, fils de Sichem.
« Le temps de la promesse que Dieu avait faite à Abraham s'approchant, le peuple s'augmenta et se multiplia dans l'Egypte, jusqu'à ce que Pharaon eût pour successeur un prince qui ne connaissait pas Joseph. Ce roi, usant d'un artifice pervers contre notre nation, affligea nos pères, en
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les obligeant d'exposer leurs enfants, afin d'en perdre toute la race. Moïse naquit pendant ce temps-là et fut aimé de Dieu, on le nourrit pendant trois mois dans la maison de son père, et puis on l'exposa ; la fille du Pharaon l'emporta, et l'éleva comme son fils. Il fut instruit dans toute la sagesse des Egyptiens, et devint puissant en paroles et en oeuvres. A l'âge de quarante ans, il eut la pensée d'aller visiter les enfants d'Israël ses frères ; or, il en vit un qui était maltraité ; il le défendit, et pour le venger, tua l'Egyptien qui lui avait fait outrage. Il croyait que ses frères comprendraient que Dieu les voulait mettre en liberté par son moyen ; mais ils ne le comprirent pas. Le lendemain, il se trouva présent lorsque deux Hébreux se querellaient, et les voulant mettre d'accord, il leur dit : « hommes, vous êtes frères, pourquoi vous faites-vous injure l'un à l'autre ? » Mais celui qui avait tort l'écarta en disant . « Qui vous a établi prince et juge sur nous ? Ne voudriez-vous point aussi me tuer, comme vous tuâtes hier cet Egyptien ?» Cette parole fit résoudre Moïse à s'enfuir; il alla demeurer comme étranger dans le pays Ce Madian, où il eut deux fils.
Quarante ans après, un ange lui apparut dans les déserts de la montagne de Sina, dans la flamme d'un buisson qui était tout en feu. Etonné de ce spectacle, Moïse s'approcha pour considérer ce que c'était, et entendit la voix du Seigneur qui lui dit : « Je suis le Dieu de vos pères, le « Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob. » Moïse fut si effrayé qu'il n'osait considérer ce feu, mais le Seigneur lui dit : « Otez vos souliers de vos pieds, parce quele lieu où vous êtes est une terre sainte. J'ai vu l'affliction de mon peuple qui est en Egypte ; j'ai entendu ses gémissements, et je suis descendu pour l'en tirer : venez donc maintenant, afin que je vous envoie en Egypte. »
« Ce Moïse qu'ils écartèrent, en disant : « Qui vous a établi prince et juge », c'est celui-là même que Dieu leur envoya pour être leur prince et leur libérateur, sous la
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conduite de l'ange qui lui apparut dans le buisson, c'est lui qui les retira de la servitude en faisant des prodiges et des miracles clans l'Egypte, dans la mer Rouge, et dans le désert pendant quarante ans. C'est ce Moïse qui dit aux enfants d'Israël : « Dieu vous suscitera d'entre vos frères un prophète semblable à moi ; c'est lui que vous devez écouter. » C'est ce même Moïse qui fut avec toute l'assemblée du peuple dans le désert, avec l'ange qui lui parlait sur la montagne de Sinaï, et avec nos pères, et qui reçut les paroles de vie pour nous les donner. C'est lui que nos pères ne voulurent point écouter, mais qu'ils rejetèrent, retournant de coeur en Egypte, en disant à Aaron : « Faites-nous des dieux qui marchent devant nous, car pour ce Moïse qui nous a tirés du pays d'Egypte, nous ne savons ce qu'il est devenu. » Alors ils fondirent un veau et sacrifièrent à l'idole, et mirent leur joie dans cet ouvrage de leurs mains, mais Dieu se détourna d'eux et les abandonna jusqu'à leur laisser adorer les étoiles du ciel, ainsi qu'il est écrit dans les livres des prophètes : « Maison d'Israël, m'avez-vous offert des victimes, des hosties dans le désert pendant quarante ans ? Non ! mais vous avez élevé le tabernacle de Moloch et l'astre de votre dieu Rempham, qui sont des figures que vous avez faites pour les adorer : c'est pourquoi je vous transporterai au delà de Babylone. »
« Nos pères eurent avec eux le tabernacle du témoignage dans le désert, ainsi que Dieu le leur avait ordonné, en disant à Moïse de le construire selon le modèle qu'il lui avait fait voir. Aussi nos pères le reçurent et le portèrent du temps de Josué dans la terre qui avait été possédée par les peuples que Dieu chassa devant eux ; et il y fut jusqu'au temps de David. Comme il était agréable à Dieu, celui-ci lui demanda de pouvoir bâtir une maison au Dieu de Jacob ; mais ce fut Salomon qui édifia le temple, quoique le Très-Haut n'habite point dans les temples faits de la main des hommes, selon la parole du Prophète : « Le ciel est mon trône, et la
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terre l'appui de mes pieds. » « Quelle maison m'édifiez-vous, dit le Seigneur, ou quel sera le lieu de mon repos ? N'est-ce pas ma main qui a fait toutes ces choses ? »
« O hommes, à la tête dure, incirconcis de coeur et d'oreilles, vous résistez toujours au Saint-Esprit, et vous êtes tels que vos pères ont été ! Quel est le prophète que vos pères n'aient point persécuté ? Ils ont tué ceux qui prédisaient l'avènement du juste que vous venez de trahir et de mettre à mort, vous qui avez reçu la loi par le ministère des anges, et qu,i ne l'avez point gardée. »
Ces paroles les remplirent d'une rage qui leur déchirait le coeur et ils grinçaient les dents contre Etienne ; mais lui, rempli du Saint-Esprit, leva les yeux au ciel, vit la gloire de Dieu, et Jésus debout à la droite du Père, et dit : « Je vois les cieux ouverts et le Fils de l'homme qui est debout à la droite de Dieu. »
Alors ils poussèrent de grands cris en se bouchant les oreilles et se jetèrent avec impétuosité sur lui, et le traînèrent hors de la ville, où ils le lapidèrent ; les témoins déposèrent leurs vêtements aux pieds d'un jeune homme qui s'appelait Saut. Pendant qu'on le lapidait, Etienne invoquait Dieu en disant : « Seigneur Jésus, recevez mon esprit », et il se mit à genoux, éleva la voix et dit : « Seigneur, ne leur imputez point ce péché ! »
Et après avoir dit cette parole, il s'endormit dans le Seigneur.
Cependant quelques hommes qui craignaient Dieu prirent soin d'ensevelir le corps d'Etienne et conduisirent ses funérailles avec un grand deuil.
La rivalité politique qui séparait les familles illustrées par le souverain pontificat se traduisait par des iniquités destinées à détourner pour un temps la faveur du peuple au profit du parti victorieux. Les translations du pouvoir de la famille de Hanap à celle de Boëthus amenaient de nouvelles concessions au goût populaire, qui, en ce temps, à Jérusalem, était tourné aux disputes religieuses. Hérode Agrippa devint, par l'entraînement de cet état de choses, un violent persécuteur. Quelque temps avant la Pàque de l'an 44, il fit couper la tête à l'apôtre Jacques, fils de Zébédée, frère de Jean. L'exécution ne paraît pas avoir été ordonnée par le Sanhédrin, mais par Hérode lui-même, qui jouissait du ius gladii, ou croit de faire mourir par le glaive. C'était la répétition de ce qui s'était passé pour Jean-Baptiste. Les circonstances de ce martyre sont inconnues, à la réserve d'un seul trait qui nous a été conservé par Clément d'Alexandrie.
Eusèbe, Hist. ecclés., livre II, ch. IX. BOLL., Julii VI, 5-47, 69-114. Anal. Boll. (1885), IV, app. 467-8.
Dans le même temps, c'est-à-dire sous le règne de l'empereur Claude, le roi Hérode entreprit de persécuter
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quelques membres de l'Eglise, et fit périr par le glaive Jacques, frère de Jean. Dans le septième livre de ses Institutions, Clément rapporte du même Jacques une chose tout à fait digne de mémoire, qu'il avait apprise des anciens. Il dit donc que celui qui avait mis Jacques en jugement, voyant avec quelle liberté il confessait la foi du Christ, fut touché de sa constance, et confessa lui-même qu'il était chrétien. Ils furent, dit-il, l'un et l'autre conduits ensemble au supplice. Dans le trajet. cet homme ayant prié Jacques de lui pardonner, l'apôtre s'arrêta un instant, puis il lui dit en l'embrassant : « La paix soit avec toi. » Et ils furent ainsi tous deux décapités en même temps.
Jacques fut sacrifié à la haine d'Anne le Jeune, cinquième fils d'Anne, le grand-prêtre qui avait contribué plus que personne à la mort de Jésus, et grand-prêtre lui-même. Nanan le Jeune ou Anne était un homme hautain, dur, audacieux. C'était la fleur du sadducéisme, la complète expression de cette secte cruelle et inhumaine, toujours portée à rendre l'exercice de l'autorité insupportable et odieux. Jacques, frère du Seigneur, était connu dans Jérusalem comme un âpre défenseur des pauvres, et un prophète à la façon antique, on l'avait surnommé le Juste et il se montrait un des plus exacts observateurs qu'il y eût alors de la Loi. On avait une grande admiration pour ce vieillard (il avait, dit-on, quatre-vingt-seize ans quand il mourut), qui pratiquait la vie des ascètes dans toute sa rigueur : abstinence des nazirs, abstention de tout breuvage enivrant et de la chair des animaux, ne coupant jamais ses cheveux, s'interdisant les onctions et les bains, ne portant jamais de sandales ni d'habits de laine et se vêtissant de simple toile. On le voyait toujours prosterné dans le temple. Ses genoux avaient contracté des talus comme ceux des chameaux. Hanap résolut sa mort.
BOLL., ACTA SS. I mai. KOESSING, Dissertatio de anno quo mortem obierit Jacobus frater Domini, 1857. LUCHINI, Atti sinceri (1777), pp. 991-6. RUINART, Acta Martyr. sinc. (1689), 1-5. RENAN, Origines du Christianisme, passim. Voyez l'Index général; pp. 120 et suiv. Avec les réserves ordinaires quand il s'agit de cet auteur. STILTING, S. J., dans ACTA SS.
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Dissertatio de fratribus Domini Jacobo, Josepho, Juda et Simone qua quaritur an allas ex illis fuerit inter XII Apostolos (1757), septemb. VI, p. I-XXII. TILLEMONT, Mém. h. e. (1693), I, 365-83 ; 610-639, app. (19 p). MOMBERT, James the son of Alphaeus and James the brother of the Lord are they identical ? dans Princet. Rev. (1865), XXXVII, 1. SCHAF, Das Verhaeltniss des Jacobus Bruders des Kern Zu Jakobus Alphai (1843), 8°, 99 pp. De plus on peut consulter les introductions aux nombreux commentaires à l'épître qu'il a écrite. Le récit que l'on donne ici est un fragment conservé par EUSÈBE, Hist. eccl., II, 23, du livre V des HYPOMNEMATA d'Hégésippe, auteur de la seconde moitié de second siècle (vers 180), sorte de touriste primitif, qui circulait dans les diverses églises dont il recueillait sur place les traditions
Jacques, frère du Seigneur, qui depuis les temps du Christ Jésus jusqu'à nos jours a reçu le surnom de Juste, exerça, en même temps que les autres Apôtres, le gouvernement de l'Eglise. Plusieurs, il est vrai, ont porté ce nom de Jacques ; mais celui-ci fut sanctifié dès le sein de sa mère. Il ne but jamais de vin ni de boisson fermentée, s'abstint de la chair des animaux, ne coupa jamais ses cheveux, s'interdit les onctions et les bains. Seul entre tous, il jouissait du droit d'entrer dans le té'mple jusque dans le « Saint ». Son vêtement était de toile, jamais il ne portait de tissu de laine. Il avait coutume de pénétrer dans le temple et d'y prier longtemps agenouillé, pour obtenir le pardon des péchés du peuple, à tel point que, par suite de ces longues stations, ses genoux avaient pris des calus comme on en voit aux chameaux. A cause de sa vertu éclatante on lui donna le nom de Juste et de Oblias, c'est-à-dire u rempart du peuple », suivant ce qu'avaient prédit les prophètes à son sujet.
Plusieurs sectaires des sept hérésies juives lui demandèrent
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à quoi servait Jésus. Il répondit que Jésus était le Sauveur. Là-dessus, plusieurs d'entre eux confessèrent que Jésus était le Christ.
Ces sectaires niaient la résurrection, le second avènement du Christ dans lequel il doit rendre à chacun selon ses oeuvres; tous ceux d'entre eux qui crurent Jacques, crurent les oeuvres de Jacques. Mais comme un grand nombre et jusqu'aux plus signalés se mettaient à croire les Juifs, les scribes et les pharisiens commencèrent à s'agiter, disant qu'il s'en fallait de bien peu que tout le peuple ne crût que Jésus était le Christ.
Ils s'assemblèrent donc auprès de Jacques et lui dirent : « Nous t'exhortons à t'opposer à la folie du peuple, qui s'égare en allant vers Jésus comme s'il était le Christ. Persuade donc à tous ceux qui se trouvent ici à cause des fêtes de Pâques de ne penser de Jésus que ce qui est conforme à la vérité. Tous nous avons pleine confiance en toi, et souscrivons au jugement du peuple, que tu es un homme d'une justice éprouvée, qui ne fais acception de personne. Par conséquent détourne le peuple de son erreur au sujet de Jésus, car il t'obéit volontiers, comme nous-mêmes d'ailleurs. Monte sur la plate-forme du temple, afin que l'élévation du lieu te permette d'être vu et entendu par tous, car la solennité de Pâques a attiré toutes les tribus et une grande quantité de gentils. »
Après cela les mêmes scribes et pharisiens transportèrent Jacques sur la plate-forme du temple et lui adressèrent ces paroles : « O Juste, en qui nous tous avons pleine confiance, puisque tout le peuple est abusé par sa foi au crucifié Jésus, apprends-nous à quoi sert ce Jésus pendu à une croix. »
Alors Jacques haussa la voix et répondit : « Pourquoi m'interrogez-vous au sujet de Jésus le Fils de l'homme ? Il est assis dans le ciel à la droite du Tout-Puissant, et il viendra sur les nuées du ciel. »
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Et un grand nombre, affermis par le témoignage de Jacques, se mirent à rendre gloire à Jésus et dirent : « Hosanna au fils de David ! » Alors les scribes et les pharisiens présents se concertèrent. « Nous avons mal fait, dirent-ils, de procurer ce témoignage à Jésus ; montons donc, jetons-le en bas, afin que les spectateurs terrifiés cessent de se confier à lui. »
Alors ils vocifèrent et disent : « Oh ! oh ! le Juste lui-même qui s'abuse ! »
Ainsi furent accomplies ces paroles du prophète Isaïe : « Enlevons du milieu de nous le Juste qui nous est à charge, c'est pourquoi ils mangeront le fruit de leurs mains. » Et tout aussitôt ils montèrent sur la plate-forme et le précipitèrent en bas, et se dirent entre eux : « Lapidons Jacques le Juste. » Il se mirent donc à lui lancer des pierres, car il n'était pas mort de la chute, mais il priait agenouillé ainsi et disait : « Seigneur et Dieu le Père, je te prie de leur pardonner, ils ne savent pas ce qu'ils font. » Et comme ils l'accablaient de pierres, un homme de race sacerdotale, fils de Rechab, Rechabite (famille dont parle Jérémie), leur cria : « Arrêtez ! Que faites-vous ? Le Juste prie pour nous ». Mais l'un d'eux, foulon de son métier, lui cassa la tête avec le bâton qui lui servait à apprêter les étoffes.
Tel fut le martyre de Jacques ; il fut enterré sur la place même, et le monument qui le recouvre se voit encore près du temple.
Jacques fut devant les Juifs et les gentils un témoin inébranlable de la divinité de Jésus. Le siège de Jérusalem par Vespasien et la captivité de Juifs suivirent sa mort de près.
Le 59 juillet 64, commença l'incendie de Rome, qui dura neuf jours. Quand il fut éteint, une immense population réduite au plus complet dénuement s'entassa aux enviions du Champ de Mars, où Néron fit dresser des baraques et distribuer du pain et des vivres. D'ordinaire, ces oisifs acclamaient l'empereur; maintenant qu'ils avaient faim, ils le haïrent. Des accusations persistantes poursuivaient le pitre impérial. On savait qu'il était venu d'Antium pour jouir de l'effroyable spectacle dont la sublime horreur le transportait; on racontait même, ou du moins on insinuait, que lui-même avait ordonné ce spectacle, tel qu'on n'en avait jamais vu de pareil. Les accusations se haussaient jusqu'à la menace. Néron, qui le sut, essaya de détourner les soupçons en jetant à la foule un nom et une proie. Il y en avait un tout trouvé. En brûlant Rome, Néron avait blessé au vif les préjugés tenaces d'un peuple conservateur au plus haut degré de ses monuments religieux. Toute la friperie liturgique du paganisme, trophées, ex-votos, dépouilles opimes, pénates, tout le matériel religieux du culte avait flambé. L'horreur avait sa source dans le sentiment très vif de la religion et de la patrie outragées. Or il y avait, à Rome même, un groupe de population que son irréductible protestation contre les dieux de l'empire signalait à tous, c'était la colonie juive ; une circonstance semblait accablante contre eux dans l'enquête sur la responsabilité des récents désastres. Le feu avait pris dans les échoppes du Grand-Cirque, occupées par des marchands orientaux, parmi lesquels étaient beaucoup de
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Juifs. Mais il avait épargné la région de la porte Capène et le Transtevère, dont les Juifs formaient presque exclusivement la population. Ils n'avaient donc souffert quelque dommage qu'au Champ de Mars. De là à inculper les Juifs il y avait peu à faire, cependant ils échappèrent ; c'est que Néron était entouré de Juifs : Tibère Alexandre et Poppée étaient au plus haut point de leur faveur ; dans un rang inférieur, des esclaves, des actrices, des mimes, tous juifs et fort choyés. Est-ce trop s'avancer, que d'attribuer à ce groupe l'odieux d'avoir fait tomber sur les chrétiens la vengeance menaçante? Il faut se rappeler l'atroce jalousie que les Juifs nourrissaient contre les chrétiens, et si on la rapproche « de ce fait incontestable que les Juifs, avant la destruction de Jérusalem, furent les vrais persécuteurs des chrétiens et ne négligèrent rien pour les faire disparaître », on y trouvera le commentaire authentique d'un mot de saint Clément Romain, qui, faisant allusion aux massacres de chrétiens ordonnés par Néron, les attribue « à la jalousie, dia Zelon ».
Quand la rumeur se répandit, à l'aide de ce que nous appellerions aujourd'hui « la pression officielle », on fut surpris de la multitude de ceux qui suivaient la doctrine du Christ, laquelle n'était autre chose, aux yeux du plus grand nombre, qu'un schisme juif. Les gens sensés trouvèrent l'artifice pitoyable; l'accusation d'incendie portée contre ces pauvres gens ne tenait pas debout; « leur vrai crime, disait-on, c'est la haine du genre humain ».
Néanmoins on ne s'apitoya pas longtemps, car on allait s'amuser. En effet, les jeux que l'on donna dépassèrent en horreur tout ce que l'on avait jamais vu. Tacite et le pape saint Clément nous ont laissé quelques traits de ces jeux, qui durèrent peut-être plusieurs jours; nous donnons plus loin leurs trop courts récits, dont la brièveté ne peut se passer du commentaire que l'on va lire.
« A la barbarie des supplices, cette fois, on ajouta la dérision. Les victimes furent gardées pour une fête, à laquelle on donna sans doute un caractère expiatoire. Rome compta peu de journées aussi extraordinaires. Le ludus matutinus, consacré aux combats d'animaux, vit un défilé inouï. Les condamnés, couverts de peaux de bêtes fauves, furent lancés dans l'arène, où on
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les fit déchirer par des chiens ; d'autres furent crucifiés ; d'autres, enfin, revêtus de tuniques trempées dans l'huile, la poix ou la résine, se virent attachés à des poteaux et réservés pour éclairer la fête de nuit. Quand le jour baissa, on alluma ces flambeaux vivants. Néron offrit pour le spectacle les magnifiques jardins qu'il possédait au delà du Tibre et qui occupaient l'emplacement actuel du Borgo, de la place et de l'église de Saint-Pierre. Il s'y trouvait un cirque, commencé par Caligula, continué par Claude, et dont un obélisque, tiré d'Héliopolis (celui-là même qui marque de nos jours le centre de la place Saint-Pierre), était la borne. Cet endroit avait déjà vu des massacres aux flambeaux. Caligula, en se promenant, y fit décapiter, à la lueur des torches, un certain nombre de personnages consulaires, de sénateurs et de clames romaines. L'idée de remplacer les falots par des corps humains, imprégnés de substancesinflammables, put paraître ingénieuse. Comme supplice, cette façon de brûler vif n'était pas neuve; mais on n'en avait jamais fait un système d'illumination. A la clarté de ces hideuses torches, Néron, qui avait mis à la mode les courses du soir, se montra dans l'arène, tantôt mêlé au peuple en habit de jockey, tantôt conduisant son char et recherchant les applaudissements. Il y eut pourtant quelques signes de compassion. Même ceux qui croyaient à la culpabilité des chrétiens et qui avouaient qu'ils avaient mérité le dernier supplice eurent horreur de ces cruels plaisirs. Les hommes sages eussent voulu qu'on fit seulement ce qu'exigeait l'utilité publique, qu'on purgeât la ville d'hommes dangereux, mais qu'on n'eût pas l'air de sacrifier des criminels à la férocité d'un seul.
« Des femmes, des vierges furent mêlées à ces jeux horribles. On se fit une fête des indignités sans nom qu'elles souffrirent. L'usage s'était établi, sous Néron, de faire jouer aux condamnés, dans l'amphithéâtre. des rôles mythologiques entraînant la mort de l'acteur. Ces hideux opéras, où la science des machines atteignait à des effets prodigieux, étaient chose nouvelle ; la Grèce eût été surprise si on lui eût suggéré une pareille tentative pour appliquer la férocité à l'esthétique, pour faire de l'art avec la torture. Le malheureux était introduit dans l'arène, costumé en dieu ou en héros voué à la mort, puis
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représentait, par son supplice, quelque scène tragique des fables consacrées par les sculpteurs et les poètes. Tantôt c'était Hercule furieux brûlé sur le mont Oeta, arrachant de dessus sa peau la tunique de poix enflammée ; tantôt Orphée mis eu pièces par un ours, Dédale précipité du ciel et dévoré par les bêtes, Pasiphaé subissant les étreintes du taureau, Atys meurtri ; quelquefois c'étaient d'horribles mascarades, où les hommes étaient accoutrés en prêtres de Saturne, le manteau rouge sur le dos, les femmes en prêtresses de Cérès, portant les bandelettes au front ; d'autres fois enfin, des pièces dramatiques, au courant desquelles le héros était réellement mis à mort, comme Lauréolus, ou bien des représentations d'actes tragiques, comme celui de Mucius Scaevola. A la fin, Mercure, avec une verge de fer rougie au feu, touchait chaque cadavre pour voir s'il remuait; des valets masqués, représentant Pluton ou l'Orcus, traînaient les morts par les pieds, assommant avec des maillets tout ce qui palpitait encore.
« Les dames chrétiennes les plus respectables durent se prêter à ces monstruosités. Les unes jouèrent le rôle des Danaïdes, les autres celui de Dircé. Il est difficile de dire en quoi la fable des Danaïdes pouvait fournir un tableau sanglant. Le supplice que toute la tradition mythologique attribue à ces femmes coupables, et dans lequel on les représentait, n'était pas assez cruel pour suffire aux plaisirs de Néron et des habitués de son amphithéâtre. Peut-être défilèrent-elles portant des urnes et reçurent-elles le coup fatal d'un acteur figurant Lyncée. Peut-être vit-on Amymone, l'une des Danaïdes, poursuivie par un satyre et violée par Neptune. Peut-être enfin ces malheureuses traversèrent-elles successivement devant les spectateurs la série des supplices du Tartare et moururent-elles après des heures de tourments.
« Quant aux supplices des Dircés, il n'y a pas de doute. On connaît le groupe colossal désigné sous le nom de Taureau Farnèse, maintenant au musée de Naples. Amphion et Zethus attachent Dircé aux cornes d'un taureau indompté, qui doit la traîner à travers les rochers et les ronces du Cithéron. Ce médiocre marbre rhodien, transporté à Rome dès le temps d'Auguste, était l'objet de l'universelle admiration. Quel plus
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beau sujet pour cet art hideux que la cruauté du temps avait mis en vogue et qui consistait à faire des tableaux vivants avec les statues célèbres? Un texte et une fresque de Pompei semblent prouver que cette scène terrible était souvent représentée dans les arènes, quand on avait à supplicier une femme. Attachées nues par les cheveux aux cornes d'un taureau furieux, les malheureuses assouvissaient les regards lubriques d'un peuple féroce. Quelques-unes des chrétiennes immolées de la sorte étaient faibles de corps ; leur courage fut surhumain; mais la foule infâme n'eut d'yeux que pour leurs entrailles ouvertes et leurs seins déchirés. »
TACITE, Annales, liv. XV, ch. XLIV. CLÉMENT ROMAIN, Epître aux Corinthiens, I, ch. III, V et VI. SUÉTONE, Néron, 16. Pour la discussion des textes, leur valeur critique, voyez : RENAN, Origines du christianisme, t. IV (cité ici pour le commentaire du texte), p. 152 et suiv. P. ALLARD, Hist. des Perséc., t. 1, p. 33 et suiv.: « L'incendie de Rome et les martyrs d'août 64. » Douais, La persécution des chrétiens de Rome en l'année 64, dans la Rev. des Quest. hist. du 1er octobre 1885, en réponse à Recasa : : La persécution des chrétiens sous Néron (1884).Ramsay, The Church in the Roman Empire (1884), p. 232 et suiv., et les ouvrages de DOULCET, MILMAN, NEUMANN, traitant des rapports de l'Eglise avec l'Etat Romain. BAUER, Christus und die Caesaren (1877), p. 273. ARNOLD, Die Neronische Christenverfolgung, p. 105. SCRILLER, Gesch. d. Kaiserrechts enter der Regierung des Nero, p. 437. Voyez la note de HOLBROOKE ad Tacit., Annal. XV, 44. ATTILIO PROFUMO, Le fonti ed i tempi dell' incendio neroniano, in-4°, Roma, 1904.
Ni les efforts humains, ni les largesses du prince, ni les prières aux dieux, ne détruisirent la persuasion que Néron avait eu l'infamie d'ordonner l'incendie. Pour faire taire cette rumeur, Néron produisit des accusés et livra aux supplices le plus raffinés les hommes odieux à cause de leurs crimes que le vulgaire nommait « chrétiens ». Celui dont ils tiraient ce nom, Christ, avait été sous le règne de Tibère
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supplicié par le procurateur Ponce-Pilate. Réprimée d'abord, l'exécrable superstition faisait irruption de nouveau, non seulement en Judée, berceau de ce fléau, mais jusque dans Rome, où reflue et sé rassemble ce qu'il y a partout ailleurs de plus atroce et de plus honteux. On saisit d'abord ceux qui avouaient; puis, sur leur déposition, une grande multitude, convaincue moins du crime d'incendie que de la haine du genre humain. On ajouta la dérision au supplice ; des hommes enveloppés de peaux de bêtes moururent déchirés par les chiens, ou furent attachés à des croix, ou furent destinés à être enflammés et, à la chute du jour, allumés en guise de luminaire nocturne. Néron avait prêté ses jardins pour ce divertissement et y donnait des courses, mêlé à la foule en habit de cocher, ou monté sur un char. Aussi, quoique coupables et dignes des derniers supplices, on avait pitié de ces hommes, parce qu'ils étaient sacrifiés, non à l'utilité publique, mais à la barbarie d'un seul.
[A Pierre et à Paul] on joignit une grande multitude d'élus qui endurèrent beaucoup d'affronts et de supplices, laissant aux chrétiens un illustre exemple. Par l'effet de la jalousie, des femmes, les Danaïdes et les Dircés, après avoir souffert de terribles et monstrueuses indignités, ont atteint leur but dans la course sacrée de la foi, et ont reçu la noble récompense, toutes faibles de corps qu'elles étaient.
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On ne sait avec certitude le nom d'aucun des chrétiens qui périrent à Rome pendant le divertissement du mois d'août 64. Il se pourrait cependant qu'il fallût rattacher à cet épisode le martyre des apôtres Pierre et Paul. Le fait du martyre est incontestable, malgré la végétation légendaire qui l'envahit de bonne heure. « Une chose certaine, c'est que Pierre est mort martyr. On ne conçoit guère qu'il ait été martyr ailleurs qu'à Rome, et, à Rome, le seul incident historique connu, par lequel on puisse expliquer sa mort, est l'épisode raconté par Tacite. Quant à Paul, des raisons solides perlent aussi à croire qu'il est mort martyr et mort à Borne. » L'étude des récits légendaires de la mort des Apôtres relève d'un travail dans lequel nous avons donné nos conclusions (1) ; je n'essayerai pas d'extraire, pour le présent recueil, ce que ces récits peuvent renfermer de vérité historique. Je n'indiquerai que l'incontestable dans l'histoire de ce double martyre.
RENAN, Origines du Christianisme, t. IV, p. 185 et suiv. P. ALLARD, Histoire des Perséc., t. I, p. 73 et suiv. La première épître de SAINT PIERRE aux fidèles d'Orient est évidemment postérieure à l'épisode de juillet-août, mais rien absolument ne permet d'aller plus avant dans la voie de la précision. EUSÈBE, Chron., ann. 13 de Néron, se trouve, quant à la date, parfaitement
1. Monumenta Ecclesiae liturgica. Voyez l'Avant-propos.
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d'accord avec Clément Romain, dont le Polu Plettos eklelekton, les Danaïdes et les Dircés, sont réunis, comme en tas (Sunethroisthe), aux apôtres Pierre et Paul; de plus, toutes ces arrestations ont une cause commune : « la jalousie ». Pour les passions légendaires des deux Apôtres, voyez DE ROSSI, Bullettino di archeologia cristiana (1867), p. 70, 71; (1869), p. 86. DUCHESNE, Le Liber Pontificalis (1884), introd. et page 119, ch. IV, S 9 ; notes 12 et 13. NEANDER, Geschichte der Pflanzung and Leitung der Kirche durch die Apostel, edit. (1847); II, 601 et suiv.H. PLEGENFELD, Historisch-kritische Enleitung in das N. T. (1875), p. 620 et suiv. LE MÊME, Zeitschrift fur wiss. Theol. (1872), p. 353 et suiv. ; (1876), p. 59-64. SEYERLEN, Enstehung und erste Schicksale der Chrislengemeinde zu Rom (1874), p. 61 et suiv. et les divers éditeurs de la Lettre de saint Clément. Voyez. U. CHEVALIER, Répertoire des sources historiques, aux mots saint Pierre et saint Paul. DUCHESNE, Les Origines chrétiennes, p. 86 et suiv. ART. STAPL. BARNES, Saint Peter in Rome and his Tomb on the Vatican Hill.(London, 1900), p. 1-105. LIPSIUS, Die apokryphen Apostelgeschichlen und Apostellegenden, II, p. 391. ERSES, dans Zeitschrift f. Kirchengesch., VII, p. n. ZISTERER, dans Theol. Quartalschr. (1892), LXXrv, p. 121-33 ; LIGHTFOOT, Aposlolic Fathers. Clement, t. 1, p. 381. GRISAR, dans Römisch.Quartalschr. (1892), VI, p. 119-153. Anal. Bolland., XII, 1893, p.. 294.
Mais laissons là les anciens exemples, et venons aux athlètes qui ont combattu depuis peu. Prenons les illustres exemples de notre génération. C'est par suite de la jalousie et de la discorde que les hommes grands et justes qui furent les colonnes de l'Eglise ont été persécutés et ont combattu jusqu'à la mort. Mettons-nous devant les yeux les saints Apôtres, Pierre, par exemple, qui. par suite d'une jalousie injuste, a souffert non pas une ou deux fois, mais plusieurs fois, et qui, après avoir souffert le martyre, est allé dans le lieu de gloire qui lui était dû. C'est par l'effet de la jalousie et de la discorde que, après avoir montré jusqu'où peut aller la patience, sept fois mis aux fers, banni, lapidé, et que,
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après avoir été le héraut de la vérité en Orient et en Occident, il a reçu la noble récompense de sa foi, après avoir enseigné le martyre souffert devant les puissances terrestres, il a été délivré du monde et il est allé. dans le saint lieu, nous donnant un grand exemple de patience.
[Jésus dit à Pierre] : « Quand tu seras vieux, tu étendras les mains, et un autre te ceindra et te conduira tu ne veux pas. » Il dit cela pour faire connaître par quel genre de mort il devait glorifier Dieu.
[Pierre et Paul] étant venus à Corinthe, nous instruisirent dans-la doctrine de l'Evangile; ils partirent ensemble pour l'Italie et après vous avoir, Romains, instruits comme nous-mêmes, ils furent martyrisés vers le même temps.
O heureuse Eglise de Rome, à laquelle les Apôtres léguèrent leur enseignement et leur sang, clans laquelle Pierre souffrit une passion semblable à celle du Sauveur, et Paul obtint d'être couronné comme Jean-Baptiste l'avait été !
Pierre fut crucifié, Paul décapité.
Lisons les vies des Césars ; Néron le premier, à Rome, ensanglanta la foi naissante. Ce fut alors que Pierre eut les reins ceints par un autre que lui-même, lorsqu'il fut mis
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en croix ; alors que Paul obtint par le martyre une naissance nouvelle.
On dit que Pierre aborda enfin à Rome, où il fut, sur sa prière, crucifié la tête en bas. Paul souffrit le martyre à Rome, sous Néron.
Je puis montrer les trophées des Apôtres ; si vous allez soit au Vatican soit sur la voie d'Ostie, vous apercevrez les trophées de ceux qui ont fondé l'Eglise de Rome.
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On a peu de détails sur la persécution de Domitien, car il ne nous reste aucun acte authentique des martyrs qu'elle fit, mais seulement deux phrases d'écrivains contemporains. On y voit la mort d'un groupe de personnages d'un rang ires élevé sur lesquels planait l'accusation d'athéisme, car c'est le nom que l'on donnait alors à la profession du christianisme et l'adoption de moeurs juives. Formule abrégée qui, à la fin du premier siècle, résumait tous les griefs des gouvernants et du peuple contre les chrétiens.
SUÉTONE, Domit., 15. DION, LXVII, 13. RENAN, Origines du Christianisme, t. V, p. 226 et suiv., 286 et suiv. P. ALLARV, Hist. des Perséc., t. I, ch. II ; Les Chrétiens sous les premiers Flaviens et la Condamnation de Flavius Clément et des deux Domitille. TILLEMONT, Mém., t. H, p. 194. MERIVALE, Romans under the Empire, vol. VII, ch. LXII, p. 383. LIGHTFOOT, Philippians, p.22. ROSSI, Bullettino (1865), p. 17-24; (1875), p. 69-77. GSELL, Essai sur le règne de Domitien (1894), p. 996-999. RAMSAY, The Church in the Roman Empire, p. 259; The persecution of Domitian. (Ch. Flavian policy towards the Church. Confirmation of Nero's policy.)
En cette année (95), Domitien mit à mort, avec beau-coup d'autres, Flavius Clemens, alors consul, son cousin, et la femme de celui-ci, Flavie Domitille, sa parente. Tous
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deux furent condamnés pour crime d'athéisme. De ce chef furent condamnés beaucoup d'autres qui avaient adopté les coutumes juives : les uns furent mis à mort, les autres punis de la confiscation. Domitille fut seulement reléguée dans l'île de Pandataria. Domitien fit tuer Glabrion, qui avait été consul avec Trajan, accusé, entre autres choses, des mêmes crimes.
La doctrine de notre foi jeta un tel éclat que même les historiens éloignés de nos idées ne refusèrent pas de mentionner dans leurs écrits la persécution et les martyres auxquels elle donna lieu, et indiquent avec exactitude la date, racontant que, dans la quinzième année du règne de Domitien, avec un grand nombre d'autres, Domitille, fille de la soeur de Flavius Clemens, un des consuls de Rome en cette année-là, fut, pour avoir confessé le Christ, reléguée dans l'île de Pontia.
[Paule] fut conduite à l'île de Pontia, ennoblie sous Domitien par l'exil de la plus noble des femmes, Ravie Domitille, et, visitant les petites chambres dans lesquelles celle-ci avait enduré son long martyre, sentit croître les ailes de sa foi et s'allumer le désir de voir Jérusalem et les saints lieux.
Jean, dernier survivant de la première génération chrétienne, se trouvait à Rome au temps où la persécution de Domitien était dans son fort. Le fait paraît incontestable, seules les circonstances qui l'accompagnèrent demeurent dans le vague. Il faut donc s'en tenir à ce que nous savons et laisser dans l'oubli qu'elles méritent les fantaisies légendaires dora on a entouré le martyre du vieil apôtre. Il paraît avoir souffert vers l'endroit où exista plus tard la porte Latine, laquelle ne reçut ce nom que dans l'enceinte d'Aurélien commencée en 271. A la suite de cet événement miraculeux, l'administration romaine déporta Jean dans l'île de Patmos.
TERTULLIEN, Praescript., 36. (Voyez S. JERÔME, in Matth., XX, a3; Adv. Jovinian., I, 26; EUSÈBE, Hist. eccl., VI, 5.) APOCALYPSE, I, 9. S. IRÉNÉE, adv. Haeres., V, 30. RENAN, Origines du Christianisme, t. IV, p. 197, 198, 209, qui admet le fait, mais en lui donnant une explication rationaliste et en le plaçant eu l'an 64. P. ALLARD, Hist. des Perséc., t. I, p. 113 et suiv.
O heureuse Eglise de Rome, où Jean, plongé dans l'huile bouillante, n'y reçut aucun mal, et fut relégué (ensuite) dans une île.
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Après la mort de Domitien et l'annulation des édits cruels de son règne, sous le gouvernement de Nerva, Jean put regagner la ville d'Ephèse.
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Tout ce que l'on sait sur ce sujet se réduit à quelques vagues
désignations et un seul nom. L'Apocalypse et la Lettre de Pline
à Trajan sont les deux seuls documents qui fassent allusion
aux effets de la persécution en Asie-Mineure et en Bithynie.
Les Actes de saint Ignace sont trop postérieurs pour donner au renseignement qu'ils nous fournissent sur le même sujet une égale autorité; néanmoins»ils sont recevables, et nous sommes, d'après ces pièces, autorisés à étendre la persécution de Domitien à tout le littoral de l'Asie-Mineure : à Antioche, en Syrie; à Smyrne, en Lydie; à Pergame, en Mysie; et au nord, sur les rives du Pont-Euxin.
Nous savons le nom d'un martyr à Pergame, Antipas, « lequel paraît avoir souffert près du fameux temple d'Esculape, peut-être dans un amphithéâtre en bois non loin du temple, à propos de quelque fête a. Quant aux apostasies de Bithynie dont parle Pline, il est permis de les reporter à la persécution de Domitien. La lettre à Trajan peut dater de la fin de l'année 112, c'est-à-dire dix-huit ans après la persécution. Or Pline
fait remontrer les apostasies qu'il relate à une vingtaine
d'années auparavant.
[ASIEMINEURE.]
Apocalypse, VI, 9-11 ; XX, l ; II, 9-Io, 13. Acta Ignatii, édition Funk, t. II, p. 260. TILLEMONT, Mém., t. II, note II sur la persécution de Domitien. RENAN, Origines du Christianisme, t. IV, p. 183 et suiv. Il rapporte ces martyrs à la persécution de
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Néron afin de les faire rentrer dans son système chronologique (aujourd'hui généralement abandonné. Voy. HARNACK, Gesch. der altchr. Litt., t. II, p. 145). P. ALLARD, Hist. des Perséc., t. I, p. 114 et suiv. BOLL., April., II, 3.
[BITHYNIE.]
PLINE, Epist. X, 97. Pour la discussion de Pline, voyez : DIERAUER, dans BUDINGER, Untersuchungen zur roemischen Kaiscrgeschichte, I (1868), p. 113, 126, note s. MOMMSEN, dans l'Hermès (1868), p. 59. LE MÊME, Etude sur Pline le Jeune, trad. MOREL (1873), p. 70 (Bibl. de l'Ec. des Hautes-Etudes, XVe fasc. (1873), p. 25-30, 70-73). KEIL, Plinii Epislolae (Leipzig, 1870). NOËL DESVERGERS, Comptes rendus de l'Acad. des Inscr. (1866), p. 83-84. Biograph. gén., art. Trajan, col. 593-596. RENAN, Origines du Christianisme, V, p. 472. P. ALLARD, Hist. des Perséc., t. I, p. 114 et suiv.
J'ai vu sous l'autel les âmes de ceux qui ont été tués à cause de la parole de Dieu et du témoignage qu'ils ont rendu. Je vis aussi les âmes de ceux à qui l'on avait tranché la tête pour avoir rendu hommage à Jésus, et pour avoir annoncé la parole de Dieu. Je connais tes tribulations, dit le Seigneur à l'ange de l'Église de Smyrne. Ne crains rien des choses que tu dois souffrir. Voici que le diable va envoyer quelques-uns d'entre vous en prison, afin que vous soyez tentés, et vous souffrirez une tribulation qui durera dix jours. Et à l'ange de l'Église de Pergame : Je sais en quel lieu tu habites, en quel lieu siège Satan ; je sais que tu restes fidèle à mon nom et que tu n'as pas renié ma foi. Et dans ces jours s'est montré mon témoin fidèle Antipas, qui a été tué chez vous, où Satan habite.
(Apocalypse.)
Ignace, successeur d'Evode sur le siège d'Antioche, gouvernait cette Église, qu'il avait conduite jadis comme un sage pilote, pendant les tempêtes et les persécutions. Il
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opposait aux assauts ses prières, ses jeûnes, la force de sa parole ou la pureté de sa doctrine, et détournait le péril par la fermeté de son âme, car sa principale crainte était de voir succomber la faiblesse ou l'extrême naïveté de quelques-uns. Voyant l'orage apaisé, il se réjouissait.
(Martyre de saint Ignace.)
Quelques individus, dit Pline, nommés par le dénonciateur, ont avoué qu'ils étaient chrétiens, et bientôt ils ont nié qu'ils le fussent. Ils avouaient qu'ils l'avaient bien été, mais ils assuraient qu'ils avaient cessé de l'être, les uns il y a trois ans, d'autres depuis plus longtemps encore, certains même depuis vingt ans.
(Lettre de Pline.)
Siméon, fils ou petit-fils de Cléopas, et cousin du Sauveur, était àgé de cent vingt ans. Depuis quelques mois on avait provoqué dans diverses villes de Judée des mouvements populaires dirigés contre les chrétiens. A Jérusalem, la haine des Juifs fit cause commune avec celle des hérétiques ébionites, esséens, elkasaïtes, dont plusieurs étaient à peine chrétiens. Ces malheureux dénoncèrent l'évêque au double titre de chrétien et de descendant de David. Déjà, sous Domitien, l'autorité romaine avait poursuivi quelques pauvres gens apparentés à l'ancienne famille royale, mais ces poursuites s'étaient vite arrêtées devant l'inanité de l'accusation; sous Trajan, on reprit l'affaire, et la double accusation intentée contre le vieil évêque fut accueillie par le légat consulaire de la Palestine Tiberius Claudius Atticus.
HEGESIPPE, Hypomnemata, dans EUSEBE, Hist. ecclés., III, 32. BOLLAND., Comm. hist., dans les ACTA SS. (1658), févr., III, 53-5 (3e éd. 54-7). LUCHINI, Alti sinceri (1777), 1, 238-9. RENAN, Origines du Christianisme, t. V, p. 496 et suiv. RUINART, Acta sinc. (1688), p. 7-8. TILLEMONT, Mem. h. e. (1694), II, 186-9o, 575-6. P. ALLARD, Hist. des Perséc., t. I, p. 177. LIGHTFOOT, Ignatius, I, 15, 21, suiv., 39, 58, 60, 66; II, 443-449 Epistle to the Galatians, p. 262. MIEL, Pantheistic Principles, pp. 234, 238, 253. BURTON, Lectures on Eccl. Hist., vol. I, p. 290, 341, 357; II, 14, 17. On a voulu faire de Siméon l'auteur de la Didachè (SPENCE), mais cette attribution parait peu probable.
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Parmi ces hérétiques, il s'en trouva qui accusèrent Siméon, fils de Clopas, d'appartenir à la famille de David et d'être chrétien. Siméon subit le martyre à l'âge de cent vingt ans, sous le règne de Trajan Auguste et l'administration d'Atticus, légat consulaire pour la Syrie. Siméon fut donc appelé à comparaître devant Atticus, et torturé pendant plusieurs jours de la façon la plus cruelle, Il ne laissa pas un instant de confesser sa foi, à ce point qu'Atticus lui-même et tous les assistants admirèrent grandement son courage. étonnés qu'un homme âgé de cent vingt ans pût supporter de si nombreuses tortures. On finit par le mettre eu croix.
Au début du second siècle, l'Église d'Antioche avait pour chef un personnage entouré du plus profond respect, qu'on nommait Ignatius, dont la réputation était répandue dans toutes les Églises, surtout en Asie-Mineure. Dans des circonstances que nous ignorons, probablement à la suite de quelque mouvement populaire; il fut arrêté, condamné à mort et, comme il n'était pas citoyen romain, désigné pour être conduit à Rome et livré aux bêtes dans l'amphithéâtre. On choisissait dordinaire pour ce spectacle de beaux hommes, dignes d'être montrés au peuple romain. Le voyage de ce courageux confesseur d'Antioche à Rome, le long des côtes d'Asie, de Macédoine et de Grèce, fut une sorte de triomphe. Les Églises des villes où il passait s'empressaient autour de lui, lui demandaient des conseils. Lui, de son côté, leur écrivait des épîtres pleines d'enseignement, auxquelles sa position, analogue à celle de saint Paul, prisonnier de Jésus-Christ, donnait la plus haute autorité. A Smyrne, en particulier,Ignace se trouva en rapport avec toutes les Églises de l'Asie. Polycarpe, évêque de Smyrne, put le voir et garda de lui un profond souvenir. Ignace eut à cet endroit une correspondance étendue ; ses lettres étaient accueillies avec presque autant de respect que des écrits apostoliques. Entouré de courriers d'un caractère sacré qui allaient et venaient, il ressemblait plus à un personnage puissant qu'à un prisonnier. Ce spectacle frappa les yeux des païens eux-mêmes. Parmi ces lettres, la plus célèbre est adressée de Symrne aux Romains. Je la cite en entier, bien qu'elle soit
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dans toutes les mémoires. L'antiquité chrétienne, aucune antiquité sans doute, n'offre rien de plus beau. Les défauts de la forme littéraire, obscurité, longueurs, répétitions, disparaissent devant la grandeur incomparable du fond. Nous n'avons pas le récit authentique du martyre d'Ignace ; nous avons, mieux que cela, l'image vive, sincère, originale, de l'âme de ce grand chrétien, à la veille du martyre, quand lui apparaissent de loin les lions qui doivent le dévorer, et derrière les lions, la gloire même du Christ, dont les rayons, comme un splendide soleil couchant, l'embrasent et le transfigurent. (E. RENAN ; P. ALLARD.)
La littérature presque infinie à laquelle la discussion de l'authenticité des épîtres de saint Ignace a donné naissance ne saurait être indiquée ici. On trouvera une bibliographie de ce sujet dans RICHARDSON, Bibliographie Synopsis, supplément à I'édition américaine de la collection « The Ante-Nicene Fathers » (1887, Buffalo), p. 10 à 15 inclus. Voyez aussi CHEVALIER, Répertoire des sources historiques, au mot Ignace ; et les prolégomènes aux éditions des épîtres par Funk, Opera Patrum apostolicorum, 2° édit. (1881), t. I, p. XLIX-LXXXIII. LIGHTFOOT, Apostolic Fathers, II (1885), II , 15-360; 708-857. ZAHN, dans Patrum apostolicorum opera, III, II (1876), V-XLII. Sur les questions de date, de lieu du martyre et la critique du « Martyrium Ignatii », voyez P. ALLARD, Hist. des Perséc., I, p. 169 et suiv. RENAN, Origines du Christianisme, t. V, p. 485 et suivantes, et les sources ordinaires, ACTA. SS., janvier. TILLLEMONT, Men. h. é. (1694), II, 190-213; 576-83. (Pour la date : 107. EUSEBE, Chroniq., ROSSI, Inscript. chr. urbis Romae, p. 6, RUINART, Act. sinc., P. ALLARD, ouvr. cité. USHER, TILLEMONT, CEILLIER, GALLANDI, BUSSE, WIESELER, MOEHLER, FUNK, ROBERTS and SCHMIOT. pour 110. DE GOLTZ. pour 110-117, HARNACK; pour 112, RENAN. pour 114, BORGHESI, CHRONICON PASCHALE; VOLKMAR, UEBERWEG, KURTZ. pour 115-6, LLOYD, PAGI, CRABE, ROUTH, GIESELER. pour 98-117, LIGHTFOOT. pour 116, PEARSON). FUNK, Die Echtheit der ign. Briefe (1883); RÉVILLE, Les origines de l'épiscopat, t. I, (1894). VON DER GOLTZ, Ignatius von Antiochen als Christ und Theologe (1890). HARNACK, Gesch. der altchristlichen Litteratur, t. II, p. 381. BOLLANDISTES, Biblioth. hag. gr., p. 57. Bulletin critique, t. VII (1887), p. 124. Dictionn. of Christ Biograph. art. S. Ignatius.
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Ignace, porte-Dieu, à l'Église qui a reçu la miséricorde de la munificence du Père Très-Haut et de Jésus-Christ, son Fils unique ; à l'Église sanctifiée et illuminée par la volonté de Celui qui a créé toutes choses, qui sont selon la foi et l'amour de Jésus-Christ notre Dieu et notre Sauveur ; à l'Église qui siège à Rome même, à la divine, à l'éclatante, à la bienheureuse, à la glorieuse, à la désirable, à la chaste, à celle enfin qui préside à l'universelle assemblée de la charité, qui a le nom du Christ, le nom du Père et qui porte le Saint-Esprit; celle que je salue au nom du Dieu tout-puissant et de Jésus-Christ, Fils de ce Père ; à ceux qui sont unis à tous ses ordres par la même chair et l'esprit, remplis de la grâce de Dieu et purifiés de toute couleur étrangère, j'adresse mes salutations les plus abondantes et les plus délicates dans le Christ notre Dieu.
A. force de prières, j'ai obtenu de voir vos saints visages ; j'ai même obtenu plus que je ne demandais; car c'est en qualité de prisonnier de Jésus-Christ que j'espère aller vous, saluer, si toutefois Dieu me lait la grâce de demeurer tel jusqu'au bout. L'affaire est bien entamée, pourvu seule-ment que rien ne m'empêche d'atteindre le lot qui m'est échu. C'est de votre charité, à vrai dire, que je crains quelque dommage. Vous autres, vous ne risquez rien ; mais pour moi il m'est difficile d'atteindre Dieu, si, sous le prétexte d'une amitié charnelle, vous n'avez pas pitié de moi. Je ne veux pas que vous cherchiez à plaire aux hommes, mais que vous continuiez à plaire à Dieu. Jamais je ne retrouverai une pareille occasion, et vous, à condition que vous ayez la charité de rester tranquilles, jamais vous n'aurez contribué à une oeuvre meilleure. Si vous ne
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dites rien, en effet, j'appartiendrai à Dieu; si, au contraire, vous m'aimez d'un amour charnel, me voilà de nouveau rejeté dans la lutte. Laissez-moi immoler pendant que l'autel est prêt, pour que, réunis tous en choeur par la charité, vous chantiez au Père dans le Christ Jésus : « Dieu a daigné envoyer du levant au couchant l'évêque de Syrie ! » Il est bon, en effet, de se coucher du monde en Dieu pour se lever en lui.
Vous n'avez jamais fait de mal à personne ; vous avez été des maîtres pour tant d'autres. Je veux seulement réduire en pratique ce que vous enseignez, ce que vous prescrivez. Demandez seulement pour moi la force du dedans et du dehors, afin que je ne fasse pas que parler, mais que je sache vouloir, afin que je ne sois pas seulement appelé chrétien, mais que je sois trouvé tel, quand j'aurai disparu du monde. Rien de ce qui est apparent n'est bon. Notre Dieu Jésus-Christ, existant dans son Père, ne paraît plus. Le christianisme n'est pas seulement une oeuvre de silence, mais une oeuvre d'éclat quand il est haï du monde.
J'écris aux Églises, je mande à tous que je suis assuré de mourir pour Dieu, si vous ne m'en empêchez. Je vous conjure de ne pas me montrer une tendresse intempestive. Laissez-moi être la nourriture des bêtes, grâce auxquelles il me sera donné de jouir de Dieu. Je suis le froment de Dieu; il faut que je sois moulu par la dent des bêtes pour que je sois trouvé pur pain du Christ. Caressez-les plutôt, afin qu'elles soient mon tombeau, qu'elles ne laissent rien subsister de mon corps, et que mes funérailles ne soient à charge à personne. Alors je serai vraiment disciple du Christ, quand le monde ne verra plus mon corps. Priez le Christ pour moi, afin que par ces membres je devienne un sacrifice à Dieu. Je ne vous commande pas comme eussent fait Pierre ou Paul. Ils étaient apôtres; je suis un condamné. Ils étaient libres; je suis maintenant un esclave. Mais si je souffre, je deviendrai affranchi de Jésus-Christ,
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et je renaîtrai libre. Aujourd'hui dans les chaînes, j'apprends à ne rien désirer.
Depuis la Syrie jusqu'à Rome, sur terre, sur mer, de jour, de nuit, je combats déjà contre les bêtes, enchaîné que je suis à dix léopards (je veux parler des soldats mes gardiens, qui se montrent d'autant plus méchants qu'on leur fait plus de bien). Grâce à leurs brutalités, je me forme, « mais je ne suis pas pour cela justifié ». Je gagnerai, je vous l'assure, à me trouver en face des bêtes qui me sont préparées. J'espère les rencontrer dans de bonnes dispositions ; au besoin je les flatterai de la main, pour qu'elles me dévorent sur-le-champ, et qu'elles ne fassent pas comme pour certains qu'elles ont craint de toucher. Si elles y mettent du mauvais vouloir, eh bien, je les forcerai.
Pardonnez-moi, je sais ce qui m'est préférable. C'est maintenant que je commence à être un vrai disciple. Non; aucune puissance, ni visible, ni invisible, ne m'empêchera de jouir de Jésus-Christ. Feu et croix, troupes de bêtes, dislocation des os, mutilation des membres, broiement de tout le corps, que tous les supplices du démon tombent sur moi, pourvu que je jouisse de Jésus-Christ.
Le monde et ses royaumes ne me sont rien. Mieux vaut pour moi mourir pour Jésus-Christ que régner sur toute la terre. Je cherche celui qui est mort pour nous; je veux celui qui est ressuscité pour nous. Ma délivrance est proche. De grâce, mes frères, ne me privez pas de la vie; ne me condamnez pas à mort. Je veux être à Dieu ; ne me livrez pas au monde, ne m'attirez pas avec la matière. Laissez-moi recevoir la pure lumière; c'est quand j'arriverai là que je serai vraiment un homme. Laissez-moi reproduire la passion de mon Dieu. Si quelqu'un le porte en son coeur, il comprendra ce que je veux; il compatira à ma peine, connaissant ce qui m'entrave.
Le prince de ce siècle veut me ravir et corrompre ma volonté d'être à Dieu. Qu'aucun de vous ne l'aide ; soyez
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de mon parti, c'est-à-dire, du parti de Dieu. N'ayez pas Jésus-Christ dans la bouche et le monde dans le coeur. Que la jalousie n'habite pas en vous. Si, quand je serai avec vous, je vous supplie, ne me croyez pas ; croyez plutôt à ce que je vous écris aujourd'hui. Je vous écris vivant et souhaitant mourir. Mon amour est crucifié, et il n'y a plus en moi d'ardeur pour la matière, il n'y a qu'une eau vive, qui murmure au dedans de moi et me dit : « Viens vers le Père. » Je ne prends plus de plaisir à la nourriture corruptible, ni aux joies de cette vie. Je veux le pain de Dieu, qui est la chair de Jésus-Christ, né de la race de David; et je veux pour breuvage son sang, qui est l'amour incorruptible.
Je ne veux plus vivre comme les autres hommes. Il en adviendra ainsi, si vous le voulez bien. Puisse cela vous plaire, afin que vous-mêmes plaisiez à Dieu. Je vous le demande en peu de mots : croyez-moi. Jésus-Christ vous fera connaître que je dis vrai. Il est la bouche de vérité par qui le Père a vraiment parlé. Demandez que ma demande soit comblée. Ce n'est pas selon la chair, mais selon la pensée de Dieu que je vous ai écrit. Si j'ai le bonheur de souffrir, vous l'aurez voulu ; si je suis rejeté, vous m'aurez traité en ennemi.
Souvenez-vous dans vos prières de l'Église de Syrie, laquelle en mon absence a Dieu pour son pasteur. Que le seul Jésus-Christ et votre charité y remplacent l'évêque absent. Je rougis de m'avouer comme étant l'un d'entre eux ; j'en suis indigne, moi le dernier de tous, un simple avorton, mais la miséricorde m'a pénétré, afin de faire de moi quelque chose dans le cas où je serai fidèle à Dieu. Je vous salue en esprit et par moi la charité des Églises qui m'ont reçu au nom du Christ, et non pas en simple voyageur. En effet les Églises qui ne se trouvaient pas sur mon chemin, mais qui vivaient du même esprit, accouraient à moi dans chaque cité.
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Je vous écris de Smyrne par l'intermédiaire de quelques Ephésiens fort respectables qui sont du nombre des saints. Parmi mes compagnons en grand nombre se trouve Crocus, le tant aimé. Touchant ceux qui m'ont précédé de la Syrie jusqu'à Rome pour la gloire de Dieu, je crois que vous les connaissez, annoncez-leur que j'approche. Tous sont dignes, et de vous-mêmes, vous devez les réconforter en toutes choses.
Je vous ai écrit avant le IX des Calendes de septembre.
Que tout aille bien, vaillant jusqu'au bout, souffrant pour le Christ Jésus
Le christianisme prit dès le début une extension singulière dans les diverses provinces qui composaient l'Asie-Mineure. Saint Pierre et saint Paul les avaient sillonnées en plusieurs directions et les Eglises étaient aussi prospères qu'elles étaient nombreuses, particulièrement en Phrygie. Les cultes païens avaient partout beaucoup souffert ; dans le Pont, la Galatie, la Bithynie, la Cappadoce, la Pamphylie, la Lydie, la Mysie, « la religion officielle n'avait pour se soutenir que l'appui qu'elle recevait de l'empire. Abandonnée à elle-même par les préfets indifférents, elle était tombée tout à fait bas. En certains endroits, les temples passaient à l'état de ruines. Les associations professionnelles et religieuses, les hétéries, qui étaient si fort dans le goût de l'Asie-Mineure, s'étaient développées à l'infini ; le christianisme, profitant des facilités que lui laissaient les fonctionnaires chargés de l'arrêter, gagnait de toutes parts. Nous avons vu que l'Asie et la Galatie étaient les pays du monde où la religion nouvelle avait trouvé le plus de faveur. De là, elle avait fait des progrès surprenants vers la mer Noire. » (Renan). Sans doute les conversions en masse avaient quelquefois de tristes revers, maïs l'heure des grandes crises passées, les Eglises présentaient un spectacle fort consolant pour les chrétiens, mais fort inquiétant aux yeux de l'empereur Trajan. Car ce fut lui l'auteur véritable de toutes les réformes dont Pline se fit l'exécuteur dans les limites de son gouvernement. On frappa les hétéries et toutes les corporations. Aussi, chaque jour le légat de Bithynie retrouvait-il dans quelque affaire nouvelle la secte des chrétiens. Il les connaissait peu ; néanmoins les délations
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étaient si pressantes, si nombreuses, que Pline ne pouvait, malgré son désir, se dérober aux lois de l'empire. Il ordonna quelques arrestations, décida l'envoi à Rome des inculpés qui,jouissaient du titre de citoyens romains, et fit mettre à la question deux diaconesses. Tout cela n éclaircit pas la situation. Vers l'automne de l'an ria, les enterras étaient devenus inextricables; le légat impérial se trouvant à Amisus écrivit à l'empereur.
PLINE, Epist., X, 37. Une longue controverse a divisé les érudits à propos de l'authenticité de cette lettre. Elle a été contestée par B. AUBÉ, Revue contemporaine, 2e série, t. LXVII, p. 401. Histoire des persécutions, p. 219. DE LA BERGE, Essai sur le règne de Trajan (1877), p. 209. DESJARDINS, Les Antonins d'après l'épigraphie, dans la Revue des Deux Mondes ( 1er déc. 1874), p. 657. ERNEST HAVET, Le Christianisme et ses Origines, t. IV (1884), p. 425-431. L'authenticité est universellement reconnue aujourd'hui. Voy. G. BOISSIER, dans la Revue archéologique, t. XXXI (1876), p. 114-125. RENAN, Les Evangiles (1877), p. 476, note 3. Jos. VARIOT, dans Rev. des Quest. historiques, juillet 1878, p. 80-153. F. DELAUNAY, dans Revue de France, juin 1879, p. 527-533. LIGHTFOOT, Apostolic Fathers, pars II, I, 51. P. ALLARD, Hist. des Perséc., t. 1, p. 116, 142 et suiv. HARNACK, Gesch. der altchr. Litter., I, 11, p. 866. « Seine Echtheit
ist mit unzureichenden Gründen bestritten worden. » (Voir HARNACK, Texte und Untersuchungen, VIII, 4 S., r et suiv. CURETON, Ancient Syriac Documents, p. 70 et p. 186. RAMSAY, The Church in the Roman Empire before 170, ch X, p. 196 et suiv. Pliny's report and Trajan's rescript. CHATEAUBRIAND a donné une traduction parmi les éclaircissements au Génie du Christianisme, note 2. Je ne sais si elle est de lui. On trouvera l'indication de quelques autres écrits plus anciens et moins importants au cours des dissertations qui viennent d'élire énumérées.
(Extrait)
Voici la règle que j'ai suivie envers ceux qui m'ont été déférés comme chrétiens.
Je leur ai posé la question s'ils étaient chrétiens ; ceux
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qui l'ont avoué, je les ai interrogés une seconde et une troisième fois, en les menaçant du supplice ; ceux qui ont persisté, je les ai fait conduire à la mort ; un point est en effet hors de doute pour moi, c'est que, quelle que soit la nature délictueuse ou non du fait avoué, cet entêtement, cette inflexible obstination méritaient d'être punis. Il y a eu quelques autres malheureux atteints de la même folie que, vu leur titre de citoyens romains, j'ai marqués pour être renvoyés à Rome. Puis, dans le courant de la procédure, le crime, comme il arrive d'ordinaire, prenant de grandes ramifications, plusieurs espèces se sont présentées. Un libelle anonyme a été déposé, contenant beaucoup de noms. Ceux qui ont nié qu'ils fussent ou qu'ils eussent été chrétiens, j'ai cru devoir les faire relâcher quand ils ont invoqué après moi les dieux, et qu'ils ont supplié par l'encens et le vin votre image, que j'avais pour cela fait apporter avec les statues des divinités, et qu'en outre ils ont maudit Christus, toutes choses auxquelles, dit-on, ne peuvent être amenés par la force ceux qui sont vraiment chrétiens. D'autres, nommés par le délateur, ont dit qu'ils étaient chrétiens, et bientôt ils ont nié qu'ils le fussent, avouant qu'ils l'avaient bien été, mais assurant qu'ils avaient cessé de l'être, les uns il y a trois ans, d'autres depuis plus longtemps encore, certains il y a au moins vingt ans. Tous ceux-là ont aussi vénéré votre image et les statues des dieux, et ont maudit Christus. Or, ils affirmaient que toute leur faute ou toute leur erreur s'était bornée à se réunir habituellement à des jours fixés, avant le lever du soleil, pour chanter entre eux alternativement un hymne à Christus comme à un Dieu, et pour s'engager par serment non à tel ou tel crime, mais à ne pas commettre de vols, de brigandages, d'adultères, à ne pas manquer à la foi jurée, à ne pas nier un dépôt réclamé ; que, cela fait, ils avaient coutume de se retirer, puis de se réunir de nouveau pour prendre ensemble un repas, mais un repas ordinaire et parfaitement
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innocent ; que cela même ils avaient cessé de le faire depuis l'édit par lequel, conformément à vos ordres, j'avais interdit les hétéries.
Cela m'a fait regarder comme nécessaire de procéder à la recherche de la vérité par la torture sur deux servantes, de celles qu'on appelle diaconesses. Je n'ai rien trouvé qu'une superstition mauvaise, démesurée. Aussi, suspendant l'instruction, j'ai résolu de vous consulter. L'affaire m'a paru le mériter, surtout à cause du nombre de ceux qui sont en péril. Un grand nombre de personnes, en effet, de tout âge, de toute condition, des deux sexes, sont appelées en justice ou le seront ; ce ne sont pas seulement les villes, ce sont les bourgs et les campagnes que la contagion de cette superstition a envahies. Je crois qu'on pourrait l'arrêter et y porter remède. Ainsi il est déjà constaté que les temples, qui étaient à peu près abandonnés, ont recommencé à être fréquentés ; que les fêtes solennelles, qui avaient été longtemps interrompues, sont reprises, et qu'on met en vente la viande des victimes, pour laquelle on ne trouvait que de très rares acheteurs. D'où il est facile de concevoir quelle foule d'hommes pourrait être ramenée, si on laissait de la place au repentir.
Tu as suivi la marche que tu devais, mon cher Secundus, dans l'examen des causes de ceux qui ont été déférés à ton tribunal comme chrétiens. En pareille matière, en effet, on ne peut établir une règle fixe pour tous les cas. Il ne faut pas les rechercher ; si on les dénonce et qu'ils soient convaincus, il faut les punir, de façon cependant que celui qui nie être chrétien et qui prouve son dire par des actes, c'est-à-dire en adressant. des supplications à nos dieux, obtienne le pardon comme récompense de son repentir, quels
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que soient les soupçons qui pèsent sur lui pour le passé. Quant aux dénonciations anonymes, dans quelque genre d'accusation que ce soit, il n'en faut pas tenir compte; car c'est là une chose d'un détestable exemple et qui n'est plus de notre temps
Le rescrit de Trajan « n'était pas une loi, mais elle supposait des lois et en fixait l'interprétation » (Renan). Or ces lois ne sauraient être que les édits de persécution de Néron et de Domitien dont nous parlent Méliton et Tertullien, car ce dernier auteur affirme que l'édit de Néron ne fut pas abrogé après sa mort, et ainsi Domitien n'eut qu'à remettre en vigueur ses dispositions. Ce fut néanmoins le rescrit de Trajan qui fixa la jurisprudence au sujet des chrétiens. Bien que l'étude critique de ce point d'histoire judiciaire n'appartienne pas rigoureusement à notre sujet, nous voulons reproduire ici un travail remarquable, modèle de divination historique, dans lequel on a reconstitué les termes mêmes du premier édit de persécution, modèle de tous ceux qui ont suivi.
Ce travail magistral est dû à M. Gaston Boissier (La lettre de Pline au sujet des chrétiens, dans la Revue archéologique, t. XXXI (1876), p. 119 et 120).
« Sulpice Sévère, après avoir raconté les premières rigueurs exercées par Néron contre les chrétiens, ajoute : Post etiam dans legibus religio vetabatur, palamque edictis propositis CHRISTIANOS ESSE NON LICEBAT (1). Cette expression est précisément
1. Sulp. Sevère, Chron., II, 41.
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la même dont se sert Tertullien, dans un passage où, s'adressant à des gens qu'il appelle les défenseurs de la loi, il tient sans doute à la leur citer exactement : De legibus primum concarram vobiscam, ut eum tutoribus legam. Jam pridem quam dure definitis, dicendo : NON LICET ESSE VOS (1) ! Origène parle tout à fait comme Tertullien : Decreverunt (reges terrae) legibus suis ut NON SINT CHRISTIANI (2). Lampride, voulant parler de la tolérance d'Alexandre Sévère, dit : Judaeis privilegia reservavit ; christianos ESSE passus est (3); et ce qui prouve qu'il s'est servi des termes officiels et législatifs, c'est que l'édit promulgué par Galère pour arrêter la persécution commençait ainsi : Denuo SINT christiani (4). Cette coïncidence ne peut pas être tout à fait fortuite ; ce n'est pas un simple effet du hasard que tant d'écrivains d'âge différent emploient des expressions entièrement semblables ; on est tenté de voir dans ces expressions celles mêmes d'un édit de persécution, probablement le plus ancien de tous, de celui qui le plus longtemps a servi de base à toutes les poursuites. Il devait donc contenir à peu près ces termes : NON LICET ESSE CHRISTIANOS, et ne contenait guère autre chose. Il ne formulait point d'accusations précises , il ne s'appuyait sur aucun considérant ; il n'indiquait pas de procédure régulière : c'était une sorte de mise hors la loi, un décret brutal d'extermination. Les apologistes s'en plaignent amèrement, et si le décret était autrement rédigé, on ne pourrait rien comprendre à leurs plaintes. Ils répètent partout qu'on ne les accuse que d'être chrétiens qu'on ne leur reproche quo leur nom et Tertullien affirme à diverses reprises que la sentence qui les condamne ne vise d'autre crime que celui-là (1). Le magistrat rappelait à l'accusé ce décret sommaire et terrible : NON LICET ESSE CHRISTIANOS ; à quoi l'accusé répondait, s'il était fidèle : Christianus sum ; et la cause était entendue. »
1. Tertullien, Apolog., 4.
2. Origène, Hom. 9 (In Josue).
3. Lampride, Alex. Sevère, 22.
4. Lactance, De mortib. persec., 34.
5. S. Justin, I Apol., 4.
6. Tertull., Adv. Gent., 3 ; Athénagore, Legat. pro Christ., 2,
7. Tertull., Apol. 2 ; ad Nat., I, 3, 5 ; Justin, II Apol. 2.
Les accusations odieuses que l'on répandait contre les chrétiens n'obtenaient plus au second siècle l'aveugle assentiment de tous les gens éclairés. La lettre de Pline met la probité de son auteur en matière de morale fort au-dessus de celle de Suétone et de Tacite. En l'an 124, un sentiment analogue à celui qui avait inspiré à Pline sa lettre si honorable, provoqua un autre écrit non moins glorieux pour celui qui en fut l'auteur. Quintus Licinius Silvanus Granianus, proconsul d'Asie, écrivit à l'empereur Hadrien une lettre où, non content de solliciter des ordres comme Pline, il exprimait aussi ses sentiments. Peu après que cette lettre eut été écrite, eut lieu le tirage au sort des provinces consulaires, la province d'Asie échut à un personnage distingué, Gains Minucius Fundanus, La lettre de Granianus étant purement administrative, la réponse fut adressée à son successeur en charge ; ce fut la pièce connue sous le nom de rescrit à Minucius Fundanus, dont l'authenticité est non moins certaine que celle de la lettre de Pline. Il parait qu'à d'autres consultations du même genre, Hadrien répondit de la même manière.
Le cas de Granianus envoyant un mémoire au sujet des chrétiens de sa province n'est pas isolé. Voyez MELITON dans EUSEBE, Hist. Eccl., IV, 26 (10) ; TERTULLIEN, Apolog., 5. Sur le personnage de Granianus voyez : WADDINGTON, Fastes des provinces asiatiques (1872), p. 197199. Sur Minucius, voy. : PLINE Lettres, I, 9 ; IV, 15 ; V, 16 ; PLUTARQUE, De cohib. ira, en tête, De tranquillitate anima, 1. Pour le rescrit, voy. : S. JUSTIN, Apol., I, 68. CAVEDONI, Cenni cronologici interne alla dala preciso delle principali apologie e dei rescritti imperiali di Traiano e Adriano riguardanti i cristiani (Modène, 1858), p. 5. BAYET, De titulis
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Atticae christiants antiquissimis, Paris (1878), p. 9, note 2. AUBÉ. Hist. des Perséc., p. 265-273. RENAN, Origines du Christianisme, VI, p. 31 et suivantes. P. ALLARD, Hist. des Perséc., t. I, p. 235 et suiv. LIGHTFOOT, Apostolic Fathers, Ignatius I, 461 et suiv. HARNACK, Gesch. d. altchr. Lett. I, II, p. 866. Voy. aussi les notes de Dom MARAN et OTTO dans les éditions de saint Justin (Corp. apolog., 1, 190, note), et KEIM dans Theol. Iahrb., t. XV (1856), Tubingen, p. 387.
Granianus proconsul, personnage appartenant à la grande noblesse, manda à l'empereur qu'il était inique de livrer aux clameurs de la canaille la vie d'innocents, et de condamner à cause de leur nom seul et de leur religion des hommes qui n'étaient coupables d'aucun crime. (Extrait de la Chronique de saint Jérôme.)
J'ai reçu la lettre que m'a écrite Licinius Granianus, homme illustre, à qui tu as succédé. L'affaire ne me paraît pas pouvoir être laissée sans enquête, de_ peur que des gens, paisibles d'ailleurs, ne soient inquiétés et qu'un champ libre ne soit ouvert aux calomniateurs. Si donc des per-sonnes de ta province ont, comme elles le prétendent, des griefs solides à alléguer contre les chrétiens, et qu'elles puissent soutenir leur accusation devant le tribunal, je ne leur défends pas de suivre la voie légale : mais je ne leur permets pas de s'en tenir à des pétitions et à des cris tumultuaires. En pareil cas, le mieux est que tu prennes toi-même connaissance de la plainte. Si quelqu'un donc se porte accusateur et démontre que les chrétiens commettent des infractions aux lois, ordonne même des supplices selon la gravité du délit. Mais, par Hercule, si quelqu'un dénonce calomnieusement l'un d'entre eux, punis le dénonciateur de supplices plus sévères encore, proportionnés à sa méchanceté.
Le christianisme avait pris un grand développement dans la péninsule d'Asie-Mineure. En Phrygie, au second siècle, la ville d'Eumenia ne comptait que des chrétiens; un siècle plus tard, il n'y avait dans la ville de Néocésarée que dix-sept païens; dans un grand nombre de localités la population chrétienne était en majorité, et pour l'ensemble de la province d'Asie la proportion était à peu près la moitié de la population totale. Cependant la patience à toute épreuve des chrétiens les rendait malgré leur nombre l'objet des brutalités de la foule. L'administration païenne encourageait les agresseurs. L'évêque de Smyrne, Polycarpe, fut victime d'une de ces agitations populaires provoquées par les ennemis des chrétiens; cela se passait en l'an 155, sous le proconsulat de Titus Statius Quadratus et le gouvernement de l'empereur Antonin. Le proconsul d'Asie se rencontra à Smyrne avec l'asiarque annuel, nommé Philippe, personnage dont la charge principale était de diriger et de défrayer, au moins en partie, les jeux qui se donnaient à tour de rôle dans les grandes villes. Au programme des jeux de Smyrne se trouvait le supplice de plusieurs chrétiens. Un Phrygien, nommé Quintus, qui s'était livré lui-même avec quelques autres qu'il avait entraînés à l'imiter, faiblit à la vue des bêtes et sacrifia ; ses onze compagnons confessèrent leur foi jusqu'à la fin. La mort de l'un d'eux, le seul dont on nous ait conservé le nom, Germanicus, dépassa la mesure ordinaire d'horreur. Le martyr, c'était un jeune garçon, voyant que la bête tardait à le tuer, marcha au-devant d'elle, l'appela, la
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frappa, la contraignit à le dévorer, afin qu'il sortît plus vite d'un monde pervers. Ce spectacle exaspéra la foule, qui se sentit vaincue par tant de force; des Juifs et des païens qui s'y trouvaient donnèrent le signal, on cria : « A mort les athées! Qu'on cherche Polycarpe! » Depuis la mort d'Ignace, Polycarpe était le premier personnage chrétien de l'Orient. Il avait connu saint Jean et plusieurs de ceux qui avaient vu le Sauveur. Les païens eux-mêmes lui donnaient le titre de Docteur de l'Asie. Sa grande renommée d'intelligence et de sainteté était parvenue jusqu'à Rome; lorsqu'il vint dans cette ville, en 154, le pape Anicet lui céda l'honneur de prononcer à sa place et en sa présence, dans l'assemblée des fidèles, les paroles de la consécration eucharistique. Polycarpe revint à Smyrne, dans l'automne de 154. Une mort digne de lui l'y attendait.
Les actes du martyre sont une pièce excellente et qui défie la critique, ils furent écrits moins d'un an après l'événement.
USHER; COTELIER; RUINART, Act. sinc. mart. (1689), p. 23. FUNK, Patr. apost. opp. (1881), I, 282-309; (1887), I, 282-309..LIGHTFOOT, Apostolic Fathers, II (1885), II, 935-98; 1005 1014. AMELINEAU, Les actes coptes du martyre de S. Polycarpe, dans Proceedings of the Soc. of biblical Archaeology, X (1888), 391-417, et compte rendu de HARNACa, dans la Theolog. Litteraturz., XIV (1889), p. 30 et suiv. Voyez la bibliographie des éditions, traductions et dissertations dans ZAHN, Patr. apost. opp. XLVIII-LV; 132 à 168. LIGHTFOOT, Ouvr. et références cit. ajoutez, l, 588-702. RICHARDSON, Bibliographical Synopsis, p. 10. CHEVALIER, Répertoire des sources historiques et supplément. La date de l'événement a été longtemps discutée, elle a été fixée par WADDINGTON, Mém. de l'Acad. des Inscr , XXVI (1867), p. 232 et suiv. Cette date, malgré quelques dissentiments, est universellement admise. Toute la discussion se trouve résumée dans C. SALMON, à l'article Polycarpus of Smyrna du Dict. of Christ. Biography. Voyez enfin les sources ordinaires. ACT, SS. 26/1, janv. 11, 691-707. P. ALLARD, Hist. des Perséc., 1, p. 296 et suiv. RENAN, Origines du Christianisme, t. VI, chap XXIII. TILLEMONT, Mém. h. é., II (1694), 327-344. EGLI, Das martyrium des Polycarp und seine Zeitbestimmung, dans Zeitschrift f. wiss. Theol. Bd. XXV (1882), p. 227-249. LE MÊME, meme revue, t. XXXIV (1891), p. 96-102. T. RANDELL., The date of S. Polycarp's martyrdom,
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dans Studia biblica (1885), p. 175-207. C. H. TURNER, The day and year of S. Polycarp's martyrdom, dans Studia biblica et ecclesiastica, II (1890), p. 105-155. A. ROBINSON, Liturgical Echoes Polycarp's Prayer, dans The Expositor (1899), p. 63-72 et MONUMENTA ECCL. LITURGICA, t. I (1890), préface, chap. VI. Enfin les prolégomènes de Fusa, Opera PP. apostolicorum (2° édit.), p. XCIII-XCIX. Studio biblica, t. I (Oxford, 1885), p. 175, et t. II (1890), p. 105. G. LACOUR-GAYET, Antonin le Pieux et son temps, p. 383-4, maintient la date 166. Voyez : J. RÉVILLE, De anno dieque quibus Polycarpus Smyrnae martyrium tulerit (1881). LE MEME, Etude critique sur la date du martyre de saint Polycarpe, dans la Revue de l'Histoire des religions, III (1881), p. 369-381, qui se rallie aussi à la date 166. K. WIESELER, Das Todesjahr Polykarps, dans les Theologische Studien und Kritiken (1880), pp. 141-,65. NIRSCHL, Lehrbuch des Patrologie und Patristik, I (1881), p. 124, n. 2. Louis SALTET, L'édit d'Antonin, dans Rev. d'Hist. et de Litt. relig. (1896), I, p. 383. RACINE a donné une traduction de cette lettre.
L'Église de Dieu établie à Smyrne, à l'Église de Dieu établie à Philomelicum et à toutes les parties de l'Église sainte et catholique répandue dans le monde entier : que la miséricorde, la paix et la charité de Dieu le Père et de Notre-Seigneur Jésus-Christ surabonde en vous.
Mes frères, nous vous écrivons au sujet de nos martyrs et du bienheureux Polycarpe, dont le martyre, comme le sceau d'un homme puissant, a mis fin à l'état de persécution. Presque tout ce qui l'a précédé est arrivé afin que Dieu eût occasion de nous témoigner combien ce martyre était en conformité avec l'Évangile. Car Polycarpe a attendu d'être trahi, comme l'a été le Seigneur lui-même, afin que nous soyons ses imitateurs u et que chacun regarde plutôt l'intérêt des autres que le sien propre ». C'est en effet le propre d'une charité véritable et profonde que de chercher à procurer non seulement son salut, mais encore celui de ses frères
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Tous les témoignages rendus furent heureux et courageux, ils sont arrivés selon qu'il a plu à Dieu. Il convient que dans notre grande ferveur nous attribuions à Dieu la force des événements. Qui donc n'admirerait pas leur vaillance, leur patience et leur amour pour Dieu ? Ils étaient tellement déchirés par les fouets que leurs veines, leurs artères, tout le dedans de leur corps était à nu. Ils furent si fermes, néanmoins, que les assistants s'attendrissaient et pleuraient tandis qu'eux-mêmes ne faisaient entendre ni un murmure ni une plainte, nous montrant à tous qu'à cet instant où on les torturait, les martyrs du Christ étaient ravis hors du corps, ou plutôt, que le Christ lui-même les assistait et causait avec eux. Impatients de la grâce du Christ, ils méprisaient les tourments, et en une heure ils se rachetaient de la mort éternelle. Le feu leur faisait l'effet d'une fraîcheur délicieuse. Leur pensée était occupée de ce feu éternel et inextinguible, auquel ils échappaient ainsi ; leur coeur considérait les biens que l'oreille n'a jamais entendus, que l'oeil n'a pas vus, que l'esprit de l'homme n'a pu concevoir, qui sont réservés à ceux qui auront souffert. Le Christ les leur faisait entrevoir, et cela suffisait à les enlever à l'humanité pour en faire des anges par avance. Enfin livrés aux bêtes, ils subirent d'effroyables tortures, furent traînés sur un sable composé de coquillages pointus, et plusieurs autres horreurs leur furent infligées comme pour arracher l'apostasie à leur lassitude. Le diable s'ingénia à raifiner contre eux. Grâce à Dieu, il n'en put vaincre aucun. Germanicus, vaillant entre tous, relevait par des paroles intrépides le courage des autres ; son combat contre les bêtes fut sublime. Le proconsul le conjurait d'avoir pitié de lui-même, de son jeune âge, mais lui, avide de sortir d'un monde pervers, marcha droit à la bête et la frappa. La foule entière, confondue par cette bravoure, hurla : « A mort les athées ! Qu'on cherche Polycarpe ! »
Un seul faiblit, c'était un Phrygien nommé Quintus,
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récemment sorti de sa province. A la vue des bêtes, il se mit à trembler. Et c'était justement celui qui avait poussé es autres à venir se dénoncer avec lui. Le proconsul vint à bout de lui faire prêter serinent et de sacrifier. C'est pourquoi, mes frères, nous ne louons pas ceux qui vont s'offrir d'eux-mêmes ; l'Évangile d'ailleurs n'enseigne rien de pareil. L'admirable Polycarpe ne s'émut point et même ne voulut pas quitter la ville, quoiqu'on fît auprès de lui de vives instances pour qu'il s'éloignât. Enfin il céda, et se retira avec quelques compagnons dans une petite maison de campagne, située non loin de la ville ; il y passa les jours et les nuits dans une prière continuelle, selon sa coutume, pour l'Église universelle. Tandis qu'il priait, il aperçut dans une vision son oreiller qui brûlait. Il vint à ses compagnons et leur dit : « Je serai brûlé vif. » Ceci se passait trois jours avant son arrestation.
Averti de l'approche de la police, il changea de retraite. Les gens de police, n'ayant rien trouvé, mirent la main sur deux jeunes esclaves; l'un deux, mis à la torture, trahit son maître. Il ne pouvait plus songer à se dérober, maintenant que c'était son propre entourage qui le livrait. L'irénarque Hérode voulait le faire conduire dans le stade, afin qu'il pût achever sa vie en véritable disciple du Christ. Quant aux traîtres, ils partageraient le sort de Judas.
Un des deux jeunes gens consentit à servir de guide à une escouade de gens d'armes à pied et à cheval que l'on aurait pu croire à la poursuite de quelque bandit. C'était un vendredi 22 février à l'heure du dîner. Vers le soir ils arrivèrent à sa nouvelle retraite. Polycarpe pouvait encore fuir ; il ne le voulut pas : « Que la volonté de Dieu soit faite », dit-il. Les gens le trouvèrent dans la chambre haute d'une maisonnette; il s'était couché. Averti de leur arrivée par le bruit qu'ils faisaient, il descendit et se mit à causer avec les soldats. Sa vieillesse et son sang-froid les frappèrent d'admiration, ils ne s'expliquaient pas qu'on se
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fût donné tant de mal pour prendre ce vieillard. Polycarpe leur fit servir à boire et à manger à volonté, et demanda seulement une heure pour prier librement. Ils y consentirent. Deux heures durant il pria, debout et à hante voix. Ses auditeurs étaient stupéfaits, plusieurs éprouvèrent des remords d'avoir marché contre un si saint vieillard.
Après qu'il eut terminé sa prière, dans laquelle il recommandait au Seigneur tous ceux qu'il avait connus dans sa longue vie, petits et grands, illustres et obscurs, et toute l'Eglise catholique répandue dans le monde, l'heure du départ arriva. On le mit sur un âne et l'on prit la route qui conduisait à Smyrne; c'était le jour du grand sabbat, samedi 23 février.
Chemin faisant, on rencontra l'irénarque Hérode et son père Nicetas, qui firent monter Polycarpe dans leur voiture. Ils le mirent au milieu d'eux et essayèrent de le gagner : « Quel mal y a-t-il à dire Kyrios Kaesar, à faire un sacrifice et le reste et à se sauver ainsi ? » D'abord Polycarpe ne répondit pas; puis sur leurs instances, il dit ces seules paroles : « Je ne ferai pas ce que vous me conseillez. » Ses deux compagnons, désappointés, lui dirent des paroles outrageantes et le poussèrent si- brutalement hors de la voiture qu'il tomba sur la route et s'écorcha la jambe. Il se releva, et, toujours leste et de bonne humeur, suivit à pied avec les soldats. On se dirigea vers le stade. Le peuple y était déjà rassemblé. C'était un vacarme infernal.
Au moment où Polycarpe fut introduit dans le stade, le tumulte était indescriptible, mais les chrétiens ne laissèrent pas d'entendre ces paroles qui semblaient venir du ciel : « Sois fort, sois viril, Polycarpe. » On mena l'évêque au proconsul, qui lui demanda s'il était Polycarpe. Sur sa réponse affirmative, le proconsul l'importunait pour lui faire renier sa foi : « Au nom du respect que tu dois à ton âge », lui disait-il et d'autres choses de ce genre qui sont
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ordinaires en pareille circonstance, « jure par le Génie de César, repens-toi ; crie : Plus d'athées. »
Polycarpe alors, promenant un regard sévère sur la foule qui couvrait les gradins, la montra de la main : « Oui, certes, dit-il, plus d'athées ! » Et il leva les yeux au ciel et poussa un profond soupir.
Statius Quadratus lui dit : « Jure et je te renvoie, insulte le Christ. »
Polycarpe répondit : « Il y a quatre-vingt-six ans que je le sers, et il ne m'a jamais fait de mal, comment pourrais-je insulter mon Roi et mon Sauveur ? »
Le proconsul revint à la charge et dit : « Jure par le Génie de César »
Polycarpe répondit : « Si tu te fais un point d'honneur de me faire jurer par le Génie de César, comme tu tappelles ; et si tu feins d'oublier qui je suis, écoute : Je suis chrétien. Veux-tu savoir ce qu'est la religion chrétienne ? Accorde-moi un jour de répit et prête-moi attention. »
Le proconsul : « Persuade le peuple. »
Polycarpe : « Avec toi, cela vaut la peine de discuter. Nous avons pour maxime de rendre aux puissances et aux autorités établies par Dieu les honneurs qui leurs sont dus, pourvu que ces marques de respect n'aient rien de blessant pour notre conscience. Quant à ces gens-là, je ne daignerai jamais entrer en explication avec eux.
J'ai des bêtes féroces, je vais te faire jeter à elles si tu ne te repens.
Fais-les venir. Nous ne reculons pas, nous autres, pour aller du mieux au pire ; il m'est bon, au contraire, de passer des maux de cette vie à la suprême justice.
Puisque tu méprises les bêtes, je te ferai brûler, si tu ne changés d'avis.
Tu me menaces d'un feu qui brûle une heure, et s'éteint aussitôt ; ne sais-tu pas qu'il y a le feu du juste jugement et de la peine éternelle, qui est réservé aux
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impies ? Vraiment pourquoi tous ces retards ? Apporte ce que tu voudras ! »
Polycarpe dit ces choses et d'autres encore avec une fermeté et une joie débordantes ; la grâce divine illuminait son visage, à ce point que ce n'était pas lui que l'interrogatoire avait troublé, mais le proconsul. Celui-ci confondu envoya le héraut au milieu du stade crier par trois fois : «Polycarpe s'est avoué chrétien. »
Aussitôt la foule des païens et des Juifs très nombreux à Smyrne hurla : « Le voilà, le docteur de l'Asie, le père des chrétiens, le destructeur de nos dieux, celui qui enseigne à pas sacrifier, à ne pas adorer ! »
En même temps ils demandaient à Philippe de Tralles, asiarque en exercice, de lancer un lion sur Polycarpe. Philippe s'en défendit; les jeux d'animaux étaient terminées. « Au feu donc ! » cria-t-on de toutes parts. C'était la vision des jours précédents qui allait s'accomplir, lorsqu'après avoir vu le coussin sur lequel il reposait la tête entouré de flammes, il avait dit aux fidèles qui l'entouraient : « Je serai brûlé vif. »
Tout cela se passa en moins de temps qu'on n'en met à le dire, la foule se répandit dans les boutiques et les bains pour y chercher du bois et des fagots ; les Juifs montraient à cette besogne, selon leur habitude, un zèle tout particulier. Quand le bûcher fut prêt, Polycarpe se dépouilla de tous ses vêtements, ôta sa ceinture, essaya aussi de se déchausser. Il ne le fit pas sans quelque difficulté.; car, en temps ordinaire, les fidèles qui l'entouraient avaient coutume de s'empresser pour lui éviter cette peine, tant ils étaient jaloux du privilège de toucher son corps vénérable. Même avant le martyre on l'honorait déjà à cause de sa sainteté. On le plaça au milieu de l'appareil qui servait à fixer le patient et on allait l'y clouer, mais il dit : « Laissez-moi. Celui qui me donne la force de supporter le feu m'accordera aussi la force de rester immobile sur le
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bûcher, sans qu'il soit besoin pour cela de vos clous. »
On ne le cloua donc pas, mais on le lia. Debout contre un poteau, les mains attachées derrière le dos, il semblait un bélier de choix pris dans le troupeau et destiné à l'oblation. Il leva les yeux au ciel et dit :
« Seigneur Dieu tout-puissant, Père de Jésus-Christ, fils aimé et béni, par lequel nous avons appris à te connaître, Dieu des anges, des puissances, de toute créature, et de toute la race des justes qui vivent sous ton regard; je te bénis, parce qu'en ce jour, à cette heure même, tu as daigné m'admettre, avec tes martyrs, à boire le calice de ton Christ, afin que je ressuscite à la vie éternelle de l'âme et du corps, incorruptible par le Saint-Esprit. Daigne me recevoir aujourd'hui parmi eux en ta présence, comme un sacrifice abondant et agréable ; puisque le sort que tu me réservais et que tu m'as montré dans une vision s'accomplit en ce moment, ô Dieu, qui dis la vérité, et ne connais pas le mensonge. C'est pourquoi je te loue, je te bénis, je te rends gloire pour tous les bienfaits par le Pontife éternel et céleste, par Jésus-Christ, ton Fils tant aimé, par lequel à Toi avec Lui et l'Esprit-Saint, gloire maintenant et dans les siècles futurs. Amen. »
Après qu'il eut dit Amen et qu'il eut achevé sa prière, les valets du bourreau mirent le feu au bois. Dès que la flamme commença à briller, nous fûmes témoins d'un miracle; et nous avons été épargnés afin que nous puissions en faire aux autres le récit. La flamme sembla s'arrondir en voûte au-dessus du corps du martyr et présenter l'aspect d'une voile de navire gonflée par le vent. Le vieillard, placé au centre de cette chapelle ardente, nous apparaissait non comme une chair qui brûle, mais comme un pain doré dans le four ou comme un lingot d'or ou d'argent dans la fournaise. Nous sentions pendant ce temps une odeur délicieuse comme celle de l'encens ou des plus précieux parfums.
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Cependant les impies voyaient que les flammes ne consumaient point le condamné ; on donna ordre au confector d'aller lui donner un coup de couteau. Le sang jaillit avec tant d'abondance que le brasier en fut éteint. Et le peuple voyait avec étonnement la différence qu'il y a entre les infidèles et les élus. Parmi ces derniers nous comptons l'incomparable martyr Polycarpe, qui fut parmi nous notre docteur tout rempli de l'esprit des apôtres et des prophètes, évêque de l'Église catholique de Smyrne. Toute parole sortie de sa bouche a été ou sera accomplie.
Cependant l'ennemi, haineux et méchant, l'adversaire de la race des justes voyait ce glorieux martyre, il savait la pureté irréprochable du saint dès son enfance, et ne pouvait douter qu'il eût reçu la couronne immortelle et la récompense promise; aussi s'efforça-t-il de nous priver de ses reliques, quoique un grand nombre voulussent les recueillir et souhaitassent de posséder ses précieux restes. Le démon suggéra donc à Nicétas, père d'Hérode et frère d'Alcé, d'aller trouver le proconsul afin qu'on refusât aux chrétiens l'autorisation d'enlever le corps du martyr, de crainte, ajoutait-il, qu'ils n'abandonnassent pour lui le Crucifié. Tout ceci se passait à l'instigation des Juifs, qui, montant la garde auprès du bûcher, avaient aperçu les chrétiens qui s'empressaient de retirer ce qui pouvait l'être de ce saint corps. Ces malheureux ignoraient que nous ne pouvons délaisser le Christ, qui, pour le salut de tous ceux qui seront sauvés, a souffert malgré son innocence à la place des coupables, et que nous ne pouvons adorer que lui. Nous l'adorons comme Fils de Dieu; pour les martyrs, nous les honorons comme disciples et imitateurs du Christ, et à cause de leur incomparable tendresse pour le Roi et Maître.
Daigne le Seigneur nous faire les compagnons de leur sort et de leur fidélité !
Le centurion, voyant la turbulence des Juifs, fit replacer
Le martyre de saint Polycarpe
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le corps sur le bûcher et, comme c'était l'usage, fit brûler le cadavre. Nous vînmes recueillir les os, plus précieux pour nous que les pierres précieuses et l'or le plus pur, et ils furent déposés dans un lieu convenable. C'est là que nous nous réunirons dès que nous le pourrons, dans l'allégresse et la joie, et Dieu nous fera la grâce de célébrer le jour anniversaire de son martyre, pour honorer, d'une part, la mémoire de ceux qui ont déjà combattu, et de l'autre, former et préparer les générations suivantes à faire de même.
Voici tout ce que nous savons touchant Polycarpe, qui souffrit le martyre à Smyrne avec onze compagnons originaires de Philadelphie. Toutefois sa mémoire est l'objet de plus de vénération que celle des autres martyrs, à ce point qu'il n'est pas de lieu où les païens eux-mêmes ne s'entretiennent de ce docteur incomparable, de ce martyr fameux dont nous souhaitons tous d'imiter la confession tout imprégnée de l'esprit de l'Évangile. Après avoir affronté un juge inique, il fut vainqueur et reçut la couronne d'immortalité ; réuni aux apôtres et à tous les justes, il glorifie Dieu le Père tout-puissant, rend grâces à Jésus-Christ, au Sauveur de nos âmes, au Maître de notre corps et au Pasteur de l'Église catholique répandue dans le monde entier.
Vous nous aviez demandé le récit détaillé des événements, nous vous envoyons un tableau abrégé de la situation de notre frère Marcion. Après que vous aurez lu la lettre, faites-la parvenir aux frères les plus éloignés, afin qu'eux aussi rendent gloire à Dieu de ce qu'il a fait un choix parmi ses serviteurs.
A Celui qui peut nous conduire tous par sa grâce et sa miséricorde dans son éternel royaume par son Fils unique Jésus-Christ, à Lui, gloire, honneur, puissance, majesté dans les siècles. Saluez tous les saints en notre none.
Ceux qui sont avec nous et le scribe lui-même, Evariste, avec toute sa famille vous saluent.
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Polycarpe souffrit le martyre le second jour du mois de Xanthice, sept jours avant les calendes de mars, le jour du grand sabbat, à la huitième heure. Il fut fait prisonnier par Hérode, sous le pontificat do Philippe de Tralles. Statius Quadratus était proconsul de la province d'Asie et Notre-Seigneur Jésus-Christ régnait dans tous les siècles, à
qui soit gloire, honneur, majesté, royauté éternelle pendant toutes les générations. Amen !
Nous vous en prions, mes frères, allez, marchez dans la parole évangélique de Jésus-Christ, avec qui gloire soit au
Père et au Saint-Esprit à cause du salut des saints qu'il a appelés, comme il a accordé le martyre au bienheureux Polycarpe. Puissions-nous à sa suite parvenir dans le royaume de Jésus-Christ!
Caius a écrit tout ceci d'après la copie qui appartenait à Irénée, disciple de Polycarpe, avec qui il vécut longtemps
Moi Socrate, Corinthien, j'ai transcrit sur la copie de Caius. La grâce pour tous.
Et moi Pione, j'ai écrit tout ceci d'après l'exemplaire qui vient d'être ainsi signalé. Je l'avais cherché, mais le bienheureux Polycarpe m'en fit révélation comme je le dirai ailleurs. J'ai recueilli ces faits dont le temps avait presque amené la disparition, afin que Notre-Seigneur Jésus-Christ me réunisse moi aussi avec ses élus dans son royaume céleste. A lui, avec le Père et le Saint-Esprit, gloire dans les siècles des siècles. Amen.
Carpos était évêque, sans doute de Pergame; Papylos, diacre de Thyatire; Agathonicé était une femme de qualité que les gens de Pergame tenaient en considération. On ne connaît pas avec exactitude le nom du proconsul dont parlent les actes, si ce fut Optimus ou son successeur Valerius ou Valerianus, mais le martyre eut lieu sous le règne de Marc-Aurèle. Les actes, longtemps conservés, vinrent entre les mains de l'historien Eusèbe. lls avaient disparu depuis lors, on les a retrouvés il y a quelques années seulement; ils sont de tous points excellents.
EUSEBE, Hist. Eccl., l. IV, c. 15. ACT. SS., avril, t. II, p. 120-6. AUBÉ, dans Revue archéologique, décembre 1881, p. 350, reproduit dans LE MÊME, lEglise et l'Etat dans la seconde moitié du III° siècle (1885), p. 499 et suiv. DUCHESNE dans Bulletin critique (mai 1881), p. 471. P. ALLARD t. II, p. 398 et suiv. HARNACK, dans Texte und Untersuchungen, III, 3, 4 (1888), p. 433-66. ZAHN, Forschungen des Gesell. des Kanons, I, 279 LIGHTFOOT, Apost. Fathers, 1, 615 et suiv. Diction. of Christian biography, art : Carpus. RAMSAY,The Church in the Roman Empire before 170, pp. 202, 249, 379, 391 n, 399 n, 433, 434 n, 435.
Pendant le séjour du proconsul d'Asie à Pergame, on lui amena Carpos et Papylos,
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Le proconsul s'assit et commença l'interrogatoire : « Ton nom?
Mon nom est Chrétien, c'est le plus beau ; mais dans le monde c'est Carpos.
Tu connais les ordres des empereurs en vertu desquels
vous devez sacrifier aux dieux tout-puissants. Approche donc et sacrifie.
Je suis chrétien. J'adore le Christ Fils de Dieu, qui, de notre temps, est venu sur la terre et nous a délivrés des pièges du diable. Je ne sacrifie pas. Agis comme bon te semblera. Je ne puis sacrifier aux simulacres abjects des démons dont les adorateurs se font les semblables. De même que ceux qui adorent Dieu en esprit et en vérité se rendent semblables au Dieu de gloire, partagent son immortalité et participent par le Verbe à la vie éternelle, ainsi ceux qui adorent ces simulacres se rendent aussi vains que les démons et dignes de leur compagnie dans l'enfer. Un juste jugement les y retient.
Tu sais maintenant pourquoi je ne sacrifie pas. Assez de sottises, sacrifiez.
Aux dieux qui n'ont fait ni le ciel ni la terre? dit Carpus en riant.
Sacrifiez, l'empereur le veut.
Les vivants ne sacrifient pas aux morts.
Alors, tu crois que ces dieux sont morts ?
Veux-tu m'écouter ? Ces dieux n'ont-ils pas en leur temps été des hommes mortels? Cesse de les adorer, et tu verras qu'ils ne sont rien, qu'ils sont faits de matériaux périssables et que le temps détruira.
Notre Dieu à nous, qui échappe à la limite du temps et qui a fait le temps, échappe à la corruption ; il est éternel et immuable, on ne peut lui ajouter ni lui retrancher quoi que ce soit. Ces dieux, au contraire, sont de fabrication humaine et le temps en vient à bout. Quant au témoignage des oracles, qu'il ne compte pas pour toi. Dès le commencement
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le diable, déchu du sommet de sa gloire, inspiré par sa perversité, porte envie à l'amour de Dieu pour l'homme. Foulé aux pieds par les saints, il combat contre eux, leur fait la guerre, les tient en haleine et l'annonce à
ses compagnons.
De même, étant plus ancien que nous, il prévoit ce qui nous arrive quotidiennement, et il lui est facile de prédire le mal qu'il compte nous faire. Dieu lui-même nous apprend qu'il fait le mal et dans la mesure où Dieu le lui permet il nous tente, s'efforçant de nous détourner de la piété. Sois bien assuré que tu croupis dans une profonde erreur.
Comme je savais que tu allais accumuler les sottises, je t'ai poussé à des injures envers les dieux et envers les princes. Min que cela ne recommence plus, sacrifie, ou qu'as-tu à dire ?
Impossible ; je ne l'ai jamais fait. »
Sur-le-champ on le suspendit et on commença de l'écorcher avec des ongles de fer. « Je suis chrétien », criait Carpos, jusqu'au moment où, s'évanouissant dans l'excès de la souffrance, il perdit la voix.
Le proconsul le laissa et se tourna vers Papylos :
Tu es sénateur ?
Je suis citoyen.
D'où?
De Thyatire.
As-tu des enfants ?
Beaucoup, grâce à Dieu. »
Une voix dans la foule : « Ce sont les chrétiens qu'il nomme ses enfants. »
Le proconsul : « Pourquoi mentir et me dire que tu as des enfants ?
Apprends que je ne mens pas, je dis la vérité. Dans chaque province, dans chaque ville, j'ai des enfants en Dieu.
Sacrifie ou qu'as-tu à dire ?
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Je sers Dieu depuis ma première enfance, je n'ai jamais sacrifié aux idoles. Je suis chrétien, je n'en dirai pas plus. D'ailleurs je n'ai rien de meilleur ni de plus agréable à dire. »
Suspendu à son tour, il lassa trois bourreaux armés des ongles de fer. Loin de perdre connaissance, il semblait redoubler de vigueur. A cette vue, le proconsul ordonna de les brûler vifs. Aussitôt on se mit en route pour l'amphithéâtre.
Papylos fut d'abord attaché au poteau, puis on le dressa debout, mais à peine le feu avait-il été allumé, que le martyr rendit l'âme dans une douce prière.
Tandis qu'on liait Carpos au poteau, il se mit à rire. Bourreaux et spectateurs demeurèrent stupéfaits. « Pourquoi ris-tu ? dirent-ils.
J'ai vu la gloire du Seigneur et je me suis réjoui, me voilà maintenant délivré de vous et de vos crimes. »
Au soldat qui rangeait le bois du bûcher, Carpos, déjà dressé en l'air, dit ces mots : « Nous sommes nés d'une même mère, Eve, nous avons une chair semblable, mais quand nous fixerons les yeux sur le tribunal suprême, nous supporterons tout. »
On alluma le feu, Carpos se mit à prier : « Sois béni, Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, qui as daigné me faire, moi pécheur, compagnon de ton héritage.» Puis il mourut.
Parmi les spectateurs, une femme nommée Agathonicé avait vu la gloire du Seigneur dont parlait Carpos (quelques instants auparavant) ; comprenant l'appel divin, elle dit à haute voix : « Moi aussi j'ai aperçu le glorieux festin. il faut que je m'y assoie et que j'y prenne part. »
On lui cria de tous côtés : « Aie pitié de ton enfant.
Dieu, qui veille sur tous, la gardera. Je le confie à Celui pour qui je suis (1).»
1. Il y a ici évidemment une lacune dans les actes.
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Elle enleva son vêtement et toute joyeuse, monta dans le bûcher.
On s'apitoyait autour d'elle : C'est une cruauté, cest une injustice.
Mais elle, dès qu'elle sentit la flamme courir sur son corps, cria à trois reprises :
« Seigneur, Seigneur, Seigneur, aidez-moi, je me suis réfugiée près de vous. »
Puis elle rendit l'esprit. Son corps acheva de brûler avec les deux autres.
Les fidèles dérobèrent les reliques et les mirent en lieu sûr pour la gloire du Christ et l'honneur de ses saints.
Au Père, au Fils, au Saint-Esprit gloire et puissance dans tous les siècles des siècles. Amen.
Saint Justin entame sa deuxième Apologie par le récit d'un petit drame domestique qui rentre dans notre sujet. Les personnages appartiennent tous à la bourgeoisie, et l'épisode n'en est que plus curieux par la lumière qu'il jette sur cette classe intermédiaire, moins oonnue de nous, car d'ordinaire les littérateurs contemporains préfèrent choisir des modèles d'un relief bien marqué, parmi les grands ou dans les basses couches de l'humus populaire. La tragédie bourgeoise rapportée par l'apologiste fait partie d'un écrit dont e l'authenticité a été mise en doute pour des raisons insuffisantes ».
Voyez Dom MARAN, Opp. Justini, Apol. II, 2, et OTTO, Corp. Apologet., vol. I. EUSÈBE, Hist. eccl., IV, 17. DODWEL, Dissert. Cyprian., XI, 33. Il faut probablement (voy. les § 2 et 15 de l'Apologie) rapporter cet écrit au règne d'Antonin, ceci est d'accord avec le cursus honorum de Lollius Urbicus (NOEL DES VERGERS, Essai sur Marc-Aurèle, p. 54. AUBÉ, Saint Justin, p. 30-33, 68 et suiv. ; CAVEDONI, Cenni (1855 et 1858), Sentenza diffinitiva (1856) ; BORGHESI, Oeuvres, VIII, p. 585 et suiv., voyez aussi 503 et suiv.) RENAN, Origines du Christianisme, t. VII, p. 486, note. P. ALLARD, Hist. des Perséc., t. I, p. 318 et suiv. HARNACK, Gesch. der altchr. Litt., I, n, 99 et suiv. BARDENHEWER, Patrologie (éd. all.), p. 98, donne une bibliographie copieuse que l'on peut compléter avec KRUGER, Grundriss der Theolog. Wissensch., p. 65. BATIFFOL, La littérature grecque, p. 95 et suiv., et les répertoires CHEVALIER et RICHARDSON. LIGHTFOOT, Ignatius,I, p. 509, propose la date 155-160, en s'appuyant sur BORGHESI,
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t. VIII, mais dans le dernier volume des oeuvres complètes (1884), BORGHESI incline vers une date plus ancienne. RAMSAY, The Church in the roman Empire, 152.
Il y avait à Rome une femme qui avait vécu avec son mari dans une honteuse débauche. Mais elle reçut la doctrine du Christ et renonça à ses désordres ; elle devint modeste et entreprit de persuader à son mari de vivre d'une manière plus réglée. Elle lui parlait de la doctrine de Jésus-Christ, et lui montrait dans l'avenir les feux éternels réservés à ceux qui déshonorent leur corps par des souillures que la raison condamne. Mais cet homme, sourd aux sages conseils de sa femme, continuait à rechercher des plaisirs illégitimes.
Sa femme résolut donc de se séparer de lui, mais soucieuse de l'autorité de son père et de ses parents, qui lui conseillaient de prendre patience, dans l'espoir qu'il se produirait quelque changement chez son mari, elle y consentit avec répugnance. Mais enfin, ayant appris que, dans un voyage qu'il avait fait à Alexandrie, il s'était jeté dans des désordres encore plus révoltants, elle craignit que si elle demeurait plus longtemps avec lui, elle ne se rendît complice de ses crimes ; elle lui envoya des lettres de divorce et s'éloigna du domicile conjugal, Alors cet homme, qui aurait dû se réjouir de voir sa femme, qui avait renoncé aux excès d'autrefois, s'efforcer de l'en retirer lui-même, au lieu de respecter l'action en divorce, il l'accusa d'être chrétienne. Elle eut d'abord recours à la justice de l'empereur ; elle lui présenta une requête, sollicitant la liquidation de ses affaires domestiques et promettant de répondre ensuite à l'accusation qu'on avait intentée contre elle ; ce qui lui fut accordé. Son mari, ne pouvant plus rien contre elle, tourna sa haine contre un nommé Ptolémée,
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qui avait donné à cette femme les premiers enseignements de notre religion. Il obtint, d'un centurion de ses amis, de s'en saisir et de ne l'interroger que sur un seul chef, savoir s'il est chrétien. Ptolémée, homme loyal et dont l'âme candide ne pouvait souffrir le moindre déguisement, répondit sans hésiter qu'il était chrétien. Là-dessus le centurion le traita avec une extrême dureté et le retint longtemps dans une obscure prison. Enfin, Ptolémée comparut devant le préfet Urbicius, qui ne lui demanda que cette seule chose, s'il était chrétien. Lui, qui était persuadé que la doctrine de Jésus-Christ est une source féconde de toute sorte de biens, répondit pour la seconde fois qu'il était chrétien. Au reste, quiconque désavoue la religion chrétienne ne le peut faire que par deux motifs : ou parce qu'il la croit indigne de lui, ou parce que ses moeurs le rendent indigne d'elle. Or, ni l'un ni l'autre de ces motifs ne peut agir sur un véritable chrétien.
Comme on conduisait Ptolémée au supplice, Lucius, qui était chrétien comme lui, fut touché d'un jugement si inique; il alla aussitôt trouver Urbicius : « Quelle est donc cette justice, lui dit-il en l'abordant, qui te fait condamner un homme à perdre la vie, parce qu'il porte un nom qui t'est odieux ? Quoi ! sans être ni adultère, ni homicide, ni ravisseur du bien d'autrui, ni coupable d'aucun crime! Un pareil jugement est indigne de l'empereur, du philosophe fils de César et du Sénat.
Tu m'as bien l'air d'être un chrétien toi aussi, dit le préfet.
Oui, dit Lucius.
Le préfet l'envoya au supplice. « Je rends grâces de ce qu'on m'ôte au plus méchant de tous les maîtres, pour rue donner au meilleur de tous les Pères et au Roi du ciel. » Un troisième chrétien étant survenu partagea la mort des deux premiers.
Saint Justin, qui faisait profession de philosophie, adressa aux empereurs deux Apologies pour les chrétiens. Non seulement il établissait l'innocence de ses coreligionnaires, mais il s'attaquait à leurs contradicteurs. Cette polémique lui attira la haine d'un groupe de lettrés qui dominaient alors sans contrôle le inonde des beaux esprits et qui, embarrassés par l'argumentation de leurs adversaires, « n'avaient pas toujours la force de se mettre au-dessus des jugements d'un peuple ignorant et passionné » (II Apol., 12) ; ainsi ils remettaient la cause aux soins des licteurs. « Je m'attends, écrit saint Justin, à me voir quelque jour dénoncé et mis aux fers, à l'instigation de quelques-uns de ceux que l'on appelle philosophes, peut-être à l'instigation de Crescent. » Celui-ci, d'ailleurs, laissait prévoir cet excès lorsqu'il menaçait ses"adversaires de les traduire un jour devant les tribunaux, comme coupables « d'athéisme et d'impieté ». Ce fut ce qui arriva. Quand il fut à bout de raisons, il dénonça son contradicteur. La date de ce supplice a été contestée sans raison sérieuse, elle résulte avec certitude des indications fournies par les Actes, qui disent que Justin fut condamné par le préfet Rustique, lequel fut préfet de Rome en 163, c'est-à-dire dans la seconde année de Marc-Aurèle, qui ne s'éloigna pas de Rome pendant toute cette année.
ACT. SS., avril, II, 104-119. RUINANT, Act. sinc.(1689), p. 38 et suiv. GALLANDI, Bibl. vet. patr. (1765), I, 19. OTTO, Corp. Apologet., III (1879), 26678, voy. XLVI-L. MIGNE, Patr. graec., VI (1857), 1563-72. Pour la bibliographie, voyez CHEVALIER, ouvr. cité, et RICHARDSON, ouvr. cité, p. 26. P. ALLARD, Hist. des
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Perséc., t. I, p. 365. DUCHESNE, Etude sur le Liber Pontificalis, p. 192; Le Liber Pontificalis, introduction, p. ci. RENAN, Origines du Christianisme, t. VI, p. 480 et suiv., 491-492.
Justin et ceux qui demeuraient avec lui furent amenés au préfet de Rome, Rustique. Dès qu'ils furent devant le tribunal, Rustique dit à Justin : « Soumets-toi aux dieux et obéis aux empereurs. »
Justin répondit : « Personne ne peut être blâmé ou con-damné pour avoir suivi les lois de Notre-Seigneur Jésus-Christ. »
Rustique : « Quelle science étudies-tu ?
J'ai successivement étudié toutes les sciences. J'ai fini par m'arrêter à la doctrine des chrétiens, bien qu'elle déplaise à ceux qui sont entraînés par l'erreur.
Et voilà, malheureux, la science que tu aimes?
Eh ! oui. Je suis les chrétiens parce qu'ils possèdent la vraie doctrine.
Quelle est cette doctrine ?
C'est la doctrine que les chrétiens suivent religieusement, et la voici : « Croire en un seul Dieu, créateur de « toutes les choses visibles et invisibles. Confesser Jésus-Christ, Fils de Dieu, autrefois prédit par les prophètes, juge futur du genre humain, messager du salut, maître pour tous ceux qui veulent bien se laisser enseigner par lui. Moi, homme débile, je suis trop faible pour pouvoir parler dignement de sa divinité infinie ; c'est l'oeuvre des prophètes. Depuis des siècles, par l'inspiration d'en haut, ils ont annoncé la venue dans le monde de Celui que j'ai appelé le Fils de Dieu. »
Le préfet demanda en quel lieu les chrétiens s'assemblaient.
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« Là où ils peuvent le faire », répondit Justin. « Crois-tu, continua-t-il, que nous nous rassemblons tous dans un même lieu ? Pas le moins du monde. Le Dieu des chrétiens n'est pas enfermé quelque part; invisible, il remplit le ciel et la terre, en tous lieux ses fidèles l'adorent et le louent.
Allons, dis-moi le lieu de vos réunions et où tu rassembles tes disciples.
J'ai demeuré jusqu'à ce jour près de la maison d'un nommé Martin, à côté des Thermes de Timothée. C'est la seconde fois que je viens à Rome, et je n'y connais pas d'autre demeure que celle-là. Tous ceux qui ont voulu venir m'y trouver, je leur ai fait part de la vraie doctrine.
Tu es donc chrétien ?
Oui, je suis chrétien. »
Le préfet à Chariton : « Es-tu chrétien, toi aussi? Avec l'aide de Dieu je le suis. »
Le préfet dit à Charita : « Suis-tu aussi la foi de Christ? » Elle répondit : « Par la grâce de Dieu, moi aussi, je suis chrétienne. »
Rustique à Evelpiste : « Et toi, qui es-tu?
Je suis esclave de César; mais, chrétien, j'ai reçu du Christ la liberté ; par ses bienfaits, par sa grâce, j'ai la même espérance que ceux-ci. »
Rustique à Hiérax : « Es-tu chrétien ?
Assurément, je suis chrétien; j'aime et j'adore le même Dieu que ceux-ci. »
Rustique : « Est-ce Justin qui vous a rendus chrétiens ? » Hiérax : « J'ai toujours été chrétien et je le serai toujours. »
Paeon se leva et dit : « Moi aussi, je suis chrétien. » Le préfet : «Qui t'a instruit? »
Paeon : « Je tiens de mes parents cette bonne doctrine. »
Evelpiste reprit : « Moi j'écoutais avec grand plaisir les leçons de Justin, mais j'avais appris de mes parents la religion chrétienne.
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Le préfet lui dit : « Où sont tes parents ? »
Evelpiste : « En Cappadoce. »
Le préfet à Hiérax : « Et toi, de quel pays sont tes parents ? »
Hiérax : « Notre vrai père, c'est le Christ, et notre mère, la foi, par laquelle nous croyons en lui; mes parents selon la chair sont morts. Du reste, je fus amené ici d'Iconium en Phrygie. »
Le préfet dit à Libérien : « Comment t'appelles-tu? Es-tu chrétien, toi aussi, et impie envers les dieux? »
Libérien : « Je suis chrétien, j'aime et j'adore le vrai Dieu. »
Le préfet revint à Justin : « Ecoute-moi, toi que l'on dit éloquent, et qui crois posséder la doctrine véritable; si je te fais fouetter, puis décapiter, croiras-tu que tu doives ensuite monter au ciel. »
Justin dit : « J'espère recevoir la récompense destinée à ceux qui gardent les commandements du Christ si je souffre les supplices que tu m'annonces. Je sais que ceux qui auront vécu de la sorte, conserveront la faveur divine jusqu'à la consommation du monde. »
Rustique : « Tu penses donc que tu monteras au ciel, pour y recevoir une récompense?
Je ne le pense pas, je le sais, et j'en suis si assuré que je n'en doute d'aucune façon.
Au fait ; approchez et tous ensemble sacrifiez aux dieux. »
Justin : « Personne, dans son bon sens, n'abandonne la piété pour l'erreur.
Si vous n'obéissez pas à nos ordres, vous serez torturés sans merci.
Justin : « C'est là notre plus vif désir, souffrir à cause de Notre-Seigneur Jésus-Christ et être sauvés. De la sorte nous nous présenterons assurés et tranquilles au terrible tribunal de notre même Dieu et Sauveur, où, selon l'ordre divin, le monde entier passera. »
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Tous ensemble : « Fais vite ce que tu veux, nous sommes chrétiens et nous ne sacrifions pas aux idoles. »
Là-dessus le préfet rendit la sentence : « Que ceux qui n'ont pas voulu sacrifier aux dieux et obéir aux ordres de l'empereur soient fouettés et emmenés pour subir la peine capitale, conformément aux lois. »
En conséquence, les saints martyrs, glorifiant Dieu, furent conduits au lieu ordinaire des exécutions, et après la flagellation ils furent décapités, consommant ainsi le martyre dans la confession du Christ.
Quelques fidèles enlevèrent leurs corps secrètement et, les placèrent dans un lieu convenable, soutenus par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui revient la gloire dans les siècles des siècles. Amen.
La lettre que les Églises de Lyon et de Vienne, dans la Gaule, adressèrent aux Églises d'Asie et de Phygie, et qui contient le récit de la persécution que ces Églises eurent à endurer sous le règne de l'empereur Marc-Aurèle, est une des pièces les plus achevées de l'antiquité chrétienne; elle fait partie de l'histoire de la conscience de l'humanité. Au temps où cette persécution éclata, l'Église de Lyon était des plus prospères. La ville avait une importance considérable dans l'Empire, c'était surtout une ville religieuse. Le culte de Rome et d'Auguste y donnait occasion à des fêtes où l'on multipliait les genres d'intérêt, mais dont les chrétiens ne pouvaient suivre toutes les pratiques, ce qui aidait à propager les récits odieux que l'on répandait sur eux. Les folies et les turpitudes d'une secte gnostique, les marcosiens, établie dans la région, ajoutaient encore au discrédit des fidèles. Les avanies que les chrétiens avaient à redouter commençaient, ici comme ailleurs, par un mouvement populaire, dont les magistrats prenaient la tête et ils cherchaient à apaiser l'excitation au moyen de quelques sacrifices sanglants dont les disciples du Christ fournissaient les victimes.
La fête anniversaire 1er août de la consécration de l'autel de Rome et d'Auguste était l'occasion de foires qui attiraient à Lyon une foule d'origine indéfinissable, contre laquelle on se tenait en garde. Par suite des rapports fréquents de commerce entre Lyon et le Levant, on voyait arriver de l'Orient une multitude de gens de la pire espèce. La population d'origine lyonnaise supportait impatiemment cette avalanche d'êtres débauchés, presque tous Syriens d'origine. Par malheur, la secte marcosienne provoquait la confusion entre cette foule
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immonde et la mystérieuse secte des chrétiens, laquelle comptait un bon nombre d'Asiatiques et entretenait un commerce assidu avec ses coreligionnaires d'Asie.
L'irritation contre les chrétiens allait croissant. D'abord ce ne furent que de simples vexations, puis on en vint aux coups contre les passants inoffensifs. Les principaux de la cité n'intervinrent que pour aggraver l'irrégularité. En l'absence du légat impérial, le tribun et les duumvirs firent arrêter tous ceux que la voix publique désigna comme chrétiens, on les jeta en prison jusqu'au retour du légat impérial à Lyon.
EUSEBE, H. é., V, I-IV. OLHAUSEN.N, Monumenta, Berlin, 1820. ROUTH, Reliq. sac. (18116-8), 1, 285-371. MIexa, Patr. gr., V (1857), 1405-54. P. ALLARD, Hist. des Perséc., I, 39s. A. DE BARTRÉLEMY, Les assemblées nationales dans les Gaules, dans Rem des Quest. hist. (juillet 1868), p. 14-a2. CUNNINGAM, Churches of Asie (188o), 273-292. D'ARROIS DE JUBAINVILLE, dans les Comptes rendus de l'Acad. des Sciences morales et politiques (septembre 188o). LE BLANT, Les Actes des martyrs (1882), passim. LE MEME, Les Actes des martyrs et les supplices destructeurs du corps, dans Revue archéol. (1874), p. 178-94. ORSI, Istoria eccl. (1746), 211-31; (1749), II, 302-32. RENAN, Origines du Christianisme, VII, p. 302 et suiv. Pour la question de l'emplacement nous ne saurions encore prendre parti, nous laissons la question aux érudits locaux, chez lesquels on trouve la bibliographie du sujet chaque fois qu'ils le traitent à nouveau. La date 177 est généralement reçue [voyez cependant DODWEL, Dissert. Cyprian., xi, 3G (pour 167)]; RENAN, ouvr. cité, p. 329 ; LUTHARDT, Authorship of Saint-John's Gospel (éd. Clark) ; SCHOLTEN, Die aeltesten Zeugnisse betreff die Schrift. des N. T., p. 11o, 111. %V1ESELER, Die Chrislenverfolg. der Caesaren, pp. 19, 68, 94, Gütersloh, 1878. GORRES, Die Toleranzedicte des Kais. Gallienus, dans le Iahrb. Prot. Theolog., 1877, pp. 607-608, à propos de ces persécutions locales. Voyez CHEVALIER, RICHARDSON et les histoires de la littérature chrétienne. HARNACK, Gesch. der altchr. Litt., 1, 1, 262. ROBINSON, Texts and Studies, 1, 2,p. 97 et suiv. DUCHESNE, Les Sources du Martyrologe hiéronymien (1885), p. 20. BATIFFOL, La Littérature grecque (1896), p. 19. « Eusèbe possédait le texte intégral de l'épître, et de ce texte intégralement reproduit dans son Recueil d'anciens actes des martyrs il a inséré dans son Histoire la meilleure part, il est possible qu'Irénée
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ait été le rédacteur. Le texte inséré dans le Recueil d'Eusèbe contenait un quadruple catalogue des martyrs : ceux qui avaient été décapités, ceux qui avaient été livrés aux bêtes, ceux qui étaient morts en prison, ceux qui survivaient au moment où la lettre est écrite ; ce catalogue s'est conservé dans le Martyrologe hiéronymien. Grégoire de Tours a probablement connu une ancienne version latine du texte de notre épître, y compris le catalogue. » Cf. CHEVALIER, Répertoire, et Richardson, Synopsis. RENAN, dans le Journal des Savants (1881), p. 339 et suiv., Sur la topographie chrétienne de Lyon. Compte rendu des livres de RAVERAT et de PELAGAUD. HIRSCHFELD, Zur Geschichte des Christenthums in Lugdunum vor Constantin, dans Sitzungberichte der Konigl.-Preuss. Akad. (1885), I, p. 381-489. Anal. Boll. (1897), P. 336.
Les serviteurs du Christ qui habitent à Vienne et à Lyon, dans la Gaule, aux frères d'Asie et de Phrygie, qui partagent notre foi et notre espérance dans la rédemption, paix, grâce et gloire, par le Père et Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Nous n'essayerons pas de retracer l'atrocité des tortures, la fureur et la rage des païens contre les saints, ni tout ce que nos frères ont souffert, la parole n'y suffirait pas et personne n'en saurait donner le récit complet. L'antique ennemi ramassa. toutes ses forces et se jeta sur nous, mais comme il avait formé le dessein de notre perte, il y travailla peu è peu, et d'abord il nous fit sentir sa haine. I1 ne négligea rien de tout ce que ses artifices lui ont su fournir de moyens contre les serviteurs de Dieu; à tel point que non seulement l'accès des lieux publics, des thermes et du forum nous était interdit, mais la rue elle-même avait pour nous ses dangers.
La grâce de Dieu combattit pour nous contre le diable, elle soutint ceux dont l'âme était moins fortement trempée
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et trouva, pour les opposer à l'ennemi, des courages non moins inébranlables que le sont de puissantes colonnes; ce furent eux qui, par leur vigueur soutinrent tous les assauts du démon. Ceux-ci donc, arrêtés à l'improviste, supportèrent toute sorte d'outrages et de tourments; ce qui à d'autres eût semblé terrible et interminable leur paraissait insignifiant, tant ils avaient de hâte à rejoindre le Christ, témoignant par leur exemple que les misères de cette vie sont sans comparaison possible avec la récompense qui nous en sera donnée. D'abord ce furent, à l'égard de tous sans exception, des cris, des coups, des arrestations, des confiscations, la chasse à coups de pierre, la prison, en un mot, tout ce qu'une foule furieuse prodigue d'ordinaire à ses victimes. On supporta tout en patience. Ceux qui avaient été arrêtés furent conduits au forum par le tribun et les duumvirs de la cité et interrogés devant le peuple. Tous confessèrent leur foi et furent jetés en prison jusqu'au retour du légat impérial.
Aussitôt arrivé, le légat les fit comparaître et appliquer à la question préalable avec une extrême cruauté. Vettius Epagathus, l'un de nos frères, tout brûlant de charité pour Dieu et pour son prochain, et qui, jeune encore, s'était attiré, pour l'austère perfection de sa vie, les éloges que l'on accorde à la vertu d'un vieillard tel que Zacharie ; marchant sans amertume dans les voies tracées par Dieu, impatient de se rendre utile de quelque façon que ce put être, Vettius donc, qui assistait à l'interrogatoire, ne put se contenir en présence d'une telle iniquité. Saisi d'indignation, il réclama pour lui le droit de défendre les accusés, se faisant fort de prouver qu'ils ne méritaient pas l'accusation d'athéisme et d'impiété. Les gens qui entouraient le tribunal poussèrent contre lui les vociférations ordinaires. Or il était de grande famille. Le légat repoussa sa requête, encore qu'elle fût absolument légale, et lui demanda simplement s'il était chrétien. Oui, dit-il
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d'une voix vibrante. Il fut. alors mis au nombre des martyrs. « Voilà l'avocat des chrétiens », dit le juge en raillant. Vettius possédait au dedans de lui-même l'avocat par excellence, le Saint-Esprit, avec une abondance bien supérieure à celle de Zacharie, puisqu'il lui inspira de se présenter à une mort certaine pour la défense de ses frères. Il fut et ne cesse d'être le disciple de Jésus-Christ et il marche à la suite de l'Agneau partout où il va.
Alors commença l'épreuve des combattants. Les premiers martyrs, ardents et préparés, confessèrent la foi solennellement avec une belle vaillance ; mais ceux qui n'étaient ni préparés ni exercés et dont les forces ne pouvaient supporter une attaque si impétueuse faiblirent. Ces dix malheureux nous furent un sujet de grande douleur et de bien des larmes, en même temps qu'ils refroidissaient l'ardeur de ceux qui, demeurés libres, parvenaient, au prix de mille dangers, à se tenir auprès des martyrs et à ne pas les perdre de vue.
Tous alors nous attendions, muets d'anxiété, l'issue de la confession de la foi, non pas que nous redoutions tellement les tortures, mais nous appréhendions bien plus les apostasies. Chaque jour de nouvelles arrestations venaient remplir les vides laissés par les défections, et bientôt tous les hommes les plus considérables des deux églises, ceux qui les avaient fondées par leurs travaux, étaient prisonniers. Prisonniers aussi, quoique païens, plusieurs de nos esclaves englobés dans l'ordre d'arrestation en masse donné par le proconsul. Ces malheureux, sous l'inspiration du démon, effrayés par le spectacle des tortures infligées à leurs maîtres et poussés par les soldats de garde, déclarèrent que les infanticides, les repas de chair humaine, les incestes et d'autres abominations que l'on ne saurait dire ni même concevoir, étaient, parmi nous, des réalités, bref, des choses dont nous ne croyons pas que les hommes puissent jamais se rendre coupables. Cette calomnie répandue dans la foule
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produisit sur-le-champ son, effet. Les gens qui, jusqu'à ce moment, à cause des relations de parenté, avaient montré quelque modération à notre égard, furent soudain transportés d'indignation, et crièrent aussi contre nous. Ainsi se trouvait accomplie la parole du Christ : « Un jour viendra où celui qui vous tuera s'imaginera rendre ainsi hommage à Dieu. » Dès lors, les vénérables martyrs soutinrent des tortures telles, que le langage ne peut les dire, et Satan s'acharnait afin de leur arracher une parole coupable.
La fureur du peuple, du proconsul et des soldats s'acharna principalement sur Sanctus, diacre de l'Eglise de Vienne ; sur Maturus, simple néophyte, il est vrai, et néanmoins athlète très généreux du Christ ; sur Attale, natif de Pergame, qui fut toujours la colonne et l'appui de notre Eglise ; sur Blandine enfin, en qui le Christ fit voir que ce qui aux yeux des hommes est vil, informe, méprisable, est en grand honneur auprès de Dieu, qui considère le réel et fort amour, et non de vaines apparences. Nous craignions, en effet, et particulièrement l'ancienne maîtresse de Blandine qui faisait partie du groupe des martyrs, que ce petit corps si chétif ne pût confesser la foi jusqu'à la fin, mais Blandine se trouva fortifiée de telle manière que les bourreaux qui se relayaient sur elle, épuisant depuis le point du jour jusqu'au soir toutes sortes de tortures, s'avouèrent finalement vaincus par la fatigue. Ne connaissant plus rien dans leur métier qu'ils pussent lui faire souffrir, ils ne comprenaient pas qu'elle vécût encore, malgré les meurtrissures et les plaies profondes dont son corps était couvert. A les entendre, un seul de tous les supplices qu'elle avait supportés eût dû suffire à la tuer. Elle cependant, pareille à un intrépide athlète, reprenait des forces en confessant sa foi. Ce lui était un réconfort et un repos, elle perdait jusqu'au sentiment de sa souffrance rien qu'à redire : « Je suis chrétienne et il ne se fait rien de mal parmi nous. »
Sanctus endurait avec une force surhumaine tous les
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supplices que les bourreaux pouvaient inventer. Cependant les impies ne désespéraient pas d'arracher de lui, par l'effroyable horreur des supplices, une parole coupable ; il résista avec tant d'énergie, que l'on ne put lui faire dire ni son nôm, ni sa famille, ni sa patrie, ni s'il était libre ou esclave. A toutes les questions, il répondait en latin : « Je suis chrétien. » Cela lui tenait lieu de nom, de cité, de famille, on ne put tirer de lui aucune autre réponse. Cela suffit à enflammer la rage du proconsul et des bourreaux ; n'ayant plus d'antre tourment à leur disposition, ils lui appliquèrent des lames ardentes sur les parties les plus sensibles du corps. Mais tandis que ses membres rôtissaient, son âme n'était pas entamée, il persistait dans sa confession, comme s'il eût été baigné et fortifié par la source céleste d'eau vive qui jaillit du corps du Christ. Le corps du martyr attestait tout ce qu'il avait supporté ; ce n'était plus qu'une plaie, une meurtrissure ; affreusement tordu, il ne présentait plus aucune forme humaine. Mais le Christ lui-même était au coeur du martyr et portait sa souffrance, réalisait de grands miracles, renversait l'antique ennemi, et montrait aux autres, par un exemple éclatant, que rien n'est à craindre là où se trouve la charité du Père céleste ; il n'y a pas de souffrance, là où elle se change en la gloire du Christ.
Quelques jours plus tard, les bourreaux recommencèrent la torture. Ils comptaient que, renouvelant tous les mêmes supplices sur les plaies enflammées, cette fois ils seraient vainqueurs. Le corps était dans un état tel, que, à le toucher de la main, on le faisait bondir de douleur ; tout au moins espérait-on qu'il mourrait dans les tourments, ce qui eût effrayé les autres. Il n'en fut rien. Contre toute attente, le corps du martyr soudainement redressé affronta la seconde torture et reprit son aspect d'homme et l'usage des membres ; la nouvelle torture lui fut, avec l'aide de Dieu, un rafraîchissement et un remède plutôt qu'une peine.
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Une femme nommée Biblis était du nombre de ceux qui avaient apostasié ; lé diable déjà la comptait sienne, et voulait lui faire ajouter un nouveau crime, la poussant, elle qui s'était montrée fragile et lâche, à faire de nouveaux aveux tandis qu'on l'appliquait à la question. Mais, au milieu même de ses souffrances, elle revint à elle, et comme au sortir d'un profond sommeil la torture lui avait fait ressouvenir des supplices de l'enfer, elle cria aux païens : « Comment voulez-vous que des gens à qui il n'est pas permis de manger le sang des bêtes, mangent des enfants ! » A partir de ce moment elle s'avoua chrétienne et subit le sort des autres martyrs.
Comme l'invincible constance que le Christ accordait à ses martyrs avait eu raison de tous les supplices des tyrans, le diable songea à d'autres inventions. On mit les confesseurs dans des cachots obscurs et insupportables, on leur passa les pieds dans les ceps, en les distendant jusqu'au cinquième trou, et on ne leur épargna aucune des cruautés que les geôliers, poussés et surexcités par le diable, avaient à leur disposition pour faire souffrir les victimes ; ce fut à tel point que plusieurs moururent asphyxiés dans les cachots. Dieu, qui montre sa gloire en toutes choses, les réservait à ce genre de mort. D'autres qui avaient subi les tortures les plus barbares, et semblaient ne pouvoir y survivre, eût-on employé à les ranimer tous les genres de remèdes, demeurèrent dans la prison, privés de tout secours humain, mais fortifiés par Dieu et raffermis dans leur âme et dans le corps tout ensemble. Ceux-là relevaient les autres et les consolaient. Enfin, les derniers arrêtés, dont le corps n'était pas encore habitué à la souffrance, ne purent supporter l'horreur de la prison ; ils y moururent.
Cependant, le vénérable évêque Pothin, qui gouvernait l'Eglise de Lyon, était alors âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, et sa santé était fort ébranlée ; mais si sa débilité présente ne lui laissait que le souffle, son désir du martyre lui
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rendait une merveilleuse vigueur. Il fut donc traîné au tribunal. Son corps, ruiné par l'âge et la maladie, était prêt à défaillir, ruais son âme restait forte afin que par elle le Christ fût vainqueur. Il fut conduit au tribunal par les soldats, accompagnés des autorités de la ville, et d'une foule qui criait entre autres choses que ce vieillard était le Christ lui-même. Le légat demanda à Pothin quel était le Dieu des chrétiens : « Tu le connaîtras si tu en es digne e, répondit le vieil évêque. On l'emmena, et sans respect pour son âge, on le roua de coups ; ceux qui pouvaient l'approcher le frappaient avec les poings et les pieds, les autres lui lançaient ce qui leur tombait sous la main. On aurait cru commettre une faute et une impiété si l'on se fût abstenu de prendre sa part d'impudence envers le malheureux. On croyait par là venger l'injure faite aux dieux. Le vieillard fut jeté demi-mort dans un cachot ; il expira deux jours plus tard.
Alors éclata l'intervention spéciale de Dieu et la miséricorde infinie du Christ ; le cas était rare parmi nous, mais, par la sagesse et l'insinuante bonté de Jésus-Christ, il n'était pas cependant sans exemple. Tous ceux donc qui, depuis la première arrestation, avaient renié la foi, partageaient la prison et le régime des martyrs ; ainsi leur apostasie ne leur avait servi de rien. Ceux, en effet, qui confessaient la vérité étaient incarcérés comme chrétiens, on ne portait contre eux aucune autre accusation ; on retenait les autres sous l'inculpation de crimes d'homicide et de monstrueuses forfaitures, et leur souffrance sans compensation se trouvait plus intolérable que celle de leurs anciens frères ; car pour ceux-ci la joie du martyre, l'attente de la béatitude promise, l'amour du Christ, et l'esprit venant du Père, leur étaient un réconfort ; les apostats, au contraire, paraissaient déchirés de remords, à tel point qu'il était aisé de les reconnaître, dans les divers trajets de la prison au tribunal, à leur visage flétri et à leur attitude
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accablée. Les confesseurs s'avançaient radieux, une sorte de majesté douce et de grâce éclatait sur leurs visages, leurs chaînes étaient une parure nouvelle qu'ils portaient comme une fiancée porte les franges d'or de ses vêtements de noce ; de leur corps s'exhalait le suave parfum du Christ, au point que quelques-uns s'imaginèrent que les martyrs s'étaient fait oindre. Les renégats, la tête basse, misérablement vêtus, malpropres, d'une laideur repoussante, que les païens eux-mêmes traitaient de lâches et d'ignobles, de meurtriers convaincus par leur propre aveu, avaient perdu le nom glorieux et salutaire de chrétiens. Ce contraste suffisait à affermir ceux qui le remarquaient. Aussi voyait-on souvent les chrétiens qu'on arrêtait s'arranger de manière à confesser de prime abord, afin de s'ôter ensuite toute possibilité de retour.
Plus tard, on répartit les martyrs en plusieurs lots, suivant les genres de supplices ; ainsi les bienheureux confesseurs offrirent à Dieu le Père une seule couronne tressée de fils de nature et de couleurs diverses. Il était juste que les athlètes jusque-là victorieux, qui avaient soutenu de rudes passes et remporté un triomphe éclatant, reçussent la couronne glorieuse d'immortalité. Maturus, Sanctus, Blandine et Attale furent donc amenés aux bêtes dans l'amphithéâtre, afin de récréer les païens par une curée exceptionnelle, donnée ce jour-là en l'honneur des chrétiens. Maturus et Sanctus subirent de nouveau toute la série des supplices comme s'ils n'avaient rien souffert auparavant, ou plutôt comme il arrive aux athlètes, qui, après plusieurs victoires partielles, luttent enfin pour la couronne. Ils eurent donc à endurer les mêmes atrocités qu'ils avaient déjà supportées, les coups de fouet, les morsures des bêtes qui les traînaient sur le sable, et tout ce que le caprice d'une foule insensée réclamait par ses cris ; puis on les avait assis sur la chaise de fer rougi, et tandis que les membres brûlaient, l'écoeurante fumée de la chair rôtie remplit l'amphi-
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théâtre. Loin de s'apaiser, la fureur ne faisait que s'enflammer davantage ; on voulait triompher quand même de la constance des martyrs. Cependant on ne pût faire dire à Sanctus une seule parole, sinon celle qu'il n'avait cessé de redire depuis le commencement « Je suis chrétien. » Pour en finir, on coupa la gorge aux deux martyrs qui respiraient encore. Ils avaient ce jour-là donné le spectacle, et remplacé les scènes variées des combats de gladiateurs. Blandine, pendant tout ce temps, était suspendue à un poteau et exposée aux bêtes. La vue de la vierge suspendue à une sorte de croix, et dont la prière ne cessait pas, fortifiait les frères qui livraient alors leur combat. Sa seule attitude faisait souvenir de Celui qui avait été crucifié pour notre salut, et ils marchèrent à la mort persuadés que quiconque meurt pour la gloire de Jésus-Christ reçoit une vie nouvelle dans le sein du Dieu vivant.
Aucune bête ne toucha le corps de Blandine. On,la détacha donc du poteau, et on la ramena en prison pour une autre séance. La victoire remportée sur l'ennemi dans ces différentes escarmouches devait rendre la défaite du serpent infernal définitive et inévitable, et affermir la vaillance des frères par son exemple ; car, quoique délicate, infirme et méprisée, lorsqu'elle s'était trouvée revêtue de la force victorieuse du Christ, Blandine avait renversé son adversaire à plusieurs reprises et remporté dans un combat glorieux la couronne immortelle.
La foule réclama à grands cris le supplice d'Attale, car toute la ville le connaissait. Il s'avança, prêt à combattre, la conscience forte d'une vie irréprochable ; et, en effet, solidement instruit de la doctrine des chrétiens, il n'avait cessé d'être parmi nous le témoin de la vérité. On lui fit faire le tour de l'amphithéâtre précédé d'un écriteau, sur lequel on lisait en latin : « Celui-ci est Attale, chrétien. » Le peuple écumait de rage, lorsque le légat, ayant appris que le condamné jouissait de la qualité de citoyen romain,
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ordonna de le ramener en prison avec les autres, et il consulta l'empereur à ce sujet et sur toute l'affaire. On attendit la réponse.
Ce délai ne fut pas infructueux pour les prisonniers, car grâce à l'indulgence des confesseurs, la grâce infinie du Christ se laissa voir de nouveau. En effet, les membres déjà morts de l'Eglise se ranimèrent peu à peu, ceux qui avaient rendu témoignage eurent de la condescendance pour ceux qui l'avaient d'abord refusé ; et l'Eglise, cette vierge-mère, conçut encore une fois dans son sein les avortons qui en avaient été arrachés. Grâce aux saints martyrs, ceux qui avaient apostasié rentrèrent dans le sein de l'Eglise, où ils furent conçus de nouveau, et, maintenant que la chaleur de la vie surnaturelle circulait en eux, ils s'entraînaient à confesser la foi. Ressuscités et affermis par la miséricorde de ce Dieu qui veut non pas la mort, mais la conversion du pécheur et son salut, ils se préparèrent à comparaître et à être interrogés de nouveau. La réponse de l'empereur arriva ; elle prescrivait de condamner à la peine capitale ceux qui s'avoueraient chrétiens et de renvoyer sains et saufs ceux qui renieraient la foi. Le jour de la grande foire qui attirait une foule nombreuse et cosmopolite, le légat donna ordre de faire comparaître les prisonniers. On organisa pour la circonstance une mise en scène théâtrale. A l'interrogatoire, tous ceux qui se trouvaient être citoyens romains furent condamnés à avoir la tête tranchée, les autres furent destinés aux bêtes.
Ceux qui la première fois avaient renié furent alors le su-jet d'une grande gloire pour le Christ, car ils lui rendirent témoignage, contrairement à l'attente et aux désirs des païens. On les interrogea séparément en leur faisant entrevoir la liberté comme prochaine, mais ils se déclarèrent chrétiens et furent joints aux autres confesseurs. Ceux-là seuls demeurèrent à l'écart, en qui il n'y avait plus ombre cm foi, ni de respect pour la robe nuptiale, ni de crainte de
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Dieu. ; fils de perdition qui, par leur lâcheté, avaient couvert de honte la religion qu'ils suivaient. Quant aux autres, ils furent tous réconciliés et réunis à l'Eglise. Tandis qu'on appliquait les martyrs à la question, Alexandre le Phrygien, médecin, qui habitait la Gaule depuis plusieurs années, et que tous connaissaient pour son ardente charité et les saintes audaces de son zèle d'apôtre (du reste, la grâce apostolique ne lui avait pas été refusée), se tenait tout prêt du tribunal et encourageait par ses gestes ceux qui étaient appelés à confesser leur foi. La colère de la foule, en voyant les apostats revenus à la foi chrétienne, fut extrême. On accusa hautement Alexandre d'être la cause de ces rétractations coupables. On l'arrêta sur place, et le légat lui demanda qui il était. Il se déclara chrétien, et fut condamné aux bêtes. Le lendemain, il fut amené avec Attale, car le légat n'avait osé le refuser (malgré qu'il possédât le droit de cité romaine) aux réclamations du peuple. Tous deux passèrent par toute la série des tourments qu'on put inventer, et, après un long combat, furent décapités. Alexandre ne prononça pas un mot, ne fit pas entendre un cri ; recueilli en lui-même, il s'entretenait avec Dieu. Quand on fit asseoir Attale sur la chaise de fer rougie et que son corps, brûlé'de tous côtés, exhala une odeur abominable, il dit au peuple en latin : « Voilà bien ce qu'on peut appeler manger des hommes. Nous, nous ne mangeons pas d'hommes et nous ne faisons rien de mal. » On lui demanda : « Quel nom a Dieu ? Dieu, dit-il, n'a pas de nom comme un homme. »
Après que tous eurent été immolés, le dernier jour de la fête, vint le tour de Blandine et d'un garçon de quinze ans, Ponticus. Chaque jour on les conduisait à l'amphithéâtre afin qu'ils fussent témoins des supplices de leurs frères. Chaque jour on les amenait devant les statues des dieux et on leur disait de jurer par ces impies simulacres, mais ils refusaient. Cette fois, le peuple perdit toute mesure ;
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il fut sans pitié et sans pudeur. On fit épuiser à la pauvre fille et à son jeune ami toute la hideuse série des supplices, qu'on interrompait de temps en temps pour leur dire : « Jurez ! » On n'en vint pas à bout. Comme tous le pouvaient voir, l'enfant était soutenu par la douce parole de sa soeur ; quand il eut achevé la série entière des supplices, doucement il rendit l'âme.
Blandine demeurait la dernière.
Comme une mère qui vient d'animer ses fils au combat, et les a envoyés vainqueurs, devant elle, en présence du roi; suivant à son tour le chemin sanglant qu'ils ont tracé, elle se prépare à les rejoindre, joyeuse, transportée à la pensée de mourir, telle une invitée qui se rend au festin nuptial, plutôt qu'une victime condamnée aux bêtes. Après avoir souffert les fouets, les bêtes, la chaise de feu, elle fut enfermée dans un filet et l'on amena un taureau. Il la lança plusieurs fois en l'air avec ses cornes ; elle, paraissait ne rien sentir, tout entière à son espoir, à la jouissance anticipée des biens qu'elle attendait, poursuivant l'entretien intérieur avec le Christ. Pour finir, on l'égorgea. « Vrai, disaient les Gaulois en sortant, jamais dans nos pays on n'avait vu tant souffrir une femme. »
La fureur et la cruauté contre les saints n'étaient pas satisfaites. Cette populace brutale et barbare, enflammée par la bête, ne pouvait plus être apaisée à volonté ; sa rage trouva à s'assouvir sur les cadavres des martyrs. La honte de sa défaite ne la touchait pas, car elle semblait dépourvue de raison et des sentiments de l'humanité ; la rage du légat et du peuple allait croissant comme va celle de la bête féroce, encore qu'ils n'eussent d'autre raison de nous haïr, mais n'est-il pas dit dans l'Ecriture : « Que celui qui est souillé se souille encore, que celui qui est juste, se justifie encore »? Les restes de ceux qui étaient morts en prison avaient été jetés aux chiens, et une garde fut établie de jour et de nuit pour qu'aucun des fidèles ne leur donnât la
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sépulture. Quant à ce que les bêtes et lé feu avaient épargné, lambeaux arrachés à coups de dents, membres rôtis ou carbonisés, têtes coupées, troncs mutilés, on les laissa également plusieurs jours sans sépulture avec une garde de soldats. Les uns frémissaient et grinçaient des dents contre les martyrs, pour lesquels ils eussent voulu des supplices encore plus raffinés. D'autres raillaient et injuriaient, ils rendaient gloire à leurs dieux et leur attribuaient le supplice des martyrs. Quelques-uns, plus humains et qui semblaient nous accorder un semblant de pitié, disaient avec ironie : « Où est leur Dieu ? A quoi leur a servi ce culte qu'ils ont préféré à la vie ? » Tels étaient leurs propos et leurs attitudes. Nous ressentions cependant une extrême douleur de ne pouvoir enterrer les corps. Nous ne pouvions pas profiter de l'ombre de la nuit, et ni l'argent ni les supplications ne purent rien sur l'esprit des factionnaires ; ils gardaient les cadavres avec acharnement, comme s'ils eussent dû gagner beaucoup à les priver de sépulture.
Or donc, les corps des martyrs endurèrent tous les outrages et furent exposés pendant six jours ; ils furent enfin brûlés et réduits en cendres, que l'on jeta dans le Rhône, non loin de là, pour qu'il n'en restât aucune trace sur la terre. Les païens croyaient ainsi vaincre la puissance du Très-Haut et priver les martyrs de la résurrection. u 1l fallait, disaient-ils, enlever à ces hommes même l'espoir d'une résurrection qui les porte à introduire dans l'empire une religion nouvelle et étrangère, à mépriser les tortures et à courir joyeusement à la mort. Voyons donc s'ils ressusciteront, et si leur Dieu les protégera et les arrachera de nos mains ! »
Ceux qui s'efforçaient ainsi de copier et d'imiter le Christ, qui, possédant la nature divine, n'a rien ravi à Dieu en s'estimant égal à lui, ces saints qui se trouvaient si élevés en gloire, qui avaient confessé leur foi non une ou deux fois, mais bien plus souvent, et qui se partageaient entre
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l'amphithéâtre et la prison, malgré les stigmates du feu, la parure des ecchymoses et des déchirures dont leur corps entier était parsemé, n'osaient s'attribuer le titre de martyrs, ne permettaient pas même qu'on leur donnât ce nom. Si quelqu'un des fidèles, soit par lettre, soit de vive voix, les appelait ainsi, ils le reprenaient vivement. Ce titre de martyr, ils le réservaient particulièrement au Christ, le témoin fidèle et véritable, le premier-né des morts, l'initiateur à la vie de Dieu. Ils l'accordaient aussi à ceux qui avaient déjà obtenu de mourir en confessant la foi. « Ceux-là sont de vrais martyrs, disaient-ils, que le Christ a admis à le confesser. N'a-t-il pas marqué comme d'un sceau leur confession par la mort ? Quant à nous, nous ne sommes que de modestes et humbles confesseurs. e Et au milieu d'un flot de larmes, ils conjuraient les frères d'offrir à leur intention de continuelles prières pour qu'ils fissent une bonne fin. En vérité, ils faisaient bien voir la force des martyrs, répondant aux païens avec une grande liberté et une pleine confiance, et témoignaient d'une surprenante force d'âme.
Ils refusaient le titre de martyrs que les frères leur appliquaient déjà, ils s'humiliaient sous la main de Dieu, par laquelle ils sont maintenant si élevés en sa présence.
Ils aimaient à excuser tout le monde, ils ne condamnaient personne. Ils absolvaient, ils ne liaient pas.
Bien plus, à l'exemple du saint martyr Etienne, ils priaient pour ceux qui les faisaient si cruellement souffrir : « Seigneur, disaient-ils, ne leur imputez pas ce crime ! » S'il priait pour ceux qui le lapidaient, ne devait-il pas, à plus forte raison, prier pour ses frères ? Le plus dur combat fut celui qu'ils soutinrent contre le diable, pour le maintien de la vraie et sincère charité, car ils voulaient rompre le cou au serpent infernal et lui faire lâcher la proie vivante qu'il croyait tenir,
A l'égard des apostats, ils étaient sans hauteur, sans dédain, ils leur prodiguaient ce qu'ils avaient, et secouraient
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avec largesse les indigents. Ils avaient pour eux les entrailles d'une mère miséricordieuse, et répandaient devant Dieu le Père, pour leur salut, d'abondantes larmes.
Ils demandèrent la vie, Dieu la leur accorda ; et ils y firent participer leurs proches et partout ils parurent vainqueurs devant Dieu. Ils avaient aimé la paix, ils nous l'avaient recommandée, ils s'en allèrent en paix devant Dieu. Ils ne laissèrent ni douleur à leur mère, ni discordes ni disputes entre leurs frères, mais la joie et la paix, et l'union, et l'amour pour tous.
Alcibiade, l'un des martyrs, pratiquait un genre de vie austère, grossier ; il ne vivait que de pain et d'eau. Il voulut conserver ce régime dans la prison, mais Attale, après le premier combat qu'il livra dans l'amphithéâtre, eut à ce sujet une vision où il apprit qu'Alcibiade avait tort d'écarter systématiquement telles et telles créatures de Dieu et que sa pratique était d'un fâcheux exemple. Alcibiade obéit à l'observation qui lui en fut faite, et désormais accepta toutes les nourritures sans distinction, en rendant sur elles grâces à Dieu. La grâce divine ne manquait pas aux martyrs, le Saint-Esprit habitait au milieu d'eux.
(éd. de ROSSI-Duchesne, 1894, p. 73)
A. Lyon, dans les Gaules; quarante-huit martyrs, ce sont : Pothin, évêque; Zacharie, prêtre, Vitte, Macaire, Asclepiades, Silvius, Primus, Ulpius, Vital, Cominus, Octobres. Philemon,
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Geminus, Julie, Albin, Grata, Potamia, Pampcia, Rodana,
Biblis, Quartia, Materne, Elpis.
Ceux qui furent aux bêtes sont : Sanctus, diacre, Martyr,
Attale, Alexandre, Pontique, Blandine.
Ceux qui moururent dans la prison soin : Ariste, Corneille, Zosime, Tite, Jules, Zotique, Apollon, Geminien, Julie, Ausone, Ausone, Emelie, Jamnice, Pompeia, Domna, Amelie, Juste, Trophime, Antonia.
Tous ces serviteurs du Christ ont été couronnés sous le règne de Marc-Aurèle Antonin.
Et encore ceux-ci : Vincent, Nina, Priscus, Sepaça, Hilaire,
Félix, Castula.
Et encore en la même ville : Epagatus, Emelie, Donata.
Les actes des martyrs de Scilli sont la pièce la plus ancienne de la littérature latine chrétienne. On en possède plusieurs copies qui se distinguent les unes des autres par de légères différences. Dom Ruinart attribuait ces altérations aux fidèles, qui, assistant au procès ou bien à la lecture des actes authentiques, prenaient copie en leur particulier de ce qu'ils avaient entendu, et faisaient involontairement des fautes. Le martyre des Scillitains eut lieu sous le règne de Commode, mais en vertu d'ordres donnés avant la mort de Marc-Aurèle et que le nouvel empereur n'avait pas encore eu le temps de retirer. Ces martyrs sont les premiers dont nous ayons les actes pour la province d'Afrique, car si dans cette province les rescrits de Trajan et d'Hadrien avaient fait des victimes, Dieu seul connaît leurs noms. Vigellius Saturninus, proconsul d'Afrique, le premier, dit Tertullien, aui tira le glaive contre nous, fit mettre à mort le 4 juillet plusieurs chrétiens originaires de Madaure et portant les noms puniques de Namphamti, Miggin, Limita, Sanaé; treize jours plus tard il condamna les martyrs de Scilli.
BARONIUS, Annales, année 202, n. I et suiv. MANILLON, Vetera Analecta, t. IV, p. 155. RUINANT, Acta mart. sinc. (éd. Paris 1689), pp. 79-81. BOLLANDISTES, Acta SS., juillet, XVII, t. IV de juillet, p. 204. USENER, Index scholarum Bonnensium (1881). AUBÉ, Etude sur un nouveau texte des actes des martyrs scillitains (1881) et dans Les Chrét. dans l'Emp. Rom. de la fin des Antonins au milieu du IIIe siècle (1881), p. 503 et suiv. BOLLANDISTES, dans Analecta Bolland., t. VIII (1889), p. 5 et suiv. ROBINSON, The Acts of the Scillitans Martyrs. The original Latin text together with the Greek version, etc. in Texts and Studies, I, 2 (1891), p. 104 et suiv.
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On a donné la traduction française d'après cette pièce latine au sujet de laquelle l'éditeur écrivait : « I believed that if we had the whole of the document represented by Mabillon's fragment we should probably be in possession of the source of all the recensions hitherto published. I have beeu confirmed in this view by the discovery of the very document which I had desired to find ; and I now publish it in the belief that we have at fast the original Latin form of the Martyrdom. » D'autre part, le R. P. VAN DEN GHEYN estime que « la pièce originale en latin est perdue; on ne possède que deux recensions secondaires et une version grecque qui doit être assez voisine du texte original. » (Dictionn. de Théol. cathol., fasc. I (1888), col. 320.) Quant à la date entrevue par LÉON RENIER et les objections élevées par BORGHESI (Oeuvres complètes, VIII, p 615 et suiv., Io Gennaio 1860), elle a été définitivement fixée par la version donnée par USENER, qui confirmait la conjecture de RENIER. Pour la rédaction originale, en grec (AUBÉ, BONNET, RENAN, SITTL); en latin (USENER, BATIFFOL, VAN DEN GHEYN, ROBINSON, HILGENFELD). Sur le proconsul Saturninus, voy. L. RENIER, dans Revue archéologique (1864), X, 396; MOMMSEN, Corp. inscr. lat., III, 6183. Cf. TILLEMONT, Mémoires, III, p. 131 et suiv., 638 et suiv., LUCCHINI, Atti sinceri (1777), I, 402-8. MUNTER, Primordia Eccl. Afric. (1829), 223-250. MARTINOV, Annal. Eccl. gr.-slav. (1864), p. 179 et suiv. SITTL, Local peculiarities of Latin, p. 112. LIGHTFOOT, Ignatius, t. I, p. 507. RENAN, Marc-Aurèle, pp. 457, 491, 556 et note 5. NEUMANN, D. rom. Staat u. d. allg. Kirche, 1, 284 et suiv. P. ALLARD, Hist. des Perséc., t. I, p. 436 et suiv. LE BLANT, Les Actes des Martyrs (1882), p. 6-21. Anal. Bolland., XI, p. 102.
Le seize des calendes d'août, sous le consulat de Presens (pour la seconde fois) et de Claudien, Speratus, Nartzalus et Cittinus, Donata, Secunda, Vestia, comparurent au greffe, à Carthage.
Le proconsul Saturninus dit : « Vous pouvez obtenir grâce de notre maître l'empereur, si vous revenez à la sagesse. »
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Speratus : « Jamais nous n'avons fait le mal, nous ne nous sommes prêtés à aucune iniquité ; jamais nous n'avons rien dit de mal, mais nous rendons grâces du mal qu'on nous fait, parce que nous obéissons à notre empereur. »
Le proconsul Saturninus : « Nous aussi, nous sommes religieux, et notre religion est simple. Nous jurons par la félicité de notre maître l'empereur, et nous prions pour son salut. Vous devez faire de même. »
Speratus : « Si tu veux bien me prêter une oreille attentive, je t'expliquerai le mystère de la vraie simplicité. »
Saturninus : « Je ne prêterai pas l'oreille à tes impertinences contre notre religion. Jurez plutôt par la félicité de notre maître l'empereur. »
Speratus : « Je ne connais pas la royauté du siècle présent, mais je n'en sers qu'avec plus de fidélité mon Dieu, que nul homme n'a vu et que des yeux mortels ne peuvent voir. Je n'ai point commis de vol. Si je fais quelque trafic, je paie l'impôt, parce que je connais Notre-Seigneur, le Roi des rois et de tous les peuples. »
Le proconsul Saturninus s'adressant aux autres accusés : «Abandonnez cette vaine croyance. »
Speratus : « Il n'y a de croyance dangereuse que celle qui permet l'homicide et le faux témoignage. »
Le proconsul Saturninus : « Cessez d'être complices de cette folie. »
Cittinus : « Nous n'avons et ne craignons qu'un Seigneur, notre Dieu qui est dans le ciel. »
Donata : « Nous rendons à César l'honneur dû à César, mais nous craignons Dieu seul. »
Vestia : « Je suis chrétienne. »
Secunda : « Je le suis et veux le rester. »
Saturninus à Speratus : « Tu demeures chrétien? Speratus : « Je suis chrétien. »
Tous les accusés se joignirent à lui.
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Saturninus : « Voulez-vous un délai pour réfléchir? »
Speratus : « Dans une cause si juste, il n'y a pas lieu de réfléchir. »
Saturninus : « Que gardez-vous dans vos archives?
Speratus : « Nos livres sacrés et les épîtres de Paul, homme juste (1). »
Saturninus : « Prenez un délai de trente jours et réfléchissez. »
Speratus dit de nouveau : « Je suis chrétien. »
Tous les accusés se joignirent à lui.
Saturninus, proconsul, lut le décret sur la tablette :
« Speratus, Nartzalus, Cittinus, Donata, Vestia, Secunda et d'autres (2), ont déclaré vivre à la façon des chrétiens, et sur la proposition qui leur était faite de revenir à la manière de vivre des Romains, ont persisté dans leur obstination ; nous les condamnons à mourir par le glaive. »
Speratus : « Rendons grâces à Dieu. »
Nartzalus : « Aujourd'hui même, martyrs, nous serons dans le ciel. Grâces à Dieu. »
Le proconsul Saturninus ordonna au héraut de lire l'arrêt :
« J'ordonne que :
« Speratus, Nartzalus, Cittinus, Veturius, Félix, Aquilinus, Laetantius, Januaria, Generosa, Vestia, Donata, Secunda, soient mis à mort. »
Tous dirent : « Grâces à Dieu. »
Ainsi donc, tous, dans le même temps, furent couronnés dans le martyre (3). et ils règnent avec le Père et le Fils et le Saint-Esprit pendant tous les siècles. Amen.
1. Variante : les livres des évangiles et les épîtres de Paul, homme très saint.
2. Variante, [apud AUBÉ] : et d'autres qui ont fait défaut.
3. Variante, [apud BARONIUM]: Après ces paroles, ils furent conduits au lieu du supplice, ils s'agenouillèrent ensemble, rendirent encore grâces à Dieu, et leurs têtes furent coupées.
Apollonius, qui fut mis à mort sous Commode, appartenait à l'aristocratie romaine. Eusèbe raconte son martyre et saint Jérôme lui donne le titre de sénateur. La découverte récente des actes authentiques permet de compléter ces détails. Apollonius paraît avoir été dénoncé comme chrétien par un délateur, il fut traduit par Perennia, préfet du prétoire, devant le Sénat. Eusèbe avait induit saint Jérôme à penser qu'en cette circonstance Apollonius présenta au Sénat, pour sa défense, une apologie en règle du christianisme. Cette pièce n'a probablement jamais existé. Mais ce qui a pu donner lieu à cette imagination, c'est la longueur des discours d'Apollonius tels que nous les ont conservés les actes. Trois jours après la comparution devant le Sénat il fut interrogé par le préfet seul. Il persista dans sa confession et fut condamné à être décapité.
F. C. C.(ONYBEARE), dans The Guardian, 18 juin 1893, contenant une traduction anglaise du texte arménien donné par les Méchitharistes (Venise, 1874). LE MÊME, The Armenian Apology and Acts of Apollonius and other monuments of early Christianity (1896). Apology and Acts of A., p. 29-49. Une passion grecque a été découverte et donnée par les Bollandistes : Analecta Bollandiana, t. XIV (1895), p. 284. HARNACK, dans Theolog.Literaturz., t. XX (1895), p. 590. LE MÊME, Sitzungsberichte der koen. preussischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin (1893), p. 721-746. MOMMSEN, même recueil (1894), p. 497-503. R. SEERERG, Neue Kirchliche Zeitschrift, IV (1893), 836.872. HARDY, Christianity and the Roman government (1894), 200-208. P. ALLARD, Le Christianisme et l'Empire romain (1897), p. 63 et suiv. HILGEEFELD, Apollonius von Rom,
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dans Zeitschrift f. wissensch. Theol. (1894), t. I, p. 55-91. BARDENHEWER, Patrologie (éd. all. 1894), p. 99. KRUGER, Grundriss der Wiss. Theol., p. 240. BATIFFOL, La Littérature grecque, p. 52-53. KLETTE, Der Process and die Acta S. Ap., dans les Texte und Unters., XV, a (1897). Anal. Boll. (1898), p. 234. HILGENFELD, Die Apol. d. Apoll. von Rom, dans Zt. f. wiss. Theolog., XLI (1898), p. 180-203.
Le Christ, qui donne toutes choses, prépare une couronne de justice aux hommes de bonne volonté qui se tiennent attachés fermement à la foi en Dieu ; quant aux élus de Dieu, ils sont appelés à lui afin que, ayant livré le bon combat avec courage, ils obtiennent la réalisation des promesses qu'un Dieu, ennemi du mensonge, a faites à ceux qui l'aiment et qui croient en lui de toute leur âme.
L'un d'entre eux fut le saint martyr et vaillant champion du Christ, Apollonius. Il passa à Rome une existence remplie par les exercices de la piété et de l'ascèse, et, impatient de posséder le gage de sa vocation, il fut au nombre de ceux qui rendirent témoignage à Jésus-Christ ; ce qu'il fit en présence du Sénat et du préfet Terentius. Il s'exprima avec une grande hardiesse. Voici le procès-verbal de sa déposition.
Le préfet donna ordre d'introduire Apollonius devant le Sénat, il lui dit : « Apollonius, pourquoi résistes-tu aux lois invincibles et, aux décrets des empereurs et refuses-tu de sacrifier aux dieux ? »
Apollonius : « Parce que je suis chrétien, c'est pourquoi je crains Dieu qui a fait le ciel et la terre et je ne sacrifie pas aux faux dieux.
Le préfet : « Tu dois te repentir de ces pensées à cause des édits des empereurs, et prêter serment par la fortune de Commode. »
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Apollonius : « Ecoutez maintenant l'exposé de ma conduite. Celui qui regrette ses actions justes et vertueuses est impie et n'a pas d'espérance ; celui au contraire qui se repent de ses actions contraires aux lois et de ses pensées coupables et n'y retombe plus, celui-là aime Dieu et s'essaye à faire passer son expérience dans la réalité. En ce qui me concerne, je suis absolument résolu d'observer le beau et glorieux commandement de Dieu que nous a enseigné Notre-Seigneur le Christ à qui la pensée de l'homme est révélée et qui voit tout ce qui se fait en secret comme à découvert. Sans doute, il est préférable de ne pas jurer du tout, mais de vivre en toutes choses dans la paix et dans la foi. La vérité n'est-elle pas en elle-même un grand serment ? et pour la même raison il est mauvais et répréhensible de jurer par le Christ, mais le mensonge a produit les mécréants à cause desquels on a employé le serment. Je veux jurer volontairement, par le vrai Dieu, que nous aussi nous aimons l'empereur et prions pour lui. »
Le préfet : « Approche alors, et sacrifie à Apollon, et aux autres dieux, et à l'image de l'empereur. »
Apollonius : « Quant à changer d'idées ou à prêter serment je m'en suis expliqué. En ce qui concerne le sacrifice, les chrétiens et moi nous offrons un sacrifice non sanglant à Dieu, Maître du ciel et de la terre, et de la mer et de tout ce qui a la vie, et nous offrons ce sacrifice non pas à l'image, mais pour les personnes douées d'intelligence et de raison qui ont été choisies de Dieu pour gouverner les hommes. Voilà pourquoi, conformément aux ordres du Dieu à qui il appartient de commander, nous offrons nos prières à celui qui habite dans le ciel, au seul Dieu qui puisse gouverner la terre avec justice, tenant pour assuré que l'empereur tient de Lui ce qu'il est, et d'aucun autre, si ce n'est du Roi, du Dieu, qui tient toutes choses dans sa main. »
Le préfet : « A coup sûr ce n'est pas pour philosopher qu'on t'a amené ici. Je te laisse un jour de répit, tu peux
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réfléchir sur tes intérêts et choisir la vie ou la mort. » Et il le fit reconduire en prison. Trois jours après il le fit comparaître de nouveau et lui dit :
« Eh bien ! à quoi t'es-tu décidé ?
A demeurer ferme dans ma religion, comme je te l'avais dit auparavant.
Vu le décret du Sénat je te réitère de te repentir et de sacrifier aux dieux auxquels la terre entière rend hommage et offre des sacrifices ; il est préférable pour toi de vivre parmi nous plutôt que souffrir une mort avilissante. Il me semble que tu ne dois pas ignorer le décret du Sénat.
Je sais le commandement du Dieu tout-puissant et je demeure ferme dans ma religion, je ne rends pas hommage aux idoles fabriquées de main d'homme, façonnées avec de l'or, de l'argent, ou du bois; qui ne peuvent ni voir, ni entendre, parce qu'elles sont l'ouvrage d'hommes qui ignorent le vrai service de Dieu. Mais j'ai appris à adorer le Dieu du ciel, à ne rendre hommage qu'à lui seul, qui a insufflé le souffle de la vie dans tous les hommes et qui ne cesse de départir la vie à chacun d'eux. Je n'entends pas m'avilir moi-même et me jeter dans l'abîme. Il est honteux de rendre hommage à de vils objets, c'est une action ignominieuse d'adorer en vain, et les hommes qui le font commettent le péché. Ceux qui ont inventé ces adorations étaient fous, plus fous encore que ceux qui adorent et rendent hommage. Dans leur folie, les Égyptiens adorent un oignon. Les Athéniens, jusqu'à nos jours, fabriquent et adorent une tête de boeuf en cuivre qu'ils nomment la fortune d'Athènes, et ils lui font une place en évidence près de la statue de Jupiter et d'Héraclès, à telle enseigne qu'ils lui adressent leurs prières. Et cependant cela ne vaut guère mieux que la boue séchée ou une poterie brisée. Ils ont des yeux et ils ne voient pas, ils ont des oreilles et ils n'entendent pas, ils ont des mains mais ils ne savent qu'en faire, ils ont des pieds et ils ne marchent pas ; c'est qu'apparence
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n'est pas substance, et je pense que Socrate lui aussi se moque des Athéniens quand il jure par l'arbre populaire, par le chien et par le bois sec.
« Les hommes, en adorant ces choses, pèchent d'abord contre eux-mêmes. De plus, ils sont coupables d'impiété envers Dieu parce qu'ils ignorent la vérité. Les Égyptiens, je reviens à eux, ont donné le nom de Dieu à l'oignon, à la truelle de bois, aux fruits des champs que nous mangeons, qui entrent dans l'estomac et que nous rejetons. Ils ont adoré cela; mais ce n'est pas tout, ils rendent hommage au poisson, à la colombe, au chien, à la pierre, au loup, dans lesquels ils adorent les fantaisies de leur imagination. Enfin, les hommes pèchent encore toutes les fois qu'ils adressent leurs hommages aux hommes, aux anges ou aux démons et les appellent leurs dieux. »
Le préfet : « Assez philosophé, nous sommes pleins d'admiration ; maintenant Apollonius, rappelle-toi ce décret du Sénat qui ne tolère nulle part de chrétiens. »
Apollonius : « Sans doute, mais un décret humain, fût-il du Sénat, ne prévaut pas contre un décret de Dieu. Il est bien vrai que les hommes inconséquents haïssent leurs bienfaiteurs et les font mourir, et de la sorte les hommes restent éloignés de Dieu. Mais tu n'ignores pas que Dieu a décrété la mort, après la mort le jugement pour tous les hommes, rois ou mendiants, potentats, esclaves ou hommes libres, philosophes ou ignorants. On peut mourir de deux manières. Les disciples du Christ meurent tous les jours en mortifiant leurs désirs et en se renonçant à eux-mêmes suivant ce qu'enseignent les saintes Écritures. Quant à nous, nous ne cédons pas aux mauvais désirs, nous ne jetons pas des regards impurs, pas de coups d'oeil furtifs, notre oreille se refuse à écouter le mal, de peur que nos âmes en soient souillées. Mais puisque nous observons une conduite si pure et que nous pratiquons de si saintes résolutions, nous ne trouvons rien de si ardu à mourir
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pour le vrai Dieu, de qui vient tout ce que nous avons, par qui nous sommes tout ce que . nous sommes, pour qui nous affrontons les tortures afin d'éviter la mort éternelle.
« Bien plus, nous ne nous offensons pas quand on confisque nos biens, parce que nous savons que, soit dans la vie, soit dans la mort, nous appartenons à Dieu. La fièvre, la jaunisse et toute autre maladie peut tuer un homme. Moi-même, je puis m'attendre à mourir de l'une d'elles. »
Le préfet : « Tu veux mourir ? »
Apollonius : « Mon désir est de vivre dans le Christ, mais je n'ai pas sujet de craindre la mort à cause de mon attachement à la vie. Il n'y a rien de plus désirable que la vie éternelle, source d'immortalité pour l'âme qui a mené une vie honnête. »
Le préfet : « Je n'y comprends plus rien du tout. »
Apollonius : « Et cependant que puis-je dire de plus ? C'est à la parole de Dieu d'illuminer le coeur comme la lumière naturelle luit devant les yeux. »
Un philosophe qui se trouvait là dit : « Apollonius, tu te fais tort à toi-même, tu es sorti du chemin de la vérité, ce qui ne t'empêche pas de croire que tu développes de hautes vérités. »
Apollonius : « J'ai appris à prier et non à outrager, mais la façon dont tu parles témoigne l'aveuglement du coeur, car la vérité ne semble une insulte qu'à ceux qui ont perdu le sens. »
Le préfet : « Explique-toi. »
Apollonius : « Le Verbe de Dieu, le Sauveur des âmes et des corps, s'est fait homme en Judée et il a pratiqué tout le bien possible; il était rempli de sagesse et enseignait une religion pure, digne des enfants des hommes et d'imposer silence au péché. Il enseignait à apaiser la colère, modérer les désirs, détruire ou contenir les appétits, chasser la mélancolie, être compatissant, accroître l'amour, repousser la vaine gloire, s'abstenir de la vengeance, n'être pas intraitable,
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mépriser la mort, non pas tant par mépris que par indulgence pour ceux qui ont perdu toute loi, obéir aux lois de Dieu, honorer les princes, adorer Dieu, garder notre volonté fidèle au Dieu immortel, prévoir le jugement qui suit la mort, attendre la récompense qui suit la résurrection et que Dieu accorde à ceux qui ont vécu dans la sainteté.
« Il enseignait tout ce que je viens de dire avec beaucoup de force par ses paroles et par ses actions, tous ceux à qui il avait accordé quelque bienfait lui rendaient gloire. Mais enfin il fut mis à mort, comme, avant lui, les sages et les justes l'ont été eux aussi; car il semble que les justes soient un reproche aux méchants.
« Nous lisons dans la divine Écriture : Saisissons-nous de l'homme juste, car il est un sujet de reproche pour nous ; et un philosophe [Socrate] dit de son côté : « Le juste sera torturé, on lui crachera au visage, enfin il sera crucifié. »
« De même que les Athéniens ont porté contre lui une injuste sentence de mort et l'ont accusé faussement pour obéir à la canaille, de même notre Sauveur fut condamné à mort par les méchants que l'envie et la malice dévoraient, suivant la parole prophétique : Il fera du bien à tous et les persuadera, par sa bonté, d'adorer Dieu le Père et Créateur de toutes choses, en qui nous aussi nous croyons et à qui nous rendons hommage, parce que nous avons été instruits de ses saints commandements que nous ignorions, ce qui rend notre erreur moins profonde ; aussi, après une vie sainte, comptons-nous recevoir la vie future. »
Le préfet : « J'espérais que la nuit te porterait conseil. »
Apollonius : « Et moi aussi j'espérais que la nuit te porterait conseil et que ma réponse t'ouvrirait les yeux, et que ton coeur porterait des fruits, que tu adorerais Dieu, le Créateur de toutes choses, et que tu lui offrirais tes prières sous forme de compassion, car la compassion réciproque
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est un sacrifice non sanglant qui ne laisse pas d'être agréable à Dieu. »
Le magistrat : « Je voudrais bien t'accorder ton pardon, mais c'est impossible, il y a ce décret du Sénat, mais c'est sans haine que je prononce ta sentence. » Et il ordonna qu'on lui coupât la tête.
Apollonius : « Dieu soit béni pour ta sentence ! »
Et aussitôt les bourreaux l'entraînèrent et lui coupèrent la tête. Lui n'avait pas cessé de rendre honneur au Père, au Fils et au Saint-Esprit, à qui soit la gloire pour toujours. Amen.
L'édit de Septime Sévère prohibant la propagande chrétienne commença d'être appliqué dans la province d'Afrique, l'an 202, par le proconsul Minutius Timinianus. Ce personnage mourut pendant qu'il était en charge; le procurateur Flavianus Hilarianus remplit, par intérim, la vacance et présida à la persécution. Une dispute qui s'éleva alors parmi les chrétiens, sur la question de savoir si ceux-ci ont le droit de se soustraire au danger par la fuite, nous apprend avec quelle rigueur fut conduite la persécution. « Aujourd'hui, écrivait Tertullien au commencement du Scorpiaque, nous sommes dans le feu même de la persécution. Ceux-ci ont attesté leur foi par le feu, ceux-là par le glaive, d'autres par la dent des bêtes. Il en est qui, ayant trouvé sous les fouets, dans la morsure des ongles de fer, un avant-goût du martyre, soupirent maintenant dans les cachots après sa consommation. Nous-mêmes nous nous sentons traqués de loin, comme des lièvres destinés à tomber sous les coups du chasseur. » Parmi les martyrs qui moururent alors pour Jésus-Christ, on cite : Jucundus, Saturnin, Artaxe, brillés vifs, Quintus, mort en prison, et un grand nombre d'autres, disent les actes que l'on donne ici, parmi lesquels il est tout à fait probable qu'il faut inscrire Celerina et ses fils Laurent et Ignace, en l'anniversaire desquels saint Cyprien célébrait chaque année le saint sacrifice en mémoire de leur combat. Peut-être aussi faut-il rapporter à cette persécution les martyrs Castus et Emile, mais les plus célèbres furent sainte Perpétue, avec sainte Félicité et leurs compagnons.
L'épisode de leur martyre nous est connu par un document
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qui est l'une des pièces les plus achevées de toute la littérature chrétienne. D'habiles gens ont pensé qu'un morceau si excellent était sorti de la plume de Tertullien; quoi qu'il en soit, ces actes sont au-dessus de tout soupçon. C'est une sorte d'autobiographie dont le morceau le plus étendu est donné comme écrit par Perpétue elle-même, un court fragment comme l'oeuvre du martyr Saturas, et la fin a été composée par un témoin demeuré inconnu. Le prologue et la conclusion appartiennent à un dernier rédacteur qui semble avoir été quelque peu imbu de la doctrine des montanistes.
« On ne connaît plus que cinq manuscrits fournissant le texte primitif de la passion. » (VAN DEN GHEYN, loc. cit., col. 321.) Elle fut publiée pour la première fois à Rome, en 1663; les différentes éditions que l'on en a faites depuis contiennent des variantes nombreuses, mais la discussion critique ne relève pas de ce travail, auquel elle n'apporterait pas de modifications notables. Il existe un texte grec qui n'est très probablement qu'une ancienne version faite sur le latin original. G. P. ALLARD, Histoire des Persécutions, t. II, p. 96-127; AUBÉ, dans les Comptes rendus de lAcad. des inscript. (188o), D. VIII, 321-331; Analecta Bollandiana (1884), III, app., 158-161. (1896), XV, p. 334 ; Civiltà Cattolica, 18 Giugno 1896, p. 228 et suiv.; DOULCET, Essai sur les rapports de l'Egl. chrét. avec l'Etat romain, p. 149; DUCHESNE, En quelle langue ont été écrits les actes des SS. P. et F.? dans les Cpt. rend. de l'Acad. des inscript. (1891), séance du 23 janvier, p. 39-54. (« Peut-être l'original a-t-il été écrit en grec? Dans un manuscrit du X° siècle (Bibi, Nationale, fonds latin, n. 17.626), on lit que Perpétue s'entretenait en grec avec Optat et Aspase : « et coepit Perpetua graece cum illis loqui. ») AUBÉ, ouvr. cit., p. 515-6. HARRIS, ouvr. cit. plus bas et MASSEBIEAU, La langue originale des actes des SS. P. et F. dans la Revue de l'histoire des religions, XXIII (1891), p. 97 et suiv., tiennent le grec pour original; DUCHESSE, BATIFFOL, Anciennes littératures chrétiennes (1897) tiennent pour l'original latin. Voy. HARNACK, Gesch. d. Altchristl. Litteratur, I, n, p. 819 (1883). HARRIS and GIFFORD, Acts of Perpetua and Felicitas (1890). LUCCHINI, Atti sinceri, II, 1-45 (1778). MARTIN, dans Revue Catholique (de Louvain), 1878, J, XV, 487-502, 553. 70. Mères chrétiennes (1879), 117-69, 295-332 ; NEUMANN, Der roemische Staat und die allgemeine Kirche bis auf Diocletian.
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t. I, p. 299 et suiv. ORSI, Dissertatio apologetica pro SS. P., F. et sociorum orthodoxia (1728), 189 pp., réimprimé dans MIGNE, Patrologia Latina, III, col. 63 et suiv. PILLET, Les Martyrs d'Afrique, hist. de S. P. et de ses compagnons (1885), XIV-470 pp. grav. plan. ROBINSON, The passion of S. P. newly edited from the mss. with an introduction and notes, dans la collection Texts and Studies, vol. I, n. 2 (1881). SCHALLMOOS (von), Die heilige P., eine Geschichte aus der Urzeit der Christenthums.Wien (2e édition, 1833), 2 vol. in-16. TILLEMONT, Mémoires H. é. (1695), I[I, 136-58; 640-6. Voyez aussi LE BLANT, Les Actes des martyrs (1882), V, 9, p. 48. Pour la chronologie, ULHORN, Fundamenta chronol. (1852), p. 15 et suiv. BONWETSCH, Die Schriften Tertullians (1878), p. 75. AREILL, dans Herzog's Cyclopaedia au mot Perpetua. STOKES, dans le Diction. of Christian biography, edited by SMITH and WACE, t. IV, p. 306 au mot Perpetua. ANALECTA BOLLANDIANA, Un nouveau manuscrit des Actes des SS. P. et F.: cod. Ambros., t. XI (1892), 100-102, 369-373. KRUGER, dans Christi. Welt, III (1890), 785-790. LE MÊME, Gesch. der altchr. Litteratur, p. 240 et suiv. Pio FRANCHI DE CAVALLIERI dans Rom. Quartalschrift et Roma, 1886, La passione delle SS. P. et F., 176 pp., in-8°. Anal. Boll. (1894), p. 296.
Si les exemples de foi donnés par les anciens, dans lesquels éclate la grâce de Dieu et où les hommes trouvent sujet à s'édifier, sont soigneusement enregistrés afin que leur lecture et leur méditation procurent honneur à Dieu et réconfort à l'homme, pourquoi ne pas recueillir aussi des pièces plus récentes mais non moins précieuses à ces mêmes points de vue ? Est-ce parce que ces antiques modèles deviendront quelque jour des modèles nécessaires pour la postérité, que dans le temps où nous vivons on ne leur accorde qu'une moindre importance, par suite d'un culte exagéré par l'antiquité? Mais qu'ils consentent donc à reconnaître la force toujours semblable du Saint-Esprit,
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toujours le même, ceux qui prétendent faire une différence entre tel ou tel temps, tellement que les derniers et les derniers des derniers doivent être tenus pour les plus fameux, en proportion du débordement de grâce dans la dernière période de ce siècle. « En ces derniers jours, dit le Seigneur, je répandrai mon esprit sur toute chair, vos fils et vos filles prophétiseront, je répandrai mon esprit sur vos serviteurs et vos servantes, vos jeunes gens auront des visions et vos vieillards des songes. » En ce qui nous regarde, nous reconnaissons et honorons les nouvelles prophéties et les nouvelles visions, suivant la promesse divine qui en a été faite, et nous tenons les autres manifestations de l'Esprit-Saint comme utiles à l'Eglise, à laquelle il est envoyé, lui qui répartit tous les dons entre tous les hommes, suivant la mesure que Dieu a accordée à chacun. C'est pourquoi nous faisons ce récit dont la lecture fera rendre gloire à Dieu, afin que l'ignorance ou le découragement n'aillent pas s'imaginer que la grâce divine n'habita qu'avec les anciens, soit en ce qui regarde les martyrs, soit en ce qui concerne les révélations; car Dieu exécute toujours ce qu'il a promis, pour que cela serve de témoignage aux infidèles et d'encouragement aux fidèles. Quant à nous, nous vous annonçons ce que nous avons vu et touché, afin que vous, nos frères et nos enfants, qui fûtes témoins de ces choses, vous ayez souvenir de la gloire du Seigneur, et vous qui les apprenez par le récit que l'on en fait, vous soyez en communion avec les saints martyrs, et par eux avec Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui appartiennent la splendeur et la gloire dans les siècles des siècles. Amen.
On arrêta des catéchumènes c'étaient Révocat et Félicité, deux esclaves; Saturnin et Secundule, deux jeunes gens ; enfin Vibie Perpétue, de naissance distinguée,
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élevée avec recherche, devenue matrone par son mariage, ayant encore son père et sa mère et deux frères, dont l'un était également catéchumène, et un enfant à la mamelle. Elle avait vingt-deux ans. Elle a écrit le récit entier de son martyre de sa propre main.
« Tandis que nous étions encore mêlés aux persécuteurs, raconte-t-elle, et que mon père s'acharnait à me détourner et à me perdre il n'écoutait que son affection : « Mon « père, lui dis je, vois-tu à terre ce vase ou cette fiole, ou de « quelque nom qu'il te plaira de l'appeler? » Il 'dit : « Je le « vois. » Je repris : « Peux-tu lui donner un autre nom que
celui de vase? » Il dit : « Non. Eh! bien, dis je, moi je ne puis me dire autre chose que chrétienne. » A ces mots, mon père, hors de lui, se jeta sur moi pour m'arracher les yeux, mais il me maltraita seulement et il se retira vaincu avec ses arguments diaboliques. Il ne reparut pas de plusieurs jours et j'en rendis grâces à Dieu ; son absence m'était un soulagement. Ce fut précisément pendant, ces quelques jours que nous reçûmes le baptême. En ce qui me regarde, l'Esprit-Saint me fit connaître, tandis que j'étais plongée dans l'eau, de ne demander autre chose que l'endurance du corps. Quelques jours plus tard nous fûmes mis en prison, et j'en étais épouvantée, car jamais je n'avais supporté de pareilles ténèbres. O jour pénible ! Par suite de l'entassement des prisonniers, on vivait dans une chaleur épaisse ; de plus, il fallait supporter les bourrades des soldats, enfin j'étais dans l'angoisse à la seule pensée de mon enfant. Tertius et Pomponius, les chers diacres qui prenaient soin de nous, obtinrent, à prix d'argent, qu'on nous accordât chaque jour une promenade de quelques heures. Une fois sorti de la prison, chacun songeait à soi. Pour moi, j'allaitais mon petit enfant à demi mort de faim. Anxieuse pour lui, je parlais à ma mère, je fortifiais mon frère, je recommandais mon fils. Je souffrais de voir les antres souffrir à mon sujet. Cela se prolongea de la sorte
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pendant de longs jours, enfin j'obtins que l'enfant demeurât avec moi dans la prison, alors je ne souffris plus, toutes mes peines et mes inquiétudes se dissipèrent. et le cachot devint pour moi comme une maison de plaisance que je préférais à tout autre séjour.
« Ce fut vers ce temps que mon frère me dit : « Madame ma soeur, tu es maintenant élevée à une grande dignité : demande à Dieu de te faire voir si tout ceci se terminera par votre mort ou par votre acquittement. » Moi qui avais des entretiens avec Dieu de qui j'avais éprouvé les bienfaits, je lui répondis avec confiance : « Je te dirai cela demain. » Alors je priai, et voilà ce qui me fut montré : Je vis une échelle d'or, très haute, puisqu'elle montait jusqu'au ciel, et très étroite. on n'y montait qu'un seul de front ; sur les montants de l'échelle étaient attachées des ferrailles de toute sorte. On voyait des glaives, des lances,des crochets, des coutelas, disposés de façon que si quelqu'un fût monté avec négligence et sans regarder au-dessus de sa tête, il eût été mis en lambeaux et sa chair fût restée accrochée à toutes ces ferrailles. Au pied de l'échelle se tenait couché un énorme dragon, qui préparait des embûches à ceux qui gravissaient l'échelle et les épouvantait pour les empêcher de monter.
« Saturus monta le premier il s'était livré lui-même à cause de nous, car il était absent lorsque nous fûmes arrêtés ; il arriva au sommet de l'échelle, se tourna vers moi et me dit : « Perpétue, je veille sur toi ; mais prendsgarde que, le dragon ne te morde. » Je répondis . « Au nom de Jésus-Christ, il ne me fera pas de mal. » Comme s'il m'eût craint, le dragon leva lentement la tête, mais une fois arrivée sur le premier échelon, je la lui écrasai. Je montai donc, et je découvris un immense jardin au milieu duquel un homme à cheveux blancs, vêtu en pasteur, de haute taille; il était assis et occupé à traire ses brebis, autour de lui plusieurs milliers de personnes en robes
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blanches. Le pasteur leva la tête, me regarda et me dit : « Te voilà venu sans encombre, mon enfant. » Il m'appela et me présenta un morceau de lait caillé, je joignis les mains pour le recevoir et je le mangeais pendant que tous les assistants répondaient : Amen. Le bruit qu'ils firent me réveilla et j'avais encore dans la bouche quelque chose de très doux. Je rapportai aussitôt tout ceci à mon frère et nous comprîmes que c'était le martyre qui nous attendait ; dès lors, nous commençâmes de ne plus rien espérer das hommes.
Bientôt le bruit se répandit que nous allions être jugés. Mon père accourut de sa petite ville (de Tuburbium), accablé de douleur ; il vint me voir afin de m'ébranler, il me disait : « Ma fille, aie pitié de mes cheveux blancs ; aie pitié de ton père, si toutefois je suis encore digne d'être appelé ton père. Si mes mains t'ont élevée, si grâce à mes soins tu es parvenue à cette fleur de la jeunesse, si je t'ai préférée à tous tes frères, ne fais pas de moi un objet de honte parmi les hommes. Songe à ta mère, à tes frères, à ta tante, songe à ton fils, qui, sans toi, ne pourra vivre. Abandonne ta résolution, qui nous perdrait, tous. Personne de nous n'osera plus élever la voix si tu es condamnée à quelque supplice. » Ainsi parlait mon père dans son affection pour moi, en même temps il me baisait les mains, se jetait à mes pieds, m'appelait non « ma fille », mais « ma dame ». Et moi j'avais pitié de ses cheveux blancs; lui, seul de toute ma famille, ne devait pas se réjouir de mes douleurs; je le rassurai en lui disant : « Il arrivera sur l'estrade du tribunal ce que Dieu voudra. Car nous savons que nous ne nous appartenons pas à nous-mêmes, mais à Dieu. » Il me quitta bien affligé.
« Un autre jour, pendant notre repas, on vint nous enlever soudain pour être interrogés. Nous arrivons au forum. Le bruit s'en répandit tout de suite aux environs, et une
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foule immense s'attroupa. Nous montâmes sur l'estrade (1). »
[Le procurateur Hilarianus : « Sacrifiez aux dieux, comme l'ont ordonné les immortels empereurs. »
Saturus : « Mieux vaut sacrifier à Dieu qu'aux idoles. »
Hilarianus : « Réponds-tu en ton nom, ou au nom de tous ? »
Saturus : « Au nom de tous, car nous n'avons qu'une même volonté. »
Hilarianus (s'adressant à Saturninus, Revocatus, Félicité et Perpétue) : « Et vous, que dites-vous ? »
Tous : « C'est vrai, nous n'avons qu'une même volonté. » Le magistrat ordonna d'éloigner les femmes.
Hilarianus dit à Saturus : « Jeune homme, sacrifie ; ne te crois pas meilleur que nos princes. »
Saturus : « Je me crois leur supérieur aux yeux du vrai prince du siècle présent et futur, si j'ai mérité de lutter et de souffrir pour lui.
Change d'avis, et sacrifie, jeune homme.
Non pas. »
Hilarianus dit à Saturninus : « Sacrifie, jeune homme, si tu veux vivre. »
Saturninus : « Je suis chrétien, cela ne m'est pas permis. »
Hilarianus à Revocatus : « Apparemment, toi aussi, tu parleras de même. »
Revocatus : « Oui, pour l'amour de Dieu ; je n'ai pas d'autres sentiments. »
Hilarianus : « Sacrifiez pour que je ne vous fasse pas mourir. »
Revocatus : « Nous prions Dieu de mériter cette grâce. » Le procureur ordonna d'emmener ces accusés et d'introduire les deux femmes.
1. J'intercale ici, dans l'autobiographie de Perpétue, l'interrogatoire développé, lequel n'a pas cependant l'autorité du récit de la martyre.
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Hilarianus dit à Félicité : « Comment t'appelles-tu ?
Félicité.
As-tu un mari ?
Oui, mais aujourd'hui, je le méprise.
Où est-il?
Il n'est pas ici.
De quelle condition est-il ?
Homme du peuple.
As-tu des parents ?
Non, mais Revocatus est mon frère. Et quels parents pourrais-je avoir meilleurs que ceux-ci ?
Aie pitié de toi-même, jeune femme, et sacrifie, afin de vivre, car je vois que tu es enceinte.
Je suis chrétienne, et il m'est commandé de mépriser tout cela pour Dieu.
Prends souci de toi-même, car tu me fais compassion.
Fais ce que tu voudras, tu ne pourras me persuader. »]
« Quand (1) mon tour d'être interrogée fut venu, mon père apparut tout à coup, portant mon fils ; il me tira de ma place, et me dit d'un ton suppliant :
« Aie pitié de l'enfant. »
« Et le procurateur Hilarianus, qui avait reçu le droit de glaive à la place du défunt proconsul Minutius Timinianus :
« Aie pitié des cheveux blancs de ton père, aie pitié de la jeunesse de ton fils. Sacrifie pour le salut des empereurs. »
« Je répondis : « Je ne sacrifie pas. »
« Hilarianus : « Es-tu chrétienne ? »
« Je répondis : « Je suis chrétienne. »
« Et comme mon père se tenait toujours là pour me faire
1. Ici reprend l'autobiographie de Perpétue.
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renier, Hilarianus commanda de le chasser, et il fut frappé d'un coup de verge. Je ressentis le coup comme si j'eusse été frappée moi-même, tant je plaignais mon pauvre vieux père. Alors le juge prononça la sentence par laquelle nous étions tous condamnés aux bêtes, et nous descendîmes joyeux dans la prison. Comme mon enfant était accoutumé à prendre le sein et à demeurer avec moi dans la prison, j'envoyai aussitôt le diacre Pomponius pour le demander à mon père, mais mon père ne voulut point le donner. Il plut à Dieu que l'enfant ne demandât plus le sein et que je ne fusse pas incommodée de mon lait, de sorte que je restai sans inquiétude et sans souffrance.
« Après peu de jours, pendant que nous étions en prière, je parlai malgré moi tout à coup, je nommai Dinocrate. Je fus stupéfaite de n'avoir pas encore pensé à lui et affligée en me rappelant son malheur. Et je reconnus que j'étais maintenant digne d'intercéder pour lui. Je commençai donc à faire pour lui beaucoup de prières et à pousser des gémissements vers le Seigneur. Pendant la nuit, j'eus une vision : je vis Dinocrate sortant d'un lieu ténébreux, où se tenaient beaucoup d'autres personnes ; son visage était triste, pâle, défiguré par la plaie qu'il avait lorsqu'il mourut. Dinocrate avait été mon frère selon la chair, mort à sept ans d'un cancer à la figure, dans des circonstances qui avaient fait horreur à tout le inonde. Entre lui et moi je voyais un grand intervalle, que ni l'un ni l'autre ne pouvions franchir. Dans le lieu où se trouvait Dinocrate il y avait une piscine pleine d'eau, dont la margelle dépassait la taille d'un enfant. Dinocrate se haussait comme pour y boire, et je m'affligeais en voyant cette piscine pleine d'eau, et cette margelle trop haute pour qu'il y pût atteindre. Je m'éveillai, et je compris que mon frère souffrait. Mais j'espérais que ma prière adoucirait ma souffrance; aussi ne cessai-je de prier pour lui chaque jour jusqu'à ce que nous fûmes transférés dans la prison Castrensis ; en effet, nous
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devions combattre dans les jeux que l'on donnait en l'anniversaire du César Géta (fils de l'empereur Sevère). Pendant ce temps, jour et nuit, je priais, je pleurais, je gémissais pour Dinocrate.
« Un jour que nous avions les ceps, voilà ce que je vis : Le lieu que j'avais vu plein de ténèbres était plein de lumière, et Dinocrate bien vêtu, bien soigné, joyeux. La plaie du visage semblait cicatrisée et la margelle de la piscine s'était abaissée, elle lui arrivait à mi-corps ; l'enfant y puisait librement. Sur le rebord de la margelle était un vase rempli d'eau, Dinocrate buvait de cette eau, mais elle ne diminuait pas. Quand il fut désaltéré, il s'éloigna et se mit à jouer, en enfant qu'il était. Alors je m'éveillai et je compris que mon frère avait quitté le lieu de souffrance pour une demeure de joie (1).
« Quelques jours après, Pudens, soldat de garde à la prison et fort bienveillant pour nous, commença à se rendre compte que nous étions comblés par Dieu d'une abondante grâce et laissa nos frères entrer en grand nombre dans la prison, afin que nous nous réconfortions mutuellement. Le jour des jeux était proche, quand mon père revint ; il était consumé de chagrin, il s'arrachait les cheveux
1. «Si extraordinaire que paraisse cette vision, elle est en complet accord avec les pratiques et l'enseignement de la primitive Eglise. On y croyait à l'efficacité de la prière pour les morts « Puisse Dieu rafraîchir ton esprit . SPIRITUM TUUM DEUS REFRIGERET » : ces mots, ou leur équivalent, se lisent sur un grand nombre de marbres funéraires des trois premiers siècles. L'Eglise mettait sur les lèvres de ses prêtres de semblables demandes. L'antique liturgie gallicane contient, au Commun d'un Martyr, cette oraison : « Seigneur, par l'intercession de vos saints martyrs, accordez à nos bien-aimés, qui dorment « dans le Christ, le rafraîchissement (refrigerium) dans la région des « vivants » ; et, dans la messe des saints Corneille et Cyprien : « Que la prière des bienheureux martyrs Corneille et Cyprien nous appuie près de vous, Seigneur, afin que vous accordiez le rafraîchissement éternel (refrigeria aeterna) à nos bien-aimés qui dorment dans le « Christ.» Mone a découvert une messe qui certainement remonte à l'époque des persécutions, car on lit ces mots : « Seigneur, accordez-nous de vous adorer aux jours de la tranquillité et de ne pas vous renier aux jours de l'épreuve. » Cette messe contient la collecte suivante : « Que les âmes des fidèles qui jouissent de la paix nous « secourent ; que celles qui ont encore besoin d'être consolées soient « absoutes grâce aux prières de l'Eglise. » L'âme du jeune frère de Perpétue « avait encore besoin d'être consolée »; elle expiait, dit saint Augustin, des péchés commis après le baptême, peut-être quelque acte d'idolâtrie auquel le père, encore païen, avait entraîné son enfant. Grâce aux prières de sa soeur, il obtient le refrigerium, c'est-à-dire le paradis, la participation au céleste banquet, que demandent tant d'invocations gravées sur les marbres des catacombes, et que sollicitent les solennelles prières de l'Eglise. Video Dinocratem... refrigerantem, dit le récit de Perpétue. » (P. Allard, Hist. des Perséc., t. II, 114 et suiv.)
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à eux, se jetait à terre, maudissait sa vieillesse et disait des oses à émouvoir toute créature. Que de compassion m'inspirait sa vieillesse !
« La veille de notre combat, j'eus une vision. Je vis Pomponius, le diacre, venir à la porte de la prison et la heurter avec violence. J'allai lui ouvrir ; il portait un vêtement blanc, avec une quantité de ces petits ornements que l'on nomme callicules ; Pomponius me dit : « Perpétue, on t'attend, viens. » Il me prit la main, et nous voilà partis dans un chemin difficile et montueux. A peine arrivâmes-nous, tout hors d'haleine, dans l'amphithéâtre, qu'il m'entraîna au milieu de l'arène : « N'aie pas peur, me dit-il, ici je ne te quitte pas, je travaille avec toi », et il s'en alla. Je vis une nombreuse assistance qui semblait ébahie. Pour moi, me sachant condamnée aux bêtes, j'étais surprise de n'en pas voir, lorsque apparut un Egyptien d'un aspect horrible ; suivi de ses seconds, il s'apprêtait à combattre contre moi. Des jeunes gens très beaux, mes seconds à moi, vinrent à mes côtés, on me dévêtit, et voilà que j'étais un homme. Ma bande commença donc à m'oindre d'huile, ainsi que cela se pratique avant les combats d'athlètes, ensuite je me roulai sur le sable. Un homme d'une taille
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extraordinaire se présenta, il dépassait le toit de l'amphithéâtre, sa tunique tombait toute droite, car elle n'était pas retenue par une ceinture, il portait un vêtement de pourpre rattaché sur la poitrine par deux agrafes avec des callicules d'or et d'argent en grand nombre ; il portait la férule de laniste et en outre un rameau verdoyant sur lequel étaient attachées des pommes d'or. Il imposa silence et dit : « Si cet Egyptien est vainqueur de cette femme, on la tuera ; si c'est la femme qui est victorieuse, on lui donnera ce rameau. » Et il se retira. Nous marchâmes l'un à l'autre, et on se donna les premiers coups. L'Egyptien s'efforçait de me prendre les pieds; moi je lui labourais le visage à coups de pied, soudain je fus soulevée en l'air et je me mis à le piétiner comme si c'eût été la terre. Quand je vis qu'il y avait un instant de relâche, je joignis les mains, entrelaçant les doigts entre eux et je lui pris la tête (entre les paumes), il tomba sur la figure et vite je lui broyai la tête.
« Le peuple applaudit et mes seconds chantèrent, je vins au laniste et reçus le rameau, lui m'embrassa et dit : « Ma fille, la paix soit avec toi. » Je me dirigeai triomphante vers la porte des vivants.
« Quand je m'éveillai, je compris que je n'avais pas combattu contre les bêtes mais contre le diable, et je ne doutais plus que la victoire finale ne fût proche.
« J'ai écrit tout ce qui précède jusqu'à la veille des jeux ; quant au récit de ce combat, s'en charge qui voudra. » Vision de Saturus, telle qu'il l'a écrite :
« Le combat était livré, nous avions quitté notre chair, lorsque quatre anges, sans nous toucher, nous emportèrent dans la direction de l'Orient. Nous n'étions pas couchés dans la posture habituelle, mais nous paraissions gravir une côte très douce. Après que nous fûmes sortis de l'atmosphère de notre planète, nous vîmes une lumière intense, je dis : « Perpétue (il faut savoir qu'elle était à côté de moi), voilà ce que Dieu nous promettait, la promesse s'accomplit. »
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Tandis que nous étions portés par les quatre anges, nous pénétrâmes dans un vaste terrain qui ressemblait à un verger dont les arbres eussent porté des roses et toute sorte de fleurs. Les arbres avaient la taille du cyprès, et les feuilles faisaient entendre un perpétuel murmure. Quatre anges plus éclatants que nos conducteurs se trouvaient dans le verger ; dès qu'ils nous aperçurent, ils nous firent beaucoup de politesses, et dirent aux autres anges, d'une voix émue de plaisir : « Ce sont eux, ce sont eux. » Les anges qui nous soutenaient furent remplis d'une crainte respectueuse et ils nous mirent à terre : nous franchîmes le stade sur nos pieds, cette fois, par la route tracée. Nous y rencontrâmes Jocundus et Saturninus et Artaxius, qui, victimes de la même persécution, ont été brûlés vifs, et Quintus même, qui consomma son martyre dans la prison ; nous leur demandâmes oü étaient les autres. Les anges nous dirent : « Venez d'abord, entrez, et rendez hommage « au Seigneur. »
« Nous approchâmes d'un lieu dont les murailles semblaient faites de lumière et devant la porte duquel se tenaient quatre anges qui nous revêtirent de robes blanches. Ainsi parés, nous entrâmes dans une lumière infinie, il y avait une voix qui répétait sans cesse : « Saint, Saint, Saint. » Au milieu était assis un vieillard, dont les cheveux blancs comme la neige entouraient un visage d'adolescent; ses pieds étaient cachés. A droite et à gauche venaient vingt-quatre vieillards, derrière lesquels d'autres vieillards demeuraient debout.
«Nous entrâmes fort émus et nous nous arrêtâmes devant le trône ; les quatre anges nous soulevèrent, nous donnâmes le baiser au Seigneur, qui de sa main nous caressa le visage. Les vieillards nous dirent : « Debout. » Nous nous levâmes et nous donnâmes le baiser de paix. Les vieillards nous dirent alors : « Allez et soyez aux jeux. » Moi, je dis : « Perpétue, te voilà satisfaite. » Elle répondit : « Dieu soit
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loué, j'étais gaie autrefois, mais je le serai bien plus dans l'autre vie. »
« Comme nous revenions, nous vîmes, occupant les deux côtés de la porte, l'évêque Optat et le prêtre Aspase, celui-ci à gauche, l'autre à droite. Ils paraissaient brouillés ensemble et affligés, ils se jetèrent à nos pieds et dirent : « Mettez l'union entre nous, voilà que vous partez et nous, nous restons, mais en cet état. » Nous dîmes : « Vous n'êtes donc pas, vous, notre évêque et, vous, notre prêtre, pour vous mettre ainsi à nos pieds ? » Nous les relevâmes et les embrassâmes. Perpétue entama la conversation et nous les conduisîmes dans le verger sous un rosier. Tandis que nous leur causions, les anges leur dirent : « Permettez à ceux-ci de se rafraîchir; si vous avez des difficultés entre vous, pardonnez-vous mutuellement » ; ce qui ne laissa pas de les troubler. Ils ajoutèrent, s'adressant à Optat, l'évêque : « Corrige ton peuple, tes assemblées ressemblent à la sortie du cirque où les factions se disputent. »
« Voilà ce que nous vîmes, et en même temps les anges semblaient vouloir fermer les portes (du paradis devant l'évêque et le prêtre). Pour nous, nous retrouvions là un grand nombre de frères, mais les seuls martyrs. Un parfum inénarrable nous servait à tous de nourriture et nous étions rassassiés. A ce moment, je m'éveillai tout joyeux. »
Ces remarquables visions, de Saturus et de Perpétue, sont telles qu'ils les ont écrites.
Dieu appela à lui de la Prison Secundulus, dont il abrégeait l'exil et à qui il épargnait la dent des bêtes. Si son âme fut peu sensible à cette grâce, son corps du moins en profita.
Quant à Félicité, elle obtint de Dieu une insigne faveur. Elle était enceinte de huit mois (son arrestation était postérieure à sa grossesse) ; à mesure que le jour des jeux approchait, son chagrin allait en augmentant, car elle craignait que son état ne la fît remettre à une autre époque : la loi, en
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effet, défendait l'exécution d'une femme enceinte ; elle doutait de mêler son sang très pur et très saint à celui des repris de justice.
Ses compagnons de martyre n'étaient pas moins attristés qu'elle-même, à la pensée de laisser toute seule, sur le chemin de l'espérance, une compagne si agréable, une amie. Trois jours avant les jeux, tous s'unirent dans une même supplication devant Dieu. Aussitôt après, les douleurs la prirent. Comme il arrive dans les délivrances à huit mois, elle ressentit de vives douleurs. Tandis qu'elle gémissait, un geôlier lui dit : « Si tu ne peux en ce moment supporter la souffrance, que sera-ce en face des bêtes que tu as bravées cependant en refusant de sacrifier? » Félicité répondit : « Aujourd'hui, c'est moi qui souffre; mais alors il y en aura un autre en moi qui souffrira pour moi, parce que, moi aussi, je devrai souffrir pour lui. » Félicité mit au monde une petite fille qu'une chrétienne adopta.
Puisque l'Esprit-Saint a permis et en le permettant il faisait voir sa volonté à ce sujet que le récit du combat fût écrit, bien que personnellement indigne de raconter tant de gloire, cependant, par une sorte de délégation de la très sainte Perpétue (car je ne fais en cela qu'exécuter son désir), j'ajouterai le récit authentique de sa patience et de sa force vraiment sublimes.
Cependant le tribun traitait les prisonniers avec dureté. Prévenu par des gens stupides, il craignait que, grâce à quelque sortilège, ils ne parvinssent à s'échapper. Perpétue lui lança en pleine figure : «Comment refuses-tu des adoucissements à de si nobles condamnés, qui appartiennent à César et doivent combattre le jour de sa fête? N'est-ce pas ta gloire de les produire bien gras devant le public? » Le tribun frémit et rougit, et de ce jour les martyrs furent mieux traités ; leurs coreligionnaires et leurs connaissances eurent la permission de les visiter, de leur rendre quelques services. Quant au geôlier, il s'était déjà converti.
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La veille même des jeux, en cette orgie qu'on nommait le repas libre mais que les chrétiens transformaient en agape, les martyrs, dans leur inébranlable fermeté, adressaient quelques paroles à la foule qu'ils menaçaient du jugement de Dieu, relevaient le bonheur de leurs souffrances et gourmandaient la curiosité des assistants : « Est-ce que la journée de demain ne vous suffit pas, leur dit Saturus, pour regarder ceux que vous haïssez? Amis aujourd'hui, demain ennemis. Regardez-nous bien afin de nous reconnaître au jugement dernier. » Les païens se retirèrent confus; beaucoup furent gagnés à la foi.
Enfin se leva le jour du triomphe. Les martyrs s'avancèrent de la prison dans l'amphithéâtre, ce fut comme une entrée dans le ciel. Ils étaient gais et leurs visages étaient beaux, émus, sans doute, non de crainte mais de joie.
Perpétue suivait ses compagnons. Elle s'avança seule ; les traits étaient calmes, la démarche grave, comme il sied à une matrone chérie du Christ. Elle tenait les yeux baissés pour en dérober l'éclat aux spectateurs.
Félicité, radieuse de son heureuse délivrance qui lui valait de combattre en ce jour, avide de se purifier dans un second baptême. Arrivés à la porte de l'amphithéâtre, on voulut faire revêtir aux hommes le costume des prêtres de Saturne, aux femmes celui des prêtresses de Cérès. Mais inébranlables jusqu'à la fin, ils refusèrent : « Nous sommes venus ici, disaient-ils, de notre plein gré, pour conserver notre liberté. C'est pour cela que nous vous avons livré nos vies. Voilà le seul contrat conclu entre nous. » L'injustice reconnut la justice, le tribun céda et consentit à ce qu'ils entrassent avec leurs habits.
Perpétue chantait, déjà elle broyait la tête de l'Égyptien. Revocatus, Saturninus et Saturus menaçaient les spectateurs de la vengeance divine. Quand ils furent devant la loge d'Hilarianus, ils dirent : « Tu nous juges, mais Dieu te jugera. »
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Le peuple, exaspéré, demanda qu'on les fit passer entre
l'escouade des belluaires, armés de fouets. Les martyrs rendirent grâces, parce qu'ils pouvaient participer en quelque chose aux souffrances du Christ. Mais celui qui a dit : « Demandez et vous recevrez », accorda à chacun le genre de mort qu'il avait souhaité, car quand ils causaient ensemble de la manière dont ils eussent voulu mourir, Saturninus souhaitait d'être exposé à toutes les bêtes afin que sa couronne fût plus glorieuse.
Et il arriva qu'à l'ouverture des jeux, Revocatus et lui furent attaqués par un léopard; ils furent ensuite, sur l'estrade, déchirés par un ours. Saturas avait pour l'ours la plus grande horreur, aussi espérait-il déjà que d'un coup de dent le léopard lui enlèverait la vie. On fit sortir un sanglier qui se jeta sur son gardien et lui fit une blessure dont il mourut peu de jours après. Saturus fut simplement traîné sur le sable par le léopard. On l'exposa sur l'estrade à un ours, l'ours refusa de quitter sa fosse. Pour la seconde fois il fut emmené sain et sauf.
On avait préparé pour les deux femmes une vache furieuse le diable, sans doute, avait procuré cet animal inconnu d'ordinaire dans les jeux, comme pour mieux insulter à leur sexe. On les dépouilla de leurs vêtements, on les mit dans le filet et en cet état on les exposa. Un mouvement d'horreur saisit le peuple, à la vue de ces femmes, dont l'une était si frêle et l'autre, récemment délivrée, perdait le lait de ses seins. On les fit revenir et on leur rendit leurs vêtements. Perpétue rentra la première, elle fut enlevée, lancée en l'air et retomba sur le dos. Dans la chute, sa tunique fut largement fendue, elle la rapprocha afin de se couvrir les jambes, plus attentive à la pudeur qu'à la douleur. Rappelée (par les arénaires), elle s'aperçut que sa chevelure s'était dénouée, et elle rattacha sur son front l'agrafe qui la retenait, car une martyre ne doit pas avoir les cheveux épars en mourant, afin que l'on ne croie pas
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qu'elle s'afflige au milieu de sa gloire. Ainsi parée, Perpétue se relève et, apercevant Félicité qui gisait, comme brisée, elle s'en approche, lui tend la main et la soulève de terre. Elles étaient là debout. Le peuple, ému de compassion, clama qu'on les fît sortir parla porte des vivants. Là, Perpétue trouva un catéchumène qui lui était fort attaché, il avait nom Rusticus ; elle semblait une personne qui sort d'un profond sommeil l'extase lui en tenait lieu, elle regarda autour d'elle et, à la stupeur générale, elle demanda : « Quand donc nous exposera-t-on à cette vache? n Elle, n'y pouvait croire, lorsqu'on lui dit que la passe avait eu lieu ; elle ne s'y rendit qu'en constatant sur son vêtement et sur elle-même les traces matérielles de ce qu'elle avait souffert. Ensuite, ayant fait appeler son frère et Rusticus, elle leur dit : « Soyez fermes dans la foi. Aimez-vous les uns les autres, et ne vous scandalisez pas de nos souffrances. »
Pendant ce temps on avait amené Saturus à une autre porte, il causait avec le soldat Pudens, et lui disait entre autres choses : « Me voici, et, comme je te l'avais prédit. les bêtes ne m'ont pas encore touché. Mais hâte-toi de croire de tout ton coeur. Voici que d'un seul coup de dent un léopard va me tuer. » Et, à l'instant même, pour clore les jeux, on l'exposa à un léopard qui d'un coup de dent le couvrit de sang. « Il est bien lavé, le voilà sauvé ! il est bien lavé ! » dit le peuple, par allusion au baptême. En effet, il était bien lavé, celui qui donnait alors ce spectacle. Saturus dit encore à Pudens : « Adieu, ne m'oublie pas, que ce spectacle ne t'ébranle pas, mais te fortifie. » Il lui demanda alors son anneau, le trempa de sang et le lui rendit, lui donnant tout ensemble le gage et le souvenir de sa mort. Puis il s'évanouit, on le transporta dans le spoliaire, où se trouvaient déjà les autres martyrs, pour y être étranglé. Mais le peuple réclamait le retour des condamnés, il semblait vouloir se donner le régal homicide d'une épée qu'on
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enfonce dans le corps d'un homme. Les martyrs se levèrent et se rendirent au désir du peuple, auparavant ils se donnèrent le baiser afin de consommer leur martyre dans la paix. Puis, immobiles, silencieux, ils attendirent le fer. Saturus, qui venait en tête, mourut le premier. Perpétue était réservée à une nouvelle douleur. Frappée entre les côtes, elle poussa un cri, puis, comme son bourreau était un gladiateur novice, elle prit la main tremblante de l'apprenti et appuya elle-même la pointe du poignard sur sa gorge. Il semblait que cette vaillante femme ne pût mourir que de sa propre volonté et que l'esprit immonde qui la redoutait ne pût la toucher sans qu'elle ne l'eût permis.
Malgré le discrédit dans lequel ils sont tombés depuis longtemps, les Actes de sainte Thècle demeurent un document de premier ordre, tant à cause de leur valeur intrinsèque que de leur histoire littéraire tout à fait curieuse. A la fin du 11° siècle, Tertullien, s'adressant à une secte gnostique qui revendiquait pour la femme le droit de baptiser et de prêcher, disait : « On
1. Plusieurs pièces ont été ajoutées au recueil des textes authentiques. A cause de leur antiquité et des traits empruntés à des originaux par les rédacteurs, on n'a pas jugé devoir les omettre. Néanmoins, la plupart sont tellement altérées par des détails inutiles, souvent même ridicules, que l'on a retranché dans presque tous les récits quelques-unes de ces interpolations. Si l'on n'a pas pris la peine de mentionner les coupures chaque fois qu'on les a faites, c'est que le présent recueil n'a pas une portée documentaire. Aucune traduction n'en saurait avoir d'ailleurs. Dans l'état actuel de la chronologie philologique, toute traduction n'est qu'un à peu près. La perfection, en pareille matière, réclamerait au préalable l'histoire régionale, locale même, de chaque terme, de ses acceptions successives, de ses sens de transition, avec la date de chacun de ces états. Alors, mais alors seulement, on pourrait traduire à coup sûr et rendre dans nos langues modernes, avec une rigueur mathématique, tel ou tel mot suivant qu'on le rencontre dans tel ou tel document, en tel pays, à telle époque.
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m'objecte, en faveur de cet usage, l'exemple de Thècle ; qu'on sache bien que celui qui a écrit les Actes de cette sainte est un prêtre d'Asie, il les a donnés comme ayant été écrits par Paul l'Apôtre; mais, convaincu de fausseté, il dut avouer qu'il les avait inventés par dévotion pour Paul, et on le dégrada. » (De Baptismo, 17.) Deux siècles plus tard, saint Jérôme écrivait : « Les voyages de Paul et de Thècle, et toute cette fable d'un lion baptisé, nous les rejetons au nombre des écrits apocryphes » (Catal. script. eccl.: in Paulo.); enfin, l'auteur du décret dit de Gélase rangeait les Actes de Thècle parmi les livres apocryphes que l'Église romaine condamne. Cette triple condamnation est un motif d'intérêt tout particulier en faveur d'une pièce si antique et dont nous possédons le texte, donné par Grabe au commencement du siècle dernier. Il est très probable que cette version a subi un remaniement de la part d'un chrétien qui en aura fait disparaître les passages peu orthodoxes. C'est ce qui explique comment les Actes découverts par Grabe ne renferment pas l'épisode du lion baptisé et offrent quelques traits qui ne concordent pas avec le signalement fourni par Tertullien.
Dans tous les cas, et avant toute autre chose, il nous faut prendre connaissance de cette histoire. Je laisse maintenant la parole à Dom Cabrol.
Le théâtre des événements que l'auteur nous raconte est nettement délimité ; nous nous trouvons transportés dans les provinces du midi de la presqu'île d'Asie-Mineure, la Lycaonie et la Cilicie, entre les villes d'Iconium, de Séleucie, la rivale de Tarse, assise comme elle sur les, bords d'un vaste golfe aux harmonieux contours, d'Antioche de Pisidie, une des villes les plus importantes de la haute Asie-Mineure. Le cadre est merveilleux ; les montagnes du Taurus et de l'Anti-Taurus descendent en gradins jusqu'à la mer, d'un bleu intense qui, sous le soleil éclatant d'Orient, baigne les rivages de l'Asie-Mineure ; avec ses lacs et ses vallées profondes, le pays rappelle « les pittoresques et romantiques régions alpestres des environs du lac Majeur et du Tessin ». Un descriptif en eût tiré un magnifique parti, mais l'auteur de nos Actes, il faut l'avouer, se préoccupe fort peu du paysage.
Au point de vue religieux, les populations de ces contrées
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étaient dans l'antiquité très adonnées aux cultes orientaux ou a religions de la mythologie gréco-romaine. Les juifs y avaient fait de nombreuses recrues et avaient établi des communautés juives dans la plupart de ces villes. Plusieurs d'entre fines, Tarse, Derbé, Lystres, Iconium, Antioche de Pisidie, Perge, gardaient encore très vivant le souvenir des prédications de saint Paul, qui, plusieurs fois, avait foulé ces routes et contourné, dans ses courses apostoliques, les hauts massifs du Taurus.
Les Actes commencent au moment où saint Paul arrive pour la première fois à Iconium. La ville, assez considérable à cette époque et devenue depuis peu colonie romaine, était située de l'autre côté du Taurus sur les bords d'un lac, à l'entrée du désert qui s'étend au centre de lAsie-Mineure, non loin d'un volcan éteint, le Karadagh, ou Montagne Noire.
C'était la première mission de l'Apôtre dans ces contrées. Saint Paul, qui était accompagné de saint Barnabé, demeura assez longtemps dans cette ville, y convertit des juifs et des païens et y fonda une église. Plus tard, une émeute suscitée par les juifs força les apôtres à s'éloigner.
Les Actes nous disent que Tite, disciple de Paul, était venu à Iconium, précédant l'Apôtre dans sa mission. Il y avait fait la connaissance d'un certain Onésiphore, qui donnera l'hospitalité aux deux missionnaires. Onésiphore, sa femme Lectra, et ses fils, Simmia et Zénon, vont au devant de l'Apôtre sur la route royale de Lystres (1). Ils l'aperçoivent bientôt, et sa personne répond complètement à la description que son disciple en avait donnée : petit, chauve, les jambes courtes, les sourcils qui se rejoignent, le nez aquilin. Mais l'expression du visage était plus angélique qu'humaine et la grâce divine rayonnait en lui.
Onésiphore le salue de ces mots : « Salut, ministre du Dieu
1. Il semble donc que pour l'auteur c'est d'Antioche de Syrie que vient l'Apôtre. Mais il y a ici confusion, et malgré l'opinion de Basile de Séleucie, l'Antioche dont il est question dans les Actes est bien l'Antioche de Pisidie. Cf. Schlau, loc. cit., p. 84, note 3 ; et Ramsay, The Church in the roman Empire, p. 381.
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béni ! Grâces soient à toi et à toute ta maison », répond l'Apôtre ; et il devient l'hôte de l'Iconien.
Saint Paul fait alors un petit discours, qui nous est donné par l'auteur des Actes. Le dessein de ce dernier commence dès lors à se trahir L'Apôtre fait l'éloge de la virginité et de la continence, mais en de tels termes qu'il semble réserver toute son estime et son admiration pour cet état au détriment du mariage. C'était la tendance, à cette époque, de certains hérétiques gnostiques ou montanistes, d'exalter la virginité, de condamner le mariage et de reprocher à l'Église comme une faiblesse le respect qu'elle témoignait pour cette institution. Dans un autre passage, Dénias et Hermogène qualifient ainsi l'enseignement de Paul : « Il enlève les femmes à leurs maris. les jeunes gens à leurs fiancées, et enseigne que ceux-là seuls ressusciteront qui auront gardé la virginité. » Il est présenté en général comme défendant aux femmes de, se marier, et ne parle d'autre chose que de la virginité.
Cependant, saint Paul était entré dans la maison d'Onésiphore et il y tenait ces discours. C'est le moment que. l'auteur choisit pour introduire son héroïne. Thécla est une jeune fille remarquable par sa beauté, d'une des premières familles de la cité, fiancée à un citoyen d'lconium, Thamyris; sa mère a nom Théoclia. Elle habite une maison voisine de celle d'Onésiphore. Thècle a remarqué l'étranger, elle l'a vu entrer dans la maison, elle peut, en se tenant à la fenêtre, l'entendre sans le voir. Elle ne se lasse pas de l'écouter. En vain sa mère l'appelle, elle reste fixée à la fenêtre, « comme une araignée dans sa toile » Elle en oublie le boire et le manger.
La mère n'a plus qu'une ressource : appeler le fiancé, qui sera peut-être plus habile à vaincre cette obstination. Vaine espérance! Thamyris échoue misérablement; il n'obtient même pas un regard.
Le jeune Iconien n'y tient plus ; il se sent évincé par cet étranger dont les discours lui ravissent le coeur de sa fiancée. Il descend dans la rue ; il voit des gens qui entrent dans la maison d'Onésiphore ou qui en sortent, il va aux informations. Deux faux frères, Démas et Hermogène, le renseignent sur saint Paul et lui donnent un moyen très simple de s'en débarrasser : « Il suffira de l'accuser auprès du président Castellius
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comme chrétien, et d'après le décret de César, Castellius devra le faire disparaître, et Thécla sera rendue à son fiancé. »
Le conseil était perfide, mais il était trop favorable aux intérêts et à la haine de Thamyris pour n'être pas suivi. Le lendemain, celui-ci se lève avec l'aurore, et entouré de satellites, suivi par la foule, qui épouse sa querelle, il envahit ta maison d'Onésiphore. On entraîne saint Paul devant le tribunal; l'Apôtre essaie d'exposer sa doctrine, mais Castellius n'a pas la patience de l'écouter et il le fait jeter en prison.
Thècle a suivi toutes les phases de ce procès. Elle se lève la nuit, retire ses pendants d'oreilles, les donne au geôlier, qui la laisse entrer dans la prison. Au gardien elle donne son miroir d'argent et parvient ainsi à s'introduire auprès de saint Paul, qui l'instruit des vérités de la foi.
Chez elle cependant on s'inquiète de sa disparition mystérieuse ; on la cherche et on parvient enfin à la trouver dans la prison. Le président, instruit de tout ce qui s'est passé, appelle devant son tribunal l'Apôtre et la jeune fille. Après un jugement sommaire, Paul est frappé de verges et expulsé de la ville ; Thècle est condamnée à être brûlée vive.
Le président et la foule courent au théâtre pour jouir du spectacle de son supplice ; jeunes gens et jeunes filles, croyant venger leur propre cause dans la mort de la vierge, apportent du bois et des herbes pour le bûcher.
Quant à elle, son courage et sa tranquillité ne l'abandonnent pas. Son biographe, dont la plume rencontre parfois de ces traits touchants, nous dit : « Semblable à un agneau dans le désert, qui regarde vers son pasteur, ainsi Thècle cherchait Paul des yeux à travers cette foule hostile. » Paul a dû fuir, mais c'est le Seigneur lui-même qu'elle aperçoit sous les traits de l'Apôtre. Alors elle se dit à elle-même : « Paul est venu pour me regarder dans la crainte que je ne souffre pas avec patience. » Réconfortée par cette vision, elle fait le signe de la croix, et le peuple la pousse sur le bûcher, où elle monte sans faiblir.
Comme il arrivait parfois dans ces sortes d'exécution, c'est la foule qui fait l'office de bourreau. Ici, c'est encore la foule qui met le feu au bûcher de plusieurs côtés à la fois. Mais le feu n'atteint pas la vierge protégée par une force divine ; un nuage se forme, l'eau et la grêle éteignent le bûcher.
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Pendant le supplice de la jeune fille, Paul, Onésiphore, sa femme et ses enfants, pour fuir la fureur populaire, s'étaient réfugiés dans un tombeau sur la voie qui conduit d'Iconium à Daphné. La faim les pressait; ils n'avaient ni provisions ni argent. Paul donne sa tunique à l'un des enfants et l'envoie acheter du pain.
L'enfant sort de sa cachette et s'en vient à la ville. Quelle n'est pas sa surprise de rencontrer Thècle qu'il croyait morte, et qui, échappée par un miracle au supplice, s'était remise à la recherche de l'Apôtre. L'enfant la conduit au tombeau, où elle retrouve celui qui lui avait donné la vie de la foi.
Alors Paul, Thècle, Onésiphore et toute sa famille célèbrent joyeusement et fraternellement un festin dans ce tombeau. Le menu était du reste des plus modestes : cinq pains, des légumes et de l'eau.
Ici se termine ce qu'on pourrait appeler le premier acte de cette histoire. Saint Paul disparaît à peu près maintenant, ou ne paraît qu'à de rares intervalles. Tout l'intérêt va se concentrer sur la jeune vierge. D'Iconium la scène se transporte à Antioche, où saint Paul est allé continuer ses missions apostoliques, toujours suivi de Thècle, devenue son plus fidèle disciple.
Remarquons dès maintenant que si ces Actes sont ceux du faussaire dont parle Tertullien, il faut avouer qu'il n'est pas dénué de talent ni d'habileté littéraire. Son récit est en même temps sobre et vivant, l'intérêt se soutient jusqu'au bout; il sait peindre les situations et les personnages en quelques traits caractéristiques et donner à son histoire les couleurs de la réalité. Les discours et les dialogues qu'il met dans la bouche de quelques-uns de ses personnages ont l'avantage d'introduire la variété dans la narration des événements sans nuire à l'intérêt, car ils sont généralement courts, et l'auteur a su éviter les intolérables longueurs et les invraisemblances que l'on rencontre dans quelques ouvrages de ce genre. En voici quelques exemples : Quand Démas et Hermogène veulent se débarrasser de Paul, ils indiquent à Thamyris la voie à suivre dans l'accusation. « Dites que c'est un chrétien, et qu'on l'enlève (qu'on le tue) sans retard. » La foule, dans sa colère contre Paul et sans vouloir se rendre autrement compte de sa doctrine, interrompt le président par ses cris : « C'est un sorcier ; enlevez -le (tuez-le). »
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Un peu plus loin, pendant le supplice de Thècle, Paul prie en ces termes : « Père saint. Seigneur Jésus-Christ, fais que le feu ne touche pas Thècle, aide-la, car elle est ta servante ! » Quand le préfet Alexandre, frappé de sa beauté, porte les mains sur elle : « Ne fais pas violence à une étrangère, s'écrie-t-elle. Ne viole pas la servante du Christ. Je suis d'une des premières limailles d'Iconium. » Et ce disant, elle déchire la tunique du préfet et lui arrache sa couronne de la tête. Tout cela est d'une expression juste et vraie. Sans doute nous aurions bien quelques défauts à relever : la longueur ou l'invraisemblance de certains épisodes , des notes fausses, quelques traits qui choquent aujourd'hui notre délicatesse un peu scrupuleuse; mais ces défauts sont peu sensibles grâce à l'intérêt du récit, et ils tiennent aux habitudes du temps.
A. Antioche, où nous avions laissé notre sainte, nouvelles aventures qui amènent son arrestation. Le magistrat devant qui elle comparaît la condamne aux bêtes comme sacrilège.
Ici se place le touchant épisode de Trisinna ou plutôt Tryphéna (Truphaina). C'était une riche veuve de sang royal ; elle i venait de perdre sa fille unique. et son immense chagrin l'inclinait à la pitié ; elle fut prise de compassion pour cette belle jeune fille que le président venait de condamner et qui lui rappelle sa Falconilla. Quelques jours devaient encore s'écouler entre la sentence et les jeux de l'amphithéâtre. Thècle craignait beaucoup moins pour elle les bêtes féroces du cirque que les
dangereuses promiscuités de la prison. Elle supplie le président de les lui épargner. Celui-ci se tourne vers la foule et demande qui pourrait donner à la vierge un abri sûr et honnête pendant tes quelques jours. Tryphéna se présente; c'est chez elle que Thècle reçoit l'hospitalité.
Pendant la nuit, la veuve eut une vision : sa fille lui apparut et lui dit : « Mère, que Thècle, la servante du Christ, me remplace auprès de vous ; demandez-lui de prier pour moi afin que j'obtienne d'être transférée dans le lieu du rafraîchissement. » Dès que Thècle fut prévenue, elle se mit en prière et adressa au Seigneur ces simples mots : « Seigneur, Dieu du ciel et de la terre, Jésus-Christ, Fils du Très-haut, donne à sa fille Falconilla la vie éternelle. »
Le jour du supplice arrive ; le président a pris place, le
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peuple attend. Tryphéna essaie en vain de protéger cette seconde fille qu'elle a eue par adoption ; on la lui arrache malgré ses gémissements et les protestations dont elle poursuit le bourreau jusqu'à l'amphithéâtre. Devant cette scène, les sentiments de la foule sont partagés : on entend une clameur féroce qui domine un moment les rugissements des fauves enfermés dans leurs cages : « Introduisez la coupable. »
Mais les femmes étaient émues de pitié : « Sentence inique, s'écriaient-elles, spectacle cruel ! Président, condamne-nous toutes au même supplice. »
Le président lui-même regrettait sa sentence ; mais la justice romaine doit suivre son cours. Thècle est dépouillée de ses vêtements et poussée dans l'arène. On introduit une lionne d'aspect sauvage et cruel, mais elle vient se coucher auprès d'elle et lui lèche les pieds; elle la défend même contre un ours et un lion (1).
C'est ici probablement que se plaçait, dans la rédaction des Actes auxquels saint Jérôme fait allusion, l'épisode du lion baptisé. Il n'en est pas question dans la rédaction éditée par Crabe.
Le combat avec les animaux féroces parait terminé : la lionne elle-même a succombé dans sa lutte avec le lion.
Mais les triomphes de Thècle ne sont pas finis. Le passage qui suit est sans doute un de ceux qui, par leur étrangeté, ont valu à nos Actes les sévères condamnations dont nous avons parlé au commencement.
Il y avait dans l'arène une grande fosse pleine d'eau ; on y avait amené des phoques, destinés probablement à dévorer la victime. Or Thècle n'avait pas encore reçu le baptême; elle jugea le moment venu de se l'administrer elle-même devant toute la foule : « Il faut que je me lave », s'écrie-t-elle, et à ces mots, sans redouter les monstres, elle se précipite dans l'eau en disant : « En ton nom, mon Seigneur Jésus-Christ, il faut que je sois baptisée à mon dernier jour. » Cependant la foule et surtout les femmes, saisies d'effroi à cette vue, poussent de grands
1. La version syriaque parle aussi d'un léopard.
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cris : « Ne te jette pas à l'eau, s'écriaient-elles ; les phoques vont dévorer une si belle jeune fille! » Mais à ce moment même la foudre éclate, les monstres sont frappés et on voit leurs corps privés de vie surnager sur l'eau.
Le spectacle se prolonge ; d'autres bêtes sont amenées. Les femmes alors, qui décidément prennent parti pour Thècle, s'avisent d'un curieux stratagème. Elles jettent au milieu de l'arène tous les parfums qu'elles portent, le nard, la canelle, l'amome, d'autres essences, si bien que les bêtes surprises ou charmées tombent en léthargie et ne touchent pas à la vierge.
Il fallait en finir. Alexandre, l'accusateur de Thècle, se tourne vers le préfet : « Vous avez des taureaux furieux, dit-il, il faut l'attacher à ces animaux. » La victime est liée par les pieds et livrée à ces bêtes dont on excite la fougue par de cruelles brûlures. Vains efforts! Thècle échappe encore à ce genre de mort.
Le président, voyant qu'on n'en viendrait pas à bout, et craignant des complications à cause de la princesse Tryphéna, lui rend la liberté. Elle en profite pour prêcher la parole de Dieu, puis par une simple coiffure, changeant sa tunique de femme en un vêtement masculin, elle se remet à la recherche de Paul avec une troupe de jeunes gens et de jeunes filles. Elle duit par le trouver à Myre, en Lycie ; elle lui raconte tout ce qui s'est passé à Antioche. Paul, après s'en être étonné et réjoui comme il convenait, lui donne la mission d'annoncer la parole de Dieu, et elle retourne à Iconium, sa patrie.
On aura remarqué dans ces dernières lignes, et dans d'autres passages des Actes, un des traits caractéristiques de cette histoire, une des raisons pour lesquelles Tertullien la condamnait, c'est l'insistance que met l'auteur à reconnaître à la vierge le droit d'enseigner la parole de Dieu.
A Iconium, la situation a bien changé pendant l'absence de Thècle. Thamyris, son fiancé, devenu son accusateur et son ennemi, est mort. Mais Théalis, sa mère, vit encore. Thècle, ayant vainement essayé de la convertir, quitte la ville. Sur la route d'Iconium à Daphné, elle vient faire un dernier pèlerinage pieux à ce tombeau où saint Paul lui a révélé l'Evangile puis elle part pour Séleucie, prêchant toujours la parole de Dieu.
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Ici paraît se terminer l'odyssée de notre héroïne dans les Actes les plus anciens . Plus tard, on allongea le récit de quelques épisodes qui ont leur théâtre à Séleucie (1).
Cette ville est la capitale de l'Isaurie ; située au pied des dernières pentes de la chaîne du Taurus, sur les bords du Calycadnus et tout près de la mer, Séleucie était recherchée des étrangers pour la douceur de son climat, la beauté de son site, la politesse de ses moeurs. Notre sainte en devint le plus illustre ornement et sa réputation y attira de nombreux pèlerins (2).
L'auteur des dernières pages ajoutées aux Actes primitifs nous raconte que, craignant les païens de Séleucie, elle se retira à un stade de la ville sur une montagne où elle trouva une grotte ; elle s'y cacha, y vécut plusieurs années de la vie anachorétique, luttant coutre les assauts du démon. Des femmes, entendant parler d'elle, vinrent la voir, se firent instruire et vécurent sous sa direction de la même vie ascétique,
Sa renommée croissait de jour en jour; de la ville on commença à lui amener des malades qu'elle guérissait, de quelque maladie qu'ils fussent frappés.
Les médecins de Séleucie s'en émurent. Ils étaient menacés d'une grève d'un nouveau genre, celle des malades. Il fallait perdre cette femme, qui leur faisait une si dangereuse concurrence. Ils ourdissent un ténébreux complot et envoient de jeunes libertins pour séduire et déshonorer la vierge. Mais le secours de Dieu, qui, si souvent déjà l'avait sauvée de la mort, ne l'abandonna pas. Les rochers s'entr'ouvrent devant elle ; elle pénètre dans cet antre improvisé, et à peine est-elle entrée quo les pierres se referment sur elle, aux yeux émerveillés de ses persécuteurs, qui n'eurent que le temps de saisir son manteau et d'en arracher un morceau, dépouille inutile entre leurs mains, et qui ne servit qu'à prouver contre eux la réalité du miracle (3). Jamais plus on ne revit Thècle ; âgée de dix-huit ans lors de son premier martyre à Iconiurn, elle en avait
1. Grabe, loc. cit., p. 116.
2. Basile de Séleucie, ap. Migne, Patrologie Grecque, t, 85, p. 556, et seq.
3. Grabe, loc. cit., p. 119.
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quatre-vingt-dix quand elle disparut dans les entrailles de la terre.
Tels sont ces Actes qui forment, à quelque point de vue que lon se place pour les apprécier, un des documents les plus curieux de l'antiquité ecclésiastique. Nous avons dit ce qu'il en fallait penser au point de vue littéraire ; nous aurons bientôt à examiner leur valeur historique. Ce qui fait leur principal intérêt, nous pouvons le constater dès maintenant, ce sont les traits vraiment antiques qu'ils renferment et qui sont un miroir fidèle des moeurs de l'époque primitive.
Si Tertullien, saint Jérôme, l'auteur du décret gélasien, traitent sévèrement les Actes de sainte Thècle, leur opinion ne parvint pas à prévaloir partout. Le peuple chrétien s'édifiait à cette histoire. Nous en avons un témoignage nouveau qu'il faut ajouter à tous ceux que nous possédions déjà, dans la Peregrinatio Silviae, récit d'un pèlerinage en Orient au IVe siècle. L'auteur de ce très curieux document, Silvia, a voulu, elle aussi, visiter le tombeau de sainte Thècle, et la relation qu'elle a écrite de ce pèlerinage est trop importante pour que nous ne donnions pas le passage tout entier.
Silvia touche au terme de son voyage ; elle a visité l'Égypte, la Palestine, la Mésopotamie, la Syrie ; elle retourne dans sa patrie des Gaules par Constantinople.
«A Antioche (de Syrie), nous dit-elle, je restai une semaine pour faire les préparatifs du départ. Puis, partant d'Antioche, et faisant la route de quelques étapes, je parvins dans la province qu'on appelle Cilicie, qui a pour métropole Tarse ; déjà (dans un précédent voyage) j'avais été à Tarse en allant vers Jérusalem.
« Mais comme à trois étapes de Tarse, c'est-à-dire en Isaurie, il y a le Martyrium (1) de sainte Thècle, il me plut d'y aller, d'autant que j'en étais peu éloignée.
« Partant de Tarse, je parvins à une cité sur la mer, qui appartient encore à la Cilicie; elle se nomme Pompeiopolis (2).
1. On appelait ainsi le tombeau où reposait le corps d'un martyr.
2. Aujourd'hui Mezellu.
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Entrant ensuite dans l'Isaurie, je restai dans la cité que l'on appelle Corico (1), et le troisième jour j'arrivai à la cité qui s'appelle Séleucie d'Isaurie. Y étant parvenue, j'allai trouver l'évêque, qui avait été moine, et dont la vie était sainte ; je vis dans cette même cité une fort belle église. L'église de Sainte-Thècle est à environ quinze cents pas de la cité, sur le plateau d'une colline ; j'aimai mieux me diriger de ce côté afin de faire en ce lieu la halte que j'avais résolu de faire. Auprès de l'église, il n'y a qu'un monastère avec une innombrable quantité d'hommes et de femmes. J'y retrouvai une de mes meilleures amies, à qui tout le monde en Orient rendait témoignage pour la sainteté de sa vie, une sain te diaconesse du nom de Marthana, que j'avais connue à Jérusalem, où elle était allée pour prier. Elle dirigeait le monastère des vierges ou apotactites (2), Quand je la vis, quelle ne fut pas sa joie et la mienne? Comment pourrai-je la décrire? Pour revenir à mon sujet, il y a plusieurs autres monastères sur la colline; un grand mur entoure l'église où est le Martyrium, qui est fort beau. Or, ce mur a été construit pour garder l'église contre les Isaures, qui sont de très méchantes gens et pillent fréquemment ; ils pourraient tenter quelque mauvais coup contre le monastère qui est là (auprès de l'église).
« Étant venue au nom de Dieu, je fis oraison sur le Martyrium, et j'y lus tous les Actes de sainte Thècle, rendant au Christ, notre Dieu, d'infinies actions de grâces, qui a daigné combler tous les désirs de son indigne et infidèle servante. Après y être restée deux jours et après avoir vu les saints moines ou apotactites, hommes et femmes, qui étaient là, ayant fait l'oraison et la communion, je revins à Tarse reprendre ma route (3). »
Ce récit, qui est d'une grande importance pour l'antiquité de nos Actes, cadre parfaitement, on l'aura remarqué, avec les
1. Korykos, sur la mer, à quelques lieues de Séleucie.
9. Basile de Séleucie en parle aussi comme d'une des femmes qui ont vécu dans ce monastère et ont rappelé les vertus de sainte Thècle.
3. Gamurrini, S. Silviae Aquitanae Peregrinatio ad loca sancta, édit. 1888, p. 42 et seq.
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détails topographiques qui nous sont donnés sur Séleucie ; il ne laisse plus de place à l'hypothèse de quelques critiques qui assignaient le IVesiècle comme date de composition du document édité par Grabe ; car il semble bien que le livre lu par sainte Silvia, à Séleucie, soit celui-là même que nous avons analysé, y compris l'appendice sur Séleucie.
Quelques années plus tard, au Ve siècle, un évêque de Séleucie d'Isaurie, Basile, composa une Vie de sainte Thècle. L'ouvrage est curieux à plus d'un titre ; pour Basile, citoyen de Séleucie, Thècle est une des gloires de sa cité, nous dirions presque une sainte nationale. De même que Tarse, la voisine 'et la rivale de Séleucie, se glorifie d'avoir donné le jour à saint Paul, Séleucie possède le tombeau de la vierge qui a été son disciple. Basile célèbre la gloire de sa chère cité. « Séleucie, dit-il, est au bas des montagnes qui regardent l'Orient, elle est la capitale des villes d'Isaurie, elle est tout proche de la mer, voisine du Calycadnus.
« Ville illustre et agréable entre toutes, elle lutte avec Tarse pour la beauté des montagnes et du site, pour la douceur de son climat, la fécondité du sol, l'abondance des eaux, l'élégance et la salubrité des bains, l'industrie et la magnificence des citoyens, les qualités du peuple, l'éloquence des poètes, la fécondité des orateurs, le courage des soldats.
Mais la gloire incomparable de Séleucie, c'est d'avoir donné l'hospitalité à la vierge Thècle, c'est de posséder son tombeau. Basile nous donne les mêmes détails que Silvia sur l'église consacrée à la martyre; mais il ajoute que l'autel est à l'endroit même où la sainte disparut sous la terre ; il est surmonté d'une coupole, entouré de colonnes et tout brillant d'or et d'argent. L'évêque nous parle aussi de l'énorme concours des citoyens de Séleucie ou des pèlerins étrangers autour du Martyrium.
Quand il nous retrace les diverses phases de la vie de sainte Thècle, il paraît suivre les Actes en les arrangeant à sa guise ; retranchant ici les détails qui le choquent ou lui paraissent
1. Basile de Séleucie, apud Migne. Patrologie Grecque. t. 85. p. 556 et suiv.
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extraordinaires, mais le plus souvent ajoutant de son propre fond ; il est atteint de la maladie qui régnait assez généralement sur les écrivains de son temps, la rhétorique ; cette vie de sainte Thècle lui parait un beau thème à développements ; sa faconde se donne libre carrière et il ne se fait aucun scrupule de mettre à tout instant dans la bouche de ses personnages des discours dont le moindre défaut est de n'avoir jamais été prononcés.
Basile de Séleucie a consacré un autre livre à nous raconter les prodiges de tout genre qui s'accomplissent sur la tombe de la protomartyre et ne contribuent pas peu à y attirer tant de pèlerins. Elle rend la vue aux aveugles, remet les boiteux sur leurs jambes ; elle guérit les vices, maladies plus honteuses que celles du corps ;elle met sur la piste des voleurs et fait retrouver les objets volés. Il n'est pas de miracle que l'on n'obtienne d'elle. Aussi mérite-t-elle d'être mise au premier rang parmi les saints. Toujours pitoyable à la misère, elle écoute les prières, de quelque côté qu'elles viennent : celles des malades et celles des gens en bonne santé; celles des voyageurs, qu'ils soient sur terre ou sur mer; celles des gens en péril comme celles des gens qu'aucun danger ne menace ; celles des gens tristes et celles des gens gais ; celles des femmes non moins que celles des hommes ; celles des maîtres et celles des serviteurs ; celles des magistrats aussi bien que de ceux qui ne le sont pas , celles de ses concitoyens et celles des étrangers ; celles des vieillards, des jeunes gens, de ceux qui sont en paix et de ceux qui sont en guerre, des militaires, des gens de robe, de tous en un mot, sans exception. L'énumération est complète, on le voit, trop complète, hélas! aux yeux du bollandiste Stilting et aux nôtres, et cette éloquence exubérante et vide nous laisse froids (1).
Ce culte de sainte Thècle, si cher à l'évêque isaurien et à ses compatriotes, s'étend, dans l'antiquité, bien au delà des limites d'une province. Sainte Thècle est connue dans la Haute-Italie ou dans l'Égypte, aussi bien qu'en Asie-Mineure. On l'appelle la
1. Migne, P. G., loc. cit.
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protomartyre, et comme telle, on la met à côté de saint Etienne; on lui donne même le nom d'apôtre et on la rapproche de saint Paul (1).
Les Pères de l'Église la célèbrent à l'envi. Saint Méthode, vers la fin du III° siècle, évêque en Lycie, dans la patrie même de saint Thècle, loue son éloquence et sa sagesse ; il dit qu'elle possédait la philosophie profane aussi bien que les belles-lettres, et dans son Banquet des Vierges, c'est à elle qu'il donne la palme de la victoire. Saint Grégoire de Nysse, saint Grégoire de Nazianze, saint Ambroise, saint Jérôme, saint Épiphane, d'autres encore, célèbrent ses vertus ou son martyre (2).
Il paraît probable que tous ces textes dépendent de nos Actes ou d'actes analogues, car les traits de la vie de sainte Thècle auxquels ils font allusion s'y retrouvent.
Il faut donc, en dernière analyse, revenir à ce document et en apprécier la valeur historique.
Le lecteur qui nous a suivis jusqu'ici comprendra sans peine que nous ne pouvons l'admettre dans son intégrité. L'esprit le plus étranger à toute critique historique aura été choqué des invraisemblances, des incidents bizarres qui se rencontrent dans ce récit, des erreurs historiques ou théologiques que nous avons à peine indiquées dans notre analyse et qui sont plus accentuées encore dans le texte original. Mais faut-il aller, avec certains critiques, Ittigius et M. Renan entre autres, jusqu'à n'y voir qu'une sorte de petit roman, assez touchant peut-être, mais, en somme, inventé de toutes pièces? La personnalité de Thècle elle-même serait fictive (3). Cette conclusion paraît excessive à bien des critiques, qui se sont efforcés de démontrer au contraire que ces Actes contiennent des traits antiques et dignes de foi.
Nous les suivrons dans cette partie de notre travail. Cette étude ne sera peut-être pas inutile, en dehors de l'intérêt du
1. Sur le culte de sainte Thècle, les édifices bâtis en son honneur, et ses reliques, cf. surtout la notice des Bollandistes au tome VI de septembre, p. 557.
2. Pour ces témoignages des Pères, cf. les Bollandistes déjà cités, ou Tillemont, Mémoires, II, 60, et Schlau, Die Acten des Paulus u. der Thecla.
3. Ittigius, de Bibliothecis et catenis Patrum, p. 700 et seq. Renan, Saint Paul. P. 40; et aussi Rey, Etude sur les Acta Pauli et Theclae, Paris, 1890, qui est du même avis.
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document même qui est en question, elle initiera certains lecteurs à des recherches qui paraissent au premier aspect minutieuses et stériles, mais qui au fond sont grosses de conséquences. C'est par ces applications de la critique, devenue entre des mains habiles et patientes un instrument de précision, que l'on a battu en brèche l'authenticité de tant de documents anciens, et tandis que l'aspect de certaines périodes historiques se transformait complètement, on démontrait par la même méthode l'inébranlable solidité des bases sur lesquelles repose l'histoire vraie.
Grabe, ce savant anglais qui, comme nous l'avons dit, a découvert les Actes de sainte Thècle, ouvre la voie. Par une illusion que l'on comprend facilement et que l'on excuse, il serait porté à donner à ce document une valeur trop grande. Il signale bien dans ces pages une couleur antique que la main d'un contemporain pouvait seule donner à ce tableau ; il indique quelques traits plus caractéristiques, mais sur ce point, sa critique est encore hésitante et manque de pénétration. Schlau, l'auteur d'une dissertation que nous avons citée aussi, est revenu sur le même sujet, mais sans faire encore avancer notablement la question.
Il était réservé à un savant français de porter dans ces études une méthode plus précise et de leur donner une base plus large. M. Edmond Le Blant s'est fait une spécialité de ces recherches sur les Actes des Martyrs. S'attachant de préférence aux Actes que Dom Ruinart a bannis de sa collection, parce qu'ils ne présentaient pas des caractères d'authenticité suffisante, il a démontré que ces Actes, interpolés, modifiés par , des copistes peu scrupuleux, contiennent souvent des traits véridiques et qu'on peut arriver, à force de patience et de tact historique, à retrouver sous cette végétation parasite le sol ferme de l'histoire (1).
1. Pour les différents Mémoires de M. Le Blant disséminés dans plusieurs recueils voir, la bibliographie très complète de ses oeuvres, qui a paru dans les Mélanges d'archéologie et d'histoire (École de Rome), avril 1893, p. 197 et suiv. Son oeuvre principale, oit ses vues sont exposées, est l'ouvrage intitulé : Les Actes des Martyrs (Mémoires de l'Ac. des Inscr. et Belles-Lettres, 1883, in-4° Paris). Cf. aussi Persécuteurs et Martyrs aux premiers siècles, Paris, 1893, ln-8°.
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Dans cette oeuvre de restitution, les Actes de sainte Thècle l'ont attiré par leur caractère d'antiquité (1). Tout en faisant comme nous ses réserves sur l'ensemble du récit, il a trouvé certains détails pris sur le vif, qui trahissent une composition de la plus haute antiquité. Les Actes nous disent, par exemple, que, pour pénétrer auprès de saint Paul dans sa prison, Thècle offrit au geôlier son miroir d'argent avec d'autres bijoux. M. Le Blant, s'appuyant sur Pline et sur d'autres auteurs du teps, prouve que les miroirs étaient souvent des objets de prix chez les anciens ; l'emploi de l'argent dans leur fabrication peut être tenu en particulier pour la marque d'une époque reculée, puisque ce fut du temps du même Pline que l'on trouva le Secret de remplacer par un alliage ce métal, d'abord seul employé.
La mention du tombeau dans lequel l'apôtre se réfugia sur la route d'Iconium à Daphné, est conforme aussi à ce qui nous est connu des coutumes de l'antiquité. Les sépulcres étaient souvent placés hors des villes, sur le bord des routes, comme en témoignent tant d'inscriptions, et comme nous pouvons le constater encore sur la voie Appienne, la voie Latine et les anciennes voies romaines. Les chambres sépulcrales, creusées en général sous le sol, en faisaient des cachettes naturelles et, étant données leurs dimensions, il n'est pas invraisemblable
qu'une famille tout entière ait pu y trouver un refuge.
Un autre détail attire ensuite l'attention du savant archéologue. Comme Thécla arrivait dans la ville d'Antioche (de Pisidie), le président, Protopolites , frappé de sa beauté, veut lui faire violence. Outragée par lui, elle pousse un cri : « Respecte une étrangère. » Puis, saisissant la tunique du président, elle la déchire et lui arrache la couronne qu'il porte. Ce cri spontané, ce rappel au respect dit à l'étranger, sont bien des traits antiques. M. Le Blant nous fait remarquer aussi que dans les villes grecques d'Asie-Mineure, à Smyrne, à Sardes, à Pergame,
1. L'étude sur les Actes de sainte Thècle se trouve dans l'ouvrage cité plus haut, Persécuteurs et Martyrs, ch. II.
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à Lampsaque, nous trouvons la trace de magistrats stéphanophores, ou porte-couronnes (1).
Quand la jeune vierge fut exposée aux bêtes dans l'amphithéâtre, on l'attacha à un poteau au-dessus duquel était ms écriteau avec ce simple mot : sacrilège. Cet écriteau, qui résume la sentence de condamnation, se retrouve dans les murs antiques, sous les règnes d'Auguste, de Caligula, de Domitien, de Marc-Aurèle.
Les actes ajoutent qu'elle fut dépouillée de ses vêtements avant d'être exposée dans l'arène, mais on lui donna une sorte de ceinture (sabligaculum) ou diazoma dernier vêtement qu'un reste de compassion et de pudeur chez les païens laissait à ces malheureuses femmes. Ce détail, que les biographes postérieurs ont effacé, n'en comprenant pas la portée, est une allusion à un usage antique confirmé par l'étude des documents et des monuments que l'antiquité nous a légués.
Mais notre critique a surtout porté son attention sur un singulier détail de costume mentionné dans les actes. La jeune fille, délivrée des bêtes par un miracle et relâchée par le gouverneur romain, se déguise en homme pour rejoindre saint Paul. « Elle relève dans sa ceinture sa tunique, nous disent les actes, et par une couture lui donne la forme d'un vêtement masculin. »
M. Le Blant a consulté sur ce point un de ses collègues, M. Heusey, qui a fait de toutes ces questions de costume dans l'antiquité une étude approfondie. « Ce passage, dit M. Heusey,
1. Sur ce point cependant, un savant anglais dont nous aurons à à l'heure, M. Ramsay, fait observer que le magistrat dont il est question ici n'était pas un sténaphore, car ces magistrats étaient municipaux ; lagonothète Alexandre portait une couronne comme président des jeux.
Un autre trait est celui que les actes arméniens rapportent ainsi : « And Thekla came and stood before the judge and adjured him and said : This favour grant me, that until they cast me to the beasts I may preserve me chastity. » And the judge when he heard theses words, said to the Thekla : «Go, preserve it where thou wilt. » On retrouve une réclamation identique chez une jeune martyre à Alexandrie (en 303), Théodora. Le juge ayant accordé un sursis de trois jours avant de la faire conduire dans une maison de prostitution, la martyre dit : « Je réclame dêtre à labri de toute violence jusque après le prononcé de la sentence. » H. L.
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montre de la part de l'auteur une connaissance très exacte et très familière du costume des anciens. Il peut sembler impossible, avec le costume moderne, qu'une femme, par quelques points de couture, et grâce à une légère modification dans la manière de se ceindre, transforme son vêtement en un habit d'homme. Rien n'était plus simple et plus facile chez les anciens: par un très faible changement, une tunique ou Kiton de femme pouvait devenir un ependutes ou tunique de deus à l'usage des hommes.
« Les tuniques des anciens n'avaient aucune coupe ni forme particulière : c'étaient de grands rectangles d'étoffe détachés du métier ; on les pliait sur l'un des côtés, on les cousait généralement de l'autre, puis on les agrafait à la partie supérieure, de manière à laisser trois ouvertures pour la tête et pour les bras. L'application de la ceinture suffisait ensuite pour ajuster cette sorte de fourreau sur le corps et pour lui donner la grâce que l'on remarque dans les monuments antiques. Pour les hommes, la pièce d'étoffe était plus courte; pour les femmes, elle était plus longue et tombait jusqu'aux pieds. Mais lorsque les femmes désiraient avoir plus de liberté dans leurs mouvements, elles n'avaient qu'à tirer la tunique au-dessus de la ceinture pour se retrousser autant qu'elles le voulaient. Il se formait alors à la taille un repli qui retombait jusque sur les hanches et que l'on assujettissait d'ordinaire à l'aide d'une seconde ceinture. La femme ainsi ajustée était dite en latin succincta, en grec anadzosamene, ce qui est justement l'expression du texte des actes. C'est l'accoutrement classique des statues de Diane; vous le voyez dans la Diane à la biche ou dans celle de Gabies. Seulement le vêtement disposé ainsi trahissait la modification qu'il avait subie. Mais supposez que le repli, au lieu d'être rabattu en dehors, soit cousu en dedans, ce travail sera aisément dissimulé sous la ceinture et transformera la tunique longue en une tunique courte. Voilà pourquoi votre héroïne chrétienne a dû recourir à l'aiguille pour parfaire son déguisement, et son costume s'est trouvé ainsi modifié suffisamment pour que la jeune fille ait pu être prise, à la rigueur, pour un jeune garçon. »
Après ces renseignements si savants et si précis, M. Heusey ajoute avec raison :
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« Je pense, mon cher confrère, que ces rapides explications vous convaincront comme moi, que le passage en question de la vie de sainte Thècle appartient à une époque où le costume antique était porté dans sa simplicité première. Les termes employés par l'auteur sont les expressions techniques rigoureuses du costume gréco-romain et ne trahissent encore aucune de ses modifications à l'époque byzantine. Le mot à ependutes, dans le sens de tunique, était commun et même vulgaire à l'époque du grammairien Pollux. Il y a là, d'ailleurs, des détails précis qui ne peuvent s'expliquer que par une expérience encore toute pratique de l'ajustement comme l'entendaient les anciens. »
Nous laissons de côté quelques autres observations que M. Le Blant présente au sujet de la procédure suivie contre notre martyre. Disons seulement que les termes employés ici, le caractère des griefs formulés contre les accusés, et des sentences qui les frappent, nous ramènent à l'une des phases les plus anciennes de la législation établie contre les chrétiens.
Un autre érudit, M. Ramsay, qui pendant des années a poursuivi ses études archéologiques et géographiques en Asie Mineure, dans la patrie même de sainte Thècle, a été frappé comme M. Le Blant par ce caractère d'antiquité que présentent nos actes. Passés au creuset de sa critique, ils laissent un résidu qui doit, selon lui, appartenir à la fin du premier siècle de notre ère. Par ce côté, ce document serait donc le plus ancien de ce genre que possède la littérature chrétienne (1).
Au sujet de la princesse Tryphena qui, à Antioche, recueille sainte Thècle, M Ramsay prouve par l'étude de la numismatique
1. The Church in the Roman empire before A. D. 170. Lond. 1893, in-8 ch. XVI; cf. aussi un autre ouvrage du même auteur, The historical Geography of Asia Minor, Lond. 189o, in-8. 11 faut remarquer de plus que certaines difficultés et certains anachronismes qui subsistent encore dans le texte grec et que M. Ramsay a signalés, disparaissent dans une version arménienne nouvellement découverte et qui sans doute a été faite sur un texte grec plus antique ; cf. Conybeare, The Apology and Acts of Apollonius and other monuments of early Christianity, London. 1894 (voyez l'introduction aux Actes de saint Paul et de sainte Thècle, p. 49 et suiv.). M. Ramsay avait déjà remarqué dans son étude que les versions syriaque et latine sont supérieures au texte grec actuel.
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des rois de Pont, que tous les détails donnés par les actes sur des pots de ;rte princesse dépossédée et exilée sont parfaitement exacts et ne peuvent avoir été écrits que par un contemporain (1) .
Les connaissances topographiques du rédacteur ne sont pas moine remarquables. Il nous raconte, on se le rappelle, quOnésiphore allant au-devant de saint Paul qui venait d'Antioche de Pisidie, s'avança sur la route d'lconium à Lystres. Or, cette dernière ville est tout au sud d'lconium et nullement à la direction d'Iconium à Antioche de Pisidie, ce qui faisait croire jusqu'ici à une erreur géographique de l'écrivain. Or, M. Ramsay prouve qu'à une époque très reculée, vers l'an 50 de notre ère, la route d'Antioche de Pisidie à lconium faisait un détour pour passer par Lystres; ce qui paraissait une erreur aux critiques dénotait donc au contraire une connaissance très exacte des lieux.
Un autre détail que l'on imputait aussi à l'ignorance du rédacteur, c'est la présence d'un gouverneur romain à Antioche de Pisidie. Cette ville n'avait pas de gouverneur romain au premier siècle. Mais, nous fait remarquer M. Ramsay, au moment où sainte Thècle arrive à Antioche, la ville célèbre des jeux publics, que les Romains appellent Venatio ; des animaux féroces paraîtront dans l'arène ; ces jeux sont rares dans une
ville qui n'est pas capitale de province; il n'est pas étonnant que le gouverneur romain ait quitté sa résidence pour y assister.
L'arrestation de sainte Thècle pour avoir arraché la couronne
de l'aganothète, le représentant impérial dans l'exercice de ses
fonctions, sa comparution devant le gouverneur romain, sa condamnation comme sacrilège, les protestations d'une partie de la foule contre la sentence, tout cet ensemble paraît au savant anglais cadrer aussi exactement avec les coutumes et la législation des petites villes d'Asie Mineure au premier siècle, et ses conclusions, mieux précisées encore que celles de M. Le Blant, assignent la fin du premier siècle comme époque de rédaction d'une partie de nos actes.
1. La question numismatique de Tryphena avait déjà été étudiée par Gutschmid (Rhein. Museum. 1864, t. XIX, die Konigsnamen in denapokryptien Apostelgeschichte, p. 176-179).
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Plus tard, vers le milieu du II° siècle, un autre auteur, qui est peut-être cc prêtre dont nous parie Tertullien, jugea bon de broder sur ce canevas et d'ajouter à la légende quelques épisodes de son cru.
Parmi ces derniers, M. Ramsay cite en particulier l'interrogatoire et la condamnation de sainte Thècle à Iconium qui est ton anachronisme du commencement à la fin ; l'intervention de la mère de Thècle, Théoclia, qui, bien loin de défendre sa fille, pousse la férocité jusqu'à exciter les juges contre elle en leur criant : « Brûlez cette misérable, brûlez-la en plein théâtre, afin qu'à ce spectacle toutes les femmes conçoivent une juste crainte! » Ici ce n'est pas avec les lois de l'histoire que l'auteur est en contradiction, c'est avec les sentiments les plus profonds et les plus vrais de la nature humaine ; c'est un anachronisme moral (1).
Un autre épisode controuvé et d'un caractère également étrange, c'est la fuite d'lconium à Antioche en compagnie de saint Paul. Lorsque Thècle rencontre l'agonothète Alexandre, saint Paul est avec elle; celui-ci voyant l'attitude du président s'empresse de se dégager, en s'écriant qu'il ne connaît pas cette femme, et il s'enfuit sans vouloir entendre les cris de Thècle qui l'appelle à son secours. La scène du tombeau à lconium. celle du travestissement, le baptême que la vierge s'administre à elle-même dans l'amphithéâtre auraient été ajoutés par le rédacteur du deuxième siècle (2).
Débarrassée de ces superfétations postérieures, lhistoire de sainte Thècle se réduit à quelques traits d'un grand intérêt et d'une réelle valeur historique. Evidemment nous serions portés à trouver que c'est trop pou pour notre curiosité et notre piété. Nous serions heureux de savoir plus en détail ce qu'ont
1. Il faut remarquer qu'une homélie attribuée quelquefois à saint Jean Chrysosotome (Migne, Patr. gr., t. 49-50, p. 746) , mais qui a été prononcée vers l'an 300, probablement à Séleucie, ne dit mot de ce fait barbare et raconte l'incident d'une façon beaucoup plus vraisemblable.
2. Nous avons dit déjà que les dernières années de sainte Thècle à Séleucie trahissent encore une origine postérieure. Certaines rédactions racontent un voyage à Rom on la vierge serait morte.
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été les relations de l'apôtre avec la vierge d'Iconium nous voudrions mieux connaître les principales circonstances de sa vie. Mais il ne faut pas se montrer trop difficile; ces quelques traits qui surnagent dans le naufrage de la légende, c'est encore beaucoup pour le premier siècle. Combien de saints personnages de cette époque, saint Barnabé ou saint Clément, par exemple, sur lesquels nous n'avons guère plus de détails! Au demeurant. savoir de cette jeune vierge d'lconium qu'elle a pu voir saint Paul, qu'elle a écouté sa parole, que c'est de lui qu'elle a reçu la taulière de L'Évangile, qu'elle a gardé sa virginité pour l'amour du Christ, qu'elle a été persécutée pour la vérité et qu'elle est morte pour sa foi, quels plus beaux titres de gloire pourrions-nous souhaiter pour une créature humaine?
GRABE, Spicilegium SS. Patrum et hæreticorum, t. (1698). Oxon. in-8, p. 93-128; (1700) I, 81,-128. HEARNE. Thos, dans Append. ad .loannis Lelandi antiquarii collectanea, parte secunda. VI (Oxf. 1715), 67-69, il supplée à une lacune de Grabe, sect. 27, après Katekrinen jusque sect. 32. ton de legouson JONES, Canon. N. T. (1726); (1798). II. 353-386. TISCHENDORF, Act. apocr. (1851), 40-63. LIPSIUS, Acta Petri, Acta Pauli, etc. Lipsiae (1891). STILTINGIUS, dans Acta SS. 23 sept., t. VI, p. 546-548. GALLANDI, Bibl. Patrum, I, 177 et suiv. Bibl. Casin. III Florilege p. 271-6 gr. Bibl. Casin. III, 246. Il existe une version syriaque : WRIGHT, Syr. Engl., 1871, et une arménienne : CONYBEARE, The Apology and Acts of Apollonius and others Monuments of early Christianity, London (2e éd. 1896), p. 49. Grabe croyait que les actes qu'il éditait ne différaient pas, du moins en substance, de ceux qu'avait connus Tertullien; Tischendorf et Schlau sont du même avis, que contredisent StilLing et Lipsius. Conybeare a récemment traduit des actes arméniens qu'il tient pour plus voisins de l'original. Edm. Le Blant conclut que « si l'identification proposée ne repose sur aucune preuve solide, il faut du moins reconnaître que l'écrit publié par Grabe procède, dans son ensemble, des documents antiques et dès lors selon toute apparence du livre apocryphe dont parle Tertullien ».
Pour la bibliographie, voyez RICHARDSON, Bibliographical synopsis, p. 101. CHEVALIER, Répertoire des sources historiques. Parmi les travaux récents : SCHLAU, Die Acten des Paulus und des
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Thecla und die eltere Thecla-Legende. Ein Beitraeg. Zur christl. Literaturgesch. Lipsiao (1877), 8°. EDM. LE BLANT, Les Actes de sainte Thècle, dans Les Persécuteurs et les Martyrs (1793), chap. II. BONNET, Acta Pauli et Theclae, dans Anal. Boll., VIII, (1889), P. 287-316. LIPSIUS, Die apokryphen Apostelgeschichte, t. II, p. 424. LICHTFOOT, Ignat. and Polyc., 1, p. 623, note. GWYNN dans SMITHS, Dict. of Christ. Biogr., t. IV, p. 882 suiv. ZAHN in Goetting. Gelehrte Anzeigen (1877), p. 1307 suiv. MOMMSEN dans Ephemeris epigraphica, I, p. 270 suiv. et II, p. 259 suiv. VON GUTSCHMID, dans Rhein Mus. (1864), p. 178. « The general tendency of recent criticism... is to place this document in the latter part of the second century. » RAHSAY, ouvr. cité, p. 376. Ramsay, The Christian Church, in the Roman empire from A.-D. 70-170. p. 375. D. CABROL a résumé les divers travaux dans La légende de sainte Thècle, publiée dans la Revue Gethsémani et le monde (1895). C'est son travail qui est reproduit ici.
Pour la traduction j'ai suivi le teste donné par Crabe, quelques additions empruntées à la version arménienne sont distinguées par les crochets ; plusieurs variantes de cette même version courent en bas des pages.
Paul, fuyant de la ville d'Antioche, vint à Iconium. Il avait avec lui pour compagnons de voyage Démas et Hermogène l'armurier, deux faux frères. Mais Paul, qui ne voyait en tout que la seule bonté de Dieu, loin de rien faire qui pût leur causer de la peine, les aimait au contraire tendrement, à tel point qu'il leur exposait, avec une douceur pleine de suavité, les paroles du Christ et sa doctrine, le récit de sa naissance et de sa résurrection, l'Évangile de son bien-aimé fils (saint Luc), et les formait ainsi à connaître le Christ, tel qu'il avait daigné se révéler à lui.
Un certain Onésiphore, apprenant que Paul venait à Iconium, vint à sa rencontre, avec sa femme Lectra et leurs deux enfants Simmia et Zéno (1). Tite leur avait souvent fait le portrait
1. Ces noms diffèrent dans le syriaque et l'arménien.
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de l'apôtre ; mais ils ne le connaissaient pas encore en la chair ; l'esprit seul le leur avait fait voir. Ils prirent le chemin de Lystra, et s'étant arrêtés pour l'attendre, ils appliquaient avec une curiosité inquiète à tous les passants les signes que Tite leur avait donnés. Ils voient enfin s'avancer tin petit homme chauve (1), les jambes légèrement courbées, les sourcils joints et le nez aquilin ; c'était Paul. Sa démarche était gracieuse, et si, par intervalle, en lui on reconnaissait l'homme, parfois aussi son visage prenait les traits d'un ange. A la vue d'Onésiphore, Paul eut un bon sourire.
Et Onésiphore lui dit : a Je te salue, ministre de Celui en qui est toute bénédiction. » Et Paul répondit : « La grâce soit avec toi et avec ta maison. » Démas et Hermogène furent jaloux ; ils redoublèrent d'hypocrisie, et Démas osa dire : « Et nous, ne sommes-nous point à Celui de qui vient toute bénédiction? Pourquoi ne nous as-tu pas salués? » Et Onésiphore (2) lui répondit : « Je ne vois pas en vous le fruit de la justice ; mais si vous êtes aussi les serviteurs du Maître, venez dans ma maison et vous y reposez. » Paul entra dans la maison d'Onésiphore, et ce fut l'occasion d'une grande joie ; on fit la prière à genoux, on rompit le pain et on annonça la parole de Dieu ; Paul parla sur la continence (3) et la résurrection.
« Bienheureux, disait-il, ceux qui ont le coeur pur, ils verront Dieu. Bienheureux ceux qui conservent leur chair dans la chasteté, ils seront les temples de Dieu. Bienheureux ceux qui vivent dans la continence, Dieu leur parlera.
«Bienheureux ceux qui ont renoncé à ce monde, ils réjouiront le coeur de Dieu. Bienheureux ceux qui ont des épouses et sont comme n'en ayant pas, ils seront faits les anges de Dieu. Bienheureux ceux qui tremblent à la parole de Dieu, ils, seront consolés. Bienheureux ceux qui n'ont pas souillé la pureté de leur baptême, ils trouveront le repos auprès du Père et du Fils, et de l'Esprit-Saint.
« Bienheureux ceux qui ont reçu de Jésus-Christ la sagesse,
1. Arm : les yeux bleus.
2. Arm. attribue cette réponse à Paul.
3 Ita Syr ; arm. la foi.
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ils seront appelés les enfants du Très-Haut. Bienheureux ceux qui gardent la science de Jésus-Christ, ils habiteront dans la lumière. Bienheureux ceux qui, par amour du Christ, fuient les apparences trompeuses de ce monde, ils jugeront les anges : ils seront assis à la droite du Christ, et ne verront pas le jour terrible du jugement.
« Bienheureux le corps et l'âme des vierges, Dieu mettra en elles ses complaisances, et elles ne perdront point la récompense de leur chasteté : car la parole du Père en elles opérera le salut, au jour de son Fils ; et elles jouiront du repos dans les siècles des siècles.
Ainsi parlait Paul, au milieu de l'Église réunie dans la maison d'Onésiphore. Une vierge nommée Thécla, fille de Théoclia et fiancée à un certain Thamyris, s'était établie à une des fenêtres de la maison, et elle y demeurait le jour et la nuit, recueillant avidement les discours de Paul sur Dieu et sur la chasteté, sur la foi au Christ et sur la prière. Rien ne pouvait l'arracher de ce lieu; elle y restait comme enchaînée par les liens de la foi, dans les ravissements d'une joie ineffable. Elle n'avait plus qu'un désir : ayant remarqué qu'un grand nombre de femmes et de vierges étaient admises en présence de Paul, elle aurait souhaité vivement elle-même l'honneur d'être présentée à lui, de le voir et de l'entendre parler du Christ ; car elle n'avait point encore vu les traits du visage de Paul; de la fenêtre, elle entendait seulement sa voix.
Théoclia, voyant que rien ne pouvait détacher sa tille d'un . lieu qui avait pour elle tant d'attrait, fait mander Thamyris. Celui-ci, joyeux, s'empresse d'arriver, croyant que sa fiancée allait enfin lui être accordée pour épouse. Il dit aussitôt à Théoclia : « Où donc est ma chère Thécla? » Et Théoclia répondit : « J'ai une étrange nouvelle à t'apprendre, Thamyris ; voilà trois jours qu'elle n'a quitté cette fenêtre, pas même pour manger ou pour boire. Fascinée par de beaux discours, elle demeure suspendue aux lèvres d'un étranger qui sème mille discours trompeurs ; et je ne comprends pas, Thamyris, comment la pudeur d'une vierge a pu si tristement s'égarer. Cet étranger trouble toute la ville d'Iconium, et ta chère Thécla n'a pas résisté. Les femmes et les jeunes gens courent en foule auprès de lui, pour se faire instruire. Il dit qu'il n'y a qu'un
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seul et unique Dieu que l'on doit craindre, et qu'il faut vivre chaste Et Thécla, ma fille, semblable à la toile d'araignée fixée à une fenêtre, est enchaînée aux discours de Paul par le plus étrange amour (1). Tout entière à ce que débite cet étranger, la pauvre jeune tille est perdue. Mais va toi-même, parle-lui; car elle est ta fiancée. »
Thamyris se hâte; et avec un sentiment d'amour mêlé à la crainte religieuse que lui inspira l'extase de la jeune fille, il lui dit : Thécla, ma fiancée, que fais-tu là, les yeux ainsi fixés à terre? de quelle stupeur étrange es-tu frappée? Tourne toi vers Thamyris, et rougis de ta faiblesse. » La mère, arrivée sur ces entrefaites, lui disait à son tour : « Mon enfant, pourquoi demeures-tu les yeux ainsi baissés, sans répondre? Tu sembles frappée de stupeur? »; Et tous pleuraient amèrement, Thamyris l'épouse qu'il perdait. Théoclia sa fille, et les servantes leur maîtresse. Leurs cris de douleur avaient jeté un grand trouble dans la maison. Thécla, qui en était l'objet, ne fit pas un mouvement; elle n'était attentive qu'au discours de Paul. Thamyris alors, violemment agité, s'éloigna d'elle, et, se tenant dans la rue, il observait ceux qui entraient dans la maison où était Paul et ceux qui sortaient, quand tout à coup il vit deux hommes qui se disputaient avec fureur. Il leur dit : « Hommes, qu'avez-vous, dites-moi? Et quel est ce personnage qui est ici avec vous dans cette maison, où il égare les âmes des hommes, des jeunes gens et des vierges, les éloignant du mariage et leur conseillant de demeurer tous dans l'état où ils
sont? Je vous récompenserai, si vous me le faites connaître ; je suis le premier magistrat de la cité. » Démas et Hermogène lui répondirent : « Ce qu'il est, nous ne saurions le dire exactement ; mais nous savons qu'il éloigne les jeunes gens des femmes, les jeunes filles des hommes, en disant : Il n'y aura pas pour vous de résurrection glorieuse, si vous ne demeurez chastes et ne gardez votre chair de toute souillure. »
1. Arm. ajoute quelques phrases : and has given herself up to longing and to disastrous works of destruction ; and the nevers raises her eyes from the window nor forsekes it, nor does she eat or drink, but the virgin ist quite absorbed.
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Thamyris leur dit : « Venez chez moi ; vous vous y reposerez. » ils le suivirent. On leur servit un splendide repas. Thamyris les fit asseoir et les fit boire, car il aimait Thécla et voulait l'avoir pour épouse. Il leur dit enfin : « Dites-moi quelle est la doctrine de ce personnage : je veux la connaître ; car je soutire cruellement au sujet de Thécla, qui aime cet étranger et qui m'est enlevée. »
Démas et Hermogène répondirent ensemble : « Thamyris, fais-le comparaître devant le gouverneur Castellius, comme excitant des troubles avec la nouvelle doctrine des chrétiens; et, d'après le décret de César, il le fera périr; toi, tu retrouveras ta fiancée ; et nous, nous enseignerons que la résurrection dont parlait ce discoureur est déjà venue, qu'elle s'est accomplie d'abord par la naissance de nos enfants en qui nous revivons, et qu'ensuite nous sommes nous-mêmes ressuscités en apprenant à connaître Dieu (1). » Thamyris se leva sur-le-champ et se rendit à la maison d'Onésiphore : des magistrats, un geôlier et une foule nombreuse armée de blutons l'accompagnaient. Là il dit à Paul : « Tu as jeté la confusion et le trouble dans Iconium et perverti Thécla ma fiancée ; suis-nous devant le gouverneur Castellius. » La foule s'écria : « A mort le magicien! il pervertit nos feuilles, il séduit tout le monde (2). »
On arriva devant le tribunal. Thamyris debout déposa ainsi : « Proconsul, je ne sais d'où est cet homme qui empêche les jeunes filles de se marier : somme-le de te dire pourquoi il enseigne une pareille doctrine. » De leur côté, Dénias et Hermogène disaient à Thamyris : « Dénonce-le comme chrétien, et il le fera sur-le-champ mettre à mort. » Mais le gouverneur lit approcher Paul et lui dit : « Qui es-tu ? quelle est ta doctrine? Les accusations contre toi sont graves. » Paul
1. Arm.: « Thou Thamyris, go and inform the judge about him, and thou shalt say thus : This man teaches a new and outlandish doctrine in the name of Christ, aud forthwith when he hears it, it (or he) destroys him. but thou shalt take thy wife, and we teach tee the resurrection of the dead which he teaches. »
2. Arm. « And all the armed men took charge of Paul. »
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répondit d'une voix haute : «Puisque je dois répondre sur ma doctrine, écoute-moi : Le Dieu jaloux, le Dieu des vengeances, le Dieu puissant et riche qui n'a besoin de personne, niais qui a soif du salut des hommes, m'a envoyé vers eux pour les arracher au vice, à la corruption, aux voluptés et à la mort, afin qu'ils ne pèchent plus. Ce Dieu leur a donné son Fils, Jésus-Christ; et c'est ce Fils de Dieu dont j'annonce l'Evangile et en qui j'apprends aux hommes à placer toute leur espérance; car lui seul a compati aux malheurs du monde qui s'égarait, il a donné à tous le moyen d'échapper au jugement et d'avoir la foi, et avec elle la crainte de Dieu, la connaissance de la sainteté et l'amour de la vérité. Suis-je coupable d'enseigner des vérités révélées de Dieu? e Le gouverneur ordonna qu'on enchaînât Paul et qu'on le mit en prison, jusqu'à ce qu'il eût le temps de l'écouter plus à loisir. Mais Thécla, se levant pendant la nuit, et détachant ses pendants d'oreilles, les donna au portier de sa maison qui lui ouvrit et la laissa sortir ; puis elle se rendit à la prison, donna au geôlier un miroir d'argent, et fut introduite auprès de Paul. Là, se tenant à ses pieds, elle écoutait les merveilles de Dieu; et comme Paul ne craignait pas la souffrance et se montrait plein de confiance dans le secours de son Dieu, la foi de Thécla se fortifiait encore, et elle baisait les chaînes du prisonnier.
Cependant on la cherchait ; ses parents et Thamyris, la croyant perdue, envoyaient sur toutes les routes, quand un des serviteurs du portier leur apprit qu'elle était sortie pendant la nuit (1). Le portier, interrogé à son tour, dit qu'elle était allée trouver l'étranger dans la prison. lis s'y rendirent et l'y trouvèrent. Ils se retirèrent aussitôt, rassemblèrent la multitude et allèrent dénoncer au gouverneur ce qui était arrivé. Le gouverneur se fit amener Paul à son tribunal ; et Thécla,
1. Arm. « But there came a comrade of the door-keeper's, who gave information about him and said : « I saw Tbekla give her bracelet to the doorkeeper and pass hy. » And when they tortured the door-keeper, he avowed, it under compulsion, and said : « Yes, she came and said, I am going to the stranger who is bound in the prison. »
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restée seule, se prosterna avec respect à l'endroit où Paul avait été assis pendant qu'il lui parlait. Mais le gouverneur la fit aussi comparaître: elle, joyeuse et se félicitant de son bonheur, s'empressa de venir.
Paul s'y trouvait déjà, et la foule criait : « C'est un magicien ; enlevez-le. » Le gouverneur au contraire écoutait avec plaisir Paul raconter les oeuvres saintes du Christ ; puis, ayant pris conseil, il fit approcher Thécla, et lui dit : « Pourquoi n'épouses-tu pas Thamyris, selon la loi d'lconium ? » Elle se tenait debout, immobile, les yeux attachés sur Paul. Enfin, comme elle ne répondait pas, Théoclia, sa mère, s'écria hors d'elle-même : « La malheureuse, elle viole les lois, elle outrage son fiancé ; brûle-la au milieu du cirque, afin que toutes les femmes déjà séduites par cet étranger apprennent à craindre. » Le gouverneur, péniblement ému de cette scène, fit flageller Paul et le chassa de la ville, Thécla fut condamnée au bûcher. Aussitôt le gouverneur, se levant de son tribunal, se rendit au théâtre ; et toute la foule le suivit, pour être témoin du cruel spectacle. Thécla, comme l'agneau qui, égaré au mi-lieu du désert, cherche son pasteur, cherchait Paul des yeux ; ses regards parcouraient la foule avec inquiétude, enfin elle vit le Seigneur Jésus ; il était assis et avait pris les traits de Paul. Elle se dit à elle-même : « Parce qu'il craint que ma patience ne soit ébranlée, Paul vient pour me voir souffrir. » Elle voulut fixer sur lui ses regards; mais lui tout à coup s'éleva au ciel, pendant qu'elle le contemplait.
Cependant les enfants et les jeunes filles apportaient du bois pour brûler Thécla. On fit entrer dans le cirque la vierge dépouillée de ses vêtements. Le gouverneur, en la voyant, laissa échapper des larmes; il était saisi d'admiration et de pitié, à l'éclat de sa beauté céleste. Quand tout fut prêt, le peuple réclama qu'elle montât sur le bûcher. La vierge fit le signe de la croix et monta. Les licteurs allumèrent le feu, et bientôt les torrents de la flamme eurent envahi tout le vaste bûcher; mais ils ne touchèrent point le corps de Thécla. Dieu eut pitié de sa servante. Tout à coup l'on entendit un sourd grondement prolonger ses échos dans les profondeurs de la terre ; en même temps un gros nuage chargé de grêle et d'eau obscurcit l'air, il s'abattit tout entier, et l'on put croire que la voûte
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du firmament allait écraser la terre. Beaucoup de gens périrent, le bûcher s'éteignit, et Thécla fut sauvée.
Pendant ce temps-là, Paul, Onésiphore, sa femme et ses enfants jeûnaient; ils se tenaient cachés dans un monument, sur la route qui conduit d'Iconium à Daphné. Or, il y avait déjà plusieurs jours qu'ils persévéraient ainsi dans le jeûne, quand les enfants dirent à Paul : « Père, nous avons faim, et nous n'avons point de quoi nous acheter des pains. » C'est qu'en effet Onésiphore avait abandonné tous les biens de ce monde, pour s'attacher à Paul, lui et toute sa famille. Paul se dépouilla de sa tunique et dit à l'enfant : « Va, mon fils ; achète plusieurs pains et apporte-les. Mais l'enfant, en achetant les pains, reconnut sur le chemin Thécla sa voisine. Frappé d'étonnement, il lui dit : « Où vas-tu, Thécla? » Elle répondit : « Depuis que j'ai été sauvée des flammes, je cherche Paul. » L'enfant lui dit : « Viens, je vais te conduire près de lui ; depuis six jours il pleure sur toi, il prie et jeûne. »
Lorsque la vierge arriva au monument, Paul priait à genoux : « Père saint, disait-il, Seigneur Jésus-Christ, que le feu ne touche point Thécla ; daignez au contraire l'assister ; car elle est votre servante. » Mais en ce moment Thécla, debout derrière lui, reprit : « Tout-puissant Maître et Seigneur, vous qui avez fait le ciel et la terre, vous le Père de votre Fils saint et bien-aimé, je vous bénis de m'avoir sauvée des flammes, et de me permettre de voir encore Paul. » Paul, se relevant, vit la vierge et dit: « O Dieu qui sondez les coeurs, Père de Jésus-Christ mon Seigneur, je vous rends grâces ; vous avez exaucé ma demande. »
Alors on fit dans l'intérieur du monument les agapes ; Paul se réjouissait ; Onésiphore et tous les autres partageaient sa joie. Ils avaient cinq pains, des légumes et de l'eau ; et, pour entretenir leur félicité, le récit des oeuvres saintes du Christ. Thécla dit à Paul: « Père, réjouis-toi ; je te suivrai partout où tu iras (1). » Paul lui répondit : «Notre siècle est livré aux honteuses passions et tu es belle. Si une épreuve plus violente que la première venait à te surprendre, puisses-tu, ma fille, ne point
1. Arm. « I will cut short my hair and... » etc.
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te montrer timide, mais souffrir avec courage! » Et Thécla reprit : « Donne-moi le sceau du Christ, c'est la seule arme que je désire ; et la tentation n'aura pas de prise sur moi.
Et Paul lui dit : « Aie patience, Thécla, tu recevras le don du Christ.
Paul renvoya dans sa maison Onésiphore avec toute sa famille, et prenant avec lui Thécla (1), il se rendit à Antioche. A peine étaient-ils arrivés dans cette ville qu'un certain Alexandre, Syrien de nation et l'un des principaux magistrats d'Antioche, où il s'était fait un nom par les sages mesures de son administration, vit par hasard Thécla et conçut pour elle une passion violente. Il cherchait à gagner Paul par son or et ses riches présents. Mais Paul lui dit : « Je n'ai aucun droit sur cette femme dont tu me parles ; elle n'est pas à moi. »
Or, un jour, Alexandre, au milieu d'une place publique, osa la saisir dans ses bras et lui donner un baiser. Thécla résistait à cette violence, elle appelait Paul, et d'une voix épouvantée elle jetait de grands cris, et disait : «Ne fais pas violence à une étrangère, respecte la servante de Dieu. Ma famille occupe les premiers rangs dans Iconium, et j'ai refusé la main de Thamyris ; c'est pour cela que j'ai été chassée de ma ville. » En même temps, saisissant Alexandre, elle déchira sa chlamyde, lui enleva la couronne qu'il avait sur la tête (2), et resta, aux yeux de toute la foule, victorieuse de son impudent agresseur. Alexandre, blessé dans son amour et tout honteux d'ailleurs de ce qui venait d'arriver, la conduisit au préfet. Elle avoua tout et fut condamnée aux bêtes (3). Mais les femmes qui avaient été témoins de la scène, touchées de compassion et se regardant comme frappées par cette sentence, criaient hautement à l'injustice Thécla, qui n'avait d'autre inquiétude que de conserver sa vertu, demanda au préfet que son honneur fût
1. Arm. « By the band. »
2. Ton stephanon, corona ; arm. the golden Crown of the figure of Caesar.
3. Alexander himself it was, who was giving the show of wild beasts to thecity.
4. L'arménien donne ici les phrases mêmes du dialogue.
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mis à l'abri jusqu'au jour où elle serait livrée aux bêtes. Le préfet cherchait que qu'un qui voulut la prendre chez lui ; ce fut alors qu'une riche veuve, nommée Triphéna, et dont la fille Falconilla venait de mourir, demanda la garde de Thécla, qui lui fut remise. Triphéna l'accueillit comme sa fille.
Cependant arriva le jour où Thécla devait être exposée aux bêtes. Triphéna ne voulait point la quitter ; elle l'accompagna jusqu'à son entrée dans l'amphithéâtre. A peine la vierge fut-elle introduite, qu'on lâcha contre elle une lionne furieuse ; mais la lionne, oubliant sa fureur, la caressa doucement de sa . langue et lui lécha les pieds respectueusement. Or, la tablette où l'on inscrit le motif de la sentence portait ce seul mot : Sacrilège (1). Les femmes, que ce terme indignait, et dont le miracle de la lionne redoublait les colères, crièrent en prenant Dieu à témoin : «L'injustice, ô Dieu, préside aux jugements de notre cité. » Il fallut faire rentrer les bêtes et clore le spectacle. Triphéna reprit la vierge et la ramena dans sa maison.
La nuit suivante, sa fille morte lui apparut en songe et lui dit : « Mère, que Thécla, servante du Christ, tienne ma place auprès de toi : elle peut par ses prières m'ouvrir le séjour des justes. » Triphéna, à son réveil, s'approcha de Thécla et lui dit en pleurant : « Ma fille, prie ton Dieu pour que Falconilla soit admise au séjour de la vie éternelle ; je l'ai vue cette nuit ; elle veut être appelée ta sur et te demande le secours de ta prière. » Thécla leva aussitôt les mains au ciel : « O Dieu, dit-elle, Fils du Dieu qui ne saurait tromper, accomplis sur Triphéna ta volonté sainte, et donne à sa fille de jouir auprès de toi de l'éternelle vie. » Cette prière rendait Triphéna bien heureuse ; mais plus sa joie était grande, plus son affliction l'était aussi à la pensée que Thécla devait une seconde fois être jetée aux bêtes.
Dès le matin, en effet, Alexandre vint à la maison de Triphéna pour emmener Thécla. « Le préfet est à son tribunal, disait-il, et le peuple attend. » Alors Triphéna, avec cette fermeté que la douleur inspire : « Ainsi, dit-elle, tu fais entrer
1. L'arménien donne une glose, au lieu du texte même.
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une seconde fois le deuil dans cette maison. Et moi, veuve malheureuse, privée de mon époux et de ma fille, je n'ai plus aucun secours pour repousser tes violences. Dieu de Thécla, sois son appui, car Thécla est aussi ma fille. Alexandre s'éloigna, il semblait terrifié. Le préfet, averti, donna l'ordre à ses soldats d'aller prendre la vierge. Triphéna voulut la suivre; elle lui prit la main et sortit avec elle. « Déjà, disait-elle, j'ai accompagné ma Falconilla jusqu'à son tombeau, et aujourd'hui c'est toi, ma chère Thécla, ma tille, que je conduis aux bêtes qui vont te dévorer. » La martyre, en entendant ces plaintes, versa des larmes, et d'une voix étouffée par. les sanglots : « Mon Seigneur et mon Roi, décria-t-elle, l'objet de ma foi et mon unique refuge, déjà vous m'avez arrachée aux flammes ; daignez accorder à Triphéna une récompense digne de la pieuse passion qu'elle a montrée pour votre servante : c'est elle qui a sauvé mon honneur. »
Cependant le tumulte était grand dans le peuple, qui s'agitait et poussait des cris confus. Parmi les femmes qui étaient accourues à l'amphithéâtre, les unes disaient : « Qu'on entrer cette femme sacrilège. » Mais les autres criaient : « C'est une atrocité, c'est de la tyrannie ! Tant d'iniquités pèseront sur notre ville pour sa ruine. Proconsul, c'est nous toutes qu'il faut frapper. » En même temps Thécla, arrachée des mains de Triphéna, était dépouillée de ses vêtements. Elle se ceignit d'un voile, et fut jetée dans le stade. D'abord on lança des lions et des ours ; mais la lionne, dont la vierge avait déjà apaisé la férocité, courut à elle et se coucha à ses pieds. A cette vue, les femmes jetèrent un cri. Un ours s'approcha; la lionne s'élança sur lui et le déchira. Un lion vint à son tour ; il appartenait à Alexandre, qui l'avait accoutumé à se nourrir de chair humaine. La lionne le saisit et combattit longtemps contre lui, jusqu'à ce qu'enfin tous cieux expirèrent dans la lutte. Les femmes pleurèrent la lionne, car Thécla avait perdu son défenseur. On lâcha ensuite un grand nombre de bêtes sauvages; et Thécla restait debout, immobile au milieu du cirque. Les mains élevées vers le ciel, elle priait; et les bêtes semblaient respecter sa prière. Quand elle eut fini, elle se retourna, vit un large bassin plein d'eau : « Il est temps que je me purifie », dit-elle. Et elle se jeta d'elle-même dans le bassin, en disant :
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« Jésus-Christ, mon Seigneur, en votre nom, je suis baptisée à mon dernier joie. » Les femmes et tout le peuple lui criaient : « Ne te jette pas dans cette eau. » Le proconsul lui-même ne put retenir ses larmes, en voyant tant de grâce et de beauté jetées en pâture à la dent des phoques.
Mais à peine Thécla s'était élancée au nom du Seigneur Jésus-Christ qu'un éclair avait brillé, et foudroyé les phoques, dont on vit aussitôt les cadavres flotter sur le bassin, en même temps qu'un nuage de feu, enveloppant la vierge, la défendait contre les bêtes et la voilait à tous les regards. Cependant d'autres monstres plus féroces encore furent lâchés contre elle ; les femmes, effrayées, poussant un cri de terreur, jetèrent de dessus les gradins dans l'arène une quantité de parfums qu'elles portaient sur elles. L'odeur enivrante de ces aromates saisit les bêtes et les endormit, en sorte qu'aucune d'elles ne toucha à la vierge. Alexandre dit alors au préfet : « J'ai des taureaux furieux ; qu'on attache cette femme pour qu'ils la traînent et la déchirent. » Le préfet lui répondit avec tristesse : « Fais ce que tu voudras. » Ils attachèrent donc les deux pieds de Thécla chacun à un taureau ; et pour animer ces bêtes, on leur appliqua sur les flancs des fers rougis au feu, afin que, s'écartant avec violence, elles missent en pièces leur victime. Les taureaux, animés par la souffrance, s'élancèrent en poussant des mugissements affreux; mais les liens se brisèrent, et Thécla resta libre au milieu du stade.
Cependant Triphéna, brisée par ces scènes cruelles, venait d'expirer, et sa mort occupait toute la ville. Alexandre lui-même, effrayé, s'adressa au préfet, et lui dit : « Je t'en conjure en mon nom et au nom de la ville, aie pitié de nous tous, et délivre cette femme, qui triomphe même des bêtes sauvages, de peur que la ville ne périsse, et toi et moi avec elle ; car si ces choses parviennent aux oreilles de César, il détruira la ville. Triphéna, qui vient de mourir sur les bancs du théâtre, est une princesse de son sang. » Le préfet fit donc approcher Thécla, et lui dit : « Qui es-tu? et qu'y a-t-il en toi, pour qu'aucune des bêtes sauvages ne t'ait touchée? » Thécla répondit : « Je suis la servante du Dieu vivant. Il n'y a en moi autre chose que la foi au Fils de Dieu, le Seigneur Jésus-Christ, en qui le Père a mis toutes ses complaisances. C'est par
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lui que j'ai été préservée des bêtes ; car lui seul est la voie du salut éternel, et le fondement de nos espérances à l'immortelle vie ; dans la tempête, il est le port; dans la tribulation, le repos; l'espérance et le refuge dans le désespoir; en un mot, celui qui ne croit point en lui ne vivra pas; il demeurera dans la mort durant des siècles sans fin. »
Après cette réponse, le préfet lui fit apporter des vêtements, et Thécla lui dit : « Que le Dieu qui a couvert ma nudité, quand j'étais au milieu des bêtes, te revête de son salut, au jour de son jugement. » Elle se couvrit donc de ces vêtements. Le préfet fit publier aussitôt le décret suivant : « Je vous accorde la liberté de Thécla, la servante du Christ. » Les femmes applaudirent, en jetant un grand cri ; et, tout d'une voix, elles rendirent gloire à Dieu, en disant : « Il n'y a qu'un Dieu, le Dieu de Thécla , non, il n'y a qu'un Dieu, le Dieu qui a sauvé Thécla. » Toute la ville s'ébranlait dans son enthousiasme, lorsque tout à coup, au milieu de ces joyeuses acclamations, Triphéna elle-même est rappelée à la vie ; elle se mêle à la foule et court se jeter dans les bras de Thécla. « Maintenant, lui dit-elle, je crois à la résurrection des morts ; je crois que ma fille est vivante ! Viens, Thécla, tu es aussi ma fille ; viens dans ma demeure ; je veux aujourd'hui te donner tous mes Mens. » La vierge suivit en effet Triphéna et se re-posa chez elle plusieurs jours. Pendant ce temps, elle lui enseigna la doctrine du Seigneur ; Triphéna crut, et avec elle la plupart de ses femmes ; et la joie fut grande dans toute la maison.
Cependant Thécla désirait revoir Paul, et elle le faisait chercher partout. Enfin on lui annonça qu'il était à Myra, en Lycie ; elle prit avec elle des jeunes filles et quelques jeunes gens, se mit une ceinture autour des reins, donna à sa tunique la forme d'un vêtement d'homme, et partit pour la ville de Myra. Elle y trouva en effet Paul annonçant la parole de Dieu, et se présenta à lui avec tous ceux qui l'avaient accompagnée.
Paul fut saisi d'étonnement en la voyant, elle et cette troupe nombreuse ; il craignit que ce ne fût encore une nouvelle épreuve. Thécla, qui s'en aperçut, lui dit : « Paul, j'ai reçu le bain sacré ; car celui qui a opéré avec toi dans la prédication.
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de l'Evangile a coopéré de même avec moi pour ma régénération dans le baptême. » Alors Paul la prenant avec lui, la conduisit dans la maison d'Hermès. Là, elle raconta à l'Apôtre tout ce qui lui était arrivé à Antioche. A. ce récit, Paul fut dans l'admiration, et les autres qui l'entendaient sentaient leur foi s'affermir ; tous faisaient des voeux pour Triphéna. Ensuite Thécla, se levant, dit à Paul : « Je vais à Iconium »; et Paul lui dit : « Va, et enseigne la parole de Dieu. » Avant de partir, elle laissa une grande quantité d'or et de vêtements que Triphéna envoyait à Paul pour assister les pauvres.
Thécla vint donc à Iconium et se rendit aussitôt à la maison d'Onésiphore. En y entrant, elle se prosterna longtemps, Paul était assis, lorsqu'il enseignait; elle y pria longtemps en versant d'abondantes larmes. Dans sa reconnaissance, elle publiait la bonté de Dieu sur elle et disait : « Seigneur, Dieu de cette maison, où votre lumière, pour la première fois, a éclairé mon âme; Jésus, Fils du Dieu vivant, vous avez été mon protecteur contre les magistrats, mon protecteur sur le bûcher, mon protecteur au milieu des bêtes sauvages; car c'est vous qui êtes le seul Dieu, dans les siècles des siècles. Amen (1). »
Thamyris était mort ; mais Théoclia vivait encore. Thécla la fit venir auprès d'elle, et lui dit : « Théoclia, ma mère, veux-tu croire au Seigneur, le Dieu vivant qui habite dans les cieux? Si tu désires des richesses, il t'en donnera par mes mains; et si tu lui redemandes ta fille, ma mère, me voilà près de toi. »Ainsi parlait Thécla, et elle cherchait en toutes manières à l'amener à la foi. Mais Théoclia refusa de croire aux discours de la bienheureuse martyre. Alors Thécla, voyant qu'elle ne pouvait rien, se marqua du signe de la croix et sortit. Elle vint à Daphné, entra dans le monument où elle le avait retrouvé Paul avec Onésiphore, et, se prosternantla face contre terre, elle pleura devant Dieu. Puis elle se rendit à Séleucie, et c'est là qu'elle s'est endormie en paix dans le Seigneur, après avoir éclairé des lumières de la parole sainte un grand nombre des habitants de la ville.
1. L'arménien contient quelques phrases de plus.
Cette pièce célèbre ne peut dater, dans sa forme actuelle, d'une époque antérieure au IVe siècle. On ne saurait entrer ici dans la discussion de cet écrit, que l'on donne sans rien préjuger de sa valeur historique.
TISCHENDORFF. Acta apost. apocr. (1851), p. 105 et suiv. BONNET, Martyrium Andreae (1894), XIII, p. 353, ap. Anal. Boll.
Ce que nous avons vu de nos yeux, nous tous prêtres et diacres des Eglises d'Achaïe, nous l'avons écrit à toutes les Eglises établies à l'Orient et à l'Occident, au Septentrion et au Midi. Paix à vous et à tous ceux qui croient en un seul Dieu, parfait en trinité, vrai Père qui engendre, vrai Fils qui est engendré, vrai Esprit-Saint procédant du Père et résidant dans le Fils ; afin qu'il soit connu que l'Esprit-Saint est dans le Père, et que le Fils engendré est une même substance que celui qui l'a engendré. Nous avons reçu cette règle de foi de l'apôtre de Jésus-Christ, saint André, dont nous avons contemplé le martyre que nous vous racontons.
Le gouverneur Egée, étant entré dans la cité de Patras, fit d'abord saisir ceux qui avaient foi dans le Christ, et les voulut contraindre de sacrifier aux idoles.
André lui dit : Toi qui es juge des hommes, tu aurais dû connaître ton juge qui est dans le ciel, l'adorer après l'avoir connu, et en adorant le vrai Dieu, renoncer à ceux qui ne sont pas des dieux.
Egée répondit : Es-tu cet André qui veut ruiner les temples des dieux, et qui, par tes séductions, entraînes les hommes à cette honteuse superstition que récemment les princes de Rome ont prescrit d'anéantir ?
André : Les princes de Rome n'ont pas encore connu la vérité ; ils ignorent que le Fils de Dieu, venu pour le salut des hommes, a enseigné que ces idoles non seulement ne sont pas des dieux, mais des démons funestes, ennemis du genre humain, qui apprennent aux hommes des actions dont la malice provoque la colère de Dieu, afin qu'étant offensé, il se détourne d'eux et ne les exauce plus, et que, semblables à des esclaves, ils soient retenus captifs par le diable, qui se joue d'eux jusqu'à ce que, sortant du corps dans un état de damnation et de nudité, ils n'aient plus rien avec eux que le pesant fardeau de leurs péchés.
Egée : Paroles oiseuses, et votre Christ, qui enseignait de la sorte, a été attaché à la croix par les Juifs.
André : Oh! si tu voulais connaître ce mystère de la croix, et comment le Créateur du genre humain, dans son désir très ardent de nous réconcilier à Dieu, sans y être contraint volontairement, a accepté de lui-même ce supplice !
Egée : Celui qui, dit-on, a été livré par son disciple, garrotté par les Juifs, amené devant le gouverneur, qui sur leur de-mande le livra à ses soldats pour être crucifié, aurait-il subi volontairement le supplice de la croix ?
André : Moi qui ai toujours été avec lui, j'affirme qu'il a souffert de son plein gré ; car longtemps avant d'être trahi par, son disciple et crucifié, il nous prédit qu'il ressusciterait ares trois jours; et Pierre, mon frère, lui ayant dit : « Épargnez-vous vous-même, Seigneur; que ce malheur ne vous arrive pas! » il s'indigna contre lui : « Arrière ! fils de Satan, lui dit-il, tu ne sais pas goûter les pensées de Dieu. » Et comment eût-il pu nous affirmer ainsi sa mort future, s'il eût enduré sa passion malgré lui ? Il ne nous eût pas dit : « J'ai le pouvoir de donner ma vie, j'ai aussi le pouvoir de la reprendre. » Enfin, comme il prenait avec nous son repas, il dit aussi : « Un d'entre vous me trahira. » Cette parole nous ayant tous contristés, il nous dit encore : « Celui avec qui je mets la main dans le plat, c'est celui-là même qui me trahira. » Puisqu'il connaissait comme passées les choses futures, c'est donc volontairement qu'il a été livré. En effet, il n'évita pas même le traître, et demeura dans le lieu où il savait que celui-ci devait venir.
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J'admire qu'un homme aussi sage que tu nous le représentes ait été, de gré ou de force, comme tu le reconnais, attaché à une croix.
C'est en effet, je te l'ai dit, le grand mystère de la croix que je t'expliquerais si tu voulais l'entendre.
Ce n'est pas un mystère, mais un supplice.
Si tu m'écoutes un instant, tu verras que par ce supplice a été accomplie la régénération du genre humain.
J'écoute ; mais toi, si tu ne m'obéis pas à temps, tu pour-rais bien éprouver en ta personne ce mystère de la croix.
Si je redoutais le supplice de la croix, je ne prêcherais pas la gloire de la croix.
Ton galimatias présage pour toi le châtiment de la croix ; c'est ta malice qui te fait mépriser la mort.
Ce n'est pas la malice, mais la foi ; la mort des justes est précieuse, mais la mort des pécheurs est très funeste; aussi voudrais-je te faire entendre le mystère de la croix, afin que mieux instruit que tu ne l'es, et fidèle, tu puisses sauver ton âme.
Mon âme est-elle donc morte, pour que je doive essayer de la sauver par je ne sais quelle foi ?
Voici ce que je désire très vivement t'apprendre. Après t'avoir enseigné la perte de la justice originelle dans les àmes, je te manifesterai la restauration de cette justice par le mystère de la croix. Le premier homme a introduit la mort par le bois de la prévarication : il fallait que la mort fût chassée par le bois de la passion. Et de même que le premier homme fut formé d'une terre sans souillure, ainsi devait naître d'une vierge immaculée l'homme parfait, par lequel le Fils de Dieu, qui, dans le principe, avait créé l'homme, réparât la vie éternelle que les hommes avaient perdue par Adam. Afin d'anéantir par le bois de la croix le bois de la convoitise, il étendit sur la croix ses mains pures qui devaient réparer le crime de nos mains rebelles ; au lieu de la nourriture délicieuse que l'homme avait convoitée, il reçut un breuvage de fiel, et prenant sur lui notre mort, il nous fit don de son immortalité.
Bon pour ceux qui croient en toi, mais si tu ne m'obéis pas, si tu n'offres pas un sacrifice aux dieux tout-puissants,
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après t'avoir fait flageller, je te ferai attacher à cette croix que tu célèbres.
Chaque jour j'offre au Dieu tout-puissant un sacrifice vivant, non la fumée de l'encens, non le sang des boucs, non la chair des taureaux qui mugissent ; mais j'offre à Dieu sur l'autel de la croix l'Agneau sans tache dont la chair sert de nourriture, et dont le sang sert de breuvage au peuple qui a foi dans le Christ ; et cependant, après son immolation, cet Agneau demeure entier et vivant.
Comment cela peut-il se faire?
Si tu veux apprendre comment cela peut se faire, fais-toi disciple, et tu connaîtras ce que tu cherches.
Les tourments, malgré toi, sauront m'en instruire.
Je suis surpris qu'un homme grave comme loi déraisonne au point de croire que les tourments pourront te révéler le divin sacrifice. Tu as entendu le mystère de ce sacrifice; si tu veux croire que le Christ, Fils de Dieu, qui a été crucifié par les Juifs, est vrai Dieu, je t'expliquerai comment vit cet agneau qui, même après avoir été immolé, demeure entier et sans tache, dans son royaume.
Comment l'agneau demeurera-t-il dans son royaume, si, comme tu l'affirmes, il a été mis à mort et mangé par tout le peuple ?
Si tu veux croire de tout ton coeur, tu pourras l'apprendre; mais si tu ne crois pas, tu n'arriveras jamais à la parfaite vérité.
Alors Egée irrité ordonna qu'il fût gardé en prison. Pendant 'qu'il y était enfermé et seul, une multitude de gens de toute la contrée vinrent vers lui, comme s'ils voulaient faire périr Egée et délivrer l'apôtre de la prison. Le bienheureux André leur dit : Ne troublez pas cette paix douce et tranquille qui plaît tant à Notre-Seigneur Jésus-Christ, et n'excitez pas des troubles qu'aime le démon ; car le Seigneur, lorsqu'il fut livré, supporta patiemment toutes choses ; il ne résista pas, il ne cria pas, personne n'entendit sa voix sur les places publiques. Tenez-vous donc en silence, gardez la paix et le repos, et n'empêchez pas mon martyre ; mais plutôt préparez-vous vous-mêmes, comme des athlètes du Seigneur, à vaincre les menaces, avec un coeur intrépide, et à surmonter les tourments
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par la fermeté de vos corps. S'il est une crainte capable d'émouvoir, que celle-là vous effraie plutôt, qui a pour objet un mal sans fin; Car la crainte que peuvent inspirer les hommes est comme une fumée qui s'élève tout à coup, et tout aussitôt s'évanouit. Si une douleur est redoutable, c'est celle qui commence pour ne jamais finir. En ce monde la douleur, quand elle est légère, peut aisément se supporter; si elle est excessive, elle donne promptement la mort ; mais celle qu'il faut craindre est éternelle : là se trouvent les pleurs sans fin, stupeur profonde, les hurlements et un jugement sans terme. C'est cette douleur que le gouverneur Egée ne craint pas d'affronter. Quant à vous, employez ces souffrances d'un moment à conquérir les joies éternelles, où toujours vous serez dans l'allégresse, toujours vous fleurirez, toujours vous régnerez avec le Christ.
Pendant toute la nuit, le bienheureux André encourageait ainsi le peuple; mais, dès l'aube, Egée se le fit amener, et, assis sur son tribunal, il dit à l'apôtre : Je pense que les réflexions de la nuit auront chassé cette folie de ton esprit, et que tu ne te plais plus à prêcher ton Christ, afin de pouvoir longtemps jouir avec nous des délices de cette vie ; car c'est pour le moins une folie de vouloir subir le supplice de la croix, et de se vouer soi-même aux cruelles flammes du bûcher.
Il est des délices que je puis goûter avec toi, si tu veux croire au Christ et abandonner le culte des idoles. C'est le Christ qui m'a envoyé dans cette contrée, où j'ai acquis au Seigneur un peuple nombreux.
C'est pour cela même que je te force à sacrifier ; je veux que la foule que tu as séduite, abandonnant ta folle doctrine offre des sacrifices aux dieux; car il n'est pas une ville en Achaïe où le culte des dieux ne soit odieux et par conséquent complètement renversé. Fais donc en sorte que les dieux qui sont irrités contre toi s'apaisent, et que tu puisses demeurer dans notre amitié ; autrement, en réparation de l'honneur des dieux, tu seras torturé, et enfin tu mourras attaché à cette croix que tu glorifies.
Ecoute, fils du diable, paille légère destinée aux brasiers éternels, écoute-moi, moi qui suis le serviteur du Christ : jusqu'à
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ce moment j'ai paisiblement discouru avec toi sur la foi, afin que, devenu défenseur énergique de la vérité et méprisant les idoles, tu adorasses le vrai Dieu ; mais puisque tu demeures dans tes impuretés, et que tu penses m'épouvanter par tes menaces, imagine pour moi les plus atroces supplices; je serai d'autant plus agréable à mon Roi, que ma constance à confesser son nom dans les tourments sera demeurée plus inébranlable.
Alors Egée ordonna qu'on l'étendit et qu'on le battît de verges ; et quand on eut éloigné les soldats qui l'avaient flagellé, André se releva et fut amené devant le gouverneur, qui lui adressa ainsi la parole : Écoute-moi, André, ne laisse pas répandre ton sang ; autrement je te ferai périr sur la croix.
Je suis le serviteur de la croix, et je dols bien plutôt désirer le trophée de la croix que le craindre ; pour toi, des peines éternelles et méritées te sont réservées, si, après avoir éprouvé ma patience, tu ne veux pas même alors croire au Christ. Car je tremble bien plus pour ta fin que pour la mienne. Ce que j'aurai à souffrir peut durer l'espace d'un jour ; mais tes supplices après mille ans seront encore nouveaux ; n'augmente pas ta misère, et n'allume pas pour toi un feu éternel.
Egée ordonna qu'il fût mis en croix, recommandant aux bourreaux qu'il y fût attaché les pieds et les mains liés comme sur le chevalet ; car il craignait que, brisé par la douleur, il ne mourût aussitôt, et voulait au contraire qu'il fût tourmenté par de plus longues angoisses. Pendant que les bourreaux le conduisaient au supplice, il se fit un grand concours de personnes qui criaient « Qu'a fait ce juste, cet ami de Dieu, pour qu'on le mette en croix? » Mais le bienheureux André réprimandait le peuple, le priant de n'être pas un obstacle pour lui, et joyeux il s'avançait continuant toujours sa prédication.
Arrivé au lieu où la croix était préparée, et l'apercevant de loin, il s'écria à haute voix : Salut, ô croix consacrée par le corps du Christ, sur laquelle ses membres ont brillé tomme des perles! Avant que mon Maître eût été attaché à ton bois, tu inspirais une crainte terrestre ; mais maintenant tu n'inspires plus qu'un céleste désir. Tu n'as que des récompenses pour celui qu'on attache à tes bras ; les fidèles savent quelles grâces tu procures, quels dons tu prépares ; tranquille et
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joyeux, je viens à toi, reçois-moi dans l'allégresse et le triomphe, moi le disciple de Celui qui fut attaché sur toi. C'est pour cela que je t'ai toujours aimée, que toujours j'ai désiré t'embrasser. O croix bienheureuse, magnifiquement embellie par les membres du Seigneur ; toi, si ardemment désirée, recherchée par tant de veilles, enlève-moi du milieu des hommes pour me rendre à mon Maître; c'est par toi qu'il m'a racheté, qu'il me reçoive aussi par toi.
Disant ces paroles, il ôtait ses vêtements et les donnait aux bourreaux, qui, s'approchant de lui, l'élevèrent sur la croix, où il fut suspendu avec des cordes. Environ vingt mille hommes étaient réunis alentour; parmi eux était Stratoclès, frère d'Egée, qui s'écriait avec tout le peuple que ce supplice était injuste. Mais le bienheureux André repoussait ces manifestations des fidèles et les exhortait à la patience : « Les tourments, leur disait-il, ne sauraient être comparés à l'abondante compensation de l'éternité. »
Cependant une grande partie du peuple se rendit à la demeure d'Egée; tous criaient et disaient : « Le bienheureux André, cet homme pur, orné de toutes les vertus, qui n'enseignait que les bonnes moeurs, ne doit pas subir un pareil supplice ; qu'on le descende de la croix, car voilà le second jour qu'il y est attaché, prêchant toujours la vérité, sans mourir. » Alors Egée, craignant le peuple, s'engagea à faire détacher l'apôtre de la croix, et il se mit aussitôt en marche. Lorsque le saint l'aperçut, il lui dit : « Egée, pourquoi viens-tu à moi? Si tu te repens et que tu désires croire au Christ, comme je te l'ai promis, la porte de l'indulgence te sera ouverte; mais si tu ne viens que pour me délier, sache que je ne veux pas descendre vivant de cette croix ; car déjà je vois mon Roi, déjà je lui offre mes adorations, déjà je me trouve en sa présence. Jai gémi sur ton malheur, parce qu'une mort éternelle t'est préparée ; cherche donc, infortuné, à fuir le dernier péril pendant que tu le peux encore, dans la crainte que tu ne commences à le vouloir quand tu ne le pourras plus. » Les bourreaux s'approchèrent de la croix, mais ils ne purent exécuter leur dessein ; au moment même André expira, et sur un char de feu, il s'élança vers le Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire soit rendue dans tous les siècles. Amen.
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Quant à Egée, il fut saisi par le diable, eu présence de tout le peuple, et mis en pièces ; son frère Stratoclès s'empara du corps du bienheureux André et l'ensevelit. Une si grande crainte se répandit sur la multitude que tous, sans exception, voulurent croire au Seigneur, qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité.
On célèbre le jour de son martyre la veille des calendes de décembre. Ceci arriva sous le règne de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui soit gloire dans les siècles. Amen.
La pièce connue sous le nom de Martyrium Clementis est un morceau fort étendu qui ne peut avoir été rédigé sous sa forme actuelle avant le IVe siècle, ainsi qu'en témoignent des expressions qui ne sont pas antérieures à cette époque. Cet écrit était fort apprécié au Moyen-Age, que les pires invraisemblances ne rebutaient pas. Le merveilleux qu'on y a semé à profusion n'est que du clinquant. Débarrassée de ces légendes, la pièce se réduit à ceci :
Sous le règne de Trajan, Clément fut, à la suite d'une émeute survenue à Rome, exilé dans la Chersonèse. A son arrivée, le vieux pape trouva deux mille chrétiens condamnés depuis longtemps à extraire du marbre. Ce nombre s'accrut encore à la suite des conversions procurées par Clément ; des églises furent bâties, probablement avec les matériaux des temples abandonnés, des bois sacrés abattus. Une enquête provoquée à propos de ces faits procura le martyre à plusieurs, on épargna la multitude, mais le fonctionnaire délégué à l'enquête s'efforça d'amener Clément à sacrifier. Sur le refus du saint, on lui attacha une ancre au cou et on le jeta à la mer.
« Ce récit n'a en soi rien d'incroyable, observe M. Allard. Si Clément fut réellement condamné, sa condamnation doit, selon toute vraisemblance, avoir eu lieu, comme le veulent les Actes, pendant le règne de Trajan. Sa lettre aux Corinthiens montre qu'il était encore à Rome à la fin de Domitien ; les premiers mots semblent même indiquer qu'au moment où il écrit, la persécution venait de cesser. Nerva ne prononça point de condamnation contre les chrétiens, sous Trajan seul peut donc avoir eu lieu le procès de Clément. Le magistrat qui, d'après les Actes, prononça la sentence d'exil, le praefectus Urbi, est bien celui qui avait à Rome le droit de condamner ad metalla. Ici
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se présente une difficulté. Tillemont, qui rejette entièrement ces Actes, fait observer que jusqu'à Valérien, au moins le Bosphore Cimmérien eut des rois amis, mais non sujets des Romains. Comment donc Clément y aurait-il été relégué, et y aurait-il trouvé d'autres chrétiens déjà condamnés? Le savant critique se trompe. La puissance romaine avait depuis longtemps pris pied dans ces contrées. Elle y exerçait une véritable suzeraineté. La principale cité de la Chersonèse Taurique avait été, par Rome, déclarée ville libre. En 62, le légat de la Mésie inférieure l'avait défendue contre le roi des Scythes. En 66, il y avait dans toutes les régions du Bosphore des garnisons et des flottes romaines. On a trouvé à Cherson l'inscription funéraire d'un soldat de la légion XI Claudia, cantonnée au IIe siècle dans la Mésie inférieure et les pays qui en dépendaient plus ou moins étroitement. La difficulté soulevée par Tillemont disparaît donc ; mais une autre subsiste. Clément, disent les Actes, trouva au lieu de son exil deux mille chrétiens « depuis longtemps » condamnés par sentence juridique et occupés à l'ex-traction du marbre. « Depuis longtemps » s'entendrait difficilement d'une sentence prononcée sous Trajan : Nerva n'en rendit point contre les chrétiens; il faut donc admettre que ces forçats avaient été condamnés pendant la persécution de Domitien. Comment concilier ce fait avec l'assertion si précise de Dion, rapportant que Nerva rappela tous les exilés de Domitien? On peut répondre que cette mesure s'appliqua seulement aux exilés et non à ceux qui avaient été envoyés aux travaux forcés, gens de condition plus humble, dont le labeur pénal profitait à l'Etat, et que l'on oublia volontairement ou involontairement. Ces condamnés ad metalla avaient peut-être été recrutés parmi les cerdones les gens de rien dont Juvénal a mentionné d'un mot la persécution. D'après les Actes, la présence de Clément dans ce lieu d'exil amena un grand nombre de conversions, la destruction des temples, la construction de beaucoup d'églises; les succès évangéliques du pape déporté furent la cause de son martyre et de la mort de nombreux fidèles immolés avant lui. Aucun de ces faits n'est invraisemblable : on a vu par la lettre de Pline avec quelle facilité le christianisme se répandait dans les régions voisines du Pont-
Euxin, et comme le culte des dieux y tombait vite en décadence :
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il convient d'ajouter que les condamnés ad media jouissaient quelquefois d'une liberté relative, et que la construction par eux de lieux de prière n'est pas un fait inconnu de l'histoire :
« Ce que les Actes racontent de la prompte diffusion du christianisme en Chersonèse, écrit M. de ROSSI, est démontré vrai par les événements. Les premières monnaies sur lesquelles apparaisse la croix sont celles de ces rois du Bosphore résidant à Totorse, qui, dès les années 296 et 303, sous Dioclétien, gravèrent sur leurs médailles le signe du salut. Depuis 270, on ne rencontre plus, dans l'abondante série des monnaies de ces rois, l'image accoutumée d'Astarté, ni aucun indice du culte païen. Le trident imprimé sur les pièces de ces années non seulement n'est pas une image nécessairement idolâtrique, mais
encore est un des signes adoptés par les chrétiens pour dissimuler la croix. Ainsi la région du monde antique où la foi triompha avant tout autre lieu semble avoir été précisément la Chersonèse Taurique. Les découvertes de monuments chrétiens en Crimée ne sont pas rares. M. le comte Ouwaroff, qui y a fait des fouilles considérables, m'a décrit les nombreuses cryptes chrétiennes par lui découvertes et explorées. On con-naît la basilique découverte par lui à l'extrémité des faubourgs orientaux de Sébastopol (au nord de la cité de Cherson), ornée de colonnes, couronnées par des chapitaux d'excellent style ionique, sur lesquels s'élevaient des cubes décorés de croix et de monogrammes du Christ. Sur les colonnes se lisent les noms des citoyens qui ont fourni de l'argent pour la construction du temple sacré. Les flots de la mer ont emporté un angle de l'édifice. Cette basilique aurait-elle été dédiée à saint Clément? Je l'ignore; mais j'espère, que les monuments chrétiens de Crimée répandront un jour quelque lumière sur ses Actes, son histoire et son tombeau. M. Allard fait observer encore que la tradition locale du martyre de Clément, en Crimée, est antérieure au VIe siècle ; elle est corroborée par ce fait que la basilique dite de Saint-Clément, à Rome, ne contenait pas le tombeau du saint. Aucun document, martyrologe, itinéraire, n'en fait mention ; il y a ]à une concordance digne d'attention. A Rome même, Clément jouissait, dès la fin du IVe siècle, d'honneurs réservés aux martyrs. »
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COTELIER, SS. Patrum, etc., opp., t. I, p. 1672, éd. CLERICUS, a 1698 et a. 1724. MIGNE, Patr. gr., t. II, a. 1857. FUNK, Opp. PP. apostol. (1881, 2e éd.), VII-IX et 28-45. LE MÊME, dans Theol. Quartalschrift. (1879), p. 531 et suiv. P. ALLARD, Hist. des perséc., I, 169 et suiv. TILLEMONT, Mém., t. II, note 12 sur saint Clément. DE KOEHNE, Beitraege zur Geschichte und Archaeologie von Chersonesus in Taurien; Die RoemischBosporanisch Zeit, dans les Man. für Archaeologie und Numismatik in Petersburg, t. II, 1848, p. 308. MARQUARDT, Roemische Staatsverwaltung, t. I, p. 307, note 8. DE KOEHNE, Description du musée de feu le prince Basile Kotschoubey et recherches sur l'histoire et la numismatique des colonies grecques en Russie, ainsi que des royaumes du Pont et du Bosphore Cimmérien, Saint-Pétersbourg, 1857, t. II, p. 348, 360, 416. CAVEDONI, Appendice alle ricerche critiche interne alle med. costantiniane, p. 18-19; Bull. arch. Neap. ser. 2, anno VII, p. 32. DE ROSSI, Bulletino di arch. crist., 1863, p. 9; 1864, p. 5, 6; 1870, p. 149 etsuiV. MARTINOV, La légende italique des SS. Cyrille et Méthode dans la Rev. Q. Hist., 1884, juill., p. 110-166. DUCHESSE, Etude sur le Liber Pontificalis (1877), p. 149.- LE MÊME, le Liber Pontificalis, p. 123; note 9. Cf. P. 124, note 10, et Introduction, p. XCI.
Mamertinus étant préfet de Rome, on provoqua une émeute au sujet de Clément ; et dans le trouble qui s'ensuivit, les uns disaient : « Quel mal a-t-il fait? ou plutôt quel bien n'a-t-il pas fait ? Les malades qui reçoivent sa visite sont guéris; quiconque l'aborde accablé de tristesse s'en retourne le coeur joyeux, il ne fait de mal à personne et fait du bien à tout le monde. » Les autres, poussés par l'esprit du diable, s'écriaient : « C'est de la magie, il détruit ainsi le culte de nos dieux, car il nie la divinité de Jupiter ; il appelle Hercule un esprit immonde; la sainte déesse Vénus, une prostituée ; quant à Vesta, il dit faussement qu'elle a été brûlée. Il parle de même de la très sainte Minerve; et encore de Diane, de Mercure, de Saturne, de Mars; enfin, il couvre d'opprobres tous les noms de nos dieux et leurs temples. Qu'il sacrifie ou qu'il meure. »
Mamertinus, préfet de la ville, ne pouvant tolérer cette sédition, se fit amener Clément. Il le dévisagea et dit : « Je sais que
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tu es de race noble, ainsi que me l'atteste le peuple. Mais tu as embrassé l'erreur, et tu rends un culte à je ne sais quel Christus, sans honorer les dieux qu'on vénère dans les temples. Renonce donc à toute vaine superstition, et honore les dieux. »
Clément dit : « Je désirerais que Ton Excellence, dans sa sagesse, voulût bien écouter ma défense, et considérer que, si je suis accusé, ce n'est point à cause d'une émeute, mais pour la doctrine que je prêche. Car si, semblables à une meute de chiens, ils aboient contre nous et nous mettent en pièces, ils ne peuvent du moins empêcher que nous ne soyons des hommes raisonnables ; quant à eux, ils sont toujours des êtres sans raison. Toute sédition a pour auteurs des ignorants, ce qui fait qu'on ne peut avec sûreté l'embrasser et qu'elle est dépourvue de justice et de vérité. Que le silence se rétablisse, ce repos qui donne à un homme la facilité de se recueillir ; dans cet état, il pourra trouver le Dieu véritable et lui engager sa foi. »
Mamertinus envoya à l'empereur Trajan ce rapport sur Clément. « Le peuple ne cesse d'assaillir Clément de cris séditieux; mais on ne saurait alléguer de témoignage digne de créance contre sa conduite. » Trajan répondit qu'on devait l'obliger à sacrifier ou le reléguer au delà du Pont-Euxin, dans une ville perdue de la Chersonèse,
La sentence ainsi portée par Trajan, Mamertinus cherchait en lui-même par quels moyens Clément pourrait offrir des libations aux dieux, plutôt que de subir un exil volontaire. Mais le bienheureux s'efforçait, au contraire, de convertir à la foi du Christ l'esprit de son juge; et de lui persuader que, loin de le craindre, il préférait l'exil. Le Seigneur donna une telle grâce aux paroles de Clément, que le préfet Mamertinus lui dit simplement : « Le Dieu que tu adores sincèrement te portera secours en cet exil auquel tu es condamné. Il fit appareiller un navire pourvu de tout le nécessaire, et le laissa partir. Le navire était très chargé; car un grand nombre de fidèles suivit le bienheureux Clément.
Arrivé au lieu de son exil, Clément trouva là plus de deux mille chrétiens, depuis longtemps condamnés par sentence juridique, et occupés à travailler le marbre. A la vue du saint
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et célèbre évêque Clément, tous s'approchèrent de lui avec des gémissements et des pleurs ; ils disaient : « Prie pour nous, saint pontife, afin que nous devenions dignes des promesses du Christ. » Clément, ayant appris qu'ils avaient été déportés pour leur foi en Dieu, répondit : « Ce n'est point sans raison que le Seigneur m'a conduit en ces lieux : c'est afin que, prenant part à vos souffrances, je puisse vous apporter des consolations et vous donner l'exemple de la patience. »
Or, il apprit d'eux-mêmes qu'ils étaient contraints d'apporter l'eau sur leurs épaules d'une distance de six milles. Le saint les exhorta donc en ces termes : « Prions Notre-Seigneur Jésus-Christ qu'il ouvre une veine d'eau aux confesseurs de sa foi; et que celui qui, par la main de Moïse, a frappé la pierre dans le désert du Sinaï, et en a fait couler les eaux en abondance, fasse aujourd'hui jaillir pour nous une source vive dont nous jouissions pour nos besoins.» Et lorsque la prière fut achevée, Clément, regardant autour de lui, vit sur une colline un agneau debout, qui leva le pied droit, comme pour lui indiquer le lieu qu'il cherchait. Clément, persuadé que c'était le Seigneur, sous les traits de cet agneau que lui seul avait aperçu, se rendit en cet endroit et dit : « Au nom du Père et du Fils, et du Saint-Esprit, creusez en cet endroit. » Les chrétiens creusèrent donc, tout en laissant intact le lieu où l'agneau avait apparu, puis le saint prit un petit sarcloir et en frappa légèrement la place qui était sous le pied de l'agneau : et soudain il en jaillit une très belle source et avec une telle affluence, que, se répandant avec impétuosité, elle forma un ruisseau. Alors le saint, aux acclamations de tous, dit le verset du psaume : « L'abondance des eaux réjouit la cité de Dieu. »
Le bruit de ce prodige s'étant répandu, toute la province accourut; et ceux qui venaient entendre les enseignements du bienheureux Clément se convertissaient tous au Seigneur, au point qu'il y eut des jours dans lesquels cinq cents et plus reçurent le baptême. Dans l'espace d'une année, les fidèles bâtirent en ce lieu soixante-quinze églises, et toutes les idoles furent brisées, tous les temples des pays circonvoisins furent détruits, tous les bois sacrés environnants, à la distance de trois cents milles, furent abattus et coupés jusqu'au niveau du terrain.
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Des faits si merveilleux excitèrent une telle émotion, que la nouvelle en parvint aux oreilles de Trajan, qui apprit ainsi que le peuple des chrétiens s'était accru jusqu'à devenir une multitude innombrable. On envoya donc sur les lieux le préfet Aufidianus. Il fit d'abord périr un grand nombre de fidèles par divers genres de supplices. Voyant qu'ils s'offraient taus avec joie au martyre, il épargna la multitude et ne réserva que le bienheureux Clément, espérant le contraindre à sacrifier. Mais, le voyant si ferme dans la foi au Seigneur, et craignant de ne pouvoir jamais lui faire changer de sentiment, il dit à ses satellites : « Qu'on le mène au milieu de la mer, qu'on lui attache une ancre au cou, et qu'on le précipite au fond, de peur que les chrétiens ne l'honorent comme un Dieu. »
L'ordre exécuté, toute la multitude des chrétiens se rendit au rivage, avec des cris et des lamentations. Alors les disciples du saint martyr, Cornelius et Phoebus, leur dirent : « Prions tous ensemble, afin que le Seigneur daigne nous montrer les reliques de son martyr. » Pendant que le peuple priait, la mer se retira d'elle-même à la distance de trois milles. Et le peuple s'étant avancé sur le terrain laissé à sec, on trouva un édifice ayant la forme d'un temple de marbre, préparé par Dieu même; et dans un tombeau de pierre reposait le corps du bienheureux Clément, disciple de l'apôtre saint Pierre. L'ancre avec laquelle il avait été submergé était placée près de lui. Ses disciples furent avertis par une révélation de ne point enlever le corps; et l'oracle céleste,ajouta que désormais tous les ans, le jour du combat du saint martyr, la mer se retirerait pendant sept jours, et qu'on y pourrait marcher à pied sec. Ce qu'il a plu au Seigneur d'accomplir jusqu'à ce jour pour la gloire de son nom.
Cette pièce a été rédigée au IVe siècle; elle est tellement farcie de détails sans valeur que l'indulgent Baronius n'a pu s'empêcher de mettre en garde contre une si pauvre composition. Le fait autour duquel on a écrit la légende est certain, il a reçu plusieurs confirmations irrécusables dans les fouilles archéologiques entreprises par M. de ROSSI. Il est nécessaire d'entrer dans quelques détails à ce sujet afin de justifier la présence des Actes dans notre Recueil. Nérée et Achillée passent pour avoir été attachés au service de la nièce du consulaire Clemens, Flavia Domitilla, « qui fut reléguée dans l'île de Pontia parce qu'elle s'était confessée chrétienne » (Brutius dans Eusèb., Chron. II, ad Olymp., 218, et Eusèb., h. e., III, i8), et où elle demeura très longtemps (Jérôme, Lettre 108 ad Eustoch.). Les histoires semblent indiquer que Nérée et Achillée furent exilés eux aussi à Pontia, par Domitien, et le témoignage de saint Jérôme touchant le long séjour de Domitilla à Pontia ne permet pas de penser que, exilée en l'année 95, elle ait bénéficié du décret de Nerva de l'année suivante, portant amnistie et rappel des exilés chrétiens et des condamnés politiques. Il est probable que les membres disgraciés de la famille de Domitien furent exceptés du décret ; ce n'est que sous le règne de Trajan que Flavia aurait été tirée de l'île Pontia pour être conduite à Terracine afin d'y être jugée et suppliciée. D'après les Actes, Nérée et Achillée auraient péri sous Nerva, ce qui est peu vraisemblable; il semble plus sage de les reporter sous le règne de Trajan. Quant à une date quelconque, il n'y faut pas songer pour le moment. Les Actes nous disent que les deux serviteurs de Flavia Domitilla eurent la tête tranchée à Terracine, d'où leurs corps auraient été apportés dans une crypte souterraine du
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domaine de Domitille, sur la voie Ardéatine, à un demi-mille de Rome, près du sépulcre où avait été enterrée Pétronille. Un premier fait qui confirme ce détail, c'est la découverte, à l'aide des indications fournies par les Actes, des emplacements de la sépulture de Nérée et Achillée et de celle de Pétronille dans le cimetière de la voie Ardéatine. IIy a plus; le tombeau de Domitilla n'a pu être découvert dans aucune région de ce domaine qui lui appartenait, ce qui semble donner raison aux Actes qui disent que cette sainte fut martyrisée et enterrée à Terracine.
De plus, deux colonnes découvertes dans la basilique du cimetière de Domitilla portent chacune la représentation de la décapitation d'un martyr. Sur l'une, demeurée entière, on lit en caractères du IV° siècle : ACILLEUS, Achillée. Le fragment de la deuxième colonne permet de reconstituer un bas-relief analogue, au-dessus duquel le nom de NEREUS (?),Nérée, devait être écrit. Ces colonnes supportaient le tabernacle de la « confession » des martyrs.
La découverte de l'inscription métrique composée en l'honneur des saints par le pape Damase est venue jeter de nouvelles lumières sur les Actes. D'après l'ensemble de ces documents et le commentaire qu'en a donné M. de ROSSI, Nérée et Achillée furent soldats ; ils paraissent avoir appartenu aux cohortes prétoriennes sous Néron et avoir pris part, à ce titre, aux exécutions sanglantes commandées par Néron ou par d'autres empereurs. C'étaient des soldats de mérite; et ils semblent avoir obtenu les décorations réservées au courage militaire. Le camp prétorien fut un des premiers lieux où s'exerça le zèle apostolique ; saint Paul y séjourna pendant deux ans sinon dans l'enceinte, ce qui est cependant fort possible, du moins dans le voisinage, et à cette époque, saint Pierre avait déjà exercé son ministère tout près de là, sur la voie Nomentane, au cimetière Ostrien, où il administrait le baptême. Les conversions
étaient nombreuses en olo to praitorio, dans tout le camp prétorien, dit saint Paul ; ce dernier trait tend à s'accorder avec le récit des Actes qui disent que Nérée et Achillée auraient été convertis par saint Pierre, après quoi ils auraient quitté le service. Il n'est pas impossible que, pour obvier au désoeuvrement qui en résultait pour eux, les chefs de la communauté chrétienne se soient employés à les faire entrer dans le domestique
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de la maison de Domitilla, ce qui expliquerait leur sépulture dans le cimetière des Flaviens chrétiens.
Act. SS. mai, III, 7. Passio S. Flaviae Domitillae virginis et SS. Nerei et Achillei. P. ALLARD, Hist. des perséc., I. 34, 164 et suiv. On y trouvera l'indication et l'emploi des divers travaux de ROSSI dans le Bullettino. ACHELIS, Acta SS. Nerei et Achillei dans Texte und Untersuchungen (1893) XI, 2, donne le texte grec d'après les manuscrits : Vatican, 866 et 1286 (Caraffa), l'édition d'Albrecht Wirth (1890) et les Acta Sanctorum. Anal.Boll., X (1891), p. 476477. SCHAEFER, Die Acten der heiligen Nereus et Achilleus dans Roem. Quartalsch.(1884), p. 89119.
Domitilla, qui était chrétienne, avait été fiancée à Aurélien, fils d'un consul. A l'approche du jour de ses noces, elle préparait ses riches parures pour la fête, ses diamants et ses robes tissues d'or et de pourpre. Or, elle avait attaché à sa personne deux serviteurs, Nérée et Achillée, que le bienheureux apôtre de Dieu Pierre avait gagnés à Jésus-Christ. Ceux-ci, témoins de ces préparatifs, en prirent occasion pour enseigner à leur maîtresse l'excellence de la virginité, qui réjouit les cieux et que le Seigneur aime, parce qu'elle nous rend semblables aux anges. « Les vierges chrétiennes, ajoutaient-ils, ont un époux qu'aucun prince ne saurait égaler en beauté, en richesses, en puissance. C'est le Seigneur Jésus-Christ, le Roi de gloire, le Fils du Tout-Puissant, qui leur offre et son amour et sa foi. Dès ici-bas, il les comble de ses divines caresses et les revêt du riche manteau de ses vertus, en attendant qu'un jour il les couronne lui-même de sa gloire, au sein d'éternelles délices.
Domitilla, en vierge très prudente, leur répondit : « Oh ! si cette science de Dieu était venue plus tôt jusqu'à moi, jamais je n'aurais admis de fiancé, et j'aurais pu prétendre à ce beau titre de sainteté que vous m'apprenez aujourd'hui à connaître,
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De même que dans le baptême j'ai renoncé au culte des idoles, mieux instruite, j'eusse méprisé aussi les voluptés sensuelles. Mais puisque Dieu, en ce moment, vous a ouvert la bouche pour obtenir mon amour, j'ai la confiance qu'il vous inspirera aussi sa sagesse, et que je pourrai par vous obtenir un bonheur que je désire désormais uniquement. »
Aussitôt Nérée et Achillée se rendirent auprès du saint évêque Clément, et lui dirent : a Vous avez mis toute votre gloire en Notre-Seigneur Jésus-Christ, et pour lui vous avez foulé aux pieds les honneurs de ce monde. Cependant nous savons que le consul Clément était le frère de votre père. Or, sa soeur Plautilla nous avait pris à son service ; et quand le le bienheureux apôtre Pierre lui fit connaître la parole de vie et la baptisa, nous deux avec elle, ainsi que sa fille Domitilla, nous reçûmes en même temps le saint baptême, La même année, le bienheureux apôtre Pierre alla recevoir des mains du Christ la couronne du martyre, et Plautilla le suivit au ciel, laissant à la terre sa dépouille mortelle. Cependant Domitilla sa fille était fiancée à un illustre Romain, nommé Aurélien. Tout chétifs que nous sommes, nous lui avons appris la parole sainte que nous avions nous-mêmes recueillie des lèvres de l'apôtre : que la vierge qui, pour l'amour du Seigneur, garde la virginité, mérite d'avoir le Christ pour époux, et qu'elle vivra avec lui dans cette heureuse union pendant l'éternité comblée de bonheur et de gloire. Domitilla, dès qu'elle a connu cette promesse, a demandé à être consacrée vierge, et à recevoir de vos mains le voile saint de la virginité. » L'évêque Clément leur répondit : « Dans les jours où nous vivons, une telle demande m'assure que Dieu nous appelle à lui, et que vous et moi et la noble vierge nous touchons à la palme du martyre; mais le Seigneur Jésus nous a ordonné de ne pas craindre ceux qui tuent le corps,. de mépriser au contraire l'homme mortel, et de nous efforcer, quoi qu'il arrive, d'obéir au Prince de la vie éternelle. » Le saint évêque Clément vint donc trouver Domitilla et la consacra vierge du Christ.
Il serait trop long de raconter en détail les fureurs d'Aurélien, et toutes les persécutions qu'il fit endurer à Domitilla. Enfin il obtint de l'empereur Domitien que, si elle refusait de sacrifier, elle serait envoyée en exil dans l'île Puntia. Il se flattait
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d'ébranler la constance de la noble vierge par les ennuis de l'exil (1).
Ici commencent les actes du martyre des saints.
« Eutychès, Victorinus et Maro, serviteurs de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à Marcellus. Lorsque tes lettres aux bienheureux Nérée et Achillée sont arrivées ici, il y avait déjà trente jours qu'ils avaient reçu la couronne. Ils avaient enseigné à leur maîtresse, la très illustre vierge Flavia Domitilla, l'excellence de la virginité ; c'est pourquoi Aurélien, son fiancé, qui se vit rejeté par elle, l'avait fait reléguer dans cette île, sous prétexte d'attachement à la religion chrétienne. Il y vint lui-même peu après, et chercha à gagner par des présents Nérée et Achillée, espérant par leur moyen ébranler le coeur de la noble vierge. Mais les deux saints, ayant rejeté de telles offres avec horreur, et fortifié davantage encore Domitilla dans sa fidélité, Aurélien les condamna à une cruelle flagellation, puis les fit conduire à Terracine, où ils furent remis aux mains du consulaire Memmius Rufus. Celui-ci employa le chevalet et les torches ardentes pour les forcer à sacrifier aux idoles ; mais tous deux répétaient qu'ayant été baptisés par le bienheureux apôtre Pierre, rien ne pourrait les faire consentir à ces sacrifices impies. On finit par leur trancher la tète.
« Leurs corps furent enlevés par Auspicius, un de leurs disciples, et qui avait servi de père nourricier à la sainte vierge Domitilla. Il les transporta sur une barque et vint les ensevelir dans l'arenarium de la maison de campagne de Domitilla, sur la voie Ardéatine, à un mille et demi des murs de la ville, non loin du tombeau de Pétronilla, la fille de l'apôtre Pierre. Nous avons su tous ces détails par Auspicius lui-même. Nous prions votre charité de ne point nous oublier et de vouloir bien nous envoyer quelqu'un qui nous donne de vos nouvelles et console notre exil. C'est le quatre des ides de mai que les deux martyrs sont nés à la vie bienheureuse du ciel. »
1. J'omets tout ce qui a trait à Simon le Magicien. Les compositions de cette nature appelleraient une étude spéciale sur le personnage de Simon et tout sa rapporte à lui dans la littérature apocryphe primitive.
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Quand Marcellus eut reçu cette lettre, il envoya dans l'île Pontia un de ses parents, qui resta une année entière avec les confesseurs du Christ, et lui fit connaître, à son tour, les faits qui vont suivre. Après le martyre de Nérée et d'A chinée, on vint dire à Aurélien, qui cherchait toujours à obtenir le consentement de Domitilla, que Eutychès, Victorinus et Maro possédaient l'affection et la confiance de l'illustre vierge, plus encore que n'avaient fait Nérée et Achillée. Il demanda donc à l'empereur Nerva de lui abandonner ces trois chrétiens, s'ils ne voulaient pas sacrifier aux idoles. Eutychès, Victorinus et Maro résistèrent avec courage aux séductions et aux menaces d'Aurélien, qui les enleva de l'île, les sépara et les envoya servir, comme esclaves, dans ses terres: Eutychès à seize milles de la ville, sur la voie Nomentane; Victorinus à soixante milles et Maro à cent trente milles ; ces deux derniers sur la voie Salaria. Durant tout le jour, ils creusaient la terre, et le soir seulement ils recevaient une nourriture grossière. Mais le Dieu tout-puissant, dans ces durs séjours de leur exil, leur donna sa grâce : Eutychès délivra du démon la fille d'un conducteur des esclaves ; Victorinus guérit par ses prières un intendant que la paralysie retenait sur le lit depuis trois ans, et Maro rendit la santé au gouverneur de la ville de Septempeda, qui était hydropique.
En même temps, ils parlaient au peuple et enseignaient à un grand nombre la foi du Christ. Bientôt tous trois furent ordonnés prêtres, et ils multiplièrent encore davantage le nombre des fidèles. Alors le diable souleva la colère d'Aurélien, qui envoya des bourreaux avec ordre de les faire périr chacun dans des supplices différents. Eutychès fut arrêté au milieu d'un chemin et accablé de coups, jusqu'à ce qu'il expirât; son corps fut enlevé par les chrétiens et enseveli avec honneur. Pour Victorinus, il fut pendu, la tète en bas, auprès d'un lieu appelé Cotiliae, d'où découlent des eaux sulfureuses d'une odeur méphitique ; son supplice dura trois jours, au bout desquels il alla rejoindre, dans les cieux, le Seigneur, pour le nom duquel il avait souffert. Aurélien avait ordonné que le corps ne fût point enseveli, et il resta un jour entier à terre sans sépulture; mais les chrétiens d'Amiternum vinrent l'enlever et le transportèrent sur leur territoire, où ils lui rendirent les
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derniers honneurs. Enfin Turgius, ami d'Aurélien, avait ordre d'écraser Maro sous le poids d'un énorme quartier de roche. On laissa donc tomber sur les épaules du martyr une pierre que soixante-dix hommes auraient eu peine à remuer. Mais le saint la souleva sans effort, comme il eût fait d'une paille légère, et n'en souffrit même aucune contusion. A ce spectacle, tout le peuple de la province, saisi d'admiration, crut à Jésus-Christ et demanda le baptême. Cependant le consulaire Turgius, qui avait tout pouvoir d'Aurélien, fit périr le saint martyr. Les fidèles creusèrent son tombeau dans la pierre même sous laquelle on avait voulu l'écraser.
Aurélien, après avoir ainsi enlevé à Domitilla tous les serviteurs de Dieu qui étaient sa consolation et son appui, dit à Sulpitius et à Servilianus, jeunes Romains de grande naissance : « Je sais que vous êtes fiancés à des vierges d'une haute sagesse, Euphrosine et Théodora, toutes deux surs de lait de Domitilla. Mon dessein est de transporter Domitilla de son île en Campanie; que vos deux fiancées viennent alors la visiter et et qu'elles usent de leur influence pour lui persuader de me rendre son affection. » En effet, Domitilla ayant été conduite de l'île Pontia à Terracine, Euphrosine et Théodora vinrent la visiter; et ce fut une grande joie pour les trois soeurs. Cependant, vint l'heure du repas, et Domitilla, tout entière à la prière et aux jeûnes, ne mangeait pas. Ses surs lui dirent : « Nous qui allons dans les festins et qui avons été fiancées, nous ne pouvons plus honorer ton Dieu. » Domitilla leur répondit : « Vous avez pour fiancés des personnages illustres; que feriez-vous si des hommes grossiers et de la lie du peuple voulaient vous enlever à leur amour pour vous épouser? » Elles dirent : « Dieu nous préserve d'un tel malheur ! Quil en délivre donc aussi mon âme, reprit Domitilla ; car j'ai un noble fiancé, le Fils de Dieu, qui est descendu du ciel. Il a promis à celles qui aiment la virginité, et qui la gardent pour son amour, d'être leur époux et de leur donner la vie éternelle. Au sortir de ce monde, il introduira leurs âmes au ciel et pour toujours, dans le palais nuptial ; là, partageant le bonheur des anges, au milieu des fleurs dont les délicieux parfums embaument le paradis, dans un festin dont les douceurs se renouvelleront sans cesse. elles rediront éternellement les hymnes
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de la joie et de la reconnaissance. Lorsque le Fils de Dieu fit ces promesses, personne n'y voulut croire. Ma's bientôt on le vit rendre la vue aux aveugles et la santé à tous-les malades, guérir les lépreux et même ressusciter les morts; il se montrait à tous véritablement Dieu. Tous alors reçurent ses divins enseignements et crurent en lui. »
Théodora répondit à ce discours : « J'ai un jeune frère, Hérodes, que tu connais. Voilà un an qu'il a perdu la vue; si ce que tu dis est vrai, au nom de ton Dieu, guéris-le. » Euphrosine, s'adressant à Théodora, lui dit : « Toi, ton frère aveugle est resté à Rome ; mais moi j'ai ici la petite fille de ma nourrice qu'une grave maladie a rendue muette: elle a conservé l'ouïe, mais elle a perdu complètement la parole. » Alors Domitilla, se prosternant la face contre terre, pria longtemps avec larmes; puis, se levant, elle étendit ses mains vers le ciel et dit : a Seigneur Jésus-Christ, qui avez dit : Voilà que je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles, montrez que le témoignage que je rends à ma foi est véritable. » Après cette prière, elle fit le signe de la croix sur les lèvres de la petite muette, en disant : « Au nom de Jésus-Christ, mon Seigneur, parle. » Aussitôt l'enfant dit en jetant un grand cri : « Il est le vrai Dieu, celui que tu adores, Domitilla; et toutes les paroles sorties de tes lèvres sont véritables. » A ce cri, Euphrosine et Théodora se jetèrent aux pieds de la sainte, firent profession de leur foi aux mystères du Christ et furent consacrées. Cependant, on amena l'aveugle, le frère de Théodora ; ses yeux s'ouvrirent à la prière de Domitilla, et en même temps son intelligence fut éclairée des lumières de la foi. Tous les païens, hommes et femmes, esclaves et libres, qui étaient accourus en grand nombre de la ville, crurent au Christ, à la vue de ces miracles, et furent baptisés. La maison où demeurait Domitilla devint comme une église.
Sur ces entrefaites, Aurélien vint avec les deux fiancés. Il amenait aussi avec lui trois musiciens, espérant faire célébrer en un même jour le mariage des trois vierges. Mais Sulpitius et Servilianus voyant la muette qui parlait, et le frère de Théo. dora, Hérodes, dont les yeux s'étaient ouverts à la lumière, et apprenant en même temps tout ce qui s'était dit et fait, embrassèrent la foi. En vain Aurélien redoubla ses exhortations
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et ses prières, pour leur faire épouser le même jour leurs aïeux fiancées; Sulpitius et Servilianus, en hommes sages et prudents, lui dirent : « Rends gloire au Dieu dont nous voyons la puissance dans cette muette qui parle et dans cet aveugle qui voit. » Aurélien, insensible à ces conseils, fit enfermer Domitilla dans une salle, espérant triompher d'elle par la violence, plus facilement et sans danger. En attendant, les musiciens, après le repas, jouèrent de leurs instruments, et Aurélien, tout joyeux, ouvrit la danse, selon la coutume au jour des noces. Mais à peine avait-il commencé, qu'il fut saisi dans tous ses membres d'une violente agitation, dont il mourut au bout de deux jours. Un châtiment si visible du ciel fit embrasser la foi à tous ceux qui en furent les témoins.
Cependant le frère d'Aurélien, nommé Luxurius, obtint de l'empereur Trajan un plein pouvoir pour contraindre tons ces chrétiens à sacrifier aux idoles, ou pour les faire périr dans des supplices de son choix, s'ils refusaient. En conséquence, il fit livrer Sulpitius et Servilianus au préfet de la ville, Anianus. Celui-ci, après avoir entendu leur profession de foi et fait de vains efforts pour les amener à sacrifier aux idoles, leur fit trancher la tête. Les chrétiens ensevelirent leurs corps dans un terrain qui leur appartenait, à deux milles de la ville, sur la voie Latine; et Dieu honore tous les jours leur tombeau par de nouveaux miracles.
Luxurius se rendit ensuite à Terracine, auprès des vierges du Christ; sur leur refus de sacrifier aux dieux, il ferma la chambre où elles étaient réunies et y fit mettre le feu. Le lendemain, un saint diacre nommé Caesarius trouva les corps des trois vierges intacts; la flamme les avait respectés. Prosternées la face contre terre, elles avaient rendu leurs âmes au Seigneur dans la prière. Caesarius enferma leurs corps dans un sarcophage qui n'avait pas encore servi, et l'enfouit profondément dans la terre.
Les Actes de saint Ignace, que la critique du XVII° siècle appelait la plus ancienne histoire que nous ayons dans l'Eglise après les Ecritures sacrées, ont perdu de nos jours beaucoup de leur autorité. Bien que leur authenticité, admise sans hésitation par Ruinart et Tillemont, ait été défendue par Usher, Moehler, Héfélé, il semble difficile de la soutenir, en présence des cinq versions différentes et quelquefois contradictoires que l'on connaît aujourd'hui. Cependant, même en admettant, avec la plupart des critiques, que les Actes de saint Ignace ne sont point contemporains de son martyre et furent rédigés vers la fin du IVe siècle, il est vraisemblable que leur rédacteur avait sous les yeux un document plus ancien. Aussi peut-on considérer comme une précieuse indication ce qu'ils disent des tempêtes excitées dans l'église d'Antioche par la persécution de Domitien, et des efforts d'Ignace qui, dès lors la gouvernait, pour empêcher qu'aucun de ses fidèles ne se déshonorât par une abjuration. (P. ALLARD.) En outre, ces Actes nous rapportent la date exacte de la condamnation, mais ils se trompent sur les circonstances. Cette date est donc le vestige d'un emprunt à une source plus ancienne, ou plutôt à deux sources différentes, car la date de la condamnation à Antioche est rapportée exactement selon le mode accoutumé de marquer les dates dans les provinces orientales, tandis que la date de l'exécution à Rome est rigoureusement conforme à la formule romaine. Le rédacteur paraît donc s'être servi de deux documents, l'un oriental, l'autre romain.
On possède plusieurs récits de la passion de saint Ignace. Usher a donné une version latine, et Ruinait une version grecque du même texte, qui est le seul qui puisse être pris en considération. Quant aux deux textes grecs connus sous les noms de « Martyrium Colbertinuni » et de « Martyrium vaticanum », « le premier est du IVe au Ve siècle, le second du Ve , vraisemblablement. Ils sont sans valeur historique, mais indépendants; ils s'accordent à fixer à l'an IX de Trajan (a. 107) la condamnation et la mort d'Ignace. M. de ROSSI défendait cette donnée chronologique, la tenant pour empruntée à une source liturgique ancienne. Lightfoot croit qu'elle dérive de la Chronique d'Eusèbe qui, sur ce point, serait de peu d'autorité, et il s'en tient à la tradition imprécise qui place sous Trajan (98-117) le martyre d'Ignace. M. de Goltz incline à dater les épîtres des environs de 110. M. Allard pense que si le martyre a eu lieu sous Trajan à Rome, l'an 107 convient davantage aux circonstances historiques que ce martyre suppose. » (BATIFFOL.)
RUINART, Act. sinc. (éd. 1689), p. 696. FUNK, Opp. PP. apost. (2° édit.), proleg. XLIII-XLlX et 218-275. LIGHTFOOT, Apostolic Fathers. Ignatius, passim. Bull. crit., t. VII, (1887), p. 405 HARNACK, Gesch. des altchr. Litt.II, p. 405. BATIFFOL, La littér. grecg., p. 16-17. BARDENHEWER, Patrologie (éd. ail.), p. 67, suiv., et T. SMITH dans Dictionary of Christian Biography, t. II, Ignatius, p. 210 et suiv. et la bibliographie, de la page 222-223.
Lorsque Trajan arriva à l'empire, saint Ignace, disciple de l'apôtre saint jean, gouvernait l'Église d'Antioche. Comme un sage pilote, il avait conduit avec beaucoup de précaution son vaisseau au milieu des tempêtes auxquelles il opposait tantôt l'oraison et le jeûne, tantôt la force de sa parole, et tantôt la pureté de sa doctrine. Voyant enfin l'orage apaisé, il rendait grâces à Dieu du calme dont l'Église jouissait alors. Mais il paraissait n'être pas content de lui-même : il se reprochait son peu d'amour pour Jésus-Christ, il soupirait après le martyre, et il était persuadé qu'une mort sanglante pouvait seule le rendre digne d'entrer dans la familiarité du Dieu qu'il adorait.
A son retour de la victoire qu'il venait de remporter sur les Daces et sur les Scythes, Trajan crut qu'il manquait quelque
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chose à sa gloire, s'il ne soumettait à son empire le Dieu des
chrétiens, et s'il ne les contraignait eux-mêmes d'embrasser avec toutes les nations du inonde le culte de ses dieux.
Ignace, craignant pour son peuple, se laissa conduire sans résistance devant Trajan, qui, en marche contre les Parthes et impatient de les joindre sur les frontières de l'Arménie, se trouvait alors à Antioche. Lorsqu'il fut devant l'empereur, ce prince lui dit : « Qui es-tu, mauvais génie, qui oses entreprendre de violer mes ordres, et d'en inspirer aux autres le mépris? » Ignace répondit : « Nul autre que toi, prince, n'appela jamais Théophore (c'est ainsi qu'on nommait Ignace) de ce nom injurieux, loin de là, car ce sont les mauvais génies qui tremblent et s'enfuient à la voix des serviteurs du vrai Dieu. Je sais que je leur suis odieux, c'est ce que tu as voulu dire. Le Christ est mon roi, et je détruis leurs pièges.
Et quel est ce Théophore? lui dit l'empereur.
C'est quiconque porte Jésus-Christ dans son coeur.
Te semble-t-il donc que nous n'ayons pas aussi dans le coeur des dieux qui combattent pour nous?
Des dieux; tu te trompes, ce ne sont que des démons. Il n'y a qu'un Dieu qui a fait le ciel et la terre, et tout ce qu'ils renferment ; et il n'y a qu'un Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu, de l'amour duquel je suis assuré.
Qui nommes-tu là? Quoi ! ce Jésus que Pilate fit attacher à une croix ?
Dis plutôt que ce Jésus attacha lui-même à cette croix le péché et son auteur, et qu'il donna, dès lors, à tous ceux qui le portent dans leur sein, le pouvoir de terrasser l'enfer et sa puissance.
Tu portes donc le Christ au-dedans de toi?
Oui, sans doute, répondit Ignace; car il est écrit : « J'habiterai en eux, et j'accompagnerai tous leurs pas. »
Trajan prononça cette sentence : « Nous ordonnons qu'Ignace, qui se glorifie de porter en lui le Crucifié, soit mis aux fers, et conduit sous bonne et sûre garde à la grande Rome, pour y être exposé aux bêtes, et y servir de spectacle au peuple. »
Le saint, entendant cet arrêt, s'écria dans un transport de joie : « Je vous rends grâces, Seigneur, de ce que vous m'avez
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donné un parfait amour pour vous, et de ce que vous m'honorez des mêmes chaînes dont vous honorâtes autrefois le grand Paul, votre apôtre. » En disant cela, il s'enchaîna lui-même ; et offrant à Dieu ses prières avec ses larmes, il lui recommanda son Église. Puis, se sacrifiant volontairement pour son troupeau, il se livra à une troupe de soldats brutaux qui devaient le conduire à Rome pour servir de pâture aux lions et de divertissement au peuple.
Pressé d'un désir violent de répandre son sang pour Jésus-Christ, il sortit d'Antioche avec empressement, pour se rendre à Séleucie, où il devait s'embarquer. Après une longue et périlleuse navigation, il courut chercher saint Polycarpe, qui était évêque de cette ville, et qui avait été, comme lui, disciple de saint Jean. Conduit chez ce saint prélat, ils communiquèrent ensemble dans l'union d'une charité tout épiscopale ; alors Ignace, tout glorieux de ses chaînes, et les montrant à Polycarpe, le pria de ne mettre aucun obstacle à sa mort. Il fit la même prière aux villes et aux Églises de l'Asie, qui l'avaient envoyé visiter sur son passage; et s'adressant aux évêques, aux prêtres et aux diacres qu'elles avaient députés vers lui, il les conjura de ne pas l'arrêter dans sa course, et de souffrir qu'il allât à Jésus-Christ, en passant promptement par les dents des bêtes qui l'attendaient pour le dévorer. Mais craignant que les chrétiens qui étaient à Rome ne se missent en devoir de s'opposer au désir ardent qu'il avait de mourir pour son cher Maître, il leur écrivit une lettre pressante.
Ensuite, il partit de Smyrne et vint mouiller l'ancre à Troade, d'où, prenant le chemin de Naples et passant par Philippes sans y séjourner, il travers a toute la Macédoine ; ayant trouvé à Épidamne, sur les côtes de l'Épire, un navire prêt à faire voile, il s'embarqua sur la mer Adriatique, qui le porta dans celle de Toscane. Il y vit en passant les îles, et il parcourut les villes dont ces côtes sont bordées. Lorsqu'il fut en vue de Pouzzoles, il pria qu'on lui permît de descendre à terre, désirant marcher sur les pas de saint Paul, et suivre ses précieuses traces; mais un coup de vent ayant repoussé le vaisseau en pleine mer, il se vit obligé de passer outre, se contentant de donner de grandes louanges à la charité des fidèles de cette ville.
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Enfin, le vent ayant tourné, on fut porté, en un jour et une nuit, à l'embouchure du Tibre, à Porto.
A peine eut-on touché terre, qu'on fit prendre au saint le chemin de Rome; le bruit de son arrivée le devançait partout où il passait.
C'était un de ces jours solennels que les Romains ont consacrés sous le nom de fêtes Sigillaires ; toute Rome était accourue à l'amphithéâtre, et elle but avec avidité le sang du martyr qui, ayant été donné à deux lions, fut en un instant dévoré par ces cruels animaux. Ils ne laissèrent de son corps que les plus gros ossements, qui furent recueillis avec respect par les fidèles, portés à Antioche, et déposés dans l'église comme un trésor inestimable. Sa mort arriva le treize des calendes de janvier, vingtième jour de mars, sous le consulat de Surs et de Sénécion.
Les Actes que l'on donne ici ont été fort estimés des anciens critiques ; depuis on les a attaqués par des objections peu sérieuses. On a argué que les prêtres de Tibur et Hadrien étaient trop éclairés pour croire l'oracle et conformer leur conduite à ses exigences. Sur ce terrain, il n'y a pas de discussion possible. Le rédacteur paraît avoir connu les usages particuliers de la ville de Tibur et des empereurs qui y résidèrent. La première comparution ne peut être localisée avec précision dans le dédale de l'immense palais, mais on voit. que Symphorose fut conduite devant le temple d'Hercule. Or, des documents nombreux témoignent de l'existence de cet édifice et de l'importance que les Tiburtins lui accordaient ; Hadrien vient y présider à la torture et rendre la sentence; or c'était là, sous ce ce portique, que nous voyons d'autres empereurs, en résidence à Tibur, rendre la justice ; Auguste leur en avait donné l'habitude.
L'indication du lieu : « Ad septem biothanatos Aux sept suppliciés, » s'explique aisément par ce fait que Tibur était une colonie d'origine hellénique,
RUINART, Act. sinc., p. 18-20. P. ALLARD, Hist. des perséc., I, 266 et suiv. DOULCET, Essai sur les rapports de l'Égl. chr. et de l'État romain (1822), p. 95. STEVENSON, Scoperta della basilica di santa Sinforosa e dei suoi sette figli al nono miglio della via Tiburtina (1878) ; Bullett. di arch. crist. (1878), p. 75-81 ; La basilica di S. Sinforosa nella via Tiburtina nel medio evo dans les Studi e documenti di Storia e Diritto, p. 111.
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L'empereur Hadrien, ayant fait élever à Tibur un palais magnifique, voulut le dédier avec les cérémonies que les païens observaient en ces rencontres. Il offrit des sacrifices, il consulta ses dieux touchant la durée de ce superbe édifice, et il attendait quelque réponse favorable, lorsqu'il reçut celle-ci : « Prince, nous ne pouvons satisfaire ta curiosité, que tu n'aies fait cesser l'insulte que nous fait une veuve chrétienne, en invoquant son Dieu en notre présence. Elle se nomme Symphorose, et elle est mère de sept fils ; qu'elle nous offre de l'encens, et nous répondrons à tes demandes. »
Hadrien fit comparaître Symphorose et ses enfants. Cachant son indignation sous une douceur apparente, il l'engagea doucement à sacrifier aux idoles. Symphorose répondit : « Sire, j'ai eu pour mari et pour beau-frère deux officiers de tes armées ; ils étaient tribuns. Ils ont donné leur vie pour Jésus-Christ, et ils ont préféré mille tourments au sacrifice d'un seul grain d'encens; ils sont morts enfin après avoir vaincu les démons. Ils ont préféré la mort à la défaite, ils l'ont soufferte pour le nom du Christ, honteuse devant les hommes, honorable devant les anges ; et ils marchent couverts de gloire parmi les trophées qu'ils se sont élevés en mourant pour lui. »
« Sacrifie à l'instant aux dieux tout-puissants, ou moi-même je te sacrifierai avec tes enfants. »
« Et d'où me vient ce bonheur, s'écria Symphorose, de pouvoir être immolée avec mes fils à mon Dieu? »
« Je te sacrifierai à mes dieux », te dis-je.
« Tes dieux ne peuvent me recevoir en sacrifice; mais si tu me fais brûler pour le nom de Jésus-Christ mon Seigneur, le feu qui me consumera ne fera qu'augmenter celui qui fait leur supplice. »
« Choisis, sacrifie, ou meurs! »
« Tu penses sans doute m'épouvanter, repartit Symphorose; je ne serai jamais assez tôt réunie à mon époux. »
Alors l'empereur commanda qu'elle fût conduite devant le temple d'Hercule, qu'on lui meurtrît le visage à coups de
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poing, et qu'on la suspendît ensuite par les cheveux. Mais apprenant que ces tourments ne servaient qu'à l'affermir encore davantage dans la foi, il la fit jeter dans le Tibre avec une pierre au cou. Son frère Eugène, qui était curial de Tibur, l'enterra dans un faubourg de la ville.
Le lendemain, Hadrien fit comparaître les sept fils de Symphorose. Voyant qu'il ne pouvait les amener à sacrifier, il fit planter sept pieux autour du temple d'Hercule, où on les étendit avec des poulies. Crescentius, l'aîné de tous, eut la gorge coupée; le second, Julien, eut la poitrine traversée de plusieurs pointes de fer. Némésius fut frappé au coeur, Primitivus dans l'estomac. On rompit les reins à Justin. On ouvrit les côtes à Statcus; et Eugène, le plus jeune, fut fendu depuis le haut jusqu'en bas.
Le lendemain, Hadrien vint au temple et commanda qu'on enlevât les corps et qu'on les jetât dans une fosse profonde, Le pontife et les sacrificateurs du temple d'Hercule nommèrent ce lieu les Sept-Biothanatos. La persécution ne se ralluma que dix-huit mois après. On recueillit les restes et on les enferma dans des tombeaux : les noms sont écrits dans le Livre de vie. Le martyre de sainte Symphorose et de ses sept fils est honoré par l'Eglise le 17 de juillet. Leurs corps reposent sur la voie Tiburtine, à huit milles de Rome.
Les Actes de ces martyrs sont aussi simples et aussi beaux que les plus authentiques. Tillemont les a crus traduits du grec. On y lit que, sous l'empereur Antonin, il y eut à Rome une émeute contre les chrétiens, accusés de provoquer la colère des dieux, et que, pour la désarmer, Félicité, veuve, d'une noblesse et d'une vertu qu'illustrait le nom chrétien, fut arrêtée et mise à mort avec ses sept enfants. Le préfet de Rome était Publias, dont les paroles font entendre qu'il y avait plus d'un empereur, mais qu'Antonin seul résidait à Rome. Quel est cet Antonin? est-ce Antonin le Pieux ou Marc-Aurèle? quel est ce préfet Publius? Cette question était restée jusqu'à ce jour obscure et incertaine. Aujourd'hui l'épigraphie romaine démontre que, dans la série des préfets de Rome, l'inconnu Publius qui cita à son tribunal sainte Féticité est précisément Salvius Julianus, le célèbre jurisconsulte qui rédigea l'édit perpétuel, et pour lequel Marini et Borghesi, sur la foi d'inscriptions antiques, ont revendiqué le nom de Publius. Il est vrai que d'ordinaire, il n'est pas désigné par son seul prénom, mais bien par le nom de sa gens et par le cognomen. Cependant il n'était pas rare chez les Grecs d'appeler les Romains par leur seul prénom. Cette observation confirme l'origine grecque de ces Actes. Salvius Julianus occupa la préfecture pendant les derniers mois du règne d'Antonin le Pieux, l'année 161, et sous les deux Augustes Marc-Aurèle et Lucius Verus, 151 et 162. Et précisément dans cette année, Marc-Aurèle demeurait à Rome, pendant que Lucius Verus allait en Orient soutenir la guerre contre les Parthes, et que des mouvements hostiles dans la Bretagne et la Germanie menaçaient l'empire. En même temps une désastreuse inondation du Tibre fut suivie
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d'une famine, comme l'indique une précieuse inscription trouvée naguère à Concordia. Ainsi, l'ordre des temps, les personnes, les calamités publiques, la présence d'un empereur à Rome, l'absence de l'autre, tout s'accorde avec les Actes et avec l'année 169 et en explique les allusions obscures aux faits contemporains. (De ROSSI, Bullett. (1863), p. 19.) L'archéologie est d'accord avec plusieurs indications fournies par les Actes. Nous savons que, conformément à ce qu'ils nous apprennent, le forum qui entourait le temple de Mars Vengeur servait à rendre la justice ; sous les Antonins, le préfet urbain y eut son tribunal, il ne prit définitivement le nom de forum Martis qu'au IVe siècle, mais il est probable que sa présence dans une partie de nos Actes qui paraît avoir été rédigée sur des pièces originales, témoigne que cette appellation tendait, dès la fin du IIe siècle, à remplacer celle de forum Augusti.
L'interrogatoire semble emprunté aux registres du greffe. Certains traits sont d'une authenticité incontestable, en particulier l'emploi alternatif du singulier et du pluriel en parlant des empereurs. Or, en l'année 162, Marc-Aurèle et Verus régnaient ensemble, mais Marc était seul présent à Rome. De même l'expression Domini nostri est antérieure en date à l'époque antonine, l'emploi du mot rex s'appliquant à l'empereur, ce qui n'est que la traduction littérale de basileus; or, le grec était au IIe siècle la langue courante à Rome; le titre d'amicus Augusti, promis à l'un des enfants, le rôle des triumvirs capitales sont tout autant de traits qui justifient l'estime que l'on a fait de ces Actes et leur présence dans notre recueil.
RUINANT. Act. sinc. 20 ; TILLEMONT, Mem., t. II; DOULCET, Mémoire relatif à la date du martyre de sainte Félicité publié à la suite de son Essai sur les rapports de l'Egl. chr. et de l'Etat romain, p. 19. BORGHESI, Oeuvres, VIII, p. 545 et suiv. ALLARD, Hist. des perséc., I, 342-364. AUBÉ, Histoire des persécutions, p. 449 et suiv. DE ROSSI, Bullettino (1863), p. 10; (1874), p. 41, 51-56: KÜNSTLE, Hagiographische Studien über die Passio Felicitatis cum VII filiis (1894) et Anal. BOll. (XII)1894.
Sous Antonin, les pontifes excitèrent une agitation qui eut
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pour conséquence l'arrestation de Félicité, femme illustre, et de ses sept fils. Félicité était veuve, elle avait fait voeu de chasteté ; ses jours et ses nuits s'écoulaient dans la prière, et sa vie était d'une grande édification pour les fidèles.
Mais les pontifes, s'apercevant que plusieurs personne venaient au christianisme par son influence, allèrent trouver l'empereur et lui dirent : « Cette veuve et ses fils outragent nos dieux. Si elle ne vénère nos dieux, ils s'irriteront tellement qu'on ne pourra plus les apaiser. »
L'empereur manda Publius, préfet de Rome, et lui enjoignit de contraindre par toutes sortes de voies Félicité et ses enfants à sacrifier.
Publius prit Félicité en particulier, et mêla quelques menaces à des manières engageantes, en lui laissant pressentir le châtiment.
Félicité répondit : « Tes menaces ne sauraient m'ébranler, ni tes promesses me séduire. Je porte en moi l'Esprit-Saint ; il ne permettra jamais que je sois vaincue. Je suis bien tranquille; que tu me laisses vivre ou que tu me fasses mourir, tu seras vaincu. »
« Coquine! si tu veux mourir, meurs, mais laisse la vie à tes enfants.»
« Mes enfants vivront s'ils refusent de sacrifier aux idoles; mais s'ils sacrifient, ils iront à la mort éternelle. »
Le lendemain, le préfet, séant sur son tribunal, au Champ de Mars, commanda qu'on lui amenât Félicité et ses fils. Il l'interpella ainsi :
« Prends pitié de tes enfants, jeunes gens d'une si belle espérance; qu'ils ne soient pas ravis au monde à la fleur de l'âge. »
Ta compassion est impie et ton discours cruel. » Et se tournant vers ses fils : « Levez les yeux, mes enfants, regardez le ciel, c'est là que Jésus-Christ vous attend avec ses saints. Combattez pour vos âmes et montrez-vous fidèles dans l'amour du Christ. »
Le préfet la fit souffleter et lui dit : « Oses-tu bien, en ma présence, leur dire de pareilles choses, afin de les porter à mépriser ainsi les ordres de nos empereurs? » Et faisant ensuite approcher de son siège rainé des sept frères, nommé Janvier, il fit tous ses efforts pour l'engager à sacrifier ; tantôt
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lui promettant des biens immenses, et tantôt en le menaçant des plus rigoureux supplices. Janvier répondit : « Tu me tousses à des folies ; la sagesse de mon Seigneur me garde et m'aide à triompher de tout. » Le préfet l'envoya en prison, près l'avoir fait fouetter.
Publius fit approcher Félix et le pressa de sacrifier.
« Nous n'adorons qu'un seul Dieu, à qui nous sacrifions. C'est en vain que tu t'efforces de nous faire renoncer à Jésus-Christ. Fais-nous battre, imagine des horreurs, notre foi n'en sera ni amoindrie ni changée. » Le préfet le fit emmener, et Philippe parut. Publius lui dit : « Notre invincible empereur Antonin-Auguste t'ordonne de sacrifier aux dieux tout-puissants. »
Philippe répondit : « Ils ne sont ni dieux, ni tout-puissants ; ce ne sont que des dieux de pacotille, des statues privées de sentiment. Si je sacrifiais, je mériterais un éternel malheur. »
On emmena Philippe, et Silvain prit sa place. Publius lui dit :
« Je vois que vous agissez de concert avec la plus méchante des femmes, dans la résolution que vous avez prise ensemble de désobéir à nos princes ; vous courez tous dans le même précipice. » Silvain répondit: « Si nous avions la crainte d'une mort qui ne dure qu'un moment, nous deviendrions la proie d'une mort éternelle. Mais nous savons qu'il y a des récompenses pour les bons et dans l'enfer des supplices pour les méchants; nous n'obéissons pas à des ordres humains, mais aux lois de Dieu. Quiconque méprise tes idoles pour ne servir que le vrai Dieu vivra éternellement avec lui; mais le culte des démons te précipitera dans des feux éternels avec tes dieux. » On l'emmena et on fit approcher Alexandre. « Jeune homme, lui dit Publius, prends pitié de toi-même, sauve une vie qui ne fait encore que commencer, si tu n'es pas rebelle et si tu obéis aux ordres de l'empereur, sacrifie, afin de devenir ami de César. » « Je sers Jésus-Christ. Je le confesse de bouche ; je le porte dans le coeur, et je l'adore sans cesse. Cet âge, qui te parait si tendre, aura toutes les vertus de l'âge le plus avancé, si je demeure fidèle à mon Dieu. Mais, pour tes dieux, puissent-ils périr avec tous ceux qui les adorent ! » On l'emmena.
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Vital ayant été amené, Publius lui dit : « Toi, peut-être, aimeras-tu mieux vivre et ne pas mourir. » Vital répondit : « Qui est celui qui aime plus la vie : celui qui aime Dieu ou celui qui adore le démon? »
« Et qui sont-ils, ces démons? » répliqua le préfet.
« Ce sont les dieux des nations et ceux qui les adorent. » On l'emmena. Enfin, on fit entrer le septième frère appelé Martial : « Vous êtes les propres artisans de vos malheurs, puisque vous méprisez les ordres des princes.
Ah ! Publius, répondit Martial, si tu savais quels tourments effroyables sont préparés à ceux qui adorent les démons! Mais Dieu diffère sa vengeance contre toi et ces idoles. Tous ceux qui ne confessent pas le Christ, vrai Dieu, iront au feu éternel.
On l'emmena, et Publius fit un rapport à l'empereur. Cependant, Antonin commit à différents juges le soin de faire exécuter la sentence de mort qu'il avait portée contre Félicité et contre ses sept fils. Il y eut un de ces juges qui fit assommer à coups de fouets garnis de plomb le premier de ces martyrs; un autre fit mourir le second et le troisième à coups de bâton; un autre fit précipiter le quatrième dans le Tibre ; un autre fit trancher la tête aux trois derniers ; un autre enfin fit endurer la même peine à la mère.
Ces Actes ont été rédigés après la paix de l'Eglise, mais leur simplicité les fait juger assez voisins de l'original.
RUINART, Act. sinc., p. 63. TILLEMONT, Mém., t. III. P. ALLARD, Hist. des perséc., 1, p. 413.
Lucius Verus et Marc-Aurèle régnaient depuis dix-sept ans, lorsque la fureur des gentils se répandit dans toutes les provinces, particulièrement dans la ville de Lyon, et les traces qu'elle y laissa furent d'autant plus sanglantes et plus nombreuses, que cette Cité comptait un plus grand nombre de fidèles. Les noms de quelques-uns des martyrs ont été conservés avec les circonstances de leur mort ; mais il y en a beaucoup plus qui, pour avoir fini leurs jours dans l'obscurité, ne sont écrits que dans le Livre de la vie bienheureuse. Car après cet horrible carnage des chrétiens dont le sang remplit la ville de Lyon, et fit changer de couleur les eaux du Rhône, les païens crurent avoir entièrement éteint le nom et la religion de Jésus-Christ. Ce fut alors qu'Épipode et Alexandre, qui en faisaient profession secrètement, furent dénoncés au gouverneur. Ce magistrat donna des ordres très précis pour les faire arrêter, s'imaginant pouvoir enfin achever d'abolir en leur personne une religion qui lui était si odieuse.
Mais avant d'en venir aux particularités de la mort de ces saints, il faut dire un mot de leur vie. Alexandre était Grec, mais Épipode était natif de Lyon; tous deux unis par les mêmes études, mais plus unis encore dans la suite par les liens d'une véritable charité.
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Ils étaient dans la fleur de leur jeunesse et n'étaient pas mariés. Dès qu'ils virent la persécution, ils songèrent à suivre le conseil de l'Évangile; mais ne pouvant pas fuir d'une ville à une autre, ils se contentèrent de chercher une retraite où ils pussent demeurer cachés et servir Dieu en secret. Ils la trouvèrent dans un faubourg de Lyon, près de Pierre-Encise, et ce fut la maisonnette d'une veuve chrétienne qui les cacha. Ils y furent quelque temps inconnus , par la fidélité que leur garda leur sainte hôtesse, et par le peu d'apparence qu'avait leur asile, mais enfin ils furent découverts. Ils furent arrêtés au passage étroit d'une petite chambre, au moment où ils s'échappaient; ils étaient si éperdus lorsqu'ils virent les gardes, qu'Epipode oublia un de ses souliers que sa charitable hôtesse retrouva, et qu'elle conserva comme un riche trésor.
Ils furent mis en prison préventive, le nom seul de chrétien portant avec soi la conviction manifeste des plus grands crimes. Trois jours après, ils furent conduits, ayant les mains attachées derrière le dos, au pied du tribunal du gouverneur, qui leur demanda leur nom et leur profession. Une multitude innombrable de peuple remplissait l'audience, et l'on voyait sur le visage de chacun l'expression d'une haine farouche. Les accusés dirent leur nom, et se confessèrent chrétiens. A cet aveu, le juge et l'assemblée se récrient, s'emportent, frémissent. « Quoi! deux téméraires oseront braver les immortels 1 les saintes ordonnances de nos princes seront foulées aux pieds ! Mais de crainte qu'ils ne s'encouragent l'un l'autre, et qu'ils ne s'animent à souffrir par paroles ou par signes, qu'on les sépare; qu'on fasse retirer Alexandre, qui paraît le plus vigoureux, et qu'on torture Epipode. »
Suivant les traces de l'ancien serpent, le gouverneur commença par employer la persuasion. « Tu es jeune, et il est fâcheux que tu périsses pour la défense d'une mauvaise cause. Nous avons une religion et des dieux à qui nous et nos augustes princes sommes les premiers à rendre hommage. »
Épipode répondit : « La grâce de Jésus-Christ mon maître, et la foi catholique que je professe, ne me laisseront jamais prendre à la douceur empoisonnée de tes paroles. Tu feins d'être sensible aux maux que je me prépare; mais sache-le bien, je ne regarde cette fausse compassion que comme une
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véritable cruauté. La vie que tu me proposes est pour moi une éternelle mort ; et la mort dont tu me menaces n'est qu'un passage à une vie qui ne finira jamais. »
Le gouverneur commanda qu'on frappât à coups de poing la bouche d'Épipode. La douleur du saint martyr ne fit qu'affermir sa constance; et malgré le sang qui sortait de sa bouche avec ses dents, il ne laissa pas de proférer ces paroles : « Je confesse que Jésus-Christ est un seul Dieu avec le Père et le Saint-Esprit, et il est juste que je lui rende mon âme, à lui, Mon Créateur et mon Rédempteur. Ainsi la vie ne m'est point ôtée, elle n'est que changée en une plus heureuse ; et il m'importe peu de quelle manière mon corps cesse de vivre, pourvu que l'esprit qui l'anime retourne à Celui qui lui a donné l'être. » A peine le bienheureux Épipode eut-il fini ces derniers mots, que le juge le fit élever sur le chevalet, et placer des bourreaux à droite et à gauche, qui lui déchirèrent les côtes avec des ongles de fer. Mais tout à coup on entend un bruit formidable : tout le peuple demande le martyr; il veut qu'on le lui abandonne. Les uns ramassent des pierres pour l'en accabler; les autres, plus furieux, s'offrent à le mettre en pièces, tous enfin trouvent la cruauté du gouverneur trop lente à leur gré; il n'est plus lui-même en sûreté. Surpris de cette violence inopinée, et craignant qu'on ne viole le respect dû à son caractère, il supprime l'objet de l'émeute; il fait enlever le martyr et le fait tuer d'un coup d'épée.
Le gouverneur était impatient de tremper dans le sang d'Alexandre ses mains encore fumantes de celui d'Épipode. Il l'avait laissé un jour en prison, et remettant son interrogatoire au jour suivant, il se le fit amener.
« Tu es encore, lui dit-il, maître de ta destinée, profite du délai qu'on te donne, et de l'exemple de ceux qu'un fol entêtement a fait périr. Nous axons fait une si bonne guerre aux sectateurs du Christ, que tu es presque le seul qui soit resté de ces misérables ; car ton compagnon d'impiété ne vit plus. Ainsi réfléchis et sacrifie. »
« C'est à mon Dieu que je dois toute ma reconnaissance, que son nom adorable soit béni à jamais. »
Ces paroles irritèrent le gouverneur, qui fit étendre le saint martyr les jambes écartées, et trois bourreaux le frappaient
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sans relâche. Mais ce tourment ne l'ébranla pas, il ne s'adressa jamais qu'à Dieu pour implorer le secours. Comme son courage ne se démentait pas, et qu'il commençait à lasser les bourreaux qui s'étaient déjà relayés plusieurs fois, le gouverneur lui demanda s'il persistait dans sa première confession :
« Oui, car tes dieux ne sont que de mauvais démons ; Dieu tout-puissant, éternel et invisible me gardera dans ma foi. » Le gouverneur dit alors : « La fureur des chrétiens est montée à un tel point, qu'ils mettent toute leur gloire dans la durée de leurs souffrances ; et ils croient par là avoir remporté une victoire signalée .sur ceux qu'ils nomment leurs persécuteurs. » Puis il prononça cette sentence : « Cet entétement étant d'un fâcheux exemple, Alexandre sera mis en croix jus-qu'à ce que mort s'ensuive. » Les bourreaux prirent aussitôt le saint, et le lièrent à ce bois qui est devenu le signe de notre salut. Il n'y demeura pas longtemps sans expirer ; car son corps avait été si fort déchiré dans cette cruelle flagellation, que les côtes décharnées laissaient voir à découvert les entrailles. Ayant donc son âme unie au Christ, il la lui rendit en invoquant son saint nom.
Les Actes de sainte Cécile ne sont, à première vue, qu'un fatras de discours insérés dans les intervalles de quelques faits assez bien circonstanciés. L'étude attentive de cette pièce conduit aux conclusions suivantes : Le martyrologe d'Adon donne d'abord la date du martyre qu'il a dû emprunter à un document ancien : Passa est beata virgo Marco Aurelioet Commodo imperatoribus, ce qui nous limite aux années
emprises entre l'élévation de Commode à la dignité d'Auguste et la mort de Marc-Aurèle (17,7-18o). En ce qui concerne l'épisode lui-même du martyre, il se réduit à ceci : Une jeune clarissime épouse un patricien à qui elle persuade de garder la continence, puis le convertit et lui fait donner le baptême. Le frère du mari se convertit également et reçoit le baptême. Les deux jeunes hommes pleins de zèle, s'ingénient à procurer la sépulture aux corps des martyrs. Dénoncés de ce chef au préfet urbain, ils refusent de sacrifier et sont décapités. On les conduit à quatre milles de Rome; eux, en chemin, convertissent le greffier et plusieurs employés. Le greffier se déclare chrétien et on l'assomme à coups de fouets plombés. Les trois martyrs sont enterrés sur la voie Appienne par Cécile, qui elle-même est arrêtée peu après. Mais elle était prévenue et avait pris ses dispositions touchant ses biens. L'interrogatoire contient plusieurs traits probablement authentiques. Le préfet lui rappela le texte des rescrits impériaux alors en vigueur : « Ignores-tu que nos seigneurs, les invincibles princes, ont ordonné de punir ceux qui ne renieraient pas la religion chrétienne et de renvoyer absous ceux qui la renieraient? » Ce sont les propres termes du rescrit adressé en 177 au légat de la Lyonnaise. « Voici, ajouta-t-il, les accusateurs qui déposent que tu es chrétienne.
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Nie-le, et les conséquences de l'accusation retomberont sur eux. » Allusion très claire au rescrit d'Hadrien à Minucius Fundanus, qui n'avait pas cessé de faire loi. Cécile fut con-damnée à être asphyxiée dans la salle de bains de sa maison ; mais la sainte survécut à ce supplice; un licteur, envoyé pour lui couper la tête, lui entailla le cou par trois fois et la laissa respirant encore; elle agonisa pendant trois jours. On l'enterra dans' un domaine funéraire de la voie Appienne.
Plusieurs traits de ce récit démontrent quelles Actes contiennent une part sérieuse de vérité. La formule du pluriel pour désigner les empereurs, le refus de sépulture aux martyrs, la citation des rescrits d'Hadrien et de Marc-Aurèle dont le règne et celui de Commode devaient voir disparaître la jurisprudence à laquelle il est fait allusion ici.
La découverte et la reconnaissance des restes apporta un témoignage décisif. En 822, le pape Pascal Ier trouva le corps intact dans le cercueil de cyprès dont parlent les Actes; les vêtements, les compresses qui avaient étanché le sang confirmaient le récit des Actes.
En 1599, une seconde reconnaissance donna lieu aux mêmes constatations. On découvrit alors un autre sarcophage qui contenait deux corps du sexe masculin, tous deux décapités, et un troisième dont la chevelure brune collée de sang recouvrait encore un crâne fracturé en divers endroits, ce qui est d'accord avec le récit des Actes touchant le supplice des plumbatae infligé à Maxime. Par contre, les Actes ont confondu un évêque du nom d'Urbain avec le pape Urbain, postérieur d'un demi-siècle; de plus, ils racontent à rebours tout ce qui a trait à l'inhumation de Cécile dans la crypte où furent dans la suite déposés les papes, lorsque ce domaine fut devenu propriété ecclésiastique.
SURIUS, 22 novembre. METAPHRASTE, dans MIGNE, Patrol.
grecque, CXVI, p. 163 et suiv. ROSSI, Roma sotterranea, II, p. XXXVII et 150 et suiv. P. ALLARD, Hist. des perséc., I, 419. et suiv. D. GUÉRANGER, Sainte Cécile st la société romaine aux deux premiers siècles, Paris, 1874. Voy. le Répertoire de CHEVALIER.
Cécile avait entendu la voix qui nous dit dans l'Évangile : «Venez à moi vous tous qui travaillez, et qui êtes accablés, et je vous soulagerai. » Aussi portait-elle toujours sur sa poitrine les saints Évangiles, qu'elle lisait et relisait nuit et jour au cours d'une prière ininterrompue. Elle avait un tout jeune fiancé nommé Valérien, épris de sa beauté. Le jour des noces était fixé. Sous sa robe tissée d'or elle portait un cilice. Quand vint le jour du mariage, Cécile disait pendant le concert : « Seigneur, faites que mon coeur et mon âme demeurent immaculés, qu'ils soient tout entiers à vos préceptes, afin que je ne sois pas confondue. »
Elle jeûna pendant deux ou trois jours, se recommandant à Dieu, invoquant les Anges, suppliant les Apôtres et implorant toutes les saintes servantes de Jésus-Christ afin qu'ils l'aidas-sent ; elle remettait sa chasteté entre les mains de Dieu.
La nuit arriva, elle se trouva seule avec son mari et réclama d'abord un secret absolu sur la confidence qu'elle voulait lui faire; il s'y engagea. Alors Cécile lui confia qu'elle était vierge et que celui qui attenterait à sa chasteté, fût-il son mari, serait frappé de Dieu. Le mari, vivement intrigué de tout ce mystère, consentit à aller en chercher l'explication chez un évêque qui habitait Rome et qui avait nom Urbain. Ce personnage catéchisa séance tenante le visiteur, le baptisa, lui apprit le symbole et le renvoya à Cécile. Dans sa ferveur de converti, il tenta d'amener à la foi son propre frère Tiburce, dont le même évêque Urbain acheva l'instruction et consomma la régénération.
Turcius Almachius était alors préfet de la ville ; il ne se passait pas de jour qu'il ne fit mourir quelque chrétien. Il était défendu de prendre soin de leur sépulture. Néanmoins Tiburce et Valérien s'y employaient tous les jours, ainsi qu'à l'aumône et à la prière. Tandis qu'ils s'adonnaient à ces oeuvres, il arriva les bons ne sont-il pas toujours à charge aux méchants?
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qu'on dénonça leur conduite au préfet ; on exposa ce que Dieu, par leur entremise faisait aux pauvres, et le soin qu'ils prenaient d'enterrer ceux que le préfet avait condamnés à mort. Ils furent arrêtés et comparurent.
[Tiburce fut interrogé le premier, ce fut ensuite le tour de Valérien.] Almachius ordonna que Valérien fût flagellé. Pendant le supplice, il disait doucement : « Voilà l'heure que je désirais tant, voilà un jour plus beau que tous les jours de fête. » Tandis qu'on le battait, le héraut criait : «Ne blasphème pas les dieux et les déesses. »
Valérien criait aux spectateurs : « Romains, que cette misère ne vous détourne pas de la vérité, tenez bon, piétinez les idoles de bois et de pierre d'Almachius, car leurs adorateurs iront au supplice éternel. »
Tarquinius, assesseur du préfet on l'appelait quelquefois Laccas dit à l'oreille d'Almachius : « Saisis l'occasion par les cheveux, commence par débarrasser la terre de cette femme. Si tu tardes encore, remettant d'un jour à l'autre, ils auront dissipé toute leur fortune pour les pauvres, et une fois morts, on ne trouvera plus rien. » Le préfet jugea l'avis bon à suivre et ordonna aux licteurs d'emmener les condamnés, et s'ils refusaient de sacrifier l'un et l'autre à Jupiter, de leur couper la tête. Les confesseurs partirent, le greffier Maxime les escortait, on se rendit au Pagus Triopius. [Pendant la route, le greffier fut touché de la grâce et se convertit, ainsi que plusieurs appariteurs.] Arrivés à quatre milles de Rome, il fallait passer devant le portail d'un temple devant lequel tous les passants étaient tenus de brûler de l'encens à Jupiter. Quand Tiburce et Valérien arrivèrent, ils furent invités à offrir l'encens ; ils refusèrent, s'agenouillèrent, et on leur coupa la tète... Almachius, prévenu de ce qui s'était passé, ordonna de casser la tète à Maxime à coups de fouet plombé. Cécile, qui avait enseveli près de là Tiburce et Valérien, leur adjoignit Maxime et fit sculpter un phénix sur son tombeau. [Quelque temps après, on arrêta Cécile, qui avait eu le temps de céder sa maison à un sénateur nommé Gordien, à charge de remettre la propriété à l'Église de Rome.]
Almachius fit comparaître Cécile.
« Jeune fille, ton nom ?
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« Cécile. »
« De quelle condition? »
« Libre, noble, clarissime. »
« Je t'interroge sur ta religion et non pas sur ta famille. »
« Ta question n'est donc pas bien faite, puisqu'on peut y faire deux réponses.
« Qu'est-ce qui te rend si audacieuse? »
« Le repos de ma conscience et la pureté de ma foi. »
« Ignores-tu l'étendue de mes pouvoirs? »
« C'est toi qui ignore ton pouvoir. Si tu m'avais interrogée sur ton pouvoir, je t'aurais répondu en toute vérité. »
Explique-toi. »
« Toute puissance humaine ressemble à une outre gonflée vent, une piqûre d'aiguille et elle s'affaisse, et tout ce qui semblait avoir consistance s'est évaporé. »
« Tu as commencé par des insolences, tu continues. »
« Il n'y a d'insolence qu'à tromper. Ai-je trompé? montre-le, alors je conviendrai de l'insolence, sinon, repens-toi, tu en as menti. »
« Ne sais-tu pas que nos maîtres, les invincibles empereurs, ont ordonné que tous ceux qui ne voudront pas nier qu'ils sont chrétiens soient punis, et que ceux qui consentiront à le nier soient élargis ? »
Vous vous valez, les empereurs et ton Excellence. L'ordre
quils ont porté prouve leur cruauté et notre innocence. Si le nom de chrétien était criminel, ce serait à nous de le nier et à vous de nous le faire confesser, même par force. »
C'est dans leur clémence que les empereurs ont pris cette disposition, ils ont voulu vous fournir un moyen de sauver votre vie. »
Y a-t-il rien d'aussi scélérat et de plus funeste aux innocents que d'employer, à l'égard des malfaiteurs, toutes les tortures afin de leur faire avouer leur crime et leurs complices, vous nous savez innocents et c'est notre nom seul que vous punissez. Mais nous savons ce que vaut le nom du Christ et nous nous ne pouvons le renier. Mieux vaut mourir pour le bonheur que vivre pour la douleur. Nous ne mentons pas et ainsi nous vous punissons, parce que vous voudriez nous faire mentir. »
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« Choisis entre les deux, sacrifie ou bien nie que tu es chrétienne, et tout sera pardonné. »
Cécile se mit à rire : « O piteux magistrat ! Il veut que je nie afin d'être innocente, et c'est cela qui me rendra coupable. Si tu veux condamner, il ne faut pas me faire nier ; si tu veux me renvoyer, renseigne-toi. »
« Voici les témoins ; ils déposent que tu es chrétienne. Nie-le et tout sera dit. Si tu ne nies pas, ne t'en prends qu'à ta sottise quand tu seras condamnée. »
« Je désirais cette dénonciation et la peine à laquelle tu me condamneras sera ma victoire. »
« Malheureuse, j'ai le droit de vie et de mort; les empereurs me l'ont donné. Comment oses-tu me parler avec cet orgueil? »
« L'orgueil est un, la fermeté est autre. J'ai parlé avec fermeté mais sans orgueil, car, nous autres, nous condamnons l'orgueil. Si tu ne craignais pas d'entendre une vérité de plus, je te montrerais encore une fois que tu as menti. »
« En quoi ai-je menti? »
« Tu as dit que les empereurs t'ont accordé le droit de vie et de mort. »
« Et j'en ai menti? »
« Oui, et si tu veux, je te le ferai voir. »
« Parle. »
« Tu as dit que les empereurs t'ont donné le droit de vie et de mort. Or, tu n'as que le droit de mort Tu peux faire perdre la vie aux vivants, mais tu ne peux pas donner la vie aux morts. Vante-toi d'avoir reçu des empereurs un ministère de mort. Si tu en dis plus, tu mens, et cela ne tient pas debout. »
« Assez de bavardages, madame, assez de fanfaronnades, approche, sacrifie. »
« As-tu perdu les yeux? A la place des dieux, je vois et tous ceux qui ont bonne vue en sont là je vois des pierres, de l'airain, du plomb. »
« En philosophe, je méprisais tes impertinences à mon égard, maintenant il s'agit des dieux, c'en est plus que je ne puis souffrir. »
« Depuis que tu parles, tu n'as dit que mensonges, folies et sottises. Je te l'ai fait voir. Maintenant te voilà aveugle, là où il
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y a une pierre bonne à rien, tu appelles cela : dieu. Je vais te donner une idée : prends-les en mains, tu verras si ce n'est pas de la pierre. C'est honteux de faire rire tout le monde de toi. Tout le monde sait que Dieu est au ciel, mais pour ces pierres, on en pourrait bien faire de la chaux, elles se détériorent à ne rien faire et ne peuvent te défendre ni elles-mêmes si on en fait de la chaux, ou si tu péris toi-même. »
Le préfet ordonna que Cécile fût reconduite chez elle et asphyxiée dans la salle de bains de sa maison. Elle y demeura enfermée un jour et une nuit, pendant qu'on y entretenait grand feu, mais elle s'y trouvait comme dans un lieu bien aéré et, Dieu aidant, sans aucun mal, son corps ne portait même pas trace de sueur. Almachius, prévenu, envoya un licteur pour lui couper la tête dans cette même salle de bains. Le bourreau lui donna trois coups d'épée et s'en alla; la tête tenait encore à moitié. Tous ceux que Cécile avait convertis vinrent tremper du linge et des éponges dans son sang. Elle survécut trois jours encore, pendant lesquels elle ne cessa de parler, d'encourager dans la foi ceux qui étaient présents. Elle leur distribua tout ce qu'elle avait et les recommanda à l'évêque Urbain. A ce dernier elle dit : « Père, j'ai demandé au Seigneur ce délai de trois jours afin de remettre entre tes mains et ces pauvres et cette maison pour être consacrée en église pour toujours. »
Le troisième jour, elle mourut pendant qu'elle priait.