TRADUITES ET PUBLIÉES
Par le R. P. Dom H. LECLERCQ
Moine bénédictin de Saint-Michel de Farnborough
Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis les origines
du christianisme jusqu'au XXe siècle
LES MARTYRS DES CAMISARDS (1702-1709)
MARTYRE DE FRANÇOIS DE LANGLADE DU CHAILA, AU PONT-DE-MONTVERT (LOZÈRE), LE 22 JUILLET 1702.
MARTYROLOGE DE QUELQUES VICTIMES DES CAMISARDS.
RELATION DU MASSACRE QUE LES FANATIQUES FIRENT
A SAINT-SÉRIEZ ET A SATURARGUES
Noms de ceux qui ont été brûlés ou tués par les fanatiques au dit lieu de Saturargues :
MARTYRS AU TONKIN EN L'ANNÉE 1723.
LETTRE DU P. FRANÇOIS DE CRAVES, DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS, A UN PÈRE DE LA MÊME COMPAGNIE, A MACAO.
CONVERSION ET MARTYRE D'UN JEUNE TURC A CONSTANTINOPLE, EN L'ANNÉE 1739.
Procédure de Tchou-hio-kien, vice-roi de Fo-kien.
LES PRISONS DU P. ECKART, EN PORTUGAL, DEPUIS 1755 JUSQU'A 1777.
JOURNAL DU PÈRE ECKART (1759-1777.)
Lettre du P. Keulen au père provincial.
Lettre du P. Przikil au père provincial de Bohême.
Autre lettre de M. Gleyo à M. Moye, du 18 juin 1776.
RELATION DE LA PERSÉCUTION DE M. GLEYO, MISSIONNAIRE APOSTOLIQUE. (1769-1777.)
LE MARTYRE D'ARSÈNE MACÉIÉWICZ (ANDRÉ VRAL), A REVALIESTHONIE), 1764-1780.
RELATION DU MARTYRE DU VÉNÉRABLE PRÊTRE JEAN DAT, ÉCRITE PAR LE CATÉCHISTE BERNARD TING.
1702. La guerre des Camisards fut une explosion de rage anticatholique habilement préparée S. Des livres incendiaires et les lettres perfides des ministres émigrés à la suite de la révocation de l'édit de Nantes avaient inondé les Cévennes. Une légion bien dressée de prophètes et de prophétesses s'était élancée dans ce champ de bataille où la Réforme espérait remporter une grande victoire.
Elle lui souriait d'avance, à cette victoire, avec d'autant plus d'assurance que, précisément à cette époque, Louis XIV, en guerre avec l'Italie et l'Espagne, ne pourrait envoyer que peu de soldats dans les Cévennes en feu.
Les puissances étrangères, la Hollande et l'Angleterre perpétuel recommencement de l'histoire prodiguèrent à ces projets de soulèvement intérieur des encouragements et de l'or, dans le but de nous diviser et de nous affaiblir.
L'hostilité déclarée de ces deux puissances et de presque toute l'Europe, à la suite de l'avènement de Philippe V en Espagne et de la reconnaissance par Louis XIV des droits du fils de Jacques II, en Angleterre, nous obligeait à tenir presque toutes nos troupes hors du royaume. Aussi, à l'intérieur, l'heure était favorable à une révolte armée, et les prophètes reçurent la mission de l'annoncer : « Réjouis-toi, Israël, le moment de la délivrance approche. »
1. Nous citons et abrégeons un peu le chapitres du livre de J.-B. Couderc : Victimes des Camisards, 1904, p. 3-26.
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Singuliers prophètes, pour le dire en passant, qui obligèrent un grave auteur contemporain à écrire : « Jamais on n'a tant vu servir Dieu par des rebelles à leur souverain, annoncer l'Evangile par des cornets de sédition, chanter des psaumes par des assassins, prophétiser par des incendiaires et faire des miracles par des impudiques (1). »
Le signal fut donné, vers la fin du mois de juillet 1702, par l'assassinat de l'abbé du Chaila, directeur des missions dans les Cévennes.
Dès le lendemain, d'autres catholiques furent massacrés, et tous furent menacés du même sort.
La répression de ces premiers désordres fut molle et insuffisante : Victor-Maurice de Broglie qui, depuis 1688, commandait les troupes du Languedoc, fit une apparition sur le théâtre du crime, mais se replia bientôt vers Montpellier, laissant à peine quelques soldats au Pont-de-Montvert, à Barre, au Collet-de-Dèze, au Pompidou et aux Aires.
Le capitaine Poul, il est vrai, s'empara de trois des premiers meurtriers et les fit exécuter; mais cette exécution ne fit qu'exaspérer leurs complices. Nicolas de Lamoignon-Bâville, intendant du Languedoc, et Broglie n'obtiennent pour le vaillant capitaine que des renforts insuffisants, quelques nouvelles recrues. Aussi les révoltés eurent-ils presque le champ libre.
Vers la fin de septembre, cependant, Broglie reparaît dans les Cévennes et déploie quelque énergie. Peine perdue : des espions, nombreux et rusés, savent à propos avertir de son approche les bandes rebelles qui se meuvent à l'aise dans ces montagnes à elles connues. « On marche nuit et jour, écrit de Broglie, afin de les trouver ; mais le pays est si fort déclaré pour eux, que l'on ne peut parvenir à les rencontrer, ni à savoir qui leur donne des vivres. Dès qu'une pareille bande a quatre heures d'avance, elle se dérobe aisément, et il n'y a plus moyen de la joindre, principalement dans un pays tout plein de montagnes couvertes de bois, où les habitants les favorisent et ne veulent jamais les découvrir, quoique je mette en usage les menaces et
1. Valette, cité par le Précis historique, p. 197.
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les promesses d'argent et de toute sorte de récompenses, ce qui n'a encore rien produit (1)... »
D'autre part, ces révoltés qu'on a voulu honorer du nom de combattants et de soldats d'une armée organisée, avaient presque toujours les procédés inqualifiables de vulgaires bandits, bandits chantant des psaumes, priant et prophétisant, tant qu'on voudra, mais d'une férocité inouïe, et accomplissant leurs sauvages exploits à la faveur des surprises et des ténèbres de la nuit.
« Ces rebelles, lisons-nous dans un document contemporain inédit, ne paraissent jamais le jour. Ils ne soutiennent point la présence des troupes qui en ont tué plus de trois mille ; mais la difficulté est de les trouver. Ils se rassemblent la nuit, vont brûler les villages et égorger les anciens catholiques dont il y a eu plus de cinq cents de tués. Ces démons invisibles rentrent ensuite dans leurs maisons et vont labourer la terre ou à leur commerce, comme s'ils n'avaient rien fait...
« (Leurs prophètes) prononcent des arrêts de mort contre les hommes, les femmes, les enfants qui sont tués sur-le-champ avec une cruauté inouïe...
« Il faut être sur les lieux pour connaître les difficultés de cette vilaine guerre, où les plus habiles officiers sont fort embarrassés parce que tout contribue à cacher l'ennemi (2)... »
La journée du 23 octobre vint enfin porter quelque encouragement à des efforts jusque-là presque infructueux. Le capitaine Poul parvint à rejoindre Laporte et sa troupe près de Thémelac, au nord de Sainte-Croix-Vallée-Française. Or « le grand Laporte, qui est le chef et le capitaine de toutes les autres bandes (3) », et qui, « Si la mort l'eût épargné, eût été jusqu'à la fin le chef incontesté de tous ces hommes (4) », resta sur le champ de bataille avec douze ou quinze de ses soldats (5).
1. De Saint-Jean-de-Gardonenque, le 9 octobre 1702, au ministre de la guerre, Chamillart.
2. Mémoire sur la révolution des Cévennes, sans nom ni date. (Ms. B. Nîmes, no 200, 13, 852.)
3. Lettres du prieur de Mialet.
4. M. Puaux.
5. Il était né à Alais, ou, selon d'autres, au Mas-Soubeyran, près de Mialet, et il avait été tour à tour marchand de fer, marchand de cochons, puis forgeron au Collet-de-Dèze.
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Les survivants ne se laissent pas abattre; ils choisissent pour chef le neveu de Laporte, Roland (1), et bientôt après, conjointement avec lui, Jean Cavalier (2).
Les deux nouveaux chefs organisent leur armée et la partagent en brigades et en bandes. Celles-ci combattront désormais tantôt unies, tantôt séparées, presque toujours pendant la nuit, jusqu'au mois de novembre. A cette époque, enhardies par le succès et le peu d'énergie de la répression, elles commencent à opérer en plein jour.
Louis XIV crut d'abord à une révolte sans gravité ; Bâville et Broglie eurent beaucoup de peine à obtenir des secours insuffisants.
Aussi, malgré quelques actions d'éclat et plusieurs exécutions en novembre et en décembre, les Cévennes se trouvèrent-elles bientôt en pleine « terreur ». « Ce n'était pas une guerre, c'était une série de crimes monstrueux de tout genre. »
On commença vers cette époque à désigner ces étranges belligérants sous le nom de Camisards, probablement à
1. Roland était né au Mas-Soubeyran, paroisse de Mialet.
2. Jean Cavalier, originaire du Mas-Roux, près de Ribaute, fut d'abord berger à Vézenobre, puis garçon boulanger à Anduze, Rentré à Ribaute, il se montra trop zélé huguenot et dut gagner Genève, où il travailla comme boulanger. En 1702, il reparut à Ribaute et offrit aux révoltés un concours si actif et si habile, qu'on a pu dire de lui : « Il personnifie en quelque sorte la guerre des Cévennes. »
Donnons ici les noms de quelques autres des plus fameux chefs camisards : Nicolas Joany, de Génolhac ; Henri Castanet, de Masse-vaque, près de Frayssinet-de-Fourques ; Abraham Mazel, de Falguières, près Saint-Jean-du-Gard ; Pierre-Esprit Séguier, de Cassagnas; Salomon Couderc, de Vieljeu, paroisse de Saint-André-de-Lancize ; son frère Jacques, appelé Lafleur ; Ravanel, des environs d'Uzès ; Abdias Morel, dit Catinat, du Cailar, près de Vauvert, et d'autres moins connus.
Ces chefs étaient ordinairement accompagnés par des prophètes, des prophétesses et des exterminateurs, vrais bourreaux parmi les-quels Beulaygue, de Rochegude, près de Barjac, se fit une extraordinaire réputation de férocité.
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cause de la blouse de toile qu'ils portaient sur leurs habits (1).
1703. Vers le commencement de cette année, Cavalier entreprit de soulever les huguenots du Vivarais. Il fut repoussé à deux reprises par le maréchal de camp de Julien, gentilhomme d'Orange, protestant converti.
Dans l'ancien diocèse d'Alais, la révolte prit des proportions effrayantes. La cour était dans l'illusion et le roi mal informé. « Il est inutile, disait Mme de Maintenon, que le roi s'occupe des circonstances de cette guerre : cela ne guérirait pas le mal et lui en ferait beaucoup. »
Fléchier, mieux placé pour ne pas garder d'illusion, écrivait en parlant de ces forcenés :
« Tout le pays se soulève et se joint à eux. On a beau les poursuivre : on n'a pas assez de monde à leur opposer. Comme ils savent mieux les chemins et, qu'étant maîtres de la campagne, ils reçoivent de tous côtés des secours pour vivre et des avis pour se sauver, ils échappent toujours et tuent impunément les prêtres et les anciens catholiques. Cependant, les églises sont fermées, les prêtres fugitifs, l'exercice de la religion aboli à la campagne, et la frayeur répandue partout. »
La cour, au lieu d'envoyer des troupes à Broglie, le remplaça par le maréchal Nicolas-Auguste de La Baume-Montrevel.
Montrevel est à Nîmes le 15 février 1703. Peu de jours après, le 20, il inflige aux rebelles une sanglante défaite.
Cependant quelques catholiques s'organisèrent pour leur propre défense. On les nomma les Florentins, de la ville de Saint-Florent où commença le mouvement; les Cadets de la Croix, aux ordres de Lacroix, consul de Saint-Sauveur-de-Crugères, au nord de Saint-Ambroix ; d'autres encore, recrutés
1. Le P. L'Ouvreleul donne une triple étymologie du mot Camisard :
« La première, parce qu'au commencement de rébellion, qui leur arriva pendant les plus grandes chaleurs de l'été, ils portaient presque tous une casaque de toile, tamisa.
« La seconde, parce qu'ils faisaient ordinairement leurs expéditions de nuit, ce qui s'appelle en terme de guerre donner la camisarde.
« La troisième, parce qu'ils occupaient les grands chemins, en langue vulgaire, camis. » (L'Ouvreleul, t. III, p. 127.)
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sur divers points, à Saint-André-de-Valborgne, à Saint-Andréde-Roquepertuis et ailleurs.
A partir du jour où ces catholiques exaspérés eurent pris spontanément les armes pour courir sus aux bandits, le champ de bataille des Cévennes vit manoeuvrer d'une part les bandes de Camisards noirs, et de l'autre les troupes régulières de Montrevel et les troupes irrégulières dont nous venons de parler et qui furent désignées sous le nom de Camisards blancs (mars 1703).
Ces nouveaux venus se livrèrent, eux aussi, à de sanglants excès.
« S'étant fait des chefs à leur mode, croyant qu'il leur était permis, pour venger la religion outragée, de tout entreprendre et de ne rien ménager, ils firent main basse, sans distinction des innocents et des coupables, sur tous les nouveaux convertis qu'ils trouvèrent, et, animés d'un faux zèle qu'on ne saurait trop blâmer, portèrent le fer et le feu dans vingt endroits différents »
Ce reproche de cruauté fut adressé aussi aux troupes régulières. Humainement parlant, il n'était pas possible d'éviter des représailles. Elles ne furent jamais comparables à ces traits de sauvage cruauté qui déshonorent à jamais les Camisards. Ecoutez un des généraux qui les combattirent :
« Je sais, dit Berwick dans ses mémoires, qu'en beaucoup de pays on a voulu noircir tout ce que nous avons fait contre ces gens-là ; mais je puis protester en homme d'honneur qu'il n'y a sorte de crimes dont les Camisards ne fussent coupables. Ils joignaient à la révolte, aux sacrilèges, aux meurtres, aux vols et aux débordements, des cruautés inouïes, jusqu'à faire griller des prêtres, éventrer des femmes grosses et rôtir des enfants. C'est aussi cette horrible conduite qui fut cause qu'il n'y eut jamais parmi eux que la lie du peuple ; s'ils avaient vécu en chrétiens et qu'ils se fussent seulement déclarés pour la liberté de conscience et la diminution des impôts, ils auraient engagé dans la révolte non seulement tous les huguenots du Languedoc,
1. La Baume, p. 219.
dont on prétend que le nombre monte à deux cent mille, mais il y a apparence que la contagion se serait communiquée aux provinces voisines, et peut-être même beaucoup de catholiques, ennuyés de payer les impôts, se seraient joints à eux. »
Pour en revenir aux Camisards blancs, Florentins et Cadets de la Croix, si le maréchal de Montrevel leur eût permis d'agir en liberté, il est assez probable que les Camisards noirs seraient rentrés plus tôt dans l'ordre. Il s'opposa vigoureusement à une entrée en scène trop libre de leur part, il les désavoua et leur enjoignit de se disperser : il les y contraignit même par les armes.
Cependant, une fois qu'il eut affirmé avec beaucoup d'énergie les droits de l'autorité, il comprit qu'il pouvait tirer un bon parti de cette explosion de juste résistance, et il donna des ordres pour l'organisation régulière des troupes auxiliaires catholiques. Le célèbre La Fayolle (que d'autres appellent La Sagiotte), gentilhomme du Dauphiné, ancien officier, qui vivait en ermite dans les bois de Prime-Combe, non loin de Sommières, fut mis officiellement à la tête de deux cents hommes. Ses lieutenant furent Lefèvre, de Gajan, et Florimond Violet, dit la Palette, de Générac.
« La Fayolle avait été pendant quinze à vingt ans capitaine dans un vieux corps. Mais désabusé du faux éclat du siècle présent, il s'était retiré dans cette solitude et y vivait austèrement sous le nom de Frère
Muni de l'autorisation de l'évêque de Nîmes, il s'offrit à Montrevel, qui accepta ses services.
Or, à la tête de deux cents hommes de son choix, il se rendit bientôt tellement redoutable, qu'un jour vint où Cavalier menaça « d'employer les armes de l'Éternel, si l'Ermite, Florimond et Lefèvre ne cessent de tuer nos frères ».
L'aveu est bon à retenir. Il prouve quels services auraient pu rendre, dès le début de la révolte, des compagnies bien
1. Livre II, ch. II. Précis, p. 259.
2. Lettre de M. Fauville, curé de Nages. L'Ouvreleul, t. II, p. 116.
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constituées de partisans appelés à défendre leur religion, leurs familles et leurs biens.
« Elles eussent été autrement redoutables aux rebelles que les milices locales sans valeur, ou des troupes venues de loin, exposées à mille influences, ne combattant que par devoir. C'était, à vrai dire, moins d'une guerre qu'il s'agissait que d'une chasse aux incendiaires et aux assassins (1). »
Au mois de mars 1703, M. de Montrevel réunit à Nîmes les gentilshommes du pays ravagé par l'insurrection. Il leur reproche de ne l'avoir pas étouffée à sa naissance et les adjure, au nom de leurs intérêts, de l'Eglise et de l'Etat, d'user désormais de toute leur influence pour ramener au devoir ceux qui dépendent d'eux. Il promet d'être clément au repentir, mais il annonce que la persévérance dans la rébellion le trouvera sans pitié. Il ne demande à personne de conversion forcée, mais il exigera que l'on soit fidèle au roi.
C'était un appel sage mais trop tardif à la loyauté des bons Français cévenols. Le branle était donné, et cette année 1703, malgré la présence du vaillant maréchal, qui d'ailleurs est accusé d'avoir trop souvent préféré le plaisir aux fatigues de la guerre, vit tomber, sous les coups du fanatisme hors de lui, un grand nombre de saintes victimes.
Au reste, il faut l'avouer, le maréchal et les autres officiers chargés de rétablir l'ordre dans les Cévennes étaient loin de s'attendre à une si opiniâtre et si cruelle résistance de la part des Camisards. Un moment vint où il leur parut nécessaire de recourir aux moyens extrêmes : ils proposèrent au roi de détruire tous les villages du théâtre de la révolte, à l'exception de quatre où pourraient se réfugier les habitants soumis. Ils obtinrent, non sans peine, la permission de démolir les maisons et, un peu plus tard, d'employer un moyen plus expéditif pour les détruire, le feu.
C'est vers le mois de septembre que commença ce que les anciens auteurs appellent « le brûlement de ce malheureux pays ». Une région de quarante lieues carrées de superficie
1. Précis historique, p. 157.
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livrée aux flammes et changée bientôt en un morne désert !
On est libre d'apprécier comme on voudra ce système de répression.
Un de ceux qui furent obligés de l'employer pour exécuter l'ordre qui en avait été donné, s'expliqua là-dessus avec une respectueuse liberté. Il s'agit de M. de Julien.
Après avoir livré aux flammes les villages et les maisons isolées des Cévennes, à l'exception de Florac, Barre, Saint-Germain-de-Calberte et Saint-Étienne-de-Valfrancesque, il écrivait au ministre Chamillart pour lui annoncer qu'il « avait entièrement terminé la longue et laborieuse besogne qui lui avait été confiée ».
« Mon expédition est finie, ajoutait-il, mais je ne prévois pas que tous ces désordres et ces troubles soient près de l'être.
« Je crains véritablement, Monseigneur, que ce grand châtiment que je viens. d'appliquer à un vaste et étendu pays, ne fasse plus de bruit et d'éclat dans le monde qu'il n'apportera d'adoucissement à la révolte et d'utilité au service du roi (1). »
Il est certain que ce procédé si rigoureux eut pour effet immédiat de redoubler la fureur des révoltés. On aurait dit qu'au brûlement de la montagne ils voulaient répondre par une inondation de sang dans la plaine.
Il y eut, en effet, une multitude de massacres et de désordres de toute espèce, pendant ce mois et le suivant, dans les basses Cévennes, dans la Vaunage et l'Uzège, c'est-à-dire dans la région moins accidentée de Nîmes, d'Uzès et d'Alais.
1704. Près de huit mois s'étaient écoulés : le maréchal de Montrevel, peu habitué à la guerre d'escarmouches, et aussi, il faut en convenir, trop inconstant et trop ami du plaisir, n'était pas encore parvenu à se rendre maître de la situation. Plus d'une fois même, les Camisards lui avaient résisté avec un plein succès et lui avaient infligé d'humiliantes défaites. La cour lui donna un remplaçant au mois d'avril. Avant de partir, il écrasa ses adversaires dans la bataille de Nages, 16 avril 1704.
1. L'Ouvreleul, t. II, p. 109.
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Louis-Hector de Villars, maréchal de France, vint prendre sa place le 21 avril. Le roi lui avait écrit : « Des guerres plus considérables à conduire vous conviendraient mieux ; mais vous me rendrez un service bien important, si vous pouvez arrêter une révolte qui peut devenir très dangereuse, surtout dans une conjoncture où, faisant la guerre à toute l'Europe, il est aussi embarrassant d'en avoir une dans le coeur du royaume. »
Villars fut bien accueilli, s'il faut en juger par ce passage du manuscrit de Valette : « Il s'était avancé sans faveur, il avait servi sans obliger, et il était estimé sans être aimé. Ses travaux furent ses intrigues ; ses services, ses protecteurs ; ses victoires, ses prières ; il ignorait le métier de courtisan, mais il possédait celui de la guerre. Il faisait mal sa cour, mais il se battait bien (1).»
« Je pris peu de jours, raconte-t-il dans ses Mémoires, pour me préparer à mon départ, et pendant ce court intervalle, je tâchai de me former une idée de l'état des choses autant qu'il se pouvait, d'après les relations contradictoires qui venaient de ce pays.
« Ce que je démêlai plus clairement, c'est qu'on employait contre les coupables les supplices les plus cruels, et je jugeai que c'était peut-être cette rigueur inflexible qui les portait aux actions barbares qu'on leur reprochait.
« Je me proposai d'essayer une autre conduite, et, en prenant congé du roi, je lui dis :
« Si Votre Majesté me le permet, j'agirai par des manières toutes différentes de celles que l'on emploie, et je tâcherai de terminer par la douceur des malheurs où la sévérité me paraît non seulement inutile, mais contraire. »
« Il me répondit : « Je m'en rapporte à vous, et croyez bien que je préfère la conservation de mes peuples à leur perte que je crois certaine, si cette malheureuse révolte continue (2). »
Lorsque de Villars arrivé à Nîmes, le 21 avril, rendit visite à Fléchier, celui-ci put lui dire, comme il allait l'écrire quelques
1. Valette, t. II, I. IV.
2. Mémoires de Villars, t. I, p. 139. (Collection Petitot, 2e série, t LXIX.)
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jours plus tard : « L'exercice de notre religion est presque aboli dans trois ou quatre diocèses. Plus de quatre mille catholiques ont été égorgés à la campagne... Près de deux cents églises brûlées (1). »
Animé d'intentions conciliantes, le maréchal fit agir le baron d'Aigaliers, gentilhomme protestant d'Uzès, assez modéré et assez adroit pour servir ses desseins.
Peu à peu l'idée de soumission honorable pénétra dans l'esprit des protestants armés. Cavalier donna l'exemple, et, après des négociations et des hésitations, Villars put réaliser son projet.
Ce ne fut pas, cependant, sans être obligé de temps à autre de réprimer sévèrement des actes de résistance violente et de cruauté. Les Camisards n'étaient pas assez disciplinés, assez soumis à Cavalier, pour se soumettre tous le même jour et sans regret ; d'ailleurs, il restait Roland.
Le 4 août 1704, celui-ci tomba mortellement frappé par une balle, au château de Castelnau, près de Brignon.
Si la révolte n'expira pas avec lui, on peut dire qü à partir de ce jour, elle n'eut plus que les convulsions de l'agonie. Aussi le maréchal de Villars put-il dès lors être rappelé pour prendre le commandement de l'armée de la Moselle. Il fut remplacé par le duc de Berwick, fils naturel de Jacques II, naturalisé Français en 1703. Celui-ci ne parut à Montpellier que le 19 mars 1705.
Dans l'intervalle, le marquis de La Lande, lieutenant général, porta les derniers coups à la rébellion, et Berwick eut la tâche facile. Il parcourut le théâtre de la lutte fratricide qui venait à peine de prendre fin, déclarant sur son passage « qu'il ne venait ni comme persécuteur ni comme missionnaire, mais dans la résolution de rendre justice également à tout le monde, de protéger tous ceux qui se comporteraient en fidèles sujets du roi, et de punir avec la dernière rigueur ceux qui oseraient y contrevenir » (2).
1705. Tandis que Berwick faisait entendre ces paroles
1. Lettres de Fléchier ; lettre du 27 avril 1704.
2. Cité par l'auteur du Précis historique, p. 246.
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de conciliation, quelques fanatiques irréductibles tramèrent un nouveau complot et préparèrent dans l'ombre la reprise des hostilités. Il en fut averti par un espion (1); les principaux coupables, parmi lesquels Ravanel et Catinat, furent pris, jugés et exécutés à Montpellier, au mois d'avril 1705. D'autres chefs camisards eurent bientôt le même sort.
Le 18 mars 1706, le duc de Berwick, nommé maréchal de France et envoyé en Espagne, fut remplacé par le duc de Roquelaure (2) qui, à son tour, parcourut les Cévennes et exigea le désarmement absolu de tous les nouveaux convertis.
Un auteur protestant résume d'une façon assez cavalière les événements de cette dernière année de la guerre cévenole : « Tout se borna pendant cette année, dit-il, au massacre de quelques prêtres, dans les Cévennes, du côté des Camisards, et au supplice de quelques-uns de ces derniers, de la part des puissances (3). »
De 1706 à 1709. Après deux ans d'un calme relatif, 1707 et 1708, il y eut encore quelques tentatives de révolte dans le Vivarais, voisin des Cévennes des Camisards. Elles furent réprimées sans trop de peine : Claris et Abraham Mazel, et quelques autres furent pris et exécutés.
BIBLIOGRAPHIE. I. Manuscrits : Histoire des troubles des Cévennes, par l'abbé Valette, prieur de Bernis. Bibi. de Nîmes, ms. concernant les Camisards, 2 vol., ms. ne 13.848. (Citation Ms. Valette.) Relation de ce qui s'est passé à Calvisson pendant le séjour des Camisards, en 1704. Bibi. de Nîmes, no 13.847. (Citation : Ms. de Calvisson.) M. Germain dans les Mémoires de l'Académie de Montpellier, Section des lettres, t. VI (1875), pp. 71-86. Une histoire de la famille de Cabiron, conservée au château de Saint-Étienne-Vallée-Française. (Citation : Ms. de Cabiron.) Divers manuscrits, propriété de M. l'abbé P. Pourcher, curé de Saint-Martin-de-Boubaux, diocèse de Mende, utilisés par M. J. Couderc. Relation du massacre que les fanatiques firent à Saint-Seriez et à Saturargues, le 20 septembre
1. Il l'appelle un canard privé.
2. Antoine-Gaston-Jean-Baptiste de Roquelaure, fils du lieutenant général, duc de Roquelaure, si connu par son esprit et ses bons mots, maréchal de France en 1724. (Précis historique, p. 254.)
3. Court, t. Ill,p, 208.
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1703. Bibi. de Nîmes, ms. ne 13.850 (écrit par le curé de Saint-Seriez). Lettre pastorale de Fléchier, évêque de Nîmes, 23 mars 1703, conservée au secrétariat de l'évêché de Nîmes. Recueil de pièces relatives aux troubles survenus en Languedoc pendant les guerres de religion. Bibi. de Nîmes, ms. no 13.850. Élie de Salvayre, seigneur de Cissalières, juge de Saint-Jean-du-Gord à l'époque des Camisards. Ms. inédit, cité par M. de V., auteur anonyme du « Précis historique de la guerre des Camisards s. (Citation : Ms. Cissalières.)
II. Imprimés. Le fanatisme renouvelé, ou histoire des sacrilèges, des incendies, des meurtres et des autres attentats que les calvinistes révoltés ont commis dans les Cévennes, et des châtiments qu'on en a faits, par le R. P. L'Ouvreleul, prêtre de la Doctrine chrétienne, ci-devant curé de Saint-Germain-de-Calberte, divisée en 3 volumes. Nouvelle édition, chez Seguin, à Avignon, 1868. (Citation : L'Ouvreleul.) Relation historique de la révolte des fanatiques ou des Camisards, par Charles-Joseph de La Baume, conseiller au présidial de Nîmes, éditée par M l'abbé Goiffon, vicaire général de Nîmes. (Nîmes, Bedot, 1874.) (Citation : De La Baume). La famille de Saint-Blancat, au château de Labastide-de-Beauvoir (Haute-Garonne), possède un manuscrit intitulé : Histoire de la révolte des fanatiques ou Camisards MDCCVII, 3 volumes in-12 reliés. C'est exactement l'ouvrage de La Baume, quoique ce nom ne se trouve nulle part dans aucun des trois volumes, et que le titre soit un peu différent de celui sous lequel l'a publié M. Goiffon en 1874: Relation historique de la révolte des fanatiques ou des Camisards. Les v. II et III portent sur le carton, à l'intérieur, des armoiries avec ces mots : Charles de Bachi, marquis d'Aubrais. Anonyme, Précis historique de la guerre des Camisards, Nîmes, 1892. (Citation : Précis historique.) Relation de la mort de M. l'abbé de Langlade du Chaila et de plusieurs autres personnes qui ont été massacrées par les fanatiques des Cévennes, par M. Rescossier, doyen du chapitre de Marjevols, Toulouse, 1853, réimpression. (Citation : Rescossier.) Histoire de la ville de Nîmes, par Ménard. Histoire de l'Église de Nîmes, par H. Germain. Brueys, Histoire du fanatisme de notre temps, 1692. Une continuation de cette histoire en 1709, et une autre en 1712. L'ouvrage entier fut réimprimé en 1737 (trois volumes in-12) et enfin en 1755. Histoire des troubles des Cévennes, par Court de Gébelin. De Felice, Histoire des protestants de France, Toulouse, 1874. Eugène Bonnemère, Histoire des Camisards. Fragments de la guerre des Camisards. Anonyme. 1693-1709. Introduction par Marius Talon, Hugues, Histoire de l'église réformée d'Anduze. Lettres pastorales de Mgr Fléchier, évêque de Nîmes.
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M. du Chaila était né en 1647, au château du Chaila-d'Ance, paroisse de Saint-Paul-le-Froid. Il entra jeune au séminaire des Missions-Étrangères et fut envoyé en qualité de missionnaire au Siam, où il épuisa ses forces, en sorte que ses supérieurs durent le rappeler en France en 1686. Dès le mois de novembre de cette même année, il fut destiné aux missions du diocèse de Mende. Les historiens lui donnent les titres d'archiprêtre des Cévennes et de curé de Saint-Germain-de-Calberte. Il avait le prieuré de Laval avec dispense de résidence (1).
1. Le Laval dont fut prieur M. du Chaila était, selon toute apparence, Laval-d'Atger, dans le canton de Grandrieu : M. du Chaila était originaire du Chaila-d'Ance, commune de Saint-Paul-le-Froid, et sa famille disposa pendant longtemps du bénéfice de Lavald'Atger, situé dans les environs. Ce bénéfice, du reste, était riche, tandis que celui de Laval-du-Tarn était d'un revenu plutôt médiocre. Or, M. Mingaud qualifie de riche le prieuré de Laval D'après un document que l'auteur de cette note a entre les mains, le prieuré de Laval ne fut donné à l'abbé du Chaila qu'en 1698. Il ne peut être question du Laval situé dans les environs de la Grand'Combe actuelle, dans l'ancien diocèse d'Uzès, puisque le Laval de l'abbé du Chaila était sûrement dans le diocèse de Mende.
Au mois de juin 1685, l'abbé du Chaila se démit des deux prieurés simples de Saint-Préjet-d'Allier et de Notre-Dame-de-la-Nativité de Molezon, en faveur de Jean Lemoine, clerc tonsuré du diocèse de Paris. (Arch. départ., s. G., n° 2127.) Il avait pris possession du prieuré de Saint-Préjet d'Allier par procureur pendant l'année 1681. A cette date, il était déjà prieur de Molezon et chapelain du Saint-Esprit en l'église paroissiale de Saugues, alors du diocèse de Mende. (Arch. départ., s. G., 2121.) Le 16 novembre 1686. l'abbé du Chaila prit possession de la cure de Sainte-Colombe-de-Reyre, dans le canton d'Aumont. En 1695, il s'en était déjà démis, probablement en faveur de quelque prêtre en qui il avait confiance. (Arch. départ. s. G., n° 2000.) Le 18 août 1687, « messire
n° 1883.)
Nous devons ces précieux détails à l'obligeance de M. l'abbé A. Foulquier, actuellement curé du Collet-de-Dèze.
(J.-B. Coudert, Victimes des Camisards, p. 46.)
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Il appela à son aide des missionnaires de divers ordres et travailla quinze ans à sa tâche ardue. Dans ce but, il avait fondé un établissement destiné aux jeunes gens qui se préparaient au sacerdoce, mais cette création dura peu. L'époque des missions de M. du Chaila coïncide avec l'entrée en campagne d'une troupe de prophètes formée par Guillaume du Serre, prêchant la haine du pape, de l'Église, des prêtres et du roi coupable de s'opposer à leurs entreprises. Le bon accueil qu'on leur faisait les confirma dans leur fanatisme, et ils se répandirent dans les diocèses d'Uzès, d'Alais, de Viviers, de Nîmes, de Montpellier et de Mende. Ils ne furent pas longtemps à s'apercevoir que M. du Chaila était le plus grand obstacle à leurs succès. Aussi c'était moins à cause du mal que cet ecclésiastique leur faisait que pour celui qu'il empêchait de faire que les protestants l'honoraient de leur haine. Sa vigilance à observer leurs démarches, ses mouvements pour en faire prévenir les suites, les avaient forcés pendant le cours de la nouvelle guerre à être des sujets fidèles ou tout au moins tranquilles. Les Cévennes, par leur situation, par la forme de leur terroir, et par l'esprit et la religion de leurs habitants, devaient être le centre de la révolte. Il fallait donc délivrer cette contrée de quelqu'un qui pouvait en rendre les avantages inutiles. Convenait-il de laisser des obstacles à la rébellion dans les lieux où elle devait être le plus à l'aise ?
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« Toutes les prophéties furent donc tournées contre cet abbé. L'Esprit n'avait guère d'autres occupations que d'ordonner sa mort. »
« Le 22 juillet 1702, l'abbé du Chaila était au Pont-de-Montvert où depuis un mois, aidé de deux religieux, les Pères capucins Ignace de Beaujeu et Alexandre de Miribel, il exerçait son zèle apostolique (1). Quoique le régent des écoles et le fermier du seigneur logeassent dans le château, il n'avait pas de peine à y trouver du logement pour lui. Il restait même encore quelques pièces où ceux qui commandaient dans la contrée enfermaient quelquefois leurs prisonniers, jusqu'à ce qu'ils eussent reçu les ordres de leur chef.
« On avait arrêté, dans diverses assemblées, six jeunes gens armés... On y détenait aussi, depuis deux jours, un guide qui conduisait dans les pays étrangers trois filles déguisées en garçons que l'on avait dès le lendemain transférées à Mende. Il restait à peine à ce château l'apparence d'une maison ordinaire. Le subdélégué de l'intendant avait cru devoir ajouter à de faibles clôtures deux sentinelles et des ceps, instruments faits de deux pièces de bois entaillées que, faute de fers, il avait fait mettre aux pieds de ses prisonniers et dont on a fait dans le Théâtre sacré (2) une description effrayante.
« L'auteur protestant de la nouvelle histoire des Camisards
1. Nous citons le récit de Coudert, op. cit., p. 58.
2. Théâtre sacré des Cévennes, ou récit de diverses merveilles nouvellement opérées dans cette partie de la province de Languedoc. In-8° de 156 pages. Londres, Rob. Roger. Epigr. (Act. 4, 20.) Nous ne pouvons que nous ne disions les choses que nous avons vues et ouïes. Inséré dans le 7e vol. de la Bibl. d'Aubais.
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qui prétend que les prisonniers avaient été faits par l'abbé du Chaila, à la tête d'une troupe de soldats, et qu'ils étaient les restes de ceux que ce missionnaire avait fait pendre sur-le-champ, ne trouvera sans doute pas mauvais que nous nous soyons abstenus de partager le ridicule d'un pareil récit...
« Mais si ces prisonniers n'étaient point les restes des cruautés de l'abbé du Chaila, ils furent le prétexte de celles des prophètes... »
Les révoltés s'étaient donné pour chef Abraham Mazel, paysan des environs de Saint-Jean-du-Gard, qui ne faisait rien sans consulter l'Esprit.
« Or, le dimanche 21 juillet 1702, raconte Mazel lui-même, comme nous étions dans une assemblée près de la montagne de la Lozère, l'Esprit me saisit et m'ordonna, en m'agitant beaucoup, de prendre les armes sans aucun retard et d'aller délivrer ceux de nos frères que les persécuteurs tenaient prisonniers au Pont-de-Montvert. »
Au jour marqué par l'Esprit, une troupe de deux cents hommes armés part de Barre-des-Cévennes et arrive au Pont-de-Montvert à 10 heures du soir. Elle investit aussitôt le château au chant des psaumes et cherche à en briser la porte à grands coups de hache.
L'abbé du Chaila, croyant que ces forcenés ne veulent que l'élargissement des prisonniers, et ne pouvant prendre l'avis du commissaire de l'intendant qui était absent, prend sur lui de les faire élargir.
La porte assiégée s'ouvre et les prisonniers sont remis à Mazel.
« Celui-ci, dont les vues n'étaient satisfaites qu'à demi, reprend le prieur de Bernis, se présente pour entrer. On lui résiste. Une blessure mortelle le débarrasse de Roux, régent des écoles ; les autres fuient. Il entre, il gagne l'escalier. Les deux soldats et les domestiques de l'abbé
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s'y étaient portés à son insu ; ils font feu. Un des prophètes est tué, un autre blessé.
« Mazel, croyant la maison beaucoup mieux défendue qu'elle ne l'était, ne voulut pas en acheter plus cher les pièces hautes, puisqu'il était maître des basses.
« Enfants de Dieu, crie-t-il à ses gens, cessez votre attaque : elle nous arrêterait trop longtemps. Brûlons cette maison et tous ceux qui l'habitent. »
On entasse les meubles, on y met le feu ; bientôt la flamme s'élève, gagne les planchers et se répand dans les chambres hautes.
L'abbé du Chaila, voyant que l'élargissement des prisonniers ne calmait pas le tumulte, et comprenant qu'on en voulait à sa vie, se prépare et prépare rapidement les siens à tout événement ; il leur donne l'absolution, les exhorte à mourir en bons catholiques. Ceux-ci aimèrent mieux tenter de se défendre, et il ne resta auprès de l'archiprêtre que son cuisinier.
Le feu ayant pris à sa chambre, il cherche à se sauver par la fenêtre à laquelle il attache les draps de son lit. Comme il avait une épaule quelque peu brûlée, la douleur lui fait lâcher prise trop tôt ; il tombe, se blesse gravement à une jambe et se voit hors d'état de fuir. Aidé cependant de son cuisinier, qui était descendu avec plus de bonheur, il se traîne dans des buissons qui servaient de clôture à une partie du jardin où il était descendu. C'est là qu'après avoir obligé ce fidèle domestique à se sauver, il fut aperçu par les assiégeants à la faveur de la clarté que l'embrasement du château répandait au loin.
« Ah ! le voici, s'écrièrent aussitôt les Camisards, voici le persécuteur des enfants de Dieu. Te voilà entre nos mains : tu expieras aujourd'hui les violences que tu as exercées, pendant si longtemps, contre nos parents et nos amis. »
On l'aurait massacré sur-le-champ, si l'on ne s'était
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fait une loi de consulter l'Esprit sur toutes choses. Il est donc traîné sur le pont de la rivière du Tarn qui traverse le village, et l'on interroge le prophète Séguier.
« Dieu ne veut pas la mort du pécheur, répond celui-ci, mais qu'il se convertisse et qu'il vive. Accordons-lui la vie, s'il veut faire parmi nous les fonctions de ministre de l'Éternel. Plutôt mourir mille fois, s'écria l'abbé. Tu mourras donc, répliqua le prophète, ton péché est contre toi. »
« Aussitôt, tous s'élancent sur lui. Chacun veut jouir du plaisir de tremper ses mains dans son sang... On ne cesse de le frapper... Cinquante-deux blessures, dont vingt-quatre étaient mortelles, mirent celui qui les reçut et ceux qui les firent au comble de leurs voeux.
« Son corps ne fut qu'une plaie, dit l'historien-ministre qui a cru justifier cet aveu à la faveur des reproches sanglants dont il affecte de le faire précéder (1). »
« Un exprès du Pont-de-Montvert, raconte L'Ouvreleul, alors curé de Saint-Germain-de-Calberte, me vint donner avis, à Saint-Germain, de la mort de notre archiprêtre. Je la fis savoir en diligence à tous les curés mes voisins et je les priai d'assister au convoi funèbre...
« Il fut aussi solennel qu'il pouvait l'être...
« Il n'y eut personne qui ne fût attendri et ne versât des larmes à la vue du défunt, quand il arriva à Saint-Germain, le jour de sainte Anne, porté sur un brancard, nullement changé, ayant la bouche ouverte et les yeux fixés vers le ciel, le front un peu sanglant, avec un air de douceur qui effaçait les horreurs de la mort, en sorte qu'il semblait vivant. On le revêtit de ses habits sacerdotaux et on l'exposa dans l'église qui fut aussitôt remplie de monde. »
1. Cf. Ms. Valette.
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« J'eus l'honneur de faire à sa louange un petit discours dont voici le précis et l'analyse :
a Je pris pour texte ces paroles tirées du vingtième chapitre du deuxième livre des Rois :
« Amaza, conspersus sanguine, jacebat in via :
« Amaza, couvert de sang, était étendu au milieu du chemin.
« Après mon prélude, je le comparai à ce fidèle officier de David. J'exposai ensuite sa naissance, son éducation, ses qualités naturelles, son agrégation au séminaire de Paris des Missions-Étrangères, son voyage de Siam, sa charité envers un jeune Siamois, appelé Pierre Hin, qu'il avait fait chrétien, mené en France, entretenu durant ses études, à Toulouse, et élevé à l'état ecclésiastique ; sa libéralité à l'égard des pauvres ; son zèle pour l'éducation de la jeunesse de l'un et de l'autre sexe, et des gens de la campagne ; ses soins pour l'établissement de bons pasteurs dans les paroisses des nouveaux convertis ; sa diligence et sa fermeté dans les affaires de la religion ; son industrie à terminer les procès ; son adresse à connaître et à ménager les esprits ; sa subtilité à trouver des expédients dans toutes les difficultés ; son affection pour tous les ecclésiastiques ; son exactitude dans la récitation du bréviaire ; sa modestie dans la célébration des saints mystères ; son assiduité au service divin ; sa gravité et sa ferveur dans l'exercice de la prédication ; sa piété envers le sacrement adorable de l'Eucharistie ; sa magnificence dans la décoration des églises et des autels ; son éloignement pour la conversation des femmes ; son onction pour aider les malades à bien mourir ; sa patience dans les traverses ; sa bonté envers ses domestiques; son attachement au travail; sa sobriété; ses jeûnes fréquents ; sa dévotion pour saint Joseph; sa coutume de se lever tous les jours de grand matin ; son indifférence pour la délicatesse ; son hospitalité
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universelle pour les passants ; le don qu'il avait fait de sa chapelle de vermeil estimée deux mille livres, de deux ornements complets, l'un de brocart et l'autre de moire, qui en valent mille, de quelques tableaux et de quelques nippes de sacristie, à l'église de Saint-Germain. Je n'oubliai point sa bibliothèque qu'il avait léguée à deux curés qui lui étaient entièrement dévoués ; ni la moitié de sa maison contiguë à la presbytérale, qu'il a laissée à celui de Saint-Germain et à son vicaire. Je parlai aussi de l'aumône qu'il avait faite, dans son testament, aux nécessiteux du même lieu, de toutes les provisions qui se trouveraient chez lui le jour de son décès, et aux bureaux de charité établis dans l'étendue de son archiprêtré, de la somme de cinq cents écus, dont la distribution serait faite selon le nombre des indigents. Enfin, je montrai que, comme Amaza, ministre du roi d'Israël, avait été tué pour avoir tâché de remettre des rebelles dans leur devoir, ainsi messire
« Je conclus par une exhortation aux pasteurs, mes confrères, fondée sur l'exemple de l'illustre mort qui était devant nos yeux.
« Il était déjà trois heures après midi quand nous le mîmes dans le tombeau qu'il s'était préparé lui-même, à l'entrée du choeur, quatre ans auparavant. »
Témoignage de Salomon Gardez, secrétaire de M. du Chaila, qui « s'étant enfui dans la montagne, il revint le
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lendemain mardi. Là, on lui apprit que ces attroupés entraînèrent l'abbé sur le pont où ils lui offrirent quartier pourvu qu'il voulût abjurer la religion catholique, et que, leur ayant répondu qu'il aimait mieux mourir, ils le tuèrent d'un grand': nombre de coups de bayonnette, qu'il vit sur le pont grande quantité de sang qu'il avait versé. »
Témoignage de M. de Broglie (1) :
« Ils lui voulurent donner la vie, s'il voulait les prêcher et suivre leur religion, ce qu'il refusa avec beaucoup de courage, disant qu'il aimait mieux mourir (1). »
Témoignage de Brueys. historien de cette guerre :
« S'il voulait éviter la mort, il fallait renoncer à sa religion, les suivre et faire parmi eux les fonctions de ministre de l'Éternel. Il répondit qu'il mourrait plutôt mille fois. Quelques-uns de la troupe insistèrent encore, en lui disant qu'il était bien opiniâtre de pouvoir garantir sa vie et de ne le vouloir point. Il répliqua : qu'on lui ferait plaisir de la lui conserver, mais que s'il en avait mille, il les donnerait toutes pour sa religion. Sur cela, le prophète s'écria : « Eh bien ! tu mourras donc, ton péché est contre toi (2). »
Nous possédons enfin un document que nous nous
1. Dépêche datée du Pont-de-Montvert, le 31 juillet 1702. (Dépôt de la guerre, vol. 1614, p. 36.)
2. Brueys, d'après les témoins suivants: le soldat Violette, échappé au massacre ; Dame Debaux ; veuve Des Marets. Brueys ajoute, après le récit du martyre : « Telle fut la mort cruelle mais bienheureuse de ce zélé serviteur de Dieu. » (P. 103.)
« La Providence voulut réserver ce soldat pour être un des témoins oculaires du martyre de l'abbé, car c'est de ce soldat qui s'appelait La Violette, de la femme du sieur Debauz et de la veuve du sieur Des Marets, qui rapportèrent ce qu'ils avaient vu et ouï, que l'on a su, qu'après qu'ils eurent découvert l'abbé, ils se jetèrent sur lui en criant : Voilà ce persécuteur des enfants de Dieu, etc. » (Brueys, t. II, page 100-101, 2. éd., Montpellier, 1709.)
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reprocherions d'omettre. C'est une pièce officielle, rédigée le 5 août 1702 et revêtue de la signature de l'évêque de Mende et de trois autres personnages. Cette pièce raconte brièvement la scène du meurtre et se termine par ces mots :
« Il a été pris et cruellement égorgé, après lui avoir
offert la vie s'il voulait quitter sa religion pour laquelle il a généreusement souffert la mort.
« Signé : CHEVALIER, vic. gén.
« LABASTIDE, Substitut du Commis des Nobles ;
« BARDON, maire de Mende. »
Et, plus bas, de la main de l'évêque :
« Étant bien informé de l'état de toutes choses et de la nécessité d'y apporter un prompt remède, nous approuvons la délibération.
A Chanac, ce 9 août 1702.
+ F. P., év. de Mende. »
« M. Réversat, le curé (de Frutgères), qu'on avait d'abord investi dans sa maison, sortit avec effort et passa en courant au travers de ceux qui occupaient la rue ; il se jeta dans un champ de seigle assez haut, puis dans un pré, où il reçut un coup de fusil, qui le fit tomber et permit â ces scélérats d'achever de le tuer »
Ils mirent ensuite le feu au presbytère et jetèrent le corps de leur victime dans les flammes ; après quoi, ils allèrent piller et saccager l'église.
« Le même jour, à Saint-André de Lancèze, ils montèrent au clocher, où ils trouvèrent le saint prêtre entendant en confession Jean Parent, acolyte, son maître d'école, qui se préparait à la mort. Ils jetèrent ce saint pasteur du haut du clocher en bas, lui coupèrent le nez avec toute la lèvre de dessus, lui appuyèrent le fusil au cou pour lui couper la gorge et lui brûler le visage avec la poudre. Il avait plusieurs autres coups de fusil et de dague par tout le corps, que je n'eus pas le temps de compter et de vérifier, craignant que ces scélérats qu'on disait être encore sur la montagne ne descendissent.
1. L'Ouvreleul, t. I, p. 30.
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« Nous l'enterrâmes vers le milieu de la nef de son église.
« J'avais connu ce saint martyr fort particulièrement pendant nos études de théologie et pendant le temps de son séminaire qu'il fit dans la maison de l'illustre abbé du Chaila, où il reçut tous les ordres.
« Il me servit de sous-diacre à la messe de l'enterrement de notre Père M. du Chaila, et le soir, en nous. quittant et nous embrassant à Saint-Germain, il me dit, les larmes aux yeux, qu'il s'estimerait heureux, s'il pouvait mourir de la même mort que notre inspecteur.
« Son désir fut exaucé dix heures après (1) .
« Les camisards allèrent au château de la Devèze, paroisse de Molezon (Lozère), où ils firent mourir MM. de la Devèze et de Nougayrol frères, deux gentilshommes très sages et craignant Dieu.
« Ils firent ensuite sauter la cervelle à Mile Thérèse, leur soeur, âgée d'environ vingt-cinq ans, la plus jeune de la famille, fille d'une grande vertu.
« Ces trois enfants furent égorgés en présence de leur mère (2) qui les exhorta à la mort qu'elle souffrit la dernière, avec une constance et une sérénité admirables, âgée d'environ soixante-dix ans.
« M. de Grézel (d'autres disent de Grèges), oncle de ces messieurs, y fut encore tué avec un fils d'un des rentiers.
« J'avais souvent entendu en confession ces deux demoiselles, écrit M. Mingaud, curé de Saint-Étienne-
1. Mingaud, p. 10.
2. Le comte de Peyre dit : « leur grand'mère ». Voir la note suivante.
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Vallée-Française ; leur vie était si réglée et toute la famille vivait si religieusement, que, en sortant de cette maison, j'étais dans l'admiration et en même temps dans la confusion, voyant plus de vertu dans une maison de laïques que dans celle de plusieurs prêtres (1).»
Le curé de Saint-Étienne-Vallée-Française ajoute : « J'ai cru devoir faire un petit récit fidèle de ces cruautés, afin que ceux qui le liront dans la suite comprennent jusqu'où peut se porter la fureur des hérétiques et combien ils sont dignes de compassion. »
M. Rescossier raconte ce qui suit (2) :
« Le 28 juillet au matin, ces révoltés allèrent au château de la Devèze. Ils tuèrent d'abord un jeune homme qui courait pour donner avis de leur arrivée.
« A ce bruit, noble Pierre de Bélar, seigneur de Nougayrol, sortit de sa maison, et rencontra dans la cour quelques-uns de ces scélérats qui lui demandèrent des armes.
« Ce gentilhomme leur offrit celles qu'il avait dans le château, et, comme il les conduisait dans une salle basse, il les vit courir d'un pas précipité vers le lit où dame Louise de Larroque, veuve de M. de Lacan, avait coutume de coucher. Transportés d'une aveugle fureur, sans examiner s'il y avait personne au lit, ils se mirent à enfoncer de grands coups de poignard dans la courte-pointe.
« Le sieur Nougayrol, sachant bien que sa mère n'était pas dans ce lit, entra dans une chambre à plain-pied où était demoiselle Thérèse de la Devèze, sa soeur. Il
1. Mingaud, p. 12. Il est question de ce massacre dans une dé-pêche du comte de Broglie datée du Pont-de-Montvert. le 3 août 1702, et dans une autre du comte de Peyre. (Dépôt de la guerre, v. 1614, p. 34 et 39.)
2. Page 49.
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l'avertit de ce qui se passait dans la maison et voulut sortir par une autre porte. Mais, la trouvant investie par un grand nombre de gens armés, il essaya de sauter dans un champ.
« Ayant été découvert, il reçut plusieurs coups de fusil, fut renversé à terre et rejoint par les camisards, qui l'achevèrent en le perçant de coups.
« Plusieurs personnes qui étaient de l'autre côté de la colline le virent lever les bras au ciel et l'entendirent répéter plusieurs fois « Miséricorde ! » jusqu'à ce qu'enfin il expira.
« Le seigneur de la Devèze, son frère aîné, descendit de la tour où il était avec sa mère, pour secourir son cadet. A peine sorti, les assiégeants lui tirèrent deux coups de fusil, et l'ayant manqué, ils se jetèrent sur lui et le poignardèrent.
« Pendant ce temps, sa vieille mère l'exhortait et l'encourageait, jusqu'à ce qu'elle l'eut vu expirer avec une constance héroïque. »
Vint ensuite le tour de demoiselle Thérèse.
« Les camisards la traînèrent d'abord, comme une innocente brebis, dans la cour du château, où madame sa mère l'encouragea vaillamment comme elle avait fait pour son frère aîné.
« La jeune fille, toute consolée et vivement animée de l'esprit de Jésus-Christ, pria ceux qui la tenaient de lui donner un moment pour faire sa prière ; ce qui lui ayant été accordé, elle se prosterna à genoux, et levant ses yeux et ses mains au ciel : Mon Dieu, dit-elle, je remets mon âme entre vos mains et je vous conjure de me faire miséricorde, par les mérites de Jésus-Christ, votre fils, par l'intercession de sa sainte Mère, la glorieuse Vierge Marie...
« Au seul nom de Marie, ces impies entrèrent dans une si grande fureur contre la sainte fille, qu'un d'entre eux
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lui tira un coup de fusil au milieu du front, qui lui emporta le crâne et fit sauter sa cervelle sur le pavé.
« Le seigneur de Grèzes, âgé d'environ quatre-vingts ans, beau-frère de Mme de Lacan, s'étant barricadé dans sa chambre, se mit à la fenêtre pour sonner une cloche, afin d'appeler du secours : ils lui tirèrent plusieurs coups de fusil, jusqu'à ce qu'enfin ils le renversèrent sur le
plancher de sa chambre, et il fut enseveli dans l'incendie du château.
« Non contents d'avoir fait mourir Mme de Lacan autant de fois qu'ils avaient égorgé, en sa présence, des enfants qu'elle chérissait comme une partie d'elle-même, ils voulurent encore qu'elle fût la spectatrice de l'incendie de sa maison.
« Cette femme forte vit d'un oeil sec et avec une tranquillité parfaite la ruine de son château, et elle était si unie à Dieu, si recueillie en elle-même, qu'elle semblait ne faire aucune attention à ça qui se passait devant ses yeux.
« Parmi ces scélérats, il y en avait deux à qui elle avait fait plusieurs fois l'aumône. L'un, appelé Jacqueton, avait été nourri par elle, une bonne partie de l'hiver précédent. Cet ingrat, au lieu de témoigner un peu de reconnaissance à sa bienfaitrice, « la prenait par le menton et lui disait mille indignités ». L'autre était le trop fameux Pierre Séguier, que ces illuminés nouveaux appelèrent Esprit Séguier, parce qu'ils le considéraient comme leur prophète. Il fit semblant d'être en effet saisi par l'Esprit en ce moment, et il parut, au milieu de ses contorsions, chercher à découvrir si le Ciel voulait qu'on fît mourir cette dame. L'Esprit prononça un arrêt de mort.
« La pieuse châtelaine, en l'entendant, s'écria : In te, Domine, speravi, non confundar in æternum (1). Ils ne
1. J'ai espéré en vous, Seigneur, je ne serai point confondue.
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l'entendirent pas plus tôt prier de la sorte, qu'ils se mirent à lui reprocher d'invoquer le diable. Vous vous trompez, leur répondit-elle, c'est un seul Dieu en trois personnes que j'invoque. C'est lui seul que je prie et que j'adore en esprit et en vérité. Accordez-moi un moment pour ache-ver ma prière.
« Ce moment passé, ils se jetèrent sur cette généreuse femme comme des loups enragés, lui perçant le sein de plusieurs coups de poignard.
« On connaît assez dans le pays la grande vertu de toute cette famille. Son château, situé dans un pays affreux et au milieu de l'hérésie, était comme la tour de David qui servait de rempart à tous les catholiques, de retraite à tous les prêtres.
« C'était un hôpital où l'on recevait tous les pauvres, sains et malades, et de fait il y avait un appartement qui leur était destiné. La jeune Thérèse se faisait un plaisir de les servir, même dans les maladies contagieuses.
« S'il m'était permis de sonder les coeurs (c'est le contemporain Rescossier qui parle), je ne craindrais pas de dire que cette jeune fille n'a jamais perdu l'innocence de son baptême. Le confesseur qui a entendu sa confession générale six ou sept mois avant sa mort, a assuré ne lui avoir trouvé d'autres péchés que ceux que l'on commet chaque jour et que l'on peut appeler, avec saint Augustin, les péchés des justes.
« Mme de Lacan était toujours occupée aux oeuvres de charité, surtout à retirer des occasions et à établir les
jeunes filles qui couraient risque de se perdre.
« Le caractère de cette famille était d'obliger tout le monde et de ne donner jamais à personne aucun sujet de mécontentement.
« La prière du soir et du matin, la lecture spirituelle, la fréquentation des sacrements, tout s'y faisait aussi régulièrement que dans une maison religieuse. »
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« Gaspard de Calvière, baron de Boissières et de Saint-Cosme, né à Nîmes en 1648, converti de la religion prétendue réformée, traversait le bois de Candiac, en allant de Vaubert à Boissières, lorsqu'il fut surpris par quatre camisards, qui se jetèrent sur lui et lui écrasèrent la tête à coups de pierre et achevèrent de l'assassiner avec un de ses pistolets (1) ».
A Saint-Saturnin de Bagars, entre Alais et Anduze, les camisards investirent la maison du sieur Jourdan qui avait autrefois tué le prophète Vivens (en 1692) (2).
1. La Baume, p. 52. Le comte de Broglie écrivait trois jours après au ministre de la guerre :
« Il est encore arrivé une cruelle aventure dans le diocèse de Nîmes. Un gentilhomme, nommé M. de Saint-Cosme, fort zélé pour le service du roi, ayant ses terres auprès de Saint-Gilles et de Calvisson, se voulut bien charger de l'inspection des paroisses qui sont depuis Beaucaire, Saint-Gilles et Aigues-Mortes, et comme à un lieu qui s'appelle Vauvert il s'était fait plusieurs assemblées, il avais une particulière attention à ce lieu-là.
« Il y était allé dîner avant-hier, et comme il s'en retournait chez lui dans sa chaise roulante, il fut attaqué par huit paysans sans armes dont quatre gagnèrent le devant de sa chaise et vinrent le saisir ; il avait des pistolets qu'ils prirent, lui en donnèrent un coup dans le corps et avec des pierres lui écrasèrent la tête. » (De Broglie, Montpellier, le 15 août 1702. Dépôt de la guerre, v. 1614, p. 44.)
L'Ouvreleul, d'après le récit de M. Fauville, curé de Nages, qui rapportait lui-même la relation du laquais de M. de Saint-Cosme, écrit « qu'ils l'assommèrent d'abord avec tant de fureur qu ils écrasèrent sa tête entre deux grosses pierres et que, voyant encore palpiter son coeur, ils prirent dans sa chaise roulante l'un de ses pistolets dont il lui tirèrent à la gorge un coup qui acheva de le tuer ». (L'Ouvreleul, t. I, p. 43.)
2. C'était en 1692, aux environs d'Alais. Vivens avait reçu de l'Angleterre 8.000 livres pour fomenter la rébellion. Il sétait rendu coupable de plusieurs meurtres. Il avait fallu le traquer comme une bête fauve. (V. Précis historique, p. 9 et 10.)
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« Toutes les précautions qu'il put prendre pour se garantir, tandis qu'ils enfonçaient les portes, furent inutiles. On le trouva caché sous un lit. On commença par le désarmer et par piller la maison. Puis, en se moquant de lui, ces malheureux lui dirent qu'il croyait avoir fait mourir Vivens, mais qu'il se trompait, puisqu'il était ressuscité en leur personne... Cela fait, ils lui dirent de prier Dieu. Dès que Jourdan eut fait sa prière, un de ces scélérats prit deux pistolets, de quatre qu'il avait à la ceinture. Il lui en tira trois coups de suite au milieu du corps, quoique au premier coup il fût tombé par terre ; et comme ces malheureux se retiraient et que son meurtrier eut remarqué qu'il remuait encore et disait quelques paroles, il prit le quatrième pistolet qui lui restait et le lui tira dans la bouche. De là, ils allèrent enfoncer l'église qu'ils pillèrent et brûlèrent, en chantant pendant ce temps-là des psaumes. »
Gilles de la Pise, curé-prieur de Saint-Martin-de-Boubaux. Les camisards lui firent dire qu'il n'avait rien à craindre.
Il se rendit donc avec confiance dans sa maison, où il fit fête à Laporte et à sa troupe.
« Ensuite, raconte L'Ouvreleul, il les accompagna avec beaucoup de civilité ; mais lorsqu'il fut au milieu d'une petite cour, ils lui tirèrent quatre coups de fusil à
1. Première lettre du prieur de Mialet, 7 octobre 1702.
La Baume, p. 70, parle ainsi de ce meurtre : « Ils massacrèrent avec des cruautés inouïes le sieur Jourdan qui avait tué Vivens. Ce fut le prétexte des cruautés qu'ils exercèrent sur lui. » Cf. L'Ouvreleul, t. I, p. 51.
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la tête et au cour et lui donnèrent trois coups de sabre. Puis ils mirent le feu à sa maison et à l'église. L'infâme Laporte, qui commandait cette troupe, n'osa pas se trouver en personne au meurtre de son bienfaiteur, qu'il faisait faire par les mains de ses émissaires. Il était entré dans une maison du voisinage, d'où il ne sortit qu'après avoir entendu tirer.
« Telle fut la mort de ce vieux pasteur, qui avait quelquefois témoigné à ses confrères que quelques années de plus ne devaient pas les porter à faire rien d'indigne de leur état (1). »
« Ces malheureux osèrent dire à ce bon prêtre, écrit-il, qu'il devait rougir de rester dans une Église qui était la Babylone et la prostituée dont parle saint Jean dans l'Apocalypse, qu'il croyait à la parole des hommes. Et dans le temps que ce bon vieillard, âgé de soixante-quinze ans, leur dit avec fermeté qu'il aimerait mieux mourir que de préférer la parole des hommes à celle de Dieu, on lui tira trois coups de fusil dans l'estomac, après lui avoir dit plusieurs fois de prier son Dieu.
« Il tomba raide mort, et ceux qui le relevèrent, trouvèrent sous lui les balles qui l'avaient traversé. On lui donna encore quelques coups de poignard... » (Mingaud. )
Salomon Gardez, secrétaire de M. du Chaila, fut surpris à Saint-Julien-d'Arpaon, dans la maison du sieur Lapierre, où il comptait passer la nuit.
« Au bruit confus que fit Laporte et sa troupe, on ouvrit une fenêtre et l'on demanda aux mutins ce qu'ils
1. L'Ouvreleul, t. I, p. 50.
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voulaient. Ils répondirent qu'ils voulaient entrer. Gardez, se flattant qu'il pourrait par ses honnêtetés se les rendre favorables, se présenta à la porte une lumière à la main ; mais leur barbare chef le saisit par la cravate en disant : « Il y a longtemps que nous te cherchons ; tu n'as qu'à recommander ton âme à Dieu. » Et au moment même, il commande qu'on lui casse la tête à coups de fusil.
« Dès qu'il eut expiré, on le dépouilla et on mit entre les mains du cruel Laporte soixante louis d'or qu'on trouva sur lui (1). »
« Vendredi dernier (20 octobre), les révoltés allèrent à 7 heures du soir à un village nommé Clatairas, de la paroisse de Générargues, sur le chemin d'Anduze à Mialet, chez un habitant nommé Boni; ils voulurent prendre pour guide un de ses valets, ancien catholique, auquel ils attachèrent les bras par derrière, et lorsqu'il les eut conduits à une demi-lieue de là, du côté de Mialet, ils lui dirent de se mettre à genoux, de prier Dieu, et au moment même, le sabrèrent d'une manière que, selon toutes les apparences, il devait mourir du premier coup qui lui a partagé le chapeau, coupé une oreille et la moitié de la joue. Comme on le croyait mort, ils le jetèrent dans la broussaille, où il demeura le reste de la nuit. On le remporta à Anduze, où il est entre les mains des médecins et des chirurgiens (2). »
« A Carnoules, village de la paroisse de Saint-Sébastien qui voisine avec celle de Mialet, les Camisards
1. L'Ouvreleul, t. I, p. 49. Salomon Gardez était originaire du Malhautard, hameau de Saint-Julien-d'Arpaon.
2. Troisième lettre du prieur de Mialet, 25 octobre 1702.
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restèrent jusqu'à 4 heures du soir et enlevèrent le frère de M. le curé qui était venu chercher du blé pour semer, sans qu'il fût au pouvoir de tous les habitants, qui connaissaient une partie de ces scélérats, de les gagner à force de prières, après s'être mis à genoux à leurs pieds...
« Dans un hameau de la paroisse du Pin nommé Trémon, ils désarmèrent le maire et tuèrent un ancien catholique...
« Le lendemain matin, on trouva le corps du frère de M. le curé de Saint-Sébastien dans un ruisseau près de Trémon, où ces scélérats l'avaient jeté, après lui avoir coupé le cou à coups de hache ; son corps fut apporté le lendemain à Anduze. Tous les prêtres qui y étaient réfugiés assistèrent à son convoi funèbre et lui rendirent tous les honneurs qui pouvaient dépendre d'eux (1). »
A Ners, à deux lieues au-dessous d'Anduze :
« Nous savons de source certaine qu'on y a tué M. le vicaire et le premier consul ; nous n'avons pas encore connaissance du reste...
« Nous venons d'apprendre qu'en arrivant à Ners, ils se saisirent de M. le vicaire (2) et du premier consul, et leur dirent que, s'ils n'obligeaient le batelier de leur passer la rivière, ils étaient morts ; ce qu'ils furent forcés de faire exécuter et de se mettre avec eux dans la barque, de peur qu'on ne leur jouât quelque mauvais tour ; dès qu'ils eurent passé la rivière, ils tuèrent le prêtre et le consul, et les jetèrent dans la rivière. »
1. Quatrième lettre du prieur de Mialet, octobre 1702.
2. Quatrième lettre de Vidal, prieur de Mialet. La Baume dit e Le curé de Deaux, qui se trouvait à Ners, chez ses parents. » (La Baume, p. 66.) V. L'Ouvreleul, t. I, p. 94.
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D'après M. Rescossier, « dès que le consul de Ners se vit entre les mains des fanatiques : « Je sais, leur dit-il, que vous me cherchez ; me voici prêt à mourir pour la religion catholique. » Ils voulurent lui donner la vie s'il reniait la foi. Il leur répondit qu'il ne leur demandait point la vie, mais seulement le temps d'offrir sa mort à Dieu ; ce qui lui ayant été accordé, il fit sa prière, et, après des actes fervents des vertus et les plus héroïques, il fut égorgé par ces scélérats (1). »
« Vendredi matin, 16 du mois de novembre, on trouva dans la paroisse de Mialet un pauvre soldat de bourgeoisie de la compagnie dudit lieu, que ces malheureux avaient tué la même nuit, sur les 9 heures du soir, à coups de fusil. Il avait trois balles au travers du corps . Après qu'on l'eut déshabillé, on mit le feu à sa chemise, qui se brûla entièrement, à la réserve du cou et d'une partie de la corde avec laquelle on lui avait lié les bras, l'ayant trouvé en plein jour, lorsqu'il allait travailler de son métier de tailleur à un village de la campagne (2)... »
Près de la verrerie de la Bouvière, du côté de Bragassargues, les camisards s'emparèrent d'un catholique qui allait à Anduze, « ils l'attachèrent sur son âne, le conduisirent à la verrerie et le tuèrent à coups de hache.
« En allant de Bragassargues à Sérignac, ils prirent pour guide un rentier d'une maison de la campagne avec son valet.
« Ils les brûlèrent tout vifs dans l'église ou à l'entrée de l'église, avec tout ce qu'il y avait de combustible
dans icelle (3)... »
1. Rescossier, op. cit., p. 57.
2. Le prieur de Mialet, sixième lettre.
3. Id., huitième lettre.
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« Roland, à la tête de deux cents révoltés, voulut tenter un coup d'éclat contre la ville et le château de Sauve. Il entre dans la ville, tambour battant, et, prenant avec lui quelques-uns de ses officiers, il se fait conduire au château et se présente à M. de Vibrac en lui disant : « Je viens de la part de M. de Broglie pour combattre les camisards, si je puis les découvrir. » M. de Vibrac reçoit Roland et ses hommes avec beaucoup de politesse et les retient à dîner.
A table, les manières grossières des nouveaux venus inspirent à M. et à M. de Vibrac des soupçons et, bientôt, de vives craintes. Cependant, les soldats de Roland qui étaient dans la cour, ayant commencé à élever la voix en se querellant avec les domestiques, fournirent à la châtelaine une bonne occasion de se délivrer de Roland, en le priant d'aller faire cesser le désordre. Pendant qu'il parlait à ses gens, Mme de Vibrac, ne doutant plus de la réalité, ferma la porte de fer de l'escalier et se barricada en dedans.
« Roland, déconcerté par l'adresse de cette prudente dame, désespéra de pouvoir exécuter son dessein artificieux, et, plein de fureur et de dépit, il fit mettre le feu à l'église paroissiale et tuer un capucin avec deux prêtres, dont l'un était religieux bénédictin mitigé, appelé M. de Mazan, originaire d'une très noble famille du diocèse de Riez, en Provence.
« Sa bienheureuse mort me donne occasion de raconter ici en abrégé l'histoire de sa vie.
« Pressé par ses parents de se faire religieux, il entra dans un ordre ancien à l'âge de dix-huit ans ; mais comme il n'était pas appelé de Dieu, il ne fut jamais content, et il fit même connaître son mécontentement en
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plusieurs rencontres. (Extrait du récit que M. de Cabanes a fait à l'auteur.)
C'est pourquoi MMe de Caille, son alliée, et très dangereuse religionnaire, de Manosque, usa de tant de subtilités, qu'elle lui persuada enfin de sortir de son état et du royaume et l'envoya en Hollande avec de l'argent et des lettres.
« Pendant qu'il vivait dans le libertinage de l'hérésie, M. de Cabanes, religieux de Saint-Victor de Marseille, prieur d'Ispagnac, alla faire une mission à Riez avec quelques ecclésiastiques. On lui apprit le malheur de cet apostat et on le pria de l'exhorter par lettre à se convertir. Il lui écrivit donc ce que Dieu lui inspira. M. de Mazan ne fit point de réponse ; mais une année après, vaincu par sa conscience et attiré par la grâce, il vint se remettre entre les mains de ce zélé prédicateur.
« M. de Cabanes le mena à Notre-Dame des Anges, soit pour l'éprouver sous les yeux des prêtres de l'Oratoire, soit pour attendre de Rome le bref de son absolution. Lorsqu'il eut reçu de bons témoignages de la sincérité de son retour à la vraie foi, il lui fit abjurer le calvinisme et le tint encore quelques années dans cette solitude. Ensuite, édifié de ses pénitences et des vertus qu'il avait pratiquées dans les fonctions de clerc de cette sainte chapelle, il lui donna l'habit de saint Benoît, suivant la mitigation, et lui procura une place monacale dans l'abbaye de Sauve, où, après son noviciat, il fut reçu profès. Depuis, il y mena une vie exemplaire et toujours uniforme.
« Quand Roland y arriva, il voulut le voir passer, croyant qu'il venait au secours de la ville. Mais ce perfide camisard, l'ayant fait saisir, lui dit qu'il fallait mourir. M. de Mazan demanda et obtint quelques moments pour se recommander à Dieu. Puis il fit à genoux cette prière à haute voix :
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« Seigneur mon Dieu, un grand pécheur va paraître devant vous. Pardonnez-moi, s'il vous plaît, par les mérites du sang de Jésus-Christ, et à ceux qui m'ôtent la vie, car ils ne savent ce qu'ils font ; j'ai du regret de vous avoir offensé, pour l'amour de vous.
« Ayant ainsi prié, il baisa la main de celui qui devait être son meurtrier et il fut tué d'un coup de fusil à la tête (1). »
Le meurtrier de M. de Mazan se convertit plus tard et déclara « que la patience et la dévotion de ce prêtre qu'il avait massacré était la cause de son changement ». Pris par les troupes du roi, il fut condamné à mort et exécuté à Montpellier (2).
La nuit du samedi au dimanche dernier, une troupe de ces scélérats a été à dix heures du soir à la paroisse de Générargues, qui n'est qu'à un quart de lieue d'Anduze... A leur arrivée,... ils se saisirent du maître d'école et d'un homme de soixante ans qui avait servi M. le prieur pendant l'espace de plusieurs années... Ils lièrent le maître d'école et le pauvre vieillard... Cela fait, ils allèrent à la maison de M. le prieur, qui était investie depuis leur arrivée, conduisant avec eux les deux prisonniers. Un valet qui couchait dedans fut en même temps fait prisonnier comme les autres... On fit ouvrir à ce valet la porte de l'église, et on l'obligea d'y mettre le feu de même qu'au grenier à foin, ce que ce pauvre valet ne put pas éviter sans être massacré comme les autres deux. Dans le temps que l'église était en feu, on jeta le maître d'école dedans, et en même temps on lui
1. L'Ouvreleul, t. I, p. 76, 77.
2. Cf. aussi Brueys, t. III, p. 48, édition de 1713.
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tira un coup de fusil, si bien qu'il a péri par le feu ; l'autre reçut en même temps un coup de fusil et quelques coups de hache sur la tête et sur le cou (1). »
« Le 12 décembre (nuit du lundi au mardi), une bande a brûlé l'église et la maison de M. le prieur de Peyroles, et son pauvre père, après avoir été massacré, a été brûlé dans son lit.
« Ces osards, dit le manuscrit, brûlèrent le sieur Gauthier, père du prieur, après lui avoir baillé un coup de hache au col. »
Le prieur de Mialet écrit encore, quelques jours après :
« Vendredi dernier, on trouva un pauvre homme de la montagne mort, les bras attachés par derrière, dans la paroisse de Gaujac qui n'est qu'à une petite demi-lieue d'Anduze ; il avait un coup de sabre au milieu de la tête et sept coups de baïonnette dans le corps (2). »
« Après avoir brûlé les églises de Générargues et de Saint-Sébastien, les camisards allèrent le dimanche, sur les 11 heures du soir, à Mialet, où ils ont fait de plus grands désordres qu'ailleurs. Comme ils avaient résolu de faire périr tous les anciens catholiques qui n'avaient pas encore quitté leurs maisons ni le lieu, ils prirent toutes les précautions nécessaires pour bien réussir...
« Ils allèrent visiter premièrement les maisons des anciens catholiques. Malheureusement, ils en surprirent trois auxquels ils attachèrent les bras par derrière... Cela fait, ils allèrent à la maison du maître d'école, qui avait déjà pris la fuite par une porte de dehors qui répondait à la campagne, et qui s'était caché parmi des choux. Ayant aperçu, à la faveur de la lune, des sentinelles et un corps de garde à quatre ou cinq cents pas
1. Dixième lettre du prieur de Mialet.
2. Dixième lettre du prieur de Mialet.
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plus bas, malgré le froid, il demeura en cet état violent pendant quatre heures.
« De la maison du maître d'école, ils sont allés à celle du sieur Carrieu,... nouveau converti. Comme il avait entendu qu'on avait enfoncé la porte de la maison du maître d'école, voisine de la sienne, il prit le même chemin que l'autre, et lorsqu'il crut être hors de danger... il tomba dans un corps de garde, où il fut attaché et conduit en cet état au commandant...
« Il fut mis avec les trois catholiques qu'on avait pris auparavant et conduit devant la grande porte de l'église qu'on avait abattue à coups de hache. Tandis qu'une partie travaillait à briser la porte de l'église, d'autres portèrent une croix de bois qui était au milieu du lieu, et quelques autres, à coups de hache, ont fracassé une belle croix de pierre de taille qui était au devant de l'église sur une belle place...
« Quand les portes de l'église furent à bas, ils entrèrent tous dans l'église avec les quatre prisonniers qu'ils avaient faits, et firent apporter la grande croix de bois dedans qu'ils mirent en pièces. Cela fait, à grands coups de hache, ils mirent à bas le grand autel et ceux des deux chapelles, de même que les tableaux et le petit tabernacle que M. le prieur y avait laissé à la place du grand tabernacle qu'il avait tâché de mettre à couvert et dont une partie a péri. La chaire, balustre, confessionnaux, sacristie, bancs, planches, baptismaux, bénitier, etc., ont eu le même sort.
« Quand tout cela a été fait en présence des quatre prisonniers, on a chanté quelques psaumes. Après quoi on a dit à un de leurs prophètes de prophétiser, ce qu'il n'a fait qu'après avoir parlé au commandant qui se faisait appeler le chevalier Roland, de la paroisse de Mialet, qui affectait de n'être pas connu, et qui obligea le prophète de s'adresser à un autre commandant qui se faisait
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appeler le prince Eugène. Le prophète sur ce qui lui avait été dit à l'oreille prophétisa qu'il fallait donner la vie à celui qu'on avait pris en fuyant le long de la rivière, pourvu qu'il rendît les armes qu'il avait, et qu'il fallait que les trois autres mourussent en même temps.
« On donna donc la vie au sieur Carrieu, et les autres furent tués et massacrés de la manière suivante.
« Le nommé Lafon, père, fut tué dans l'église d'un coup de pistolet à la gorge. Après cela, on lui a coupé les deux oreilles et partagé le menton, avec un sabre, en forme de croix. Son fils a été assommé à coups de hache et de sabre ; le troisième a été tué d'un coup de fusil.
« Pendant que La Ramée, qui est l'exécuteur de ces actions tragiques, faisait ce qu'on lui avait commandé, les autres, en chantant des psaumes, mirent le feu à tout ce qu'il y avait de combustible dans l'église (1).»
Après que les camisards se furent retirés de Mialet, en reprenant le chemin de Saint-Sébastien, par lequel ils étaient venus, ils trouvèrent un ancien catholique de Générargues... qui se réfugiait à Alais avec sa famille, et qu'on a massacré d'une manière extraordinaire. »
Ce catholique s'appelait Dudon.
« Quoique Saint-Christol ne soit éloigné que d'une demi-lieue d'Alais, on a tué et massacré quelques anciens catholiques.
« Hier on a trouvé trois autres morts sur le grand chemin près d'Alais, et un autre aujourd'hui près de Mialet, qui était encore en vie Q.
« Une autre troupe a été vendredi dernier à Saint-Privat-de-Vallongue, dans le diocèse de Mende, et a massacré, dans un village de cette paroisse, le sieur
1. Dixième lettre du prieur de Mialet.
2. Dixième lettre du prieur de Mialet.
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Verdailhan, fermier de M. le comte de Roure, sa femme et tout le reste de sa famille...
« On y a aussi massacré un homme pour avoir déposé contre eux (1). »
L'Ouvreleul, tome I, page 69, relate en ces termes le meurtre du notaire Verdailhan et d'un autre catholique nommé Saunier le cadet :
« L'un et l'autre, dit-il, éprouva qu'on a tout à craindre de tels scélérats. La conduite qu'ils avaient tenue tous deux leur ayant paru suspecte, ils fondirent un jour sur eux et les tuèrent, lorsqu'ils croyaient avoir moins besoin de se précautionner pour la sûreté de leur vie ; leur mort fut suivie de la perte que firent leurs familles, quand ces incendiaires brûlèrent leurs maisons après les avoir pillées. »
Messieurs de Cadoine et de Cabiron, dit-il, s'en allaient ensemble à Saint-Étienne-de-Valfrancesque, lorsqu'ils furent surpris par la troupe de Roland près du pont de Salindres... On dit au baron de Cadoine que son heure n'était pas encore venue et qu'il pouvait continuer son chemin. Pour le sieur de Cabiron, « ils furent sans pitié ». Ce qui le leur rendait odieux, c'était la haine qu'ils portaient à M. de Solpérières, son père, qui avait fait paraître un grand zèle pour la religion catholique et pour la défense du bourg de Saint-Étienne.
« Ils lui reprochèrent aussi de leur avoir crié du haut d'une terrasse, que leurs actions n'étaient pas celles des enfants de Dieu, tandis qu'ils brûlaient la maison d'un nommé Dardaillon du Serre.
« Toutefois, la physionomie avantageuse de ce jeune
1. Onzième lettre.
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homme, son air doux, la considération de la tendresse de mademoiselle sa mère envers lui, les auraient adoucis et touchés de compassion, car ils suspendirent quelque temps le coup de la mort. Mais une prophétesse forcenée, tombant à terre avec des mouvements convulsifs, poussa un cri terrible, et, s'étant levée, elle dit que l'Esprit-Saint voulait qu'on égorgeât cette victime, pour expier les péchés de la jeunesse qui faisait la guerre aux enfants de Dieu.
« En même temps, il tomba sous la dernière violence des mains de ces meurtriers, qui laissèrent son corps au milieu du chemin. On le porta le lendemain à Saint-Jean (du Gard), où il fut honoré de la sépulture ecclésiastique dans le cimetière (1). »
A Saint-Laurent d'Aigouze, le maréchal de Montrevel arriva le 15 mars et « fit appeler le maire et tous les habitants, anciens et nouveaux catholiques. Après leur avoir demandé s'ils étaient contents les uns des autres et de la conduite de leur curé, ils répondirent qu'ils étaient dans une satisfaction réciproque entre eux et même à l'égard de leur pasteur. Le général voulut savoir ensuite de M. le curé s'il était édifié des nouveaux convertis de sa paroisse. Ce prêtre lui ayant témoigné qu'il n'avait rien à dire contre eux, il leur fit prêter serment de fidélité au roi, comme il venait de faire aux villages voisins, et il alla dîner à Massillargues, où les rebelles avaient tué depuis peu le juge et deux catholiques. Dès qu'il fut parti, cinquante paroissiens du sieur Grizot, le curé, s'étant ligués ensemble, investirent la maison presbytérale et le massacrèrent cruellement (2). »
1. L'Ouvreleul.
2. L'Ouvreleul, t. I, p. 104.
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La Baume complète heureusement ce récit trop sommaire :
« Ils investirent, dit-il, la maison du curé, et ayant enfoncé la porte de derrière à coups de hache, ils l'obligèrent à leur allumer du feu et à leur donner les clefs de l'église, où ils le traînèrent, pendant que d'autres ramassaient les bancs pour les brûler. Le curé s'échappa et courut de toute sa force dans le village en criant : Au secours ! Miséricorde ! sans qu'aucun habitant voulût ou osât paraître.
« Ces bandits le poursuivirent, et, l'ayant arrêté, lui donnèrent plusieurs coups de bâton sur la tête et le ramenèrent dans l'église.
« Il leur échappa une seconde fois.
« L'ayant pris de nouveau à cent pas de l'église, ils lui écrasèrent la tète et le visage à coups de fusil et avec une fourche de fer.
« Comme il criait encore, mais d'une voix languissante, parce que sa tête était presque en lambeaux, ils allumèrent du feu dans la rue et lui brûlèrent les côtés, la tête et le visage avec des tisons. Ce supplice si cruel ne fut pas long, parce que, quand ils le commencèrent, il était à demi mort des coups qu'ils lui avaient donnés.
« Ayant laissé le corps dans la rue, ils retournèrent à l'église, ils renversèrent le bénitier et les fonts baptismaux, brisèrent le tabernacle dans lequel heureusement il n'y avait point la réserve, mirent les bancs en un monceau avec tout ce qu'ils trouvèrent dans la sacristie, les livres de plain-chant, les missels et les ornements, et allumèrent le feu qui les consuma avec tout ce qui dans l'église pouvait être brûlé. Après leur départ, on retira du brasier le calice et la patène. »
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Non loin de Lunel, on ne sait à quelle date, les fana-tiques donnèrent la mort à un religieux cordelier espagnol et à deux autres catholiques.
« On lia les mains du cordelier avec son cordon. Ce bon religieux pria humblement ses bourreaux de lui mettre entre les doigts un petit crucifix qu'il portait, et ils eurent assez d'humanité pour lui accorder cette grâce. En même temps, il quitta ses sandales et alla pieds nus et tête découverte, avec zèle, comme une victime, au lieu destiné pour le supplice, étant accompagné de deux autres patients.
« Ils furent tous les trois massacrés (1). »
Nous, soussigné, prêtre et prieur de Saint-Sériez, docteur de Sorbonne, faisant notre résidence dans la ville de Lunel, depuis qu'on a brûlé notre église, et en l'absence de M. le prieur de Saturargues, certifions, à tous ceux qui viendront après nous, que certains hérétiques appelés fanatiques ou camisards (reste de l'hérésie de Calvin), lesquels affectant quelques mouvements convulsifs ou contorsions étudiées, par des paroles entrecoupées, imposaient aux simples et abusaient de la
1. L'Ouvreleul, t. II, p. 82.
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crédulité des gens grossiers, brûlaient les églises, égorgeaient les prêtres, massacraient les catholiques et commettaient des cruautés inouïes, ayant passé la rivière de Vidourle, au passage de la Roque, le vingtième jour de septembre de l'an 1703, mirent à feu et à sang, sur les dix heures du soir, les deux villages de Saint-Sériez et de Saturargues, dont les habitants étaient anciens catholiques et recommandables par leur piété. Ils mirent le feu aux maisons, arrachèrent les enfants des bras et du sein de leurs mères, éventrèrent les femmes enceintes, n'épargnèrent ni le jeune ni le vieux, faisant main basse généralement sur tous ceux qu'ils rencontraient. Au lieu de Saint-Sériez, il y eut onze personnes massacrées, comme on pourra le voir dans la relation que nous avons écrite dans le registre de la paroisse de Saint-Sériez.
A Saturargues, il y eut soixante personnes mortes par le feu, ou par le fer, y compris ceux qu'on trouva morts dans les ruines des maisons, outre les blessés qu'on apporta à la présente ville de Lunel, lesquels, la plupart, avaient été blessés à coups de hache ou de poignard.
On verra les noms des morts dans le feuillet ci-joint que nous avons marqués par familles.
Les maisons de Saturargues ont été presques toutes brûlées, à la réserve de l'église et de la maison curiale, où ces fanatiques n'osèrent pas aller, crainte qu'il n'y eût quelques habitants de réfugiés et en état de défense.
Les maisons de Saint-Sériez ont été presque toutes brûlées. Le château de Saint-Sériez a été brûlé. La maison presbytérale et l'église n'ont pas échappé à la fureur de ces incendiaires. Le reste des habitants qui ont échappé au massacre, à l'incendie, se sont réfugiés dans la présente ville de Lunel ou dans celle de Sommières.
Le diocèse de Montpellier n'est pas le seul qui a
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ressenti la fureur de ces hérétiques. Ceux de Mende, d'Uzès, de Nîmes et d'Alais ont été plus cruellement maltraités. On y compte trente prêtres, ou environ, égorgés ; presque toutes les églises des paroisses de la campagne ou brûlées ou abandonnées ; un grand nombre de catholiques massacrés par les mains de ces meurtriers, lesquels, après avoir brûlé quelques villages ou fait quelque expédition sanguinaire, chantent des psaumes, en action de grâces, disent-ils, pour rétablir leur religion, qu'ils prétendent faire revivre par le vol, l'incendie, le meurtre, le carnage.
Fait à Lunel, ce quinzième jour de février 1704, en présence de M. Réginal Raymond, curé de Verargues, P. Antoine de Montpellier, capucin, lequel servait pour lors ladite paroisse de Saturargues, Jean Peyronnet, Jean Roquairel, Peyronnet, Roustan ; Raymond, curé de Vérargues, etc.
Catherine Pourreil, femme de Pierre Fondut, âgée de vingt-trois ans.
Deux des enfants dudit Pierre Fondut, âgés de quatre ans ou environ, et Marie Fondut, âgée d'un mois.
Gracie
Jean Combet, âgé de vingt-cinq ans environ ; Marie Combet, sa fille, âgée d'un an.
Pierre Mêge, vingt-cinq ans.
Catherine Marazeil, femme de Jean Bataille, trente-cinq ans ; ses deux enfants, Guillaume Bataille, neuf ans, et Antoinette Bataille, douze ans.
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Antoine Marquez, cinquante-cinq ans ; Florence Marquez, sa fille et femme de Jean Bonneil, trente-trois ans ; deux de ses enfants, Antoine, neuf ans, Jeanne, quatre mois.
Anne Marazeil, femme d'Antoine Jullian, cinquante-cinq ans.
Marie Guiraud, femme de Pierre Castel, trente ans. Deux de ses enfants, Marie Castel, douze ans, Barthélemy Castel, cinq mois.
Fulcrande Marazeil, femme de Pierre Durand, vingt-cinq ans, enceinte ; Catherine Santon, veuve de Jean Serven, trente ans, et sa fille Florence, trois ans ; Jeanne Bruguière, femme de Louis Alary, quarante-huit ans ; deux de ses enfants, Jean, dix-huit ans, Antoinette, six ans.
Étienne Marqués, bailli de Saturargues, trente-huit ans ; deux de ses enfants, Antoine, quatorze ans, Étienne, un an ; Guillaume Bonnet, son domestique, dix-huit ans.
Osias Ribes, soixante-quinze ans ; Pierre Ribes, son fils, trente-cinq ans ; Jeanne Nicole, femme dudit Pierre Ribes, quarante ans ; Osias Ribes, douze ans ; Jean, neuf ans.
Pierre Bataille, soixante-dix ans ; Marie Marqués, sa femme, cinquante-cinq ans.
Jeanne Bory, femme de Florent Rovière, cinquante ans ; leur fille Catherine, douze ans.
Jacquette Méjane, femme de Jean Rovière, trente ans ; son fils Fulcrand, quatre ans.
Agnès Alen, quarante-cinq ans ; son fils Pierre, cinq ans.
Gabrielle Guiraud, femme de Jean Vessière, quarante ans. Barthélemy Vache, quarante ans ; sa fille Marie, huit ans.
Jean Bataille, soixante-quinze ans.
Catherine Nicole, femme de Pierre Fondut, cinquante-cinq ans.
Léonard Marqués, trente-cinq ans ; Marie, sa fille.
Marie Sudre, femme d'Étienne Laurent, consul de Saturargues, quarante-cinq ans.
Laurent Grivel, fils de Jean, dix-huit ans.
Michel Étienne, quarante ans.
La demoiselle de Recolin, de la ville de Montpellier, cinquante-cinq ans.
Pierre Fournet, de Lunel-Viel, chasseur de la Dame de
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Rochemaure, et Pierre Teissier, berger de Saint-Chrystol.
Tous lesquels ont été enterrés au cimetière de Saturargues, ou sont demeurés ensevelis sous les ruines.
Fait à Lunel, le susdit jour 15e de février 1704.
ROQUAIROL. PEYRONNET.
RAYMOND SERRE, prieur de Saint-Sériez.
Ainsi signés dans le registre de l'église paroissiale de Saturargues. Copié à Nîmes, Bibl. de la ville (le 4 avril 1899).
Un autre document résume ainsi ces navrants détails :
« Ces inhumains ont tué dans Saint-Sériez onze personnes et blessé deux.
« A Saturargues:
« Soixante et onze personnes massacrées ;
« Quinze hommes ;
« Vingt-six femmes, dont six enceintes, qui furent éventrées ;
« Trente enfants, plus quinze blessés, portés à Lunel et dont six moururent.
« Parmi ce nombre de fidèles, M. Pujol, médecin, vit sur le corps d'un pauvre homme un petit enfant de six mois, à qui l'on avait déchiqueté le visage et coupé la gorge à coups de dague ; il était encore emmailloté dans les langes.
« Il en aperçut six autres, depuis l'âge de trois ans jusqu'à six, à qui on avait coupé les bras et les têtes ; d'autres étaient grillés au milieu de leurs pères et de leurs mères. Il remarqua, entre autres choses, cinq femmes que ces meurtriers avaient ramassées autour d'une croix de pierre, qu'ils abattirent sur elles ; la terre est encore couverte du sang de ces illustres crucifiées. »
Cf. Relation de ce qui se passa à Saint-Sériez et à
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Saturargues, du diocèse de Montpellier, le 22 septembre 1703.
Bibliothèque de Toulouse (imprimé).
Cf. Histoire de Languedoc, t. XIV, p. 1806.
Fille de Jean de Lacroix, baron de Mey rargues, d'Uzès, Mme de Miraman-Latour était mariée depuis un an environ (1). Quelques affaires l'avaient rappelée de Saint-Ambroix, où son mari résidait, à Uzès, son pays natal.
Accompagnée de sa femme de chambre, d'une nourrice, d'un laquais et d'un cocher sans armes, elle se met en route.
A une lieue de Saint-Ambroix et à deux pas de Vendras, trois prophètes arrêtent sa calèche, se saisissent de son cocher et de son laquais, lui font mettre pied à terre, à elle et à ses femmes, chargent sa femme de chambre de sa malle, les lient tous et les conduisent dans la forêt de Bouquet (2).
Mme de Miraman, comprenant toute la gravité du danger, eut recours aux moyens qui, dans d'autres occasions, lui avaient si bien réussi, aux prières les plus touchantes. « Ne craignez rien pour vous, lui fut-il répondu ; mais le Saint-Esprit nous a inspiré de faire mourir ces deux hommes. »
« Elle les supplia en vain de leur faire grâce ; elle leur offrit même inutilement sa bourse, où il y avait cinquante louis d'or qu'elle avait touchés le jour précédent, avec ses pierreries qui étaient de grand prix. Ces meurtriers furent inflexibles. « Au moins, dit-elle, ne
1. Nous citons, en l'abrégeant, Couderc, op. cit., p. 154-160.
2. Cf. Histoire des troubles des Cévennes, par l'abbé Valette, p. 189 et suiv.
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les tuez pas devant moi. » A quoi ils répondirent : « Eh bien ! Madame, nous vous contenterons (1). »
Alors deux de ces assassins menèrent à l'écart le cocher et le laquais et leur ôtèrent une partie de leurs liens pour les dépouiller de leurs habits qu'ils voulaient conserver en bon état. Le cocher, homme robuste, se sentant à demi délié s'élance sur son meurtrier et le renverse dans un ruisseau; celui-ci appelle son camarade qui, en accourant, permet au laquais de s'enfuir jusqu'à Saint-Ambroix.
Lorsque Mme de Miraman se vit séparée de ses deux domestiques, elle se sentit défaillir et pria celui qui la conduisait de lui permettre de s'appuyer sur son épaule. « Nous n'irons guère plus loin », répond le prophète. En effet, il la fait bientôt asseoir sur le gazon, place sa femme de chambre à ses côtés et se met à les garder le pistolet au poing.
Une heure se passe dans cette situation cruelle, pendant laquelle Mme de Miraman entendit les coups de fusil qui tuèrent son cocher.
Enfin les deux prophètes arrivent. La dame renouvelle ses instances, donne sa bourse, sa ceinture d'or, un riche diamant qu'elle avait au doigt ; elle ouvre sa malle, en sort des linges de prix et les offre. On accepte tout, on se laisse toucher et on lui promet de nouveau la vie.
Mais survient tout à coup le féroce Beylaigue avec trois satellites dignes de lui. Mme de Miraman qui, du premier coup d'oeil, devine toute la rage des nouveaux venus, en est épouvantée et tombe évanouie.
Ranimée par les soins empressés de ses femmes, elle implore, toute tremblante, le farouche Beylaigue et le conjure de lui laisser la vie. « Je veux tuer tous les
1. L'Ouvreleul, t. II, p. 97.
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catholiques, répond le cruel camisard, et vous, tout à cette heure. »
Laissons la parole à la femme de chambre : « C'en est fait, ajoute-t-il, vous mourrez de ma main ; faites votre prière. »
« Alors ma pauvre maîtresse, se mettant à genoux, pria Dieu tout haut de lui faire miséricorde et à ses meurtriers. Et comme elle continuait sa dévotion, elle reçut un coup de pistolet à la mamelle gauche qui la jeta par terre, un coup de sabre à travers le visage et un coup de pierre sur la tête.
« Un autre scélérat tua la nourrice d'un coup de pistolet, et soit qu'ils n'eussent plus d'armes chargées, ou qu'ils voulussent épargner la munition, ils se contentèrent de me percer de plusieurs coups de baïonnette. Je contrefis la morte ; ils crurent que je l'étais en effet, et ils se retirèrent.
« Quelque temps après, je me traînai auprès de ma chère maîtresse ; je l'appelai, elle me répondit d'une voix faible « Ne me quittez point, Suzon, jusqu'à ce que j'aie expiré. » Et elle ajouta : « Je meurs pour ma religion ; et j'espère que le bon Dieu aura pitié de moi ; dites à mon époux que je lui recommande notre petite. » Après cela, elle ne s'occupa que de Dieu, par des oraisons courtes et tendres, jusques à son dernier soupir qu'elle rendit à mes côtés, à l'entrée de la nuit.
« Quand elle fut morte, je la baisai trois fois, fondant en pleurs : ensuite je me levai et je m'efforçai peu à peu de sortir du bois, ne doutant pas que nos assassins ne se fussent retirés à Vendras. La pluie qui tombait à verse m'incommodait beaucoup ; mais elle me donnait du courage, en sorte qu'ayant moins de crainte, je prenais haleine de temps en temps. Ainsi, par une grâce extraordinaire de Dieu, je suis arrivée ce matin ici. »
Tous les historiens de la guerre des camisards rapportent en détail ce meurtre. Court lui-même, historien protestant, reproduit le récit de Suzanne, comme L'Ouvreleul, Valette et les autres (1).
L'Ouvreleul ajoute les intéressants détails qui suivent (2) :
« Dès que Suzanne eut fini sa relation, M. le baron d'Alais envoya douze nouveaux convertis réfugiés à Saint-Ambroix qui avaient tous des parents ou des enfants parmi les rebelles attroupés, pour aller chercher le corps de cette dame ; il leur fit donner à chacun un écu, et il leur dit que, s'ils ne l'apportaient pas, ils seraient fusillés à leur retour. En même temps il fit mettre en prison quelques-uns de leurs enfants, comme otages, en menaçant leurs pères de faire tomber sur eux la peine de leur désobéissance.
« Il n'en fallut pas davantage à ces paysans pour les animer à la recherche de ce corps. Ils ne le trouvèrent néanmoins que le 25 du même mois, à 6 heures du matin, et ils le portèrent sur un brancard avec respect à Saint-Ambroix.
« Quoiqu'il eût été exposé dans le bois à une pluie presque continuelle, pendant trois jours et trois nuits, non seulement les bêtes sauvages ne l'avaient pas touché, mais même la mort ne l'avait point changé. Sa face paraissait riante, ses beaux yeux étaient ouverts et brillants, ses plaies rouges comme du corail, et ses traits uniformes. Il semblait qu'elle fût en vie. Elle était encore habillée, chaussée, gantée et coiffée. Elle avait aussi ses pendants de diamant aux oreilles.
« Il fallut mettre sous les armes une compagnie de
1. V. L'Ouvreleul et Valette, loc. cit. ; Court, Histoire des troubles des Cévennes ou de la guerre des camisards, t. II, p. 104, 105, éd. d'Alais, 1819.
2. L'Ouvreleul, t. II, p. 100-101.
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soldats pour faire retirer le peuple qui venait en foule pleurer sur ce corps admirable, afin qu'on pût tout préparer pour sa sépulture.
« Lorsqu'on fut en état de lui rendre les derniers devoirs, on disposa ainsi le convoi funèbre: M. le baron d'Alais et quelques gentilshommes du voisinage portèrent un grand drap noir aux armes de M. de Miraman et de cette illustre défunte ; quantité de pauvres, qu'on avait habillés de neuf, marchaient autour du corps avec de gros cierges à la main, et il y eut un bon nombre de prêtres qui firent solennellement l'office, après avoir célébré chacun en particulier la messe pour elle. On distribua des charités extraordinaires. L'église, toute vaste qu'elle est, se trouva trop petite...
« On eut beaucoup de peine à mettre le précieux corps dans le tombeau des ancêtres de son époux. On n'entendait que des cris et des gémissements. Les pauvres surtout ne pouvaient se consoler de la perte qu'ils faisaient. »
Grégoire Vidal, docteur en théologie, successivement curé de Sainte-Croix-Vallée-Française, curé de Florac et archiprêtre des Cévennes, devint, en 1692, curé-prieur de Mialet, à une lieue de Saint-Jean-du-Gard.
On a retrouvé récemment et publié une douzaine de lettres fort intéressantes qu'il écrivit ou fit écrire à cette époque pour le comte de Peyre (1).
Dès le mois d'octobre 1702, on le pressait de se mettre à l'abri. Il l'avoue lui-même dans ce passage de sa première lettre :
1. Les Camisards en action, lettres du prieur de Miellet (Mialet), leur contemporain, publiées par H. Affre. Rodez, 1890.
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« Mes paroissiens me demandent en grâce de me retirer, afin qu'étant à couvert de la fureur de ces malheureux, ils puissent être au repos, et me marquent que je suis obligé de le faire en conscience. Je ne sais à quoi me déterminer. Cependant, quoi qu'il arrive, je ferai le service de ma paroisse les jours de dimanche et de fêtes, et les autres fonctions de mon ministère (1). »
Il se rend compte de l'imminence du danger, et il écrit quelques jours plus tard :
« Ces scélérats n'en veulent pas seulement aux adhérents de M. l'abbé du Chaila, mais encore à tous les prêtres qu'ils trouveront, cela est constant ; si bien que si le bon Dieu n'y remédie promptement et efficacement, tout est perdu (2). »
Une première fois, M. de Broglie ordonna au zélé prieur de s'éloigner de Mialet, « sachant, écrit-il lui-même, le danger évident où il était de mourir par les mains de ces malheureux. Le prieur ayant négligé de le faire, et ne voulant point du tout quitter sa paroisse, M. de Broglie, qui en eut connaissance deux jours après, ordonna au curé de Saint-Jean... de lui écrire de sa part de partir en diligence et sans perdre un moment ; ce que le prieur ne fit pourtant que le lendemain, jour de dimanche, après avoir fait toutes les fonctions de sa charge (3). »
Un peu plus tard, un ami écrit à sa place :
« Les ecclésiastiques ont abandonné leurs paroisses presque toutes sont sans service. On n'a pas encore pu obliger M. le prieur de Mialet à faire de même, quoiqu'il y ait plus de danger pour lui que pour les autres. Il continue toujours d'aller faire régulièrement le service
1. Première lettre, 7 octobre 1702.
2. Troisième lettre, 25 octobre 1702.
3. Troisième lettre, 25 octobre 1702.
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de sa paroisse, les jours de dimanches et de fêtes. Tout le monde blâme hautement sa conduite et on le veut absolument empêcher d'y retourner jusqu'à ce que la persécution ait fini. Voyant son opiniâtreté, on le veut obliger d'aller demeurer quelque temps à Montpellier (1). »
« On a enfin obligé M. le prieur de Mialet de ne s'exposer plus au danger évident de tomber entre les mains de ces malheureux en allant faire le service de sa paroisse qu'il a toujours fait régulièrement jusques à présent. Tout le monde est surpris de ce qu'il ne lui est arrivé aucun fâcheux accident, attendu; qu'un nommé Laporte, qui se fait appeler le chevalier Roland et qui est de sa paroisse, est le chef d'une grande bande de ces scélérats qui roulent toujours aux environs.
« Lundi dernier, 20 de ce mois, s'il fût allé à Mialet voir une vieille femme malade qui n'a jamais donné aucune marque de catholicité, celui qui le venait chercher le faisait tomber, sur son chemin, entre les mains d'un détachement de ces malheureux qui l'attendaient... Ce qui doit obliger M. le prieur, s'il veut mettre sa vie en sûreté, de se réfugier dans son pays ou dans quelque autre endroit où il n'y ait rien à craindre pour lui (2). »
Le 28 décembre. 1702, le prieur lui-même écrivait : « Nous sommes à la veille de tomber entre leurs mains. Nous faisons par avance un sacrifice de nous-même à Dieu, en union de celui que son Fils bien-aimé lui a offert pour nos péchés sur l'arbre de la croix. Nous espérons de sa bonté que, par un effet extraordinaire de sa grâce, il nous fortifiera dans ces bons sentiments et dans ces saintes dispositions (3). »
C'est la dernière lettre que nous ayons de ce digne
1. Cinquième lettre, sans date.
2. Sixième lettre, 22 novembre 1702.
3. Douzième lettre.
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prêtre. A partir de ce moment, il dut se réfugier à Anduze, peu éloigné de son prieuré.
Il y était depuis quelques mois, lorsque ses prévisions se réalisèrent.
Les camisards, raconte L'Ouvreleul, « le surprirent dans un jardin, proche la porte de la ville, où il prenait le soleil, et, après lui avoir tiré un coup de pistolet à la gorge, dont il mourut, ils s'enfuirent à Lézan (1). »
Un document contemporain donne quelques détails de plus :
« Le 22 février 1704, M. Vidal, prieur de Mialet, ci-devant curé de Florac, réfugié à Anduze, étant sorti à un jet de pierre de la ville, cinq cavaliers camisards traversèrent la rivière et vinrent fondre sur lui, lui tirèrent deux coups de pistolet, l'un à l'estomac, l'autre à l'épaule, et lui emportèrent partie du crâne d'un coup de sabre »
1. T. II, p. 130.
2. L'abbé Mingaud, curé de Saint-Étienne-de-Valfrancesque, contemporain et voisin du prieur de Mialet.
La chrétienté du Marava était dans un état florissant et la foi y faisait de jour en jour de nouveaux progrès. Le missionnaire de cette contrée avait baptisé en peu d'années plus de deux mille idolâtres; il espérait recueillir encore de plus grands fruits, lorsqu'il s'éleva tout à coup un orage qui mit la constance des nouveaux fidèles à une dure épreuve. Voici quelle en fut l'occasion.
Les gentils célébraient la fête de Ramesceren, fameuse idole qu'ils révèrent. Le prince, accompagné des seigneurs de la cour et de plusieurs brames, se mit en chemin pour se rendre à la pagode et pour y prendre le bain qui, selon eux, a la vertu d'effacer tous les péchés. Avant son départ, il laissa le gouvernement de ses États à Tiruvaluvatheven, son parent et son beau-frère, qui était parmi les néophytes un modèle de piété et de vertu mais il lui défendit expressément de visiter l'église des chrétiens pendant son absence, et il accompagna sa défense des menaces les plus capables de l'intimider.
Le prince étant arrivé à la pagode, et prenant le bain que les gentils tiennent pour sacré, aperçut sur le rivage quelques-uns de ses soldats qui s'entretenaient ensemble.
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Il demanda aux brames qui l'environnaient pourquoi ces gens-là ne prenaient point, à son exemple, un bain si efficace et si salutaire. Les brames, ennemis-nés de la loi chrétienne, saisirent l'occasion qui se présentait d'aigrir l'esprit du prince et de l'animer contre les adorateurs du vrai Dieu : « Quoi, seigneur, lui dirent-ils, pouvez-vous ignorer que ces soldats sont chrétiens, que vous êtes actuellement l'objet de leur risée, qu'ils se moquent et du culte que vous rendez à Ramesceren et de la persuasion où vous êtes que dans ces eaux sacrées vous recevez l'entière rémission de vos fautes ! Pour vous en convaincre, vous n'avez qu'à ordonner qu'on leur présente des cendres dédiées au grand Chiven et qu'on leur propose d'en marquer leur front selon notre usage, vous serez témoin vous-même du mépris qu'ils en feront. »
A peine eurent-ils achevé ces paroles qu'un brame, sans attendre l'ordre du prince, se détacha de la troupe, et, tirant d'un petit sac qu'il portait des cendres consacrées à Chiven, s'avança vers les soldats chrétiens, leur en offrit et les invita à s'en mettre au front. Les néophytes, en refusant de prendre ces signes de l'idolâtrie, ne purent s'empêcher de faire paraître de l'indignation : c'est aussi à quoi s'attendait le brame, et comme son dessein était de manifester aux yeux du prince l'aversion que les chrétiens avaient pour ses divinités, il fit de nouvelles instances et pressa fortement les soldats de s'appliquer au front ces marques de vénération pour Chiven.
Ces invitations réitérées impatientèrent un des néophytes : il étendit la main pour recevoir les cendres qu'on lui offrait, et aussitôt, suivant l'ardeur de son zèle et sans faire réflexion qu'il était observé, il les jeta à terre avec dédain et les foula aux pieds.
Le prince, qui examinait attentivement la contenance
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des néophytes, se livra dès lors aux plus violents transports de fureur : on ne sait même ce qui l'empêcha de venger sur-le-champ par la mort de ces néophytes l'outrage qu'ils venaient de faire à sa divinité.
On lui apprit au même moment qu'aussitôt après son départ Tiruvaluvatheven, son beau-frère, avait, contre sa défense, visité l'église des chrétiens et participé à leurs mystères. Cet avis, qui était véritable, redoubla les accès de sa fureur; il sortit du bain transporté de rage, et après avoir pris ses vêtements, il prit la route de sa capitale dans la résolution d'exterminer le christianisme de ses États.
A peine fut-il entré dans son palais qu'il ordonna à ses soldats de se répandre dans l'étendue de sa principauté, de parcourir les maisons des chrétiens, de leur enlever tout ce qu'ils y trouveraient de vestiges du christianisme. Cet ordre impie fut exécuté avec la dernière rigueur : il n'y eut aucun des fidèles qui put échapper à l'exacte perquisition des soldats ; on leur arracha avec violence les chapelets, les croix, les médailles, les images et les reliques, qu'ils s'efforçaient inutilement de cacher et de dérober aux yeux de leurs persécuteurs. Ces précieuses dépouilles furent apportées comme en triomphe aux pieds du prince : il les fit mettre dans divers sacs et les fit jeter dans un étang public, au milieu des applaudissements et des cris de joie d'une multitude innombrable d'idolâtres.
Non content de cette première expédition, qui jeta la consternation parmi les nouveaux fidèles, il tâcha de les effrayer encore davantage par la manière impitoyable dont il sévit contre son propre sang. Il fit appeler Tiruvaluvatheven, son parent, et jetant sur lui des regards menaçants, il lui signifia que, pour conserver ses honneurs et sa vie, il n'avait plus d'autre parti à prendre que d'abandonner à l'heure même l'infâme loi des Franquis
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(c'est le nom qu'il donnait à la loi chrétienne) et de sacrifier au grand Chiven ; que s'il balançait un moment, il allait le méconnaître pour son parent, le dépouiller de ses dignités et de ses revenus et lui faire souffrir un lent et rigoureux supplice ; qu'enfin il lui ôterait la vie, dont il se rendait indigne, par une mort également honteuse et cruelle.
Ces menaces n'intimidèrent point le généreux néophyte : il répondit comme un autre Eléazar, avec une fermeté respectueuse, que dès sa plus tendre enfance il suivait la loi de Jésus-Christ ; qu'elle avait été jusqu'ici la règle de sa conduite ; qu'à son âge il ne lui était pas possible de l'abandonner; qu'au reste ses biens et sa vie étaient entre les mains du prince pour en disposer à son gré, mais que rien ne l'engagerait à déshonorer sa vieillesse par une aussi lâche désertion que celle qu'on lui proposait.
Une réponse aussi ferme irrita de plus en plus le prince : au même instant il dégrada le néophyte de son rang, il le destitua de ses emplois, et après avoir éprouvé sa constance par diverses tortures plus cruelles les unes que les autres, il le confina dans une prison obscure, jusqu'au temps qu'il avait résolu de le faire mourir.
Comme on n'avait pu ébranler sa fermeté par la voie des supplices, on l'attaqua par un autre endroit qui lui fut très sensible. On permit à sa femme et à ses enfants de l'aller trouver dans sa prison. Cette famille désolée y entra dans le plus triste équipage ; de vieux haillons leur servaient de vêtements, et ils tenaient à la main quelques morceaux de pots cassés, tels qu'en ont aux Indes les mendiants qui vivent des aumônes qu'ils ramassent. Sa femme en l'abordant tout en pleurs : « Seigneur, lui dit-elle (car je n'ose plus vous appeler du doux nom de mari), vous voyez le déplorable état où votre imprudence nous a réduits : si vous n'avez pas compassion de vous-même,
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du moins soyez touché de ma misère et de celle de ces infortunés, gages de notre amitié conjugale : qu'ont-ils fait, ces chers enfants, pour n'avoir même pas de quoi se couvrir ? Tout innocents qu'ils sont, ils portent la peine d'une résistance aussi opiniâtre et aussi déraisonnable qu'est la vôtre aux volontés du prince. Que deviendront-ils si vous vous obstinez à vouloir mourir? Serez-vous insensible au point de les laisser périr de faim et de misère ? »
Ces dernières paroles furent entrecoupées de sanglots et de cris lamentables qui percèrent jusqu'au vif le coeur du néophyte. Cependant il eut la force de résister à une tentation si délicate, et sa fidélité au service de Dieu l'emporta sur les plus tendres sentiments de la nature. Heureux s'il eût persévéré jusqu'à la fin dans son attachement à la foi ! Mais son courage, qui n'avait pu être surmonté ni par la tendresse naturelle ni par l'horreur des tourments et de la mort, céda enfin à la ruse et à l'artifice.
On introduisit dans sa prison un de ces hommes adroits et subtils qui savent s'insinuer dans les esprits par une fausse éloquence et qui ont l'art de colorer les actions les plus odieuses en les faisant passer pour indifférentes. Il commença d'abord à se rendre agréable au prisonnier par des complaisances affectées; ensuite il parut vivement touché de voir un homme de son rang traité d'une manière si indigne et si barbare ; puis il lui demanda quel était donc le crime qui lui avait attiré une suite de châtiments si rigoureux, et ayant appris qu'il n'avait irrité le prince contre lui à cet excès que pour n'avoir pas voulu abandonner la loi de Jésus-Christ : « Ah ! seigneur, lui dit-il d'un ton tendre et radouci, est-il possible que vous donniez dans cette erreur populaire ! c'est vouloir de gaîté de coeur vous perdre vous et votre famille : je suis chrétien, ainsi que vous, je sais quels sont les devoirs
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que m'impose ma religion et je veux certainement me sauver; mais il y a certaines conjonctures où je n'ai aucun scrupule de feindre et de dissimuler pour me mettre à couvert de la persécution des gentils ; alors je ne fais nulle difficulté de dire seulement de bouche et à l'extérieur que je renonce à la foi : Dieu, qui sonde les coeurs des hommes, ne s'arrête point à de vaines paroles; il suffit qu'il connaisse mes dispositions secrètes et qu'il sache que je conserve sa loi gravée au fond du coeur ; faites de même, soyez attaché de coeur à la foi et dites simplement de bouche que vous y renoncez ; le prince sera content, vous serez rétabli dans vos premier honneurs et la persécution cessera : quel avantage n'en reviendra-t-il pas à la religion ! » Il appuya ce discours séduisant de tant de raisons apparentes et avec des termes si persuasifs, que le malheureux néophyte se laissa entamer et crut que dans des occasions importantes, où il s'agissait de procurer un grand bien à la religion, il lui était permis d'user de feinte et de dissimulation. A la vérité, il ne fut pas longtemps sans reconnaître sa faute : des catéchistes lui en représentèrent l'énormité, il en conçut une vive douleur et il tâcha de l'expier par l'abondance de ses larmes et par des pénitences extraordinaires. Mais son exemple ne laissa pas d'être pernicieux à quelques lâches chrétiens, dont le courage chancela à la vue des tourments et qui prétextèrent la même raison pour s'en délivrer.
Cette faiblesse d'un petit nombre de chrétiens affligea sensiblement le reste des nouveaux fidèles : l'horreur qu'ils en conçurent ne servit qu'à fortifier davantage leur foi et à ranimer leur constance, que les outrages et les mauvais traitements pouvaient affaiblir.
Aux uns on coupa le nez et les oreilles, ce qui imprime parmi ces peuples un caractère d'infamie. Les autres furent contraints d'abandonner leurs maisons et leurs biens et de chercher un asile dans d'autres états plus
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paisibles. C'était un triste spectacle de voir de nombreuses troupes d'hommes et de femmes suivis de leurs petits enfants, ou qui les portaient entre leurs bras, n'ayant pour tout bien qu'un méchant morceau de toile dont ils étaient couverts, tombant en défaillance, faute de nourriture, au milieu des chemins, sans que qui que ce soit eût compassion de leur misère. Ce ne fut qu'après avoir gagné les terres du royaume voisin que ces généreux confesseurs de Jésus-Christ trouvèrent dans la charité des fidèles quelques soulagements à leurs maux.
Au milieu d'une désolation si générale, on peut juger quelles furent les agitations du missionnaire et combien de mouvement il se donna pour calmer l'esprit du prince et apaiser cette tempête. Il s'adressa d'abord au frère du prince, qui était son appui à la cour et qui lui avait per-mis de bâtir une église sur ses terres : il sollicita la protection de personnes puissantes et entre autres d'un prince maure, ami intime du prince de Marava. Le prince maure écrivit une lettre fort pressante, par laquelle il suppliait le prince de Marava de traiter plus favorablement le Père et ses disciples. La réponse qu'il fit au prince maure fut qu'il le suppliait à son tour de l'excuser si dans cette occasion il ne lui accordait pas la grâce qu'il lui demandait, mais que la chose ne lui était pas possible ; que ses États étaient sous la protection du grand Chiven ; qu'il ne lui était pas libre de tolérer une religion qui n'inspirait que de l'horreur et du mépris pour cette divinité ; que le culte des dieux serait bientôt anéanti s'il donnait plus de licence aux chrétiens, et que ses propres soldats, qui s'étaient faits disciples de celui en faveur duquel il parlait, avaient si peu respecté sa présence, qu'à ses yeux ils avaient eu l'insolence de fouler aux pieds les cendres consacrées à Chiven.
Cette réponse, qui fut communiquée au missionnaire, lui déchira le coeur. Il crut que, comme dans les grands
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maux on a recours aux remèdes extrêmes, il devait aussi tenter quelque moyen extraordinaire d'étonner le prince barbare et d'amollir la dureté de son coeur. Il consulta Dieu par la prière et il redoubla ses austérités à cette intention. Enfin, après quelques jours, ayant assemblé ses catéchistes : « Que ceux-là me suivent, leur dit-il, qui sont prêts à verser leur sang pour la foi. »
Par ces paroles et par quelques autres qui étaient échappées au missionnaire, les catéchistes comprirent que son dessein était d'aller droit à la cour, de reprocher au prince son impiété et de lui remettre devant les yeux l'énormité du crime qu'il commettait en se déclarant l'ennemi et le persécuteur de la vraie religion. Comme ils étaient anciens dans la mission et qu'ils avaient plus de connaissance des usages du pays que le missionnaire, qui ne gouvernait cette chrétienté que depuis peu d'années, ils lui représentèrent que cette démarche serait non seulement inutile, mais qu'elle aurait des suites funestes à la prédication de l'Évangile et qu'elle avancerait infailliblement la ruine du christianisme sans lui laisser aucune ressource pour l'avenir. Il ne se rendit point à leurs raisons et les regarda comme un effet de leur timidité naturelle. Sur quoi les catéchistes dépêchèrent secrètement un courrier au supérieur général pour l'instruire du dessein qu'avait pris le missionnaire et des inconvénients qui ne manqueraient pas d'en résulter.
Le Père supérieur, qui avait vieilli dans les travaux de cette mission et à qui une longue expérience avait appris comment il fallait se comporter dans ces sortes de persécutions, si ordinaires parmi les idolâtres, sachant d'ailleurs que le missionnaire, naturellement vif et plein de feu, était capable de se laisser emporter au mouvement d'un zèle peu discret, songea aussitôt à en modérer l'activité : il lui écrivit une lettre honnête et consolante, mais par laquelle il lui ordonnait deux choses : la première,
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de revenir sur ses pas et de ne point paraître à la cour ; la seconde, de sortir incessamment de Marava, selon le conseil que lui avait donné le frère du prince.
En effet, le frère du prince, qui honorait le missionnaire de son estime, lui avait remontré que la prudence voulait qu'il se retirât pour quelque temps sous une autre domination ; qu'on ne pouvait maintenant apaiser la colère de son frère ; que sa présence ne servait qu'à l'aigrir davantage contre ses disciples ; que le temps pourrait adoucir cet esprit irrité ; qu'alors, les conjonctures devenant plus favorables, il ne manquerait pas de l'en informer et d'employer son crédit en sa faveur; qu'il avait un nombre de catéchistes prudents et zélés, lesquels, en son absence, pourraient secrètement et sans aucun risque consoler ses disciples et fortifier leur courage ; que d'ailleurs il ne devait avoir nulle inquiétude pour son église, qu'il se faisait fort de la garantir de toute insulte et qu'il se permettait de la lui rendre dans le même état qu'il la laissait.
Le missionnaire, qui n'avait pu goûter ce conseil, se soumit sans hésiter aux ordres de son supérieur; mais son obéissance lui coûta bien des larmes : il voyait son troupeau désolé, sur le point d'être destitué de pasteur et de devenir la proie du plus cruel ennemi de la foi : cette pensée l'accablait de douleur. Il sortit du Marava le coeur flétri d'amertume. L'accablement de la tristesse où il était, joint aux fatigues qu'il venait d'essuyer durant le cours de cet orage, lui causa plusieurs accès de fièvre dont il ne fut jamais bien rétabli. Cependant, après plusieurs lettres qu'il écrivit à son supérieur pour lui marquer l'affliction où il était de se voir séparé de son troupeau, il obtint la permission d'aller s'établir sur les confins du Marava , à condition néanmoins qu'il ne mettrait pas le pied dans les terres de ce royaume.
Cette lettre qui était si fort selon ses désirs lui fit oublier ses incommodités présentes.
A l'instant il partit, et en moins de cinq jours de marche il arriva dans une peuplade de la dépendance de Maduré, qui confine avec le Marava, et où il y a une église que de continuelles persécutions avaient fait abandonner depuis longtemps.
C'est là qu'il s'établit d'abord : mais ensuite, ayant découvert un lieu secret et retiré qui était beaucoup plus proche du Marava, il y fixa sa demeure. Les catéchistes vinrent l'y joindre et il y eut bientôt rassemblé ses néophytes dispersés et fugitifs. Il n'écouta alors que l'ardeur de son zèle et il s'y livra avec excès. Il était sans cesse occupé à soulager leur affliction par des paroles consolantes, à les animer à la persévérance chrétienne et à les affermir dans la foi par de continuelles exhortations et par la participation des sacrements.
Ces travaux pris sans ménagement redoublèrent la fièvre dont il avait eu plusieurs accès et lui causèrent d'autres indispositions qui le réduisirent à une extrême faiblesse. Il succomba enfin à la violence du mal et il fut obligé de garder le lit. Les catéchistes lui procurèrent toute l'assistance dont ils étaient capables : ils firent venir un médecin gentil qui, présumant trop de son habileté, promit de le guérir. Mais, soit que ce médecin ne fût pas aussi habile qu'il se vantait de l'être, soit que la maladie fût plus forte que les remèdes, il se trouva beaucoup plus mal après les remèdes qu'on lui fit prendre qu'il n'était auparavant, et on commença à désespérer de sa guérison.
Le P. Vieyra, qui n'était éloigné que d'une journée et demie du malade, accourut pour le secourir dans ce danger extrême. Il entendit sa confession, il lui administra le saint viatique, que le moribond, malgré sa faiblesse, reçut à genoux avec de tendres sentiments de
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piété ; il lui donna enfin l'extrême-onction et ne le quitta point qu'il n'eût rendu le dernier soupir. Le mémoire portugais dont on a tiré cette relation ne marque point le nom de ce missionnaire. Le P. Vieyra ne survécut pas longtemps à celui auquel il venait de donner les dernières preuves de sa charité.
Son église était située sur les terres d'un raja qui avait conçu une aversion mortelle contre le christianisme. Cette aversion ne lui était pas naturelle, mais elle lui avait été inspirée par un brame qui lui servait de gouron (1) et qui, s'étant rendu maître absolu de son esprit, le gouvernait despotiquement. Le brame avait rendu son disciple si dévot à Vichnou qu'il ne pouvait sortir du temple consacré à cette idole, et que, par un respect ridicule pour un lieu qui lui semblait si saint, il se faisait un devoir d'en balayer le pavé avec sa langue. Plus le raja se perfectionnait dans les folles pratiques du culte superstitieux qu'il rendait à sa fausse divinité, plus sa haine s'allumait contre la religion chrétienne. Le brame qui avait disposé insensiblement son coeur à cette haine n'eut pas de peine à lui persuader qu'il fallait détruire l'église des fidèles et chasser le missionnaire. Un autre raja plus humain donna au P. Vieyra une retraite sur ses terres et lui accorda la permission d'y bâtir une église qui subsiste encore aujourd'hui.
Le père ne se trouva pas peu embarrassé dans sa nouvelle église ; l'entrée du pays qui dépend de ce raja était entièrement fermée aux Indiens de basse caste, parmi lesquels il comptait un grand nombre de fervents chrétiens. Il ne put pas se résoudre à laisser sans secours spirituels cette portion de son troupeau, qui lui était d'autant plus chère que la naissance la rendait plus
1. C'est ainsi que les Indiens appellent leur père spirituel.
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méprisable aux gentils de haute caste. Il chercha pour cela un expédient, et il réussit.
Non loin des terres dépendantes du raja, était un bois solitaire et peu fréquenté des Indiens : c'est là qu'il se retira pour quelque temps. Il se logea dans une étable à chèvres à demi ruinée, qui ne pouvait le défendre ni de l'humidité de la nuit ni de la rosée du matin, dont la malignité est fort contagieuse aux Indes. Pendant deux mois qu'il y demeura, il fut continuellement occupé à instruire ou à baptiser les catéchumènes et à administrer les sacrements aux anciens fidèles. Après avoir rempli de ce côté-là son ministère, il prit la route de Camin-Naikempati, pour y réparer ses forces et pour se remettre d'une fièvre lente qui le minait à vue d'oeil et qui le menaçait d'une proche phtisie. Se sentant un peu mieux, il alla exercer les mêmes fonctions à Uttimapaleam, et ensuite il se tourna du côté de Maduré. La pluie, qui le prit en chemin et qu'il essuya durant une journée entière dans des lieux déserts et dépourvus de tout abri, renouvela ses indispositions et sa langueur. On lui conseilla d'aller se rétablir sur la côte, et il se rendit à Pondichéry, où le repos et tout ce que les jésuites français firent pour lui rendre la santé furent inutiles. Son exténuation étant toujours la même, il passa à Méliapour, où il crut trouver un meilleur air. Mais à peine y fut-il trois jours qu'il sentit approcher sa dernière heure : il se fit administrer les derniers sacrements et il finit sa course apostolique par une mort sainte et édifiante.
La persécution qui s'alluma dans le Tunquin, en 1721, est une des plus cruelles que le christianisme ait eu à souffrir dans ce royaume. On en jugera par la suite de cette relation, où l'on verra la religion proscrite, les missionnaires et les chrétiens recherchés, emprisonnés, mis à la torture, expirant sous le fer des bourreaux, et cela uniquement par le refus qu'ils font de renoncer à leur foi et de fouler aux pieds l'image adorable de Jésus crucifié. Tel est le spectacle qui a attiré, ces dernières années, toute l'attention d'un grand peuple, et qui a procuré à de généreux confesseurs de Jésus-Christ une couronne immortelle. On ne rapportera ici que ce qu'on a pu apprendre par la voix publique, et dont des personnes dignes de foi ont été témoins oculaires ; on omet plusieurs circonstances édifiantes de la mort de ces illustres néophytes, parce que les missionnaires, obligés de se cacher pour se dérober aux recherches des soldats, n'ont pas eu la liberté de s'en instruire avec assez de certitude.
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La mission de Tunquin, l'une des plus florissantes de l'Orient, a été jusqu'ici, et est encore la plus persécutée. Cependant elle paraissait assez paisible depuis quelques années ; les ouvriers évangéliques trouvaient moins de contradictions dans leurs travaux, et le fruit qu'ils en retiraient répondait à l'ardeur de leur zèle. Une infinité d'âmes étaient enlevées au démon, et entraient en foule dans le bercail de Jésus-Christ.
Ce calme ne dura pas longtemps ; l'esprit de ténèbres ne put voir d'un oeil tranquille tant de conquêtes arrachées à l'enfer.
L'instrument dont il se servit fut une femme chrétienne dont la foi était déjà bien altérée par la corruption de son coeur. Elle demeurait dans une bourgade nommée Kesat, où il y avait une chrétienté nombreuse et fervente.
Son libertinage outré et le dérèglement de sa vie y causaient un énorme scandale. Les avis, les reproches, les menaces, dont on usa tour à tour pour la faire rentrer dans la voie du salut, furent inutiles. Enfin, ses désordres montèrent à un tel excès, que les fidèles ne voulurent plus avoir de communication avec elle, et que Ies missionnaires la privèrent de l'usage des sacrements jusqu'à ce qu'elle eût repris un train de vie plus édifiant. Cette malheureuse, tournant en poison le remède qui devait la guérir, mit le comble à ses crimes par l'apostasie et par la résolution qu'elle prit de tout entreprendre pour détruire absolument le christianisme. Elle communiqua son dessein à titan apostat et à un autre de ses amis, infidèle, qui détestait le nom chrétien. Ils convinrent de présenter une requête au régent du royaume, nommé Thua ; elle contenait les accusations suivantes
1° Qu'Emmanuel Phuoc, chrétien, et ses parents, contre l'obéissance due à l'édit du roi qui proscrit la loi des Portugais (c'est ainsi qu'ils appellent la loi chrétienne), étaient les protecteurs déclarés de deux Européens
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qui enseignent cette loi, et qu'ils les tenaient cachés dans leurs maisons et dans leur village ;
2° Que ces Européens avaient érigé dans leur village une église, où ils enseignaient leur loi aux peuples ;
3° Que les peuples accouraient par milliers de tout le royaume à cette église ;
4° Que les Européens avaient des églises dans plusieurs autres bourgades, et que quand les mandarins y faisaient leurs visites, ils fermaient les yeux sur ce désordre. Cette requête fut suivie d'une seconde dont on n'a pu avoir la copie. Tout ce qu'on sait, c'est qu'elle était pleine d'invectives contre la religion chrétienne, et de calomnies contre les missionnaires et leurs néophytes.
Les chrétiens de Kesat eurent un secret pressentiment des accusations calomnieuses qu'on avait portées contre eux à la cour. C'est pourquoi, à tout événement, ils songèrent à mettre en sûreté les vases sacrés, les ornements de l'église et les meubles les plus précieux qu'ils avaient dans leurs maisons. Emmanuel Phuoc, qui prévoyait que ce serait sur lui d'abord que tomberait la foudre qui commençait à gronder, ne perdit point de temps et mit à couvert une bonne partie de ce qui pouvait être profané ou enlevé par les infidèles. Les autres chrétiens, qui ne croyaient pas que l'orage fût si près d'éclater, usèrent de plus de lenteur et se trouvèrent surpris.
Le P. Buccharelli résidait à Kesat. Ayant appris que la cour avait fait partir trois mandarins et une centaine de soldats pour s'assurer de cette bourgade, il en donna avis aux chrétiens. A cette nouvelle, la consternation fut générale. L'approche de leurs persécuteurs, et la frayeur dont ils furent saisis, ne leur laissèrent guère la liberté de prendre les mesures convenables dans de pareilles conjonctures. Les uns quittèrent leurs maisons, d'autres y restèrent, ne sachant quel parti prendre.
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Le P. Buccharelli et ses catéchistes n'eurent que le temps de sortir de la bourgade ; ils n'en étaient pas éloignés quand les soldats arrivèrent et l'investirent. En même temps, les mandarins firent publier de tous côtés, à haute voix, une défense, sous peine de mort, de sortir du village. Ainsi les chrétiens se trouvèrent assiégés toute la nuit.
Le jour ne commençait qu'à paraître, lorsque les mandarins entrèrent dans la bourgade, et s'assemblèrent dans la maison où se tient le conseil. Ils ordonnèrent à tous les habitants de s'y rendre. On appela ceux qui avaient été dénoncés comme chrétiens. On commença par Emmanuel, qui avait disparu. On nomma ensuite les six néophytes, ses parents, et, à mesure qu'ils paraissaient, ils étaient liés et garrottés par les soldats. On leur donna d'abord pour prison la chambre même du conseil, et on congédia les autres. Après cette expédition, les mandarins, suivis de leur soldatesque, allèrent tout saccager dans l'église et dans les maisons des chrétiens
La première maison où ils entrèrent, fut celle d'Emmanuel. Comme il avait la réputation d'être riche, ils se flattèrent d'y trouver de quoi contenter leur avarice. Mais la précaution qu'il avait prise trompa leur espérance ; ils en sortirent les mains vides.
De là, ils allèrent dans notre église, où ils trouvèrent encore des ornements et des images qu'on n'avait pas eu le loisir de mettre à couvert. Ils les transportèrent dans la maison voisine d'un chrétien nommé Luc Thu, qui eut le bonheur dans la suite de donner sa vie pour Jésus-Christ. Comme on le prit pour un de ces prédicateurs de la loi chrétienne, on le maltraita cruellement, et on l'enferma dans une rude prison. Ils continuèrent leur pillage dans l'église des Dominicains, et dans les autres maisons des chrétiens qu'ils avaient emprisonnés. Étant retournés à la chambre du conseil où l'on avait arrêté les
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six chrétiens, ils leur mirent les fers aux pieds et les firent traîner dans les prisons. Trois jours après, ils se retirèrent de Kesat et conduisirent à la cour les six prisonniers. On laisse à juger quelle fut la désolation des chrétiens de voir la profanation de leurs églises, le saccagement de leurs maisons et les cruels traitements qu'on venait d'exercer sur une troupe de néophytes qui n'avaient d'autre crime que leur attachement à la foi.
Dès qu'ils furent arrivés à la cour, les prisonniers furent présentés au tribunal. On étala à leurs yeux des chaînes d'une pesanteur énorme et tous les instruments de leur supplice. Le mandarin jeta par terre un crucifix et leur déclara que le seul moyen de sauver leur vie et leur liberté était de le fouler aux pieds. Trois néophytes, effrayés par ce spectacle de terreur, rachetèrent leur vie par une lâche et criminelle obéissance au mandarin. Les autres, plus fermes dans la foi, frémirent à cette proposition impie et s'offrirent généreusement aux tortures et à la mort. Aussitôt on leur attacha des chaînes de fer au cou, aux pieds et aux mains, et on les emprisonna. De là, les mandarins allèrent faire leur rapport au régent de l'expédition de Kesat et lui présentèrent tout ce qu'ils y avaient trouvé qui servait au culte divin. A cette vue, le régent entra en une espèce de rage et, dans ce premier accès de fureur, il ordonna à un de ses eunuques et à un mandarin de confiance d'aller à Kesat, et d'y faire de nouvelles recherches de tous les meubles consacrés au service des autels. Ils exécutèrent ponctuellement ses ordres ; mais ils ne trouvèrent presque rien dans les églises, ni dans les maisons, parce qu'on avait eu le loisir de cacher sûrement tout ce qui avait échappé à l'avidité du soldat. Ils se contentèrent de mener prisonnier à la cour un néophyte qui était au service des missionnaires. En rendant compte de leur commission au régent, ils lui firent une description
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exacte de la forme et de la grandeur des églises où les fidèles s'assemblaient. Ce barbare dépêcha sur l'heure d'autres mandarins à Kesat pour y dresser le plan de ces églises et le lui apporter.
Ce fut à cette occasion que les soldats, se croyant autorisés, n'épargnèrent ni les insultes, ni les violences, ni les mauvais traitements. Ils se répandirent dans toutes les maisons, et ils y pillèrent tout ce qui leur tomba sous les mains, frappant à droite et à gauche ceux qui se rencontraient sur leur passage. Toute la bourgade fut consternée à un point, qu'une femme saisie de frayeur accoucha avant terme, et qu'une autre, de crainte et de désespoir, se donna la mort à elle-même. Tout le peuple en mouvement vint porter ses plaintes aux mandarins en leur remettant devant les yeux ces deux tristes événements. Ils en furent frappés, et leur autorité modéra à l'instant la fureur et l'avidité du soldat.
Cependant, ils dressèrent le plan des deux églises et ils le portèrent à la cour. Le tyran, après l'avoir considéré, envoya pour la quatrième fois les mandarins à Kesat, avec ordre d'abattre les églises et d'en faire transporter les matériaux à la cour, pour être employés à construire ou à réparer les pagodes. Ces nouveaux mandarins, gagnés par une somme d'argent, usèrent de modération dans l'exécution de leurs ordres ; cependant notre église fut entièrement démolie ; il n'y resta pas pierre sur pierre.
La désolation fut d'autant plus grande, que la bourgade de Kesat a toujours été tranquille, dans le temps même des plus rudes persécutions ; que d'ailleurs il n'y a que six familles idolâtres ; qu'elle renferme dans ses murs plus de deux mille chrétiens, dont dix-sept cents sont sous la conduite des missionnaires jésuites ; qu'aux grandes fêtes, on voyait dans notre église jusqu'à cinq ou six mille néophytes qui accouraient de trente et quarante
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lieues, attirés par la dévotion et par la pompe des cérémonies avec lesquelles on solennisait ces saints jours ; qu'enfin c'est de Kesat que les missionnaires, qui y résidaient comme dans un asile assuré, partaient plusieurs fois durant le cours de l'année pour se répandre dans les diverses provinces du royaume et y cultiver cette église naissante.
La persécution, qui avait pris naissance dans la bourgade de Kesat, s'étendit bientôt dans les autres provinces. Presque au même temps, dans la province du sud, un apostat, cherchant à se venger d'un gentil qui favorisait notre religion, et dont la femme et les enfants étaient chrétiens, imita l'exemple que lui avait donné le renégat de Kesat, et par une requête remplie d'invectives et de calomnies contre la loi chrétienne, il dénonça les néophytes aux mandarins de la cour. A l'instant, on dépêcha un mandarin avec quarante soldats, pour entrer à l'improviste dans la bourgade appelée Koumay, où le P.
Le bruit des tambours et de la mousqueterie apprit au missionnaire le péril où il se trouvait. Il se sauva comme il put et il passa dans une autre province. Mais il n'est pas concevable ce qu'il eut à souffrir en chemin ; il était à demi nu, sans nulle provision pour subsister, et souvent obligé de s'enfoncer jusqu'au cou dans les rivières on dans la fange des marais, pour n'être point aperçu des infidèles.
Cependant, les soldats entrèrent dans la maison du missionnaire et prirent quatre néophytes qui l'accompagnaient ordinairement dans ses courses apostoliques, et qui n'avaient pas eu le temps de s'évader. Ils y pillèrent tout ce qui n'avait pu être caché, se saisirent de
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quelques autres chrétiens et les conduisirent aux prisons de la cour. La même exécution se fit dans la province du couchant : notre église fut pillée, et les prisons furent remplies de chrétiens.
Dans la province de Nghegein était un chrétien appelé Thadée Tho, qui avait eu quelques accès de démence, mais qui fit bien voir dans la suite, par le courage avec lequel il donna son sang pour Jésus-Christ, que cette aliénation d'esprit n'était que passagère. Ce néophyte, poussé d'un zèle indiscret, entra dans la salle de Confucius, que ces peuples révèrent comme leur docteur, renversa sa statue et la foula aux pieds. Quelques gentils se jetèrent à l'instant sur lui, l'accablèrent de coups et le traînèrent au tribunal du gouverneur, auquel ils demandèrent justice de l'outrage fait à leur maître.
Ils accusèrent aussi les chrétiens d'avoir été les instigateurs de cette action qui déshonorait le premier de leurs sages. Le gouverneur écouta leurs plaintes et fit arrêter ceux qu'on, lui déférait comme coupables ; mais, après s'être informé de la vérité du fait, il ne punit que légèrement ce néophyte, qu'il regarda comme un esprit faible, et relâcha les chrétiens dont il reconnut l'innocence. Indignés de cette indulgence, les infidèles en portèrent leurs plaintes au tribunal du régent. A la première lecture de' la requête, le tyran entra dans ses accès ordinaires de fureur et ordonna que sans délai on amenât dans les prisons de la cour tous les chrétiens dont on lui avait donné la liste. L'ordre s'exécuta avec une extrême diligence.
En même temps, il porta un nouvel édit qui proscrivait la religion chrétienne dans tout le royaume, avec ordre de le publier incessamment dans l'étendue de chaque juridiction et de le faire exactement observer.
Ce fut là comme le signal de la persécution générale. Dans chaque province, on renversa les églises : les chrétiens
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eux-mêmes en ruinèrent quelques-unes pour ne les pas exposer à la profanation des infidèles. Les ministres de l'Evangile erraient de province en province, fuyant de tous côtés par des chemins détournés et impraticables, sans trouver nulle part ni repos ni sûreté.
Les néophytes consternés étaient poursuivis de toutes parts, et s'ils échappaient aux recherches des mandarins, ils tombaient entre les mains des soldats et des gentils, qui entraient à main armée dans leurs maisons et y mettaient tout au pillage. Grand nombre de chrétiens chargés de chaînes étaient envoyés aux prisons de la cour : enfin on n'épargnait ni la réputation, ni les biens, ni la vie de ceux qui avaient embrassé la foi.
Quelques mois s'étant écoulés, on fit comparaître les prisonniers devant les juges, qui leur donnèrent le choix, ou de la mort ou de renier leur foi, et de fouler aux pieds le crucifix. La vue des tortures et des supplices ébranla la constance de quelques-uns ; mais plusieurs autres, en qui la crainte et l'amour de Dieu prévalurent, considérèrent d'un oeil intrépide ce formidable appareil et protestèrent qu'ils préféraient toujours leur foi à la conservation d'une vie fragile.
Un d'eux se distingua ; c'était un vieillard appelé Luc Thu, bien plus vénérable encore par sa vertu exemplaire que par son grand âge. Lorsqu'on lui commanda de fouler aux pieds l'image du Sauveur, il se prosterna aussitôt devant elle ; il la prit entre les mains et, l'élévant au-dessus de sa tête par respect, puis la serrant étroitement sur son sein, et élevant son coeur à Jésus-Christ : « Mon Seigneur et mon Dieu, dit-il d'un ton de voix ferme et affectueux, vous qui sondez les coeurs, vous connaissez les sentiments du mien ; mais ce n'est pas assez, je veux les manifester à ceux qui croient m'épouvanter par leurs menaces ; qu'ils sachent donc que ni les plus affreux tourments ni la mort la plus cruelle ne
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pourront jamais me séparer de votre amour. » Il semble que la fermeté de ce vieillard eût fait passer dans l'âme des mandarins la frayeur qu'ils avaient voulu lui inspirer. Sans le questionner davantage, ils le renvoyèrent en prison avec les autres chrétiens. Là il mit par écrit sa profession de foi mêlée de réflexions par lesquelles il prouvait qu'il n'y avait point de véritable loi que celle de Jésus-Christ, et qu'il fallait nécessairement la suivre pour sauver son âme et mériter la béatitude éternelle.
Cet écrit fut porté au tribunal des mandarins ; ils le lurent et ne purent s'empêcher d'avouer qu'il ne contenait rien que de conforme à la droite raison ; ils jugèrent même que ce bon vieillard devait être traité avec moins de rigueur. En effet, sa vertu et son zèle le rendaient respectable jusque dans les fers; et quoique accablé du poids de ses infirmités et des incommodités d'une affreuse prison, se soutenant toujours par son courage, il ne cessait de consoler ses compagnons et d'animer leur ferveur. A l'égard des autres chrétiens qu'il n'était pas à portée d'entretenir, il leur écrivait des lettres remplies de l'esprit de Dieu, pour les exhorter à la constance dans les tourments et à la persévérance dans la foi.
Le tyran Chua n'était qu'à demi satisfait, parce que, nonobstant ses ordres et la ponctualité avec laquelle ils s'exécutaient, on n'avait pu encore, depuis un an que durait la persécution, se saisir d'aucun missionnaire. Enfin il eut lieu d'être content, et ce fut pour lui un sujet de triomphe d'apprendre que les PP.
Les fatigues et les travaux que ces deux hommes apostoliques avaient à souffrir leur causèrent une maladie lente, qui les consumait insensiblement. Le P. Joseph Pires, provincial du Japon, qui fut informé du triste état où ils se trouvaient, leur ordonna de passer à la Chine.
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Ils étaient déjà arrivés sur les confins de cet empire, dans un lieu qu'on appelle Lofeu, qui est tributaire des deux couronnes.
Quelque soin qu'ils prissent de se cacher, les infidèles furent bientôt instruits de leur arrivée; c'est ce qui porta les missionnaires à se retirer ailleurs. Ils allèrent à trois lieues de là ; on les y poursuivit encore. Enfin, pour éviter plus sûrement des persécutions si acharnées, ils se réfugièrent dans un bois que d'épaisses broussailles rendaient presque impénétrable. Il semblait qu'ils étaient là en sûreté, et qu'ils n'avaient d'autres ennemis à craindre que les bêtes féroces ; mais les gentils apprirent qu'un chrétien avait connaissance du lieu de leur retraite; ils le contraignirent, à force de tourments, de le manifester, et aussitôt les mandarins s'y transportèrent avec une troupe de soldats ; ils surent si bien se partager dans le bois, qu'ils n'y laissèrent aucune issue propre à s'évader.
Ils saisirent donc les deux pères, trois catéchistes qui les accompagnaient et un jeune enfant qui était à leur service, et ils les conduisirent en un lieu qu'on appelle Anloam.
Ils y furent détenus pendant quelques jours, et durant ce temps-là, on mit leur patience à de continuelles épreuves. Quelques petits mandarins, cherchant à se divertir à leurs dépens, n'épargnèrent ni les termes méprisants, ni les railleries amères, ni les insultes et les affronts. Les missionnaires n'opposèrent à ces outrages qu'un modeste silence, tant qu'il n'y eut que leurs personnes qui y fussent intéressées ; mais lorsque les mandarins portèrent l'insolence jusqu'à attaquer la loi de Jésus-Christ et à vouloir contraindre les pères et les catéchistes à se prosterner devant leurs idoles, ce fut alors que les missionnaires rompirent ce silence et que leur zèle s'enflamma.
Le P. Messari prit la parole, et avec un air grave et
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plein de feu : « Osez-vous bien, leur dit-il, vile set méprisables créatures que vous êtes, insulter à l'Auteur de votre être, et transporter au démon un culte et des adorations qui ne sont dus qu'à Dieu seul ; l'enfer, qui est leur partage, sera aussi le vôtre. Pour nous, qui sommes les ministres du souverain Maître de l'univers, nous enseignons aux hommes le chemin du ciel, et nous espérons d'y arriver un jour, tandis que vous autres, si vous ne renoncez à vos idoles pour suivre la loi du vrai Dieu, vous serez en proie aux feux éternels. » Des vérités si salutaires auraient pu faire impression sur des coeurs dociles ; mais les mandarins étaient engagés trop avant dans l'idolâtrie. Pour causer donc un nouveau chagrin aux pères, ils prirent le barbare dessein de faire donner en leur présence la bastonnade au jeune homme qui était à leur suite ; mais le P. Messari arrêta leurs bras et les couvrit de confusion. « Qu'a fait de mal cet enfant ? leur dit-il; la faiblesse de son âge ne prouve-t-elle pas suffisamment son innocence ? Si c'est un crime, selon vous, de pratiquer la loi de Jésus-Christ, c'est moi qui la lui ai enseignée, je suis le seul coupable. »
On persécutait pendant ce temps-là les chrétiens de Lofeu et on ne faisait grâce qu'à ceux qui pouvaient par argent se délivrer des prisons.
Nous avions une église à Vannim, à deux lieues de distance de Lofeu : Chua lui-même nous en avait accordé le terrain pour nous servir de sépulture ; c'est là que reposent les cendres des PP. Jean de Seghiera et
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Cependant on traîna à la cour les prisonniers chargés de fer. A leur arrivée, ils comparurent devant les mandarins. On n'a rien appris de ce qui se passa dans cette audience ; on sait seulement que du tribunal on les mena dans deux prisons séparées, qu'ils y furent gardés nuit et jour par des soldats, et qu'outre les durs traitements qu'ils essuyèrent, on les laissa manquer des choses les plus nécessaires. Tel fut le soulagement qu'on procura à ces deux confesseurs de Jésus-Christ, si fort affaiblis, et par les maladies précédentes, dont ils n'avaient pu se rétablir, et par les fatigues d'un long et pénible voyage, qu'on leur avait fait faire sous un climat brûlant et dans une saison où les chaleurs sont excessives.
Ces exécutions tyranniques émurent de compassion jusqu'aux infidèles eux-mêmes. Un mandarin de lettres, président du second tribunal de la cour, traitant de quelque affaire d'État avec le régent, fit tomber adroitement le discours sur la persécution présente, et se servant à propos de la liberté qu'il paraissait lui donner : « Seigneur, lui dit-il,l'édit que Votre Altesse a publié contre la loi chrétienne, apporte un grand préjudice au royaume ; il sert de prétexte aux plus violentes extorsions ; les petits comme les grands s'en prévalent pour opprimer un peuple nombreux. Je connais à fond ces chrétiens qu'on vexe d'une manière si étrange ; ce sont des esprits doux, paisibles, ennemis de toute dissension, exacts à payer le tribut ; que leur demandez-vous davantage ? J'entrerais volontiers dans un accord avec Votre Altesse. Je lui donne trois ans pour faire la guerre à feu et à sang aux chrétiens, et je m'engage à perdre la tête sur un échafaud, si, ce terme expiré, elle vient à bout de détruire le christianisme. D'un autre côté, je consens à subir la même peine, si, les laissant vivre en paix et leur accordant le libre exercice de leur religion, elle entend dire qu'ils aient excité le moindre trouble et qu'on ait aperçu
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parmi eux la plus légère étincelle de révolte. » Ce raisonnement si plausible ne fit qu'effleurer l'esprit du tyran, et il n'y répondit que par un silence affecté.
Une autre fois, le même mandarin se trouvant au conseil avec les autres officiers de son tribunal, l'affaire des chrétiens fut mise sur le tapis. Un de ces officiers, ennemi capital du nom chrétien, s'avisa de dire que le régent s'y prenait mal et qu'il ne réussirait jamais à proscrire cette loi étrangère, qu'il n'eût fait sauter les têtes d'un grand nombre de ses sectateurs. Le mandarin, jetant sur lui un regard sévère : « Vous croyez donc, lui dit-il, que c'est un crime digne de mort que d'être chrétien ? » A ces mots, l'officier rougit et changea de discours.
Le tyran eut à essuyer de pareilles remontrances d'un autre mandarin, son gendre, et général des troupes dans la province du Sud. « Je ne puis pas vous dissimuler, Seigneur, lui dit ce mandarin, que tout est confusion dans ma province, et qu'on trouve de l'embarras à perce-voir les tributs. Les officiers de différents mandarins, d'autres qui prennent ce titre sans l'être, parcourent les maisons comme des furieux et mettent tout au pillage ; la crainte de tomber en des mains si barbares, disperse de tous côtés ce pauvre peuple. C'est un triste spectacle de voir des vieillards, des femmes, des enfants, errer comme des étrangers dans le sein même de leur patrie. Pour se soustraire à une si cruelle oppression, les uns se font des demeures souterraines, où ils s'enterrent tout vivants avec leurs effets; les autres courent chercher un asile dans le fond des forêts, parmi les bêtes sauvages. Des familles entières, fugitives et dépouillées de tout, sont réduites à périr de faim et de misère. Les prisons de la cour et des provinces sont remplies de chrétiens ; ceux qui ont pu échapper aux perquisitions n'osent paraître dans les marchés publics, et le commerce dépérit
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sensiblement. Ah ! Seigneur, laissez attendrir votre cur à tant de calamités ; un mot de votre bouche arrêtera le cours de ces injustices et rétablira le calme dans nos provinces. Après tout, ces chrétiens qu'on opprime sont irréprochables dans leur conduite ; ils sont fidèles au roi, zélés pour son service et des plus ardents à fournir aux dépenses de l'Etat. « A ce discours, le régent répondit que ce n'était pas de son propre mouvement qu'il avait entrepris d'abolir le christianisme et qu'il persécutait les chrétiens, qu'il y avait été forcé parles plaintes des tribunaux, et que ces plaintes étaient de nature à ne pouvoir se dispenser d'user de sévérité.
Il n'y eut pas jusqu'au menu peuple qui ne fût touché de l'oppression où étaient les chrétiens. Les gentils d'une bourgade convinrent ensemble de retirer chez eux quelqu'un des missionnaires, supposant que leur maison serait pour lui l'asile le plus sûr, et qu'on aurait garde de les rechercher dans un village qu'on savait n'être composé que d'infidèles. Ces offres furent reçues avec reconnaissance ; mais on ne crut pas que, dans des conjonctures si délicates, il fût prudent de les accepter.
Il y avait déjà plus de six mois que les deux pères languissaient dans les fers. Les incommodités du lieu, la disette et les autres misères inséparables de leur captivité étaient devenues ;extrêmes. Les mandarins qui les appelaient souvent à leur tribunal, où on les traînait les fers aux pieds, parmi les huées de la populace, ne pouvaient ignorer leurs souffrances ; elles étaient peintes sur leur visage hâve et exténué ; mais ces juges barbares, qui regardaient les ministres de Jésus-Christ comme des victimes destinées à la mort, se mettaient peu en peine de leur procurer du soulagement. Cependant il s'en fallait bien que les forces du corps égalassent leur courage ; à la fin, ils succombèrent à tant de maux et furent attaqués l'un et l'autre d'une maladie violente ; elle
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enleva le P. Messari ; l'heure était venue où il plut à Dieu de couronner son invincible patience et son zèle infatigable pour la conversion des infidèles.
Ce n'est pas ici le lieu de décrire en détail toutes les vertus de l'homme apostolique ; un volume entier n'y suffirait pas : on pourra quelque jour donner l'histoire édifiante de sa vie et de ses travaux. Tout ce que je puis dire, pour me contenir dans les bornes d'une courte relation, c'est qu'il a poussé jusqu'à l'héroïsme la fermeté dans les plus grands périls, et la patience dans l'accablement de toutes sortes de maux. Il essuya une infinité de dangers sur mer et sur terre, pour porter le nom de Jésus-Christ aux différents peuples de cet Orient. Dans un de ces longs voyages, des voleurs le dépouillèrent, et le laissèrent étendu à terre et à demi mort des coups dont ils le chargèrent. Revenu à lui, il se trouva seul dans des lieux déserts et inhabités, sans vêtement, sans nourriture, couvert de blessures et destitué de tout secours humain ; c'est dans de pareilles occasions que par son courage il s'élevait au-dessus de lui-même ; et il avait coutume de dire que les hommes apostoliques sont nés pour souffrir et que les grands travaux sont leur aliment journalier.
Dans un autre voyage qu'il fit pour se rendre à la Cochinchine, il arriva à une bourgade nommée Thum-Bé, qui confine avec ce royaume. Le gouverneur chinois avait été autrefois chrétien, mais depuis plusieurs années il n'était plus qu'un indigne apostat. A peine le père parut-il dans cette bourgade, que les gentils conspirèrent contre sa vie. Ils allèrent en foule chez le gouverneur et le dépeignirent avec les plus noires couleurs : « C'est un homme détestable, lui dirent-ils ; il prend les ossements des morts, il en compose une certaine eau dont les effets sont pernicieux, il la verse sur la tête des peuples : ceux à qui ce malheur arrive ne sont plus maîtres d'eux-mêmes,
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et par la vertu de cette eau enchantée, ils sont forcés de se faire chrétiens. »
Cette ridicule accusation frappa l'esprit crédule du gouverneur ; il fit emprisonner le père, et peu de jours après il le condamna à avoir la tête tranchée. La sentence était sur le point de s'exécuter, lorsqu'un bonze fit comprendre au gouverneur qu'il allait s'attirer la plus fâcheuse affaire et que le roi de la Cochinchine s'offenserait vivement, s'il faisait mourir un des frères du P. Antoine Arnedo, que ce prince honorait de son estime et de son amitié. Cette remontrance eut son effet ; le gouverneur suspendit l'exécution de sa sentence et, après y avoir fait des attentions sérieuses, il rendit la liberté au père, en lui ordonnant de sortir au plus tôt des terres de son district. Le père obéit ; mais il fut doublement affligé, et d'être à la porte de sa chère mission, après laquelle il soupirait depuis longtemps sans pouvoir y entrer, et encore plus de se voir arracher la couronne du martyre qu'il tenait presque entre les mains.
Il lui fallut retourner pour la seconde fois à Macao ; mais il n'y demeura pas longtemps, et il fit tant d'instances auprès de ses supérieurs qu'il obtint la permission d'entrer dans le royaume du Tunquin. C'est là que des travaux immenses l'attendaient : la conversion d'un grand nombres d'infidèles en fut le fruit et une mort glorieuse en a été la récompense ; elle arriva le 15 juin de l'année 1723. Ce père, âgé de cinquante ans, laisse à sa Compagnie les plus grands exemples de toutes les vertus religieuses et apostoliques, et la gloire de voir augmenter le nombre de tant d'autres de ses enfants, qui ont eu le bonheur de souffrir la mort pour la cause de Jésus-Christ.
Le régent, ayant appris la mort du P. Messari, ordonna que son corps fût porté hors la ville. Ce père, le troisième jour de son décès, fut enterré avec les
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mêmes fers qu'on lui avait mis aux pieds lorsqu'on l'arrêta prisonnier. Sept mois après, le P. Stanislas Machado le fit transférer dans l'église de Kène, qui avait échappé aux profanations des infidèles ; c'est là que repose ce précieux dépôt.
Cependant la maladie du P. Buccharelli devenait de jour en jour plus dangereuse, et l'on commençait à désespérer de sa vie. Le mandarin qui était proposé pour sa garde, soit par un mouvement de compassion naturelle, soit qu'il craignît de s'attirer des reproches du régent, le tira de sa prison pour le mettre dans une autre moins incommode, et fit venir un médecin pour le soigner, ou plutôt pour empêcher que la mort ne le dérobât au supplice qui lui était préparé.
Enfin, après une année de la plus douloureuse détention, le père et les néophytes prisonniers apprirent que le tribunal venait de les juger et de les condamner à mort. Transportés de joie à cette nouvelle, et pour rendre publique cette réjouissance, ils se vêtirent d'habits neufs. Les chrétiens accoururent en foule aux prisons et, baisant respectueusement les pieds de ces illustres confesseurs de Jésus-Christ, les félicitèrent de leur honneur et leur dirent les derniers adieux avec ces tendres sentiments que la foi et la vraie charité inspirent. Tous se confessèrent et reçurent la communion de la main d'un prêtre tunquinois, qui depuis plusieurs années était détenu dans la même prison en haine de la foi.
Le 11 d'octobre fut le jour de leur triomphe ; les prisons furent ouvertes et les prisonniers conduits dans une place vis-à-vis le palais du tyran. On les rangea sur une même ligne, le P. Buccharelli à la tête ; suivaient les chrétiens, puis les gentils accusés de divers crimes. Un officier de la cour sortit du palais et publia à haute voix que Son Altesse, par un effet de sa haute pitié, faisait grâce à ceux qui, étant fils uniques, pourraient racheter
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leur vie par une somme d'argent. Il écrivit ensuite les noms de ceux qui étaient en état de financer et en porta la liste au régent.
Un moment après, il revint pour une seconde fois, tenant à la main la sentence de mort contre chacun de ceux qui composaient cette troupe. Il commença par le P. Buccharelli et s'approcha de lui : « Vous, étranger, lui dit-il, parce que vous avez prêché aux peuples la loi chrétienne, qui est proscrite dans ce royaume, Son Altesse vous condamne à avoir la tête tranchée. » Le père baissa modestement la tête et dit d'un air content : « Dieu soit béni. »
L'officier adressa ensuite la parole à Thadée Tho : « Vous êtes condamné au même supplice, lui dit-il, parce que vous êtes disciple de cet étranger et que vous suivez la loi de Jésus-Christ ; et, de plus, votre tête sera pendant trois jours exposée sur un pieu aux yeux du public. » II continua de lire à tous les autres leur sentence, qui était conçue en mêmes termes et motivée de la même manière.
Après avoir lu aux gentils leur condamnation et les différents crimes pour lesquels ils devaient perdre la vie, il finit par la lecture de la sentence, qui condamnait plusieurs autres chrétiens à avoir soin des éléphants, les uns pendant toute leur vie, les autres pendant un certain nombre d'années, alléguant toujours pour cause de leur condamnation la profession qu'ils faisaient du christianisme.
Aussitôt que ces sentences furent prononcées, on ramena dans les prisons ceux qui s'étaient engagés à fournir de l'argent et les autres qu'on avait condamnés à prendre soin des éléphants. A l'égard de ceux qui étaient sentenciés à mort, on ne leur donna point de trêve ; sur-le-champ ils furent conduits par une nombreuse escorte de soldats au lieu du supplice, éloigné
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d'une grande lieue de la ville. Ils furent suivis d'une multitude innombrable de peuple, que la curiosité attirait à ce spectacle ; le P. Buccharelli marchait à la tête, et ses néophytes le suivaient immédiatement.
A peine eurent-ils fait quelques pas, que l'un d'eux entonna les prières qui se chantent dans l'église et les litanies de la sainte Vierge ; les autres lui répondirent sur le même ton, et avec les mêmes sentiments de piété ; jusqu'au terme ils ne cessèrent de chanter les louanges de Dieu. Elles n'étaient interrompues que par de courtes exhortations que leur faisait de temps en temps leur cher pasteur, pour soutenir et animer leur constance : « Encore quelques heures, leur disait-il, nous serons délivrés de ce malheureux exil, et nous posséderons Dieu dans le ciel. » C'est ainsi qu'ils sanctifiaient cette marche pénible et ignominieuse. Cependant le P. Buccharelli, qui n'était pas rétabli de sa maladie, et qui marchait à
jeun et sous la pesanteur de ses chaînes, ne put résister à cette fatigue ; il tomba en défaillance, et il fallut le soutenir le reste du voyage.
Dès qu'ils furent arrivés au lieu destiné à leur supplice, le P. Buccharelli se prosterna plusieurs fois, baisant avec respect cette terre qui allait être arrosée de son sang, et offrant à Dieu sa vie en sacrifice. Les bourreaux se saisirent des prisonniers ; ils les attachèrent chacun à un poteau, les mains liées derrière le dos.
Dans ce moment, parurent en l'air une sorte d'oiseaux tout blancs, qu'on n'avait jamais vus dans le pays, et qui attirèrent les regards et causèrent la surprise de ce grand peuple assemblé. Ces oiseaux voltigeaient sans cesse sur la tête des chrétiens, et plus souvent sur celle du P. Buccharelli, se jouant ensemble avec leurs ailes en faisant en l'air comme une espèce de fête. Les gentils eux-mêmes remarquèrent que ces animaux affectaient de ne point voltiger sur la tête des infidèles. Plusieurs d'entre
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eux furent frappés de la nouveauté du spectacle ; d'autres s'écrièrent en se moquant que, si le Dieu des chrétiens était si puissant, il n'avait qu'à ordonner à ces oiseaux d'élever en l'air ses adorateurs et de les arracher des mains de leurs bourreaux.
Enfin tout étant disposé et les confesseurs de Jésus-Christ étant liés aux différents poteaux, on leur trancha la tête. Celle du P. Buccharelli tomba la première. Il n'était âgé que de trente-sept ans ; il en avait passé vingt-deux dans la Compagnie, et il en employa sept dans les fonctions laborieuses de cette mission. Lorsqu'on le fit prisonnier, le mandarin chinois voulait à force ouverte l'enlever à ses persécuteurs : le père, qui en fut informé, le conjura de n'en rien faire et, pour l'en détourner plus efficacement, il lui représenta que toute la mission ressentirait le contre-coup de cette violence.
Quand on lui eut mis les fers aux mains et aux pieds, il les baisa avec respect, et, loin de se plaindre de leur pesanteur, il les regardait souvent avec complaisance, et plutôt comme une marque de décoration que comme un symbole de captivité. Dans les différents interrogatoires qu'il eut à subir, il ne répondait à ses juges qu'autant qu'il était nécessaire ; du reste, il gardait un profond silence; mais quand il leur arrivait de parler avec mépris de la loi de Jésus-Christ, alors il prenait un visage sévère et s'étendait fort au long sur l'excellence et la sainteté de cette loi. Il montrait la nécessité de la suivre pour mériter les récompenses du ciel et éviter les peines de l'enfer. Il leur reprochait hardiment l'injustice criante dont ils se rendaient coupables en traitant si cruellement une troupe d'innocents à qui on faisait un crime de l'avoir embrassée. Dans une de ces occasions, un de ses juges lui demanda s'il faisait réflexion qu'il parlait à des mandarins, qui étaient les maîtres de son sort et qui avaient sa vie entre leurs mains. « Je ne crains point la
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mort, leur répondit-il d'un ton ferme, je ne crains que Dieu. »
La nuit suivante, les chrétiens vinrent rendre les honneurs funèbres à leur cher père en Jésus-Christ. Ils renfermèrent son corps dans un cercueil et l'inhumèrent au lieu même où il avait répandu son sang pour la foi ; mais quelques mois après le frère Thomas Borgia le transféra dans notre église de Damgia, où il est maintenant en dépôt. On rapporte plusieurs guérisons miraculeuses qui se sont opérées par les mérites du serviteur de Dieu ; je n'en dirai rien, parce que jusqu'ici on n'a pas été en état d'en tirer des témoignages authentiques.
Pierre Frieu fut le second à qui on coupa la tête ; c'était un zélé catéchiste. Il avait fait voeu de pauvreté, de chasteté et d'obéissance entre les mains du père supérieur de cette mission. C'est dans l'église d'Antap qu'il fut arrêté prisonnier; le refus constant qu'il fit d'abjurer la foi et de marcher sur un crucifix, et la sainte liberté avec laquelle il annonçait à ses juges les vérités de la religion, l'exposèrent à diverses tortures très cruelles, qu'on lui fit souffrir dans le cours de sa captivité.
On nomme le troisième Ambroise Dao ; c'était un de ceux qui accompagnaient les deux pères quand ils furent arrêtés sur les confins de la Chine. Comme il servait de premier catéchiste au P. Buccharelli, plusieurs fois, à force de tourments, on voulut l'obliger à nommer les bourgades où les missionnaires allaient administrer les sacrements. Sous les coups redoublés, et au milieu des plus vives douleurs, il ne fit point d'autres réponses que celles-ci : « Je sais que mon maître est un grand homme de bien ; ce n'est que sa haute vertu qui m'a attaché à son service ; je n'ai rien autre chose à vous dire, et quand vous me tueriez, vous n'en sauriez pas davantage. » Lorsque les chrétiens allaient le visiter dans sa prison, il les charmait par ses discours édifiants.
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« Tout pécheur que je suis, leur disait-il, je sais que Dieu m'appelle à la gloire de verser mon sang pour son saint nom. »
Le quatrième et le cinquième s'appellent Emmanuel Dien et Philippe Mi, deux fervents catéchistes, dont la constance a été éprouvée par les rigueurs d'une longue prison, par les divers tourments qu'on leur fit endurer, et enfin par la mort, qu'ils reçurent avec joie, et dont Dieu couronna leur zèle.
Ce Luc Thu, dont nous avons déjà parlé, futle sixième à avoir la tête tranchée. Dès les premiers commencements de la persécution qui s'éleva dans la bourgade de Kesat, pressé de l'extrême désir de donner sa vie pour Jésus-Christ, il alla se présenter aux mandarins et leur déclarer qu'il était chrétien. Dans; les prisons, dans les tribunaux, il ne cessa de confesser sa foi, et lorsque les juges, pour lui imposer silence, le menaçaient de la mort : ( C'est l'unique objet de mes voeux, leur répondait-il ; de grâce, prononcez au plus tôt ma sentence, donnez-la-moi que je la baise. » Il fut mis deux fois à de violentes tortures ; il semblait qu'il y prît de nouvelles forces ; il en sortait toujours avec un visage gai et content.
Sa gaieté ne l'abandonna pas pendant les deux ans qu'il fut détenu prisonnier; mais elle augmenta beaucoup lorsqu'on lui apporta la nouvelle de sa condamnation. Sa femme étant venue le voir : « Prenez part à ma joie, lui dit-il en l'embrassant tendrement, je vais donner ma vie pour Jésus-Christ ; au reste, ne vous avisez pas de prendre le deuil après ma mort : des vêtements lugubres ne conviennent point à un jour de triomphe. » Puis, lui donnant une robe d'écarlate : «Voilà l'habit dont je vous ordonne de vous revêtir au moment que ma tête sera séparée de mon corps. » La pieuse chrétienne ne crut pas devoir se conformer à ses désirs, le peur d'aigrir
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sans raison les gentils et d'exciter de nouveaux murmures.
Comme on était près de lui couper la tête, un mandarin, touché de compassion, éleva la voix et dit que ce vieillard n'ayant qu'un seul frère était du nombre de ceux à qui le régent faisait grâce moyennant une somme d'argent. Luc, prenant aussitôt la parole et montrant des yeux et de la main les catéchistes : « Vous n'y pensez pas, lui dit-il, tous ceux que vous voyez là sont mes frères. » Il finit ainsi glorieusement ses jours, à l'âge de près de soixante ans.
Luc Mai est le nom du septième, il était attaché au service de notre église de Heban, et il remplissait cette fonction avec un grand zèle; sa constance fut égale dans les tourments. C'est lui qui, comme nous l'avons dit, entonna les litanies de la sainte Vierge et les autres prières, lorsque cette bienheureuse troupe de confesseurs marchait au lieu du supplice.
Thadée Tho fut le huitième ; on l'exécuta dans un lieu séparé, et en compagnie de quatre scélérats gentils, dont les têtes, comme la sienne, devaient être suspendues à un pieu et exposées pendant trois jours à la vue publique. Ces trois jours écoulés, le catéchiste de la ville royale alla lui donner la sépulture. Il fut étrangement surpris de voir la tête auprès de son corps aussi fraîche que si elle eût été coupée tout récemment, au lieu que les corps des gentils étaient noirs, défigurés, à demi pourris, et répandaient au loin une odeur qui empestait.
Paul Moi, catéchiste, qui avait imité ses compagnons dans leur constance au milieu des tourments, eut part à la couronne par une mort également glorieuse.
Enfin, le dernier de tous fut
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énormité : honteux de sa faiblesse, il en conçut un repentir amer ; il en demanda pardon avec larmes aux chrétiens ; il s'en confessa avec de vifs sentiments de douleur ; et pour en faire une réparation authentique, il alla trouver ses juges ; il protesta en leur présence contre tout ce qu'il avait fait, et il leur fit une profession publique de la loi chrétienne, dans laquelle il leur déclara qu'il voulait vivre et mourir. La prison, les tourments, et enfin la mort soufferte pour Jésus-Christ, couronnèrent une pénitence si sincère et si généreuse.
La mort du pasteur et de ses disciples n'a pas mis fin à la persécution ; elle durait encore en l'année 1725, quoique un peu ralentie ; mais de si grands exemples de fermeté chrétienne ont produit les plus admirables effets : on voit la ferveur des fidèles se ranimer, et rien n'est plus commun parmi eux que le désir de sceller de leur sang les saintes vérités qu'ils croient. Ceux qui avaient scandalisé l'Église par leur chute, sont allés généreusement confesser leur foi devant les juges et sont entrés avec joie dans ces prisons, dont la seule image les avait effrayés ; de ce nombre, on en compte déjà trente qui y sont morts de pure misère. Les autres chrétiens, au nombre de cent cinquante-trois, condamnés à avoir soin des éléphants, à la vue du sang de leurs frères versé pour Jésus-Christ, se sentent un nouveau courage dans les fonctions humiliantes et pénibles auxquelles ils ont été dévoués en haine de la foi. Une multitude d'infidèles qui ont vu ou qui ont appris par la voix publique la tranquillité et la joie que les néophytes ont fait éclater au milieu des tourments et sous le fer des bourreaux, demandent avec empressement le baptême.
Quelque attention qu'on ait eue à observer les missionnaires, ils ne laissent pas de parcourir en cachette les bourgades, de fortifier les fidèles par le fréquent usage des sacrements, d'admettre au baptême ceux qu'ils en
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jugent dignes ; et ce n'est pas pour eux une petite consolation de voir leur troupeau s'accroître de plus en plus par les mêmes moyens qu'on emploie à le détruire, en sorte que la réflexion que faisait Tertullien, au temps des persécutions de la primitive Eglise, se vérifie à le lettre dans la chrétienté de ce royaume « Vous nous multipliez, disait-il, à mesure que vous nous moissonnez ; le sang répandu des fidèles est une semence féconde qui produit au centuple : Plures quoties metimur a vobis, se-men est sanguin christianorum. »
La mission du Tonkin fut éprouvée par des persécutions souvent renouvelées ; en 1696, en 1712, en 1721. Pendant les intervalles, les vicaires apostoliques et les missionnaires travaillaient avec une activité dont nous pouvons heureusement nous faire une idée exacte grâce à une statistique dressée par le P. Le Royer des oeuvres apostoliques accomplies par lui pendant un espace de sept années :
DATES
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BAPTÊMES
|
CONFESSIONS
|
COMMUNIONS
|
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DADULTES
|
DENFANTS
|
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Du 4 oct 1692 1694
1695
1696 persécutions
1697 persécutions
1698
1699
|
1.117
467
435
218
247
310
282
|
618
296
407
170
297
425
331
|
12.693
7.999
8.747
5.671
5.763
8.662
8.649
|
12.122
6.652
7.337
3.885
4.593
6.695
7.423
|
La persécution, commencée en 1721, fut fort longue, la pièce qu'on va lire s'y rapporte encore, quoique écrite trois années plus tard :
Voyages et travaux des Missionnaires de la Compagnie de Jésus publiés par des Pères de la même Compagnie pour servir de complément aux Lettres édifiantes. II. Mission de la Cochinchine et du Tonkin. Paris, 1858, in-80, p. 293-313.
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Kébua (1) , le 17 avril 1724.
Mon Révérend Père,
Le Père supérieur de notre mission du Tonkin nous communique le récit de la mort glorieuse des martyrs qui viennent de sceller généreusement leur foi de leur sang. Les deux premiers qu'on arrêta furent les PP Jean-Baptiste Messari et
Ceux-ci, en effet, ne tardèrent pas à les atteindre et les conduisirent à la capitale chargés de chaînes. Pendant le voyage, leur constance a subi de rudes épreuves occasionnées par la brutalité des soldats de leur escorte. Ils n'eurent pas moins à souffrir de l'inique malveillance des juges devant lesquels ils durent comparaître et rendre compte de leur croyance. Quand on était contraint de s'arrêter, on les enfermait dans des prisons si étroites,
1. Ket-Cho, capitale du Tonkin.
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qu'ils pouvaient à peine y faire un mouvement ; on ne les perdait pas de vue un seul instant, et leurs moindres démarches étaient contrôlées avec rigueur. Aussi, ces traitements barbares, joints à l'excès de la fatigue et à des persécutions de tout genre, ne tardèrent pas à ruiner leur santé, à tel point qu'ils devinrent bientôt incapables de se soutenir, ce qui n'empêcha pas leurs geôliers de les faire comparaître devant les tribunaux dès qu'ils furent arrivés dans la capitale. Là, de nouvelles souffrances les attendaient. D'abord on les chargea de chaînes plus pesantes que les premières ; puis, pour les livrer à la dérision du peuple, on les contraignit de se promener nu-pieds dans toute la ville et de rester ensuite exposés aux ardeurs du soleil pendant de longues heures. On ne les eut pas plus tôt aperçus, qu'une foule immense s'assembla autour d'eux et ne cessa de les suivre, avide d'assister à leur interrogatoire. Les juges étaient persuadés que, s'il était permis aux deux confesseurs de Jésus-Christ de parler en public, ils établiraient d'une manière convaincante la vérité de la foi chrétienne, et convertiraient vraisemblablement quelques-uns de leurs auditeurs ; aussi ne trouvèrent-ils pas à propos de s'occuper, ce jour-là, de leur procès ; ils les firent reconduire et renfermer dans leurs étroites prisons, en attendant l'occasion favorable de les tourmenter.
Sur ces entrefaites, la mort vint leur enlever une de leurs victimes. Le P. Messari, attaqué d'une forte dysenterie, succomba au bout de quelques jours. Quand il eut expiré, son corps enfla tellement qu'il fut impossible de le placer dans le cercueil qu'on lui avait préparé. Le roi ordonna d'en faire un second, d'y mettre le corps du Père et de le porter ensuite hors de la ville. Pendant sept mois ces précieux restes demeurèrent au même endroit. Au bout de ce temps, le P. Stanislas Machado les fit enlever secrètement par les catéchistes et les fit placer
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dans notre église de Ké-Né, qui a eu jusqu'ici le. bonheur d'échapper à toutes les profanations des infidèles. La translation de ces restes vénérés fit naître l'occasion de constater un événement que nous ne pûmes nous expliquer sans un miracle, et que Dieu avait daigné sans doute accorder pour faire éclater la sainteté de son serviteur. La main droite, avec laquelle le P. Messari avait tant de fois administré les sacrements et avait distribué de si abondantes aumônes, fut trouvée intacte ,tandis que tout le reste de son corps était en complète dissolution.
Au moment de la mort du P. Messari, le P. Bucharelli se trouvait lui-même si dangereusement malade, que l'on désespérait déjà de sa vie. Le mandarin, qui avait fort à coeur de continuer la persécution afin d'éloigner du christianisme les habitants du Tonkin, prit tous les moyens possibles pour empêcher cette seconde victime de lui échapper. Un habile médecin reçut ordre d'en prendre le plus grand soin, et Dieu, qui destinait le saint missionnaire à verser son sang pour la cause de Jésus-Christ en présence de tout un grand peuple, favorisa ce qui procurait l'accomplissement de ses desseins et rendit la santé à son serviteur.
Après un an d'une douloureuse captivité, le P. Bucharelli et neuf chrétiens indigènes furent tirés de prison, sous prétexte que le roi voulait les envoyer en Chine. L'illusion dura peu ; bientôt ils furent traduits au tribunal du mandarin qui prononça leur arrêt de mort. Ils étaient condamnés, les uns pour avoir prêché la foi chrétienne, contrairement aux ordres du roi ; les autres pour l'avoir embrassée et propagée dans le royaume. Quand le P. Bucharelli entendit sa sentence, il s'inclina profondément pour témoigner à son juge la joie avec laquelle il acceptait sa condamnation. Ses compagnons firent comme lui, et tous se dépouillèrent gaiement de
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leurs habits, pour se revêtir, suivant l'usage du Tonkin, de la robe blanche des condamnés.
Avant de quitter leur prison, ils eurent le bonheur de se confesser et de recevoir la sainte communion. Un prêtre tonkinois, captif depuis plusieurs années en haine de la foi, leur avait prêté l'assistance de son ministère. Fortifiés par la divine eucharistie contre la crainte de la mort, nos généreux confesseurs, prêts à verser jusqu'à la dernière goutte de leur sang pour Jésus-Christ, attendirent avec calme l'heure du combat. Bientôt les exécuteurs entourent leurs victimes et les font marcher au lieu du supplice. Alors commence la scène la plus attendrissante : les chrétiens fendent les flots de la multitude et accourent se jeter aux pieds du missionnaire. Ils se taisaient, mais leurs soupirs et leurs larmes disaient assez haut qu'ils étaient frappés dans ce qu'ils avaient de plus cher : les douleurs du père navraient le coeur des enfants.
Emu jusqu'au fond des entrailles par un si doux spectacle, le P. Bucharelli oublie ce qu'il souffre pour consoler ses chers néophytes. Il élève un instant ses yeux vers le ciel et s'écrie soudainement : « Courage ! mes frères bien-aimés, courage ! mes enfants ; ne considérez pas le supplice d'un moment qui nous est préparé, mais élevez vos regards et vos coeurs vers la demeure éternelle, c'est là que nous allons entrer ; bientôt nous nous reverrons au ciel. »
Ces paroles du saint missionnaire adoucissent, pour ces pieux fidèles, l'amertume de la séparation, et enflamment en même temps le courage des compagnons de son martyre. Dès lors, ces derniers font éclater tant d'allégresse que les païens et les bourreaux, ne pouvant rien comprendre à une joie si extraordinaire, s'imaginent qu'ils ont perdu la raison, puisqu'ils ne sentent pas le prix du sacrifice qu'ils vont faire de la vie, le plus grand bien en ce monde.
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Dès que cette glorieuse phalange de martyrs se mit en marche, l'un d'eux, Lucas Mal, simple portier de notre église de Ké-Bang, entonna les litanies, tous les autres lui répondirent en choeur. D'autres cantiques suivirent, et les chants continuèrent jusqu'au lieu de l'exécution.
Le P. Bucharelli devançait tous ses compagnons par l'ardeur de ses désirs ; mais le poids de ses chaînes re-tardait ses pas, et il avait peine à suivre le généreux élan avec lequel cette troupe d'élite franchissait la carrière.
Quand le terme fut proche, le chef et le père de ces confesseurs de Jésus-Christ s'agenouilla pour adresser à Dieu une fervente prière. Ce ne fut qu'à l'endroit même qu'il devait arroser de son sang que les bourreaux le délivrèrent de ses chaînes. Ils lui lièrent ensuite les mains derrière le dos et, après lui avoir coupé les cheveux, ils lui tranchèrent la tête.
C'était le 11 octobre 1723.
Les neuf autres martyrs subirent le même supplice, en compagnie de plusieurs païens accusés de différents crimes. Ce fut un trait de plus de ressemblance avec notre divin Sauveur, crucifié entre deux voleurs. Cette sanglante exécution dura jusqu'à la nuit, et l'on ne put même décapiter les derniers qu'à la lueur des torches. Les bourreaux s'étaient hâtés de quitter ce lieu funèbre ; les chrétiens, les idolâtres même, profitèrent de leur retraite, et, ne contenant plus leurs témoignages de vénération, ils se pressèrent en foule autour du corps du P. Bucharelli, pour recueillir précieusement, avec des linges, le sang qui jaillissait encore, et dont la terre était trempée. On entendait les païens dire hautement qu'ils trouveraient dans cette relique un préservatif assuré contre toutes sortes de fléaux. Quelques-uns même allaient jusqu'à publier hardiment que la religion chrétienne était vraiment sainte, et que c'était une criante injustice de sévir contre ceux qui la prêchent ou
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lembrassent, et de leur faire endurer une mort ignominieuse. « Quant au P. Bucharelli, ajoutaient-ils, si sa probité, si ses admirables vertus, n'avaient pas suffi pour toucher le coeur du mandarin, sa qualité d'étranger devait du moins arrêter le bras levé sur sa tête pour la frapper du glaive. Nous n'avons pu le sauver du supplice, s'écriaient-ils, mais nous ne voulons point être complices de sa mort par un lâche silence qui semblerait l'approuver. A nos yeux, c'est un attentat qui crie vengeance, et le Ciel même ne peut tarder à châtier les coupables. »
Les chrétiens emportèrent le corps de leur père vénéré, qu'ils déposèrent dans un sépulcre. Une fosse commune reçut les dépouilles mortelles des autres martyrs, à l'exception de celle de
Le frère Thomas Borgia Bat reçut, il y a quelques mois, l'ordre du Père supérieur de se rendre pendant la nuit au tombeau du P. Bucharelli et de l'enlever secrètement, avec les plus grandes précautions. Cette pieuse entreprise réussit, et aujourd'hui nous avons le bonheur de posséder, dans notre église de Dam-Chia, les précieux restes du glorieux confesseur de Jésus-Christ.
Le second martyr s'appelait Pierre Frieu. C'était un catéchiste plein de zèle. Il avait fait les voeux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, entre les mains de notre Père supérieur. Il fut arrêté dans une de nos églises avec cinquante autres chrétiens. Son refus constant d'abjurer la foi et de marcher sur le crucifix lui valut plusieurs cruels tourments. Dans l'espoir de vaincre sa fermeté,le juge lui fit assener vingt-sept coups de marteau sur les genoux. Le généreux martyr, puisant une nouvelle force dans son supplice, ne cessa de confesser la divinité de Jésus-Christ. Le juge, ne se possédant plus de fureur, ordonna qu'on le foulât aux pieds. Ce traitement barbare avait laissé sa victime défaillante et presque inanimée. Elle se soutenait à peine, quand le bourreau lui trancha la tête.
Le troisième qui souffrit le martyre fut Ambroise Dao, l'un de ceux qui accompagnaient les deux Pères quand ils furent arrêtés. Sa qualité de premier catéchiste du P. Bucharelli le fit traiter plus inhumainement que les autres. On le battit jusqu'à effusion de sang, parce qu'il ne voulut pas renoncer à la foi ni désigner les endroits où les Pères avaient annoncé l'Évangile et administré les sacrements. Toutes les tortures qu'on lui fit endurer ne purent lui arracher que ces paroles : « Je sais que mon maître est un homme pieux et vénérable. Sa vertu seule m'attache à lui. Je ne puis vous rien dire de plus. Quand vous me tueriez,vous n'en sauriez pas davantage.» Souvent les chrétiens allaient le visiter dans sa prison ; toujours ils s'en retournaient pénétrés d'édification. Il leur parlait de sa mort comme d'une faveur céleste dont ils se croyait indigne : « Tout pécheur que je suis, leur disait-il, mon Dieu daigne m'appeler à la gloire de verser mon sang pour son saint nom. C'est un bienfait dont vous devez le remercier avec moi. »
Emmanuel Dien et Philippe Mi, qui souffrirent ensuite, étaient aussi attachés au service des missionnaires. Plusieurs fois, pendant leur longue captivité, ils subirent le supplice du fouet et de la torture ; mais leur constance ne se démentit pas un instant. Ils eurent, l'un et l'autre, la tête tranchée.
Luc Thu fut martyrisé le sixième. Ses éminentes vertus n'étaient pas sa seule recommandation aux yeux des chrétiens ; il s'était fait un nom fameux par sa connaissance approfondie de la littérature chinoise. Bien que pauvre, il fixa, par son mérite et par sa piété, le choix d'une riche chrétienne, à laquelle il n'aurait jamais osé prétendre, à cause de la grande disproportion des conditions. Aussi, les premières démarches tendant à un mariage vinrent-elles de la part de cette dame, aussi
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vertueuse que distinguée par son rang. Pendant quelque temps, Luc Thu refusa noblement cette alliance, donnant pour motif qu'il n'était pas convenable qu'une personne d'une si grande fortune et d'un si haut rang épousât un pauvre homme du peuple. Cette femme, digne de posséder un si noble coeur, répondit qu'à ses yeux les vertus qu'elle voyait briller en lui étaient une fortune suffisante, et qu'elle n'en concevait pas de plus grande. Quelques années après, ces époux chrétiens, se voyant sans enfants, distribuèrent leurs biens aux pauvres, ne se réservant que la somme nécessaire pour acheter une maison à Ké-Sat, auprès de notre église, afin de pouvoir chaque jour assister à la sainte messe et approcher des sacrements.
Lorsque Luc Thu vit les ravages de la persécution s'étendre tout à coup d'une manière inouïe et inattendue ; lorsqu'il vit qu'on arrêtait les chrétiens pour en faire des martyrs, il sentit dans son coeur un ardent désir de verser son sang pour l'amour de Notre-Seigneur. Bientôt il aborde les juges et se déclare chrétien. Ceux-ci lui ordonnent de fouler aux pieds le crucifix.. Il le refuse énergiquement et répond d'une voix mâle et ferme : « Ce crucifix, c'est l'image du Fils de Dieu, qui a daigné se faire homme et mourir pour le salut du monde. Jamais, à aucun prix, je ne pourrai consentir à fouler aux pieds cette image sacrée. » A ces mots, il saisit le crucifix et le porta à ses lèvres avec amour et respect, à la vue des païens étonnés. On lui représente qu'un tel mépris des ordres du roi l'expose à la mort. « Je ne méprise point les lois de mon pays, réplique-t-il au juge, mais il est au ciel un Roi qui mérite le premier mon hommage. En suivant ses lois, j'ai l'ambition de m'assurer près de lui un trône pour l'éternité. Libre à vous de m'ôter la vie, mais je demande du moins que vous me donniez par écrit les motifs de ma condamnation. Dites-moi quel
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crime j'ai commis ; quelle loi j'ai violée. Voudriez-vous me punir pour avoir embrassé le christianisme et en avoir pratiqué les maximes ? Mais sachez-bien qu'aucune loi humaine ne peut prescrire de pareils actes. Les ordonnances qui les interdiraient seraient un attentat de lèse-majesté divine et ne mériteraient que le mépris. »
Une protestation si hardie lui amena un surcroît de tourments ; les juges lui firent meurtrir tout le corps à grands coups de marteau. Ses mains s'enflèrent un moment, mais elles ne tardèrent pas à reprendre leur état ordinaire. Pendant qu'il traversait la ville pour retourner à la prison, il remarqua son épouse au milieu de la foule et lui dit gaiement :
« Voici le premier orage passé, allez me préparer à souper. »
Quelques jours après, les persécuteurs lui firent endurer de nouvelles tortures. Leur cruauté n'épargna aucun supplice ; mais elle ne put vaincre la constance du généreux confesseur, dont la grande âme, soutenue de la grâce d'en haut, se révéla tout entière. Après cette dernière épreuve, on ne le tira plus de prison pour le conduire au tribunal. Pendant les deux années qu'il demeura prisonnier, les ignominies qu'il eut à subir et les opprobres dont on l'abreuva, firent briller sa résignation héroïque et ajoutèrent au mérite de ses combats.
Durant cette longue captivité, sa gaieté naturelle ne se démentit pas un instant ; mais quand on vint l'avertir que sa sentence de mort était prononcée, il se livra aux transports de la plus vive allégresse. Lui-même il fit dire à sa femme qu'elle eût à se réjouir, qu'enfin il venait de recevoir la nouvelle après laquelle il souhaitait si ardemment. Cette épouse désolée ne put répondre que par les témoignages de la douleur la plus vive. Luc Thu, l'ayant appris, lui envoya des vêtements écarlates, qui sont, au
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Tonkin, le signe de la joie, en la priant de ne pas revêtir d'habits blancs, pour signifier une affliction qui ne devait point exister dans son coeur, puisqu'elle allait assister au commencement de son éternel triomphe. Tant que le généreux martyr vécut, son épouse lui obéit ; mais, après sa mort, elle prit des vêtements blancs, en signe de deuil, pour ne pas choquer les bienséances du pays et pour ne pas fournir aux païens un prétexte de blasphème contre notre sainte religion.
Le mandarin devant lequel Luc Thu comparaissait voulut, par compassion ou par avarice, l'engager à se racheter, comme les lois du Tonkin le permettent à ceux qui ne laissent point de frères après eux. Il lui demanda donc s'il avait un frère. « Assurément », répondit Luc. « L'existence d'un frère n'est pas un obstacle à ce que vous conserviez votre vie », reprit le mandarin. « Mais, dit Luc, en montrant les trois catéchistes compagnons de son martyre, je n'en ai pas qu'un seul ; ceux-ci sont encore mes frères. » Le mandarin, déçu et irrité, lui fit trancher la tête. Luc Thu était dans sa soixantième année.
Luc Maï est le nom du septième martyr. Ce pieux fidèle était le gardien de notre église et de notre résidence de Ké-Bang. Ce fut lui qui entonna les litanies et les autres prières, lorsque cette courageuse milice de confesseurs s'avança vers le lieu du supplice.
Le huitième martyr fut Thadée Tho. Parmi tous ses compagnons, il avait été le premier à s'attacher au service de nos Frères dans le Tonkin ; mais une maladie douloureuse qui lui survint, l'obligea bientôt de les quitter. Un jour, ne prenant conseil que de son zèle, il entra dans une pagode et y brisa la statue de Confucius, le grand législateur de la Chine. Aussitôt il fut saisi et traduit devant les juges, qui lui demandèrent pourquoi il avait agi de la sorte : « Je n'adore qu'un seul vrai Dieu,
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répondit-il ; je déteste toutes ces idoles, qui ne représentent que de viles créatures. » On voulut l'effrayer, en le soumettant à divers genres de tortures. Il demeura inébranlable et il eut la tête tranchée, en la compagnie de quatre scélérats, et en expiation du crime prétendu dont on voulait tirer vengeance. Sa tête devait rester suspendue à un pieu et exposée pendant trois jours. Le Ciel ne permit pas ce nouvel outrage. Par trois fois la tête tomba du pieu où elle avait été fixée. Au bout de quelques jours, un catéchiste, ayant obtenu l'autorisation de donner la sépulture au saint martyr, fut étrangement surpris de trouver sa tête auprès de son corps, et aussi fraîche que si elle eût été coupée depuis peu d'instants, tandis que le corps des païens mis à mort avec lui étaient déjà en putréfaction.
Paul Noï, catéchiste, s'étant montré aussi généreux que ses compagnons de captivité à confesser Jésus-Christ, partagea leurs tourments et leur glorieuse victoire ; il mourut le neuvième.
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A peine eut-il achevé de parler, que les juges ordonnèrent aux bourreaux de le frapper rudement et de l'étendre ensuite sur le chevalet.
Un chrétien, nommé Emmanuel Pitoï, qui s'était délivré des tourments et de la mort en payant une somme considérable, offrit aux persécuteurs de racheter
L'offre ne fut pas acceptée ; la fureur des juges voulait être assouvie. Emmanuel s'adressa donc au martyr et lui dit : « Mon frère, préparez-vous à entendre avec résignation votre sentence de mort ; abandonnez-vous à la sainte volonté de Dieu. v
Lorsqu'il fut arrivé au lieu de l'exécution, il aperçut son épouse qui se lamentait et lui dit: « Si vous n'êtes venue ici que pour pleurer, vous y êtes de trop, retirez-vous. Je ne veux plus vous voir. » Cette femme généreuse, cligne d'entendre un tel langage, dit alors à la foule qui l'environnait : « Vous voyez mon affliction et vous en comprenez le sujet ; mais, croyez-le bien, si je pleure mon époux, ce n'est pas que je plaigne son sort. Je le dis publiquement : il n'est pas malheureux, celui qui meurt pour la loi chrétienne. Elle commande, cette loi sainte, d'obliger tout le monde, d'aimer ses ennemis, de donner des vêtements à ceux qui n'en ont pas, de nourrir ceux qui ont faim. Loin de mériter une mort si honteuse, celui qui l'observe est digne, au contraire, de la plus belle récompense. »
Pendant qu'elle parlait ainsi, les bourreaux se saisirent du martyr et le décapitèrent. Son corps fut rapporté à Ké-Sat et enterré avec beaucoup de vénération, au milieu d'un grand concours de fidèles.
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Cette persécution, loin d'arrêter les progrès de la religion chrétienne, ne fit, au contraire, que les accroître. Depuis cette époque, nous n'avons plus eu à déplorer de lâches apostasies. Tous nos chrétiens, jusqu'alors timides, ont été singulièrement fortifiés par les glorieux exemples de nos martyrs. L'apparition subite d'une comète dans la nuit qui suivit cette sanglante exécution contribua encore à cet heureux changement. Le roi et ses sujets en furent remplis de frayeur. Les chrétiens, au contraire, s'en réjouirent et dirent que le Ciel se prononçait pour eux. Déjà des signes non équivoques de mécontentement faisaient appréhender un soulèvement général. Le roi, pour le conjurer, ordonna d'offrir en sacrifice des boeufs et des buffles, et de brûler des parfums et de l'encens. Il fit ensuite publier que le Ciel était apaisé par ses offrandes, et il cessa de poursuivre les chrétiens avec autant de rigueur.
Nos missionnaires étaient néanmoins exposés encore à de grands dangers, et l'on vit les chrétiens de Ré-Reya, au nombre de cinquante, traduits pour la troisième fois devant les tribunaux. Neuf d'entre eux, dont quatre hommes et cinq femmes, eurent principalement à souffrir de la barbarie des juges, qui ne leur épargnèrent aucun genre de tortures. Quand ils eurent assouvi leur fureur sur ces pauvres victimes, ils mirent les femmes en liberté et condamnèrent les hommes, pour le reste de leur vie, à soigner les éléphants, ce qui équivaut, chez eux, à la peines des galères.
Notre serviteur, Dominique Ka-Mu, qui avait eu le malheur d'apostasier, a généreusement réparé son crime par une profession publique et solennelle de la foi chrétienne. Traîné une seconde fois devant les tribunaux, il a déclaré hautement qu'il se repentait de sa conduite passée et qu'il était prêt à mourir pour Jésus-Christ. Il a été condamné à treize ans de travaux publics.
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Un de nos catéchistes, Dominique Thé, et cinq autres généreux chrétiens, ont également préféré, avec une sainte joie, de soigner les éléphants plutôt que de fouler aux pieds le crucifix.
Enfin, nous avons eu la consolation de voir des chrétiens pusillanimes, que la crainte des tourments ou l'appât de l'or avaient conduits à renier Jésus-Christ, rentrer en eux-mêmes, se présenter spontanément aux juges, et s'exposer ainsi à la privation de leurs biens et à toutes les souffrances pour recouvrer le précieux trésor de la foi.
Deux catéchistes, attachés au service de Mgr l'évêque
de Nysse, ont été aussi violemment torturés en haine de la foi.
Je prie Votre Révérence de vouloir bien nous recommander à Dieu : nous avons grand besoin de son secours. La prison, les tortures, la mort même, nous attendent, si les gouverneurs du pays viennent à s'emparer de nous. Veuillez donc ne nous point oublier dans vos prières.
Votre tout dévoué serviteur en Jésus-Christ.
FRANÇOIS DE CHAVES, S. J.
Les royaumes de Tunquin et de la Cochinchine étaient anciennement une des plus grandes provinces de la Chine, qu'on appelait Ngan-Nan (Repos Austral), et qui s'étendait vers le septentrion, depuis le 12e degré jusqu'au 23e. L'éloignement où cette province était de la cour ne permettait point aux peuples d'y porter leurs plaintes contre le gouvernement tyrannique des vice-rois, qui y avaient une souveraine autorité. Les Tunquinois, las de porter un joug si odieux, s'en affranchirent tout à coup en tuant le vice-roi et en se choisissant un roi de leur nation, qui les gouvernât avec plus de modération et d'équité. Ce soulèvement ne manqua pas de leur attirer une guerre cruelle de la part des Chinois ; ils la soutinrent longtemps avec une valeur extraordinaire. Enfin, la paix se conclut à l'avantage des Tunquinois, puisqu'ils furent délivrés de la domination chinoise, et que leur roi demeura paisible possesseur du trône, à cette condition néanmoins qu'il enverrait tous les trois ans une ambassade solennelle à l'empereur de la Chine avec des présents, auxquels les Chinois donnèrent le nom de tribut.
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Cette guerre étant plus heureusement terminée que le roi de Ngan-Nan n'avait lieu de l'espérer, il ne songea plus qu'à se délasser de ses fatigues et à goûter les douceurs de la paix. Il se retira à la campagne dans ses maisons de plaisance, pour ne s'y occuper que de plaisirs et se livrer à toutes les délices d'une vie oisive et voluptueuse ; et même, afin qu'on n'eût aucun prétexte de troubler son repos, il confia le gouvernement de l'Etat à un des grands de sa cour. Celui-ci, également adroit et ambitieux, profita de l'indolence de son souverain pour s'emparer du trône. Il sut si bien, pendant son absence, manier les esprits et les tourner en sa faveur, qu'en peu de temps il se rendit maître de quatre principales provinces ; il en chassa le roi légitime et l'obligea de se retirer dans les parties méridionales, où il le laissa tranquille. Ce prince fugitif, voyant l'autorité d'un sujet rebelle si bien affermie, se contenta de cette portion de son État et y forma un royaume particulier, qu'on nomme maintenant la Cochinchine. Le Tunquin, qui est renfermé entre le 17e et le 23e degré de latitude, fut dès lors entièrement soumis à l'usurpateur.
Il y a plus d'un siècle que ce royaume a été éclairé des lumières de l'Evangile. Le P. Julien Baldinotti, jésuite de Pistoie en Toscane, fut le premier qui y entra en l'année 1626. Il trouva dans ces peuples des dispositions si favorables à embrasser la loi chrétienne, qu'il demanda au plus tôt du secours. L'année suivante, deux autres jésuites, les PP. Antoine Marquez, portugais, et Alexandre de Rhodes, d'Avignon, allèrent le joindre. Ces pères, qui avaient déjà quelque connaissance de la langue tunquinoise, ne purent suffire à l'empressement des peuples qui venaient entendre leurs instructions.
La semence évangélique fructifia au centuple, et en moins de quatre ans, une grande multitude d'idolâtres convertis à la foi formèrent une chrétienté nombreuse.
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Des progrès si rapides alarmèrent les prêtres des idoles. Ils se donnèrent tant de mouvement auprès des grands et à la cour, et employèrent tant de calomnies contre la religion et contre les missionnaires, qu'en l'année 1630, ils les firent chasser du Tunquin et déporter à Macao.
Il fallut céder à ce premier orage qui fut bientôt calmé par le départ des hommes apostoliques. Leur exil ne fit pas abandonner cette Eglise naissante. Le 18 février 1631, trois autres missionnaires jésuites, les PP. Gaspard de Amaral, Antoine de Fontes et Antoine Cardin, s'embarquèrent à Macao pour le Tunquin, et y arrivèrent le 7 mars. Ils furent reçus des nouveaux fidèles avec des transports de joie extraordinaire. Mais ce qui consola infiniment ces pères, ce fut de voir que pendant la courte absence des pasteurs, qui ne fut que de dix mois, le troupeau de Jésus-Christ s'était accru de deux mille trois cent quarante néophytes, que trois catéchistes avaient pris soin d'instruire, et auxquels ils avaient conféré le baptême. La moisson devint si abondante, que les missionnaires étaient occupés jour et nuit à la recueillir. En l'année 1639, on comptait déjà quatre-vingt-deux mille cinq cents chrétiens ; et dans la province de Ghéan, soixante-douze bourgades où il ne restait presque plus d'infidèles.
D'anciennes lettres du P. Jean Cabral nous apprennent qu'en 1645 et 1646, le nombre des Tunquinois qui, pendant ces deux années, avaient reçu le baptême, montait à vingt-quatre mille , et dans les quatre provinces, il se trouvait déjà deux cents églises fort grandes et fort propres, que ces fervents néophytes avaient bâties à leurs frais.
Un si petit nombre d'ouvriers ne suffisait pas dans un champ si fertile ; aussi virent-ils bientôt venir à leur secours différentes recrues d'hommes apostoliques, qui
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se succédaient les uns aux autres, et qui remplacèrent ceux que la mort enlevait, ou dont les forces étaient affaiblies par le grand âge et par de continuelles fatigues.
Dans la suite, des missionnaires de différents ordres vinrent partager leurs travaux, et l'on y voit maintenant une chrétienté nombreuse et très florissante. Il s'y est élevé de temps en temps de rudes persécutions ; mais elles n'ont servi qu'à éprouver la foi des nouveaux fidèles et à les y affermir de plus en plus.
Une des plus cruelles qui aient agité l'Eglise du Tunquin, arriva en l'année 1721. La religion fut proscrite par un édit public. Les missionnaires et les chrétiens furent recherchés, emprisonnés et mis à mort, uniquement pour avoir refusé de renoncer à leur foi et de fouler aux pieds l'image adorable de Jésus crucifié. Le P. Messari, italien, mourut de misère dans les prisons ; le P. Bucharelli, pareillement italien, et neuf chrétiens tunquinois souffrirent une mort glorieuse ; cent cinquante autres néophytes furent condamnés à prendre soin des éléphants, ce qui est à peu près la même peine, au Tunquin, que celle d'être condamné aux galères en Europe.
Cette violente persécution s'est renouvelée dans ces derniers temps. De six missionnaires jésuites qui tout récemment ont pénétré avec bien de la peine dans le Tunquin, quatre ont été arrêtés par les gentils, et après neuf mois de prison ont eu la tête tranchée en haine de la foi, le 12 janvier 1737. Ce sont les circonstances de leur prison et de leur mort que je vais décrire sur les mémoires les plus fidèles. Ces mémoires ont été dressés par des catéchistes intelligents et témoins oculaires, qui, selon l'ordre que leur avait donné le P.
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Il y avait du temps que les chrétiens du Tunquin demandaient de nouveaux missionnaires, pour le soulagement des anciens qui étaient accablés d'années et de travaux. Plusieurs jésuites pleins de zèle étaient venus à Macao, dans le dessein d'aller à leur secours ; mais la difficulté était de les y transporter. On ne pouvait plus, comme autrefois, traverser la province de Quang-tong, qui est limitrophe du Tunquin. Depuis que les missionnaires de la Chine ont été exilés de Canton à Macao, cette voie, qui était la plus courte et la plus sûre, est absolument fermée. La voie de la mer était aussi peu praticable. Quoique des sommes (barques chinoises) partent assez souvent du port de Canton, pour aller faire leur commerce au Tunquin, il n'y en avait aucune qui osât les admettre. En l'année 1734, le capitaine d'un de ces bâtiments s'engagea à les conduire, moyennant une grosse somme d'argent qu'il exigea et qu'il reçut : mais, peu après, ayant fait ses réflexions, il rétracta sa parole, et ne voulut point en courir les risques.
Enfin, après bien des mouvements qu'on se donna, on trouva dans la petite ville d'Ancan un maître de barque, qui s'offrit à mener les missionnaires au Tunquin, mais à un prix excessif, à cause du péril auquel il s'exposait, s'il venait à être découvert, et déféré aux mandarins chinois. Il en fallut passer par là où il voulut ; mais lorsqu'il était sur le point de venir chercher les pères à Macao, parut un décret impérial, qui défendait à tout Chinois de se mettre en mer sans avoir un passeport des premiers mandarins de Canton. Ainsi, il fut obligé de se rendre en ville.
Cet incident qu'on ignorait à Macao, et qui retardait le départ des missionnaires, y causa de nouvelles inquiétudes. On craignait que le maître de la barque, par timidité ou autrement, n'eût changé de résolution, ainsi qu'avait fait le capitaine de la barque chinoise. On ne
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fut détrompé qu'au mois de mars 1735, qu'il vint de sa part un exprès à Macao, pour avertir les missionnaires de se rendre dans un lieu écarté qu'il leur désignait, afin de s'y embarquer hors de la vue du peuple. Cette agréable nouvelle transporta de joie les missionnaires : ils partirent aussitôt avec trois Tunquinois, pour se rendre au lieu marqué, et ils s'embarquèrent le 18 avril de la même année.
Quoique les vents fussent contraires, le maître de la barque força tellement de voiles et de rames, qu'en assez peu de jours il arriva dans un parage qui n'était pas fort éloigné des terres du Tunquin. Il y demeura quelque temps pour attendre un vent favorable, au moyen duquel il pût passer rapidement un petit détroit et tromper la vigilance des gardes qui y sont postés pour faire la visite des barques. Mais, comme le temps était toujours le même, il se lassa d'attendre, se flattant que moyennant une petite somme d'argent qu'il donnerait aux soldats, ils ne feraient leur visite que superficiellement, et qu'ils le laisseraient continuer sa route. Malheureusement il se trompa ; les soldats arrêtèrent la barque au passage ; et sans égard aux offres qui leur furent faites, ils procédèrent à la visite avec tant d'exactitude, qu'ils eurent bientôt découvert les missionnaires, quoique placés à l'écart, afin de n'être pas si aisément aperçus. On les conduisit aux tribunaux des mandarins d'armes, qui gardaient cette plage. Ils y subirent un long interrogatoire, après lequel on les enferma dans un petit fort, jusqu'à ce qu'on eût pu savoir les intentions du principal mandarin de tout le pays, qui demeurait à six lieues de là. Celui-ci les fit aussi comparaître à son tribunal ; et après les avoir longtemps questionnés, il les renvoya à leur barque, pour y être gardés jusqu'à nouvel ordre. Il informa aussitôt de cette affaire les premiers mandarins de la province qui résident à Canton, afin de savoir leurs résolutions et de s'y
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conformer. La réponse qui vint de la capitale, fut un ordre de renvoyer sûrement à Macao les Européens et les Tunquinois ; et pour cela, de les y faire conduire de ville en ville par des officiers des tribunaux ; et à l'égard du maître de la barque, de le remettre à son mandarin, afin qu'il le fît châtier.
Ainsi ces pères, après bien des inquiétudes et des fatigues, eurent la douleur d'arriver le 24 décembre au même lieu d'où ils étaient partis plus de six mois auparavant.
Un si mauvais succès, loin de ralentir leur zèle pour une mission après laquelle ils soupiraient depuis tant d'années, ne servit qu'à le rendre plus vif et plus animé. Ils songeaient continuellement aux moyens de vaincre les obstacles qui les écartaient d'une terre si ardemment désirée. Un jour qu'ils s'en entretenaient avec plus d'ardeur et de vivacité que jamais, en présence d'un Chinois de confiance, celui-ci leur fit part d'un projet qu'il avait imaginé, et qu'ils agréèrent, bien qu'ils doutassent fort du succès : il s'offrit d'aller à Canton, où il espérait gagner quelques officiers des tribunaux, et employer leur adresse et leur crédit pour obtenir un passeport, en ajoutant que, s'il l'obtenait, il aurait plus de facilité à louer une barque à Ancan, et qu'il les conduirait lui-même jusqu'à Lofeou, ville frontière du Tunquin.
Quelque difficile que parût l'exécution de ce projet, le Chinois partit pour Canton, et il s'y conduisit avec tant de prudence et de dextérité, qu'en assez peu de temps on lui mit en mains un écrit signé des premiers mandarins, qui permettait aux trois Tunquinois de traverser la province de Quang-tong, pour retourner dans leur patrie avec les Européens qui les accompagnaient.
Le Chinois, muni de cette permission, se rendit à Ancan, où il eut bientôt loué une barque sur laquelle les missionnaires s'embarquèrent le 10 mars 1736. Ils étaient au nombre de six : savoir, le P. Jean-Gaspard Crats,
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Allemand ; les PP. Barthélemy Alvarez, Emmanuel de Abreu, Christophe de Sampayo, Emmanuel Carvalho et
Ils arrivèrent la première journée à un village nommé Se-lie, où ils passèrent la nuit. Le lendemain, ils mirent à la voile de grand matin, avec un vent si favorable, qu'il les porta en deux jours à un port nommé Chanxa, où les autres barques n'arrivent d'ordinaire qu'en cinq ou six jours. Là, ils quittèrent leur grande barque et continuèrent leur route, partie par eau, et partie sur terre : ils passèrent par Yeng-pin, par Sé-tan, par le territoire de Yong-tsong, et, après quatre jours d'un chemin très rude au milieu des montagnes, ils arrivèrent enfin à Muy-loc.
Comme ils approchaient du district où ils avaient été arrêtés et renvoyés à Macao, et où par conséquent tout était à craindre pour eux, leur guide eut recours à une ruse qui lui réussit. Il fit sonner bien haut sa qualité d'envoyé de la capitale, et l'honneur que les grands mandarins lui avaient fait, de lui confier la conduite de ces Européens. Aussi fut-il reçu dans toute cette contrée-là avec de grands égards et beaucoup de politesse. Le commis de la douane de Muy-loc ne s'abstint pas seulement de visiter leurs ballots, mais encore il Ieur donna un billet, qui les affranchissait de tous les droits qui se paient aux autres petites douanes du district. Il leur fallut demeurer un jour entier dans ce village, afin de faire reposer ceux qui portaient leurs bagages et de se pourvoir de vivres pour les sept jours de marche qui leur restaient à faire jusqu'à la ville de Lien-tcheou.
Le lendemain matin ils partirent de Muy-loc et arrivèrent sur les quatre heures à Tang-choui ; ils passèrent le reste de la nuit dans ce village, qui n'est qu'à trois lieues de la ville de Huicinen, où on les avait fait comparaître devant le mandarin et d'où ils avaient été conduits à Macao.
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Ce séjour dans un lieu si critique leur donna de l'inquiétude : mais ils furent véritablement alarmés lorsqu'ils virent approcher d'eux un vieillard qui avait l'air d'un petit officier du tribunal. Ils le furent bien davantage lorsque le vieillard, jetant sur eux un regard menaçant : « Quoi, s'écria-t-il, ces marauds d'étrangers, qui furent chassés d'ici il y a peu de mois et renvoyés ignominieusement à Macao, ont le front d'y revenir encore, et même d'y paraître avec honneur ! Où est leur interprète ? »
Le guide de ces pères ne fut pas moins alarmé qu'eux ; mais il prit sur-le-champ son parti, et crut devoir payer de résolution. Ainsi prenant un ton d'autorité : « Misérable vieillard, lui dit-il, comment as-tu l'audace d'insulter d'honnêtes gens, dont je suis chargé par les plus grands mandarins de la province? Si je n'avais pitié de ton grand âge, je te ferais châtier sur l'heure même comme tu le mérites. » Le vieillard, tout étonné de ce discours, rabattit beaucoup de ses hauteurs : « Seigneur, répondit-il d'un air radouci, ne me sachez pas mauvais gré si je fais le devoir de ma charge : je suis posté ici par le mandarin pour examiner ceux qui vont et qui viennent, et pour lui en rendre un compte exact : j'y suis d'autant plus obligé, dans la conjoncture présente, qu'il n'y a que deux mois que ces étrangers ont passé par ce pays-ci, et qu'ils ont été chassés par ordre des premiers mandarins de Canton, avec défense expresse d'y jamais reparaître. » Le guide chinois,dissimulant son embarras, continua à répliquer sur le même ton : « Je m'embarrasse peu, lui dit-il, des ordres que t'a donnés ton mandarin et du compte que tu as à lui rendre ; ce que j'ai à te dire, c'est que pour un homme de ton âge, tu es fort mal instruit, et que je t'apprendrai à avoir des manières plus civiles et plus affables. » Le vieillard ne répondit rien ; mais, s'adressant au maître de l'hôtellerie, il lui défendit
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de laisser partir ces étrangers sans un ordre exprès du mandarin, qu'il devait informer le lendemain matin de leur arrivée.
Le guide soutint toujours son caractère : « Fais ce qu'il te plaira, poursuivit-il, mais je t'avertis que ces Européens me sont confiés par les grands mandarins de la province, et que je dois les conduire en toute diligence à Lien-tcheou. Tu as entrepris de retarder leur marche, c'est ton affaire ; je me décharge sur toi de ce qui les regarde, et, comme mes ordres pressent, et qu'il me faut partir dès la pointe du jour, je veux qu'à l'heure même tu me donnes un écrit signé de ta main, qui fasse foi que par ordre de ton mandarin tu as arrêté ces Européens à leur passage, que c'est de son autorité que tu me forces de te remettre leurs personnes et leurs effets, et qu'en me déchargeant de ce soin, tu te rends responsable de tout ce qui en arrivera. Après quoi, tu peux, si tu veux, aller rendre compte à ton mandarin, qui t'aura beaucoup d'obligation, car je ne doute point qu'il ne soit cassé de son mandarinat. »
Ces paroles intimidèrent le vieillard, et n'osant signer, de crainte de s'engager dans un mauvais pas, il demanda si ces Européens avaient un passeport, et si on voulait bien le lui communiquer. Le guide le lui montra sans peine, en lui ajoutant, qu'à l'égard des ordres particuliers qu'il avait, il ne les ferait voir qu'à ceux qui devaient en être instruits.
La vue du passeport augmenta l'irrésolution où était le vieillard sur le parti qu'il avait à prendre ; il demanda du temps pour y réfléchir avec promesse d'apporter le lendemain matin sa réponse. Il passa cette nuit-là dans de cruelles agitations, et ne sachant à quoi se déterminer ; enfin il prit sa résolution, et dès les trois heures du matin, il frappe à la porte de l'hôtellerie et demande à parler au Chinois qui était chargé de la conduite des
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Européens : « Je ne m'oppose plus, lui dit-il, au départ de ces étrangers ; vous en êtes le maître, et je suis très fâché de les avoir traités avec si peu d'égard et de modération ; pardonnez-moi, je vous prie, des emportements qui sont si peu séants à mon âge, et obligez-moi de m'assurer que vous les avez tout à fait oubliés. » Le Chinois loua le vieillard du sage parti qu'il venait de prendre et l'assura qu'il lui pardonnait tout ce qui s'était passé.
C'est ainsi que se termina une affaire qui tenait les missionnaires dans des transes continuelles : car si le mandarin de la ville voisine eût été informé de leur passage, ainsi qu'ils en étaient menacés, ils ne pouvaient douter qu'au moins ils ne fussent renvoyés encore une fois à Macao. Ils partirent donc avec beaucoup de joie, et, après avoir fait quelques lieues, ils se trouvèrent à l'entrée des terres dépendantes de la ville de Lien-tcheou, où il y avait une douane à passer. Le chef leur fit toutes sortes de caresses. Il leur dit qu'il était de Pékin, où il avait connu quelques-uns de nos pères qui lui avaient rendu service, et qu'il saisissait avec plaisir l'occasion qui s'offrait de leur en témoigner sa reconnaissance ; et en effet, non seulement il ne voulut point faire la visite de leurs bagages ni percevoir aucun droit, mais il leur donna encore une lettre de recommandation pour le mandarin de Lien-tcheou, qui était son proche parent.
Cette lettre leur fut fort utile ; ils trouvèrent auprès du mandarin toutes les facilités qu'ils pouvaient souhaiter. Ils partirent de Lien-tcheou pour se rendre à une lieue et demie au delà, sur les bords de la mer, où une barque les attendait. Il y avait là une nouvelle douane, qui ne dépendait que du mandarin de la province. Le premier abord du principal commis fut sévère et peu gracieux ; mais, après quelques moments d'entretien, il s'humanisa, et permit aux missionnaires de s'embarquer, sans exiger d'eux aucun droit.
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Les pères approchaient du Tunquin, et ils n'avaient que peu de journées à faire pour se rendre à l'embouchure d'une rivière qui conduit à Loféou, frontière de ce royaume. Après avoir essuyé une furieuse tempête, qui fut plusieurs fois sur le point de les submerger, enfin ils entrèrent dans la rivière à nuit close, pour n'être point aperçus des infidèles, et arrivèrent auprès de la maison d'un chrétien, où ils se devaient tenir cachés, jusqu'à ce qu'ils pussent pénétrer dans l'intérieur du royaume. Un des deux catéchistes alla donner avis de leur arrivée, et aussitôt plusieurs chrétiens de l'un et l'autre sexe vinrent avec empressement sur le rivage pour les recevoir et transporter leur bagage, ce qui se fit avec une promptitude admirable.
Les pères, après avoir remercié leur guide, qui les avait conduits avec tant d'affection et de zèle, le congédièrent, afin qu'il profitât de l'obscurité de la nuit pour s'en retourner plus sûrement, et qu'il portât plus tôt à Macao l'agréable nouvelle de leur entrée dans le Tunquin.
Comme ils se disposaient à aller plus avant, le père Sampayo fut pris d'un mal violent, qui l'obligea de rester à Loféou. On y laissa le père Carvalho avec un catéchiste pour prendre soin de lui. En peu de temps sa santé fut rétablie, et ces deux pères entrèrent heureusement dans le royaume, où ils remplissent maintenant les fonctions de leur ministère avec beaucoup de zèle et de consolation. Pour les quatre autres missionnaires, ils prirent le devant avec deux catéchistes tunquinois, l'un nommé Marc et l'autre
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dans la maison d'un néophyte, qui est un des principaux du lieu, où ils se reposèrent pendant deux jours.
Cependant quelques Tunquinois vagabonds pressentirent, on ne sait comment, qu'il y avait des étrangers dans la bourgade et que leur dessein était d'avancer dans le royaume. L'espérance du butin qu'ils pourraient faire leur donna la pensée d'aller les attendre à l'autre bord de la rivière, par où il fallait absolument qu'ils passassent. Ils ne se trompèrent point dans leurs conjonctures. Le second de la troisième lune, c'est-à-dire, le 12 d'avril, les pères gagnèrent le rivage sur les neuf heures du matin. Aussitôt ces vagabonds, s'étant joints à quelques soldats et feignant d'avoir un ordre des mandarins, sautèrent en furieux dans la barque, se saisirent des quatre missionnaires, des catéchistes et du batelier, qui était chrétien, les chargèrent chacun d'une cangue et pillèrent leur bagage.
Le chef de ces bandits, y ayant trouvé un crucifix, l'éleva en l'air, et le montrant à une populace innombrable qui bordait le rivage : « Je le savais bien, s'écria-t-il, que ces étrangers étaient des prédicateurs de la loi chrétienne. » Le peuple lui répondit par des acclamations mêlées de huées continuelles et des plus sanglants outrages dont ils accablèrent les missionnaires ; les uns leur arrachèrent la barbe, d'autres leur crachèrent au visage ; enfin cette populace effrénée ne leur épargna ni les railleries les plus piquantes ni les injures les plus grossières.
Lorsque ces bandits ne trouvèrent plus rien à piller, ils firent sortir les prisonniers de la barque et les conduisirent à terre sous un misérable appentis, pour y rester jusqu'à ce qu'ils eussent reçu réponse du gouverneur de la contrée, auquel ils avaient fait savoir la prise qu'ils venaient de faire. Ces pères et leurs trois compagnons demeurèrent pendant quatre jours exposés aux
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ardeurs du soleil le plus brûlant et aux cruelles morsures des moustiques, environnés d'une foule d'infidèles, qui se relevaient les uns les autres pour les garder et qui nuit et jour ne leur laissèrent pas le moindre repos. Ils étaient observés avec tant de rigueur, qu'il ne fut pas possible aux chrétiens d'approcher d'eux pour leur procurer de légers secours, dont ils avaient pourtant un très grand besoin ; car ils n'eurent pour tout aliment qu'un peu de riz si mal apprêté, que la faim leur était moins insupportable qu'un mets si insipide.
Le 18 avril, les soldats envoyés par le gouverneur pour amener les prisonniers arrivèrent ; ils les firent venir en leur présence chargés de leurs cangues; ils attachèrent ces cangues les unes aux autres et les firent marcher la tête nue sous un ciel si ardent, que l'un d'eux en eut une violente inflammation sur les yeux et qu'un autre fut attaqué d'une espèce de stupeur, dont il eut la bouche toute tournée. Les soldats, armés de sabres et de lances, les escortaient, battant continuellement du tambour, ce qui rassemblait dans tout le chemin une foule innombrable de peuple, qui leur faisait toutes sortes d'insultes.
Cependant un mandarin chrétien, qu'on avait averti promptement de la détention des missionnaires, alla trouver un des plus grands mandarins de la cour, protecteur du catéchiste Marc. « Seigneur, lui dit-il, votre serviteur Marc, à qui vous aviez donné un passeport pour la Chine, en revenait avec quelques curiosités qu'il vous apportait de ce pays-là ; ayant rencontré des Européens, munis d'un passeport des mandarins de Canton, lesquels venaient dans ce royaume pour y visiter la sépulture de leurs frères qui y sont décédés, il s'est joint à eux pour les accompagner jusqu'à Dim-dou, où un grand nombre de Chinois font leur séjour. Mais, avant que d'y arriver, ils ont été arrêtés par une troupe
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de bandits, qui ont pillé tout ce que ces Européens apportaient pour présenter au roi et ce que votre serviteur Marc voulait vous offrir à vous-même. Ils les ont remis ensuite entre les mains du gouverneur de la province de l'Est, qui les retient dans ses prisons. »
Le mandarin de la cour écrivit à l'instant une lettre au gouverneur, par laquelle il lui ordonnait de lui renvoyer les prisonniers avec tout leur bagage. Celui-ci, qui avait eu part au butin, s'en excusa sous divers prétextes ; et, pour mieux se mettre à couvert du ressentiment d'un si puissant seigneur, il fit partir aussitôt les prisonniers pour la cour.
Le grand mandarin, outré d'un refus qu'il n'avait pas lieu d'attendre de la part d'un subalterne, lui envoya un second ordre bien plus fort que le premier ; mais il n'était plus temps, l'affaire était portée au tribunal de la cour, et les prisonniers étaient déjà en route pour s'y rendre. On les avait mis dans des espèces de cages semblables à celles où l'on enferme les bêtes féroces, quand on les transporte d'un lieu à un autre, et on les conduisit, non pas par le chemin ordinaire, mais par des routes détournées, afin de dérober leur marche au grand mandarin, dont on sentait bien qu'ils étaient protégés. On ne peut guère exprimer ce qu'ils eurent à souffrir de la faim, de la soif, des ardeurs d'un soleil brûlant et des mauvais traitements que leur firent les soldats.
Enfin, ils arrivèrent à la cour, et après avoir été quelque temps enfermés dans la maison d'un mandarin, on les conduisit au palais du roi. Dès qu'ils eurent passé la première porte, parut un eunuque de la présence, qui ordonna qu'on ne laissât entrer personne et qu'on mît les prisonniers dans un endroit où ils fussent garantis des rayons du soleil. Peu après, on les mena dans une salle intérieure, où l'on assure que le roi se tint caché derrière une espèce de rideau pour voir les prisonniers
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sans en être vu et écouter ce qu'ils répondraient aux questions qu'un eunuque du palais devait leur faire par son ordre. Plusieurs mandarins se trouvèrent à cet interrogatoire. Il commença par le catéchiste Marc. L'eunuque lui demanda quelle raison il avait eue d'amener ces Européens dans le royaume. Il répondit qu'il était serviteur d'un mandarin de la cour qui lui avait donné un passeport pour aller acheter quelques curiosités à la Chine ; qu'il avait rencontré ces Européens, lesquels avaient pareillement un passeport des mandarins de Canton, pour venir visiter la sépulture de leurs frères morts dans le royaume et faire offre de leurs services au roi ; mais qu'avant que d'arriver à Dim-dou, où il devait les conduire , ils avaient été arrêtés par des bandits, lesquels avaient pillé tout ce qu'ils portaient avec eux, et les avaient remis entre les mains du gouverneur de la province de l'Est, qui les envoyait à la cour.
L'eunuque, interrogeant ensuite le catéchiste
Cet ordre les fit frémir d'horreur ; ils répondirent qu'on leur couperait plutôt les pieds, les mains et la tête, qu de commettre une pareille impiété ; et comme on voulait user de violence pour les forcer d'obéir, ils se mirent à
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genoux, se prosternèrent jusqu'à terre devant ce signe de notre rédemption, le prirent entre les mains et se le donnèrent les uns aux autres, en le baisant avec respect, et l'élevant au-dessus de leurs têtes, ce qui est, selon l'usage de ces peuples, la marque de la plus profonde vénération.
Les deux catéchistes firent paraître la même fermeté. Il n'y eut que le jeune batelier que les menaces des juges effrayèrent et qui témoigna de la faiblesse. Il fut puni sur-le-champ par les railleries amères de quelques eunuques. « Le scélérat, s'écrièrent-ils, qui marche sur celui-là même qu'il regardait il n'y a qu'un moment et qu'il respectait comme son Dieu ! »
C'est ainsi que se termina ce premier interrogatoire, après lequel on les renvoya dans les prisons. Mais dès le lendemain on les rappela dans la même salle. Il n'y eut que le catéchiste Marc qui fut interrogé. On lui demanda si quelques-uns de ces Européens avaient leur demeure dans le royaume, et en quel lieu ? Marc répondit qu'aucun d'eux n'y avait jamais demeuré. « Comment cela se peut-il faire, reprirent les mandarins, puisqu'il y en a parmi eux qui parlent notre langue ? C'est, dit le catéchiste, qu'en chemin faisant je leur en ai appris quelques mots, et qu'ayant plus de mémoire que les autres, ils les ont retenus plus aisément. » Ils demandèrent ensuite si ces étrangers avaient un passeport des mandarins de la Chine. « Sans doute, » répartit le catéchiste, et en même temps les missionnaires le leur présentèrent. Ils le prirent et, après les avoir fait reconduire dans leurs prisons, ils allèrent porter le passeport au roi.
Peu de jours après vint un ordre de la. cour, qui commettait au tribunal des lettrés l'instruction et le jugement de l'affaire des prisonniers. Ils furent donc traînés à ce tribunal, où l'on n'interrogea que les catéchistes. Comme ils ne firent point d'autres réponses que celles qu'ils
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avaient déjà faites, les juges en furent irrités et les condamnèrent à la martelade, C'est un supplice très cruel : il consiste à recevoir de grands coups de marteau que les bourreaux déchargent de toutes leurs forces sur les genoux des coupables. Le catéchiste
Après cette exécution, on les congédia, avec menaces de les faire expirer le lendemain sous les coups, s'ils persistaient dans les mêmes réponses. En effet, on les fit comparaître au tribunal le jour suivant, et on les tourmenta avec encore plus d'inhumanité. Mais, comme leur constance était à l'épreuve des plus vives douleurs, un des juges fit cesser les bourreaux, en disant qu'un plus long supplice serait inutile, qu'il semblait qu'on frappât sur la terre, et que c'était sur des opiniâtres dont on ne pourrait jamais rien tirer.
Un autre juge prenant la parole : « Mon sentiment, dit-il, est que Marc, qui a conduit dans le royaume des prédicateurs de la loi chrétienne, laquelle y est proscrite, mérite d'être écartelé ; qu'il faut couper la tête à
Aussitôt qu'il eut achevé de parler, tous les juges se retirèrent ensemble dans une salle plus intérieure, qu'on nomme la salle du secret, parce qu'il ne transpire jamais rien des résolutions qui s'y prennent, et que c'est là que se prononcent les arrêts de mort. L'ordre fut donné en
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même temps de transporter tous les prisonniers dans une prison plus éloignée de la cour qu'on nomme Ngue-Dom, c'est-à-dire, l'enfer de l'Est. C'est là qu'on enferme tous les malfaiteurs du royaume, et ils n'en sortent que pour être conduits au lieu du supplice.
On peut juger, par le nom seul, des horreurs et des incommodités de cette prison. Les confesseurs de Jésus-Christ, accablés sous la pesanteur de leurs chaînes, se trouvèrent donc renfermés dans un lieu obscur, humide et infect, dénués de tout secours, exposés sans cesse aux insultes et aux outrages d'une troupe de scélérats, que la douceur et la patience de ces hommes apostoliques rendaient plus audacieux et plus insolents. Il est surprenant qu'ils aient pu s'y soutenir si longtemps. Le catéchiste
Ce bon néophyte avait été formé parmi les missionnaires aux emplois de zèle dès sa plus tendre jeunesse, qu'il avait passée avec eux, et il ne respirait que l'avancement de la gloire de Dieu et la conversion de ses chers compatriotes. Sa prudence et sa vertu ayant été éprouvées pendant plusieurs années, on se rendit à ses instantes prières, et on lui permit de se consacrer plus entièrement au service de Dieu par les voeux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance. Dieu lui avait donné le talent de gagner les coeurs. Par ses instructions et par ses exemples, il inspirait à ceux qui étaient sous sa conduite le plus ardent désir de la perfection chrétienne. Aussi les nouveaux fidèles se disputaient-ils l'avantage de l'avoir pour catéchiste, et ceux qui l'obtenaient croyaient recevoir une grande faveur. Le dessein était, s'il n'eût pas fini sitôt et si glorieusement sa course, de l'élever au sacerdoce, et de le recevoir dans notre Compagnie, pour le mettre en état de rendre de plus grands services à
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cette mission. Mais il a plu au Seigneur de couronner de bonne heure l'innocence de sa vie et la fermeté héroïque avec laquelle il a souffert les plus cruels tourments pour la défense de son saint nom.
L'unique consolation qu'avaient les confesseurs de Jésus-Christ dans une demeure si affreuse, c'était de s'y trouver réunis ensemble (car auparavant ils étaient dans des prisons séparées), de pouvoir être visités des chrétiens et en recevoir quelques secours. C'est pourtant ce qu'on leur refusa dans les premiers jours qu'ils y furent renfermés. Deux sentinelles, qui gardaient la porte de la prison, arrêtaient impitoyablement ceux qui leur apportaient des vivres, et ils passèrent une fois deux jours sans rien prendre. Dans la suite, il fallut acheter la permission de leur parler, et l'entrée de la prison était interdite à quiconque refusait de payer aux soldats la somme qu'ils exigeaient.
Une dame chrétienne, qui avait la charité de leur apporter chaque jour ce qui était nécessaire à leur subsistance, fatiguée enfin de la dureté et des rebuffades qu'elle essuyait de la part de ces soldats, eut recours à un expédient qui lui réussit. Dans une maison voisine de la prison, demeurait une bonzesse naturellement tendre et sensible aux afflictions des malheureux. Ces soldats avaient pour elle la plus profonde vénération, et ils lui laissaient la liberté d'entrer dans la prison toutes les fois qu'elle le désirait. La dame chrétienne alla chez la bonzesse, et lui ayant exposé la déplorable situation où étaient les prisonniers auxquels elle s'intéressait, elle la pria de vouloir bien leur remettre les petites provisions qu'elle lui apporterait. La bonzesse y consentit volontiers. Dès la première fois qu'elle eut entretenu les confesseurs de Jésus-Christ, elle fut si frappée de leur modestie, de leur douceur et de leur patience, qu'elle en parlait avec admiration, et en faisait partout les plus
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grands éloges. Non seulement elle continua de leur porter ce qui lui était confié par la dame chrétienne et par les autres fidèles, mais elle les aida encore de ses propres libéralités.
Un autre sujet de joie et de consolation pour ces illustres prisonniers, c'est que, se voyant dans le lieu où l'on ne renferme que les prisonniers destinés au dernier supplice, ils se tenaient comme assurés de répandre bientôt leur sang pour la cause de Jésus-Christ. Cette pensée les soutenait au milieu de tant de tribulations ; c'était là le sujet ordinaire de leurs entretiens ; et leurs lettres, lorsqu'ils pouvaient en écrire quelqu'une à la dérobée, ne respiraient pareillement que le martyre.
Il y avait déjà neuf mois qu'ils languissaient dans les fers, et encore plus dans l'attente du bienheureux jour où ils devaient offrir au Seigneur le sacrifice de leur vie : la sentence de mort était portée, mais il fallait qu'elle fût confirmée par l'autorité souveraine. Ce fut le 21 décembre 1736 que la confirmation s'en fit dans le tribunal des crimes.
Le 7 janvier 1737, un secrétaire de ce tribunal se transporta à la prison et fit venir les prisonniers dans une chambre particulière, pour les reconnaître et bien imprimer leur physionomie dans son idée. C'est un usage qui se pratique dans le Tunquin, à l'égard de ceux qui sont condamnés à mort, afin d'éviter toute supercherie et de s'assurer qu'on n'a pas substitué un innocent à la place du criminel. Le secrétaire les envisagea longtemps dans un grand silence : après quoi, s'étant approché de plus près de leurs personnes, il parut dans les diverses attitudes d'un homme qui prenait la mesuré de leur taille et qui traçait les traits de leur visage. Ayant achevé ses opérations, il les fit rentrer en prison et s'en alla rendre compte à la cour de sa commission.
Cette cérémonie fit juger aux missionnaires que l'heureux
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moment après lequel ils soupiraient n'était pas éloigné ! Mais elle ne leur en donnait pourtant pas de certitude : ce ne fut que trois jours après qu'ils en furent assurés. Un catéchiste, nommé Benoît, vint les trouver dans la prison et, se jetant à leurs pieds : « Quelle récompense me donnerez-vous, leur dit-il, pour l'agréable nouvelle que je viens vous apporter ? Le 12 de ce mois sera certainement le jour de votre triomphe. Vous sortirez de cette prison, et vous irez rendre un témoignage éclatant aux saintes vérités de la foi. » Ces paroles transportèrent d'abord les missionnaires d'une joie qui éclata jusque sur leur visage : ensuite, après s'être recueillis pendant quelques moments, ils levèrent les mains et les yeux vers le ciel, pour rendre grâces à la divine miséricorde d'un si grand bienfait ; puis, se tournant vers le catéchiste, ils employèrent les expressions les plus tendres pour lui témoigner leur reconnaissance, et lui promirent que le jour qu'ils iraient consommer leur sacrifice, ils lui feraient présent de leur rosaire, le seul bien qu'ils possédaient.
La nouvelle de la sentence de mort portée contre les confesseurs de Jésus-Christ se répandit bientôt parmi les fidèles : elle partagea leurs esprits entre la joie et la tristesse. D'un côté, la perte de leurs pasteurs leur devenait très sensible et ils craignaient que, parla diminution de leur nombre, les secours spirituels ne devinssent moins abondants et que, faute de ces secours, la ferveur de leur piété ne s'attiédît. D'un autre côté, ils voyaient avec joie le triomphe de la religion dans la constance héroïque de ses ministres, dont le sang, comme une semence féconde, allait fertiliser ces terres infidèles et multiplier le nombre des vrais disciples de Jésus-Christ. Plusieurs d'entre eux accoururent à la prison, pour rendre leurs derniers devoirs à leurs pères en Jésus-Christ et leur offrir quelques petits présents. Les uns
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leur apportèrent des fruits et divers rafraîchissements ; d'autres leur présentèrent des bourses remplies de petites monnaies. Il y en eut qui les forcèrent à recevoir des habits neufs, à la place de ceux dont ils étaient vêtus, et qu'ils emportèrent pour les conserver précieusement dans leurs maisons. Les pères ne crurent point devoir contrister ces généreux néophytes, en se refusant à tant de témoignages de leur affection ; mais, aussitôt qu'ils se furent retirés, ils remirent toutes les monnaies entre les mains du catéchiste Marc, avec ordre de les distribuer aux soldats qui les gardaient et aux autres prisonniers dont ils avaient reçu tant d'outrages. Cet excès de charité était nouveau pour ces scélérats, et ils en furent frappés jusqu'à l'admiration. Leurs coeurs, tout impitoyables qu'ils étaient, s'attendrirent jusqu'aux larmes, et au lieu des cruelles insultes et des mauvais traitements qu'ils leur faisaient auparavant, ils ne cessèrent de faire l'éloge de leur vertu et de les combler de bénédictions.
Le 10, vint un mandarin de la cour, qui lut aux prisonniers leur sentence ; après quoi, il fit entrer les bourreaux dans la prison et assigna à chacun d'eux celui qu'il devait exécuter. Ces bourreaux tiraient de temps en temps leur sabre du fourreau, et par manière de récréation, ils s'exerçaient à leur fonction prochaine, en présence des missionnaires ; ce prélude de leur supplice, que ces pères avaient si souvent devant les yeux, leur donnait lieu de renouveler autant de fois le sacrifice de leur vie.
Comme, après la lecture de la sentence, l'entrée de la prison devint libre, en peu de temps elle fut remplie de chrétiens de l'un et l'autre sexe. Les pères, qui ne pouvaient pas les entretenir, faute d'entendre la langue tunquinoise, instruisirent le catéchiste Marc de ce qu'ils auraient souhaité de leur dire et le chargèrent de parler en leur nom à ces bons néophytes. Le catéchiste, prenant
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donc la parole : « Écoutez, mes frères et chers enfants en Jésus-Christ, les dernières paroles de vos pères : car c'est par ma bouche qu'ils vous parlent, et je suis le fidèle interprète de leurs sentiments. Nous avons appris l'extrême besoin que vous aviez de secours pour la sanctification de vos âmes ; le zèle de votre salut nous a fait aussitôt quitter notre patrie, nos parents et nos amis, et nous sommes venus vous chercher dans cette terre qui nous est étrangère. Que de peines et de travaux ne nous en a-t-il pas coûté pour nous rendre auprès de vous ! Nous avons entrepris deux voyages pénibles et difficiles, sans nous effrayer des dangers auxquels nous nous exposions : le premier a été infructueux, parce qu'à la vue de ce royaume, nous avons été arrêtés par des mandarins de la Chine, qui, après nous avoir traînés à leurs tribunaux, nous ont renvoyés à Macao. Le second a été plus heureux ; nous sommes enfin arrivés sur vos terres ; mais à peine y avons-nous mis le pied, qu'on s'est saisi de nos personnes et qu'on nous a traités avec plus de barbarie et d'inhumanité qu'on ne traite des scélérats convaincus des plus grands crimes. Vous avez été témoins de ce que nous avons eu à souffrir dans cette affreuse prison ; notre sang va bientôt couler pour rendre un témoignage public à la foi que vous avez eu le bonheur d'embrasser ; aidez-nous à remercier le Seigneur d'une si grande faveur ; mais, en même temps, concevez bien quel est le prix de cette foi à laquelle est attaché votre salut éternel ; qu'elle vous soit plus chère que votre propre vie, et soyez toujours fidèles à remplir les obligations qu'elle vous impose. Si, sur la terre, nous avons été animés d'un si grand zèle pour votre sanctification, que sera-ce quand nous nous trouverons dans le ciel et que Dieu, comme nous l'espérons, aura couronné nos souffrances et le sacrifice que nous lui faisons de notre vie?»
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A ces paroles, ces fervents chrétiens ne répondirent que par leurs larmes et par des témoignages sensibles de la vénération et de la reconnaissance dont ils étaient pénétrés pour les confesseurs de Jésus-Christ ; ils se prosternèrent jusqu'à terre et baisèrent plusieurs fois les chaînes dont ils étaient chargés. Enfin, ils se retirèrent remplis d'une force toute divine et prêts à tout souffrir pour la conservation de leur foi.
A peine furent-ils sortis, que d'autres en aussi grand nombre prirent leur place, et ce fut ainsi, tout le reste de la journée, que ces bons néophytes se succédèrent les uns aux autres, de telle sorte que ces pères trouvèrent à peine quelques moments pour s'entretenir avec Dieu et lui demander la force qui leur était nécessaire pour sortir victorieux du combat qu'ils allaient soutenir contre les ennemis de la foi.
Le 12 du même mois, dès la pointe du jour, le catéchiste Benoît, accompagné d'un chrétien d'une qualité distinguée, nommé Thomas, et de plusieurs autres néophytes, se rendit à la prison pour prendre congé des quatre vénérables pères. Ils les abordèrent en leur donnant le glorieux nom de martyrs de Jésus-Christ ; tout leur entretien roula sur le prix des souffrances et sur le bonheur de confesser hautement la foi en présence de ses persécuteurs et de verser son sang pour sa défense.
Lorsqu'ils s'entretenaient de la sorte, quelques soldats entrèrent, l'épée nue, et chassèrent tous les chrétiens. Ensuite ils se firent apporter des chaînes de fer qu'ils mirent au bras de chacun des missionnaires, en sorte qu'après avoir attaché le bras droit par un bout de la chaîne, ils la conduisaient par derrière, et attachaient l'autre bout au bras gauche ; quelques-uns avaient les bras serrés si étroitement, qu'ils ne pouvaient pas appuyer leurs mains sur la poitrine.
Pendant ce temps-là le catéchiste Benoît et plusieurs
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autres chrétiens s'étaient retirés dans la maison voisine de la bonzesse, dont j'ai parlé ci-devant. Cette femme, tout infidèle qu'elle était, ne put apprendre que les quatre pères étaient condamnés à mort, sans répandre un torrent de larmes, qui partaient d'un coeur véritablement touché. Elle était leur panégyriste perpétuelle, louant sans cesse les vertus qu'elle avait tant de fois admirées, et blâmant hautement la cruauté du roi et de ses ministres, qui faisaient mourir des hommes d'une vie si innocente et si exemplaire.
Vers les dix heures du matin, on fit sortir de la prison les missionnaires avec le catéchiste Marc, pour les conduire aux portes du palais, qui en était éloigné d'une lieue. On les fit marcher en cet ordre pieds nus, et traînant leurs fers avec bien de la peine. Le P. Alvarez était à leur tête, ensuite le P. Abreu, le P. Gratz, le P. Da-Cunha et le catéchiste. Une gaieté modeste, peinte sur leur visage, marquait assez la joie de la satisfaction qu'ils goûtaient intérieurement. Chacun d'eux était accompagné d'un soldat et d'un bourreau, celui-ci tenant son sabre nu et celui-là portant la lance haute. Une troupe de soldats formant deux lignes les escortaient ; derrière, et à quelque distance, suivaient une grande multitude de chrétiens de l'un et l'autre sexe et un bien plus grand nombre encore de gentils.
Lorsqu'ils furent arrivés aux portes du palais, le capitaine qui commandait l'escorte fit faire halte aux soldats, afin qu'ils prissent un peu de repos. Il fut pareillement permis aux prisonniers de s'asseoir et de se délasser, pour se disposer aux fatigues d'une marche encore plus pénible. Mais pendant ce temps-là on ne les laissa guère tranquilles. Ils devinrent la joie de la populace, dont ils eurent à souffrir toutes sortes d'injures et d'opprobres. Quelques eunuques du palais, s'approchant d'eux, mêlèrent leurs fades plaisanteries aux insultes du peuple.
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L'un d'eux leur marquait, par des gestes ridicules et d'un ton railleur, que leurs têtes seraient bientôt séparées de leurs corps ; d'autres ramassaient à terre quelques brins de paille et les disposaient de telle manière qu'ils représentaient la figure d'une croix, et les leur donnèrent à baiser par dérision.
Ces outrages ne cessèrent qu'à l'arrivée d'un eunuque de l'intérieur du palais, accompagné d'un soldat chrétien qui lui servait d'interprète. Il venait de la part du roi demander aux missionnaires s'il était vrai qu'au moment qu'ils furent arrêtés on avait pris tout leur bagage. Un catéchiste, nommé Sébastien, sachant que cet interprète était chrétien, lui parla à l'oreille, pour le prier de leur faire des félicitations de sa part sur ce qu'ils allaient bientôt recevoir la palme du martyre. L'interprète s'acquitta de sa commission. Les pères ne répondirent qu'en élevant les yeux au ciel, pour témoigner que c'était à Dieu seul qu'ils étaient redevables d'un si grand bonheur. Peu après, vint un secrétaire du tribunal suprême, qui fit passer devant les yeux des prisonniers leur sentence écrite en langue tunquinoise. Celle du catéchiste Marc le condamnait seulement à l'exil. Après quoi, il retourna au tribunal où la sentence, pour être revêtue de la dernière formalité, devait être signée de la main des premiers magistrats.
Pendant ce temps-là, le premier mandarin de la cour eut la curiosité de voir de près les quatre étrangers. Il arriva, ayant à sa suite plusieurs eunuques et mandarins subalternes et les considéra attentivement l'un après l'autre. Un de ces eunuques, fort surpris de ne voir nulle altération sur leur visage et d'y remarquer, au contraire, un certain air de gaieté et de contentement qui s'accordait mal avec la situation où ils se trouvaient : « Il faut, s'écria-t-il, que la loi chrétienne soit gravée bien avant dans le coeur de ces étrangers, puisque, pour
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l'enseigner aux autres, ils abandonnent leur patrie et tout ce qu'ils ont de plus cher, qu'ils s'exposent aux rigueurs d'une longue prison et qu'ils reçoivent la mort avec tant de joie. »
Le catéchiste Marc demanda alors la permission au mandarin de prendre congé de ces pères et de leur dire le dernier adieu, puisqu'il ne pourrait plus les revoir dans ce monde. Cette permission lui fut accordée, et aussitôt il sortit de sa place et alla se jeter aux pieds des missionnaires. Comme il leur parla à voix basse, on n'a pu rien apprendre de son entretien ; mais on ne doute point qu'il ne leur ait témoigné son affliction de n'avoir pas été jugé digne de les accompagner au martyre, car on a su certainement qu'il avait mis tout en usage, prières, supplications, instances même, pour être enveloppé avec eux dans le même jugement, jusqu'à représenter aux magistrats que, si ces étrangers méritaient la mort pour être venus prêcher la loi chrétienne dans le royaume, lui qui les y avait introduits méritait la même peine à plus juste titre. On n'écouta point ses remontrances, par considération pour le grand mandarin de la cour, qui le protégeait et qui, comme nous l'avons dit, lui avait donné un passeport pour la Chine.
A peine le catéchiste fut-il retourné à sa place que le secrétaire du tribunal arriva avec la sentence qui venait d'être signée par les premiers magistrats et qui avait été traduite en langue portugaise, afin qu'elle fût entendue des quatre prisonniers lorsqu'il leur en ferait la lecture. Elle était conçue en ces termes : « Pour vous quatre, qui êtes étrangers, le roi ordonne que vous ayez la tête tranchée, parce que vous êtes venus prêcher la loi chrétienne dans son royaume. » Cette lecture faite, les deux premiers mandarins de la cour furent nommés pour présider à l'exécution, et aussitôt on fit partir les prisonniers pour le lieu
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du supplice, qui est éloigné de deux lieues du palais.
La marche se fit dans le même ordre qu'on était venu de la prison, à la réserve de l'escorte de soldats qui était beaucoup plus nombreuse. Suivaient derrière les deux mandarins, portés chacun dans sa chaise et accompagnés d'un grand nombre d'eunuques et de mandarins subalternes. A une certaine distance, marchait une multitude innombrable, tant de chrétiens que d'infidèles, attirés, les uns par la curiosité ou l'aversion qu'on leur avait inspirée contre le christianisme ; les autres, par attachement pour leurs pasteurs, et par le regret qu'ils avaient de les perdre.
Quoique ces pères fussent fort incommodés de la pesanteur de leurs chaînes, ils n'en marchaient pas avec un air moins gai et moins tranquille. Cette joie, qu'ils goûtaient intérieurement, paraissait surtout sur le visage du P. Da-Cunha : c'est ce qui étonna le premier mandarins, qui s'en aperçut. Il envoya lui demander s'il savait bien où on le conduisait. Le père répondit qu'il n'ignorait pas qu'on allait lui trancher la tête en haine de la foi qu'il était venu prêcher dans le royaume ; mais qu'il savait en même temps qu'aussitôt qu'on lui aurait arraché la vie pour une si juste cause, son âme s'envolerait au ciel pour y jouir du bonheur éternel. Cette réponse ayant été rapportée au mandarin, il la reçut avec mépris : « Ce fou d'étranger, dit-il, ne comprend pas ce qu'on lui dit ; il s'imagine qu'on le mène à Macao. »
Quand on eut fait une partie du chemin, le premier mandarin fit faire halte, afin qu'on se reposât un peu de temps ; puis il envoya par un soldat quelques rès ou petites monnaies de cuivre aux confesseurs de Jésus-Christ pour acheter de quoi se raffraîchir. Ils répondirent qu'ils étaient fort obligés au mandarin de son attention, mais qu'ils n'en avaient nul besoin, et ils les refusèrent. Ils reçurent seulement quelques fruits de la main des
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chrétiens ; mais après y avoir simplement tâté, ils en firent présent à leurs bourreaux.
Enfin, après un peu de repos, on se remit en chemin. Les mandarins, craignant que la nuit ne les surprît avant la fin de l'exécution, ordonnèrent qu'on pressât la marche. Quelque affaiblis que fussent ces généreux soldats de Jésus-Christ, ils firent de nouveaux efforts, mais qui ne répondaient pas à l'activité des soldats ; c'est pourquoi ces barbares les hâtaient en les poussant rudement du bout de leurs lances et en les menaçant d'en décharger de grands coups sur le corps s'ils n'avançaient pas plus vite. Les pères firent en quelque sorte plus qu'ils ne pouvaient et arrivèrent enfin bien harassés au terme de leur voyage.
Aussitôt qu'ils eurent mis le pied sur cette terre qui allait être arrosée de leur sang, ils se jetèrent à genoux, levèrent les yeux au ciel, d'où ils attendaient leur force et leur secours, et demeurèrent en cette posture, unis à Dieu par la prière, environ une heure, qui fut le temps qu'on employa à disposer toutes choses dans la place pour leur supplice.
Au haut de la place on avait élevé une espèce de portique pour les deux grands mandarins de la cour, où ils se placèrent chacun dans sa chaise. Ils avaient à leurs côtés des mandarins inférieurs, mêlés indifféremment avec des eunuques. Un peu plus bas, étaient d'autres mandarins et d'autres eunuques moins distingués ; au milieu, on dressa quatre poteaux à égale distance les uns des autres. Les soldats armés environnèrent toute la place en forme de cercle, et derrière eux était une multitude innombrable de spectateurs.
Tous les yeux étaient attachés sur les confesseurs de Jésus-Christ, et chacun raisonnait à sa manière. Les uns, qui savaient que ces pères n'étaient coupables d'aucun crime, étaient naturellement attendris et ne pouvaient
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retenir leurs larmes. D'autres admiraient leur courage et leur intrépidité. La plupart se disaient les uns aux autres : « Avons-nous jamais rien vu de semblable ? Quelle différence entre ces étrangers et ceux de notre nation, quand ils se trouvent dans une situation pareille ! On voit à ceux-ci un air sombre et mélancolique, la pâleur de la mort est peinte sur leur visage ; au lieu que ceux-là ont un air joyeux et content ; il semble que la mort fasse leurs délices. Quelle est donc cette loi qui enseigne à mépriser la vie et à recevoir la mort avec tant de joie et de satisfaction ? »
Tout étant disposé, on fit approcher les quatre missionnaires du lieu où ils devaient être exécutés : là ils se mirent à genoux et demandèrent en grâce aux bourreaux de les laisser en cette posture, en les assurant que, sans faire le moindre mouvement, ils attendraient paisiblement le coup de la mort. Leur demande ayant été rejetée, ils s'approchèrent chacun du poteau qui leur était destiné ; ils y firent de la main le signe de la croix, et l'ayant baisé avec beaucoup de respect, ils s'abandonnèrent aux bourreaux, qui les y attachèrent. Ils commencèrent par leur couper les cheveux qui leur couvraient la nuque du cou : alors un catéchiste nommé Sébastien, ayant percé la foule, se glissa à travers les soldats et, s'étant approché des confesseurs de Jésus-Christ, il recueillit leurs cheveux et demanda leur bénédiction. Il ne put saluer que deux de ces pères, parce qu'il fut promptement chassé par les soldats, qui l'obligèrent à aller se cacher dans la foule.
Cependant les bourreaux tenaient leur sabre nu, les yeux tournés vers le premier mandarin, dont ils attendaient le signal. Il ne tarda pas à le donner ; et, au même instant, ils frappèrent tous ensemble. Le P. Alvarez et le P. Gratz eurent la tête abattue d'un seul coup. Il en fut à peu près de même du P. d'Abreu ; sa tête fut séparée
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de ses épaules du premier coup ; mais, comme le sabre ne parvint pas jusqu'à la peau de la gorge, sa tête demeura suspendue sur sa poitrine, jusqu'à ce que le bourreau l'eût coupée tout à fait. Enfin le P. Da-Cunha n'eut la tête tranchée qu'au troisième coup.
Aussitôt que l'exécution fut finie, les mandarins, la plupart des soldats et tout le peuple se retirèrent, à la réserve des chrétiens, qui ne pouvaient se lasser de considérer les corps morts de leurs maîtres et de leurs pères en Jésus-Christ, et de baiser la terre arrosée de leur sang. Les soldats qui étaient restés se mettaient en devoir de les écarter ; mais quelques chrétiens surent les gagner par une somme d'argent qu'ils leur offrirent, et dont ils furent si satisfaits, que non seulement ils leur abandonnèrent ces précieux dépôts, mais même qu'ils les aidèrent à porter les cercueils de bois, destinés à renfermer les vénérables restes de ces hommes apostoliques ; après quoi ils laissèrent le champ libre et se retirèrent. Alors, tous ces bons néophytes de l'un et de l'autre sexe firent éclater librement au dehors les sentiments qu'ils avaient été forcés de renfermer au dedans d'eux-mêmes, et baisèrent respectueusement les pieds de leurs pères en Jésus-Christ, qu'ils honoraient déjà comme autant de martyrs. Ceux qui avaient apporté des cercueils dépouillèrent les corps de leurs vêtements ensanglantés, qu'ils s'approprièrent ; et, après les avoir revêtus d'habits neufs, ils les mirent chacun dans leur cercueil et les transportèrent pendant la nuit dans des maisons chrétiennes, où ils leur donnèrent une sépulture honorable. Les corps des vénérables PP. Alvarez et d'Abreu furent transportés à la cour, dans la maison d'un chrétien nommé Pierre. Ceux du P. Da-Cunha et du P. Gratz furent portés, le premier dans une bourgade nommée Tamjo, et le second dans une autre bourgade qui se nomme Habua, où ils ont été inhumés dans des maisons
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de chrétiens. C'est là qu'ils sont en dépôt jusqu'à ce qu'on ait quelque occasion de les transporter dans notre église de Macao.
Trois de ces vénérables pères étaient portugais, et nés de parents nobles : le P. Barthélemy Alvarez, le P. Emmanuel d'Abreu et le P.
Pour ce qui est du P. Jean-Gaspard Gratz, il était allemand, né de parents catholiques à Duren, ville du duché de Juliers, entre Cologne et Aix-la-Chapelle. Ayant achevé ses études dans sa jeunesse, le goût lui prit de voyager. Après avoir parcouru divers États de l'Europe, il prit le parti de la guerre et entra au service de la république de Hollande, qui lui donna de l'emploi à Batavia. Quoiqu'il se trouvât dans un pays hérétique, il fut toujours fortement attaché à la religion catholique et très fidèle à en pratiquer les exercices.
Toutes les fois qu'il arrivait un vaisseau de Macao, il y allait entendre la messe, se confesser et communier. Mais ces vaisseaux ne paraissaient pas assez souvent au port de Batavia pour que sa piété fût satisfaite. D'ailleurs il était à craindre que ses fréquentes visites sur un vaisseau étranger ne le rendissent suspect. Ainsi, pour suivre plus librement le plan qu'il s'était formé d'une vie
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chrétienne, il quitta le service des Hollandais et se retira à Macao. Peu après, il prit la résolution de se donner entièrement à Dieu et pria avec les plus vifs empressements les supérieurs du collège de le recevoir au noviciat; quoiqu'on eût assez longtemps éprouvé sa vocation, il ne se rebuta point ; enfin il y fut admis à l'âge de trente-deux ans, le 27 octobre 1730. Lorsqu'après avoir achevé son noviciat et le reste de ses études théologiques, il se vit honoré du caractère sacerdotal, il ne cessa de presser ses supérieurs de l'envoyer à la mission du Tunquin. On exauça ses vux ; et il fut joint aux autres pères destinés à cette mission, heureux d'avoir été digne, comme eux, de sceller de son sang les vérités de la foi.
La mort de ces illustres confesseurs de Jésus-Christ fut suivie de calamités et d'événements qui furent re-gardés des païens mêmes comme un châtiment du ciel. Une continuelle sécheresse, dont on n'avait point encore vu d'exemple, moissonna toutes les campagnes. Ce fut une disette générale dans ce royaume ; la famine et les maladies épidémiques, qui en sont des suites naturelles, firent les plus grands ravages. Le gouverneur de la province de l'Est, qui avait si fort maltraité ces pères lorsqu'il les envoya chargés de chaînes aux tribunaux de la cour, fut emporté tout à coup par une mort violente ; des deux premiers magistrats du palais, qui avaient signé leur sentence de mort, l'un fut déposé de sa magistrature et l'autre fut exilé dans les forêts, ce qui est une peine capitale pour des personnes de ce haut rang.
Tant de fléaux qui désolaient le royaume auraient dû, ce semble, faire quelque impression sur l'esprit du roi et de ses ministres ; mais ils ne servirent qu'à ranimer de plus en plus leur fureur contre la loi chrétienne. Il y eut des ordres sévères de faire les plus exactes perquisitions et d'arrêter les prédicateurs de cette loi, qu'on destinait
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déjà au même supplice. On posta partout des soldats, principalement au passage des rivières et sur les grands chemins ; ainsi les missionnaires se virent plus inquiétés que jamais dans leurs excursions nocturnes, car ce n'est que la nuit qu'ils peuvent remplir les fonctions de leur ministère. La divine Providence les a sauvés jusqu'ici de tous les dangers auxquels leur zèle les expose sans cesse, pour entretenir la ferveur des anciens fidèles, et pour soutenir quelques-uns des nouveaux, qu'une si violente persécution aurait peut-être ébranlés. En voici quelques exemples arrivés dans diverses provinces, peu après la mort des quatre missionnaires.
Dans celle du Sud, les gentils, ayant appris le lieu de la résidence d'un vicaire apostolique, s'attroupèrent et environnèrent la bourgade ; mais, comme elle était remplie de chrétiens, ils surent si bien le cacher, que les efforts des infidèles furent inutiles.
Une autre fois qu'un missionnaire de l'ordre de Saint-Dominique célébrait les saints mystères, une troupe de soldats entra tout à coup dans l'église ; mais les chrétiens, qui y étaient en très grand nombre, prirent la défense de leur pasteur et mirent les soldats en fuite.
Le P. Emmanuel Carvalho, jésuite, visitant les fidèles de la bourgade nommée Lâm-goi, et les ayant confessés toute la nuit, fut averti, au moment qu'il croyait prendre un peu de repos, qu'un mandarin, à la tête de trois cents soldats, s'approchait pour entourer la bourgade. Il en partit à l'instant, et quoiqu'il marchât dans des terres fort sablonneuses, il fit tant de diligence, que le mandarin, informé de sa fuite, ne put jamais le joindre. Cinq jours après avoir été délivré de ce péril, il en courut un autre, auquel il crut bien ne pouvoir échapper. Il voyageait sur une rivière, pour se rendre à une bourgade habitée par un grand nombre de chrétiens, lorsque tout à coup il arriva si près d'un nombreux corps de garde,
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qu'il lui fut impossible de reculer. Les catéchistes qui l'accompagnaient s'avisèrent d'orner promptement la barque de banderoles et d'autres marques de la dignité mandarine, et continuèrent leur route. Les soldats ne doutèrent point que ce ne fût un mandarin qui faisait voyage, et ils la laissèrent passer tranquillement sans y faire la moindre recherche.
Le P. de Sampayo voyageait dans la province du Nord; quoiqu'il eût pris des routes détournées et peu fréquentées, il se trouva néanmoins vis-à-vis et presque sous les yeux d'un mandarin. Il n'était pas humainement possible qu'il échappât de ses mains ; mais à l'instant même de cette rencontre, Dieu permit qu'une raison pressante obligeât le mandarin de se retirer pour un moment à l'écart. Assez près de là, il se tenait un grand marché ; le père, qui s'en aperçut, eut le temps de se mêler parmi la foule du peuple et quelque perquisition que fit ensuite le mandarin, il ne put jamais le découvrir.
Le P. de Chaves, supérieur de cette mission, courut presque en même temps les mêmes risques dans la province supérieure du Sud. Il voyageait dans un chemin où il semblait qu'il n'y avait rien à craindre, tant il était écarté. Un gentil, qui le reconnut pour missionnaire, sauta tout à coup sur lui et, le serrant étroitement entre ses bras, appelait du secours pour l'arrêter. Ce père, qui est robuste et nerveux, après trois ou quatre fortes secousses, se débarrassa des mains de l'infidèle et prit la fuite ; mais ce ne fut pas sans de nouveaux périls et beaucoup d'incommodités : car il lui fallut marcher durant une nuit obscure dans des chemins extraordinairement pierreux et bordés de précipices, où il pensa plusieurs fois perdre la vie.
Mais, au milieu de ces dangers continuels que couraient les missionnaires, ce qui les affligea le plus sensiblement et ce qui augmenta leurs inquiétudes fut la perfidie d'un
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chrétien, nommé Louis, qui avait bien mal répondu aux soins d'un vertueux ecclésiastique, lequel cultivait avec beaucoup de zèle la chrétienté où il avait reçu le baptême. Ce malheureux fit présenter au roi un mémoire, où il avait écrit les noms de tous les missionnaires qu'il connaissait, et s'offrait de découvrir les lieux qu'ils fréquentaient et où ils faisaient quelque séjour. Le roi reçut ce mémoire et, l'ayant lu, il donna ordre qu'on s'assurât de la personne de l'accusateur dans le dessein de le donner pour guide aux soldats qu'il enverrait à la recherche des missionnaires ; mais soit que le roi ait fait dans la suite peu d'attention à ce mémoire, soit que l'apostat n'ait pas réussi dans ses criminelles intentions, elles ont été jusqu'ici sans aucun effet.
Nonobstant ces exécutions cruelles et les continuelles recherches des soldats qui répandent la terreur dans tout le royaume, la foi des fidèles est plus ferme que jamais, et leur troupeau s'accroît tous les jours. Il est à croire que ce redoublement de ferveur dans les chrétiens et la conservation de leurs pasteurs sont le fruit des mérites et de l'intercession de ces quatre illustres confesseurs de Jésus-Christ, qui, maintenant au ciel, deviennent les protecteurs de cette mission.
Lettre du P***, missionnaire de la Compagnie de Jésus, au P. Le Camus, de la même Compagnie.
A Constantinople, en l'année 1739.
Mon révérend Père,
La paix de N.-S.
Je ne saurais assez tôt vous faire part de l'édifiant spectacle qu'un jeune Arménien catholique, âgé de 22 ans, vient de donner à toute la ville de Constantinople. Ce jeune homme, dans une partie de plaisir, s'était livré à l'intempérance du vin ; ses compagnons de débauche profitèrent de l'état d'ivresse où il était pour l'engager à embrasser la loi mahométane et à prendre le turban. Quand les fumées du vin furent dissipées et qu'il revint à son bon sens, il en conçut le plus vif repentir, mais inutilement ; car, quand on a une foi confessé Mahomet et qu'on s'est couvert la tête du turban, il n'y a plus de retour. Le regret et la honte d'avoir été capable d'une démarche si criminelle le tinrent caché près de deux mois sans oser paraître.
Enfin, ne pouvant plus tenir contre les reproches de sa conscience, il vint me faire part de la vive douleur
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qu'il ressentait de son crime, et chercher le remède qui pouvait le calmer. Je lui conseillai de se dépayser et je m'offris même à lui en faciliter les moyens . Il me répondit que c'était un parti qu'il aurait pris depuis longtemps si sa fuite eût dû réparer suffisamment le scandale qu'il avait donné ; mais que tout Constantinople ayant été témoin de son apostasie, devait être pareillement témoin de sa pénitence ; que sa résolution était prise de quitter le turban et le vêtement à la turque ; que dès lors il serait regardé comme un déserteur du mahométisme ; qu'infailliblement on le ferait mourir, et que, par sa mort, souffert pour une pareille cause, il expierait son crime, et réparerait parfaitement le scandale qu'il avait eu le malheur de donner.
Je crus devoir examiner si cette résolution n'était pas l'effet d'un mouvement passager de ferveur, et si l'on pouvait compter sur sa fermeté. Je lui représentai donc que Dieu n'exigeait pas tant de lui, et qu'il se contenterait de son repentir et de sa pénitence ; que ce serait peut-être le tenter que de s'exposer de la sorte ; que la mort était beaucoup plus terrible de près que de loin ; qu'il pouvait souffrir une mort douce et paisible, mais qu'il manquerait peut-être de force et de courage dans de longs et cruels supplices. Il m'écouta tranquillement ; et quand j'eus cessé de parler, il me pria d'écouter sa confession, de lui administrer ensuite la sainte eucharistie, parce qu'il n'attendait que cette grâce pour aller déclarer ses sentiments.
Après l'avoir bien éprouvé et m'être bien assuré de sa constance, autant qu'il était possible, je louai sa résolution et je lui dis tout ce que le Seigneur m'inspira pour le fortifier et l'encourager à suivre une inspiration que je ne doutais plus qui ne vînt de Dieu. M'étant assis pour le confesser, il se jeta à mes pieds et accusa ses péchés avec les plus grands sentiments de piété et de douleur.
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Depuis son apostasie, il s'était corrigé de tous les défauts auxquels la jeunesse de ce pays est sujette. Sa confession étant achevée, je lui présentai mon crucifix qu'il baisa en répandant un torrent de larmes. Je lui donnai ensuite quelques avis, non pas sur les réponses qu'il devait faire lorsqu'il serait interrogé juridiquement, le Seigneur s'étant engagé de les lui inspirer, mais sur la manière dont il devait répondre, c'est-à-dire avec modestie et sans laisser échapper aucune parole dont les Turcs pussent s'offenser.
Quand il eut reçu la communion et fini son action de grâces, il sortit de notre maison, vêtu à l'arménienne : c'est ainsi qu'il avait toujours paru devant moi, quittant son habit turc avant que d'entrer dans notre maison et prenant un habit arménien qu'un catholique de ses amis lui fournissait. Cette précaution était nécessaire ; car s'il eût été prouvé que nous eussions travaillé à la conversion d'un Turc, la mission serait totalement perdue, et notre maison confisquée et changée en mosquée.
De notre maison il alla droit au Bezistein ; c'est une espèce de halle fort belle où se trouvent les marchands il y eut bientôt réglé ses affaires, car les Arméniens catholiques, charmés et édifiés de la résolution qu'il prenait, sans vouloir entrer dans aucune discussion, lui firent la remise de tout ce qu'il leur devait ; lui, de son côté, remit à ses créanciers toutes leurs dettes. D'une autre part, les marchands turcs, les uns par amitié, les autres par la compassion qu'excitait sa jeunesse, firent tous leurs efforts pour le détourner de son dessein, ou du moins pour l'engager à se tenir caché. Il leur répondit à tous d'un air modeste et d'un ton ferme que le plus grand bonheur auquel il aspirait était de mourir pour la religion sainte qu'il avait eu le malheur d'abandonner. Quelques soldats de la garde qui passaient par-là, ayant entendu ce discours, lui déchargèrent cinq ou six grands
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coups de bâton sur la tête, qui le mirent tout en sang, et le conduisirent à la prison.
Il entra dans la prison avec des transports de joie qui étonnèrent tous les prisonniers. Il se mit en prières jusqu'à la nuit et, avant que de prendre un peu de sommeil, il demanda en grâce à un Arménien, qui était en prison pour dette, de le réveiller à une certaine heure pour reprendre ses prières. Le lendemain, plusieurs Turcs le visitèrent et mirent en oeuvre les promesses et les menaces pour le faire changer. Ils reçurent tous la même réponse. L'aga de la prison, voyant qu'il n'y avait nulle espérance de le gagner, le fit mener au divan du grand visir.
Ce ministre, touché de sa jeunesse et de sa physionomie aimable, lui promit des charges et une grosse pension s'il voulait changer de sentiments. Le jeune homme le remercia de ses offres et lui répondit que sa faveur et les biens dont il voulait le combler ne le garantiraient pas des supplices éternels s'il mourait hors du sein de la religion catholique. Le ministre, insistant plus que jamais, prit un ton de maître et lui dit que, s'il n'obéissait promptement, il allait le condamner à la mort. C'est la seule grâce que je vous demande, répartit le jeune homme, et la plus grande que je puisse recevoir en ce monde. Alors le visir fit signe qu'on lui tranchât la tête, et il fut conduit au lieu du supplice.
Avant que de sortir du sérail, le grand seigneur s'étant trouvé sur son passage, accompagné du chef des eunuques, celui-ci s'approcha du jeune Arménien et lui fit, de la part du prince, des promesses bien plus magnifiques que celles du visir. Ces promesses n'eurent d'autre effet que de faire mieux connaître le courage du jeune homme, et de lui procurer l'honneur de confesser Jésus-Christ en présence du sultan. Quoiqu'il fût chargé de fers, il tira son chapelet de son sein, et le récita
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pendant tout le chemin, la joie qu'il goûtait intérieurement se répandant jusque sur son visage. Lorsqu'il fut arrivé à la grande porte du sérail, qui était le lieu de son supplice, il se mit à genoux, fit le signe de la croix, et tenant les yeux élevés au ciel, sans faire paraître la moindre émotion, il reçut un seul coup qui lui trancha la tête. Son corps demeura exposé dans la rue, selon l'usage : tous les catholiques allèrent lui rendre leurs devoirs et au moyen de quelque argent ils recueillirent son sang dans des mouchoirs. Son visage, loin d'être défiguré par la mort, parut si beau, que les Turcs même en témoignèrent leur surprise. Il devait demeurer trois jours sur le pavé, suivant la coutume qui s'observe à l'égard de ceux qui ont fini leur vie par le dernier supplice ; mais les marchands d'Angoura, ses compatriotes, obtinrent à force d'argent la permission de l'enlever dès le lendemain. Ils le portèrent en triomphe au cimetière, suivis d'un peuple infini qui voulait lui baiser les pieds et faire toucher différentes choses à son corps. On conserva secrètement sa tête pour l'envoyer à Angoura. Monseigneur notre archevêque a dressé un procès-verbal de cette mort pour l'envoyer à la sacrée congrégation et pour cela il m'a interrogé juridiquement. C'est le troisième qui, depuis que je suis dans cette ville, a souffert pour le même sujet une mort si digne d'envie ; et ce sont trois nouveaux protecteurs que cette mission a dans le ciel.
Je suis, etc.
Tout le monde sait que la religion chrétienne n'a pas trouvé, dans les deux successeurs de l'empereur Cang-hi, la même estime que ce grand prince avait conçue pour elle. A peine Yong-Tching fut-il monté sur le trône, qu'il voulut que tous les missionnaires répandus dans les provinces se retirassent à Pékin ou à Canton, et ensuite à Macao ; il fit aussi détruire ou employer à des usages profanes toutes leurs églises.
Kien-long, aujourd'hui régnant, a poussé la rigueur encore plus loin : il a fait chercher avec soin tous ceux qui, sous le règne de son père ou sous le sien, étaient rentrés dans la Chine, et y travaillaient en secret, mais toujours avec fruit, à cultiver les anciennes chrétientés et à en établir de nouvelles. Il ne s'est pas même contenté de faire sortir de l'empire les prédicateurs de l'Évangile ; il en a condamné cinq à la mort, avec un de leurs catéchistes, et, ce qui n'était presque jamais arrivé en Chine, il a donné par une sentence publique des martyrs à notre sainte religion.
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C'est dans la province de Fo-Kien que cette persécution a pris naissance. Celui qu'on en doit regarder comme le principal auteur est le vice-roi de cette province, homme prévenu et même furieux contre le christianisme. Dès le commencement de son gouvernement, il n'avait cessé de faire des perquisitions secrètes pour découvrir s'il n'y avait pas dans l'étendue de sa province des chrétiens et des prédicateurs de la loi chrétienne ; mais, soit que ces recherches fussent alors plus modérées que ne l'ont été les dernières, soit que les gouverneurs des villes où il y avait des chrétientés aient eu de la répugnance à exposer à des mauvais traitements la portion du peuple la plus pacifique, la plus soumise et la plus exacte à payer les tributs, il est certain qu'il n'a pu avoir les connaissances qu'il désirait que sur la fin de son gouvernement.
Un certain Tong-ky-Ason lui ayant présenté, dans le mois de juin 1746, un libelle d'accusations contre la chrétienté de la ville de Fou-ngan et des villages des environs, il y envoya un officier d'armes nommé Fan. Les mandarins du lieu étaient peu portés d'eux-mêmes à agir contre les chrétiens, mais l'officier leur fit tant d'instances, et d'ailleurs il se donna tant de mouvement, qu'il découvrit tout ce qui regardait cette chrétienté. On fit parler le secrétaire d'un mandarin d'armes, à qui quelques chrétiens avaient fait confidence de toutes les pratiques de la religion, dans l'espérance de l'engager à l'embrasser. On tira aussi quelques instructions d'un autre infidèle, qu'une de ses tantes, bonne chrétienne et animée de la même espérance, avait informé de tout, sans lui cacher même le nom et les demeures les plus ordinaires des missionnaires. Ensuite on dressa des procès-verbaux, qui furent envoyés au vice-roi par le gouverneur de la ville de Fou-ngan, tandis que l'officier Fan alla lui faire son rapport de vive voix.
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Les accusations se réduisent à sept chefs : 1° que la religion du Seigneur du ciel était prêchée par les Européens, qui ne pouvaient être et demeurer dans l'empire que contre les ordres de l'empereur ; 2° qu'on engageait le peuple à entrer dans cette religion, en donnant deux écus à chacun de ceux qui l'embrassaient et par l'espérance d'un paradis et la crainte d'un enfer ; 3° qu'on choisissait parmi les chrétiens, les plus attachés à leur religion et à toutes ses pratiques, pour les mettre en qualité de catéchistes à la tête de cinquante chrétiens ; 4° que les chrétiens n'honoraient ni leurs ancêtres, ni même Confucius, mais qu'ils rendaient toutes sortes d'honneurs à un étranger appelé Jésus ; 5° que les missionnaires avaient établi parmi les chrétiens la coutume de venir leur déclarer secrètement toutes leurs fautes et tous leurs péchés deux fois l'année ; 6° que les filles et femmes chrétiennes affectaient de ne point porter des habits de soie, et de ne point orner leurs têtes de fleurs et de pierreries, et que, parmi les filles, il y en avait qui renonçaient pour toujours au mariage ; 7° que dans quelques maisons des chrétiens, il y avait des murs doubles et autres retraites propres à tenir cachés les Européens ; et que ceux-ci assemblaient, dans de grandes salles bâties exprès, les chrétiens et les chrétiennes, leur donnaient un certain pain à manger, et un certain vin à boire, et les oignaient d'huile. Telles sont en substance les accusations envoyées au vice-roi ; elles ont servi de fond aux interrogatoires qu'on verra se réitérer si souvent, pour trouver matière à une sentence de condamnation. On a aussi employé l'accusation de magie, tant de fois mise en uvre dans la Chine et ailleurs contre les prédicateurs de la religion.
Le vice-roi n'eût pas plus tôt reçu le procès-verbal, qu'il envoya l'officier Fan à Fou-ngan, et celui-ci ayant distribué ses soldats en trois bandes, et leur ayant donné
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secrètement ses ordres, les fit partir, pour les divers endroits qui lui avaient été indiqués comme servant de retraites aux Européens. Les deux premières bandes, envoyées dans deux quartiers de la ville, prirent onze chrétiennes, dont une était mariée, deux étaient veuves et huit s'étaient consacrées à une virginité perpétuelle, et formaient une espèce de communauté. On prit aussi cinq chrétiens, s'il faut donner ce nom à un concubinaire déjà apostat. La troisième bande, envoyée dans un village appelé Mo-yang, prit en chemin deux chrétiens qui allaient donner avis de ces premiers mouvements aux missionnaires cachés dans ce village au nombre de cinq, tous de l'ordre de Saint-Dominique, et Espagnols de nation, savoir M. l'évêque de Mauricaste, Pierre Martyr Sanz, et les PP. Royo, Aleober, Serrans et Diaz.
Les soldats, arrivés à l'entrée du village à onze heures de la nuit, se saisirent d'un vieillard et lui ordonnèrent de les conduire dans les maisons des chrétiens. En les parcourant, ils arrêtèrent trois chrétiens et une chrétienne, tout auprès de l'habitation de M. l'évêque. Le bruit éveilla le prélat, et l'avertit de se réfugier ailleurs. Les soldats entrèrent dans sa chambre, ils y trouvèrent des livres européens et les ornements de sa chapelle; mais, comme c'était à sa personne surtout et à celle des autres missionnaires qu'ils en voulaient, l'officier Fan, qui s'était rendu lui-même dans le village, fit donner sur-le-champ la question à la chrétienne qu'on venait d'arrêter. Il lui demanda si elle gardait la virginité ; elle répondit qu'elle la gardait. « Qui vous y oblige ? ajouta-t-il. Je la garde, dit-elle, de mon plein gré et sans y être obligée par personne. Savez-vous, lui demanda l'officier, où sont les Européens ? Je ne sais pas, » répondit-elle. Alors l'officier ordonna qu'on serrât davantage les hâtons, qui, placés entre ses doigts, servaient à
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les comprimer avec violence, en quoi consiste la torture qu'on donne aux femmes.
La généreuse vierge, âgée de dix-neuf ans, et appelée Marie, sentit une joie si vive de souffrir pour la foi, que cette joie éclata sur son visage et offensa l'officier Fan. Il s'emporta contre elle et lui dit d'un ton menaçant : « Savez-vous qu'il m'est aisé de vous faire condamner à la mort ? Voilà ma tête, répondit Marie, vous êtes le maître de la faire trancher, ce sera pour moi le souverain bonheur. » Un chrétien fut ensuite tourmenté, et souffrit avec constance sans déceler les missionnaires ; mais Dieu permit qu'un d'entre eux fût arrêté par les soldats qui environnaient la maison où il était caché, c'était le P. Aleober. Ce religieux sortait par la porte de derrière lorsqu'on se jeta sur lui en le chargeant d'injures et de coups. Les chrétiens accoururent pour le délivrer, mais il leur défendit d'user de violence et, malgré la douloureuse question qu'on lui fit souffrir pour lui faire dire où était M. l'évêque, il refusa constamment de le déclarer. Lorsque le jour commença à paraître, on fit porter à Fou-ngan tout ce qui fut reconnu appartenir au prélat ; on fit porter aussi le P. Aleober, que la torture avait mis dans l'impuissance de marcher, et l'on y conduisit en même temps six chrétiens qui furent mis dans la prison de la ville, huit chrétiennes qui furent gardées toutes ensemble dans une même chambre. Quant au P. Aleober, le gouverneur le logea chez lui et voulut même qu'il fût servi par ses domestiques.
Le jour suivant, ce même gouverneur et l'officier Fan firent comparaître devant le tribunal les chrétiens et les chrétiennes. Après que plusieurs eurent refusé de déclarer la retraite de M. l'évêque et des missionnaires, le chrétien concubinaire, interrogé à son tour, répondit qu'ils demeuraient chez la veuve Miao, une des prisonnières. Il n'en fallut pas davantage pour faire tourmenter
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cruellement cette veuve et neuf autres chrétiennes ; mais leur constance ne se démentit pas, et la plus violente question ne put leur arracher leur secret ; enfin, une onzième prisonnière, épouvantée de l'appareil des tortures qu'on lui préparait, déposa ce qu'elle en savait, et ajouta qu'on l'avait faite chrétienne par importunité et comme malgré elle. L'officier ne laissa point cette infidélité sans récompense ; quelques aunes d'une pièce de soie en furent le prix, et on la fit porter en chaise chez elle. Tout le reste du temps de l'interrogatoire, qui dura jusqu'à la nuit, fut employé à donner la torture, et l'officier Fan s'y montra si cruel, que les gentils qui étaient présents, et le gouverneur lui-même, ne purent retenir leurs larmes. Les deux juges se prirent de paroles : le gouverneur de la ville dit à l'officier qu'il tourmentait en barbare des innocents ; et celui-ci, fier de la protection du vice-roi, osa reprocher au gouverneur, quoique supérieur en dignité, qu'il mollissait dans les devoirs de sa charge.
La nuit, les recherches recommencèrent ; on donna la question à six chrétiennes, qui la souffrirent courageusement sans donner aucun éclaircissement ; mais une servante, se laissant vaincre à la violence des tortures, promit aux soldats de leur livrer deux Européens et les mena dans l'endroit où deux missionnaires se tenaient cachés entre deux planchers ; c'étaient les PP. Serrano et Diaz. Dès que ces pères se virent découverts, ils firent à Dieu le sacrifice de leur vie ; cependant ils ne voulurent point négliger les moyens humains de se conserver pour une mission désolée, qui avait plus que jamais besoin de leur présence ; ils offrirent donc de l'argent, et les soldats l'acceptèrent d'abord, mais ensuite, n'ayant osé le garder, ils le portèrent à l'officier Fan. Ce fut pour lui une joie barbare que la prise de deux missionnaires. Il leur demanda où était M. l'évêque, et, sur
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ce qu'ils répondirent qu'ils n'en savaient rien, il fit donner des soufflets au P. Serrano et la torture au P. Diaz. Voici la manière cruelle dont se donnent ces soufflets : le patient est à genoux ; un officier se place derrière lui et, mettant un genou en terre, il lui prend la tête par la tresse de cheveux et la renverse sur celui de ses genoux qui est resté élevé, de manière qu'une des joues du patient est placée horizontalement ; alors un autre officier du mandarin, tenant à la main un instrument assez semblable à une semelle de soulier, et faite de quatre lames de cuir cousues ensemble, décharge, à tour de bras, sur cette joue, le nombre de soufflets ordonnés par le mandarin. Un seul suffit pour faire perdre connaissance, comme l'ont avoué plusieurs de ceux qui en ont fait l'expérience. Souvent les dents en sont brisées dans la bouche et la tête enfle horriblement. Si le nombre de soufflets est grand, on les partage sur les deux joues. La fureur de Fan était extrême, et il l'inspirait à ses ministres, les animant à n'épargner personne ; il en fit même éprouver des effets à des gentils. Deux infidèles de quelque considération reçurent un grand nombre de coups, parce qu'on voulait les forcer à déclarer les Européens dont ils n'avaient aucune connaissance ; on les arrêta prisonniers, et ce ne fut qu'après quelques jours qu'ils furent élargis.
Cependant le chrétien qui avait fourni un nouvel asile à M. l'évêque voyait avec crainte tout ce qu'on faisait pour le découvrir. Désespérant de pouvoir le tenir longtemps caché, il alla lui représenter le danger auquel il l'exposait, lui et toutes les personnes de sa maison. Il le pria de considérer combien les chrétiens avaient souffert à son occasion, et que son voisin en particulier, nommé Ambroise Ko, avait été appliqué quatre fois à la torture, et avait perdu ses biens et sa liberté, lui et toute sa famille. « Mon cher ami, lui répondit le prélat,
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sommes-nous venus ici, tout ce que nous sommes de missionnaires, pour nos intérêts ou pour les vôtres ? Si nous sommes une occasion innocente des maux qu'on vous fait souffrir, ne sommes-nous pas prêts de les partager avec vous, ou même à les prendre tous sur nous, s'il était possible ? Mais vous allez être satisfait. » En parlant ainsi, il sortit de la maison pour se retirer dans un jardin assez peu éloigné, où il passa la nuit, se couvrant seulement le visage avec son éventail (on sait qu'à la Chine tout le monde en porte). Les soldats, toujours en mouvement, ne manquèrent pas de venir l'y chercher; mais, quoiqu'ils passassent deux fois bien près de lui, ils ne l'aperçurent pas. Le lendemain, on redemanda avec toutes sortes de prières et d'instances pour M. l'évêque la retraite qu'il venait de quitter ; mais le maître de la maison la refusa constamment et, sur ce refus, le courageux prélat prit le parti de ne plus demeurer caché ; il alla se montrer au milieu du village, et fut bientôt arrêté et mis dans les fers le 30 juin. Le P. Royo, ayant appris que M. l'évêque s'était livré lui-même, suivit son exemple.
Après cet événement, les juges ne différèrent pas à faire un interrogatoire général. Ils firent comparaître tous les prisonniers devant le tribunal, et ils s'adressèrent d'abord à une chrétienne nommée Thérèse. « Qui vous a conseillé la virginité ? lui demanda-t-on. C'est, répondit-elle, moi-même qui me la suis conseillée. Dites du moins, reprit-on, combien vous êtes pour servir les Européens et pour vous prêter à leurs plaisirs. » Thérèse répondit : « L'odieuse idée que vous avez de leur conduite fait bien voir que vous ne les connaissez pas. Sachez que j'ai en horreur les infamies que vous nous imputez. » Sur cette réponse, l'officier Fan fit mettre Thérèse à la torture. On interrogea ensuite ses compagnes, qui répondirent toutes que personne ne les
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empêchait de choisir l'état du mariage ; mais qu'elles préféraient celui de la virginité, par l'estime que Thérèse leur avait inspirée de cette vertu. « Oui, reprit Thérèse, c'est moi qui ai donné ce conseil ; s'il y a en cela du crime, je dois seule en porter la peine : rendez la liberté à toutes les autres. »
Le gouverneur, se tournant alors vers les missionnaires, demanda au P. Alcober pourquoi il était venu à la Chine. « C'est, répondit le père, pour prêcher la religion chrétienne» ; et là-dessus il expliqua les commandements de Dieu. L'officier Fan lui fit, au sujet des prisonniers, des questions que la pudeur ne permet pas de rapporter. Le père lui dit que des questions si dignes d'un ministre de Satan ne méritaient pas de réponse. L'officier adressa ensuite la parole à M. l'évêque et lui demanda depuis quel temps il était dans l'empire. Le prélat lui dit qu'il y était entré sous le règne de, l'empereur Cang-hi, pour faire connaître la sainte loi et la seule véritable religion . Il en expliqua ensuite les principaux points avec tant d'éloquence et d'onction, qu'il toucha et attendrit les assistants, et avec tant de zèle et de véhémence, qu'à la fin la voix lui manqua. Le P. de Royo, interrogé à son tour, dit qu'il était dans l'empire depuis trente ans pour prêcher la même religion. On ne demanda rien aux PP. Serrano et Diaz.
Le 10 juillet, tous les missionnaires, cinq chrétiens et la généreuse Thérèse partirent de Fou-ngan pour être conduits à Fou-tcheou-fou, capitale de la province, distante de cette première ville de vingt-sept lieues. Ils étaient chargés de chaînes qui leur tenaient les mains et les pieds étroitement serrés, et, dans cet état, ils furent portés sur des charrettes, suivis d'un grand nombre de chrétiens qui enviaient leur sort et qui les exhortaient à soutenir la gloire de la sainte religion. D'autres chrétiens accoururent aussi de divers endroits pour leur offrir
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à leur passage des rafraîchissements. Les infidèles venaient en foule de toutes parts, attirés par la nouveauté du spectacle. Les uns chargeaient d'injures les confesseurs de Jésus-Christ, les appelant magiciens, impudiques, scélérats, fils du diable, et leur donnant tous les autres noms que leur malice leur suggérait. Quelques autres se montraient compatissants et reprenaient les premiers : «Il suffit de les voir, disaient-ils, pour reconnaître leur innocence ; des hommes coupables de crimes qu'on impute à ceux-ci ne sauraient avoir cet air respectable que nous leur voyons. »
A leur arrivée dans la capitale, le vice-roi, impatient de les examiner, les fit sur-le-champ comparaître devant son tribunal, entre les six et sept heures du soir, et les y retint jusqu'à minuit, renouvelant à peu près les mêmes questions qu'on leur avait faites à Fou-ngan. Entre autres interrogatoires qu'il leur fit à tous, il demanda à M. l'évêque par l'ordre de qui il était venu dans la Chine, et s'il engageait les Chinois par argent à se faire chrétiens. Le prélat répondit que le Souverain Pontife l'avait envoyé pour prêcher la religion chrétienne.« Pour ce qui est, ajouta-t-il, d'engager les Chinois à l'embrasser par argent, je suis bien éloigné de le faire. On m'envoie tous les ans d'Europe ce qui est nécessaire pour mon entretien, et rien de plus. Ma manière d'engager ceux qui veulent m'écouter à se faire chrétiens est de leur montrer l'excellence de la religion que je leur prêche. Je le fais simplement et sans art ; je ne trompe personne ; je ne baptise que ceux qui le veulent bien, il faut même qu'ils le demandent instamment : et c'est ce que ne peuvent manquer de faire ceux qui connaissent notre sainte religion. La Chine ne s'obstine à la rejeter que parce qu'elle ne la connaît pas ; mais elle résiste en vain, il faudra bien qu'elle l'accepte un jour. Ceux qui vivent conformément aux lois de cette religion sainte jouiront
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après leur mort d'une félicité éternelle ; et ceux qui auront refusé opiniâtrement de s'y soumettre ne peuvent éviter de tomber dans un abîme de feux et de supplices qui n'auront pas plus de fin que les récompenses des justes. Au reste, les rangs honorables et les plus hautes dignités du monde ne peuvent mettre personne à couvert de cet enfer : vous-même, Monseigneur, avec toute votre autorité et l'éclat de la place qui vous élève si fort au-dessus de la plupart des autres hommes, vous avez à appréhender l'extrême malheur dont tous sont menacés, et vous ne pouvez l'éviter qu'en reconnaissant la vérité et en suivant la sainte religion. » Ce discours, si digne du zèle d'un apôtre, ne tarda pas à être payé de vingt-cinq soufflets que le vice-roi fit donner inhumainement au saint prélat ; après quoi, il ordonna qu'on distribuât les trois bandes des confesseurs de Jésus-Christ dans les prisons de la ville, ce qui ne fut exécuté qu'avec peine dans le reste de la nuit.
Deux jours après, arrivèrent à Fou-ngan neuf autres chrétiens et cinq chrétiennes, et, le 30 juillet, tous ceux qui étaient dans les fers comparurent ensemble devant un tribunal composé de plusieurs mandarins, dont chacun était gouverneur d'un bien, c'est-à-dire d'une ville du troisième ordre ou d'une portion d'une plus grande ville, équivalente à une ville du troisième ordre. On demanda aux prisonniers pourquoi ils s'étaient attachés à la religion chrétienne : ils dirent unanimement qu'ils l'avaient embrassée, et qu'ils voulaient continuer à la suivre, parce qu'ils la reconnaissaient pour véritable. Un seul déclara qu'il y renonçait et protesta qu'il n'avait été jusque-là chrétien que pour obéir à ses parents, qui, étant eux-mêmes de cette religion, l'y avaient fait entrer et l'y avaient élevé. Ce discours déplut à l'un des juges. Il reprit aigrement cet apostat, et lui dit qu'il montrait un bien mauvais coeur, de vouloir
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abandonner les exemples et les enseignements de ses parents.
Les juges marquèrent ensuite à plus d'une reprise leur compassion pour les chrétiens, en voyant leurs mains horriblement meurtries par les tortures. Ils adressèrent surtout la parole à la plus jeune qui y avait été appliquée deux fois. « Qui vous a si cruellement maltraitée ? lui demandèrent-ils. C'est par l'ordre de l'officier Fan, répondit-elle, que nous avons toutes souffert la question. Pourquoi, lui dirent les juges, ne portez-vous sur la tête aucune parure, comme fleurs, pierreries et perles ?
Tout cela n'est que vanité, répliqua-t-elle. Notre sainte religion nous apprend à mépriser la gloire passagère et les faux plaisirs de cette vie : tout cela n'est rien en comparaison du paradis que nous voulons mériter. »
L'officier, dans les instructions qu'il avait données, avait accusé les missionnaire d'impudicité et de magie. L'unique fondement d'une calomnie si atroce était quelques remèdes trouvés parmi leurs effets, et en particulier une caisse d'ossements que le P. Alcober avait mise en dépôt chez un chrétien. L'officier prétendait, en premier lieu, que les missionnaires tuaient des petits enfants et tiraient de leurs têtes des filtres propres à faire consentir le sexe aux plus infâmes passions ; et, en second lieu, que l'usage des remèdes européens était d'en empêcher les suites. Les missionnaires, interrogés sur ces deux accusations, répondirent qu'elles étaient toutes les deux fausses et que, de plus, la première était absurde. « Mais, dirent les juges, qu'est-ce donc que cette caisse d'ossements? Qu'en faites-vous, si vous ne vous en servez pas pour exercer quelque art magique? Ce sont, répondirent les missionnaires, les précieux restes d'un de nos prédécesseurs d'une vertu extraordinaire, lequel, sous la dynastie précédente, fut tué par une bande de voleurs. Nous aurions souhaité pouvoir les envoyer en Europe, dans le royaume qui est sa patrie et la nôtre, mais nous n'en
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avons pas encore trouvé l'occasion favorable depuis qu'ils nous ont été remis entre les mains par les chrétiens qui les avaient recueillis. » En conséquence de cette déposition, les juges voulurent faire la visite de la caisse. Ils se transportèrent hors de la ville, où elle était gardée par des soldats, et ayant pris avec eux des experts dont la profession est à la Chine d'examiner les cadavres, on trouva les ossements presque en poussière. L'officier Fan, qui était présent, s'en prévalait comme si t'eût été un indice que c'était des ossements de petits enfants. Les experts, au contraire, disaient qu'à les voir on ne pouvait juger autre chose, sinon qu'ils étaient d'une personne morte au moins depuis un siècle.
Les juges ne savaient que décider, lorsqu'à force d'examiner, on trouva un article de vertèbre assez entier pour être mesuré. Sa hauteur était de cinq lignes et demie du pied chinois, d'où il résultait que les ossements étaient d'une grande personne : le fait était évident : et comme l'officier Fan s'obstinait encore à soutenir que c'étaient des ossements d'enfants, les juges lui en firent des reproches amers et l'accusèrent de mauvaise foi et d'ignorance. « Tenons-nous-en, ajoutèrent-ils, aux livres des tribunaux, qui marquent la mesure des ossements du corps humain et qui prescrivent la manière dont nous devons procéder dans ces sortes de vérifications ; autrement nous allons contre les lois, et nous nous rendons coupables d'un crime que le ciel punira dans nos descendants. Faites votre rapport à votre gré, c'est votre affaire ; pour nous, dussions-nous perdre notre charge, nous voulons juger selon l'équité. » Ils déclarèrent ensuite qu'il était temps de dresser l'acte de vérification et de refermer la caisse; mais que chacun devait y apposer son sceau, afin de prévenir toute fausse imputation. L'officier protesta qu'il n'en ferait rien et qu'il ne signerait pas le procès-verbal ; cependant les juges le forcèrent enfin à
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faire l'un et l'autre, et ils apportèrent l'acte au juge criminel de la province, qui approuva et leur procédé et la sentence dans laquelle ils déclaraient les missionnaires innocents.
De son côté, l'officier Fan alla accuser les juges, auprès du vice-roi, de s'être laissé corrompre par argent. Il lui dit que des chrétiens étaient venus de Fou-ngan avec des sommes considérables, qu'ils avaient répandues abondamment dans les tribunaux, et que les soldats, les greffiers, et généralement tous les officiers de justice, étaient gagnés. Sur cette accusation, quoique destituée de preuves, le vice-roi cassa toutes les procédures ; il appela d'autres gouverneurs à la place des premiers et il fit venir des villes voisines d'autres chrétiens, et en particulier la chrétienne que l'officier Fan avait récompensée pour avoir apostasié et pour avoir indiqué les demeures des missionnaires. Cette chrétienne se repentait déjà de son apostasie ; elle la rétracta alors, et elle accusa l'officier de la lui avoir conseillée auparavant en secret et de l'y avoir déterminée par ses artifices. Le vice-roi fit aussi emprisonner des gentils arrivés depuis peu de Fou-ngan et l'aubergiste qui les logeait. Il fit en même temps arrêter des marchands qui portaient tous les ans de Canton dans le Fo-Kien la pension pour les missionnaires, et des chrétiens qui étaient venus de Fou-ngan pour secourir les prisonniers, et qui furent convaincus d'avoir donné de l'argent aux soldats, pour procurer quelques soulagements aux confesseurs de la foi. Les soldats mêmes furent cassés de leurs charges et condamnés à porter deux mois la cangue ; enfin, tout alla au gré de l'officier Fan. Les fidèles et même les gentils furent maltraités selon son caprice. Il mit les uns à la cangue et condamna les autres à la bastonnade, ou à être reconduits chez eux chargés de chaînes. Il ordonna à six chrétiens d'adorer une idole, et cinq
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d'entre eux ayant constamment refusé de le faire reçurent par son ordre chacun quarante coups de bâton, le sixième eut la lâcheté impie de lui obéir.
Aussitôt que les nouveaux juges furent arrivés, ils commencèrent de nouveaux interrogatoires et ils les réitérèrent à l'infini, dans l'espérance de trouver quelque preuve de rébellion, d'impudicité ou de magie. Le P. Diaz, et ensuite Thérèse, furent appliqués à la torture sans en pouvoir tirer aucun aveu qui donnât lieu à une sentence de condamnation. On voyait tous les jours les missionnaires revenir de l'audience à la prison, le visage enflé et meurtri de soufflets. Le P. Serrano eut la peau des joues enlevée et le visage tout ensanglanté. M. l'évêque en a reçu en tout quatre-vingt-quinze, sans qu'on ait eu le moindre ménagement pour son grand âge. Outre les soufflets, les PP. Alcober et Royo ont souffert une fois la bastonnade ; le P. Diaz l'a soufferte deux fois, et deux fois la torture aux pieds.
Cependant le vice-roi pressait les juges de porter un arrêt de condamnation, et il commençait à appeler leurs délais des lenteurs affectées. Ceux-ci, au désespoir de ne pas trouver matière à une sentence qui pût être de son goût, se déterminèrent enfin à recommencer les procédures, lesquelles, pour cette fois, aboutirent à condamner les missionnaires et quelques chrétiens à l'exil, et les autres chrétiens et chrétiennes à de moindres peines. L'embarras de ces juges n'était pas d'accorder la droiture naturelle avec la condamnation qu'on exigeait d'eux : ils étaient tous résolus de sacrifier la justice à la faveur du vice-roi, ou du moins à la crainte de son ressentiment ; mais il fallait garder une forme dans le jugement, et faire parler les lois dans une sentence où ils portaient la sévérité jusqu'au dernier supplice. Voici comme ils s'y sont pris pour motiver l'arrêt qu'ils ont rendu au commencement de novembre 1746,
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et qu'ils ont dressé au nom du vice-roi, qui a voulu l'envoyer en la forme suivante à l'empereur.
« Contre Pe-to-lo (c'est le nom chinois de M. l'évêque) et autres, qui, s'étant habitués dans le district de Foungan, y prêchaient une fausse loi qui tend à la perversion des coeurs.
« Pe-to-lo, Hoa-king-chi, Hoang-tching-te, Hoangtching-koue, et Fei-jo-yong (noms chinois des quatre pères) sont tous des Européens, lesquels s'étaient rendus il y a quelques années à Macao, dans le dessein de venir prêcher à la Chine la religion dite du Maître du ciel. Le chef de cette susdite religion européenne, appelé Pen-to, est celui qui les a envoyés comme étant soumis à sa juridiction. Tous les ans il leur envoie une certaine somme d'argent, à titre de subvention, pour pouvoir s'acquitter de leur emploi de prédicateurs. Cet argent est premièrement envoyé à Manille, ensuite à Macao, et remis entre les mains d'un certain Ming-ngue-yu (le P. Miralta), qui a soin de le leur faire tenir. La cinquante-cinquième année de Canh-hi (1715), Pe-to-lo était venu en cachette à Fou-ngan-kien, et un certain homme du peuple, Ko-ya-koang, père de Ko-hoei-gin, lequel était de sa religion, l'avait logé chez lui. La première année de Yong-tching (1722), ce même Pe-to-lo avait appelé à Foungan un nommé Hoa-king-chi, lequel avait Brisson domicile chez Ko-kin-gin. Cette même année, Moan, gouverneur des provinces de Tche-Biang et de Fo-kien, ayant présenté à l'empereur une requête pour faire bannir de toutes les provinces de la Chine tout ce qu'il y avait d'Européens, et leur défendre d'y prêcher leur religion, et cette requête ayant été entérinée et enregistrée
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dans toutes les cours des tribunaux, le susdit Pe-to-lo avait été obligé de retourner dans la province de Canton, la deuxième année de Yong-tching ; mais Hoa-hing-chi s'était tenu, comme auparavant, caché dans la maison de Ko-kin-gin. La cinquième année de Yong-tching (1726), Pe-to-lo étant déjà revenu, avait appelé secrètement à Fou-ngan, Fei-jo-yong, lequel avait été reçu dans les maisons du bachelier Tching-sicon et de Ouang-vonsien. La troisième année de Kien-long (l'empereur régnant), le même Pe-to-lo avait aussi appelé, à Foungan, Hoang-tching-koue ; et cette même année ce Ko-yakoang étant mort, son fils Ko-hoei-gin avait continué de retenir chez lui le susdit Pe-to-lo, tandis que Hoangtching-koue se retirait dans la maison de Tching-tsonghoei. Chacun d'eux s'était bâti une église dans laquelle ils débitaient leur pernicieuse doctrine, oignant d'huile le front de tous ceux qui embrassaient leur religion et leur donnant un certain pain à manger et un certain vin à boire, ils les obligeaient à brûler les tablettes de leurs ancêtres auxquels ils les faisaient renoncer, même jusqu'à ne plus reconnaître aucune légitime subordination pour les supérieurs ou les parents, et cela avec un tel entêtement, que la mort même n'est pas capable de les faire changer. Ces Européens réussissaient d'autant mieux à les amener jusqu'à ce point d'aveuglement, qu'ils leur font entendre que tous ceux qui suivront leur religion monteront au ciel après leur mort et que, par la suite des temps, lorsque ce monde visible périra, ils ressusciteront tous en reprenant une nouvelle vie. Dans ces églises, ils faisaient faire des assemblées d'hommes et de femmes dont le nombre montait à plusieurs milliers. Chacun des chrétiens prenait un nom étranger (1) qu'on écrivait ensuite dans des registres.
1. C'est le nom de baptême. Pour l'exprimer, on prend les sons chinois qui approchent le plus des nôtres : ainsi Pierre ou Pedro en portugais, se dit Pe-to-lo ; Paul, Pao-loi ce qui en chinois ne fait aucun son, et par là paraît étranger.
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Dans le temps de ces assemblées, il se faisait des distributions d'argent, ce qui attirait quantité de gens du peuple. Les filles qui, ayant embrassé cette religion, ne se mariaient jamais, s'appelaient du nom de vierges de profession.
« Pe-to-lo et autres, faisant régulièrement chaque année le catalogue de tous ceux qu'ils avaient engagés à se faire chrétiens, louaient exprès certaines gens du peuple qui sont actuellement décédés, savoir : Fongtching-hing et Leao-chang-cho et autres, pour porter le susdit catalogue à Macao, d'où il était envoyé à Manille, et de Manille au chef de leur religion en Europe. Les mêmes porteurs leur rapportaient à Fou-ngan la pension d'argent qui leur était venue d'Europe, et qu'ils trouvaient entre les mains d'un de leurs supérieurs résidant à Macao. Cet argent servait à leurs besoins et à leur nourriture. Ce Pe-to-lo et autres, sachant que leur religion était défendue et que, s'ils gardaient leurs habillements européens, ils ne pourraient aller et venir avec autant de liberté, sortaient de Macao le plus secrètement qu'ils pouvaient, après s'être fait raser la tête et accommoder les cheveux à la manière chinoise, après avoir changé tout leur habillement et appris la langue mandarine ; afin qu'étant ainsi déguisés, ils pussent être à couvert des recherches, et parvenir sûrement à Fou-ngan pour y prêcher leur religion. Les lettrés et les gens du peuple étaient devenus si infatués de ces prédicateurs, que tous se disputaient à l'envi l'honneur de les inviter et de les recevoir chez eux, et même de leur bâtir secrètement des églises. Comme la plupart des chrétiens avaient des appartements éloignés de la rue,
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ils pouvaient aisément les y cacher, ce qui a fait qu'on a été plusieurs années sans pouvoir les découvrir, jusqu'à ce qu'enfin, dans la 4e lune de la onzième année de Kien-long, Cong-ki-tson, de Fou-ning-fou, est venu me donner avis de tous ces désordres. M'étant assuré de la vérité des faits par de nouvelles informations, j'envoyai un ordre secret à Fan-kuo-king et à Loui-tchaou-han, d'aller d'abord à Fou-ngan pour se saisir de Pe-to-lo et autres criminels, aussi bien que de tous leurs effets étrangers, comme livres, images, ornements et meubles, et de les conduire à la capitale pour y être incessamment jugés. Ce qui ayant été exécuté, je les ai fait comparaître en ma présence ; et, les ayant secrètement examinés, j'ai tiré de leurs propres bouches l'aveu de tous les forfaits ci-dessus mentionnés. En conséquence, j'ai examiné la requête présentée à l'empereur, la première année de Yong-tching, par Moan, gouverneur alors des deux provinces de Tche-kiang et Fo-kien, pour demander que la superstitieuse loi des Européens fût défendue. J'ai pareillement lu l'arrêt que le tribunal des crimes porta en conséquence de la délibération qu'il eut ordre de faire sur ladite requête. Or cet arrêt porte que si, dans la suite, il arrivait qu'il se fît encore des assemblée s pour réciter en commun des prières et commettre d'autres pareils attentats, on procédât contre les coupables. La cour approuva cette ordonnance qui fut publiée dans tout l'empire, et que l'on garde respectueusement dans les archives publiques.
« Or maintenant que Pe-to-lo, après avoir été banni par un arrêt public de la cour, a eu cependant l'audace, non seulement de faire venir dans le Fo-kien quatre Européens, savoir Hoa-king-chi et autres, pour y prêcher la religion chrétienne, mais de rentrer lui-même et de se déguiser, pour pouvoir se cacher dans le district de Fou-ngan, et tout cela dans le dessein de
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pervertir les curs, ce qui est venu à un tel point que tous ceux, soit des lettrés, soit du peuple, qui ont embrassé leur religion, ne veulent plus la quitter, quelque moyen qu'on emploie pour les faire changer, le nombre de ceux qu'ils ont ainsi pervertis est si grand que, de quelque côté qu'on se tourne dans le district de ce hien on ne voit autre chose : bien plus, les gens mêmes des tribunaux et les soldats leur sont dévoués. Dans le temps que ces Européens furent pris, et lorsqu'on les conduisait enchaînés à la capitale, on a vu des milliers de personnes venir à leur rencontre et se faire un honneur de leur servir de cortège : plusieurs, s'appuyant sur le brancard de leurs charrettes, leur témoignaient par leurs pleurs la vive douleur dont ils étaient pénétrés ; des filles et des femmes se mettaient à genoux sur leur passage. en leur offrant toutes sortes de rafraîchissements. Tous enfin voulaient toucher leurs habits et jetaient de si hauts cris, que les échos des montagnes voisines en retentissaient. Un bachelier, nommé Tchingsicon, a eu l'impudence de se mettre à la tête de cette multitude, pour l'exhorter, en disant ces paroles et autres :
« C'est pour Dieu que vous souffrez, que la mort même ne soit pas capable de vous ébranler. » Ainsi son exhortation a-t-elle produit sur ces esprits un tel effet que, malgré la rigueur des examens et la terreur des menaces, lors du jugement, tous ont répondu unanimement : « Nous sommes résolus à tenir ferme, nous ne changerons jamais de religion. »
« Entre ces criminels, il y en a qui font de leurs maisons des lieux de retraite à ces Européens rebelles, qui ont le talent de s'attacher si étroitement les curs, et qui depuis si longtemps ont abusé de la crédulité d'un si grand nombre de personnes, sans qu'il nous reste aucune espérance de pouvoir les détromper. De plus, ils
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font prendre un nom étranger à tous ceux qui entrent dans leur religion. Ils en dressent tous les ans des catalogues exacts qu'ils envoient dans leurs royaumes, pour être mis dans le rôle des habitants du pays. A tous ces traits, qui ne reconnaît l'esprit de révolte, d'autant plus pernicieux qu'il est plus caché ? Or, de si étranges desseins étant enfin venus au jour, il ne convient pas d'user d'aucune indulgence à l'égard des auteurs. Et pour couper racine aux malheurs funestes qui en seraient infailliblement provenus, nous condamnons, conformément à nos lois, ledit Pe-to-lo à avoir la tête tranchée, sans attendre le temps ordinaire des supplices ; pour les quatre autres Européens, nous les condamnons pareillement à être décapités dans le temps ordinaire. A l'égard de Ko-hoei-gin, nous le condamnons à être étranglé dans le temps ordinaire. Quelques-uns des chrétiens seront seulement marqués au visage ; quelques autres seront condamnés à un certain nombre de coups de bâton, proportionné à la qualité du délit de chacun. Ceux qui voudront racheter les coups de bâton le pourront faire. »
Telle est la sentence que le vice-roi de Fo-kien a envoyée à la cour et qu'il avait fait précéder de mémoires et de systèmes tendant à l'extirpation totale de la religion chrétienne dans la Chine. Si, dans toute cette affaire, il n'a agi qu'en conséquence de sa haine particulière pour notre sainte foi, il faut qu'il ait fait des représentations bien pressantes pour déterminer l'empereur, tout pacifique qu'il est, à étendre la persécution dans tout l'empire ; mais si, comme nous avons lieu de le croire, il a été de plus en cela l'instrument du premier ministre, il ne faut plus être surpris qu'il soit venu à bout de rendre la persécution générale. Quoi qu'il en soit, à peu près dans le temps que se portait dans le Fokien la sentence que nous venons de voir, l'empereur
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envoya des ordres secrets à tous les tsong-tou et aux vice-rois de chaque province, de faire toutes les diligences nécessaires pour découvrir s'ils avaient dans leurs districts des Européens ou autres personnes qui enseignassent une religion appelée tien-tchu-kiao (religion du Seigneur du ciel), et de dégrader tous les mandarins subalternes qui se montreraient négligents à faire par eux-mêmes les visites convenables, pour parvenir à abolir cette secte, qui est ici appelée perverse. En conséquence, tout a été mis en mouvement dans les quinze provinces.
Les ordres de l'empereur ont été plus ou moins fidèlement exécutés, selon que les tsong-tou et vice-rois les ont différemment interprétés à leurs inférieurs . Dans plusieurs endroits, on a emprisonné et condamné à la torture et à la bastonnade. Dans d'autres, on a pillé les maisons des chrétiens et ruiné leurs familles ; la fureur des idolâtres a éclaté sur tout ce qui appartenait à la religion ; saintes images, croix, chapelets, cierges, ornements d'église, reliquaires, médailles, tout a été la proie des flammes, rien n'a échappé à leur vigilance sacrilège. Les livres chinois qui traitent même de notre sainte religion, et qui jusqu'à présent avaient été épargnés; ont été pareillement condamnés au feu. La plupart des églises ont été détruites de fond en comble. Combien en a-t-il coûté aux zélés adorateurs du vrai Dieu de se voir arracher par violence les marques de leur tendre piété ! Ils les ont cachées ou défendues autant qu'il leur était possible ; mais la persécution les a aussi presque partout attaqués dans leurs personnes.
Parmi ceux qui ont été traînés devant les tribunaux, il s'en est trouvé dans toutes les chrétientés qui se sont montrés fermes et inébranlables dans leur foi ; souvent même ceux qui l'avaient embrassée récemment, l'ont honorée par leur constance à la professer au milieu des
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tourments. La ferveur en a porté quelques-uns à se présenter d'eux-mêmes aux mandarins, pour avoir occasion de souffrir pour la foi. C'est ce que firent en particulier deux chrétiens de la province de Chan-tong qu'on n'avait point recherchés. Ils allèrent trouver leurs mandarins, l'un tenant un crucifix et l'autre une image à la main. « A ces marques, lui dirent-ils, reconnaissez que nous sommes de la même religion que ceux à qui vous faites souffrir les questions, les bastonnades et les prisons ; autant coupables qu'eux, nous méritons comme eux tous ces châtiments. » Il faut savoir jusqu'où va le respect du peuple pour ses mandarins, ou plutôt la crainte qu'il en a, pour comprendre tout l'héroïsme de cette démarche. Le mandarin se porta à cet excès, d'arracher lui-même le crucifix des mains du fidèle qui le portait, et de lui en donner des soufflets.
Il faut néanmoins convenir que tous n'ont pas, à beaucoup près, montré le même attachement et le même zèle pour la religion sainte qu'ils professaient. C'est avec une extrême douleur que nous avons appris que plusieurs, dans divers endroits, l'avaient honteusement désavouée. Il y a même des chrétientés où le plus grand nombre a signé des actes d'apostasie dressés par les mandarins des lieux. Les missionnaires nous écrivent, l'amertume dans l'âme et les larmes aux yeux, la défection d'une grande partie de leurs troupeaux, quelquefois même de chrétiens distingués, sur la piété et la ferveur desquels ils avaient le plus compté. La plupart d'entre eux ont eu peine à trouver un asile pour se dérober aux recherches. Bien des chrétiens, qui sont déterminés à confesser la foi, ne le sont pas à les retirer chez eux, en s'exposant à un danger évident de tout perdre. Aussi plusieurs missionnaires, rebutés partout, ont pris le parti de courir dans des barques les lacs et les rivières, et d'autres se sont exposés à faire le voyage à Macao. Du nombre
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de ceux-ci a été le P. Baborier, jésuite français. J'ai vu arriver ici ce vieillard septuagénaire. La Providence avait favorisé son voyage de près de trois cents lieues ; mais elle permit qu'en arrivant à Macao de nuit, afin d'échapper au corps de garde chinois, il brisât contre un rocher la petite barque qui le portait. Il grimpa comme il put, dans les ténèbres, sur une petite montagne escarpée, et nous envoya au point du jour son batelier en grand secret pour demander des habits européens. Ce vénérable missionnaire, qui, pendant une longue suite d'années, s'est épuisé de fatigue, ne pense et ne demande qu'à rentrer dans la Chine, afin d'aller mourir, suivant son expression, les armes à la main
Peu de jours après son arrivée, est aussi venu M. de Martillat, évêque d'Ecrinée et vicaire apostolique, Français de nation. Quand la persécution ne l'aurait pas obligé de sortir de sa mission, sa santé dangereusement altérée ne lui aurait pas permis d'y demeurer. Ce digne prélat, peu avant le commencement de la persécution générale, avait été découvert, cité devant un tribunal et rudement frappé pour avoir confessé Jésus-Christ. Sa retraite fut bientôt suivie de celle de M. de Verthamon, qui, s'étant vu abandonné de tous ses chrétiens, qu'il cultivait depuis un an seulement, fut sur le point d'être surpris par les soldats chinois. Il n'échappa que par des traits visibles de la Providence, qui lui fournit des guides dans des lieux et dans des temps où il n'avait nulle espérance d'en trouver. Après lui, sont arrivés presque en même temps deux pères dominicains, tous deux Italiens, l'un appelé Tchifoni, et l'autre Matsioni. Ce dernier s'était réfugié dans la maison qui servait d'asile au P. Beuth, jésuite français ; mais un accident imprévu l'obligea bientôt d'en sortir, et ensuite de venir à Macao.
Ces deux missionnaires s'entretenaient un soir sur
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l'état de la mission, lorsqu'ils entendirent dans la rue des cris horribles à l'occasion du feu qui avait pris à une maison voisine. En pareil cas, la maison où ils étaient ne pouvait manquer d'être bientôt visitée. Ils sentirent le danger et se retirèrent au plus tôt dans la maison d'un chrétien, plus éloignée de l'incendie. Ils prirent aussi le parti d'emporter avec eux les vases sacrés et ce qu'ils purent des ornements de leurs chapelles. A la faveur des ténèbres, ils y arrivèrent heureusement sans être vus de personne. Mais, quand ils voulurent retourner, après que l'incendie fut éteint, ils rencontrèrent un mandarin qui, à la lueur d'un flambeau, les reconnut pour étrangers. Il ne lui fut pas difficile de faire arrêter le P. Beuth, affaibli qu'il était par une maladie de plusieurs mois ; mais le père dominicain prit la fuite, de sorte que les soldats ne purent jamais l'atteindre. Après avoir couru plusieurs rues, comme il n'entendit plus personne qui le poursuivît, il s'arrêta et, ne sachant où se retirer ni comment sortir de la ville avant le jour, il se mit dans un coin pour y prendre quelque repos.
Ce repos fut bientôt troublé : une bande de soldats aperçut le père et vint le considérer de près. Il fit alors semblant de dormir et tint son visage caché autant qu'il lui fut possible. On le fouilla, on trouva son chapelet, et, comme personne ne pouvait dire ce que c'était, on l'interrogea ; mais le père, dans la crainte que son accent ne le décelât, ne répondit que par des contorsions telles qu'en pourrait faire un malade qui souffre. Cependant un des soldats s'imagina que le chapelet était une marque qu'il était d'une secte appelée Pelin-kiao. « Non, répondit un autre, il doit être chrétien. J'ai vu à des chrétiens quelque chose de semblable. Il faut, dit un troisième, qu'il soit tourmenté d'une violente colique ; nous devrions le mettre chez un chrétien qui demeure tout près d'ici. » Cet avis fut suivi ; les soldats, n'ayant sans
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doute rien su de l'emprisonnement du P. Beuth, eurent l'humanité de porter le missionnaire chez le chrétien, en lui disant : « Tiens, voilà un homme de ta religion qui souffre, prends soin de le soulager. »
Le mandarin qui avait arrêté le P. Beuth eut aussi beaucoup d'égards pour lui. Comme s'il eût ignoré que c'était un missionnaire, et qu'il l'eût pris pour un marchand étranger, il se contenta de le faire conduire à Macao par un valet du tribunal, qui, pour assurer que le père s'y était rendu, devait rapporter à son retour une réponse du mandarin le plus voisin de Macao. Par malheur, ce mandarin est celui de Hyang-chang, qui n'est rien moins que favorable au christianisme. Il fit comparaître le père devant son tribunal, après l'avoir laissé plusieurs heures exposé aux insultes de la populace qui le chargeait d'injures, lui reprochait de ne pas honorer ses parents, d'arracher les yeux aux mourants, de tuer les petits enfants pour en faire servir la tête à des sortilèges, etc. Quelques-uns lui arrachaient les cheveux et la barbe, et lui faisaient souffrir toutes sortes d'indignités.
Enfin le mandarin vint s'asseoir dans le tribunal, fit préparer les instruments de la question, les fit étaler avec les fouets pour les châtiments publics ; après quoi, il employa un temps considérable à vomir toutes sortes d'injures et de blasphèmes. C'est la coutume à la Chine que les mandarins tâchent d'étourdir les accusés par des railleries et des reproches, ordonnant même aux soldats de faire des huées ou, pour mieux dire, de hurler à leurs oreilles. Ils veulent se concilier par ce moyen de l'autorité, et faire craindre leurs jugements. «Est-il bien vrai, dit le mandarin, que tu te persuades de n'être pas connu ? Tu es un Européen venu ici pour prêcher la religion chrétienne. Cela est vrai, répondit le P. Beuth. Or, dis-moi, poursuivit le mandarin, qu'est-ce que le Dieu que tu veux faire adorer? C'est, répondit le père,
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celui qui a créé le ciel et la terre. Oh! le malheureux ! reprit le mandarin ; est-ce que le ciel et la terre ont été créés? Qu'on lui donne dix soufflets. » Après cette cruelle exécution, le mandarin prit un pinceau et en forma les deux caractères chinois qui expriment le saint nom de Jésus ; puis il les fit présenter au P. Beuth, en lui demandant ce que c'était. Le père répondit que c'était le nom de la seconde personne de la sainte Trinité, qui s'est faite homme pour notre salut. «Autres dix soufflets », s'écria le mandarin, et il procura ainsi à ce digne missionnaire la gloire de souffrir directement et d'une manière toute spéciale, pour le saint Nom de Jésus. Après d'autres demandes et d'autres réponses, le mandarin lui fit encore décharger dix soufflets sur le visage, qui en fut horriblement enflé. La peau fut enlevée en plusieurs endroits, et le sang resta plus de quinze jours extravasé et coagulé, ainsi que j'en ai été témoin. Le mandarin prit ensuite le parti de l'envoyer sans différer à Macao, en lui disant qu'il lui faisait grâce de la question et de la bastonnade. Il comprit sans doute quo, ce missionnaire étant très malade, il ne pouvait manquer d'expirer dans les tortures ou sous les coups. Et en effet, la manière barbare dont il fut frappé, jointe à une phtisie considérablement augmentée par les fatigues d'un voyage de deux cent cinquante lieues, avait réduit le P. Beuth aux derniers abois, quand nous le vîmes arriver ici au commencement du carême. Cependant, à force de soins, nous avons conservé encore près de deux mois ce respectable confesseur de la foi.
Il ferait nos regrets par ses vertus, par son zèle et par la supériorité de son génie, si nous ne le regardions comme un des protecteurs de notre mission dans le séjour des bienheureux. Avec quelle patience ne souffrit-il pas sa maladie, sans vouloir jamais entendre parler de faire aucun voeu pour sa guérison ! Avec quel goût ne se
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faisait-il pas lire plusieurs fois par jour le livre des souffrances de Jésus-Christ et ceux qui traitent de la préparation à la mort ! Avec quelle foi vive reçut-il les derniers sacrements après avoir renouvelé ses voeux, sa consécration au service de la sainte Vierge et sa soumission de coeur et d'esprit aux derniers décrets sur les rites et cérémonies chinoises ! Avec quelle tranquillité et quelle joie vit-il venir son dernier moment, répondant avec une pleine connaissance à toutes les prières de la recommandation de l'âme ! La seule peine qu'il éprouva fut de réfléchir qu'il n'en ressentait aucune. « N'y a-t-il pas de l'illusion, me disait-il ? Je suis si près de la mort et je ne sens aucune frayeur. » Il s'efforçait de remplir chaque moment par Ies actes des vertus les plus parfaites, et surtout du plus pur amour. Enfin, un peu avant cinq heures du matin, il rendit doucement son âme à Dieu, le 19 avril 1747.
Un autre missionnaire que nous avons vu arriver en cette ville est le P. Abormio, de l'ordre de Saint-
Ce zélé missionnaire avait été arrêté le dimanche de Pâques de 1746, dans les provinces de Chan-si. Les soldats le maltraitèrent de soufflets, pillèrent ses meubles et frappèrent si rudement son domestique, qu'il en mourut en peu de jours. Le mandarin qui fit emprisonner le père s'empara d'abord de ses effets ; ensuite il l'accusa auprès des mandarins supérieurs d'avoir tenu des assemblées ; mais, ayant appris que le missionnaire voulait aussi porter ses plaintes sur la mort de son domestique et sur le pillage de tout ce qui lui appartenait, il craignit de perdre sa dignité. Il se transporta donc dans la prison où était le père ; il lui fit des excuses
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sur ce qui s'était passé, attribuant toute la faute aux soldats, et promettant de lui rendre une entière liberté, aussitôt qu'il aurait reçu une réponse des tribunaux supérieurs. Il ajouta même que, sur son exposé, cette réponse ne pouvait manquer d'être favorable.
Cependant les tribunaux voulurent prendre une connaissance plus ample du procès, et ils ordonnèrent de faire comparaître le prisonnier. Le mandarin, obligé alors de le leur envoyer, le suivit lui-même de près pour lui demander en grâce, avant l'audience, de ne lui susciter aucune mauvaise affaire, avec promesse que tous ses effets lui seraient rendus, que de plus il lui serait favorable et qu'il solliciterait fortement sa délivrance. Le P. Abormio, sans compter beaucoup sur ces promesses intéressés, se laissa gagner et ne voulut pas tirer du mandarin une vengeance qu'il ne jugeait pas devoir être utile à la religion. Mais celui-ci était bien éloigné de tenir sa parole. Résolu de se mettre, à quelque prix que ce fût, à couvert des accusations qu'il craignait, il forma le cruel dessein de faire mourir secrètement le père dans la prison et chargea un soldat de l'étouffer avec du papier mouillé. Ses ordres auraient été exécutés sans un seigneur condamné à une prison perpétuelle, et qui avait trouvé auprès du missionnaire l'avantage incomparable de connaître la véritable religion. Instruit de l'ordre secret du mandarin, il lui fit déclarer que si le père mourait dans la prison, il en écrirait à un de ses parents, puissant en cour. Le mandarin, outré de se voir découvert, ne trouva plus d'autre moyen de cacher aux tribunaux tout ce qu'il avait fait et ce qu'il venait d'entreprendre, que de resserrer si fort les prisonniers qu'ils ne pussent avoir au dehors aucune communication. Il fit donc bâtir un nouveau mur devant la porte de la prison et fit attacher les prisonniers par des chaînes aux deux murailles opposées d'un cachot assez étroit, en sorte
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qu'ils ne pouvaient ni se tenir debout, ni s'asseoir, ni même se remuer. L'unique adoucissement qu'on leur accorda fut de les détacher quelques heures chaque jour. Une si grande rigueur dura un mois et demi ; et, pendant ce temps, les prisonniers, que le P. Abormio avait convertis et baptisés au nombre de cinq, ne cessèrent de bénir Dieu et de chanter ses louanges. Ils souhaitaient tous de mourir au milieu des souffrances, dont ils avaient appris à profiter, pour mériter des récompenses éternelles.
Malgré toutes les précautions prises pour empêcher les approches de la prison, quelques chrétiens sautèrent les murailles des cours et jetèrent par une petite fenêtre du pain au missionnaire. Ils furent pris et sévèrement châtiés par ordre du mandarin, qui ne pouvait assez
s'étonner d'une affection si extraordinaire pour un étranger. Enfin il fut décidé par les mandarins supérieurs que le missionnaire serait renvoyé à Macao sous la garde de deux soldats. Dans le chemin, il n'a manqué aucun jour de prêcher ; et, comme il parle bien chinois, plusieurs mandarins ont voulu l'entendre et l'ont invité à leur table. 11 a passé plus d'une fois la plus grande partie de la nuit à disputer contre les lettrés gentils ou à parler au peuple. Quelques-uns lui ont 'promis d'examiner la religion chrétienne. Le seul mandarin dont il ait été maltraité sur sa route, est celui de Yang-chan. Cet ennemi de notre sainte religion, pour signaler sa haine contre elle dans la personne de ce père, comme il l'avait fait auparavant dans celle du P. Beuth, lui avait fait donner trente-deux soufflets et l'a fait appliquer deux fois à la torture. Voici une partie de l'entretien qu'ils eurent pendant l'audience. Le mandarin lui dit : « Es-tu Chinois ou Européen ? » Le père répondit : « Je suis Européen. Cela est faux, dit le mandarin, tu es Chinois comme moi, j'ai connu ta mère dans le Hon-quang, et je
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l'ai déshonorée. Qu'on donne dix soufflets à ce menteur pour avoir méconnu sa patrie. » Après les soufflets, le mandarin reprit la parole : « Dis-moi, quelle est ta religion ? » Le père répondit : « J'adore le Seigneur du ciel. » Le mandarin dit : « Est-ce qu'il y a un Seigneur du ciel ? Il n'y en a point. » Le père répliqua : « Dans une maison, n'y a-t-il point un chef de famille; dans un empire, un empereur ; dans un tribunal, un mandarin qui préside ? De même le ciel a son Seigneur, qui est en même temps le maître de toutes choses. » Sur ces réponses, le mandarin fit frapper et mettre deux fois à la question ce généreux confesseur de la foi, qui en a été malade plusieurs semaines.
Le P. de Neuvialle, jésuite français, est aussi venu à Macao. Il est vrai que la persécution n'a pas été la principale raison de sa retraite. Ce zélé missionnaire, après avoir contracté des maladies habituelles et ruiné sa santé, a formé la chrétienté de Hon-quang, qui est aujourd'hui une des plus nombreuses et des plus ferventes, se trouve hors d'état de continuer ses travaux apostoliques ; et d'ailleurs il s'est vu obligé de venir prendre soin des affaires de notre mission, en qualité de supérieur général, dans ces temps fâcheux où elle est tout ensemble affligée, et des ravages de la persécution, et de la perte qu'elle vient de faire dans la même année de plusieurs de ses meilleurs sujets. Car, dans un si court espace de temps, la mort nous a enlevé le P. Hervieu, supérieur général ; le P. Chalier, son successeur, qui ne lui a survécu que peu de mois ; le P. Beuth, dont nous avons déjà parlé, et le jeune P. de Saint-André, qui se disposait, par les études de théologie, à travailler bientôt au salut des âmes. Nous ne savons pas si bien ce qui regarde les missionnaires qui ont jusqu'ici demeuré cachés dans les provinces à peu près au même nombre que ceux qui en sont sortis ;
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c'est que n'ayant pas la commodité des courriers, ils ne peuvent écrire que par des exprès qu'ils envoient à grands frais dans les cas importants.
Le P. Lefèvre, jésuite français, nous a envoyé le P. Chin,jésuite chinois et compagnon de ses travaux, pour nous apprendre sa situation présente. On a remué ciel et terre pour le découvrir. Les mandarins avaient appris qu'il était dans une maison où il faisait sa plus ordinaire résidence. Trois mandarins avec plus de soixante de leurs gardes et soldats vont à cette maison, l'investissent, entrent dedans. Le père n'y était plus depuis trois jours. Sans avoir encore aucune nouvelle de la persécution, il était parti pour passer de la province de Hiang-si à celle de Hiang-nan. On saisit, on pille tout ce qui se trouve ; on confisque la maison, qui ensuite a été détruite. On arrête un grand nombre de chrétiens voisins de cette maison. On les mène en prison chargés de chaînes ; ils sont frappés à coups de bâton par la main des bourreaux, on leur donne la question ; on les charge de toutes sortes d'opprobres. Alors un des chrétiens de ce district courut après le P. Lefèvre, l'atteignit au bout de trois journées de chemin, et lui apprit l'édit de l'empereur, qui ordonnait de rechercher les prédicateurs de la loi chrétienne, et les cruautés qu'on venait d'exercer. « Changez de route, lui dit-il, retournez sur vos pas ; vous n'avez rien de mieux à faire que de venir prendre une retraite dans ma maison : on y viendra faire des visites, mais où est-ce qu'on n'en fera pas ? Je ne crains que pour vous, et je m'expose volontiers à tous les dangers. J'espère même qu'ayant un emploi dans le tribunal, je pourrai modérer ces visites, jusqu'au point de vous conserver pour le bien de la chrétienté. »
Ce généreux chrétien n'a pas trouvé peu d'obstacles dans ses parents, qui refusaient de recevoir le missionnaire. Mais il a vaincu leurs résistances, et a placé le
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P. Lefèvre dans un petit réduit, où peu de personnes de la maison le savent. Pour lui donner un peu de jour, il a fallu faire une ouverture au toit en tirant quelques tuiles qui se remettent dans les temps de pluie. On ne le visite et on ne lui porte à manger que vers les neuf heures du soir. Il écrit lui-même qu'il a entendu plus d'une fois des chrétiens conseiller à cette famille de ne point le recevoir, supposé qu'il vînt demander un asile. On est venu visiter la maison par ordre du mandarin du lieu ; mais, comme le chrétien qui le tient caché a une espèce d'autorité sur les gens du tribunal, et qu'il tient un des premiers rangs parmi eux, la visite s'est
faite légèrement.
Ainsi le P. Lefèvre a déjà passé sept ou huit mois, dans cette espèce de prison, qui n'en est pas moins étroite pour être volontaire, sans savoir quand il en pourra sortir. Il écrit que cela ne l'inquiète nullement, et que c'est l'affaire de la Providence.
Comme on trouva parmi ses effets des cierges de cire blanche, les gens du tribunal s'imaginèrent qu'ils étaient faits de graisse humaine, parce qu'à la Chine on ne sait pas blanchir la cire. Une accusation de cette nature, tout absurde qu'elle était, aurait pu avoir des suites funestes, en occasionnant encore bien d'autres recherches, et en allumant de plus en plus le feu de la persécution ; c'est pourquoi quelques chrétiens zélés s'empressèrent: de donner de l'argent, pour empêcher que cette accusation ne fût couchée sur les registres. Il n'est pas difficile à la Chine de faire passer ainsi de l'argent aux tribunaux subalternes et d'en acheter même les sentences. Outre l'avidité des Chinois, l'impunité laisse une grande liberté aux tribunaux, parce qu'il n'est pas aisé au peuple de porter ses plaintes aux mandarins supérieurs.
Nous avons reçu, par la province de Hou-quang, des nouvelles de la montagne Mon-pouan-Chan, fameuse par
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une chrétienté des plus florissantes que nous y avons formée depuis plusieurs années, et où les fidèles, dans l'éloignement du commerce des gentils, étaient une véritable image de la primitive Eglise. Le P. de Neuvialle a eu soin de ces montagnes pendant six ans et y a baptisé plus de six mille personnes. Or, ces montagnes, précieuses à notre zèle, nous venons de les perdre. L'enfer a exercé toutes ses cruautés pour dissiper les chrétiens : torture, bastonnades, prisons, tous les mauvais traitements ont été employés à cet effet. Le P. de la Roche, jésuite français, qui cultivait cette chrétienté, s'est retiré précipitamment dans un petit hameau au milieu des bois, et s'est vu ensuite obligé d'aller plus loin chercher une retraite. Il est vrai que les chrétiens de la montagne l'ont depuis fait avertir qu'on ne les inquiétait plus ; qu'il ne paraissait aucun soldat dans toute l'étendue de la chrétienté, et qu'ils s'assemblaient comme auparavant pour faire les prières ; mais ils ajoutaient que cette paix leur est d'autant plus suspecte qu'ils savent qu'un païen du voisinage a été chargé par son mandarin de s'informer secrètement quand un missionnaire serait re-tourné dans la chrétienté, et de l'en avertir.
Il s'en fallut peu que le P. du Gad, autre jésuite français, ne tombât entre les mains des soldats. Averti qu'on le cherchait et qu'on s'avançait pour visiter la maison où il était caché, il s'enfuit promptement, et avant que de trouver où se réfugier il a couru assez longtemps sur les lacs et sur les rivières. Enfin, arrivé dans la retraite que le P. de Neuvialle occupait alors, et où il était la ressource et le conseil de tous les missionnaires des environs, il l'a partagée avec lui. C'est là qu'il a reçu les lettres d'un chrétien qui le presse vivement de retourner dans sa mission. Ce chrétien, après avoir longtemps entretenu chez lui deux concubines, avait tout récemment promis au P. du Gad un entier
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amendement. Il a si bien tenu parole, qu'ayant lui-même été accusé, il a confessé la foi de Jésus-Christ, au milieu des tortures et des bastonnades. Ensuite il a mis hors de sa maison une de ses concubines, et il est sur le point de marier l'autre. Il prie ce missionnaire de venir recevoir sa confession générale et prendre possession d'une grande maison qu'il lui cède pour en faire une église. M. l'évêque du Chan-si et Chen-si écrit qu'il ne sait ni comment se tenir caché ni comment s'exposer à faire le voyage à Macao. Les mandarins de la province de Canton se sont aussi donné toute sorte de mouvements pour découvrir un prêtre chinois nommé Son ; mais ils n'ont encore pu y réussir.
Tandis qu'on est en garde contre les infidèles, on ne laisse pas d'avoir à se défier des mauvais chrétiens. Il y en a un dans la même province de Canton qui est employé dans le tribunal et qui a voulu gagner de l'argent par un moyen bien indigne. Il a composé une fausse procédure et a fait avertir le P. Miralta qu'on était sur le point de présenter contre lui une accusation aux mandarins de Canton, portant qu'il avait introduit plusieurs missionnaires dans l'empire. Cette prétendue accusation n'était autre chose que la procédure qu'il avait fabriquée de sa main et où il nommait plusieurs officiers de justice, qu'il fallait, disait-il, gagner par argent, afin d'assoupir cette mauvaise affaire. Du reste, il promettait de travailler de tout son pouvoir et de tout son crédit pour une si bonne cause. Il ne restait plus qu'à lui confier une somme, lorsque la Providence divine l'a puni de son impie stratagème. Les mandarins ont découvert qu'il avait fait une fausse procédure ; ils l'ont appliqué plusieurs fois à la question pour lui faire avouer son attentat, et ils l'ont ensuite condamné à quarante coups de bâton et à l'exil, en lui disant qu'il avait mérité de perdre la vie.
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Les belles chrétientés de Hiang-nan se sont moins ressenties que les autres des troubles et des vexations, parce qu'elles sont si nombreuses qu'il y a des chrétiens dans tous les tribunaux, qui suppriment par eux-mêmes les ordres de faire des recherches, ou qui en donnent avis, avant qu'ils soient expédiés, afin que les autres chrétiens les fassent supprimer par argent.
La ville de Macao, quoique soumise à la domination portugaise, n'a pas été entièrement garantie de l'orage. On y est venu publier des défenses aux Chinois qui l'habitent, de servir les Européens et d'aller aux églises. On a été même sur le point de signifier un ordre des mandarins de Canton, de renvoyer dans l'intérieur de l'empire, non seulement tous les Chinois qui en portaient encore l'habit, mais même tous les originaires de la Chine qui avaient pris l'habit européen. Si tous ces ordres avaient eu leur effet, il ne resterait à Macao qu'une très petite partie de ses habitants ; mais on n'y a point eu d'égard, et les mandarins, après les avoir minutés, n'en ont pas voulu tenter l'exécution, dans la crainte d'entreprendre une guerre.
Il est venu ensuite un autre ordre : c'était de fermer une petite église où l'on baptisait les catéchumènes chinois. Les mandarins prétendaient que c'étaient les Chinois qui avaient bâti cette église. On leur a répondu qu'elle avait été bâtie aux dépens des Portugais et on leur a montre l'acte de sa fondation. Malgré cela, le mandarin de Hian-chan se transporta ici la veille de Pâques 1747, faisant entendre que c'était de la part des mandarins supérieurs de la province. Quand il se fut arrêté dans une maison près de la petite église, le sénat, composé de trois présidents et de douze conseillers, alla l'y visiter ; mais, sur la demande que fit ce mandarin qu'on fermât l'église en sa présence, le sénat répondit que notre religion ne nous permettait pas d'exécuter un
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pareil ordre, que l'église n'appartenait pas aux Chinois, mais aux Portugais, ainsi qu'on l'avait démontré.
Cependant le mandarin persista dans ses prétentions et demanda la clef de l'église pour la fermer lui-même. Cette clef était dans le collège de Saint-Paul, entre les mains du P. Loppez, provincial des jésuites qui composent la province appelée du Japon. Ce père, de concert avec M. l'évêque de Macao, refusa de remettre cette clef, protesta qu'il aimerait mieux donner sa tête. Une réponse si ferme étonna le mandarin ; il se contenta d'afficher un écrit où il était défendu de se servir de l'église en question, et il se retira aussitôt, craignant sans doute une émeute de la populace.
Après avoir rapporté ce que nous avons pu savoir jusqu'ici des ravages qu'a causés dans les provinces l'édit secret par lequel l'empereur a proscrit la religion chrétienne, il nous reste à parler de la capitale où la persécution s'est aussi fait sentir. Aussitôt après l'édit de proscription, on commença à inquiéter les chrétientés des environs de Pékin, formées et cultivées par les missionnaires qui font leur séjour dans cette grande ville. Quoique les chrétiens qui les composaient pas-sassent pour fermes dans la foi, plusieurs cependant ont apostasié à la vue des maux dont ils étaient menacés. D'autres ont courageusement soutenu les tortures, la perte de leurs biens, de leurs emplois, ou la ruine de leurs familles. Les images, les chapelets, les reliquaires, les croix et autres marques de leur piété ont été profanés et brûlés. Quelques-uns ayant déclaré qu'ils les avaient reçus du P. Da Rocha, jésuite portugais qui visitait souvent ces chrétientés, ce missionnaire a été cité devant le gouverneur de Pékin, et a confessé que ces signes de la piété chrétienne venaient en effet de lui. Sur son aveu, le gouverneur a dressé une accusation contre lui et l'a présentée à Sa Majesté, en demandant à
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quelle peine il devait être condamné. Mais l'empereur a répondu qu'il lui faisait grâce. Ce prince a nommé en même temps deux grands de sa cour pour protéger les Européens qui sont dans sa capitale : protection fort équivoque, et sur laquelle il n'est pas naturel que l'on compte beaucoup.
Cependant, pour ne rien omettre de ce qui pouvait servir à la défense de la religion, les Européens ont dressé un mémoire où ils ont représenté que la religion chrétienne ne méritait rien moins que le nom de fausse secte qu'on venait de lui donner ; qu'elle avait été permise par l'empereur Cang-hi et par le tribunal des rites, et qu'eux-mêmes avaient toujours éprouvé les bontés des empereurs, et en particulier celle de Sa Majesté régnante; mais qu'ils ne pouvaient plus paraître avec honneur, tandis qu'on les regardait comme attachés à une fausse secte. Ils ont en-suite mis ce mémoire entre les mains des protecteurs, pour le faire passer à l'empereur ; mais ces patrons peu affectionnés ont tant différé qu'ils ont donné le temps à ce prince de partir pour un voyage d'environ deux mois. Enfin, un peu avant son retour, ils ont indiqué une assemblée dans la maison des jésuites français, où ils ont appelé tous les missionnaires de Pékin.
Le plus distingué de ces deux seigneurs, nommé Nekong, premier ministre et favori de l'empereur, a ouvert la séance par des discours vagues qui regardaient pour la plupart l'Europe et ses divisions en divers États. Le P. Gaubil, supérieur de la maison, les lui montra dans un atlas. Ne-kong se mit ensuite à exagérer les attentions et les bontés de Sa Majesté pour les Européens ; après quoi il montra assez clairement combien il y avait peu de fonds à faire sur sa protection en demandant comment on oserait présenter à l'empereur un écrit où il s'agissait de proposer que la religion chrétienne fût approuvée.
On le laissa haranguer longtemps, afin de mieux
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connaître ses sentiments. Ensuite le P. Gaubil prit la parole et parla dignement pendant un temps considérable. La religion chrétienne, disait-il, est une loi pure et sainte ; elle a été examinée par le tribunal des rites qui l'a approuvée sous le règne de Cang-hi, et son approbation a été agréée et confirmée par ce même empereur. Cette religion n'a point changé depuis, et elle est prêchée par les mêmes prédicateurs ; pourquoi était-elle alors en honneur, ou pourquoi ne continue-t-elle pas d'y être aujourd'hui, tandis surtout que nous voyons qu'on souffre dans l'empire la religion des mahométans, celle des lamas et plusieurs autres ? Si la religion chrétienne passe dans l'empire pour être une secte perverse, comment pourrons-nous y demeurer, nous qui ne sommes venus rendre nos services à l'empereur que pour mériter sa protection en faveur de notre sainte loi, et à qui il ne serait pas même permis d'y rester, sans l'espérance de pouvoir la prêcher?
Le ministre ne voulut pas répondre au discours du P. Gaubil et recommença à parler des bontés de l'empereur pour les Européens, ajoutant que, s'il les comblait de bienfaits, ce n'était pas qu'il eût besoin de mathématiques, peintures et horloges, mais que cela venait uniquement de la magnificence de son coeur, qui embrassait toute la terre. Plusieurs missionnaires retouchèrent quelques-unes des raisons apportées par le P. Gaubil. Enfin le deuxième protecteur voulut ramener son collègue à la question principale; mais celui-ci lui imposa silence d'un geste et conclut la conférence en offrant aux Européens toute sorte de bons offices. Il leur recommanda aussi d'aller tous au-devant de l'empereur à son retour, ce qu'ils n'ont point manqué de faire, lorsque ce prince est rentré dans la capitale sur la fin de novembre 1746, après avoir fait un pèlerinage à la fameuse montagne Von tao-chan, révérée et appelée sainte par les Chinois.
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Avant ce voyage, nos pères de Pékin chargèrent le frère Castiglione, peintre italien particulièrement estimé de l'empereur, de profiter de la première occasion qui se présenterait pour parler à ce prince. Ce parti ne laissait pas d'avoir ses risques, car, quoique ce frère et deux autres peintres, jésuites comme lui, voient souvent l'empereur, il ne leur est cependant pas permis de lui parler d'aucune affaire, à moins qu'ils ne soient interrogés. D'ailleurs, user de cette voie, c'est choquer les grands, qui nous ont toujours témoigné leur ressentiment toutes les fois que nous avons voulu nous en servir. On ne voulut donc pas que le frère Castiglione présentât à l'empereur aucun écrit : on lui recommanda seulement d'implorer en deux mots la clémence de ce prince en faveur de la religion chrétienne trop opprimée pour pouvoir nous taire.
L'occasion de parler au monarque ne tarda pas à se présenter. Le frère, ayant reçu deux pièces de soie de la libéralité du prince, était obligé d'en faire, selon la coutume, son remerciement, la première fois qu'il serait en sa présence. Ce fut plus tôt qu'il ne pensait : car dès le lendemain il fut mandé par l'empereur même, qui voulait lui donner le dessin d'une nouvelle peinture. Dès que le frère parut, il se mit à genoux, et, après avoir fait son remerciement, il dit à l'empereur : « Je supplie Votre Majesté d'avoir compassion de la religion désolée. » A cette demande, l'empereur changea de couleur et ne répondit rien. Le frère, s'imaginant qu'il n'avait pas entendu, répéta de nouveau ce qu'il venait de dire, et alors le prince, prenant la parole, lui dit :
« Vous autres, vous êtes des étrangers, vous ne savez pas nos manières et nos coutumes. J'ai nommé deux grands de ma cour pour avoir soin de vous dans ces circonstances. »
Ce même frère a eu, depuis le retour de l'empereur, un
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second entretien avec lui, plus long que le premier : c'est l'empereur qui le commença à l'occasion de la maladie du P. Chalier, dont j'ai déjà annoncé la mort. Ce prince vint à son ordinaire dans l'appartement où le frère Castiglione travaille à la tête de plusieurs Chinois et Tartares, et, lui adressant la parole, il demanda si on espérait de conserver le P. Chalier ; le frère lui répondit qu'il ne restait que bien peu d'espérance. « N'avez-vous pas ici, ajouta l'empereur, quelques médecins européens ? Nous n'en avons pas, répondit le frère. Pourquoi cela? reprit l'empereur. C'est, dit le frère, qu'il est trop difficile d'en faire venir de si loin ; mais nous avons deux chirurgiens entendus dans leur art. Il est plus aisé, dit l'empereur, de devenir habile dans la chirurgie, parce que les maladies qu'elle traite sont extérieures ; mais, dis-moi, vous autres chrétiens priez-vous votre Dieu pour le malade?Lui demandez-vous qu'il le guérisse? Oui, seigneur, répondit le frère, nous l'en prions tous les jours. D'où vient donc, dit l'empereur, que vous ne l'obtenez pas?Notre Dieu, re-prit le frère, est tout-puissant, il peut nous l'accorder; mais il vaut peut-être mieux qu'il ne nous l'accorde pas, et nous demeurons toujours résignés à sa volonté. Dis-moi une autre chose, ajouta l'empereur: les chrétiens craignent-ils la mort?» Le frère répliqua : «Ceux qui ont bien vécu ne la craignent pas, ceux qui ont mal vécu la craignent beaucoup. Mais, dit l'empereur, comment savoir si on a bien ou mal vécu ? On le sait, dit le frère, par le témoignage de sa conscience. »
Après ces questions et ces réponses, l'empereur adressa la parole à un peintre chinois : « Dis-moi la vérité, toi; je te vois depuis longtemps avec les Européens ; as-tu embrassé leur religion ? Avoue-moi franchement si tu es chrétien ? » Le Chinois dit qu'il ne l'était pas ; qu'il n'avait garde de donner dans cette religion ; que le P. de Mailla (jésuite français) l'avait bien souvent exhorté
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et pressé de se faire chrétien, mais qu'un point l'avait toujours arrêté, savoir l'incarnation d'un Dieu. Le frère dit que ce mystère se pouvait expliquer. « Et comment, répliqua l'empereur, s'explique-t-il? Dieu, répondit le frère, par sa toute-puissance, a formé un corps dans le sein d'une Vierge, et il a uni une âme à ce corps ; il a uni cette âme et ce corps à sa divinité, pour racheter de l'enfer les hommes tombés dans le péché. Je ne puis pas, continua-t-il, bien dire tout ce que je voudrais ; mais ce mystère est bien développé dans nos livres de religion. » L'empereur dit au peintre chinois : « C'est parce que tu ne sais pas lire les livres européens que tu ne t'es pas fait chrétien ? » Le frère prit alors la parole : « Permettez-moi de vous dire, seigneur, que nous avons des livres en caractères chinois, où le mystère de l'incarnation est expliqué. » L'empereur n'ajouta que ces deux mots, qu'il adressa au frère : Hoa-pa, c'est-à-dire : « Mêle-toi de faire tes peintures. »
De pareils entretiens sont de ces heureux moments que ménage la Providence pour le triomphe de la religion et pour la conversion des coeurs : mais quand auront-ils leur efficacité ? C'est ce que le Seigneur a renfermé dans les profondeurs de ses conseils. Quoique l'empereur paraisse encore bien éloigné du royaume de Dieu, étant surtout d'un caractère peu ferme et peu capable de prendre une résolution, nous ne laissons pas de demander au Seigneur qu'il l'éclaire et qu'il le convertisse : ce miracle serait grand, mais il n'en serait que plus digne de la souveraine bonté de celui qui tourne à son gré les coeurs des rois.
Le temps du dernier entretien de l'empereur avec le frère Castiglione était celui auquel la sentence de mort portée dans le Fo-kien contre cinq missionnaires et un de leurs catéchistes était examinée à Pékin. Le vice-roi de Fo-kien, qui s'en glorifiait comme de son ouvrage, se
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rendit dans cette capitale pour plaider sa cause. La nouvelle dignité de tsong-ho (intendant des fleuves), dont il venait d'être pourvu, lui en fournissait naturellement l'occasion et pouvait bien être le salaire de ses manoeuvres, ou même un dernier moyen pour les conduire au point que s'étaient proposé les ennemis de la religion. Si le premier ministre, déjà désigné sous la qualité de protecteur des Européens, n'est pas le principal moteur de toutes ses manoeuvres, il paraît bien qu'il n'a rien fait pour s'y opposer. L'empereur, qui ne voit et qui n'agit que par lui, a renvoyé la sentence au tribunal des crimes, quoiqu'il pût facilement répondre qu'on s'en tînt aux ordonnances générales, de renvoyer dans leur pays les étrangers surpris dans l'empire. On avait jusqu'alors attendu quelque chose de semblable de la modération dont les empereurs ont coutume d'user à l'égard même de leurs sujets, et des ménagements qu'ils avaient toujours affecté d'avoir pour les Européens. De plus, les entre-tiens que je viens de rapporter, et l'ho n ur que l'empereur venait de faire au P. Chalier de lui envoyer son premier médecin, faisaient penser qu'il ne voudrait pas porter les choses à la dernière extrémité. Il a cependant traité l'affaire dans la plus grande rigueur. Le tribunal n'a pas différé à confirmer la sentence dans tous les points ; il l'a ensuite de nouveau présentée à l'empereur, pour être signée ou supprimée à son gré, et l'empereur l'a signée le 21 avril 1747 ; la voici traduite littéralement :
« Le tribunal des crimes prononce, après avoir pris les ordres de Sa Majesté, en répondant à Tchéou, vice-roi de Fo-kien, sur le procès de Pe-to-lo et autres qui séduisaient par une mauvaise doctrine.
« Ordonnons que Pe-to-lo ait la tête tranchée sans délai ; approuvons la sentence rendue contre Hoa-kinchi, Hoang-tching-te, Hoang-tching-houe et Fei-joyong, qu'ils soient décapités ; approuvons la sentence
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rendue contre Ko-hoeit-git, qu'il soit étranglé. Voulons que ceux-ci attendent en prison la fin de l'automne, et qu'ensuite ils soient exécutés.
« Nous confirmons la sentence des mandarins pour tout le reste. »
Lorsque cette sentence arriva dans le Fo-kien, un des juges, qui avait fait les premiers interrogatoires, fut nommé pour présider à l'exécution ; mais il s'en défendit et ne voulut avoir aucune part à un arrêt qu'il appelait une grande injustice. Ce refus donna le temps à un prêtre chinois d'aller annoncer la confirmation de la sentence à M. l'évêque et aux autres prisonniers. Quelques chrétiens firent tenir au vénérable prélat des habits plus dignes de son triomphe que ceux qu'il portait dans la prison. S'en étant revêtu, il rappela en peu de mots aux soldats qui le gardaient les exhortations qu'il leur avait souvent faites ; il embrassa les chers compagnons de sa prison, parmi lesquels étaient deux missionnaires : il goûta avec eux quelques rafraîchissements et il ne tarda pas à être appelé devant le mandarin qui devait lui annoncer l'arrêt de son supplice et présider à l'exécution. Arrivé dans la salle de l'audience, il répéta qu'il mourrait pour la défense de la sainte et véritable religion, et avec la ferme confiance que ce jour même son âme serait placée dans le séjour des bienheureux. Il ajouta qu'il prierait Dieu d'avoir compassion de la Chine et de l'éclairer des lumières de l'Evangile. « Je vais, dit-il, devenir dans le ciel le protecteur de cet empire. »
Cependant la lecture de l'arrêt de mort fut faite dans la salle de l'audience ; on attacha au prélat les mains derrière le dos et on lui mit sur les épaules un écrit portant qu'il était condamné à être décapité pour avoir travaillé à pervertir le peuple par une mauvaise doctrine. Dans cet état, il fut conduit à pied au lieu du supplice, récitant des prières dans tout le chemin, avec un visage
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gai et enflammé de l'amour de son Créateur. Les infidèles n'en étaient pas peu surpris et ils ne pouvaient se lasser de le contempler. Les femmes chrétiennes avaient formé plusieurs assemblées où l'on récitait le rosaire entremêlé de méditations sur la passion de Notre-Seigneur. On se laissait aller à de saints transports de dévotion aux approches de cet heureux moment où la Chine allait avoir un martyr dans la personne d'un évêque condamné par l'arrêt le plus solennel. Plusieurs chrétiens de Foutchéou et d'autres de Fou-ngan suivaient dans la foule. On arriva àla porte du Midi ; on passa un pont de bois sur lequel les exécutions ont coutume de se faire, et à quelques pas au delà M. l'évêque fut averti par le bourreau de s'arrêter et de se mettre à genoux, ce qu'il fit aussitôt, en demandant à l'exécuteur un moment pour achever sa prière. Après quelques instants, il se tourna vers lui avec un visage riant et lui adressa ces paroles qui furent les dernières : « Mon ami, je vais au ciel ! Oh ! que je voudrais que tu y vinsses avec moi ! »Le bourreau lui répondit : « Je désire de tout mon coeur y aller », et lui tirant avec la main droite un petit bonnet qu'il avait sur la tête, de la main gauche il le décapita d'un seul coup, sur les cinq heures du soir, le 26 mai 1747.
Une des superstitions des Chinois est de croire que l'âme d'un supplicié en sortant du corps va se jeter sur les premiers qu'elle rencontre, qu'elle exerce sur eux sa rage et les charge de malédictions, surtout s'ils ont contribué au supplice ; et c'est pour cela que, lorsqu'ils voient donner le coup de mort, ils s'enfuient de toutes leurs forces. Ici personne n'a jugé l'âme du vénérable prélat malfaisante : tous couraient, après sa mort, l'examiner de plus près . Un gentil nommé Cing-eul-yven, gagé par les chrétiens pour ramasser son sang avec des vases, des cendres et des linges, a écarté le peuple, et s'étant acquitté le mieux qu'il a pu de sa commission, il
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n'a point voulu laver ses mains couvertes de terre et de cendres ensanglantées ; il les a portées élevées par respect jusqu'à sa maison, baisant les traces de sang qu'il y remarquait, et en a enfin frotté la tête de ses enfants, en disant : « Que le sang du saint vous bénisse ! »
Les chrétiens ont lavé le corps, l'ont enseveli honorablement dans plusieurs enveloppes d'étoffes de soie, et l'ont mis dans un cercueil qu'ils ont ensuite enterré. Mais les mandarins ayant su que, pendant la nuit comme pendant le jour, il était gardé par une douzaine de personnes, ils ont fait briser une croix de pierre dressée sur le tombeau, ils ont ordonné qu'on transportât le cercueil dans l'endroit où l'on a coutume d'exposer les cadavres des suppliciés, et ils ont mis aux fers deux chrétiens. Ils font aussi chercher le prêtre chinois qui a écrit ce détail le jour même que fut déterré le corps du vénérable prélat.
Je suppose qu'une persécution si violente sera regardée en Europe comme un heureux présage des miséricordes du Seigneur sur cet empire, plutôt que comme un coup terrible capable d'avancer la ruine de la mission. C'est dans les persécutions que la religion chrétienne est née, qu'elle s'est fortifiée et soutenue conformément aux oracles sacrés. Si l'exemple du Japon paraît faire une exception à cette règle générale, il doit faire adorer les secrets impénétrables du Seigneur et ne rien diminuer de notre confiance en ses bontés infinies. Nous avons plus près de nous un autre exemple bien consolant, c'est celui des progrès que fait l'Evangile dans le Tunquin et dans la Cochinchine, mais surtout dans le Tunquin, où elle est plus persécutée. Cette heureuse terre, arrosée du sang de sept missionnaires et d'un bon nombre de chrétiens, est aujourd'hui féconde en prodiges. Les peuples y embrassent la religion avec ardeur, et, au milieu des mauvais traitements, ils la conservent
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précieusement comme leur unique trésor. Dans la Chine même, depuis vingt ans que les chrétiens sont persécutés, notre mission française a fait des progrès étonnants, et je puis assurer qu'elle est trois fois plus nombreuse qu'elle n'était dans les temps florissants de Cang-hi.
D'ailleurs, quand la Chine viendrait à fermer tous ses ports aux étrangers, le Tunquin, qui est limitrophe à ce grand empire, serait un passage pour y entrer : le Thibet et la Mascovie pourraient en fournir d'autres. La grande difficulté sera toujours d'être obligé de s'y tenir caché ; mais il ne sera pas nécessaire de prendre beaucoup plus de précautions qu'il n'en a été pris depuis quelques années ; peut-être même pourra-t-on se dispenser d'en prendre tant dans la suite. Jusqu'ici un missionnaire tremblait toujours de donner occasion à une persécution générale. Maintenant qu'elle est déclarée, chaque missionnaire ne risque plus que pour sa personne, et tout au plus pour quelques-uns de ses chrétiens. Hé ! quel est ce risque ? Etre exposé à tomber entre les mains des tribunaux, et à s'y voir condamné pour la foi, n'est-ce pas le plus grand des bonheurs ? Ce sont de semblables risques qui ont fait sortir d'Europe de nombreuses troupes d'ouvriers évangéliques, avides de ces précieuses occasions d'honorer la religion par les souffrances, et surtout par le sacrifice de leur vie. Non, il n'est plus à craindre que la mission de Chine manque désormais d'être recherchée et ambitionnée.
Au reste, la persécution peut se ralentir. Dans cet empire, le feu s'allume vite, mais il s'éteint aussi plus aisément qu'on ne pense en Europe. Les missionnaires qui s'étaient réfugiés à Macao, et ceux qui y sont nouvellement arrivés d'Europe, pourront entrer successivement, selon les nouvelles qui viendront des différentes provinces. La cour aura d'autres affaires qui fixeront
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son attention. Elle a eu depuis peu de mois une révolte à apaiser dans la province de Chan-si : elle est actuellement occupée du voyage que l'empereur va faire en Tartarie. Ce sont des diversions dont la religion pourra profiter. Cependant, avec l'aide des prières des personnes zélées pour le progrès de la religion, l'oeuvre de Dieu s'avancera, en attendant qu'une nouvelle persécution vienne couronner les travaux des ouvriers évangéliques, ou dans leurs personnes, ou dans celles de leurs néophytes.
Depuis le 21 septembre jusqu'au départ des vaisseaux pour l'Europe, c'est-à-dire jusqu'à la fin de décembre, nous avons appris que la maison de M. de Portimensé, évêque du Chan-si et Chen-si, a été visitée, et qu'on y a pris plusieurs personnes, mais que le prélat a échappé, et qu'il a été errant plusieurs jours, sans avoir avec lui aucun domestique.
On espère qu'il aura passé de la province de Chan-si en celle de Chen-si.
Le P. Urbano, allemand, de l'ordre de Saint-
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L'idolâtre dont j'ai parlé, et qui a recueilli le sang du respectable prélat, était un insigne brigand, redouté du peuple dans toute la contrée. C'est même la raison pour laquelle il a été employé à cette fonction. Après s'en être acquitté, il n'a plus adoré ses idoles : au contraire, il les a brisées, et dans sa famille on n'adresse plus de prières qu'au vrai Dieu et au vénérable évêque martyr. Il a porté dans sa maison la pierre sur laquelle la sentence a été exécutée, et y a gravé ces paroles : Pe-lao-sée-ten-thien-che (pierre sur laquelle le respectable maître nommé Pierre est monté au ciel). Depuis, ayant ouï dire que tous ceux qui suivraient sa doctrine seraient condamnés au même supplice : « Tant mieux (a t-il répliqué, en se comptant déjà au nombre des chrétiens), tant mieux, nous irons tous au ciel. »
M. Mathias Son s'est transporté avec plusieurs chrétiens dans le lieu destiné à recevoir les cadavres des suppliciés. Ils ont trouvé le respectable corps dans son cercueil, tout frais, et sans que le visage eût presque rien perdu de ses couleurs. Bien plus, ayant remarqué sur un poignet un peu de sang extravasé, à cause du frottement des cordes et ayant voulu en tirer quelques parcelles, ils ont vu couler goutte à goutte un sang liquide et vermeil. Peu de temps après le martyre de M. l'évêque Sans, on grava sur le visage des pères et du catéchiste Ambroise Ko deux caractères chinois qui marquent le genre de supplice auquel ils sont condamnés. ', Nous apprenons de Pékin que, malgré la persécution, les missionnaires qui sont dans cette capitale prêchent les fêtes et les dimanches ; que les catéchismes, les instructions, les visites des malades se font à l'ordinaire, et que pendant l'année 1746, dans Pékin, c'est-à-dire dans le district de notre église française, nous avons baptisé ou fait baptiser par nos catéchistes six cent soixante-six enfants idolâtres qui étaient sur le point de
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mourir ; qu'il y a eu sept mille cinq cents confessions, et près de sept mille communions. Quant aux adultes, il n'y en a que vingt-quatre qu'on ait eu le bonheur de baptiser. Si jusqu'à présent nous avons encore à Pékin une si grande liberté, c'est qu'on n'y craint rien des Européens. Cependant on veille sur nous, et nous avons bien des précautions à prendre pour conserver cette racine, si j'ose m'exprimer ainsi, et cette ressource pour les missions de ce vaste empire.
Deux jésuites, le P. Tristan de Athenis, Italien, et le P. Antoine Joseph Henriquez, Portugais, avaient été arrêtés dans la province de Kiang-nan, en décembre 1747. Plusieurs fois on les a mis à la torture, pour les obliger de renoncer à la foi. Enfin, après neuf mois de la plus rigoureuse captivité, les mandarins de la province les ont condamnés à mort. La sentence a été, selon l'usage, envoyée à l'empereur, confirmée par ce prince, et ensuite exécutée dans la prison de Fou-tchéou, où ces généreux confesseurs ont été étranglés le 12 septembre 1748.
Les quatre dominicains compagnons de l'illustre évêque de Mauricastre, ont aussi obtenu la palme du martyre. Ce fut le 28 octobre qu'ils furent étranglés dans la prison. On ne sait pas encore si le catéchiste Ambroise, condamné avec eux, a subi le même supplice.
Le bref Dominus ac Redemptor du pape Clément XIV supprima la Compagnie de Jésus. Sous prétexte de sauver les principes, on ruinait une institution qui travaillait avec ardeur à leur triomphe. L'histoire du bouleversement religieux, politique et social qui marque les dernières années du XVIe siècle démontra la grandeur de la faute commise par le sacrifice des jésuites aux encyclopédistes. Parmi les persécuteurs les plus acharnés de la Compagnie, le Parlement de Paris et le premier ministre du roi Joseph Ier de Portugal méritent un rang à part. Nous verrons bientôt ce que fut pour la civilisation la Révolution française ; ici, nous allons suivre en détail les procédés de Don Sebastiâo de Carvalho, marquis de Pombal, à l'égard des jésuites. L'auteur du récit qu'on va lire nous est connu par une notice de Christophe de Murr dont le français un peu germanique est plus sincère que correct :
«Le P. Anselme Eckart était de famille illustre de Mayence, dont le frère était évêque suffragant de l'Electeur. L'autre frère est conseiller intime actuel de l'Electeur, et remplissant plusieurs charges dans ladite cour. Le P. Anselme entra dans la Compagnie en 1740, le 28 juin. Emporté par le zèle de l'amour du prochain, il abandonna les honneurs, les biens, les espérances que lui assuraient ses vertus et ses capacités, il demanda les missions d'outre-mer et embarqua le 2 juin 1753, à Lisbonne, pour le Maragnon.
« Le P. Antoine Meisterburg, aussi vertueux que noble et savant, naquit à Bern-Cassel, archevêché de Trèves. Il entra
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dans la Compagnie le 23 octobre 1737 et embarqua pour le Maragnon, le 29 mai 1750.
« Le premier était de la province du Rhin supérieur et l'autre du Bas-Rhin. Tous les deux quittèrent leur patrie sans autre but que celui de servir Dieu et de sauver des âmes dans les campagnes de Maragnon. Tous les deux s'occupèrent en soldats courageux dans la guerre que les jésuites y faisaient et y ont toujours fait à l'ennemi du genre humain. Celui-ci les chassa du champ de bataille dès le commencement, en se servant de la violence de ses ministres, en les rendant les victimes du despotisme le plus barbare. Tous les deux, avec une patience héroïque, ont sanctifié plusieurs prisons du Portugal, et la main toute-puissante de Dieu leur a conservé la vie au milieu de tant de travaux qui excédaient les forces humaines. Tous les deux sont enfin dans leur patrie, avec la mortification générale des circonstances et le chagrin particulier d'être séparés de leurs enfants spirituels qu'ils avaient amenés à notre sainte croyance et auxquels ils pouvaient en ajouter d'autres. »
Le P. Eckart commence son journal de captivité au 31 décembre 1755, jour oit il fut enlevé à sa mission ; il le termine au jour de sa mise en liberté, 1777, à la chute du ministre Pombal. Le vieux confesseur de la foi rentra alors en Allemagne, à Mayence, d'où il passa en Russie ; il y reprit l'habit de la Compagnie et mourut au collège de Polosk, le 29 juin 1809.
Son journal, écrit et publié en latin, a été traduit en français par le P. Carayon. Nous suivons presque constamment cette traduction, sauf pour quelques passages dans lesquels il nous a semblé possible de serrer de plus près l'original.
BIBLIOGRAPHIE. Chr. de Murr. Opera, Norimbergi, 1785. Les Prisons du Marquis de Pombal, ministre de S. M. le Roi de Portugal (1759-1777), Journal publié par A. Carayon, in-8°, Paris, 1865. F. de Roquefeuil, Les Jésuites en Portugal, dans la Revue des Questions historiques, 1868, t. IV, p. 542-560. Cf. C. Sommervogel, bibliothèque de la Compagnie de Jésus, 1892, t. III, col. 330-331.
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Quelques amis, bienfaiteurs insignes de la Compagnie, m'ont exprimé le désir de connaître l'histoire des jésuites, retenus captifs en Portugal pendant un si grand nombre d'années. C'est pour me rendre à leurs voeux que j'entreprends ce récit. Si quelques digressions viennent de temps à autre interrompre le cours de la narration, le lecteur voudra bien me les pardonner; elles ont pour but d'éclairer plusieurs faits particuliers arrivés en Portugal ou d'en faire connaître d'autres relatifs à la Compagnie en général.
En cette année 1754, la mort de la princesse Marie-An ne, fille de l'empereur Léopold et femme de Jean V, roi de Portugal, fut le commencement de nos malheurs. Cette pieuse reine avait toujours été très favorable à la Compagnie qu'elle défendait, en toute circonstance, contre ses envieux. Les marques de cette bienveillance se retrouvaient partout. Elle terminait ainsi une lettre adressée au P. Aloïs Pelz, de la province de Germanie supérieure : « De votre Révérence et de la Compagnie tout entière, la très affectionnée souveraine. »
Des symptômes de l'orage qui allait fondre sur nous se laissaient apercevoir et la reine disait avec anxiété : « Mon fils elle parlait de Joseph Ier ne regarde plus la Compagnie d'un oeil favorable. » Cette pensée attrista ses derniers jours ; elle mourut le 14 août 1754. Avec elle disparaissait notre dernière défense.
A peine la reine fut-elle expirée que nos ennemis,
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remplis d'espérance, se mirent à l'oeuvre. Don Sebastião de Carvalho, plus connu sous le nom de Pombal, se distinguait entre eux tous par son habileté et par sa haine. Durant la vie de la reine, il avait dissimulé ses sentiments véritables et affecté la modération ; désormais il leva le masque et dévoila son dessein.
Les missionnaires de la province du Maragnon furent ses premières victimes. Par ses soins, un décret royal fut rédigé et envoyé à Para, chef-lieu de la Capitainerie de Para et Maragnon, dont
Le décret arriva en Amérique et fut publié en 1755. Il exilait le P. Théodore de Cruz, italien ; Antoine Joseph, portugais, et Roch Hundertpfund, allemand. Ces trois jésuites, enlevés aux missions d'Amérique, travaillaient avec une égale ardeur au milieu des sauvages. On les conduisit à bord d'un vaisseau qui, le 19 novembre de la même année, mouillait dans le port de Lisbonne. Cette ville était encore à demi ensevelie sous les ruines du tremblement de terre qui faillit la détruire tout entière en cette année 1755. Cette circonstance valut aux exilés un traitement moins rigoureux. On les mena, à travers des monceaux de décombres, à notre collège Saint-Antoine, à demi renversé, et on leur enjoignit de ne pas quitter la ville afin d'être en mesure de se rendre au premier appel de la cour ; mais cet appel ne vint pas. Le P. Hundertpfund, se voyant enlever toute espérance de revoir jamais ses missions d'Amérique, demanda au roi et obtint la permission de retourner dans sa patrie.
Peu de mois après le départ de ces trois missionnaires,
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une nouvelle lettre du roi, ou plutôt de Pombal, enleva à l'Amérique deux utiles ouvriers. A cette époque, j'écrivis au P. Malagrida , rentré en Portugal depuis quelques années, pour lui exposer le triste état de la mission du Trocano, dont j'étais chargé depuis l'exil du P. Antoine Joseph. Le P. Malagrida, cet infatigable missionnaire, surnommé le Xavier des Indes occidentales, avait quitté l'Amérique en 1753, appelé à Lisbonne par la reine mère, Marie-Anne, qui désirait l'avoir auprès d'elle à ses derniers moments. Mais le père ne borna pas son zèle à la cour ; il l'étendit à la ville entière, et le tremblement de terre du 1er novembre 1755 lui fournit l'occasion de redoubler d'ardeur.
Cet homme apostolique ignorait les timides ménagements de ceux qui, dans la crainte d'alarmer les esprits, s'ingénient à les rassurer, à les entretenir dans une sécurité trompeuse, en leur persuadant que les plus grands désastres ne viennent nullement de la colère d'un Dieu outragé, mais qu'ils sont le résultat des causes naturelles. Il déclara donc très haut que l'épouvantable catastrophe était un châtiment de Dieu et il appela le peuple à la pénitence. Ses discours déplurent aux courtisans et surtout à Pombal. Le père reçut l'ordre de s'éloigner de la cour. Voici, au reste, la réponse qu'il fit à ma lettre : « Que vous êtes heureux, mon Rév. Père, d'avoir reçu d'en-haut les forces nécessaires pour résister à tant de tribulations ! J'ai parlé au roi du fâcheux état de vos missions ; il m'a promis qu'on ne les abandonnerait pas aux gens de guerre. Malheureusement Pombal, le frère de votre gouverneur, est ici le maître du royaume et du roi. C'est assez dire qu'il ne nous reste plus aucune espérance. N'en soyez pas surpris. Je viens moi-même d'être éloigné de la cour. En voici la raison : On répandait dans Lisbonne une multitude d'écrits attribuant le tremblement de terre dont nous
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venons d'être victimes, à des causes exclusivement naturelles. Une explication de cette nature, vous le comprenez sans peine, n'était propre qu'à détourner les fidèles de toute pensée de pénitence et à leur faire perdre les fruits du terrible avertissement que leur avait donné la Providence.
« Cependant, comme ces écrits venaient de haut, personne n'osait y contredire ouvertement. Alors, malgré mon indignité, je suis descendu dans l'arène et, fort du témoignage des saints pères, j'ai démontré que ce fléau devait être regardé comme un châtiment manifeste de Dieu, qui punissait nos crimes et nous invitait en même temps à revenir vers lui. La liberté de mon langage déplut au ministre et, dans son dépit, il m'ordonna de quitter la cour et même Lisbonne ; je suis relégué à notre collège de Sétubal, dans l'Estramadure. »
Quand cette lettre me parvint en Amérique, elle trouva nos missions détruites ou dispersées. Nous ne pouvions lutter plus longtemps contre les tracasseries et les violences de notre gouverneur ; partout la ruine et la désolation, les missionnaires en exil, les sauvages retournant en masse dans les forêts. Cependant
Tandis qu'il pourchassait furieusement les membres
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de la Compagnie en Amérique, son frère ne demeurait pas oisif à Lisbonne. Un de ses premiers soins fut d'écarter les jésuites de la cour, afin de s'emparer de l'esprit si faible du roi. Déjà, sous son prédécesseur, Pierre de Motta, les pères n'avaient pas manqué d'ennemis réclamant leur éloignement, mais le ministre avait découragé les solliciteurs : « Plût au ciel, avait-il dit, qu'on trouvât un jésuite dans chaque angle des murs, eux seuls disent la vérité. » Pombal ne se souciait pas de pareils conseillers. Il revenait sans cesse à la charge et ne se donna pas de repos qu'il n'eût gain de cause. Tous les jours, il circonvenait le roi de ses plaintes, de ses accusations . Enfin il l'emporta et les jésuites furent sacrifiés. Au mois de septembre 1757, trois jésuites s'éloignèrent de la cour, sous prétexte que leurs services n'y étaient plus nécessaires. C'étaient les PP. Joseph Moreira, confesseur du roi et de la reine, Timothée de Oliveira, confesseur de Marie, princesse du Brésil et duchesse de Bragance, Hyacinthe de Costa, confesseur du prince Don Pedro. Ce renvoi fut reçu à la cour avec des regrets et des larmes. Pombal seul était joyeux. « Cette mesure affligera grandement Marie », dit la reine au roi Joseph. « Oui, dit-il, mais c'est sans remède. » Cependant la princesse Marie, plus tard reine de Portugal, remplie de respect et d'affection pour le P. Timothée de Oliveira, son confesseur et son précepteur, refusa le nouveau maître de latin qu'on lui proposa : « Non, dit-elle brusquement, j'en sais assez. »
Peu après, on célébrait une fête solennelle dans toutes nos maisons de Lisbonne. Il est d'usage en pareille circonstance, pour tous les religieux de la ville, d'envoyer au roi, à la reine, aux princes et aux personnes les plus qualifiées de la cour, un plat de riz apprêté d'une façon particulière : en Portugal, point de grand repas sans le plat de riz. Les jésuites se conformèrent à l'usage et
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Pombal, en qualité de ministre, reçut son plat de riz. Les sentiments qu'il portait aux pères étaient de nature à lui faire soupçonner de leur part quelque perfidie. Il dit donc en montrant le plat : « Voici du poison. » Le croyait-il? J'ai peine à le penser ; il ajouta un instant après : « Mangeons-en », et, dans le fait, il ne fut pas incommodé.
Trois pères éloignés de la cour, plusieurs autres chassés d'Amériqne, n'étaient que le prélude des violences. Sur son ordre, cinq nouveaux missionnaires furent retirés du Maragnon et emmenés du Portugal. C'étaient les PP.
Disons quelques mots du P. Fay et des motifs de son exil. Ses travaux étaient dignes d'un autre salaire. On l'avait vu, emporté par son ardeur, courir à la recherche des sauvages, les grouper et fonder, sur les bords du fleuve Pinoré, non loin de Carora, la plus belle mission sans contredit de toute la province de Maragnon. Bientôt le P. Fay entreprit d'autres conquêtes. La tribu des Amanajoz errait dans le voisinage. C'était un peuple de moeurs simples et dont la douceur contrastait singulièrement avec la férocité des autres sauvages. Il résolut de profiter de ces bonnes dispositions et de les amener à la foi. Dans ce dessein, il entre en négociations avec eux ; les Amanajoz l'écoutent volontiers et s'engagent à reconnaître l'autorité du roi, à la seule condition de participer aux privilèges des Indiens Guajajaras et d'être exempts du service que les néophytes des autres missions doivent aux Portugais, de l'âge de quinze ans à celui de cinquante. A ce prix, ils s'engagent à quitter leurs forêts et à se réunir en bourgades. Le père accepta leurs propositions, mais sans rien conclure définitivement, contrairement à ce que les malveillants racontèrent dans la suite.
Il travaillait sans compter à l'établissement de la mission. Déjà, il avait fait choix d'un emplacement propre à bâtir une bourgade, fait défricher une vaste étendue de terrain, fait planter une grande quantité de manioc destiné aux sauvages, fait construire de nouvelles demeures, quand l'ordre d'exil vint réduire à néant ces beaux commencements.
On connaissait la main qui portait ce coup. Je me souviens avoir lu ceci dans un des écrits du gouverneur de Para : « En vertu de quelle autorité le P. David Fay a-t-il traité avec les Amanajoz, à des conditions si iniques et si préjudiciables à la couronne de Portugal ? » Le lecteur voit la gratuité de l'accusation ; le P. Fay n'avait rien conclu avec les sauvages ; de plus, après s'être abouché avec eux et avoir entendu leurs conditions, il avait écrit au P. Benoît de Fonseca, procureur général de la province du Maragnon, à Lisbonne, pour l'informer exactement de sa conduite et le prier de soumettre au roi les conditions proposées par les Amanajoz. Malheureusement, une copie de sa lettre vint entre les mains de Pombal, qui interceptait toute la correspondance du P. de Fonseca ; Pombal manda toutes choses à son frère, qui interpréta les intentions du missionnaire comme nous venons de le voir.
Il est bon de rappeler, à la décharge du P. Fay, que parmi les ordonnances royales de Pierre II contenues dans le livre intitulé : Règlement des missions (Regimento das missões), il en est une qui légitimait la conduite du missionnaire et ruinait l'accusation du gouverneur. La voici : « Les missionnaires pourront
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recevoir les Indiens à quelque condition que ce soit, pourvu qu'ils veuillent quitter leurs forêts et embrasser la foi chrétienne. » Mais on sait que la jalousie et la haine n'ont pas coutume de s'appuyer sur de bonnes raisons : un prétexte plus ou moins spécieux leur suffit le plus souvent, parfois même elles ne s'embarrassent même pas de cette précaution. Nous en fîmes l'expérience au mois de novembre 1757. Une ordonnance royale chassa de l'Amérique dix jésuites de Para, sans qu'aucun d'eux pût même soupçonner la cause d'une telle mesure. C'étaient le père recteur du collège et neuf missionnaires dont six portugais et trois allemands. Voici leurs noms : le P. Laurent Keulen, de Cologne; le P. Antoine Meisterburg, de Berncastell, tous deux de la province du Bas-Rhin, et moi, Anselme Eckart, de Mayence, de la province du Haut-Rhin.
Les prisonniers furent amenés à bord d'un vaisseau de guerre et logés dans la grande cabine du navire avec dix pères de l'ordre de Saint-
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assez pour reconnaître sur le bord opposé cinq de nos pères, chassés de Maragnon en même temps que nous l'étions de Para. Le juge de Maragnon, appelé Ouvidor par les Portugais, était exilé avec eux. Cet homme aimait les jésuites et leur avait donné gain de cause dans un procès.
A partir des îles Açores, nous fîmes route de conserve avec les deux navires de la Compagnie Para et Maragnon, et après deux mois et demi de traversée, nous arrivâmes ensemble à l'embouchure du Tage, le 12 février 1758. Mais nous faillîmes faire naufrage en entrant dans le port. Deux écueils rapprochés rendent fort difficile et fort dangereuse l'entrée du fleuve, et jamais un navire ne se hasarde dans les passes sans mettre au gouvernail un pilote du pays. Cette précaution fut prise, le pilote était au poste, quand tout à coup, vers huit heures du matin, le vent se lève avec violence et nous emporte sans donner le temps de carguer les voiles vers les rochers sur lesquels on voyait encore les débris d'un navire dernièrement échoué. On se figure le tumulte, les cris de terreur de l'équipage. On jette l'ancre, elle se brise ; on en jette une autre, elle se brise aussi. Quelques instants de plus, et nous étions perdus. Restait l'ancre de salut ; on la jette et, par bonheur, elle résiste au courant, nous voilà arrêtés. Nous n'étions pas pour cela hors de danger ; nos matelots eurent à lutter jusqu'à onze heures du soir. A ce moment une légère brise se leva en sens contraire qui nous permit de prendre le large et de nous mettre en sûreté. Le lendemain nous traversâmes les passes sans encombre et nous entrâmes dans le port. Mais notre débarquement fut retardé de trois jours. Dans l'intervalle, nous vîmes de notre vaisseau le roi, la reine, le prince Pedro, frère du roi, les infantes et toute la cour, à leur retour de la grande chasse qui se fait tous les ans au mois de janvier dans les forêts de Salvaterra.
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Le 15 février, dans l'après-midi, notre navire approcha du quai et nous débarquâmes. Une foule considérable nous attendait. Je reconnus dans cette foule un de nos amis les plus affectionnés, le comte de Paradis, ancien général autrichien, qui, en 1753, avait reçu à sa table tous les jésuites allemands, à leur départ pour le Maragnon. J'eus à peine le temps de lui adresser quelques mots. Par les ordres de Pombal, huit voitures attendaient sur le quai les quinze jésuites exilés. Nous y montâmes aussitôt, sans pouvoir aller saluer nos pères de Lisbonne, et dès le soir même, nous fûmes conduits à deux lieues de là, dans la petite ville de Sacavem, où nous couchâmes.
Le lendemain, nous nous remîmes en route. Où allions-nous ? Que ferait-on de nous ? Nous l'ignorions absolument. Deux hommes à cheval et bien armés nous servaient d'escorte. Le temps était mauvais, le froid assez piquant et les routes presque impraticables. Nous étions deux dans chaque voiture ; j'avais pour compagnon le P. David Fay, le missionnaire des Amanajoz. Grâce à l'adresse de notre cocher, nous versâmes deux ou trois fois. Malgré ces petits contretemps, nous ne laissions pas de nous égayer quelquefois ensemble et de suivre autant que possible les événements qui intéressaient la Compagnie.
Dès les premiers jours du voyage, nous eûmes entre les mains le libelle intitulé : Relation abrégée de la République des Jésuites au Paraguay et publié à Lisbonne en 1757. C'est un mélange confus de toutes sortes de faits où l'erreur et la vérité se mêlent à chaque page. Bien que le titre ne fasse mention que des jésuites du Paraguay, ceux du Brésil n'y sont pas épargnés. Ainsi, mon compagnon, par exemple, le P. David Fay, n'y est accusé de rien moins que du crime de lèse-majesté. On se souvient de la lettre écrite par ce missionnaire au
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P. de Fonseca au sujet de la peuplade des Amanajoz, et de l'exemplaire de cette lettre qui avait été envoyé par Pombal à son frère le gouverneur. Or, celui-ci ne trouva rien de mieux que d'en publier certains extraits à sa convenance, et de cette manière, put honnêtement accuser d'abord et puis condamner le P. Fay comme traître au roi et à la patrie.
Deux autres pères se trouvent également incriminés dans ce libelle : on me pardonnera de dire quelques mots pour leur justification. Ce sont les PP. Antoine Meisterburg et moi, Anselme Eckart. « Jésuites, dit le livre, qui connaissent les voies et les détours, et ont uni à la violence des armes la ruse, les menées ouvertes et les tromperies. » Je ne m'arrêterai pas à réfuter longuement de telles rêveries. Le grief dont on chargeait ces pères était grave sans doute, et bien digne, s'il eût été fondé, d'autoriser contre eux les plus rigoureuses mesures. Malheureusement il y manquait la vérité. On accusait donc les jésuites en général d'avoir bâti au Brésil la ville de Borba a Nova, sur l'emplacement même du village de Trocano ; et les PP. Meisterburg et Eckart en particulier de s'être fixés dans cette ville avec le dessein manifeste d'établir ainsi plus facilement l'autorité de la Compagnie sur tout le pays environnant. Je ne ferai pas remarquer qu'à l'époque dont parle le libelle, le P. Meisterburg était à deux journées de marche de Trocaro, dans la mission des Abacaxis, sur les bords du fleuve Madirra, et que le P. Eckart se trouvait seul dans le village pour y fonder la ville de Borba a Nova. Je me contente de raconter la chose comme elle s'est passée sous mes yeux.
Le venais de Le 20 décembre 1755, j'étais à Trocano ; de faire le catéchisme aux enfants et je leur disais la messe quand arriva le gouverneur de Para en personne,
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La messe dite, il fait annoncer de toutes parts qu'un nouvel ordre de choses va commencer et que la bourgade de Trocano est élevée au rang de ville. Puis, se tournant vers moi : «Aujourd'hui, dit-il, nous allons faire la guerre à cette forêt. » On convoque les Indiens au son du tambour ; ils arrivent armés de haches et mêlés à la troupe du gouverneur, s'avancent en bel ordre et pleins d'ardeur vers la forêt. Les arbres tombent en grand nombre et la forêt recule de plus en plus. Après huit jours, on est maître d'un terrain assez considérable pour y asseoir les fondements de la ville nouvelle. Carvalho ordonne de s'arrêter. Il s'agissait de tracer des rues, d'élever des maisons, des édifices publics. D'autres, peut-être, y pourvoiront un jour ; le gouverneur n'a pas le temps alors de penser à ces détails. Il se contente de faire dresser au milieu de la future ville un arbre gigantesque, taillé en forme de pyramide. On crie : « Vive le roi », on fait trois décharges, et Trocano change son modeste nom contre la splendide dénomination de Borba a Nova. C'était le 1er janvier 1756. Telle est la ville que le P. Anselme Eckart a bâtie, conquise et dont il a voulu faire la capitale d'un puissant empire.
Si l'auteur de la Relation abrégée nous a prêté ce desseins ambitieux, c'est peut-être à cause que nous Possédions à Trocano deux petites pièces de campagne ; or, des canons servent d'ordinaire à faire la guerre. Pour faire connaître la vérité et empêcher le lecteur de nous juger aussi défavorablement que l'auteur du libelle, je vais m'expliquer au sujet de ces deux canons.
En 1725, le P. Jean de Sampayo, missionnaires chez les Abacaxis, avait fondé un village sur les bords de la rivière Jamary ou Cayenne. Mais ses chrétiens étaient sans cesse inquiétés par les Muros, tribu sauvage et barbare qui massacrait sans merci Européens et indigènes. Le P. de Sampayo, pour abriter ses néophytes, songea à
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transférer ailleurs le village. Auparavant il s'en ouvrit au gouverneur de la province, qui était alors Jean de Gama. Celui-ci n'approuva pas ce dessein, mais conseilla l'achat de deux petits canons dont l'explosion seule mettrait les Muros en fuite. L'avis fut agréé, les canons achetés, et les barbares, terrifiés par les deux premières détonations, s'y accoutumèrent et reprirent leurs déprédations Le P. de Sampayo quitta alors son village et le transporta à Trocano, traînant ses deux canons avec lui. Ils y étaient demeurés depuis lors, et c'est ainsi que nous les possédions. Durant plus de vingt années, nul gouverneur de Para depuis Jean de Gama n'en avait conçu d'alarmes jusqu'au jour où le regard pénétrant du frère de Pombal découvrit des vues ambitieuses dans la présence de ces armes et même des ingénieurs militaires déguisés, sous la robe des jésuites Meisterburg et Eckart.
C'est en faisant ces intéressantes découvertes que les quinze jésuites suivaient la route de leur exil. Ils eussent souhaité connaître l'homme qui leur imputait de si méchantes intentions ; mais celui-ci avait eu la précaution de ne pas signer son livre, sans doute par un effet de sa modestie. Nous eûmes cependant la tentation d'appliquer l'axiome : Is fecit cui prodest. Et ce n'eût pas été, croyons-nous, un jugement téméraire. En effet, ce qui est certain, c'est que le livre a été imprimé par les soins de Pombal ; c'est lui qui l'a fait mettre en vente à Lisbonne, qui l'a répandu dans les quatre parties du monde, et qui n'a pas craint d'en envoyer des exemplaires à Para même, où il n'a fait que soulever l'indignation de toutes les âmes honnêtes. Ce n'est pas tout : pour en mieux, assurer le succès, il a fait enjoindre au provincial des jésuites en Portugal de défendre à tous ses inférieurs d'en entreprendre la réfutation, ajoutant que violer cet ordre serait offenser la personne même du roi et s'exposer au plus sévère châtiment.
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Le P. de Fonseca méprisa l'ordre et la menace ; il travailla courageusement à venger l'honneur de la Compagnie. Bientôt il donna au public une apologie établie sur les monuments authentiques. Le P. Fay l'a traduite du portugais en latin.
Mais il est temps de reprendre le récit de notre voyage.
Nous avions quitté Lisbonne depuis trois jours ; pendant la route nous fûmes entièrement isolés, car Pombal nous avait interdit l'entrée des villes, dans la crainte de quelque mouvement populaire en notre faveur. Le danger devenant sans doute moins grand à mesure que nous nous éloignions de la capitale, nos conducteurs, espagnols pour la plupart, nous firent entrer à Leixia, le 19 février, second dimanche de Carême. Notre arrivée ne laissa pas cependant de causer une certaine émotion parmi le peuple, et l'évêque lui-même, ne sachant à quelle cause attribuer la présence d'un si grand nombre de prêtres, nous fit demander qui nous étions et où nous allions. Nous eussions été fort en peine de répondre à la deuxième question. Force fut à l'évêque de se contenter de la simple déclaration de notre état et de notre position. Il nous laissa entrer dans la ville et y passer la journée du dimanche; puis nous nous remîmes en route. Les chemins étaient affreux. Arrivés à une lieue environ de notre petite résidence de Canal, nos conducteurs, désespérant de pouvoir aller plus loin et craignant de rester embourbés dans ces routes défoncées par l'hiver et par la pluie, nous invitèrent à descendre de voiture et à faire à pied le faible trajet qui nous séparait de Canal. Il fallut bien accepter, mais ce fut au risque de nous étendre dix fois dans la boue. Enfin nous arrivâmes sans encombre, et trois jours passés au milieu de nos frères ne contribuèrent pas peu à nous réconforter. Puis il fallut se quitter et remonter en voiture. Cependant les sympathies de la
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population nous accompagnaient partout et nous consolaient un peu des injustices de la cour. A Monte Môr Velho, patrie de saint Jean de Dieu, nous nous étions retirés à l'hôpital pour y passer la nuit, lorsque plusieurs personnes, instruites de notre arrivée, vinrent en grande hâte nous chercher, nous obligèrent à ne point accepter d'autre logis que le leur. Les religieux de la ville ne montrèrent pas moins d'empressement et d'affabilité ; je fus reçu avec deux autres pères par les carmes, qui nous entourèrent de toutes sortes de prévenances.
Nos voitures nous quittèrent à Monte Môr Velho et furent remplacées par des litières suspendues entre deux mulets et pouvant recevoir deux personnes assises en face l'une de l'autre. En cet équipage nous gagnâmes Porto, grande ville encore émue des événements tragiques qui venaient de s'y passer. Dix-huit têtes fixées à des pieux faisaient connaître l'implacable vengeance de Pombal. Une sédition avait éclaté dans la ville à propos de la Compagnie générale des vins, fondée par lui. Le peuple s'était révolté aux cris de : « Vive le roi ! A bas la Compagnie ! » A cette nouvelle, Pombal, outré de colère, avait envoyé des troupes et trois vaisseaux de guerre. Une enquête avait recherché les auteurs de la sédition ; ils avaient disparu, m'a raconté un soldat français, témoin oculaire de tous ces événements, et Pombal ne frappa que des innocents. Le juge qui avait eu la criminelle faiblesse de se prêter aux volontés du ministre reçut plus tard la juste récompense de son lâche dévouement. Pombal, indisposé contre lui pour je ne sais quel motif, l'envoya en Amérique avec ordre d'y faire choix d'un lieu propre à la détention de quelque grand personnage. Le juge s'acquitta avec zèle de sa commission ; quand il eut trouvé une retraite bien dure et bien profonde, il y fut incarcéré par ordre du ministre.
Nous nous hâtâmes de quitter Porto ; le terme de notre
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voyage n'était pas éloigné. Déjà plusieurs de nos compagnons s'étaient séparés de nous ; ils avaient été placés dans différentes maisons de la Compagnie, sous la surveillance des supérieurs ; un semblable sort m'était réservé. En approchant de Braga, nous fûmes accueillis avec la plus grande charité dans les deux fermes de Ferreiros et de Monteriol, qui appartenaient alors à notre collège de Braga. Nous touchions aux frontières du Portugal ; cependant, avant de toucher notre destination, il nous restait un long chemin à parcourir. On nous avait assigné comme lieu de détention, au P. David Fay et à moi, notre résidence de Saint-Félix, vulgairement Saint-Fins. C'est là que nous arrivâmes le 8 mars, après trois semaines de voyage depuis notre départ de Lisbonne.
La maison de San Fins est une ancienne abbaye de bénédictins et compte plus de mille ans d'existence. Elle a été donnée au collège de Coïmbre il y a deux siècles environ. Depuis, elle a été plus d'une fois honorée par la présence des plus saints personnages de notre Compagnie ; elle a abrité le P. Simon Rodriguez, l'un des premiers compagnons de saint Ignace, le vénérable P. Ignace d'Azevedo et saint
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franciscain, pour lui donner le moyen de s'unir à la princesse Marie, l'héritière de la couronne ; on parlait également du duc de Cumberland qui avait, lui aussi, prétendu à la main de la princesse ; enfin, on ajoutait que les jésuites avaient provoqué la sédition de Porto.
Quant aux pères d'Amérique, ils furent accusés d'avoir fomenté parmi les indigènes des idées de liberté et d'indépendance. Cette accusation ne pouvait nous surprendre et, je l'avoue, nous pouvions l'accepter, du moins en partie. Il est vrai, ils ont pris hautement la défense des sauvages devant l'Espagne et le Portugal ; ils se sont opposés au trafic inhumain qu'on en fait par cupidité, et ont proclamé sans crainte les droits de ces hommes rachetés aussi bien que les Européens parle sang de Jésus-Christ. Un jour même, le P. Antoine Vieira, le restaurateur des missions du Maragnon, parla avec tant de force, qu'il faillit soulever contre lui toute la ville de Para et fut mis en prison. Il y serait mort de faim sans la charité d'une pauvre femme qui l'y nourrit. Si c'est un tel crime qui nous vaut l'exil, nous n'en rougissons pas.
Ces accusations annonçaient, de la part de Pombal, de nouvelles rigueurs. Nos prévisions se réalisèrent bientôt.
Dès l'année 1756, le roi Joseph Ier, suivant les impulsions de son ministre, avait fait les plus vives instances auprès du pape Benoît XIV. pour obtenir la suppression de la Compagnie de Jésus dans toute l'étendue de ses États, sous le prétexte ordinaire que les jésuites n'observaient plus les règles de leur institut et s'immisçaient dans les affaires séculières. Le pape avait résisté, mais Joseph Ier ou plutôt son ministre tint bon, renouvela sa demande, et, refusé, demanda encore ;jusqu'à ce que le pape, importuné, obsédé par tant de prières et de récriminations et abusé par de faux rapports, eut nommé un visiteur extraordinaire, chargé d'examiner la conduite de tous les jésuites sujets portugais.
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Le bref que Benoît XIV fit rédiger en cette circonstance porte le nom de bref de réforme ; il fut adressé au cardinal Saldanha, plus tard archevêque de Lisbonne et nommé par le pape visiteur de la Compagnie de Jésus. Dans ce bref, il est fait mention du pamphlet dont j'ai parlé et qui a pour titre : Relation abrégée de la République des Jésuites au Paraguay... A Rome, en effet, ce livre était entre les mains de tout le monde ; les grands, les ambassadeurs, les cardinaux, le lisaient ; et même un exemplaire, soigneusement relié, s'était glissé jusque dans la chambre du pape.
Pombal laissa venir le bref, qui lui parut trop modéré : il le corrigea, en sorte qu'il y mit que le visiteur avait le pouvoir non seulement de réformer la Compagnie, mais même de la détruire s'il y trouvait du relâchement. Cette addition faite, il publia le bref et le répandit partout.
Benoît XIV ne survécut pas longtemps à l'expédition du bref ; il mourut le 3 mai 1758 ; mais, avant de mourir, il voulut donner à la Compagnie une dernière marque d'affection : il fit donc publier le bref qui constatait l'héroïcité des vertus du vénérable P.
Les négociations de Pombal auprès du Saint-Siège pour en obtenir le bref de réforme avaient été conduites avec le plus grand secret. Le général de la Compagnie lui-même, le P. Ricci, n'en savait rien. Le bref était déjà expédié quand il eut la première connaissance des faits. Son étonnement fut extrême et redoubla encore en apprenant que le visiteur était choisi en dehors de la Compagnie. En effet, les amis de Pombal s'étaient hâtés de faire élire le cardinal Saldanha, tout dévoué au roi et au ministre, sachant bien que le général des jésuites
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n'aurait jamais agréé un semblable choix, à moins d'un ordre exprès du pape.
Blessé dans ses droits et dans l'honneur de son ordre, le P. Ricci s'employa sur-le-champ, et après quelques jours de travail, il présenta à Clément XIII, successeur de Benoît XIV, une requête dans laquelle il exposait les inconvénients résultant d'une visite faite contre les règles de l'institut par un étranger.
Clément XIII accueillit avec bonté les réclamations du père général et bientôt prit en main la cause de la Compagnie.
En effet, la requête du P. Ricci fit bientôt éclater les plus violentes récriminations. Il parut, entre autres, un pamphlet sous forme de lettre à un ami dans lequel l'auteur, caché sous le voile de l'anonyme, renouvelait toutes les calomnies que, depuis deux siècles, avaient inventées et répétées les ennemis de la Compagnie. Le ton exacerbé du pamphlet témoignait de l'impression produite par la protestation du P. Ricci chez les adversaires. Dans ce livre, les convenances sont méconnues, l'auteur ne respecte rien, ni les individus ni la Compagnie, et le père général lui-même est indignement maltraité et traîné dans la boue. Même nos saints et nos pères les plus célèbres par leurs vertus sont flétris et suspectés d'hypocrisie. A en croire l'auteur, il faut distinguer soigneusement entre les saints de la Compagnie et les saints dans la Compagnie : les premiers sont en petit nombre, les autres pullulent parce que tous les jésuites veulent paraître saints et être tenus pour tels.
Vers le même temps parut un autre écrit avec ce titre : Réponse faite par le sacré collège des Cardinaux à la requête présentée à Sa Sainteté, par le Général de la Compagnie de Jésus, le 31 juillet 1758. Un semblable titre surprit tout le monde et éveilla les soupçons. Il semblait peu vraisemblable que les cardinaux, dont la
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plupart étaient pleins d'estime et d'affection pour la Compagnie, eussent changé tout à coup de sentiment pour passer dans le camp des adversaires. Clément XIII ordonna une enquête et il acquit la certitude que le Sacré Collège était étranger à ce libelle. Il s'en prit à l'imprimeur Pagliarini et le fit mettre en prison (1). L'ambassadeur de Portugal montra qu'il n'ignorait pas absolument la source d'où sortait ce pamphlet. Il remua ciel et terre pour obtenir la grâce de Pagliarini, offrit des sommes véritablement royales ; mais le pape fut inexorable.
Pombal ne se relâchait pas d'agir et espérait beaucoup de la mission de Saldanha. En attendant, il voulut faire servir à ses desseins le patriarche de Lisbonne, don Emmanuel d'Atalaga. Le 6 juin 1758, jour anniversaire de la naissance du roi, il se rendit en cérémonie au palais archiépiscopal, et après mille protestations de respect et de dévouement il sollicita du patriarche une audience particulière. L'entrevue dura plusieurs heures. Pombal voulait faire enlever aux jésuites le pouvoir de prêcher et de confesser dans toute l'étendue du patriarcat. Il mit en avant bien des raisons ; les intérêts du roi, de l'État, de l'Église, il n'oublia rien en loyal sujet et fervent catholique. Don Emmanuel résista longtemps ; enfin le ministre l'emporta, et le lendemain la défense obtenue était affichée à la porte de toutes les églises des jésuites.
1. Ce coquin dirigeait l'imprimerie clandestine installée à l'ambassade de Portugal. On séchait les feuilles sorties de la presse sur une sorte de belvédère où elles furent aperçues des religieuses du monastère de Saint-Laurent. Celles-ci en causèrent tant et tant que l'affaire s'ébruita et le gouverneur de Rome fit saisir Pagliarini. Celui-ci fit des aveux et fut envoyé aux galères. Il en sortit peu de temps après, se réfugia à Naples et y reçut de Pombal des lettres de noblesse avec le brevet de secrétaire de légation, une pension annuelle de 1.200 écus et un don de 6.000 écus. Réhabilité par Clément XIV, Pagliarini devint directeur de l'imprimerie royale à Lisbonne et chevalier de l'Eperon d'Or.
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Le P. Malagrida éleva la voix. Il se trouvait au collège de Sétuval quand la nouvelle y parvint, le 13 juin : on célébrait ce jour-là même la fête de saint Antoine de Padoue, patron de Lisbonne et de tout le diocèse. Une assistance considérable était venue pour se confesser et communier ; il fallut renvoyer tout le monde malgré les prières et les larmes. Le P. Malagrida, pénétré de douleur, écrivit au P. de Camera, à Lisbonne, le priant, le conjurant d'aller trouver le patriarche, son parent, afin de l'amener, par tous les moyens possibles, à rétracter un édit si funeste au bien des âmes. Le P. de Camera s'exécuta sur-le-champ, mais il était trop tard, il trouva le cardinal agonisant et hors d'état de revenir sur sa décision.
Deux évêques imitèrent le patriarche, les évêques de Miranda et de Leiria. Le premier d'entre eux, appartenant à la famille de Miranda et à l'ordre des frères prêcheurs, commence ainsi son interdit : « Et comme nul n'ignore et que c'est un fait surabondamment démontré que les jésuites ont causé les plus grands maux à l'Eglise dans les quatre parties du monde, etc. » Il est inutile de poursuivre. Je ne parle pas de la formule d'interdit de l'évêque de Leiria, de l'ordre des chanoines réguliers de Saint-Augustin, aujourd'hui archevêque d'Evora. Ce n'est pas que ma mémoire ne me fournisse plusieurs détails, mais je préfère les passer sous silence. Je re-marque seulement que le style du prélat n'était pas vraisemblablement d'une correction et d'une harmonie parfaites ; car un auteur, jurisconsulte et historien distingué, voulut bien prendre la peine de le lui corriger et il le fit avec un soin plus que malicieux.
Je reviens au cardinal Saldanha et au bref de réforme.
La mort du patriarche Emmanuel d'Atalaja, loin d'arrêter les espérances de Pombal, leur imprima un nouvel
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essor. En effet, le visiteur de la Compagnie,
Saldanha n'était probablement pas le principal auteur de ce pamphlet. Son style et les mensonges impudents dont il fourmille font assez connaître une autre main plus longuement exercée.
Le P. Antoine Moreira, mon compagnon de captivité à Saint-Félix, et jadis témoin oculaire de ce prétendu négoce en Amérique, en fit une réfutation énergique qui fut remise plus tard au pape Clément XIII.
Le P. Malagrida parla, lui aussi, et avec une liberté que rien ne pouvait effrayer ni enchaîner, il prit la
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défense de ses frères d'Amérique. Il écrivit une longue lettre dans laquelle il déplorait le malheur de ces ouvriers de Notre-Seigneur, en butte à toutes les calomnies, obligés d'abandonner leurs missions, non parce qu'ils n'ont plus le courage de supporter les fatigues de l'apostolat, mais parce que la cour les rappelle ; qu'ils sont arrachés du milieu des sauvages par les gouverneurs royaux, proscrits au nom du roi, notés publiquement d'infamie, désignés partout comme des séducteurs, des traîtres, des ennemis du roi et de la patrie. Il n'accusa pas de ces excès le roi Joseph Ier, fils de Jean V et de Marie-Anne d'Autriche, ces deux princes si dévoués à la religion et à la Compagnie, c'est à son ministre, Pombal, qu'il rapporte tant d'iniquités.
Peu de jours après la publication du décret relatif au prétendu commerce des jésuites, le cardinal Saldanha manifesta son intention d'entreprendre sans plus de retard la réforme de la Compagnie. On pressentait bien comment il s'y prendrait, et non seulement la Compagnie, mais les évêques eux-mêmes s'en inquiétaient. L'archevêque de Séville,le cardinal de Solis y Cordora,écrivit au cardinal pour lui recommander la modération et lui faire souvenir que sa mission l'engageait à protéger la Compagnie contre ses envieux et ses détracteurs ; il terminait en l'invitant à ne pas laisser publier la lettre circulaire qu'on lui attribuait, dans la crainte qu'elle ne fût une tache pour l'Eglise et le Saint-Siège.
Le cardinal Saldanha était trop avancé pour reculer : il commença sa visite. La manière dont elle se fit montre assez que la justice et le désintéressement n'inspiraient pas les mesures prises contre nous. Les procureurs des collèges et des missions furent mandés avec leurs livres de comptes, contenant les dépenses et recettes des trois dernières années. Mais on eut beau feuilleter et feuilleter encore, on n'y releva nulle trace des immenses trésors
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dont Pombal espérait s'emparer. La plupart des maisons étaient endettées, principalement depuis le tremblement de terre. Les collèges de Coïmbre et de Para, qui étaient les plus considérables, et comptaient le premier, deux cents, et le second, cent religieux, avaient même besoin des avances d'autres maisons moins importantes, pour satisfaire leurs créanciers. Cette première enquête fut malheureuse ; néanmoins le cardinal interdit au provincial de faire passer des religieux d'une maison dans une autre. Dans quel dessein ? Nous l'ignorons. D'après le bref de réforme, il pouvait visiter une fois chacune des maisons de la province ; mais il ne s'en mit point en peine. Il semble qu'il ne vit d'autre but à sa mission que la comparution des procureurs avec leurs livres de comptes ; cela fait, il ne s'inquiétait guère de savoir si la discipline religieuse était, ou non, observée. Nous disons plus loin l'usage que plusieurs évêques d'Amérique feront de ce bref. Il faut maintenant raconter d'autres événements.
Le 27 août 1758, la reine Marie, femme de l'empereur Ferdinand VI, fille du roi Jean V, et notre protectrice déclarée, mourut. Elle léguait en mourant 212.000 cruzades au P. Borrona, jésuite, pour être employées au bien des missions de la Chine et de l'Inde.
Le canon du fort voisin de Saint-Félix nous avertit de cette mort,et peu de jours après nous apprîmes que dans la nuit du 3 septembre 1758, le roi Joseph Ier, revenant de Belem à Lisbonne, avait failli être assassiné. Voici quelques détails à ce sujet, puisqu'on a trouvé moyen de mêler plusieurs pères à ce complot et qu'il devint le prétexte de l'entière destruction de la Compagnie en Portugal.
Les accusations tombèrent sur les personnages les plus qualifiés du royaume, le duc d'Aveiro, le marquis de Tavora et sa famille ; mais ils ne furent arrêtés que trois mois après l'attentat ; on les arrêta de nuit à Belem et on
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les incarcéra. Le roi, disait-on, avait été frappé au bras et sa blessure avait d'abord inspiré quelques inquiétudes, mais au mois de décembre elle était entièrement guérie. Des prières publiques furent demandées au clergé séculier et aux ordres religieux dans tout le royaume, en actions de grâces de cette guérison. Nous fûmes seuls exceptés. Pombal voulait ainsi confirmer certains soupçons qu'il commençait à répandre contre nous dans le public. Nous unîmes cependant nos prières à celles du pays, et dans toutes nos églises on chanta le Te Deum d'actions de grâces.
La vengeance de Pombal ne tarda pas. Dès ce même mois de décembre, il fit cerner par les troupes toutes nos maisons de Lisbonne. Elles étaient au nombre de sept : la maison professe de Saint-Roch, fondée sous le généralat de saint
Le 13 janvier eut lieu, sur la place publique de Lisbonne, l'exécution du duc d'Aveiro, du marquis de Tavora et de leurs prétendus complices. La veille, Pombal fit arrêter à Lisbonne dix de nos pères les plus recommandables à coup sûr par leur science, leur vertu et leur autorité. C'étaient : Jean Henriquez, provincial
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de la Compagnie en Portugal ; Gabriel Malagrida ; Joseph Moreira, confesseur du roi et de la reine ; Timothée de Oliveira, confesseur de Marie, princesse du Brésil et duchesse de Bragance ; Hyacinthe de Costa, confesseur du prince don Pedro ;
On le voit, les coups du ministre portaient haut ; il avait fait du chemin depuis le temps de l'éloignement des pères de la cour, en 1757. Il ne s'en tint pas là. Le nom de trois de ces pères fut adroitement inséré dans la sentence de mort prononcée contre le duc d'Aveiro et ses complices. C'étaient les PP. Malagrida, Jean Alexandre et Jean de Mattos. Voici leur crime.
La comtesse Eléonore de Tavora avait appliqué au père Malagrida le nom de saint. Quand il fut relégué à Sétuval, elle l'avait suivi avec son mari
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mélange de politique. Tout le monde savait au reste que le duc n'était pas en bons termes avec les jésuites ; mais Pombal, qui avait juré notre perte, ne se montrait pas difficile sur l'emploi des moyens. Dans la nuit du 15 au 16 février, toutes les maisons de la Compagnie en Portugal furent, à la même heure, cernées par la troupe, et les jésuites se réveillèrent prisonniers dans toute l'étendue du royaume. Ce fut le commencement de nos grandes misères. Des arrestations furent faites, des pères furent mis en prison ; à la même époque s'ouvrirent devant nous les terribles cachots de Saint-Julien. Les premières victimes en furent le supérieur de la maison Saint-
Bien qu'éloignés, nous ne fûmes pas oubliés. Les nouvelles rigueurs nous atteignirent à Saint-Félix, aux frontières du Portugal. Depuis quelques jours nous nous attendions à quelque chose d'extraordinaire. Le bruit s'était répandu qu'un officier, envoyé de Porto par le gouvernement, était arrivé à Caminha, petite ville située à trois quarts d'heure environ de notre résidence. Dans quel but ? Nul ne le savait. Dans la nuit du 15 au 16 février, le détachement se mit silencieusement en marche de notre côté, et par différents chemins, pour ne pas éveiller les soupçons ; arrivé à notre résidence, il la cerna de toutes parts. A l'aube, un officier frappa à la porte ; nous ouvrons, et à notre grande surprise un agent du roi entre, accompagné de plusieurs officiers. Eux-mêmes n'étaient pas sans crainte, car ils avaient ouï dire que dans cette maison se trouvait le fameux ingénieur du bourg de Trocano, en Amérique, le fondateur
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de la grande ville de Borba a Nova, et le possesseur de ces deux pièces de canon dont le lecteur n'a peut-être pas perdu le souvenir. Aussi, à chaque pas, s'imaginaient-ils heurter un piège ou faire éclater une mine.
Cependant avec une louable diligence parmi tant de sujets d'épouvante, ils fouillent partout, dans la pensée sans doute de mettre la main sur des armes cachées ; car on avait répandu le bruit que notre maison regorgeait de munitions de guerre. Après de longues recherches ils reconnurent qu'on les avait trompés ; alors seulement leurs alarmes s'apaisèrent. Ils se souvinrent en même temps que leur visite avait un autre objet non moins important ; avant de se retirer, ils invitèrent donc le supérieur à déposer entre leurs mains tout ce qu'il pouvait avoir d'argent ; ensuite, les biens de la maison furent confisqués.
Quelques jours se passèrent sans nouvel incident, quand le 28 février, jour des Cendres, l'agent du roi vient me trouver, m'entretient quelques instants et me dit en se retirant qu'il ne m'est plus permis de sortir, même de ma chambre. Là, commence une captivité. Un quart d'heure après j'entendais une sentinelle se promener devant ma porte. Comme j'habitais la bibliothèque, l'agent me chargea de dresser le catalogue de tous les livres qui s'y trouvaient, en indiquant le nom de leurs auteurs. Ces derniers s'élevaient au nombre d'environ cinq cents. Cet homme me visita plusieurs fois et me témoigna même une certaine bonté ; il me demanda une fois ce qui déplaisait tant au roi dans les jésuites étrangers.
Le 1er mars, arrivèrent sous escorte de la résidence voisine, dite de Joao de longos valles, six jésuites, quatre pères et deux frères. On m'adjoignit à eux avec quatre autres pères de la résidence de Saint-Félix, et, dès le lendemain, nous nous mîmes en route pour un nouvel exil.
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Afin d'ajouter à la solennité du départ, on avait convoqué les artilleurs d'un fort voisin. C'est au milieu de ces gens armés que s'avançaient mes dix compagnons montés sur des mulets. Pour moi, dont les intentions étaient sans doute suspectes, j'étais complètement séparé ; je suivais le dernier de tous, escorté de quatre cavaliers. Notre route était bordée de curieux, mais surtout de pauvres accoutumés à recevoir l'aumône à la porte de notre maison et qui témoignaient par des larmes leur douleur et leurs craintes pour l'avenir.
Au coucher du soleil, après cette première journée de voyage, nous arrivâmes au pont qui a donné son nom à la ville voisine, Ponte-de-Lima ; une grande multitude se pressait de chaque côté de la route et attendait notre arrivée. Quand nous fûmes auprès de l'hôtellerie où nous devions passer la nuit, la foule devint si compacte que, sans les cris des soldats et quelques bourrades distribuées à droite et à gauche, nous n'aurions pu mettre pied à terre. Ici encore, je fus séparé des autres, j'eus une chambre particulière, et je pris seul mon repas. Mes compagnons furent logés au grenier, sous le toit ; et dans la crainte sans doute qu'aucun de nous s'échappât pendant la nuit, deux soldats furent mis en faction.
Le lendemain, 3 mars, avant la fin du jour, nous étions donnés en spectacle à la grande ville de Braga ; sur notre passage on entendit plus d'une voix qui disait : « C'est l'image du Sauveur garrotté au milieu de ses bourreaux. » Arrivés au collège, nous y trouvâmes un assez grand nombre de jésuites, captifs comme nous. Pombal les avait tirés des résidences voisines et les avait fait venir entourés du même appareil militaire que nous-mêmes. Les soldats qui avaient escorté les pères du Viana montaient la garde autour des murailles du collège, leurs armes chargées, tout prêts à faire feu si les prisonniers semblaient vouloir s'évader.
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La foule des curieux était telle que je faillis être écrasé dans un corridor. Un sergent me conduisit à une petite chambre qui servait de pharmacie et me confia à la garde de deux canonniers. Il faut croire toutefois que je n'avais pas l'air trop féroce, car le magistrat de Porto qui se trouvait sur mon passage, avec la verge de justice à la main, dit au père recteur du collège en me voyant : « Je ne juge pas de l'intérieur, mais il me semble lire l'innocence de ce père sur son visage. »
Je restait huit jours dans ma pharmacie. Au bout de ce temps, je fus pris d'une indisposition qui me força à m'aliter. Mais voilà que vers huit heures du soir, trois officiers entrent tout à coup dans mon petit réduit et, sans égard à mon état de santé, me signifient brusquement l'ordre de déloger. L'injonction ne souffrait pas de réplique ; je me lève, et les suis à travers les corridors du collège jusqu'au bâtiment voisin où se faisaient les classes. On me confina dans la seconde classe de gram-maire ; un de mes compagnons du collège de Para, en Amérique, plus honoré que moi, fut enfermé dans la classe de littérature ; cependant l'émotion de ce bon père fut si forte qu'il se trouva mal et qu'on fut obligé d'appeler un médecin. Ce même jour, 12 mars, trois jésuites du collège du Porto furent mis en état d'arrestation ; parmi eux se trouvait le P.
Je devais rester, plus longtemps que je ne me l'étais d'abord imaginé, dans une classe de grammaire. Dès le lendemain de mon installation, les maçons pénètrent chez moi avec tous les instruments de leur métier, dressent un échafaud et murent les trois quarts de ma fenêtre.
Cependant on continuait à exiler les jésuites qui travaillaient encore en Amérique. Le 30 avril, un vaisseau
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amenait à Lisbonne dix pères chassés du Brésil, et ayant à leur tête le P. Jean Brener, de Cologne, de la province du Bas-Rhin.
Pombal était comblé des faveurs de la fortune. Il possédait la pleine confiance du roi et gouvernait en quelque manière le royaume. Une seule chose lui manquait encore. Il souffrait de ne pas porter quelque nom illustre, tel que duc, marquis ou même comte. Le roi y pourvut. Le 6 juin 1759, anniversaire de la naissance de Joseph Ier, Pombal reçut, outre trois bénéfices considérables, le titre de comte d'Oeyras, en récompense de ses éminents services. La faveur était au comble.
Vers ce même temps, le P. Joseph Moreira, jadis confesseur du roi et de la reine, fut attaqué d'une maladie mortelle. Il était détenu à Belem, dans la même prison où le duc d'Aveiro et les autres condamnés avaient été enfermés avant leur supplice. Au moment de recevoir le viatique, en présence de plusieurs seigneurs qui avaient accompagné le Saint-Sacrement, le moribond protesta devant Dieu et devant les hommes que ni lui ni aucun jésuite n'était coupable du crime dont on les accusait contre tout droit et toute justice.
C'est ici le lieu de rappeler que ce même P. Joseph de Moreira était le premier auteur de la fortune de Pombal. Il l'avait jadis présenté au roi et lui avait obtenu une situation à la cour. Sa récompense fut de mourir de misère, à 80 ans, dans un cachot. Le caractère de Pombal faisait prévoir ce dénouement. En apprenant les démarches faites en sa faveur par le P. Moreira, le gouverneur du Brésil avait dit : « Ce nouveau favori se tournera contre son bienfaiteur et le perdra. » Ou, comme dit le texte portugais : « Ce vilain lancera des ruades. »
Quelque affreuse que fût la mort en prison, elle paraissait, aux yeux de Pombal, trop douce pour les hommes
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accusés de conspiration contre leur patrie et leur souverain. Une mort violente lui semblait seule capable d'expier tant de crimes.
Il écrivit au pape pour réclamer une juridiction entière sur tout le clergé et les ordres religieux dans les causes criminelles, avec le pouvoir de juger, de condamner et de punir du dernier supplice tous ceux qui seraient convaincus du crime de lèse-majesté. Les intentions du ministre étaient transparentes. Pour donner plus d'autorité à sa requête, il invoquait l'exemple de deux papes qui avaient accordé un semblable pouvoir à deux ancêtres de Sa Majesté.
La cour de Rome répondit avec sa diplomatie coutumière, elle ne nia pas absolument le précédent invoqué, mais elle rappela les circonstances spéciales au milieu desquelles il avait eu lieu.
Ce n'était pas à des séculiers, mais à des juges ecclésiastiques que le pape avait délégué ces pouvoirs dont parlait le ministre ; et ces juges, mais seulement dans les cas extraordinaires, comme celui de rébellion ouverte ou d'attentat contre la personne royale, avaient le droit de s'adjoindre des juges ou assesseurs royaux, en gardant pour eux-mêmes la prééminence.
Une telle réponse devait déplaire à Pombal ; il n'en fut pas rebuté, écrivit lettre sur lettre, redoubla d'instances, passa même aux menaces. Dans son dépit, il reprochait à Clément XIII et à plusieurs cardinaux d'être les fauteurs et protecteurs des jésuites, convaincus, disait-il, de conspiration. Son ambassadeur à Rome, Almada, partageait ses passions. Un jour, il osa dire en présence des ambassadeurs étrangers : « Le pape, pour favoriser les jésuites, consent à faire la guerre à mon glorieux maître. » Enfin, une dernière lettre fut envoyée à Rome ; on y demandait que le cardinal Torrigiani, secrétaire du pane se déchargeât des affaires du
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Portugal sur le cardinal Cavalchini, homme d'une probité reconnue, disait la lettre, et que les Maximes d'Etat des jésuites n'ont pas encore corrompu. Les faits montrèrent dans la suite que le cardinal n'était pas indigne des éloges du ministre. En même temps, Almada eut ordre de demander au pape une audience secrète, dans le but de lui arracher l'autorisation de condamner à mort tous les jésuites convaincus du crime de lèse-majesté et d'enfermer dans une prison perpétuelle à Mazagan, dans le Maroc, ceux qui seraient trouvés moins coupables ; enfin, d'envoyer à Rome ceux qui n'étaient pas encore corrompus par les doctrines machiavéliques de la Compagnie. La requête d'Almada fut appuyée par les cardinaux Cavalchini et Corsini. L'audience papale se fit attendre plusieurs jours ; enfin, Almada fut invité à se présenter. Il arriva joyeux, mais sa satisfaction ne dura guère. En pénétrant dans l'antichambre, il aperçoit plusieurs cardinaux. parmi lesquels Razzonico, le neveu du pape, et le cardinal-secrétaire. Cavalchini et Corsini étaient absents. Almada, déçu, ne dit pas une parole quand il fut introduit devant le pape. Invité à exposer ce qu'il a à dire, il refuse : « Non, dit-il, j'avais de-mandé une audience secrète; en présence d'un si grand nombre de cardinaux, je n'ai rien à dire. » On ne le pressa pas et, sur un signe du pape, il fut reconduit avec les marques accoutumées de politesse et de bienveillance. Sur le point de quitter le palais, il dit au cardinal-secrétaire : « Il est clair que Sa Majesté Très-Fidèle ne peut rien obtenir de ce qu'elle demande à Sa Sainteté. »
Pendant ces négociations, voici ce qui se passait à Lisbonne. Une lettre écrite en espagnol par un homme de qualité nous l'apprend. Nous en copions des extraits : « Ce malheureux royaume, dit cette lettre, offre le plus triste et le plus lamentable spectacle. De
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toutes parts c'est le désordre, la confusion, la tyrannie ; l'histoire du passé ne présente point un pareil tableau. Les citoyens sont emprisonnés, mis à mort en public ou en secret, il n'est point d'homme qui ne dise s'il veut réfléchir : Dieu a abandonné ce royaume. Dans la lettre que j'ai adressée dernièrement à Votre Excellence, je lui faisais connaître qu'après avoir été opposés à la Compagnie de Jésus nous avions tous reconnu nos torts ; en effet, après les plus exactes recherches, nous n'avons rien trouvé dans les livres de comptes des jésuites qui ne nous édifiât et ne se rapportât à une sainte destination. J'eus cinquante-deux jours ce précieux trésor entre mes mains, avec beaucoup d'autres documents, qui sont tous autant de preuves de la persécution qu'on exerce contre ces religieux. On voit maintenant quelle digue cette sainte religion opposait à la dépravation, par sa prédication et ses écrits ; car au moment même où elle fut comme anéantie parmi nous, on vit le mal inonder le royaume. Il ne nous reste plus que les admirables exemples de la patience et de la résignation avec lesquelles ils s'offrent eux-mêmes à Dieu pour ce royaume et pour leurs ennemis. Leurs gardiens eux-mêmes sont touchés et se convertissent à la vue des douceurs célestes dont ils sont comblés. Que Votre Excellence n'attribue point à l'inconstance le changement qu'Elle remarquera dans ma manière de lui parler de la Compagnie de Jésus ; la justice et la conscience m'ont ouvert les yeux et m'ont fait reconnaître mon erreur. Un grand nombre de religieux appartenant à d'autres ordres ont été changés comme moi... Quelques-uns même ont osé proclamer du haut de la chaire que la Compagnie de Jésus offrait à Dieu autant de martyrs en ce royaume qu'elle y comptait de religieux. Dans le triste état de choses où nous sommes, la Compagnie de Jésus demeure seule parfaitement unie ; car les autres ordres sont divisés en
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partis. J'envoie ce petit aperçu à Votre Excellence, que Dieu garde pendant de longues années.
« Lisbonne, le... juillet 1759. »
Le pape fit cependant quelque droit aux demandes de la cour de Portugal. Il envoya à son nonce à Lisbonne, Acciajuolo, des lettres à l'adresse du roi, avec un bref dans lequel il permettait à ce prince de procéder contre les religieux accusés de régicide, sauf à respecter les sacrés canons et les immunités ecclésiastiques. Quand le nonce eut reçu le message, il demanda une audience ; mais le ministre ne se pressa point de répondre et, après trois jours de délai, il fit dire au nonce Acciajuolo que l'audience lui serait accordée, mais à la condition qu'il ouvrirait lui-même les dépêches du pape et connaîtrait la teneur même des lettres pontificales. Le nonce s'y refusa avec indignation. « C'est bien, dit alors Pombal, puisqu'il nous refuse notre demande, qu'il garde ses lettres, nous n'en avons pas besoin. » Ainsi furent mises à néant les intentions conciliantes du pape. Le cardinal Cavalchini fut la première cause de ce fait odieux ; il avait corrompu le courrier du pape, et pendant que celui-ci, sous prétexte de maladie, s'était arrêté en route, il en avait expédié un autre à Pombal pour l'informer du contenu du bref.
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Le 3 septembre 1759, anniversaire de l'attentat contre le roi, fut le jour choisi pour rédiger et signer l'arrêt de proscription contre tous les jésuites en Portugal. Voici le début de cette pièce : « Après que le roi Très-Fidèle a fait tout ce qui convient à un fils obéissant du Saint-Siège, etc... » Qu'a-t-il fait, grand Dieu ? Le pape envoie des lettres remplies des sentiments les plus affectueux pour le roi, on ne les ouvre pas ; il nomme des juges ecclésiastiques, on les récuse tous ; il évoque la cause à son tribunal et réclame des preuves, des
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témoignages, on répond que les unes sont incomplètes et les autres sous le secret d'État. Est-ce cela faire tout ce qui convient à un fils obéissant de l'Église ?
Continuons l'arrêt : « Il a plu à Sa Majesté Très-Fidèle, sur le conseil d'hommes probes et éclairés, pleins de zèle pour le salut du roi et le bien du royaume, de bannir les jésuites de toutes les contrées soumises à la couronne de Portugal. » Quels motifs ont pu engager ces hommes probes et éclairés à lancer contre nous un arrêt de proscription universelle ? En voici un que nous apprenons du décret royal lui-même : « Les jésuites du Brésil, y est-il dit, avaient déclaré la guerre au roi de Portugal. » L'accusation n'est pas nouvelle. « Cette guerre avait déjà poussé de profondes racines. Se fût-elle prolongée dix années encore, aucune puissance d'Europe n'eût été capable d'en arrêter les effets. »
Quelque indulgence vint néanmoins tempérer cette sévérité ; mais indulgence plus odieuse et plus redoutable que l'exil et la mort même. On accorda à tous les jésuites la permission de demeurer en Portugal, à la condition de quitter l'habit religieux. Ces offres s'adressaient particulièrement aux jeunes religieux, encore neufs, disait-on, dans les secrets de la Compagnie et moins coupables que les anciens. A ce prix, il était loisible à chacun de demeurer sujet de sa Majesté Très-Fidèle. Pombal ne pouvait mieux dévoiler ses véritables projets. Le crime de lèse-majesté n'était donc pas attaché à l'individu, mais à l'habit. Ce qu'il voulait, c'était beau coup plus la ruine de la Compagnie que la perte de ses membres. Mais, grâce à Dieu, sa voix trouva peu d'écho, et les jésuites, même les plus jeunes, demeurèrent fidèles à leur vocation.
Le décret de proscription signé le 3 septembre entra en vigueur le 15 du même mois. Au milieu de la nuit, cent jésuites, appartenant aux différentes maisons de
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Lisbonne et aux collèges de Coïmbre et d'Evora, furent arrêtés et transportés sur un même vaisseau. Personne ne savait leur destination. Après quelques jours d'attente, on les transborda sur un navire étranger en partance pour l'Italie. Un vaisseau de guerre portugais les escorta tout le temps qu'on fut dans les eaux du Portugal. Les vivres qu'on leur avait fournis étaient si rares, qu'il fallut relâcher à Alicante, en Espagne. Un des pères descendit à terre et rapporta une somme d'argent assez considérable donnée par des marchands. Plus tard, on imprima, à la confusion de Pombal, l'inventaire des provisions reçues au moment de l'embarquement.
Quand les exilés approchèrent de Rome, un grand nombre de personnages de qualité, même des cardinaux, envoyèrent leurs carrosses à leur rencontre ; mais les pères refusèrent cet honneur et firent à pied leur entrée dans la Ville éternelle. On les présenta au Père commun des affligés, Clément XIII, et l'un d'eux, le dernier chancelier de l'Académie d'Evora, adressa au pape quelques paroles qui firent pleurer tous les assistants.
Pendant ce temps, on réformait les jésuites demeurés en Amérique. Après avoir accompli sa mission de la manière que nous avons dite, le cardinal Saldanha avait transmis ses pouvoirs aux évêques du Brésil ; il trouva parmi eux de dignes collaborateurs.
Cette réforme ne fut pour les adversaires qu'une occasion de vilipender la Compagnie. Au collège de Para, un officier du roi ne rougit pas d'appeler publiquement la Compagnie une compagnie de voleurs. Et cependant lui-même n'avait été envoyé du Portugal en Amérique que pour prendre et mettre en vente nos fermes et nos autres biens ; plus tard, le même homme, rappelé en Europe, fut mis en prison où il mourut parmi les voleurs et les malfaiteurs.
La réforme, en Amérique comme en Portugal, avait
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pour premier but de réformer les biens de la Compagnie, dont on s'appropriait au moins les revenus, sous prétexte de les mieux administrer. Une autre manière d'opérer la réforme fut d'offrir la faveur royale à tous ceux qui voudraient quitter la Compagnie. Mais les jésuites résistèrent à toutes les promesses. On les fit comparaître devant l'évêque de Para et devant le gouverneur. La plupart citèrent ces paroles de David : « C'est là le lieu de mon repos dans les siècles des siècles ; et je l'habiterai parce que je l'ai choisi. » Un autre cita ces paroles de la sainte Écriture : « Nul de ceux qui mettent la main à la charrue et regardent en arrière n'est propre au royaume de Dieu. » Mais le prélat auquel on faisait cette réponse n'était pas apparemment très assidu à lire les Livres saints ; car il s'écria, en entendant ces paroles: « Oh ! pour le coup, voilà un texte nouveau. » En effet, il ne compte que de dix-huit siècles environ.
Cela n'empêcha pas cet évêque, nommé Michel de Bulhoens, de l'ordre de Saint-Dominique, d'être grandement prisé par Pombal et d'être élevé par son entremise au siège de Leiria, en Portugal.
Les tentatives que l'on fit en Europe pour obliger les jésuites à sortir de la Compagnie ne furent pas plus heureuses. Dès le moment où nos maisons avaient été cernées par les troupes, Pombal avait fait défendre, sous peine de mort, à tout étranger de dire un mot aux prisonniers ; cependant, quand les officiers rencontraient quelque religieux, surtout parmi les plus jeunes, ils avaient toute permission de lui demander s'il n'avait pas de lettres pour le patriarche réformateur et s'il ne voulait pas sortir de la Compagnie. Quelle commisération que d'accorder la liberté au prix de l'apostasie !
Plusieurs mois s'étaient écoulés au milieu de ces circonstances, et j'étais toujours prisonnier dans le collège de Braga. Cependant, vers la fin du mois d'octobre 1759,
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il fallut songer au départ et se préparer à quitter le collège, fondé deux siècles auparavant par le célèbre dominicain Barthelémy des Martyrs.
La veille de la Toussaint, presque tous les pères furent transportés sous escorte à la ville voisine de Porto. J'entrepris alors une nouvelle migration. Un frère coadjuteur presque octogénaire, et impotent depuis plusieurs années, ne fut pas jugé en état d'être associé aux prisonniers ; on le porta au couvent des carmes. Mais le bon frère se plaignait amèrement qu'on l'empêchât de mourir dans le lit et la maison où il vivait depuis tant d'années. Je demeurai quelques jours encore à Braga, avec plusieurs pères étrangers et trois pères du collège, parmi lesquels le père recteur. Ce dernier ne se souvenait d'autre crime que d'avoir exhorté un de ses inférieurs, qui n'était pas encore prêtre, à persévérer dans sa vocation. Ses paroles avaient été recueillies par un de ces espions que Pombal plaçait partout et elles lui attiraient ce traitement.
Le 8 novembre, nous fûmes, à notre tour, transportés de Braga à Porto. Nous partîmes de nuit, à la lueur des torches, comme si nos ennemis eussent craint le grand jour et quelque mouvement populaire. En approchant de Porto, on enleva les clochettes à nos mulets, pour ne pas attirer la foule. A notre arrivée au collège, nos gardes nous remirent à d'autres soldats qui nous y attendaient et, avec cette escorte, nous entrâmes dans la maison. Je fus interné dans la loge du portier, où j'étais bien gardé. Au-dessous de moi demeuraient les officiers ; à ma porte croisaient les sentinelles ; en face se trouvait le corps de garde.
Un vaisseau de guerre mouillait dans le port depuis huit jours, attendant une brise favorable pour transporter en Italie les pères qu'on avait fait venir de Braga et de plusieurs collèges. Une fois exilés, ces jésuites ne devaient plus rentrer dans leur patrie sous peine de
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prison, déportation en Afrique, ou même de la peine capitale. Dans toutes les villes et surtout aux frontières, des officiers de justice avaient ordre de faire, tous les six mois, les plus exactes perquisitions et de s'assurer qu'aucun jésuite ne s'était réintroduit dans le royaume sous un déguisement ou autrement.
Nous ne demeurâmes que trois jours au collège de Porto et nous repartîmes avec sept prisonniers. Nous arrivâmes par un temps pluvieux au port de la ville formé par le Douro. Nous étions douze, escortés comme de coutume par des soldats; sur la rive du fleuve, des dragons prirent la place des fantassins qui nous gardaient. Voici l'ordre de marche de notre troupe : un cavalier portant le bâton de justice, les litières contenant les prisonniers flanquées de soldats l'épée nue à la main. Fermant la marche, l'officier royal seul et en voiture. On le voit, tout se faisait militairement. Chaque jour la trompette sonnait le départ, ce qui attirait la foule. Un de nos pères était si perclus de goutte que les soldats étaient obligés de le porter à bras dans sa litière et de l'en descendre de la même manière. Cependant deux dragons veillaient sans cesse à ses côtés, afin qu'il ne prît pas la fuite! Je l'ai entendu dans une hôtellerie laisser échapper ces paroles qui masquaient bien l'excès de ses maux : « Que de misères nous souffrons pour l'Eglise de Dieu ! » Un autre père tomba malade ; on le força néanmoins à poursuivre sa route ; peu après il mourut.
Le huitième jour de notre voyage nous mangeâmes ensemble pour la dernière fois. C'était dans la ville de Pinhel, province de Tras-os-Montes, non loin de la frontière d'Espagne. Nous avions dans cet espace de temps traversé tout le Portugal, de l'ouest à l'est. Le même jour, vers huit heures du soir, nous arrivâmes à Alméida, sur les confins du royaume de Léon, où nous fûmes reçus au bruit du tambour.
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Mais avant de quitter ma litière, je dus attendre deux grandes heures. Pendant ce temps mes deux gardiens s'entretenaient à mon sujet et se demandaient pourquoi cet étranger venait manger leurs châtaignes. C'est un produit du pays. J'étais mieux instruit de ma situation que ces braves militaires. A dix heures du soir je pris possession de ma nouvelle prison. Je n'étais pas renfermé depuis une heure, que trois officiers entrent brusquement dans mon cachot et se mettent en devoir de faire le plus rigoureux inventaire de tout ce que j'avais apporté. Argent, papier, encre, plumes, ils enlèvent tout : comme jusqu'ici on avait respecté mon petit mobilier, je ne m'attendais pas à être traité avec tant d'honneur à Alméida. Non contents d'avoir fouillé ma garde-robe, ces messieurs m'ordonnent encore d'ôter ma ceinture et visitent toutes les poches de ma soutane. Mon reliquaire excita leur envie. Ils le prirent sans façon aussi bien que ma montre. Enfin, il me fallut quitter jusqu'à mes souliers et à mes bas ; et l'un d'eux poussa même l'impudence jusqu'à me passer la main sur tout le corps, pour s'assurer sans doute que je ne tenais rien caché sous ma peau. Ce n'est pas tout. A peine les officiers étaient-ils sortis, quatre soldats qui attendaient à la porte entrent à leur tour et, sous prétexte de continuer les perquisitions, bouleversent mon lit composé d'une paillasse et d'un drap, et le laissent ainsi, me donnant le soin de le raccommoder. Mes onze compagnons ne furent pas mieux traités ; on les fouilla avec la même rigueur et la même insolence. Quelques-uns s'étaient couchés ; on les força de se lever, et les visiteurs purent à leur aise fouiller dans leurs lits. Voici ce que fut notre première nuit à Alméida.
Le lendemain, au jour, je retrouvai dans ma cellule une petite pièce de monnaie qui avait échappé à la rapacité de ces harpies ; je la ramassai et je la conserve encore précieusement comme un souvenir du
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désintéressement de nos gardes. Nous étions en tout vingt et un prisonniers, car quelques mois avant notre arrivée nous avions été précédés dans le fort d'Alméida par neuf jésuites appartenant à la mission du Maragnon et qu'on avait amenés des résidences de Lapa et de Carquere, voisines de Coïmbre. C'est ici le lieu de dire quelques mots de notre nouvelle prison.
Le fort d'Alméida fut construit sous Jean V pour servir de caserne ; le rez-de-chaussée nous fut assigné. Il contenait vingt et une cellules toutes rangées sur une même ligne ; autant de pères y furent enfermés. Dix-huit étaient de la province du Maragnon, les trois autres de la province de Portugal. Chaque cellule avait trois portes ; la porte primitive, dont la partie supérieure était munie d'une imposte garnie de deux larges barreaux de fer ; puis, à quelque distance en dehors, une seconde porte en forme de grille. Afin de nous enlever toute échappée sur le dehors, on éleva un grand mur parallèle au bâtiment sur toute sa longueur et on y pratiqua, de distance en distance, vingt et une portes qui correspondaient aux deux premières de chaque cachot. Malgré ce luxe de précautions, peut-être eût-il été possible de communiquer entre nous par l'imposte de la porte. On nous enleva ce dernier espoir, en isolant chaque cellule au moyen d'un petit mur bâti entre le mur d'enceinte et la muraille intérieure. De la sorte il restait à chacun, outre son cachot, un petit corridor en dehors de sa porte ; mais jamais il ne nous fut permis de nous y promener. Nous pouvions bien alors nous appliquer en toute vérité ces paroles de Jérémie : Circumaedificavit adversum me, ut non egrediar. Conclusit vias meas lapidibus quadris (1).
Afin de mettre le fort en état de nous recevoir, on avait
1. Lament, III, 7,9.
pu, pendant plusieurs mois avant notre arrivée, y occuper des équipes de maçons. On les fit travailler sans relâche, même les dimanches, ce qui causait aux habitants une douloureuse surprise. Pendant que nous entrions à Alméida, six jésuites de la mission du Brésil, quatre pères et deux frères coadjuteurs étaient jetés dans les cachots de Saint-Julien.
Parmi tant de violences et d'injustices, nous comptions encore des amis. Le pape nous comblait à Borne des éloges les plus consolants. En cette année 1760 il tint un consistoire dans lequel on agita chaleureusement la cause de la Compagnie : sept cardinaux y prirent part. Clément XIII produisit en notre faveur jusqu'à soixante-dix témoignages écrits, envoyés de tous les pays de l'Europe par ses nonces et souscrits par des archevêques, des évêques et différents supérieurs d'ordres, parlant avec grands éloges tant de l'institut de la Compagnie que de la conduite de ses membres. Ce consistoire dura 6 heures. Toutes les accusations, toutes les calomnies accumulées par la haine et la mauvaise foi, furent réduites à néant. Nos ennemis ne feront jamais oublier les jugements de tant d'hommes remarquables, jugements si nombreux, si graves et consignés dans les monuments publics. Le pape ne s'en tint pas à une stérile proclamation de notre innocence. Il prit des mesures actives et énergiques pour arrêter le mal. Il écrivit à son nonce résidant en Espagne et lui ordonna de veiller à ce que les pamphlets écrits par les libertins contre la Compagnie ne se répandissent pas dans le public et de faire brûler ceux dont il pourrait s'emparer. Les ordres furent exécutés grâce surtout au zèle de l'archevêque de Pharsale, Emmanuel Quintano, grand inquisiteur d'Espagne. Plusieurs de ces écrits
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satiriques furent brûlés par la main du bourreau, sur la place publique de Madrid, entre autres celui qui a pour titre : Nuda veritas. Le bref de réforme de Benoît XIV eut le même sort, mais sans doute parce que dans la traduction espagnole il s'était glissé quelques additions. Le Portugal s'irrita au plus haut point de la lettre du pape à son nonce d'Espagne et il en fit des plaintes très vives à la cour romaine, surtout à cause des éloges prodigués à notre Compagnie.
Quant à nous, à Alméida nous étions gardés avec une sévérité extraordinaire. On nous eût pris pour des brigands chargés de crimes et capables de tout oser pour recouvrer notre liberté. Chaque jour le gouverneur de la ville faisait renouveler nos gardes. Nous ne prenions nos repas qu'en présence de plusieurs soldats et de deux ou trois officiers. Lorsque nos portes s'ouvraient, nous nous trouvions en présence de quatre sentinelles qui dirigeaient de notre côté le canon de leurs fusils et la pointe de leurs baïonnettes.
Nuit et jour, des officiers rôdaient autour de nos chambres pour surveiller les sentinelles. De plus, nos oreilles étaient continuellement fatiguées par le bruit qui se faisait au-dessus de nous ; j'avais pour ma part un cordonnier dont les bruyants coups de marteau ne me donnaient pour ainsi dire aucune trêve. En hiver, le froid était extrêmement rigoureux ; la tour d'Alméida était encore couverte de neige au mois d'avril, nos cachots étaient pavés de dalles et nous n'avions aucun moyen d'y faire du feu, parce qu'on avait muré toutes les cheminées. L'humidité était si grande que l'herbe poussait sur les murailles. En revanche, nous avions des chaleurs torrides en été. C'est ce qui a donné lieu à ce proverbe : « A Alméida, neuf mois d'hiver, trois mois d'enfer. »
Le 30 mars, un peu après midi, nous sentîmes les secousses d'un tremblement de terre; elles furent plus
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prolongées, mais moins violentes, que celles qui renversèrent une partie de Lisbonne, le 9 novembre 1755. Toutes nos murailles furent ébranlées, mais heureusement nous en fûmes quittes pour la peur. Deux mois plus tard, nous perdîmes un de nos compagnons. Il mourut dans son cachot, sans secours, et cependant si près de vingt de ses frères, tous prêtres, sans avoir pu obtenir de ses gardes qu'aucun de nous allât le consoler à ses derniers moments et lui portât les secours de la religion. Sa mort nous fut soigneusement cachée, de sorte que nous n'eûmes même pas la consolation d'offrir le tribut de prières que nous avons coutume, dans la Compagnie, d'accorder à ceux des nôtres qui meurent dans le Seigneur. Il fut enterré dans l'église dite de la Miséricorde.
Le traitement qu'on nous infligeait était tel qu'il révoltait ceux mêmes qui nous approchaient. « Quelle horrible prison l » dit un jour un domestique en nous apportant notre nourriture. Une autre fois il dit : « Je vous loue de votre patience. » Un autre, pour fortifier un des captifs, lui rappela la constance de saint Ignace, jeté lui aussi dans les prisons d'Alcala et de Salamanque.
Nous étions isolés les uns des autres, sans compagnie aucune que celle des rats. En vain avait-on pendant plus de dix jours, et à deux reprises différentes, fait la guerre à ces bêtes, tout était resté inutile. Rien n'échappait à leur voracité ; l'huile des lampes, et les mèches elles-mêmes, tout disparaissait. Avec cela, les puces, les punaises, la vermine, semblaient avoir pris à tâche de nous empêcher de dormir.
Rien n'adoucissait notre captivité. Plusieurs fois des réjouissances publiques avaient mis en fête Lisbonne et tout le Portugal ; en d'autres temps et pour d'autres coupables, on eût vu des captifs graciés et mis en liberté ; mais avec le ministre Pombal, les prisonniers d'Alméida ni ceux de Saint-Julien n'avaient rien de pareil à attendre.
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Le 6 juin eut lieu le mariage de Don Pedro, frère du roi, avec sa nièce Marie, princesse de Brésil. Pombal en prit occasion pour rompre avec Rome. Au mépris de toutes les convenances, il s'abstint d'annoncer officiellement au nonce, le cardinal Acciajuolo, ce mariage. Le cardinal, fort surpris, s'abstint, en conséquence, de toute manifestation publique et ne fit pas illuminer son palais. Pombal n'attendait que ce prétexte. Il demanda à Joseph Ier et en obtint le renvoi du nonce apostolique. Acciajuolo n'y opposa aucune résistance ; il partit et fut conduit sous escorte jusqu'aux frontières du royaume. Il s'arrêta à Badajoz, en Espagne, au collège de la Compagnie et y fut reçu avec les honneurs dus à son rang. « Mes Pères, leur dit-il, voici que vous recevez en ma personne le dernier jésuite chassé du Portugal. » Le pape ressentit vivement cet outrage, et le monde catholique tout entier en fut ému. La cour de Portugal ne laissa pas de demander satisfaction pour l'insolence qu'elle avait commise.
De ce moment Pombal pressa l'exécution de ses desseins. Le 3 décembre, fête de saint
Quatre pères étaient morts pendant la traversée ; ceux des exilés qui n'étaient pas portugais furent tous envoyés à Saint-Julien ; on les y conduisit de nuit. Parmi eux
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étaient les PP.
Vers le milieu de l'année 1761, le nombre des captifs de Saint-Julien s'accrut considérablement. C'est que les jésuites qui travaillaient dans les possessions portugaises d'Asie avaient eu leur part de persécution. Ils avaient été arrêtés au début de l'année et conduits à Goa de leurs différentes missions; puis, enfermés tous ensemble sur le même vaisseau, sans air ni jour, et ramenés à Lisbonne. Impossible de dire leurs souffrances pendant une traversée de plusieurs mois. Habituellement les vaisseaux qui reviennent des Indes en Europe font escale pour rafraîchir leurs vivres ; mais Pombal avait ordonné au capitaine de venir directement à Lisbonne. Aussi, bientôt les vivres étaient-ils corrompus et les prisonniers réduits à l'extrémité. Vingt-trois moururent de faim ou de maladie. Les survivants n'en furent pas mieux traités pour cela ; l'équipage les maltraita indignement ; plus d'une fois on les brutalisa, dans l'espoir de découvrir sous leurs vêtements quelque trésor caché. Vers la fin du voyage il n'y avait plus un seul passager qui n'eût le scorbut, encore quelques jours et tous eussent succombé à la mort inévitable. Le 24 mai ils arrivèrent, à demi morts de misère, à l'embouchure du Tage, et furent conduits aussitôt sous escorte non à l'hôpital, mais dans les cachots horribles de Saint-Julien. Parmi eux se trouvait le P. Guevara,
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espagnol ; il était mourant, les soldats le durent porter à bras. Ce père, qui appartenait à la province de Tolède, s'était rendu à Goa pour y vénérer les reliques de saint
Les pères de la province de Malabar échappèrent heureusement à cette tempête. Ce n'est pas que Pombal n'employât tous les moyens pour les chasser de ces contrées de l'Extrême-Orient, et qu'il ne fît usage de ses armes coutumières, la ruse, les promesses, les menaces, selon les circonstances. Tous ses efforts échouèrent contre la résistance des nombreux petits princes du Malabar, qui aimaient les pères et ne consentirent jamais à les livrer. Il avait envoyé un vaisseau de guerre pour réclamer impérieusement les jésuites ; mais ses menaces n'eurent d'autre effet que de confirmer les Malabares dans leur résolution de résister à ses volontés. Pombal, furieux, fit retirer aux pères les subsides qu'on leur fournissait annuellement sur le trésor public. La Providence les secourut autrement. Des trafiquants hollandais, touchés de leur détresse, se cotisèrent entre eux et continuèrent à leur faire d'abondantes aumônes.
Quelques mois plus tard, la naissance du fils de don Pedro et de la princesse Marie fut accueillie par les
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transports de la joie la plus vive. Nous étions accoutumés à attendre de ces fêtes moins un adoucissement qu'un redoublement de rigueurs. Cette fois encore nos craintes furent justifiées. Le 21 septembre, au bruit des dernières réjouissances, Pombal signait l'arrêt de mort du P. Gabriel Malagrida.
On se rappelle les griefs du ministre contre ce père ; la réfutation des livres des Libertins à l'époque du tremblement de terre, ses inutiles protestations contre les calomnies dont on chargeait la Compagnie et, par-dessus tout, sa prétendue complicité dans l'attentat contre la personne du roi Joseph 1er.
L'orage, depuis longtemps amassé sur sa tête, allait enfin éclater. Relégué d'abord au collège de Sétuval, le P. Malagrida fut, quelques mois après l'attentat du 3 septembre 1758, incarcéré à Bélem ; puis, quand on commença l'instruction de son procès, il fut mis dans les cachots de l'Inquisition. La principale accusation dont on le chargeait n'était pas du ressort du tribunal, puisque c'était un crime de lèse-majesté et non des erreurs contre la foi ou la doctrine de l'Eglise ; mais il importait de le couvrir d'ignominie et de le faire passer non seulement pour un conspirateur, mais encore pour un blasphémateur et un hérésiarque. Ses juges ne connaissaient aucunement la théologie. Indigné de la bassesse de leurs sentiments et de la grossièreté de leur ignorance, le grand inquisiteur de la foi, Don Joseph, frère naturel du roi, donna sa démission plutôt que de tremper ses mains dans le sang innocent. Pombal la reçut avec colère et fit reléguer Don Joseph dans un monastère de carmes ; il le remplaça par son propre frère, Paul de Carvalho (1).
1. Paul Mury, S. J., Histoire de Gabriel Malayrida, jésuite, l'apôtre du Brésil au XVIIIe siècle, étranglé et brûlé sur la place publique de Lisbonne le 21 septembre 1761. Paris, Douniol, 1864.
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Le nouveau président poussa le procès avec vigueur. La première et principale accusation de complicité dans l'attentat contre Joseph Ier fut négligée ; il eût sans doute été difficile d'en tirer le parti qu'on souhaitait. Les inquisiteurs tendirent vers un autre but, qui était de condamner le P. Malagrida en qualité d'hérétique. On lui attribuait des prophéties et même des miracles. Dans sa prison de Bélem, il avait, disait-on, composé une vie de sainte Anne qui (contenait différentes révélations plus ou moins fondées. Les juges se saisirent habilement de ces faits et y cherchèrent un motif de condamnation. Ils mirent en oeuvre tous les moyens pour amener le P. Malagrida à rétracter comme des illusions du démon les révélations et prophéties qu'on lui attribuait ; mais le père répondit avec une inébranlable constance qu'il se soumettait sur ces divers points au jugement de l'Église, et toutes les instances ne purent jamais obtenir de lui une autre réponse. Les juges se décidèrent à passer outre, et il fut condamné comme rebelle à Dieu et au roi, comme séducteur du peuple et défenseur opiniâtre de ses erreurs. L'archevêque de Sparte in partibus, suffragant du patriarche de Lisbonne, le dégrada de sa dignité et le livra au bras séculier.
On fixa son exécution au jour de la fête de saint Matthieu. Le supplice fut précédé de la cérémonie de l'autodafé, dans l'église des dominicains. Le P. Malagrida fut conduit à la mort coiffé d'un bonnet ridicule qu'on met aux hérésiarques, vêtu d'une soutane sur laquelle étaient peintes des figures de serpents et de diables les plus bizarres et les plus monstrueuses ; il avait un mors à la bouche pour l'empêcher de blasphémer, disait-on, mais en réalité pour l'empêcher de protester de son innocence devant le peuple . Deux moines bénédictins l'escortaient ; l'exécution eut lieu sur la place Rozio ; il fut étranglé, puis jeté au feu. Quand on commençait à serrer le garrot, les témoins
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l'entendirent prononcer ces paroles : « Dieu miséricordieux, secourez-moi en cette heure, ayez pitié de mon âme. Seigneur, je remets mon esprit entre vos mains. » Ensuite il fut brûlé et ses cendres jetées à la mer. La sentence de mort ne fut répandue dans le public que quelques jours après. Les propositions qu'on attribuait au P. Malagrida étaient si extravagantes, qu'elles n'auraient pu être avancées que par un fou. S'il en était véritablement l'auteur, tout ce qu'on en pourrait conclure, c'est que les privations et la misère lui avaient ôté la raison, et ceux qui l'ont fait mourir ne se justifient pas eux-mêmes en appuyant une condamnation à mort sur de tels motifs. Le roi de France Louis XV, ayant lu cette sentence, dit : « Ils ont brûlé Malagrida à Lisbonne, c'est comme si je faisais brûler à Paris le père éternel. » C'était un fou bien connu dans la ville. La mort de Malagrida, loin de diminuer sa réputation et sa sainteté, ne fit que lui donner un nouvel éclat.
En Espagne, son ignominieux supplice fut célébré par toutes les maisons de la Compagnie comme un solennel triomphe ; à Rome, avec la permission du pape Clément XIII, on fit graver son portrait et on composa en son honneur une épitaphe rappelant ses travaux et son invincible amour de la vérité.
Je n'ai su que plus tard la condamnation et le supplice du P. Malagrida, car aucune nouvelle du dehors n'entrait à Alméida, et même de jour en jour la vigilance des gardiens semblait devenir plus active et plus soupçonneuse. Déjà, au début de notre captivité, j'avais été dépouillé par eux de tout ce que je possédais; depuis lors, je m'étais reconstitué un petit mobilier consistant en quelques feuilles de papier et un peu d'encre de Chine. Je ne gardai pas longtemps mon trésor. Le 1er décembre, trois officiers envahissent soudain ma cellule et me prennent absolument tout ; ils ne me laissent que mon bréviaire,
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dont ils ont soin d'enlever les gravures et d'arracher toutes les feuilles de papier blanc.
Cette année 1762... en Portugal, des bruits de guerre circulaient partout et jetaient la frayeur dans le peuple. Une agitation extraordinaire régnait autour de nos prisons ; tous les postes étaient augmentés. Le 28 janvier 1762, à sept heures du matin, je vois entrer contre toute attente deux officiers qui m'avertissent de me tenir prêt à partir dans une heure. Depuis les dernières perquisitions faites parmi mes hardes, c'était plus de temps que je n'en avais besoin. Après quelques minutes, j'étais prêt. On me donna six compagnons de voyage, le reste des prisonniers devait nous suivre un peu plus tard et en deux bandes séparées. Nous montâmes à dos de mulets, et nous voilà en route vers l'inconnu. Une escorte de cavaliers nous empêchait de fuir. Les gens se rangeaient sur notre passage et retardaient notre passage dans les villes. Au sortir de la prison, nous apprîmes l'exécution du P. Malagrida ; tout le monde en parlait : « On l'a chargé de bien des crimes sans doute, mais on ne l'en a pas convaincu. » L'opinion publique n'était pas favorable à Pombal ; aussi le ministre, qui avait eu grand soin de répandre dans le peuple la sentence de condamnation, se vit-il obligé de la faire disparaître ; mais quelque diligence qu'on pût faire, on ne retrouva pas tous les exemplaires.
Sortis d'Alméida, nous ignorions notre destination. Le deuxième jour du voyage, j'eus une syncope, ainsi que deux autres pères. On attribua cet accident au brusque changement d'air ; car depuis plus de deux ans nous ne respirions qu'un air vicié. Ce même jour on remplaça les mulets par des litières ; il était temps, nous étions rompus de fatigue. Nous passâmes à Coïmbre, où la Compagnie
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dirigea jadis une fameuse Université, puis à Santarem dans l'Estramadure. Cette ville compte un grand nombre de religieux de différents ordres. En passant devant le couvent des franciscains, j'en remarquai plusieurs qui nous regardaient avec une vive curiosité; depuis plus de deux ans ils n'avaient pas vu un seul jésuite.
Après quinze jours de voyage, nous arrivâmes à Lisbonne, le 9 février, en pleine nuit. Nous fûmes immédiatement conduits, au petit fort de Junquiera, à une bonne lieue de la ville. Nous y devions attendre le jour ; mais la prison était encombrée d'une multitude de prisonniers de distinction que Pombal y avait enfermés. La veille même était arrivé le comte de Saint-Lourenço, dont tout le crime consistait à être demeuré fidèle au P. Malagrida, au milieu de ses disgrâces. Après trois heures de halte nous partîmes pour Bélem , située à un quart d'heure de distance. Nous y passâmes le reste de la nuit dans la prison publique, au milieu des voleurs et des brigands. Le lendemain, on nous dirigea de Bélem vers la tour Saint-Julien. Les officiers de l'escorte qui nous accompagnaient depuis Alméida s'étaient persuadé qu'on voulait nous élargir, aussi leur étonnement fut extrême de nous voir entrer dans ces nouvelles prisons et passer du purgatoire en enfer.
Pour atteindre les cachots de la tour Saint-Julien, on descend d'abord quelques marches; puis on rencontre un corridor très obscur, le long d'une voûte qui supporte les logements des soldats. Un officier nous précédait avec une lumière pour éclairer notre marche ; bientôt une porte s'ouvrit : l'officier me pria d'entrer; un instant après, la porte se ferma et je me trouvai dans la nuit la plus complète. C'était mon cachot. Je me traînai à tâtons pour reconnaître un peu le terrain ; pour tout ameublement, je rencontrai quelques planches destinées à me servir à la fois de table et de lit. Je demeurai une heure environ dans ces ténèbres ; enfin, on m'apporta une chandelle
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qui fut bientôt consumée et je retombai dans l'obscurité. Le dessein de Pombal avait été d'abord d'isoler tous les pères étrangers. Mais le nombre des cachots ne suffisant pas, il ne put exécuter ce projet et, le lendemain, on me réunit à un de nos anciens compagnons de captivité d'Alméida. Nous demeurâmes ensemble dans cette espèce de caverne depuis le 10 février jusqu'au 4 mars. Mais dans la nuit du 3 au 4 mars, éclata un épouvantable orage ; la pluie tombait par torrents ; l'eau, filtrant à travers les jointures des pierres de la voûte, envahit notre cachot et le transforma en lac. Nos deux voisins partagèrent le même sort. Il devenait impossible de nous y laisser. On nous transféra sur-le-champ dans une prison qui venait d'être bâtie. Je ne saurais dire si nous gagnâmes au change. Les murs de notre nouveau logis étaient si humides que le moindre attouchement de la main y laissait une empreinte. L'intention du gouverneur de Saint-Julien était de nous ramener dans notre cachot aussitôt que les murailles et le sol seraient séchés. En fait, nous n'y rentrâmes jamais et demeurâmes dans notre humide prison, véritable souterrain où l'on descendait par un escalier de 23 marches.
Comment dire les misères et les souffrances que nous endurâmes dans ce lieu? Jour et nuit nous n'avions que la lueur d'une petite lampe. Je regarde comme un prodige de n'avoir pas perdu la vue dans cette obscurité perpétuelle. Deux régiments logeaient dans le fort. Que de fois les cris des soldats nous réveillaient en pleine nuit. Ajoutez le roulement des tambours, les hurlements des chiens aboyant des heures entières. Ce n'est pas tout. Pendant la première année de notre incarcération, des ouvriers furent continuellement occupés, jour et nuit, à refondre l'artillerie au fort. Chaque coup de marteau retentissait dans nos cachots avec un bruit assourdissant. C'était le frère de Pombal, Paul de
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Mendoça, le grand inquisiteur de la foi, qui présidait à ces travaux.
Je ne dirai rien de l'infection de la prison, ni des chaleurs insupportable de l'été, ni des morsures des insectes, ni des planches humides nous servant de lit. En hiver et les jours de pluie, l'eau dévalait par l'escalier dans notre cachot et y détrempait le sol, en sorte que nous ne savions plus où mettre le pied. La mort nous eût paru un bienfait au milieu de tant de souffrances ; elle ne tarda pas à venir. Sa première visite fut pour le P. Ernest King, anglais, de la province du Portugal. Il fut frappé d'apoplexie le 27 mars pendant le souper et tomba mort dans les bras du compagnon, qui était français.
Jusqu'à ce moment personne n'avait pu deviner les raisons qui avaient décidé Pombal à nous transférer d'Alméida à Saint-Julien. Les événements politiques de 1762 (août) expliquèrent la mesure. C'est que la guerre venait d'éclater entre l'Espagne et le Portugal.
Le 10 août, Alméida fut bombardée et capitula. Le commandant fut emprisonné à Coïmbre, pour manque à son devoir, et plusieurs des officiers, nos sévères geôliers d'Alméida, partagèrent notre captivité à Saint-Julien. Pombal avait tout prévu, et six mois auparavant s'était précautionné pour empêcher que nous ne fussions délivrés par les Espagnols au cas où la ville serait prise. Un officier m'a dit que lorsque nous arrivâmes à Saint-Julien, Pombal dit : « Tant que je vivrai, ces gens-là ne verront pas le soleil. » Dieu lui pardonne.
Le 21 octobre mourait le P. Antoine Torres, de Coïmbre. Ce père avait été pendant seize années pénitencier du Vatican, à Rome. Revenu dans sa patrie, on lui confia la charge de provincial, puis celle de recteur de la maison professe de Saint-Roch, à Lisbonne. Il était très lié avec le nonce du pape, dont il était confesseur. Ce fut la cause des rigueurs de Pombal à son
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égard. Le P. Torrès fut d'abord banni de Lisbonne et relégué à Bragance, puis jeté à la tour Saint-Julien.
Les captifs n'avaient aucune communication entre eux de prison à prison. Pombal leur avait défendu avec menace d'adresser la parole aux sujets du roi ou de faire passer quelque billet. Cependant, en dépit de tous les obstacles et malgré la vigilance de nos geôliers, nous parvînmes à établir quelques rapports entre nous et à nous envoyer mutuellement des lettres et même quelques livres. Des enfants qui venaient quelquefois nous apporter notre nourriture nous faisaient ces commissions.
L'année 1763 n'apporta aucun adoucissement à nos misères. Le Portugal célébra deux grandes fêtes, d'abord la nouvelle du traité de paix conclu le 26 mars entre la France; l'Angleterre, l'Espagne et le Portugal, puis la naissance du second fils du prince Don Pedro. Mais les prisonniers de Saint-Julien n'étaient plus censés de ce monde. Seul, le père commun des fidèles, Clément XIII, ne nous oubliait pas. Déjà, l'année précédente, il avait écrit deux lettres mémorables en faveur de la Compagnie, l'une aux évêques et au clergé de France, l'autre au roi Louis XV. Cette année 1763, il s'adressa au roi de Pologne, Stanislas Leczinski, et lui recommanda avec les plus vives instances de protéger la Compagnie en butte aux attaques de ses ennemis et de tous ceux de l'Eglise. Vers la fin de l'année, le 30 novembre, nous perdîmes un de nos compagnons, le P.
Notre plus grande privation, on le comprend, était
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l'impossibilité de célébrer la sainte messe, et même nos geôliers ne se mettaient pas en peine de nous faire donner la communion pascale. Nous ne pouvions espérer de communier que dans le cas d'une maladie mortelle, et encore, dans ce cas, fallait-il le certificat du
médecin.
Notre seule consolation était dans l'échange clandestin de quelques lettres ; nous nous aimions tous comme des frères, et un des captifs put chanter en toute vérité :
Lusius, Hispanus, Germanus, et Italus, uno
Clauduntur quatuor carcere, corde pares ;
Distinctum genus est illis, disjunctaque tellus ;
Unus sed quatuor quam bene junait amor (1).
..
[Le 21 octobre 1764] (Pombal) nous adjoignit dix-neuf pères appartenant aux différentes provinces de l'Asie. On comptait parmi eux douze Portugais, deux Allemands, autant d'Italiens et de Chinois, et un Français. Sans les fatigues de la traversée, nous aurions eu deux compagnons de plus ; mais deux proscrits, l'un et l'autre français, moururent en chemin ; c'étaient le P. Jean Sylvain de Neuville, de Bordeaux, ancien supérieur de la mission française en Chine, et le P. Gabriel Roussel, parisien, procureur de cette même mission. Ces pères n'étaient point sous la domination du roi de Portugal ; mais, comme ils étaient jésuites et qu'ils avaient habité sous le même toit que les jésuites portugais, on leur fit partager le même sort.
..
1. Il fallait, pour être exact, ajouter deux Français et un Anglais.
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L'arrivée de ces nouveaux pères amena un changement dans la répartition des prisonniers de Saint-Julien. Nous étions 92 et on n'avait que 28 cachots; selon leurs dimensions plus ou moins grandes, on y renferma deux, trois, quatre, cinq et même six prisonniers.
La mort nous avait épargnés pendant toute l'année 1764 ; en revanche, elle emporta sept pères dans le courant de 1765. Cinq appartenaient au Portugal, un autre à l'Italie ; et le septième était chinois :
« Aujourd'hui, 27 février, raconte le P. Koffler, vers trois heures et demie, notre très cher frère en Jésus-Christ,
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il commença à se disposer au grand passage de la vie à l'éternité, comme on pouvait l'attendre d'un véritable enfant de la Compagnie. Sa résignation était admirable ; elle parut surtout dans cette circonstance : le chirurgien venait de lui prescrire une saignée ; mais comme il était extrêmement affaibli, j'essayai de lui faire comprendre que la prudence ne permettait pas qu'il se soumît en cette circonstance à la prescription du chirurgien, et que ce remède, déjà mis en oeuvre plusieurs fois, finirait par le tuer. Le F. de Cunha me dit qu'il voulait obéir au chirurgien et se conformer ainsi aux règles de notre bienheureux Père, ajoutant qu'il aimait mieux mourir victime de l'obéissance, que de vivre un grand nombre d'années en écoutant sa propre volonté. Son agonie fut douce et dura à peine quelques minutes ; après avoir poussé un léger soupir, il s'endormit paisiblement dans le Seigneur, au moment où j'adressais les paroles de la recommandation de l'âme. »
Ce manque de remèdes dont parle ici le P. Koffler a causé la mort de la plupart des nôtres. Nous n'avions pas de médecin, mais seulement un chirurgien fort habile à faire des saignées, mais fort ignorant quant au reste. Cet homme habitait la petite ville d'Oeyras, à une demi-lieue environ du fort Saint-Julien. Lui seul était autorisé à voir les prisonniers ; plus d'une fois il laissa passer trois ou quatre jours et même davantage sans nous visiter. Aussi les maladies avaient-elles le temps de s'aggraver et même de devenir sans remède. Après la saignée, le plus ordinaire de ses remèdes était de faire prendre de l'eau froide au malade. En vérité, nous devons regarder comme un bienfait de la Providence que la mort n'ait pas fait plus de ravages au milieu de nous.
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La fin précoce du F. de Cunha et la mort de six autres pères enlevés successivement dans le courant de l'année 1765 nous avaient été bien sensibles et nous attendions quelque relâche. Nos espérances furent déçues. Au mois d'avril, deux autres pères succombèrent aux souffrances de leur fétide prison. L'un était le P. Emmanuel Da Sylva qui, sur les traces glorieuses du P. Malagrida, avait parcouru le Brésil et gagné à Dieu un grand nombre d'âmes. Après dix-huit années de missions, il avait été arrêté avec son compagnon, le 20 mars 1760. Ramené de très loin à Rio-de-Janeiro, il avait été enfermé quelque temps dans un fort voisin de la ville, puis transporté à Lisbonne le 16 mars 1761, et le 5 juin de la même année incarcéré à Saint-Julien. L'autre victime était le P.
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Ce triple départ et des morts encore plus multipliées avaient diminué notre nombre ; toutefois nous n'étions pas plus au large dans notre cachot, où nous trouvions à peine la place de nous mouvoir. A cette première cause de souffrance vint bientôt s'en ajouter une autre. Le F. Antoine Fereira, anglais, un de nos compagnons, devint fou. Les accès de son mal étaient si violents, que pendant plusieurs mois on fut obligé de le lier avec des cordes. Nous demandâmes plusieurs fois qu'il fût mis dans une pièce à part, mais inutilement; il nous fallut endurer ce supplice nuit et jour pendant deux années entières.
Le 12 janvier de cette année, nous fîmes une perte que je ressentis bien vivement. Le P. David Fay, mon compagnon inséparable depuis cinq ans, nous fut enlevé par la mort. Depuis longtemps déjà nous devions nous attendre à ce malheur. Dès l'année précédente, il avait fait une dangereuse maladie, à laquelle il n'avait échappé que par miracle. Après une nouvelle année de souffrances, il alla enfin recevoir au ciel la récompense de ses longs travaux.
Le P. David était né au manoir de Fay, dont il avait pris le nom, dans la Haute-Hongrie. Sa famille était hérétique, et son père, qui occupait le premier rang parmi ses concitoyens, l'avait envoyé étudier en Angle-terre, dans l'intention d'en faire un savant d'abord, puis, quand il serait de retour dans sa patrie, un apôtre et un défenseur zélé des nouvelles doctrines. Mais pendant l'absence du fils, la Providence changea le coeur du père. Un petit livre de Bellarmin, celui qui a pour titre : Controversiarum Fidei compendium, tomba entre ses mains et l'ébranla vivement. Il voulut s'instruire
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plus à fond, et dans ce dessein, il s'adressa au comte Erdod, évêque d'Eger : celui-ci répondit à ses difficultés, éclaircit ses doutes, et l'ancien hérétique, découvrant la vérité, l'embrassa avec courage et fit son abjuration solennelle entre les mains de l'archevêque de Strigonie. Le fils, à son retour d'Angleterre, n'enseigna point l'erreur, comme on le comprend bien, mais il fut converti par son père et, plus tard, il entra dans la Compagnie de Jésus.
Quelques jours s'étaient à peine écoulés depuis la mort du P. David Fay, que nous avions à pleurer une autre perte, celle du P.
« Pendant vingt ans, dit-il, le P.
Jusqu'alors, la Compagnie avait conservé en Espagne une certaine tranquillité : elle était aimée du peuple et du roi Charles III ; mais là, comme partout ailleurs, elle avait des ennemis acharnés. Longtemps leurs attaques eurent peu de résultat et l'innocence, plus forte que la malice, avait triomphé. Cependant, à bout de ressources, nos ennemis inventèrent la plus odieuse des calomnies,
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et le roi signa l'arrêt de proscription contre tous les Jésuites de ses États. A cette nouvelle, le coeur de Clément XIII fut pénétré de douleur il écrivit à Charles III la lettre la plus capable d'émouvoir le roi ; il le suppliait, au nom de tout ce qu'il y a de plus sacré, de conserver un ordre si précieux à l'Eglise et à l'État. Sa voix demeura impuissante : l'injustice était consommée.
Revenons au Portugal. Au mois de mai de cette année 1763, le bruit se répand tout à coup, que les jésuites détenus dans l'ancienne maison de campagne des ducs d'Aveiro, ont reçu une lettre du Souverain Pontife. Aussitôt Pombal et tous ses amis sont en émoi ; il faut à tout prix découvrir cette dépêche. Trois officiers royaux, escortés de trente soldats et ayant à leur tête le frère même de Pombal,
Cette ignoble recherche n'a pas plus de succès : ce-pendant les officiers ne se tinrent pas pour battus et se mettent en devoir de procéder à une fouille encore plus ignominieuse. Les pères sont amenés un à un dans un appartement séparé, et là, malgré leurs protestations, ils sont dépouillés de tous leurs vêtements et soumis à la recherche la plus rigoureuse. Enfin, la lettre est trouvée. Que renfermait-elle ? une excitation à la révolte, un appel à la conspiration contre la vie du prince ? Non. La simple permission, accordée par le pape aux jésuites,
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de conserver le Saint-Sacrement dans la chapelle intérieure du château. Voilà pour quelle dépêche on avait bouleversé toute la maison. Ce ne fut pas tout cependant, car les officiers de la prison furent tous mis aux fers pour avoir laissé passer cette lettre ; plusieurs employés subalternes furent condamnés aux travaux forcés, et neuf ans plus tard, quelques-uns gémissaient encore dans les prisons pour ce crime impardonnable ! Quant à nos pères, ils ne furent pas traités avec plus de clémence. Quelques jours après cette visite, deux d'entre eux étaient saisis et emmenés on ne sait où ; d'autres ne tardèrent pas à les suivre.
A la même époque, deux pères italiens reprenaient en liberté le chemin, de leur patrie. Je profitai de cette occasion pour confier au P. Fantini un petit livre que j'avais traduit de l'allemand en latin, pour charmer les ennuis de ma captivité, et que je désirais faire parvenir à Mayence. C'était un opuscule du P. Pinamonti, ayant pour titre : La Croce sollevata.
Deux mois plus tard, le 5 juillet, un décret royal rendait à la liberté trente-sept prisonniers appartenant presque tous à la province de Portugal, et les envoyait en Italie rejoindre leurs frères exilés. Parmi ces Portugais, on distinguait le P. Jean Henriquez, ancien provincial du Portugal, et impliqué, comme on se le rappelle, dans le complot du duc d'Aveiro et du comte de Tavora. Plusieurs personnes ne virent pas sans étonnement la mise en liberté de ce père ; car, s'il était coupable, pourquoi lui faire grâce ; et, s'il était innocent, pourquoi l'avoir puni comme conspirateur ? Deux jésuites allemands partagèrent la bonne fortune des Portugais, et retournèrent dans notre patrie : c'étaient le P. Graff, qui mourut plus tard au collège de Trèves, et le F. Jacques Muller, de Cologne. Ces trente-sept religieux montèrent à bord d'un vaisseau danois et cinglèrent vers l'Italie,
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où ils arrivèrent sans accident : ce qu'on ne verra pas sans admiration, si l'on songe que le plus grand nombre des voyageurs étaient des vieillards de soixante ou soixante-dix ans, et même davantage.
A l'époque où nous étions arrivés, nous avions vu sortir des prisons de Saint-Julien des pères appartenant aux différentes provinces du Portugal, de Goa, du Japon, de la Chine et du Brésil ; les seuls jésuites de la province du Maragnon avaient été exceptés de toute grâce.
Disons cependant qu'on ne nous laissa pas tout à fait privés d'espérance ; le gouverneur de la prison nous promit même qu'au bout de trois semaines il ne resterait plus un seul jésuite à Saint-Julien. Mais trois mois, trois années se passèrent, et nous demeurions toujours prisonniers, et c'est à grand'peine si, dix ans plus tard, la disgrâce de Pombal et non pas sa clémence nous tirait enfin des souterrains. En attendant, il continua de nous faire la guerre, comme par le passé. Le 28 août, il obtint un décret du roi, défendant expressément et sous les peines les plus graves, à qui que ce fût, d'introduire dans le royaume aucune bulle émanant de la cour de Rome. Cette voix du Pontife romain était à peu près la seule voix souveraine qui ne s'élevât pas, dans ces temps malheureux, contre la Compagnie. Le Portugal, la France et l'Espagne avaient chassé les jésuites ; l'Italie commença à les imiter.
Le 21 novembre 1767, cinq cents jésuites furent, à la même heure, arrêtés dans le royaume de Naples et conduits à Pouzzoles, petit port sur la Méditerranée, à trois lieues de la capitale. Des vaisseaux les y attendaient, prêts à mettre à la voile, pour les emmener et les disséminer hors du royaume. Au commencement de l'année suivante, le duc de Parme suivit l'exemple du roi de Naples, et les jésuites, sous le prétexte ordinaire de raison d'Etat, furent chassés de ses domaines.
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Toutes ces persécutions remplissaient de joie l'âme de Pombal ; il aimait à voir avec quel zèle ses collaborateurs travaillaient à son oeuvre de prédilection. Pour lui, il continuait de leur donner l'exemple. On se souvient de la manière dont il avait fait expier aux jésuites de la prison d'Aveiro la réception d'une lettre du Saint-Père. Deux pères enlevés au mois de mai 1767, quatre au mois de juillet, et enfin deux autres au mois d'octobre de la même année, ne lui parurent pas une expiation suffisante d'un si grand crime. Au mois de mai 1768, il ordonna encore à cinq de ceux qui restaient, deux prêtres et trois frères coadjuteurs, d'échanger leur habit religieux contre des vêtements laïques et de monter à bord d'un vaisseau faisant voile pour l'Afrique. Où voulait-on les conduire ? C'est un mystère qui n'a jamais été pénétré ; et maintenant encore, au moment où j'écris ces lignes, on ne sait absolument rien sur leur sort : probablement, on les a abandonnés dans quelque île déserte.
Mais faut-il s'étonner que Pombal ait persécuté avec un tel acharnement les jésuites, qui plusieurs années auparavant avaient refusé les faveurs de la cour et repoussé dédaigneusement la proposition de quitter l'habit de la Compagnie, puisque ceux-là même qui avaient eu la criminelle faiblesse de céder à la peur ou aux promesses, n'échappèrent pas à sa haine ? Il les fit revenir d'Asie et d'Amérique et jeter en prison.
Après s'être attaqué aux personnes, il s'attaqua aux choses et prétendit réformer tout ce que les jésuites avaient fait et établi pour l'éducation de la jeunesse. Dans cette pensée, il déclare superbement que jusqu'à ce jour les études ont été négligées et qu'il s'agit de les
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restaurer. La réforme commença par l'Université de Coïmbre, si fameuse dans nos annales. Son entrée dans cette ville se fit avec un appareil militaire qui convenait bien mieux à ses goûts de despote qu'à un ami des lettres ; mais il entrait dans les desseins de Pombal de déployer partout l'appareil de la force brutale. Il s'installa au collège des jésuites, appelé le collège royal des arts, et fondé autrefois par Jean III, roi de Portugal. Son premier soin fut de faire effacer le nom de Jésus sculpté au frontispice de l'édifice. Quand il pénétra dans la bibliothèque, l'une des plus belles de la Compagnie, et par le nombre et par le choix des ouvrages, il fit réunir en un même monceau les quelques milliers de volumes écrits par nos pères, y ajouta tous les livres qui traitent de l'institut ou en font l'éloge, et ordonna à ses soldats d'y mettre le feu. Quelques instants suffirent pour cet auto-da-fé de livres si précieux. On brûla parmi les autres les vingt-trois volumes in-folio du P. Suarez, cette lumière de l'Eglise, qui, pendant vingt ans, avait enseigné dans cette même Université de Coïmbre et y avait acquis cette juste réputation dont il jouit encore dans le monde.
Le plus grand obstacle que Pombal avait rencontré à l'exécution de ses desseins, était assurément la fermeté inébranlable du Souverain Pontife Clément XIII. Sa bonne fortune l'en délivra ; ce saint pape mourut le 2 février 1769, fête de la Purification de la sainte Vierge. Cette mort causa autant de douleur à la Compagnie que de joie à ses ennemis ; les jésuites perdaient leur dernier défenseur, et les méchants saluaient avec espérance l'avènement du nouveau pontife. Pombal ne fut pas le dernier à se réjouir ; mais, comme d'ordinaire, il manifesta
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sa joie par un redoublement de rigueur à notre égard. Trente et un pères restaient encore à la maison de campagne du duc d'Aveiro ; il les en fit tirer le 11 niai et les jeta avec nous dans les cachots de Saint-Julien. Ils laissaient derrière eux vingt-trois morts appartenant aux différentes provinces du Portugal, du Brésil, du Maragnon, de Goa, de Malabar, du Japon et de la Chine. Je remarquai parmi ces nouveaux venus le P. Szentmartonyi, Hongrois. Ce père, habile mathématicien, avait été envoyé en Amérique en 1753, par ordre du roi de Portugal Jean V, pour y fixer les limites entre les possessions portugaises et espagnoles. Avant son départ il avait obtenu du roi la promesse par écrit de pouvoir revenir en Europe, sa mission achevée, aux frais du trésor public. On l'occupa sept années en Amérique, après lesquelles il fut arrêté avec cinq autres pères, ramené en Portugal et jeté dans les cachots de Saint-Julien. Après un an de détention dans la tour, il fut transféré à la prison d'Azéitao, d'où il revint pour la seconde fois à Saint-Julien.
Le Saint-Siège resta vacant trois mois, après la mort de Clément XIII. Le 19 mai, le conclave élut le cardinal Ganganelli, conventuel, qui prit le nom de Clément XIV. Il est d'usage qu'à l'avènement d'un nouveau pape, tous les généraux d'ordre et les premiers supérieurs aillent lui présenter leurs hommages. Le P. Ricci, général de la Compagnie, se rendit avec les autres au palais du Saint-Père. Mais l'accueil de Clément XIV fut froid et glacé, et c'est à peine s'il échangea rapidement quelques syllabes. Cet accueil ne passa pas inaperçu, et bientôt même on en parla dans le public. Un journal de Madrid, le Mercure fit observer à cette occasion que le Souverain Pontife avait ainsi voulu, dès le premier jour, manifester ses intentions peu bienveillantes à l'égard de la Compagnie.
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Pombal était au comble de ses voeux ; mais la joie parfaite ne se rencontre pas sur la terre. Pendant qu'il re-gardait avec complaisance ses desseins s'acheminer vers une heureuse issue, il fut en peu de temps frappé d'un double coup aussi terrible qu'inattendu. Son frère,
La tombe de
Paul de Carvalho était prieur de l'abbaye de Guimaraens, non loin de Bracara, et en retirait des revenus considérables. A ce titre de prieur et à beaucoup d'autres vint s'ajouter, après sa mort, celui de très éminent cardinal. En effet, ayant été créé cardinal in petto par Clément XIV, le 18 décembre 1769, il ne fut proclamé que le 29 janvier de l'année suivante, douze jours après sa mort. En sorte que cette nomination ne servit qu'à nourrir la vanité de son frère le ministre, qui n'eut pas honte, trois
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ans plus tard, de faire inscrire le nom du cardinal Paul dans l'annuaire ecclésiastique et de le placer parmi les cardinaux vivants. C'est ce dont on peut s'assurer en lisant dans le calendrier portugais la liste des cardinaux : Lista dos cardeaes de que se compoem o sacro Collegio.
Dans une des salles du palais d'Oeyras, on voit un groupe qui représente les trois frères Carvalho, tous debout et se donnant la main ; au bas du monument on lit cette inscription : Concordia fratrum. Pombal est au milieu du groupe, princeps fratrum, firmamentum gentis, rector fratrum, stabilimentum populi. (Eccli., XLIX 17.)
Cette inscription n'a certainement pas le défaut d'être très réservée. Le célèbre marquis savait faire partager l'admiration qu'il se portait et comptait, même en dehors du Portugal, plus d'un panégyriste. Je me souviens d'avoir lu quelques pages écrites à sa louange par un auteur français, qui ne craint pas de l'appeler le premier homme du monde, puis il ajoute : « Ce fut le travail de tant de siècles de produire un tel prodige, qui, exposé à tous les regards, emporte l'admiration de l'univers... Qu'il est beau de pouvoir l'indiquer du doigt,'et de dire : Le voici ; c'est lui ! O heureuse notre France, s'il lui était donné de contempler un jour un héros, un demi-dieu, semblable au comte d'Oeyras » Il ne restait plus qu'à ajouter l'épitaphe du docteur de Salamanque, Alphonse Tostat : Hic stupor est mundi, etc...
Quelques personnes s'étaient imaginé que la mort de deux frères précipités si rapidement dans la tombe ouvrirait les yeux de Pombal, et lui ferait craindre les jugements de Dieu. Il n'en fut rien. La fortune Pavai aveuglé. Il continua donc de vivre, et ce fut pour faire peser non seulement sur nous, mais sur le peuple portugais tout entier, le poids de sa tyrannie.
A l'occasion de l'avènement du nouveau pontife, un jubilé solennel fut accordé à toute l'Église. Deux lettres
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apostoliques portèrent cette bonne nouvelle dans tous les pays catholiques, et furent adressées, l'une à tous les patriarches, primats et archevêques, l'autre à tous les fidèles chrétiens. Partis de Rome le 12 décembre 1769, deux exemplaires de ces lettres arrivèrent à Lisbonne au commencement de l'année suivante. Le roi ou plutôt son ministre permit aux fidèles portugais de puiser à la source des grâces, de méditer ces lettres apostoliques qui rappelaient les obligations des princes si clairement marquées par saint Paul: Ministri enim Dei sunt in bonum ; nec sine causa gladium portant, vindices in iram ei qui malum agit.
Ils ne manquèrent pas de s'en faire à eux-mêmes la plus favorable application. La mauvaise entente qui régnait depuis dix ans entre les cours de Rome et de Lisbonne s'éteignit enfin sous le successeur de Clément XIII. Innocent de Conti, descendant d'une des plus anciennes et des plus illustres familles de Rome, fut envoyé à Lisbonne en qualité de nonce du Saint-Siège. Il passa le 29 juin 1770 au pied du fort Saint-Julien. Instruit de son arrivée, Pombal envoya à sa rencontre une magnifique voiture attelée de six chevaux pour le recevoir à sa descente du vaisseau. Peut-être voulait-il par ces prévenances et ces honneurs racheter la faute qu'il avait commise dix ans auparavant, en chassant son prédécesseur; mais peut-être aussi voulait-il capter sa bienveillance et ses bonnes grâces, afin de pouvoir s'en servir dans la suite selon ses desseins.
Pendant ces événements, que se passait-il dans nos cachots ? C'était toujours même uniformité de vie. Au mois d'août, nous apprîmes que le roi Frédéric II, le bienfaiteur de notre Compagnie en Allemagne, venait d'avoir un fils (1). Aussitôt, l'un des captifs composa une
1. Le fait était inexact.
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pièce latine, où il prédit au nouveau-né le plus bel avenir. Il crut devoir cette marque de reconnaissance à la protection dont Frédéric entourait alors la Compagnie de Jésus, bien qu'il ne portât pas le nom de Roi Catholique, ni Roi Très Chrétien ou Très Fidèle. La mort vint encore nous visiter : trois pères, appartenant tous à la province de Goa, succombèrent successivement.
Le premier était un Portugais, ancien provincial de la province de Goa ; il mourut épuisé par les souffrances. Le second était un vénérable vieillard de quatre-vingt-onze ans, qui avait trouvé dans son courage des forces pour résister pendant plusieurs années à tous les tourments de sa captivité. Le gouverneur du fort ne put lui-même retenir ses larmes, en voyant ce vieillard, chargé d'années et de mérites, expirer dans ces affreuses prisons, comme le dernier des malfaiteurs. ,Le troisième mourut le 28 novembre. Nous touchions à la fin de l'année 1771 ; à cette occasion, un des captifs, très dévot aux mystères de la sainte enfance du Sauveur, dessina une petite image où l'enfant Jésus était représenté tenant une croix d'or d'une main, de l'autre un coeur d'où s'échappaient des flammes. Cette image passa de main en main, de cachot en cachot ; elle consola les prisonniers et ranima leur courage.
Depuis treize ans, nous étions prisonniers en Portugal, déchirés par la calomnie, couverts d'opprobres, en proie à la maladie, à la souffrance, à la mort elle-même, qui avait déjà fait vingt et une victimes parmi nous, et menaçait de nous emporter tous. Pour adoucir nos maux, nous n'avons jamais eu recours qu'à la patience. Mais quelles que fussent les souffrances endurées jusque-là, elles furent dépassées par celles qui nous assaillirent
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dans la suite. Clément XIV, sans cesse obsédé par les sollicitations des cours de France, de Portugal et d'Espagne, loin de ramener la paix par sa condescendance, vit se préparer de nouveaux orages.
Le pape Clément XIII avait accordé à nos pères,exilés dans ses États, quelques privilèges ecclésiastiques ; Clément XIV les leur enleva et les obligea même à quitter l'habit de la Compagnie et à prendre la soutane portée par tous les clercs séculiers des États romains. Clément XIII avait, aux frais de la chambre apostolique, accordé une pension annuelle à plusieurs des pères exilés du Portugal ; Clément XIV la leur retira. De plus, il fit faire la visite la plus sévère dans toutes nos mai-sons et ferma les sept collèges que nous dirigions à Rome.
Cette mesure n'était que l'annonce du grand coup dont la Compagnie devait être frappée un an plus tard.
Plusieurs de nos compagnons eurent le bonheur d'échapper par la mort à cette suprême calamité. Parmi ces derniers, était le P. Jean Alexandre, mort le 11 février, ainsi que son propre frère, l'ancien évêque de Macao. Tous deux, morts le 11 février au matin, furent enterrés le même jour à l'approche de la nuit.
Voici à ce propos comment on procédait aux funérailles des captifs. Un prêtre enveloppé d'un grand manteau, sous lequel il cachait une étole et un surplis, descendait au cachot du défunt. Deux ou trois hommes l'accompagnaient en portant aussi sous le manteau, l'un la croix, un autre l'eau bénite, un troisième un flambeau. Quatre et quelquefois six hommes emportaient le corps, enseveli dans quelque misérable guenille. On attendait toujours la nuit pour ces tristes cérémonies ; car on ne voulait pas que personne eût connaissance du nombre plus ou moins grand de victimes que la mort faisait parmi nous. S'il se trouvait quelques curieux sur la
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place publique, on les écartait impitoyablement à coups de fouet. Une fois entrés dans l'église, on en fermait précipitamment les portes ; on n'inscrivait pas même le nom du défunt sur le registre mortuaire, afin que sa mémoire pérît tout entière. Tout le monde en Portugal savait que depuis bien des années des jésuites étaient renfermés dans le fort Saint-Julien, mais personne ne pouvait dire combien parmi eux avaient succombé. Deux autres pères moururent encore à la fin de cette année : l'un, le 12 décembre ; le second, le 21 du même mois.
Disons en passant que la coutume, en Portugal, était d'enterrer les morts au bout de dix heures et quelquefois de sept. Au reste, il n'y a aucun danger d'enterrer des gens à demi vivants, attendu qu'on les achèverait certainement par la multitude des coups violents frappés, avec une sorte de pieu destiné à piler et durcir la terre, sur le corps du défunt.
Enfin, voici l'année où Pombal va recueillir le fruit de ses fatigues et de ses efforts continués pendant vingt ans avec une si persévérante énergie. Aucun incident ne vint rompre la monotonie de notre existence jusqu'au jour où nous fut promulgué le bref de suppression, si ce n'est la mort du P. Roger Hundt, allemand d'origine, qui nous quitta le 16 avril. Ce père, qui était de la province du Rhin-Inférieur, avait obtenu la permission d'aller au Brésil. Pendant vingt années, il y travailla sans se rebuter jamais dans sa rude mission. Il en fut alors arraché et jeté dans les cachots de Saint-Julien le 14 novembre 1759. En montant au ciel, il emportait avec lui une bien riche moisson de mérites.
Enfin parut le 21 juillet 1773 ; ce jour-là, Clément XIV, après avoir souffert une lutte terrible, signa le bref qui
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abolissait la Compagnie de Jésus. Pendant vingt-six jours encore, il en avait retardé la promulgation ; mais le 16 août, vers le soir, il le fit notifier à toutes les mai-sons que nous possédions à Rome et l'expédia en même temps dans toutes les parties du monde où se trouvait répandue la Compagnie. Le 9 septembre, la terrible nouvelle, partie du Vatican, vint retentir dans le fort Saint-Julien. Les hommes qui, pendant de si longues années, nous avaient caché toutes les nouvelles, comme si nous n'avions pas été du nombre des vivants, ou n'avaient rompu le silence que pour remplir nos oreilles de mensonges, vinrent en grande hâte, cette fois, nous signifier le bref du Souverain Pontife. Pombal était à sa maison de campagne d'Oeyras. Le 9 septembre au matin, il fit partir pour Saint-Julien un auditeur, accompagné d'un greffier. A leur arrivée, tous les pères sont tirés de leurs cachots et réunis ensemble dans le corridor de la prison. Alors on leur donne connaissance du bref : « Sa Majesté, que Dieu garde, m'envoie pour déclarer à Vos Paternités que Sa Sainteté a supprimé l'ordre de la Compagnie de Jésus, etc. » La lecture achevée, on nous dépouilla de notre habit religieux. Tous les premiers officiers du fort étaient présents à cette scène douloureuse : de nombreux soldats, sous les ordres d'un commandant subalterne, gardaient toutes les issues du lieu où nous étions rassemblés. En se retirant, le commissaire royal laissa le bref sur la table. En regard du latin on avait mis la traduction portugaise ; en tête une sorte de préface rédigée dans le style de Pombal ; quelques notes écrites à la main se lisaient à la marge.
Il ne serait pas facile de dire quelle douleur et quels sanglots accueillirent cette nouvelle. Ces généreux enfants de la Compagnie auraient volontiers enduré la mort dans leurs ténébreuses prisons, si la Compagnie de Jésus, leur mère, avait continué de vivre parmi les hommes. Un
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des nôtres, retenu dans son lit par la maladie, n'avait pas assisté à la promulgation du décret ; à la nouvelle que lui en porta le gouverneur, il fondit en larmes. Mais cet homme eut le coeur de lui intimer la défense de pleurer. Clément XIV ne fut pas si sévère; il nous laissa la liberté de répandre des larmes et il nous défendit seulement de taxer d'injustice, soit dans nos paroles, soit dans nos écrits, sa conduite à l'égard de la Compagnie.
Pombal était au comble de ses voeux. Un mois plus tard, le 4 octobre, cet homme, implacable ennemi de notre nom, publia un décret par lequel il était commandé, sous peine d'une grosse amende, à tous les habitants de Lisbonne, d'illuminer leurs maisons pendant trois jours, en signe de réjouissance. Hâtons-nous de dire cependant que les ambassadeurs des cours étrangères de France et d'Espagne ne prirent aucune part à ces insultantes démonstrations. Dans toutes les églises on chanta un Te Deum d'actions de grâces pour la destruction de cet ordre qu'on disait être inutile et pernicieux. Et cependant ce même ordre, déjà ébranlé de toutes parts et prêt à succomber, avait eu, peu de temps auparavant, assez d'énergie pour ramener dans la Transylvanie dix mille ariens à la foi catholique. Ces fêtes officielles se renouvelèrent dans toutes les parties du monde oit régnait la domination portugaise. Le bref de Clément XIV hâta la mort de plusieurs de nos pères : deux moururent quelques jours après sa promulgation ; le premier expira le 8 octobre, l'autre le 7 décembre.
L'Espagne, non contente d'avoir obtenu notre destruction, d'avoir fait publier le bref de Clément XIV par la voix du crieur public, de l'avoir fait placarder, selon l'usage, traduire dans la langue vulgaire et imprimer
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dans les feuilles publiques, voulait encore à tout prix le faire confirmer par le commun suffrage de tous les cardinaux. En effet, les promoteurs de la destruction de la Compagnie ne voyaient pas d'un bon oeil qu'un si petit nombre de cardinaux eussent signé le bref de Clément XIV : cinq seulement y avaient apposé leur nom, et encore ils étaient tous, un seul excepté, nouvellement revêtus de la pourpre, ou animés, on ne sait pourquoi, d'une haine violente contre la Compagnie. Mais ces projets n'eurent pas de suite. Clément XIV survécut peu de temps à ces tristes événements. Le clergé de France ayant refusé de recevoir son bref, il écrivit à l'archevêque de Paris pour l'exhorter à se soumettre ; mais le prélat répondit, le 24 avril 1774, qu'il ne pouvait, en cette circonstance, se rendre aux désirs de Sa Sainteté, parce 'que, disait-il, le bref manquait des formalités voulues par les lois canoniques, et qu'il ne pouvait par conséquent ressortir son effet; qu'il était le jugement d'un homme privé ; qu'il prononçait une sentence peu glorieuse à la papauté, nuisible au bien de l'Eglise, à l'accroissement et à la conservation de la foi orthodoxe. L'archevêque termine par ces paroles : « Adressant nos très humbles supplications au divin Père des lumières pour qu'il daigne les répandre sur Votre Sainteté et lui découvrir la vérité dont on a obscurci l'éclat. A Paris, le 24 avril 1774. »
On dit qu'à partir de la réception de cette lettre, Clément XIV perdit peu à peu ses forces, et qu'accablé par la douleur, il se consuma lentement dans les regrets et le chagrin, se rappelant sans cesse le refus des évêques de France. Il mourut le 22 septembre 1774. A cette nouvelle, la cour de Lisbonne reçut ordre de prendre le deuil ; jamais, dans aucun temps, il n'avait été rendu un pareil honneur à aucun pape : mais Pombal le voulait ainsi : il avait toujours professé le plus grand attachement
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à la personne de Clément XIV ; et dans son palais d'Oeyras, il n'avait d'autre portrait que celui de ce pontife, avec île petit cadeau qu'il en reçut. C'était un navire en miniature, de deux palmes de longueur environ, tout en ivoire, muni de tous ses agrès, et monté par son équipage, le tout sculpté avec la plus fine délicatesse : c'était un petit chef-d'oeuvre dû à l'habileté chinoise.
Quatre de nos compagnons moururent dans le courant de cette année 1774 : trois prêtres de la province de Goa, et un coadjuteur, natif de Londres.
La destruction de la Compagnie aurait dû, ce semble, calmer la haine de nos ennemis. Il n'en fut rien. Cette année même, on vit paraître un nouveau libelle intitulé : Entretien dans l'empire des morts entre le P. Angelo, jésuite, et le chevalier de Moncada, ancien templier. Ce titre seul est déjà un rapprochement assez odieux, sur lequel je ne veux pas insister. Personne, en effet, n'ignore la différence qui se trouve entre la condamnation des templiers et notre suppression. Plus de cent évêques, réunis en concile, ont condamné les templiers ; on a fait des enquêtes, reçu des aveux et permis aux accusés de se défendre. Pour nous, rien de semblable ; on nous a condamnés sans nous entendre, quelquefois même sans nous donner aucune raison des mesures de rigueur prises à notre égard. On n'ignore pas en effet que des princes ont affecté de tenir cachées au fond de leur coeur les causes de notre expulsion. Mais j'en viens de suite aux objections que le brave chevalier de Moncada fait au P. Angelo, son interlocuteur. Elles ne sont pas nouvelles, j'en conviens ; mais ce n'est pas la faute de notre auteur s'il est né si tard. Tout son travail a été de recueillir, avec grand soin du reste, ce qu'ont dit ses devanciers ; souvent même il ne prend pas la précaution de donner à ces vieilles calomnies un air
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de nouveauté. Mais venons aux détails. A la page 9 de la 3e partie, il nous reproche d'avoir excité les Indiens à la révolte dans le Paraguay. Au lieu de répondre moi-même, ce qui serait peut-être suspect, je laisserai parler D. Zeballos, gouverneur de Buenos-Ayres ; il écrit à son frère, un des premiers citoyens de Séville, à la date du 26 novembre 1795 ; voici ses propres paroles :
« La mauvaise foi des Portugais a paru avec éclat dans cette circonstance, comme aussi l'amour et la fidélité dont les pères de la Compagnie de Jésus ont fait preuve pour obéir aux ordres de la cour. Vous avez, je ne l'ignore pas, entendu sur cette affaire des rapports bien différents ; ils sont dus aux mensonges débités par les ennemis des jésuites, et surtout dans ces contrées, le marquis Val de Lirios, qui prétend ainsi couvrir les fautes de sa mauvaise administration, etc. »
Il n'est pas besoin de rien ajouter à ce témoignage ; l'accusation tombe d'elle-même. Plus loin, l'auteur du libelle produit un autre grief qui repose sur un fondement à peu près aussi solide que le dernier. Il accuse les deux P. Anselme Eckart, commandant, selon lui, du fort Saint-Michel, et son compagnon, le P. Antoine Meisterburg, d'avoir eux-mêmes dirigé des pièces d'artillerie dans une bataille livrée par les Indiens en 1757, contre les troupes portugaises et espagnoles, sur les bords de l'Uruguay. Or, le P. Anselme Eckart affirme pour son compte que jusqu'au jour où il lui fut donné de lire l'Entretien dans l'empire des morts, il ignorait complètement qu'il y eût dans le monde, soit ancien, soit moderne, un fort du nom de Saint-Michel. Quant à cette part si active qu'il a prise, avec le P. Antoine Meisterburg, à la bataille de 1757, elle n'existe, si je ne m'abuse, que dans l'imagination de l'auteur du libelle. En voici la raison bien simple. C'est que les deux missionnaires
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n'ont jamais, l'un pas plus que l'autre, mis le pied dans le Paraguay où elle s'est livrée, et qu'au moment même où on les suppose diriger ensemble l'artillerie des Indiens, ils étaient éloignés l'un de l'autre au moins de trois semaines de voyage.
A son tour, Pombal voulut montrer que sa haine vivait encore après la destruction de la Compagnie. Par un décret spécial, il ordonna à tous les sujets du roi de Portugal, de quelque ordre ou dignité qu'ils fussent, religieux ou séculiers, de jeter aux flammes et réduire en cendres tous les livres écrits par des jésuites. Plus tard, en 1777, l'aumônier du fort Saint-Julien nous avoua, non sans douleur, que, pour ne pas encourir la vengeance de Pombal, il avait lui aussi jeté au feu un certain nombre d'ouvrages précieux dont il regrettait alors vivement la perte.
Le ministre demeura-t-il satisfait? Pas encore. Après avoir fait la guerre aux livres des jésuites, il porta la fureur, ou, si l'on aime mieux, la folie, jusqu'à s'attaquer aux saints de la Compagnie de Jésus, que l'Eglise a placés sur les autels. Peur plus de clarté, entrons dans quelques explications préliminaires. A l'époque du tremblement de terre qui affligea la ville de Lisbonne, en 1755, nos pères s'étaient dévoués tout entiers au secours des malheureux habitants. Leur charité parut même avec tant d'éclat, que le roi Joseph Ier, au nom de tout son peuple, leur décerna de solennelles actions de grâces. En même temps, saint
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tout le royaume et dans toutes les possessions d'outre-mer, on célébrât la fête du saint avec la plus grande solennité. Les autorités civiles devaient se rendre ce jour-là dans les églises de la Compagnie pour assister à la messe et au panégyrique du saint. Le même pape Benoît XIV, par un autre décret du 15 mars 1758, ordonne d'ajouter aux commémoraisons des Heures canoniques celle de saint
Dix-sept ans plus tard, Pombal fit effacer de l'Ordo ecclésiastique la mémoire de ce saint, supprima sa fête que l'on indiquait ainsi dans le Missel : « Saint
Après la mort de Clément XIV, le Saint-Siège resta vacant quatre mois et vingt-trois jours, jusqu'au 11 février 1775, où le cardinal Braschi fut élevé sur la chaire de saint Pierre, et prit le nom de Pie VI. Dès le commencement de son règne, le nouveau pontife manifesta les intentions les plus bienveillantes à l'égard des jésuites. Aussi la commission des cinq cardinaux qui avaient condamné la Compagnie, en 1773, commença-t-elle à agir avec plus de modération. Pie VI voulut revenir sur cette grande affaire, et l'examiner selon les lois de la justice ; et il s'y porta même avec d'autant plus d'empressement, qu'il semblait par là se conformer aux intentions secrètes de son prédécesseur. En effet, après la mort de Clément XIV, on trouva dans une cassette, au milieu de plusieurs autres papiers, un écrit où il recommandait cette affaire à son successeur. Nous empruntons ce détail au Mercure de Madrid.
Revenons au Portugal ; le 6 juin 1775, une statue
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équestre en l'honneur de Joseph Ier fut élevée sur la grande place de Lisbonne, appelée Terreiro do Paço, par les soins du ministre Pombal. Je dis un mot de cette fête parce que les jésuites y ont eu leur part : dans un libelle qui parut à cette occasion, et qui porte jusqu'aux nues le mérite artistique de la statue, ce grand succès des beaux-arts était attribué tout entier à la destruction des jésuites ; et cela avec grande raison, car, tant que vécurent ces hommes ennemis de toute science et de tout progrès, le Portugal resta comme plongé dans l'ignorance et la barbarie ; mais à peine ont-ils disparu sous le règne glorieux de Joseph Ier , que les beaux-arts renaissent dans tout le royaume. La statue elle-même du prince, au dire de plusieurs, n'était qu'un symbole de la mémorable victoire remportée sur les jésuites. On y voyait le monarque, armé d'une pique dont il perçait la tête d'un horrible dragon étendu à ses pieds. Or, ce monstre, suivant les mêmes interprétations, c'était la Compagnie de Jésus.
Le 24 novembre 1775, mourut au château Saint-Ange, où il était resté enfermé dix-huit mois, le dernier général de la Compagnie. Pie VI avait déjà fixé le jour où il rendrait le captif à la liberté : mais Notre-Seigneur devança son vicaire et délivra le P. Ricci, en l'appelant à lui avant que les portes du château Saint-Ange fussent ouvertes au prisonnier. Au moment de recevoir le saint Viatique, et en présence de son Dieu, qui allait bientôt devenir son juge, le P. Ricci protesta solennellement de son innocence et de celle de sa Compagnie, et pardonna généreusement à ceux qui l'avaient persécuté avec tant d'acharnement.
Cette protestation fut rédigée par écrit. Voici ce qu'en disent des lettres venues de Rome : « Un jésuite, sujet du roi de Sardaigne, et très cher à Sa Majesté, possède la copie originale de la protestation du T. R. P. Général.
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Ce père, voulant se décharger de cette pièce, pria le roi de la conserver parmi les archives de son royaume. Non, répondit le prince, il n'est pas nécessaire; je suis parfaitement sûr de l'entière innocence de votre général et de toute votre Compagnie ; mais veuillez me pardonner si je n'accède pas à votre demande et si j'essaie d'éloigner de moi toutes les causes de division et de brouilleries avec les autres cours. »
Le 12 janvier de cette année, nous reçûmes encore un compagnon de captivité: c'était le P. Jean de Moronha, de l'illustre famille des comte d'Arcos. Pombal n'avait pas voulu le laisser partir pour l'Italie avec les autres jésuites portugais : il le retint en Portugal, où il eut pour prison, pendant seize ans, un monastère de dominicains, dans le diocèse de Coïmbre. Mais le nombre des religieux venant à diminuer peu à peu dans ce couvent, le supérieur, qui répondait du P. Moronha, craignit qu'il ne fût plus assez bien gardé et fit part de ses inquiétudes à Pombal, qui adjoignit le prisonnier aux autres captifs de Saint-Julien.
Cependant le ministre levait des troupes, préparait des armes et faisait venir à Lisbonne les régiments des provinces. On se demandait avec surprise ce que voulaient dire tant de préparatifs militaires. Un dessein que Pombal méditait depuis longtemps explique tout. Il voulait introduire la loi salique en Portugal, c'est-à-dire obliger la princesse Marie, fille de Joseph Ier et son unique héritière, à renoncer à la couronne en faveur de Joseph, petit-fils du prince régnant, et c'est pour assurer l'exécution de ce projet qu'il avait déployé un si grand appareil. Mais la princesse ne voulut point consentir à ce projet, disant qu'elle ne pouvait prendre un parti aussi
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grave sans l'agrément de son époux, le prince Don Pedro. Pombal, déconcerté, dut attendre ; et bientôt la santé du roi, qui dépérissait de jour en jour, l'obligea de renoncer entièrement à son dessein.
Joseph Ier fut précédé dans la tombe par Saldanha, patriarche de Lisbonne. Depuis quelque temps, ce cardinal avait perdu les bonnes grâces de Pombal. Ce chagrin, plus encore que la maladie ou les années, le conduisit au tombeau. Ce pauvre cardinal avait dû supporter les empiétements de Pombal sur le pouvoir ecclésiastique. « Non, non, disait-il un jour au curé du fort Saint-Julien, qui se plaignait à lui de ces empiétements sacrilèges. Non, non, je ne suis plus ni cardinal, ni patriarche. Pombal a tout usurpé. » Il mourut au commencement de novembre de l'année 1776.
Joseph Ier, après avoir langui quelque temps, succomba à son tour le 24 février 1777, âgé de soixante-deux ans. Son règne avait été attristé par de grands fléaux : tremblements de terre, inondations, guerre, meurtres politiques, etc. Le peuple ne pleura guère son prince. La nouvelle reine, Marie, s'affligeait de cette insensibilité, on l'en consola en lui représentant la joie du peuple à la pensée de la disgrâce prochaine de Pombal, cette perspective lui faisant, disait-on, oublier sa douleur 'de la mort du roi. En effet, le règne de Pombal était fini. Nous dirons le ressentiment que lui gardait le pays et la haine qu'il lui témoigna dès qu'il put le faire sans crainte.
Quant à nous, captifs de Saint-Julien, notre plus grand ennemi, celui qui avait juré de nous dérober la lumière tant qu'il vivrait, n'étant plus le maître, nous allions sentir briser nos chaînes et voir ouvrir nos cachots. En
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effet, quelques jours après la mort du roi, le juge de l Inconfidence, José-Anton de Oliveira Machado, écrivit an gouverneur du fort Saint-Julien et lui demanda les noms de tous les captifs avec le motif de leur emprisonnement. Le gouverneur dressa une liste exacte de tous les jésuites entrés dans le fort avec la mention de leur état présent : parti, décédé, vivant. Quant aux motifs d'incarcération, il déclare n'en savoir rien, sinon qu'ils étaient tous enfermés par ordre du secrétaire d'État Pombal.
Le 10 mars, José de Oliveira vint en personne à Saint-Julien et pour la première fois, après dix-huit ans de captivité, on nous demanda ce que nous avions fait. Assis à une table, placé dans le corridor donnant accès à nos cachots, Oliveira nous appelle tous l'un après l'autre, et nous pose ces deux questions : « Où le Père voudrait-il aller présentement ? Quels vêtements lui sont nécessaires pour le voyage ? » En attendant, on nous donna des habits de deuil, car c'est la coutume en Portugal qu'à la mort du roi tout le monde témoigne ainsi sa douleur. Depuis la suppression, nos vêtements n'étaient plus qu'un misérable assemblage de loques déteintes propres à nous ridiculiser plus qu'à nous couvrir.
A peine la nouvelle se fut-elle répandue que les cachots de Saint-Julien étaient ouverts que de toutes parts la joie éclata. On ne pourrait dire le concours d'hommes de toutes conditions qui se rendit au fort ; on y accourait par bandes de Lisbonne et des environs. On nous félicitait de ce que la fortune, rassasiée de nos maux, se montrait enfin sous un meilleur jour ; on nous embrassait avec effusion, on montrait par les plus sincères témoignages la douleur qu'avait causée à tous la destruction de la Compagnie Tous voulaient entendre le récit de nos souffrances ; tous désiraient voir nos prisons et toucher de leurs mains ces murailles témoins de nos angoisses.
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Ce ne fut pas seulement par des paroles mais encore par des actions qu'un grand nombre d'ecclésiastiques ou séculiers nous montrèrent leur attachement à la Compagnie. Le premier qui nous aida de ses libéralités fut un habitant de Hambourg qui n'était pas catholique. Les carmes ne se montrèrent pas moins compatissants. Parmi nos bienfaiteurs, je signale M. de Lebzeltern, ambassadeur d'Autriche, qui, ne voulant pas être connu, se fit passer pour un simple attaché d'ambassade et reçut à sa table tous les pères allemands, leur parla avec beaucoup de bienveillance et les obligea même à lui demander simplement ce dont ils auraient besoin. Ce gentilhomme convint dans la suite que tout ce qu'il avait entendu dire du fort Saint-Julien était fort au-dessous de ce qu'il avait vu de ses yeux. Du reste, la mort de 37 de nos compagnons fait assez comprendre ce que devaient être ces cachots. Il est vrai, Pombal ne fit pas mettre à mort, par un décret spécial, ces 37 religieux ni les 31 qui moururent à Azeitao, ni tant d'autres victimes dont le nombre est connu de Dieu seul ; mais il les fit mourir par une mort lente et d'autant plus cruelle qu'elle était plus prolongée.
Nous ne fûmes pas les seuls à qui la disgrâce du ministre rendit la liberté. A la même époque, 800 personnes environ, de tout rang, sortirent des prisons d'État : on estime que les trois quarts de ceux que Pombal y avait fait enfermer avaient péri de misère.
[Ce calcul du P. Eckart n'est pas exact. Les chiffres fournis par l'enquête officielle portent : personnes emprisonnées, déportées et mises à mort 9.640, parmi lesquelles 3.970 sans aucune raison.]
Aussi de toutes parts on poussa contre le tyran des cris de malédiction ; et quand, pour la première fois, le roi Don Pedro se montra au peuple, il n'y eut qu'une voix dans la foule : « Vive le roi ! Mort au marquis ! » Si Pombal avait été vu alors, on l'eût mis en pièces.
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Publiée par de Murr, et traduite d'après l'original latin.
Mon Révérend Père Provincial,
Pax Christi.
Depuis bientôt huit ans que je suis en prison, je n'avais pas encore trouvé le moyen de vous écrire, mais un père français vient de m'en offrir l'occasion. Il y a quelques jours encore compagnon de ma captivité, il vient de recouvrer la liberté par l'intervention de la reine de France.
En 1759 des soldats, l'épée à la main, me conduisirent dans le fort d'Alméida, sur les frontières du Portugal. Là on me jeta dans un sombre cachot. Cette prison était pleine de rats qui ne cessaient de m'importuner : ils montaient jusque sur mon lit et sur ma table, même pendant mes repas. Je ne dis rien de l'obscurité de la prison. Nous étions vingt captifs, chacun dans un réduit séparé. Les quatre premiers mois nous fûmes traités avec assez d'humanité, mais depuis lors on nous laissa presque mourir de faim. On nous enleva notre bréviaire, nos images, nos médailles, tous nos objets de piété. Nos gardiens voulurent même arracher à l'un des pères le crucifix qu'il portait suspendu à son cou, mais celui-ci s'y opposa avec tant d'énergie, que jamais on n'osa plus renouveler la tentative sur aucun des nôtres. Au bout d'un mois nos bréviaires nous furent rendus. Dans notre captivité, nous endurions la faim et bien d'autres tourments. On ne permit à personne de venir assister les malades et les moribonds. Nous sommes restés trois ans à Alméida; mais quand tout à coup la guerre éclata, nous fûmes conduits dans l'intérieur du Portugal. Nous n'étions plus
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que dix-neuf, la mort nous avait enlevé un de nos frères.
Des cavaliers en armes nous escortèrent et nous menèrent à Lisbonne. Nous passâmes notre première nuit dans la prison réservée aux scélérats et aux condamnés à mort. Le lendemain on nous fit passer dans la prison de Saint-Julien. Elle se trouve entre la mer et le Tage. C'est là que je suis resté enfermé jusqu'au moment où je vous écris. Notre cachot est sous terre, c'est un séjour de mort, nous avons à peine assez d'air pour respirer. Un peu de jour pénètre jusqu'à nous par un soupirail qui a trois palmes de longueur et trois doigts de largeur. On nous accorde un peu d'huile pour entretenir la lumière d'une lampe. Pour toute nourriture, nous avons par jour une demi-livre de pain et de l'eau où fourmillent les vers.
Les malades reçoivent un peu de bouillon, mais en très petite quantité. On nous refuse les sacrements, excepté à l'article de la mort, encore faut-il une attestation de celui qui est tout ensemble notre chirurgien et notre médecin. Cette prison est infectée d'insectes insupportables : l'eau suinte le long des murs ; aussi cette humidité fait-elle pourrir en très peu de temps les lambeaux qui nous restent encore, et tout ce que nous pouvons avoir. L'autre jour, le commandant du fort ne pouvait s'empêcher d'écrire : « Chose étonnante ! dans ces cachots tout pourrit, tout, excepté les pères. » Vraiment il semble que nous vivions par miracle, afin de souffrir plus longtemps pour Jésus-Christ. Notre chirurgien (qui ne possède que son art, mais le possède assez bien) voit avec une surprise mêlée de stupeur nos pères recouvrer la santé : il assure que c'est l'ouvrage de la puissance divine. Quelques-uns durent leur rétablissement à des voeux qu'ils avaient faits : un des nôtres, déjà près de mourir, prit de la farine de saint Louis de Gonzague et
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tout à coup se rétablit ; un autre, attaqué de frénésie, poussait des cris et des gémissements, mais à peine l'un de nous a-t-il récité sur sa tête quelques prières, qu'il se trouva mieux; un troisième, réduit plusieurs fois à la dernière extrémité, se vit guéri chaque fois après la réception du saint Viatique. Aussi notre chirurgien a-t-il pris l'habitude de dire : « Donnez-lui le Viatique et il guérira. » Un des nôtres étant mort, son visage parut beaucoup plus beau que pendant sa vie. A cette vue, les soldats stupéfaits s'écrièrent : « C'est un bienheureux ! c'est le visage d'un saint ! oui, nous en sommes témoins. »
Tels sont, avec beaucoup d'autres, les secours surnaturels qui viennent nous fortifier ; nous nous félicitons mutuellement ; nous portons presque envie au sort de ceux qui sont morts ; ce n'est point parce qu'ils sont arrachés à la douleur, mais parce qu'ils tiennent déjà la palme de la victoire. Mourir dans le combat et dans ce lieu que le Seigneur assigne à notre courage : tel est l'unique voeu de la plupart d'entre nous. Les trois pères français qui ont reçu la liberté sont partis avec tristesse, préférant notre condition à la leur. Plongés dans de continuelles souffrances, nous sommes remplis de consolations. Nous sommes presque nus, nous ne passons pas un instant sans quelque douleur. Quelques-uns se servent encore des restes ou lambeaux de leur habit religieux ; on nous laisse à peine ces haillons pour nous couvrir comme l'exige la modestie. Pour lits, nous avons du crin recouvert de toiles grossières, qui tombent en pourriture, et nous n'avons rien pour les remplacer. Il ne nous est permis de parler à personne. Le gardien de la prison, homme farouche et intraitable, vient augmenter nos souffrances ; bien souvent il nous retire le nécessaire ; de temps en temps il propose la liberté et son appui à tous ceux qui voudront renoncer à l'Institut. Nos pères
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de Macao, qui nous ont été adjoints, ont franchi de grandes distances sur terre et sur mer. Parmi eux plusieurs ont affronté en véritables soldats de Jésus-Christ les fers et les tortures multipliées, quand ils étaient au milieu des barbares : Dieu a préféré leur réserver ici de plus longues douleurs plutôt que de leur accorder la grâce du martyre parmi les idolâtres.
Notre prison renfermait quatre-vingt-douze religieux : vingt-sept de la province de Goa, un de celle du Malabar, dix de la province du Portugal, neuf de celle du Brésil, vingt-trois de la province du Maragnon, dix de celle du Japon, et douze de la province de Chine; quinze sont Italiens ; treize, Allemands ; trois, Chinois ; cinquante-quatre, Portugais ; trois, Français ; deux, Espagnols. De ce nombre, treize sont morts et reposent dans la paix du Seigneur. Trois ont reçu la liberté : nous ne sommes plus que soixante-seize. Plusieurs que je ne connais pas et que je ne saurais nommer ont été probablement enfermés dans d'autres prisons. Nous demandons à nos pères moins leur compassion (car nous nous trouvons heureux) que le secours de leurs prières, nous n'attendons plus d'aide que de Dieu. Je désire la liberté de mes frères, non pas la mienne. Vivez heureux ! travaillez avec énergie et courage pour la gloire de Dieu : autour de vous rendez à la religion ce qu'elle perd dans ce pays.
Reverentiae vestræ servus in Christo.
LAURENT KEULEN, S. J.
Prisonnier de Jésus-Christ.
Prison de Saint-Julien sur le Tage, 12 décembre 1766.
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Mon Révérend Père,
Pax Christi.
Au moment de notre arrestation à Goa, arrestation si soudaine et si imprévue, je trouvai par bonheur une occasion favorable pour écrire au R. P. Balthasar Linder, notre assistant à Rome, et le prier de vous faire passer ma lettre, afin que vous ayez la bonté de la communiquer à notre chère province de Bohême. La même Providence de Dieu me fournit aujourd'hui le moyen de vous écrire directement par un de nos compagnons de captivité ; c'est un de nos frères appelé Delsart; il vient d'apprendre que l'ambassadeur de France a obtenu de le faire mettre en liberté comme étant sujet du roi son maître, attendu qu'il est né dans la Flandre française. N.-S. avait conduit le F. Delsart à Goa quelque temps avant nos malheurs, et il y avait fait ses voeux. Cette occasion est d'autant plus favorable qu'elle me donne le temps de vous écrire et me procure le moyen de tromper la vigilance de nos gardiens, si difficile à surprendre.
Je commencerai par vous supplier de vous souvenir de moi dans vos saints sacrifices : je demande le même secours à tous les membres de notre chère province que je n'oublierai jamais. Il y a déjà six ans que je n'ai eu la consolation de célébrer ou d'entendre la sainte messe ; aujourd'hui je ne vous parlerai que de notre situation présente, car pour remonter plus haut, plusieurs choses m'en empêchent, sans parler du papier qui me manque.
Nous fûmes embarqués à Goa en 1761, et notre navigation de cinq mois fut si pénible et si dure, que successivement nous perdîmes vingt-trois de nos compagnons
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(un vingt-quatrième mourut le jour de l'arrivée à l'embouchure du Tage). Le courage de ces chers défunts, leur résignation, leur amour pour Dieu et leur confiance en lui nous firent regarder leur mort non comme un motif de tristesse, mais plutôt un objet d'en-vie.
Ce fut le 20 mai, veille de la Fête-Dieu, que nous arrivâmes à l'embouchure du Tage, où nous restâmes trois jours ; le quatrième on se mit en devoir de conduire en prison quelques-uns de nos pères portugais, plusieurs passagers et ceux qui devaient être transportés plus loin : en tout vingt-huit personnes, et nous fûmes réduits à cent quatre. Mais il faut remarquer que plusieurs des nôtres étaient restés en Asie ; parce que étant dispersés dans l'intérieur des terres, il n'avait pas été possible aux émissaires du ministre de s'en emparer à temps pour les embarquer avec nous.
Enfin nous sortîmes du vaisseau. Le port, qui est très fréquenté, se trouvait alors encombré d'une multitude de personnes accourues pour nous voir. On nous reçut au milieu d'une garde renforcée qui nous conduisit au fort Saint-Julien, qui se trouve à l'entrée du port, pour y être enfermés. Les cachots où nous fûmes confinés étaient contigus à ceux de nos pères venus du Maragnon, ce que je ne sus que plus tard. Le P. Wolff, natif de Silésie, mais de notre province, et au nom duquel je vous écris, se trouvait parmi ces prisonniers du Maragnon. Le temps, la nécessité ou mieux la divine Providence nous suggéra les moyens de communiquer d'un cachot à l'autre et de nous reconnaître.
La guerre s'étant déclarée entre l'Espagne et le Portugal, on retira des prisons d'Alméida les jésuites qui s'y trouvaient pour les amener dans la nôtre. Deux ans plus tardy arrivèrent encore les pères de Macao, et parmi eux le P. Kostler, Bohémien, qui, lui aussi, se recommande
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à vos prières. Dans l'espace de cinq années et quatre mois, nous avons perdu treize des nôtres qui sont allés recevoir la récompense de leur admirable patience à souffrir pour Jésus-Christ. Ainsi, de quatre-vingt-douze que nous étions, nous ne sommes plus que soixante-sept, en défalquant les treize morts et les deux Français, le P. du Gad, supérieur de Macao, et le F. Delsart, porteur de cette lettre.
Maintenant venons à la description de mon trou : c'est un souterrain semblable à une cave très profonde ou mieux à un tombeau antique. Sa position sur le bord de la mer le rend perpétuellement humide, et cette humidité engendre une quantité prodigieuse de vers qui nous donnent beaucoup à souffrir. Dans le haut des murailles il y a quelque soupirail, afin que ceux qui nous portent notre misérable nourriture puissent voir un peu où mettre le pied; mais ni air ni lumière ne pénètrent dans nos cavernes, si ce n'est au moment où on ouvre la porte de fer qui donne entrée aux cachots. D'après cela, vous pouvez penser combien ces souterrains sont fétides et malsains. L'huile à brûler qu'on nous donne est si mauvaise, qu'elle répand une odeur insupportable.
Le cachot où je suis enfermé est long de seize pieds environ et large de treize, il y en a de plus petits où deux personnes sont très à l'étroit. Mais il faut avouer que c'est une consolation d'avoir un compagnon, et cette consolation ne nous serait pas donnée si le nombre des prisonniers était moins grand. Au commencement, je n'eus qu'un compagnon ; c'était un frère florentin, très bon sculpteur. On me donna ensuite un jeune étudiant génois qui, après deux ans de captivité, mourut saintement et fut remplacé par le frère qui m'abandonne aujourd'hui. Ces combinaisons m'ôtent la possibilité de me confesser. Les geôliers portent à l'excès les précautions pour empêcher toute communication avec qui que
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ce soit, même avec ceux qui nous servent et qui n'osent pas laisser échapper une parole. Cependant il a plu à Dieu de nous inspirer un expédient pour nous avertir mutuellement de ce qui se passait dans nos cachots, soit en cas de maladie, soit pour d'autres souffrances, afin de nous secourir fraternellement par la prière.
Le premier jour de notre arrivée, je n'eus pas d'autre lit que la terre humide et mon bréviaire pour oreiller. Voilà tout le soulagement que je trouvai pour guérir la faiblesse de mes jambes qui ne pouvaient plus me permettre de rester debout et, par malheur, j'avais perdu dans le vaisseau une petite couverture qu'on m'avait permis d'emporter de Goa. On finit par nous accorder un paillasson qui, en peu de temps, fut pourri par l'humidité ; c'est cependant le lit où je dors tranquillement ; Béni soit Dieu, le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Dieu de toute consolation, qui nous console dans toutes nos tribulations et qui nous fait goûter combien il est doux de souffrir pour son saint nom.
Peut-être ceux qui liront ceci penseront que notre sort est bien dur ? Cela est vrai ; mais que sont nos maux en comparaison de ceux que l'Apôtre des gentils a éprouvés dans tous ses membres ? Aussi, quand je pèse les miens dans la balance du sanctuaire, j'ai honte de souffrir si peu pour Dieu, surtout quand je compare souffrance à souffrance et les miennes avec celles des premiers pères de la Compagnie, et de tant de généreux martyrs de la foi, puis enfin et surtout à celles que Notre-Seigneur a endurées pour nous.
Une seule chose, à vrai dire, nous cause une grande peine, c'est la privation de la sainte communion. Hélas, le croiriez-vous, mon cher Père, on ne veut accorder la communion qu'aux malades à l'extrémité. Pour nous, qui sommes tenus comme morts, plaise à Dieu que nous le soyons parfaitement au monde et que, nous trouvant
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déjà dans le tombeau, nous soyons ensevelis avec Jésus-Christ, afin que Dieu, l'unique témoin de nos misères, de notre résignation et de notre amour, nous veuille assister jusqu'à ce qu'il lui plaise de disposer de nous. Je ne vous ai point encore parlé de ma santé ; mais vous saurez qu'elle est passable : au reste, je vous puis assurer que je suis on ne peut plus content de mes chaînes et que j'en remercie Dieu qui me fortifie et me donne le désir de vivre sur la croix de mon Sauveur, pour y mourir avec lui, accomplissant de tout point sa divine volonté.
Je vous supplie, mon Révérend Père, de communiquer cette lettre à tous mes amis et à toutes les personnes que je connais, et que je salue très affectueusement. Mais, de grâce, que personne ne plaigne mon sort, mais que tous mes amis prient pour moi Notre-Seigneur, comme je le prie moi-même pour chacun en particulier, afin qu'il plaise à la bonté divine de me conserver cette allégresse de cur qu'il lui a plu de me donner jusqu'à ce jour, malgré mon indignité. Je ne vous demande pas cette faveur pour moi seul, mais bien de l'accorder à tous mes frères retenus captifs pour la cause de Jésus-Christ. Je me prosterne humblement à vos pieds, mon Révérend Père, et j'implore votre charité, afin que vous daigniez, avec tous nos pères et frères de la province de Bohême, vous souvenir de nous, pauvres prisonniers, dans vos prières et saints sacrifices de chaque jour : car, bien que nous soyons résignés, nous sommes cependant des hommes faibles et fragiles, ne pouvant rien sans le secours de Dieu. Offrez donc vos prières pour nous ; ces prières, s'élevant vers Dieu, nous obtiendront la grâce de combattre généreusement, constamment et jusqu'à la fin, comme il convient à de véritables enfants de notre mère la Compagnie de Jésus.
Mon Révérend Père, je suis forcé de m'arrêter ici, le
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papier me faisant défaut. Plein de confiance en votre charité, je vous supplie de nouveau de penser à moi devant Dieu. Je suis, mon Révérend Père, le plus petit de vos serviteurs en Jésus-Christ.
CHARLES PRZIKIL.
De la prison de Saint-Julien, à l'embouchure du Tage. Décembre 1766.
Nous pouvons assurer avec vérité qu'il n'est rien dans ce récit simple et abrégé de nos disgrâces, que nous n'ayons vu de nos yeux, rien dont n'ayons été témoins et participants.
Le 5 juillet 1762, à trois heures du matin, nous fûmes arrêtés au nombre de 29 jésuites. Treize étaient de la vice-province de Chine et avaient leur habitation dans la maison de Saint-Joseph ; huit de la province du Japon, lesquels demeuraient dans le collège de Saint-Paul, et trois de la mission française, habitants du même collège. Ceux-ci furent conduits dans le couvent des PP. dominicains ; les autres dans celui des PP. franciscains ; mais au bout de quatre jours, on nous transféra tous dans la partie du collège où se gardaient les effets et les provisions de la maison, et où se traitaient les affaires du dehors. On nous y assigna quatre petites chambres, dont l'une devait servir tout à la fois d'oratoire et de salle à manger. Toute communication nous fut absolument interdite avec qui que ce fût ; on mit pour cela aux portes et aux fenêtres des treillis de fer qui en fermaient
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l'entrée, et l'on disposa dans les endroits d'où l'on pouvait avoir vue sur nos chambres des sentinelles qui, jour et nuit, veillassent à ce que nous n'apprissions rien des externes, et à ce que nous en reçussions encore moins chose quelconque. On avait, de plus, fait défense très expresse à ces mêmes sentinelles, de rien dire de ce qui se passait dans la ville.
Ce fut pendant ce temps-là qu'un héraut publia contre nous, à haute voix, dans toutes les places publiques également remplies de gentils et de chrétiens, six ou sept arrêts flétrissants, dans lesquels notre nom était condamné avec éclat à un éternel oubli. On y déclarait rebelles l'archevêque de Cranganor et l'évêque de Cochin, parce qu'ils avaient refusé de se livrer eux-mêmes et d'abandonner la mission de Malabar. On y prononçait la confiscation de nos biens, avec injonction, sous les plus grièves peines, de représenter, dans le terme de vingt jours, tout ce qui nous avait appartenu de quelque manière qu'on en fût possesseur. On ajoute même qu'il y était décerné des peines corporelles et afflictives contre ceux qui se feraient les apologistes de la Société, manifesteraient extérieurement les sentiments d'estime qu'ils avaient pour elle, ou qui feraient des plaintes sur ses malheurs. La menace s'étendait jusques à ceux qui laisseraient échapper des regrets sur ce triste événement, par la part qu'ils pouvaient y avoir. C'est ce qu'éprouvèrent deux pauvres femmes qui se nourrissaient journellement d'une certaine mesure de riz cuit, qu'on avait coutume de distribuer, à la porte de nos maisons, aux malheureux qui n'avaient point cette ressource pour vivre. Comme elles s'étaient présentées à la porte d'un ou deux riches qui leur refusèrent l'assistance, il leur échappa de dire alors : « Oh ! si les maisons de nos bons pères subsistaient encore, nous n'en serions pas réduites à cette extrémité ; nous aurions
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du moins de quoi sustenter notre misérable vie. » Sur cela, elles furent déférées aux juges et mises en prison. Voilà ce que leur valut la plainte bien naturelle que leur avait arrachée le sentiment de leur misère.
Au commencement de septembre, on vendit à l'encan, à la porte de l'église, tous nos meubles; ceux de la province de Chine furent aussi vendus dans le même temps, à l'entrée du vestibule, assez loin cependant de l'enceinte de l'église. Les vases sacrés furent, dit-on, remis entre les mains de l'illustrissime évêque et déposés dans une maison séculière ; mais on a su que tous les autres meubles de dévotion, images, médailles, chapelets, croix, et dont les jésuites français avaient fait emplette avec des frais assez considérables, et qui leur étaient venus de France, des Indes et de Canton, meubles qu'ils ne gardaient que pour être envoyés chaque année à leurs missionnaires, qui devaient les distribuer à leurs néophytes, avaient été vendus et donnés à vil prix. Au temps même de la vente, on vit des gentils mettre sur leurs têtes le bonnet consacré à l'usage de nos prêtres, et qu'ils portent à l'autel même, par une ancienne concession du Saint-Siège, pour paraître, selon l'usage du pays, la tête ainsi couverte, avec plus de dignité. Ce bonnet est artistement travaillé et a ses différentes faces en or. Avait-il été acheté par ces gentils, ou l'avaient-ils emprunté des chrétiens ? C'est ce que je ne puis assurer. Je sais seulement que, s'en étant parés par dérision, et se promenant ainsi dans le vestibule de l'église avec une gravité affectée, ils excitaient le rire des spectateurs, qui auraient dû plutôt donner des larmes à ces scènes indécentes.
Je ne dois pas omettre ici que le juge du fisc avait promis au procureur des jésuites français de mettre en séquestre toutes les choses qui étaient destinées à fournir chaque année au nécessaire de nos missions, et qu'on
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se disposait alors à leur envoyer. Mais ce ne furent que de belles paroles, comme la suite le fit assez voir, lorsque nous présentâmes une requête au gouverneur et au juge du fisc. Dès qu'on nous eut arrêtés, nous dressâmes, le P. Jean Sylvain de Neuville, le P. Gabriel Boussel et moi, un mémoire fait assurément selon toutes les règles de l'étiquette et de la modération, dans lequel nous exposions que la mission française fondée par Louis XIV était entièrement indépendante de la province du Japon et de la vice-province de Chine ; qu'elle faisait un corps séparé, qui avait ses sujets, ses supérieurs, ses maisons, ses revenus à part ; qu'elle était sous la protection du Roi Très Chrétien, entretenue par ses libéralités, et que si trois des nôtres demeuraient à Macao, chez les PP. de Saint-Paul, ce n'était qu'à raison du bannissement de Canton, prononcé en 1733 contre les missionnaires, au temps de la persécution suscitée contre la loi chrétienne dans l'empire ; temps auquel ayant été forcés de céder à l'orage, nous nous étions retirés auprès desdits pères, qui nous avaient reçus avec toutes les marques d'une charité vraiment fraternelle ; que depuis ce temps-là, quelques-uns de nous y étaient demeurés par nécessité, mais toujours en qualité d'étrangers, et qu'ils y payaient pension ; qu'ils n'y étaient du reste qu'avec l'agrément de Sa Majesté Très Fidèle, le Roi dom Jean, qui leur avait promis, par lettres expresses qu'on gardait dans les archives de Goa et de Macao, de s'y établir avec pleine liberté de pourvoir leurs maisons des choses nécessaires. Rien de tout cela n'était ignoré de ceux à qui nous adressions notre mémoire. Nous demandions conséquemment ce qu'en temps de guerre on a coutume d'accorder à l'ennemi conformément au droit des gens, qu'il nous fût permis de sortir de Macao et de nous retirer où nous jugerions être plus expédient pour la conservation des missions du Roi Très Chrétien. Mais
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cette demande, quelle qu'en fût la justice, quelque raisonnable et quelque fondée qu'elle parût à tous les étrangers qui se trouvaient alors à Macao, resta sans réponse. Elle n'eut d'autre effet que l'ordre qu'intima, trois ou quatre jours après, le commandant de notre sentinelle, de nous ôter tout moyen de présenter une seconde requête, en nous arrachant encre, plumes et papier.
Le 5 novembre, nous fûmes embarqués de nuit à la faveur du peu de lumière que répandait la lune, au milieu d'une haie de soldats armés ; chacun de nous étant escorté d'un fusilier, pour l'empêcher de prendre la fuite, si la pensée lui en fût venue. Nous restâmes dix jours en rade. Pendant ce temps-là, un des principaux habitants de la ville étant venu pour ses affaires, et se retirant de nuit, lorsque régnait le plus grand silence, fit approcher sa chaloupe de nos fenêtres, et criant alors 4haute voix pour être entendu de tout le monde, il nous fit un adieu qui ne tournait pas moins à sa honte qu'à antre gloire, par le témoignage qu'il rendit à l'efficace de notre zèle :
« Mes Pères, le mystère va enfin être dévoilé par votre départ. (Il faisait allusion à la fable de je ne sais quel livre mystérieux qu'on disait que nous gardions avec soin.) Nous pourrons, du moins, nous satisfaire ; nous aurons autant de femmes que nous voudrons. »
Le vaisseau sur lequel nous étions montés devait nous transporter à Goa. Un seul trait fera connaître avec quelle ponctualité, ou plutôt avec quelle sévérité le gouverneur exécuta les ordres qui lui avaient été donnée. Pour assurer le transport, outre les soldats qu'il nous donna pour faire jour et nuit sentinelle à nos ,portes, il commanda qu'on tînt fermées toutes fenêtres de l'étage où on nous avait mis, qui était celui du milieu, à l'exception d'une qu'on devait laisser ouverte, pour que nous pussions dire notre bréviaire. Il voulut
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aussi que de deux latrines qu'il y avait, il y en eût une de fermée. Mais le capitaine du vaisseau, homme droit et qui n'était nullement méticuleux, s'y opposa fortement et représenta avec fermeté que c'était nous exposer à périr tous dans la traversée, ce qui serait probablement arrivé, que de nous livrer ainsi à l'infection, en nous privant du bienfait commun de l'air, en l'empêchant de se renouveler. Sur quoi le gouverneur crut devoir rabattre de sa sévérité en révoquant l'ordre qu'il avait donné, pourvu toutefois qu'on posât à chaque fenêtre cinq barreaux de fer, précaution dont il est inouï qu'on fasse usage sur les vaisseaux. Ainsi se relâchant d'une part, montrait-il de l'autre une nouvelle sévérité qui n'était pas moins odieuse que la première.
Ce fut là tout l'adoucissement qu'il nous accorda, car il ne fut jamais possible d'obtenir qu'on nous mît dans un endroit plus spacieux. Or, nous étions tellement à l'étroit que, d'après les dimensions prises par le capitaine même, chacun de nous n'avait d'espace que ce qu'il en fallait pour placer son lit ; encore eussions-nous dû prendre sur cet espace de quoi ranger nos coffres, si notre généreux conducteur ne nous eût ménagé à ses frais une décharge pour les y mettre. Il arriva de là qu'au bout de quelques jours de navigation, quoique ce fût en plein hiver, la vermine se mit parmi nous, et que nous fûmes tellement infectés de punaises et d'autres semblables insectes, que nous ne pouvions prendre aucun repos ni jour ni nuit.
Un mois ou deux s'étant ainsi écoulés, notre capitaine, cédant à nos instantes prières, nous accorda la permission d'aller, soir et matin, au nombre de six, respirer le grand air sur le tillac, pendant une ou deux heures. Mais il y mit pour condition que si, pendant ce temps-là, quelque étranger, ou d'un autre vaisseau, ou des rivages voisins, s'approchait du nôtre, nous vinssions aussitôt
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nous renfermer. Nous passâmes de la sorte quatre mois, tantôt faisant voile, tantôt mouillant à différents ports. Le P. Louis de Segueira, recteur du collège de Saint-Joseph de Macao, succomba le premier à tant d'incommodités : il mourut dans le port appelé Talicheri, sur la côte de Malabar, après trente-huit jours de maladie. On ne put lui procurer les secours nécessaires en pareille occasion ; on ne voulut point nous permettre de l'inhumer dans une église qu'il y avait dans cet endroit sur le bord de la mer, vis-à-vis de notre vaisseau, quoique les Anglais, qui sont maîtres du port, y consentissent. Peu s'en fallut alors que nous ne tombassions entre les mains des pirates ; mais comme ils virent que notre vaisseau était vide de marchandises, et qu'il n'y avait pas de prisonniers à faire, ils nous laissèrent passer.
Nous avions déjà passé plus de la moitié du carême dans une grande disette de vivres, ayant consumé ceux que nous avions apportés de Macao, et ne recevant de ceux qu'on avait d'ailleurs, qu'une très petite quantité: Nous rencontrâmes heureusement, le 8 mars, la frégate de Goa, sur laquelle nous passâmes. Celui qui la commandait nous traita avec beaucoup d'humanité. La manière généreuse dont il en usa avec nous, pendant les quinze jours que nous y fûmes, nous dédommagea en partie des mauvais traitements que nous avions eu à essuyer durant tout le cours de notre ennuyeuse navigation.
Nous entrâmes dans le port de Goa le 22 mars ; et deux jours après, nous fûmes conduits dans un fort, situé à la rive opposite et distant du port de trois lieues. Ce que cette prison eut de plus consolant pour nous, c'est que l'endroit où elle est passe pour avoir reçu saint
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soldat renfermé dans le fort. Voici le fait : les Hollandais, voulant détruire cette citadelle, y employèrent le canon. Mais l'intercession du saint, qui fut alors invoqué, rendit les efforts inutiles. Deux boulets lancés contre sa porte n'eurent d'autre effet que d'imprimer leur forme sur la pierre, comme pour attester à la postérité le pouvoir de l'apôtre des Indes, et servir de monument au prodige ; nous nous félicitâmes d'y trouver une chapelle bâtie en son honneur, où nous pouvions chaque jour offrir le saint sacrifice de la messe et vaquer aux exercices de la vie religieuse. Ce fut au moins, dans notre situation, une compensation à la privation bien dure de ne pouvoir visiter le tombeau de l'apôtre des Indes ; sans doute la vue de ce glorieux monument, dont la vertu se fait sentir merveilleusement aux missionnaires qui en approchent, et d'où ils ont coutume de remporter l'esprit apostolique, nous eût animés puissamment à souffrir.
Nous fûmes un peu plus à l'aise, dans la nouvelle habitation où l'on venait de nous débarquer, que nous n'avions été jusque-là. On nous y assigna six chambres de la grandeur de celles de nos noviciats. Nous étions quatre dans chacune. Au local que nous occupions était attenante une cour étroite à la vérité, mais où l'on pouvait cependant prendre quelque relâche et se donner quelque mouvement. La liberté que nous eûmes d'y aller respirer l'air ne nous fut pas d'un léger secours dans l'affaissement où nous avaient réduits les incommodités de notre voyage. Quant à la nourriture, on ne nous servit, pendant un mois presque entier, que des mets de carême, quoique nous fussions en temps pascal, excepté deux jours de la semaine. L'endroit où nous prenions cette maigre réfection était une petite chambre, où nous avions bien de la peine à tenir tous à la même table. Ce ne fut que sur les plaintes de ce qu'on nous avait donné, que nos pourvoyeurs nous mirent à la vie commune, sans grossir toutefois
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notre ordinaire. La précaution qu'on avait prise pour empêcher que nous eussions aucun entretien pendant le repas, soit avec les gens de service, soit avec les soldats, était assez plaisamment imaginée. On avait pratiqué dans le mur qui séparait la cuisine de notre réfectoire une ouverture en forme ovale, à l'imitation des tours qui, chez les religieuses, servent à faire passer au dehors et introduire au dedans, les choses nécessaires. C'était par là qu'on nous passait notre nourriture et que nous faisions repasser les plats sur lesquels on nous avait servis. Vers l'heure du souper, nous passions tous en revue devant le commandant de la garde, lequel était escorté d'un ou deux soldats.
S'il y avait quelques malades arrêtés dans leurs chambres, on les y allait visiter, pour s'assurer qu'aucun d'eux n'y manquait. On fermait ensuite la porte par où on allait dans la cour ; et après que les deux domestiques qui nous servaient, et qui habitaient sous le même toit que nous, avaient pris leur repas dans le réfectoire commun, on fermait sur eux la porte, et ils y passaient ainsi la nuit.
Il y avait presque une année entière que nous étions détenus dans le fort Mormogao, lorsqu'on nous en fit sortir pour nous remettre en mer. Quelques-uns d'entre nous étaient hors d'état de s'embarquer, soit à raison de leur âge, soit à cause de leurs infirmités habituelles. Quelques jours même auparavant on avait administré le saint Viatique à un de la bande. C'était les exposer à une mort presque certaine que de les mettre sur un vaisseau. On n'y eut point d'égard ; il nous fallut tous monter sur celui qui nous avait été préparé. L'embarquement se fit de nuit, avec précipitation, pour nous dérober, disait-on, à la poursuite d'un Régulus qui s'approchait de Goa avec une armée d'autant plus redoutable qu'elle était à la fois très forte et victorieuse. Nous avions été obligés d'entasser
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à la hâte notre bagage. Nous eûmes à passer un long bras de mer ; le vent était violent. Fatigués conséquemment par la secousse et l'agitation du vaisseau, nous passâmes cette nuit-là et le jour suivant dans de grandes incommodités. Ce fut le quatrième février et sous de si malheureux auspices que nous levâmes l'ancre et commençâmes cette seconde navigation, qui fut bien pénible et bien fâcheuse pour nous. Il ne nous servit de rien d'avoir trouvé un capitaine plein de religion et d'humanité ; nous fûmes toutefois redevables à son industrieuse vigilance et à ses sages attentions, de plusieurs petits adoucissements dont il tempéra autant qu'il fut en lui la sévérité des ordres de la cour. Comme nous n'avions pu, les premiers jours, dire la messe dans l'endroit où on nous avait mis, il alla lui-même au-devant de nos désirs et permit qu'un ou deux des nôtres la dît à l'étage supérieur, afin que des prêtres ne fussent point privés, les jours de fête, du bienfait commun à tous les fidèles. Ce nous fut une faveur d'autant plus précieuse, que dans notre première navigation depuis Macao jusqu'à Goa, le capitaine de notre vaisseau nous avait dispensés d'entendre la messe : ce qui dura jusqu'à ce qu'il nous permît de monter sur le pont, pour y assister à la simple lecture de la messe que faisait celui des nôtres qui nous servait de chapelain. Et ce qu'il y eut alors de plus étrange, c'est que quand il nous fut libre de la dire dans notre salle, il défendit si expressément à tout l'équipage d'y assister, qu'un soldat qui faisait sentinelle à notre porte fut puni très sévèrement pour avoir posé les deux pieds au dedans de la salle, afin de voir le célébrant.
Il était impossible que nous résistassions tous à ce que nous eûmes à souffrir dans cette traversée. A l'intempérie continuelle de l'air et au gros temps que nous essuyâmes pendant plusieurs jours, se joignit la disette de vivres, en sorte que nous n'eûmes plus que des viandes
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salées, qui ne pouvaient que nous être nuisibles, par l'altération qui s'y était faite : obligés, de plus, de longer continuellement la côte d'Afrique, nous respirions un air pestilent : aussi fûmes-nous presque tous frappés de maladie contagieuse. Ceux qui succombèrent furent au nombre de quatre. Les premiers étaient le P. Jean-Sylvain de Neuville, Français de nation, âgé de 69 ans. Le défaut de sommeil et de nourriture l'avait réduit à un état de langueur qui faisait compassion, mais qu'il supporta avec une extrême patience. Étant tombé par terre de faiblesse, il rendit le dernier soupir, après avoir reçu les sacrements, au moment qu'on administrait à ses côtés le saint Viatique à un autre moribond. Huit jours après, il fut suivi du P. Gabriel Boussel, procureur de la mission gallo-chinoise. Il était dans sa 65e année, et valétudinaire depuis plusieurs années. Accoutumé qu'il était à vivre de régime et à user de beaucoup de ménagements pour conserver sa faible santé, il regarda comme un arrêt de mort l'exil qu'on nous annonça ; il s'y résigna dès lors en vrai religieux, et mourut après avoir reçu tous les sacrements. Le troisième que nous perdîmes fut le F. Manuel Gon-salves, Portugais, âgé de plus de cinquante ans. Nous eûmes lieu d'admirer sa patience. Ce ne fut qu'après l'avoir exercée longtemps qu'il expira, le 11 mai, après minuit, ayant reçu tous les sacrements dans de grands sentiments de piété. Le 16 du même mois, le P. Antoine Simoens, Portugais, mourut de la même maladie, à l'âge de trente-cinq ans, dans la maison qui nous fut donnée à Bahia pour prison, le jour même de notre arrivée. Il était sur le point d'expirer, quand on lui administra en grande hâte les sacrements de l'Eucharistie et de l'Extrême-Onction.
Bahia, autrement San Salvador, est la capitale et la métropole de tout le Brésil. Le jour que nous y
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abordâmes, qui fut le 15 mai, nous mîmes pied à terre, de nuit, et nous eûmes pour prison la maison de retraite.
Nos malades y furent traités par un excellent chirurgien qui y donna tous ses soins et ne manqua aucun jour de les visiter. Ils recouvrèrent en assez peu de temps la santé ; les forces revinrent pareillement à ceux qui, sans être tout à fait malades, étaient cependant fort languissants. Tous enfin éprouvèrent les salutaires influences du climat, qui, jointes à une nourriture saine, nous mirent en état de soutenir ce qui nous restait encore de chemin à faire pour arriver au terme de notre course.
Mais quelque favorable que nous fût ce nouveau séjour, la Providence permit néanmoins que notre patience fût exercée par trois différents gouverneurs, dont le principal était l'évêque d'Angola. Ils retinrent, pendant plusieurs jours, nos petits effets, confisquèrent tous nos livres et ne nous rendirent le reste qu'après les plus scrupuleuses perquisitions. Nous fûmes, comme on le peut juger, très sensibles à cette privation. C'était nous ôter le principal soulagement dont nous nous flattions de jouir pour le présent et pour l'avenir. Nos livres eussent occupé utilement nos loisirs dans notre prison de Bahia, et eussent charmé dans la suite l'ennui de notre voyage. On aura peine à croire ce que je vais ajouter : c'est qu'ayant demandé qu'on nous rendît au moins deux exemplaires de la Bible, nous fûmes constamment refusés, et que nous n'obtînmes que très difficilement nos bréviaires, qui nous avaient été également enlevés. Il ne paraîtra pas moins étonnant que, pour s'assurer de nos personnes, on usât des précautions les plus extraordinaires, comme si nous avions été en effet de ces hommes chargés de crimes et de ces prisonniers dont on craint la fuite, ou de ces misérables que poursuit la justice, et dont elle ordonne les plus actives recherches. On nous fit comparaître devant le juge du
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lieu ; là, on nous demanda à chacun notre âge, le lieu de notre naissance, le temps de notre départ pour les missions et les endroits où nous avions été missionnaires. On prit ensuite notre signalement ; il fut tenu par le greffier un compte exact de la taille d'un chacun, des traits du visage, de la couleur de la barbe ; en un mot, nous fûmes dûment examinés depuis les pieds jusqu'à la tête. Le tout resta consigné au juge ordinaire, le greffier présent, on nous y faisait passer juridiquement en revue : et cette évolution légale se répétait chaque jour.
Notre séjour à Bahia fut de deux mois. Le jour fixé pour le départ tombait le 15 juillet, jour auquel nos annales, gardées avec soin dans le collège de cette ville, rapportaient l'anniversaire de nos quarante martyrs du Brésil. On l'y célébrait particulièrement, parce que c'était là qu'ils étaient destinés. Après nous être munis du pain des forts, comme nous l'avions fait tous les autres jours depuis notre arrivée à Bahia, nous nous embarquâmes de grand matin. Mais étant survenu différentes affaires aux officiers de marine chargés de mettre en état la flotte qui était sur le point de partir, nous restâmes huit jours à l'ancre, et ne commençâmes à faire voile que le 2e du mois d'août. Nous étions à peine sortis de la rade, et nous commencions à voguer en pleine mer, lorsque les vents nous devinrent contraires, ce qui nous obligea à louvoyer longtemps le long de la côte de Bahia, et nous empêcha d'avancer. Mais la tourmente ayant cessé et les vents étant favorables, nous continuâmes heureusement notre route, qui dura trois mois entiers. Notre capitaine, celui dont il a été parlé avec éloge ci-dessus, et aux soins duquel nous étions confiés, pourvut alors avec tant de bonté et d'attention à nos besoins, que non seulement il ne nous manqua rien de ce qui nous était nécessaire, mais qu'on
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nous fournit même par son ordre, autant que les circonstances le permettaient, la nourriture la plus convenable à la conservation de notre santé. Prévoyant, sans doute, qu'on nous réservait des traitements encore plus durs que ceux dont on avait usé jusque-là, il fit tout ce qui dépendait de lui pour que n'arrivassions pas malades et languissants au port de Lisbonne. Mais le succès ne répondit pas à , ses désirs, comme il sera dit dans la suite.
Nous finissions le 21e mois de notre dure captivité ; nous avions couru plusieurs mers, franchi plusieurs promontoires, presque depuis l'extrémité de l'Orient jusques à l'Occident. Il nous avait fallu pour cela faire des circuits ; nous avions été donnés en spectacle sur plus d'un rivage célèbre de l'Asie, de l'Afrique et de l'Amérique, au grand scandale de la gentilité, au déshonneur de la religion catholique, du caractère sacerdotal et du corps entier de la Compagnie de Jésus ; nous n'étions pas au bout de nos disgrâces. Nous venions d'aborder à l'embouchure du Tage, à peu de distance de Lisbonne. Nous y jetâmes l'ancre le 16 octobre 1764. On ne s'occupa point de nous tout le jour suivant. Ce ne fut que le 18, une heure à peu près avant le coucher du soleil, qu'étant entrés dans le port, on nous fit monter sur le pont, au milieu du silence de la nuit, et après l'appel fait, comme nous étions au nombre de dix-neuf, on nous transporta sur quatre chaloupes. Nous descendîmes le fleuve l'espace de trois lieues ; dès que nous eûmes mis pied à terre, on nous fit monter sur des voitures qui nous conduisirent au fort Saint-Julien, où nous arrivâmes une heure après minuit. C'est là qu'au bout d'une heure, on nous fit le même traitement qu'à des hommes morts dont on s'empresse de dérober le cadavre à la vue des vivants ; ainsi qu'on enlève ceux-ci de dessus le cercueil où on les a étendus, pour les
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mettre bien vite en terre, ainsi nous enleva-t-on pour nous ensevelir dans d'obscurs cachots, et nous confiner dans de vraies loges sépulcrales disposées par ordre.
Voici quelle en fut la distribution. On assigna à deux de nos coadjuteurs temporels, dangereusement malades, et à un bon vieillard septuagénaire qui était aveugle, une prison un peu plus spacieuse que les autres. On leur associa deux prêtres pour faire auprès d'eux l'office de gardes-malades. Pour les autres, on les enferma deux à deux dans autant de loges qu'il en fallut pour le nombre que nous étions. Tout se faisait dans un si grand silence que l'officier chargé de l'exécution ne souffrait pas qu'on proférât une seule parole, et qu'aucun de nous n'osait rien dire. Telle est la structure des prisons qui nous étaient assignées pour demeure. Imaginez des souterrains entourés de murs de briques d'une extrême épaisseur, et en forme de voûte. Il y en a de séparés par un mur mitoyen et d'autres qui ne le sont pas. Quelques-uns, par conséquent, pouvaient contenir un plus grand nombre de prisonniers. Celle où je fus mis, et que j'ai mesurée plus d'une fois, avait vingt palmes de
longueur, treize de largeur et huit de hauteur. Au-dessus de la voûte tant de cette prison que des autres qui sont sur la même ligne, règne une voie qui sert de passage aux gens de pied, aux cavaliers et aux voitures. On y est entièrement dans les ténèbres, ce qui nous obligeait de tenir une lampe allumée pour dire notre bréviaire et faire nos autres fonctions. Les murs y sont sans fenêtres : au haut de la voûte seulement, est une petite lucarne de la longueur de deux palmes sur trois doigts de hauteur, encore est-elle fermée en dehors par une planche ou par une maçonnerie tant soit peu élevée. On l'avait pratiquée sans doute pour qu'on pût respirer
un peu, et non p as pour qu'on pût y voir. Plus de la moitié de l'endroit était occupé par un plancher fort
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épais et haut de trois ou quatre palmes, qui servit d'emplacement à un méchant petit coffre que nous avions, mes compagnons et moi, ainsi qu'à un mauvais grabat, d'abord sans matelas, mais auquel on en ajouta un quelques mois après, pour diminuer un peu l'humidité du lieu. Cette humidité est si grande en hiver et en temps de pluie, que l'eau distille des murailles, d'où s'ensuit et la putréfaction de tout ce qui s'y trouve ex-posé et la mauvaise disposition des corps qui en ressentent nécessairement la mauvaise influence.
Nous n'avions, pour changer de situation, qu'un espace de cinq pas depuis le plancher dont était coupée notre prison jusqu'à la porte. Or la porte était fermée par une double serrure et un verrou de fer. Elle ne s'ouvrait que quatre fois le jour, deux fois à dîner et deux fois à souper. Elle ne restait ouverte qu'autant de temps qu'il en fallait pour passer les plats sur lesquels on nous apportait notre nourriture, après quoi on avait grand soin de la refermer. On la rouvrait ensuite un quart d'heure après, pour remporter la vaisselle. Ce qu'on nous servait était en assez petite quantité et faisait une nourriture fort commune dont les tempéraments robustes pouvaient bien s'accommoder, mais qui ne suffisait pas aux santés faibles et délicates. Il y en avait parmi nous auxquels on ne pouvait pas s'empêcher de porter compassion, accablés qu'ils étaient d'infirmités. Le chirurgien qu'on appelait pour les secourir, ou leur faisait exercer la patience en les privant de soins, lorsqu'ils tardaient à se présenter, ou les traitait en homme peu versé dans son art, ce qui mettait bientôt fin à leur vie. L'officier qui nous gardait ne permettait guère qu'on fît entrer de quoi réconforter les estomacs malades, hors les temps où s'ouvrait la porte des prisons : de sorte qu'il se trouva un jour un pauvre moribond à qui l'on ne put, la veille de sa mort,
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procurer le petit soulagement qu'il demandait. C'était quelques gouttes de bouillon, au lieu de quoi on lui avait apporté deux oeufs. Comme ils n'étaient pas cuits, on en fit l'observation à l'officier, qui se contenta de répondre qu'on les fît cuire à la flamme de la lampe. Nos habits, chemises, chapeaux et autres vêtements que nous avions apportés, étaient dans le plus mauvais état : il en devait être ainsi, n'ayant point été renouvelés, et on y avait mis si souvent l'aiguille pour les raccommoder, qu'après une année ou deux ils tombaient en pièces et lambeaux. Cependant ce spectacle de misère ne put engager le commandant de notre citadelle à nous fournir de quoi nous couvrir et nous garantir du froid. Cet homme avare et sans compassion ne rougissait pas de détourner à son profit l'argent qui, selon la disposition de la cour, devait être pris chaque année sur le trésor royal et être employé, disait-on, à nous avoir des habits. Par la même raison, nos gardes et nos pourvoyeurs, qui cherchaient à satisfaire leur cupidité, dérobaient une partie de ce qui aurait dû servir à notre subsistance, et nous laissaient manquer de bien des choses nécessaires. Aussi, nous étions tous défigurés, soit par la maigreur, soit par la longueur de notre barbe et de nos cheveux.
Ces épreuves, après tout, n'avaient rien que de fort supportable pour des serviteurs de Jésus-Christ. La soumission, la patience et l'habitude de souffrir nous en adoucissaient bien la rigueur ; mais ce qui nous paraissait bien dur, c'était la privation des sacrements et un entier éloignement de l'autel et de nos saints mystères. Qui croirait que dans un royaume catholique, des religieux, des prêtres qui n'étaient chargés d'aucun crime, la plupart d'un âge fort avancé, après avoir consumé leurs jours et s'être consacrés tout entiers au bien public, que des missionnaires qui avaient blanchi dans
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les pénibles fonctions de l'apostolat et avaient travaillé si utilement au salut des âmes, que des personnages respectables, parmi lesquels il s'en trouvait qui ayant déjà souffert pour Jésus-Christ les naufrages et les prisons, les fers et l'exil, portaient avec eux le témoignage glorieux de leur foi ; que de généreux confesseurs enfin, qui, à la fleur de l'âge, étaient demeurés inébranlables dans leur vocation, malgré toutes les sollicitations
employées pour les engager à y renoncer, se vissent traités par des hommes qui faisaient profession de piété, comme des sacrilèges éloignés de la communion des fidèles, exclus de la Table sainte ; et ce qu'un coeur
religieux a horreur de raconter, ce que des yeux chrétiens ne pourront lire sans effroi, privés de la communion pascale ? Et ce ne fut pas sans peine que les mourants obtinrent qu'on leur donnât les derniers sacrements. Il y en eut un qui fut privé de cette consolation par l'excessive rigueur du commandant des prisons. Pour comble de misère, on ne nous interdisait pas seulement tout commerce avec les vivants, on nous ôta encore toute facilité de converser avec les morts, en nous enlevant nos livres et nos papiers : nous eussions été réduits comme à la condition des bêtes si nous n'eussions trouvé moyen de récupérer furtivement les choses absolument nécessaires à des êtres raisonnables.
Nous découvrîmes, avec le temps, combien il y avait d'infortunes proscrits détenus avec nous dans ce lieu de captivité. Outre les dix-huit jésuites dont il a été parlé ci-dessus, et un séculier, connu par sa probité, ses richesses et son courage, qui avait été arrêté et conduit en même temps que nous, nous apprîmes à Lisbonne que nous avions pour compagnons soixante-dix autres jésuites, de presque toutes les nations catholiques qui sont sous le ciel, lesquels se trouvaient là rassemblés des quatre parties du monde. De ce nombre étaient quinze
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Italiens, treize Allemands, deux Flamands, deux Espagnols, un Anglais et un Tonquinois. Le reste était Portugais. Un d'eux comptait à peu près neuf ans de prison ; quinze autres en comptaient sept ; tous les autres étaient à la sixième ou à la cinquième année. Les uns avaient été arrêtés en Portugal ; les autres emmenés en différents temps d'Afrique, d'Asie et d'Amérique. Les plus distingués parmi les Portugais, sans compter huit procureurs des Missions étrangères, étaient un provincial, docteur de l'Université d'Evora, un professeur émérite de Coïmbre qui avait quatorze ans d'enseignement, plusieurs recteurs de différents collèges et le P. Jean Alexandre, celui que les papiers publics nommaient pour un des trois coupables d'attentat sur le roi. Ce ne fut que la troisième année de sa détention, et après l'arrivée des jésuites du Maragnon, que ce dernier apprit de quoi il était accusé.
Parmi tous ces modèles de patience, il y en avait quelques-uns de 90 ans, d'autres de 70, plusieurs de 60, les autres moins âgés. Exposés qu'ils étaient à tant de misères, il n'était pas étonnant qu'ils fussent presque tous, ou déjà bien infirmes, ou commençant à le devenir. Les uns avaient perdu la vue, les autres étaient devenus sourds : il y en avait de perclus des jambes et même de tout le corps ; d'autres attaqués de différents maux. Ceux-ci souffraient d'une hernie, ceux-là de la phtisie ou consomption ; plusieurs étaient tombés en enfance ; tous enfin avaient un visage si défait que nos gardes s'étonnaient qu'ils ne succombassent pas à tant de maux et qu'ils disaient hautement que vivre ainsi au sein de tant de morts, ce ne pouvait être que l'effet d'une providence de Dieu bien marquée sur ses serviteurs. C'était en effet une chose qui tenait du prodige que, dans un espace de près de huit ans, il n'en fût mort que douze. Fasse le Dieu de bonté que tous ceux qui survivent
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aujourd'hui à tant de tribulations, conservent la patience jusqu'à la fin ; qu'il veuille leur faire ressentir un avant-goût de ce torrent de consolations dont il doit inonder ceux de ses élus qui souffrent ici-bas persécution pour la justice : car c'est à eux surtout qu'est assurée une abondante récompense dans le ciel !
Au commencement de la persécution, les chrétiens des trois villes qui avaient été,visitées par M. Gleyo, furent dénoncés : plusieurs furent pris. Tous d'abord confessèrent généreusement la foi et s'avouèrent chrétiens ; mais quelques-uns, vaincus ou effrayés par les tourments, ou tentés par leur pauvreté, renoncèrent à la religion de bouche et par écrit, mais non de cur. Les autres, au nombre de neuf, dont un est bachelier, quoique tous pauvres et laboureurs, ont résisté aux caresses, aux menaces, et même aux tortures qu'on leur a fait subir plusieurs fois : ils n'ont jamais consenti à apostasier, et au bout de trois mois ils ont été renvoyés chez eux. Leurs actes ressemblent beaucoup à ceux des martyrs des premiers siècles de l'Église. Nous allons les rapporter.
Benoît Lieou, ayant appris que son beau-père et ses proches avaient été arrêtés et emprisonnés pour la foi, alla de lui-même, avec son frère Linus, au prétoire. En sortant de la maison, il chargea sa femme, qui est très
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recommandable par sa piété, de lui envoyer quelques habits ; car, dit-il, je ne reviendrai pas de sitôt, mais je resterai dans la prison avec les autres chrétiens. Les deux frères, en arrivant à la ville, vont visiter les prisonniers confesseurs de la foi ; ils les exhortent, en présence même des satellites, à persévérer avec constance dans la foi, à souffrir tous les tourments, plutôt que de proférer aucune parole, ou présenter aucun écrit contraire à la loi de Dieu et à l'honneur de notre sainte religion. Étonnés de leur hardiesse, les satellites leur demandent ce qu'ils font là, et s'ils sont aussi chrétiens. Ils répondent qu'ils sont chrétiens, et qu'ils sont venus pour encourager et consoler leurs frères. « Nous vous enchaînerons comme eux, leur disent les satellites. C'est pour cela que nous sommes venus, répondent les deux frères. Regardez notre cou, n'est-il pas également propre à porter des chaînes ? » Ils furent donc chargés de chaînes et conduits au gouverneur. Benoît fut interrogé le premier. Le mandarin lui demande s'il est chrétien : « Nos ancêtres étaient chrétiens, répond-il, nous le sommes aussi. Il faut, dit le gouverneur, vous amender dès aujourd'hui. » Benoît lui répond : « Nous n'avons pas lieu de nous amender. » Pour toute réponse, le mandarin lui fit appliquer cinq soufflets. Interrogé une seconde et une troisième fois, il fit toujours la même réponse, qui lui valut dix autres soufflets. Après les avoir reçus, il dit au soldat qui l'avait frappé : « Frappe tant que tu voudras, et ne te lasse pas : je ne crains pas les coups, parce que je n'ai violé aucune loi. » Son frère, Linus, étant interrogé, ne répondit que ces mots : «Je suis mon aîné. » Il reçut en conséquence quinze soufflets et fut envoyé en prison avec son frère.
Quelques jours après, Jean Yang, père du jeune André Yang, élève de M. Gleyo, et trois de ses frères, oncles d'André, furent cités au tribunal du gouverneur.
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Fortifiés par l'exemple des premiers confesseurs, ils avouèrent qu'ils étaient chrétiens et qu'ils ne pouvaient renoncer à leur religion. Ils reçurent également des soufflets et furent jetés en prison. Le gouverneur, espérant venir, à la longue, à bout de la constance de ces confesseurs, les fit comparaître de nouveau et leur ordonna de donner un billet. Ils en offrirent un conforme à une formule qui avait été prescrite par les missionnaires, par lequel ils déclaraient : « Qu'ayant reçu la religion chrétienne de leurs ancêtres, ils étaient vraiment chrétiens, adoraient le seul vrai Dieu, créateur du ciel et de la terre, et professeraient cette religion jusqu'à la mort ; qu'ils promettaient de ne jamais embrasser aucune des superstitions et fausses religions défendues par les lois de l'empire, telles que celles des Felien-kiao et, enfin, qu'ils se reconnaissaient dignes de châtiments, s'ils contrevenaient à leur déclaration, et violaient en quelqu'autre manière les lois de l'Etat. » Le gouverneur, fort en colère, déchira ce billet et fit mettre les confesseurs dans une prison plus étroite. Ils s'y exhortaient mutuellement à la constance. Benoît est celui de tous qui montrait le plus de courage.
Le même jour, ils furent de nouveau conduits devant le gouverneur, qui leur commanda, d'un ton de colère, de s'expliquer une dernière fois et de déclarer s'ils consentaient à changer. Benoît prenant la parole, au nom de tous, dit au mandarin, avec une assurance qui fixa l'attention de tous les assistants : « Vous nous commandez de changer de religion ? Mais savez-vous bien ce que nous ordonne cette religion ? Qu'il me soit permis de vous l'expliquer en peu de mots ; ensuite, libre à vous de nous traiter comme il vous semblera bon. Vous saurez, au moins, que si vous nous punissez, c'est pour avoir refusé de violer les lois de l'État. La religion catholique nous ordonne d'adorer le vrai Dieu, d'honorer nos
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parents ; elle nous défend les superstitions, l'homicide, l'adultère, le vol, la médisance, etc. Dites-moi, je vous prie, seigneur, ce qu'il y a à corriger et à changer dans ces préceptes. Faut-il, contre les lois de l'État, embrasser les superstitions (1), manquer de respect aux parents, commettre des homicides, violer la femme d'autrui, lui enlever son bien, nuire à sa réputation, etc. ?
« Vous nous traitez donc de désobéissants, parce que iious refusons de violer les lois de l'Etat : voilà notre crime. Nous sommes prêts à endurer tous les supplices qu'on voudra nous faire souffrir. » Le gouverneur, ne pouvant contenir sa rage, fit, pour toute réponse, appliquer à Benoît cinq coups de bambou. Ce supplice est très cruel ; ordinairement le sang commence à couler dès les premiers coups, et il en est beaucoup qui meurent après trente ou quarante. Benoît, interrogé de nouveau, par deux fois, s'il consentait à se corriger, répondit que non et reçut à chaque fois cinq coups de bambou. Le gouverneur lui fit une quatrième fois la même question. « Je ne vous réponds pas, lui dit Benoît, frappez-moi tant que vous voudrez. » Cette réponse lui valut encore cinq nouveaux coups de bambou. Son frère, après lui, en reçut quinze. Pendant qu'on le frappait, il répétait à voix basse ces paroles : « Mon bon Jésus, délivrez-moi » ! Tous les prisonniers étant à genoux devant le juge, celui-ci se mit à interroger le fils de Paul Yang. Le père, vieillard de soixante-treize ans, craignant que son fils, à la vue des tourments, ne chancelât dans ses réponses, s'écria à haute voix : « Nous ne pouvons changer de religion, nous ne pouvons point nous amender. » Le juge alors interrogea ce vieillard
1. Il y a beaucoup de superstitions usitées en Chine, qui sont défendues par les lois; mais cette défense est fort mal observée.
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sur sa foi, qu'il confessa avec fermeté. Il reçut quinze coups et fut renvoyé en prison. Il témoignait aux autres confesseurs, par ses discours, la joie dont il était rempli, et leur disait : « Nous étions chargés d'un grand nombre de péchés ; mais les coups en ont fait tomber beaucoup par terre. » Le juge ayant demandé à Jean Yang, père de l'élève de M. Gleyo, et dans la maison duquel ce missionnaire avait appris la langue chinoise : « Es-tu chrétien ? » Jean répondit : « Si je n'étais pas chrétien, qu'est-ce que l'Européen serait venu faire dans ma maison ? Consens-tu à te corriger ou non ? lui dit le juge. Je ne puis me corriger, reprit Jean. Si tu ne te corriges, je te ferai mourir. » Jean récita le Décalogue et ajouta : « Voilà la loi que j'observe jusqu'à la mort. » Il fut, durant cet interrogatoire, frappé plusieurs fois et reçut au moins trente soufflets. Après cela, le gouverneur leur dit à tous : « Je ne vous demande qu'une chose, dites de bouche seulement que vous voulez vous corriger ; et quand vous serez de retour chez vous, vous pourrez adorer votre Dieu comme auparavant. « Ils répondirent : « Nous ne pouvons renier Dieu ; nous devons toujours le reconnaître pour notre Créateur et notre Père, et le confesser même de bouche. »
Julien Yang, frère de Jean, interrogé à son tour, répondit constamment : « Je ne me corrigerai pas. Tu ne t'embarrasses donc pas de ta vie » ? lui dit le juge. Il répondit : « Faites de ma vie ce que vous voudrez quand je vivrais cent ans, je n'échapperai pas à la mort. » Le juge, en fureur, lui fit donner quinze soufflets et quinze coups de bambou. Les deux autres, également fermes dans la foi, reçurent aussi quinze coups de bambou et, nous témoignant leur joie de souffrir pour Jésus-Christ, lui en rendaient grâce en présence des bourreaux, ce qui excita grandement l'admiration des gentils. Le gouverneur envoyait presque tous les jours
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des satellites, pour les exhorter à abjurer leur religion. Un de ces envoyés leur donna le conseil suivant : « Que votre apostasie ne vous effraie pas ; votre Dieu connaît les circonstances où vous vous trouvez. De retour chez vous, vous allumerez des cierges, vous brûlerez des parfums ; vous lui offrirez une supplique écrite, et sans doute il vous accordera le pardon. » Les confesseurs se mirent à rire et le remercièrent de sa bonne volonté. Ainsi le juge ne put réussir, en aucune manière, à les faire apostasier.
Paul Yang, bachelier, l'un des confesseurs, craignant de perdre sa noblesse, prit la fuite, à l'insu de ses compagnons. Le garde, qui avait manqué de vigilance, fut mis à la cangue. Ce malheureux, maudissant le bachelier, insultait aussi la religion chrétienne. Alors les huit autres confesseurs, affligés de voir le garde puni, et surtout de l'entendre calomnier la religion, envoyèrent de concert cet écrit aux juges : « Nous, N.N..., au nombre de huit, vous présentons, ô très clément gouverneur, la présente requête, à l'effet de demander grâce pour notre prochain, et d'être punis en sa place. Nous avons été, par votre ordre et par un effet de votre bienveillance, détenus jusqu'ici dans une auberge, sous la garde d'un satellite jusqu'à ce que nous vous fassions les protestations que vous exigez de nous. Paul Yang s'est évadé le vingtième jour de cette lune ; nous ignorons le motif de sa fuite. Dès que le satellite, son gardien, en eut eu connaissance, aussitôt il se rendit à la maison de ce fugitif, à dessein de le chercher, mais il ne l'y trouva pas. Depuis trois mois que nous sommes dans cette ville prisonniers, nul de nous ne s'était échappé. De plus, nous n'avons éprouvé, pendant cet espace de temps, aucune violence de la part de nos gardes. Cependant, celui à qui était confié Paul Yang est puni par votre ordre, parce que ce prisonnier s'est sauvé secrètement.
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En conséquence, nous, compatissant sincèrement au sort de ce gardien, nous préférons de subir la peine, et consentons à aller chercher le fugitif, plutôt que de voir souffrir nos gardiens. C'est le bienfait, Monsieur le gouverneur, que nous sollicitons, avec confiance, de votre bonté. » Ce magistrat, tout en louant les confesseurs, répondit que le geôlier était puni comme il le méritait. Ce jour-là même, on ôta les chaînes à l'élève de M. Gleyo, et tous les autres confesseurs furent laissés à eux-mêmes sans gardiens. Pendant les trois mois qu'ils furent détenus prisonniers, ils ne cessèrent d'annoncer la parole de Dieu aux gentils, dont plusieurs, frappés d'étonnement de voir que les chrétiens ne craignaient ni les supplices ni la mort, reconnurent la sainteté de notre religion. Parmi les gardes même, il s'en trouva qui assurèrent être dis-posés à entendre de nouveau prêcher cette doctrine. Enfin, au bout de quelques jours, ces confesseurs victorieux furent renvoyés chez eux, sans essuyer de nouveaux mauvais traitements. Ceux qui avaient eu le malheur d'apostasier, apprenant leur constance dans les supplices, furent honteux de leur chute et en furent pénétrés d'une vive douleur. L'un d'eux, nommé Louis Pen, écrivit une apologie de la religion, qu'il essaya de présenter au gouverneur, afin d'être remis en jugement et de réparer sa faute par une confession publique.
Ce gouverneur ayant été supplié, à plusieurs reprises, de mettre enfin en liberté André, disciple de M. Gleyo, s'y refusa constamment. Cependant, vers la fin de l'année chinoise, le gouverneur ayant demandé à André s'il voulait se corriger et renoncer à sa religion, ce généreux confesseur répondit qu'il ne pouvait se rendre coupable d'un tel crime. « Tu ne retourneras donc pas encore dans ta famille et tu continueras à être prisonnier. Je préfère, dit André, mourir en prison au malheur de renier le vrai Dieu. Je redoute trop ses châtiments, qui n'auraient pas
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de fin. » Il fut donc remis en prison où il resta jusqu'au 26 février, jour où le gouverneur, sans qu'on en sache le motif, envoya ordre au père d'André, qui avait été lui-même confesseur, de venir à la ville pour y chercher son fils. C'est ainsi qu'André, après avoir fourni une caution, fut mis en liberté. Il ne resta plus en prison que le digne M. Gleyo, et depuis six mois qu'il y est, on n'a pas su que les mandarins aient rien statué sur le sort de ce missionnaire.
Outre les cantons molestés à l'occasion de la prise de M. Gleyo, il y a trois villes où les chrétiens ont été persécutés pour le nom de Jésus-Christ, par un effet de la haine que les païens de ces villes ont contre la religion chrétienne.
Deux mois environ avant l'arrestation de M. Gleyo, M. Falconnet, missionnaire européen, avait envoyé Linus, son servant, en un certain lieu, tant pour fortifier les chrétiens dans la foi, que pour gagner à la religion, s'il le pouvait, quelques idolâtres. Jésus-Christ s'en servit pour la conversion de quelques familles païennes. Quelques autres païens, par haine pour la religion chrétienne, enlevèrent par force les livres que ce serviteur avait donnés à ces nouveaux convertis. L'un de ces païens, qui tenait le premier rang parmi eux, envoya les livres au gouverneur, et dénonça les nouveaux convertis comme sectateurs de la religion des Pelienkiao. En conséquence de cette dénonciation, deux néophytes furent arrêtés et mis en prison. Deux autres chrétiens d'une autre ville furent aussi dénoncés comme maîtres de la religion chrétienne. Ils se nommaient Song et Kiang.
Des satellites eurent ordre de les aller prendre. Song, qui est un vieillard, l'ayant appris, partit de son propre mouvement, avec son fils unique, et, au bout de trois jours de marche, se présenta au gouverneur pour être jugé. L'autre chrétien, nommé Kiang, fut cité à comparaître
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devant le gouverneur de la ville où il se trouvait, lequel était favorable à la religion catholique, et fut renvoyé le même jour, sans avoir été le moins du monde molesté. Il n'en fut pas ainsi du fils du vieux Song. On le retint un mois en prison où, attaqué d'une maladie pestilentielle, il rendit sa belle âme à Dieu. Son père fut mis en liberté pour faire les funérailles de son fils. A peine furent-elles terminées, que ce vénérable vieillard, craignant que les néophytes qu'il avait laissés en prison n'abandonnassent la foi s'ils se voyaient sans appui, revint à la prison. Le gouverneur eut peine à lui permettre de rentrer. Cinq mois s'étant écoulés, leur innocence fut reconnue. Par le conseil du mandarin supérieur, le gouverneur envoya des soldats pour prendre les accusateurs. Il fit donner des coups de bambou à huit d'entre eux, comme convaincus de calomnies. Quant aux chrétiens, la liberté leur fut rendue sans qu'on leur eût infligé aucune peine et sans exiger aucun écrit d'apostasie.
Cette tempête n'était pas encore apaisée qu'il s'en éleva une autre dans une autre chrétienté établie depuis cinq ans, dont je vais vous donner la relation telle que je l'ai reçue du missionnaire de ce canton.
L'administration de la chrétienté de Pen-hiên étant achevée, je me rendis à Xnou-hien, où plusieurs des chrétiens de Tsong-kin-tcheou m'apprirent que la persécution était déclarée, que le jour précédent trois chrétiens avaient été arrêtés et qu'on en cherchait partout deux autres, l'un nommé Tsen, l'autre Y. Ces deux chrétiens étaient alors auprès de moi. Tsen, chrétien plein de ferveur, entendant ce rapport, voulut aussitôt se rendre au prétoire. Je ne m'y opposai pas, bien convaincu qu'il ne pouvait se soustraire aux recherches. Fortifié par mes exhortations, il se mit en route après avoir répandu, en présence de Dieu, un torrent de larmes. Le chrétien y resta pour entendre la doctrine, et au bout de deux jours
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partit, de son propre mouvement, pour se rendre au prétoire. Ces cinq prosélytes l'étaient depuis peu, et tous jeunes ; ils n'avaient renoncé aux idoles que depuis trois mois, et n'avaient point encore vu de prêtre. Ils avaient excité cette tempête par leur imprudence et une ferveur indiscrète, ne s'étant pas contentés de brûler leurs idoles, mais ayant aussi brûlé celles de leurs voisins. Cette conduite leur attira l'envie et la haine des païens. Leurs parents et leurs frères les accusèrent comme des Pelienkiao. Le gouverneur était absent ; le mandarin inférieur, Bou-ya, reçut l'écrit d'accusation Ce mandarin connais-sait la religion chrétienne. Ayant vu, en examinant deux livres de prière, trouvés dans la maison de Liéou, que les accusés étaient chrétiens, il fit peu de cas de là dénonciation ; mais les dénonciateurs, craignant pour eux-mêmes, offrirent aussitôt dix-huit taëls. Le mandarin, ayant accepté cette somme, cita les chrétiens à son tribunal et leur ordonna d'abjurer leur religion, ce qu'ils refusèrent unanimement.
Tsen montra la plus forte résistance, et pour atténuer les charges de son compagnon Y, qui était dénoncé comme maître de la religion, il dit au mandarin que c'était lui-même qui avait converti les trois autres à la religion chrétienne. Le mandarin, irrité, ordonna de lui donner quinze soufflets et autant de coups de bâton, et voulut, de plus, qu'on le mît à la cangue pour un mois. Une cangue ayant été apportée, cet intrépide confesseur dit au mandarin : « Si vous voulez que je reste un mois à la cangue, qui nourrira ma femme et mes enfants ? car je suis pauvre, et c'est du travail de mes mains qu'ils vivent. »
Le mandarin, voyant cela, le renvoya, exigeant néanmoins de lui un écrit d'apostasie. Mais à peine fut-il libre qu'il s'enfuit, sans vouloir donner cet écrit. Il vint directement chez moi, se réjouissant d'avoir été outragé
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et frappé pour Dieu. Je l'instruisis et lui conférai le baptême... Les jours suivants les chrétiens de Tsongkin-tcheou vinrent me chercher pour un malade. En y arrivant, j'appris que quatre prisonniers, après avoir reçu quinze coups de bâton, avaient été élargis. Un d'eux, nommé Y, que je jugeai exempt d'apostasie, reçut le baptême, après avoir été instruit de la doctrine chrétienne. Les accusateurs, à l'insu des trois autres, offrirent au gouverneur, en leur nom, un billet d'apostasie. Ces néophytes, de retour chez eux, fiers comme s'ils avaient remporté une victoire, se raillèrent des païens, qui avaient fait tant de dépenses sans pouvoir leur nuire. Les païens en devinrent si furieux, qu'ils résolurent de tuer le maître de la religion. Dans ces circonstances, les chrétiens dont je viens de parler vinrent m'inviter à donner le baptême à leur grand'mère, décrépite et sérieusement malade. Il avait été convenu que j'irais de nuit, sans concours de monde et sans bruit, et instruirais cette vieille femme ; mais je me ravisai, et je jugeai plus convenable, pour ne pas abandonner plusieurs néophytes déjà préparés à recevoir le baptême, d'y envoyer Linus, mon domestique et catéchiste. Ce pieux jeune homme entreprit seul, sans crainte, cette bonne oeuvre, et afin de passer pour médecin, il emporta avec lui quelques remèdes. Au moment où il arrivait dans la maison, les païens s'y précipitèrent avec des bâtons et des armes, et essayèrent de le tuer. Un des chrétiens fut grièvement blessé, Linus reçut une légère blessure à la tête. D'abord les chrétiens portèrent leurs plaintes au prétoire, mais on ne leur permit pas de présenter leur requête au gouverneur.
Les païens, craignant pour eux-mêmes, accusèrent les chrétiens de beaucoup de choses, et, comme il est probable, furent écoutés, moyennant une somme d'argent.
Le gouverneur envoya deux mandarins, avec des
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satellites, pour prendre des informations sur les chrétiens. On demanda à Linus d'où il était. Pensant que cette affaire n'aurait aucune conséquence, il répondit qu'il demeurait dans le district de la ville de Pen-xan, chez
Tching, son oncle, médecin. « De quelle religion es-tu»? lui dit-on. Il répondit : « Je suis chrétien », et il expliqua avec confiance et assurance di vers points de la religion, et en particulier le Décalogue. Quatre autres chrétiens, arrêtés en même temps que lui, furent liés et envoyés au
gouverneur. Le bruit s'étant répandu que les païens soupçonnaient qu'un Européen prêchait la religion, je me retirai à deux journées du lieu où je faisais l'administration, et me réfugiai dans le district de la ville de Pen-hien. Mais les chrétiens, assurés qu'on ne faisait aucune perquisition, qu'il n'y en avait même aucune à craindre, et qu'on ne parlait nullement d'Européen prêchant ou administrant, députèrent, même durant la persécution, deux hommes, avec une lettre signée de plusieurs d'entre eux, pour me prier avec instance de ne pas les abandonner, mais de revenir aussitôt. Craignant qu'ils ne fussent scandalisés de voir un prêtre missionnaire plus craintif que de simples fidèles, je me rendis à leurs voeux, et je terminai en paix l'administration.
Les chrétiens arrêtés confessèrent courageusement la foi, et d'abord on les mit dans des auberges. Les païens accourant en foule pour les voir, Linus leur prêcha hardiment la religion : de sorte qu'on entendait plusieurs d'entre ces idolâtres s'entretenir de la religion en s'en retournant chez eux, dire qu'elle était vraie, et témoigner leur surprise de voir qu'on traitait les chrétiens comme des criminels. Le mandarin subalterne, apprenant que Linus, quoique prisonnier, prêchait la religion dans les auberges, le fit conduire en prison. Au bout d'un mois il fut relégué dans la ville de Pen-xan. Quant aux autres, après avoir reçu quelques coups de bambou, ils furent
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renvoyés : j'ai oui dire qu'ils avaient offert an gouverneur un écrit en termes ambigus. Il est assez vraisemblable que ces nouveaux chrétiens, peu instruits, n'ont eu aucun soupçon que leur écrit sentait l'apostasie.
Linus, conduit au tribunal du gouverneur de la ville de Pen-xan, fut interrogé pour savoir s'il voulait abjurer la religion : il s'y refusa constamment. Pour terminer plus promptement, le gouverneur lui dit : « On t'accuse de prêcher la religion, de bâtir des églises et de causer du trouble : promets-moi de ne plus bâtir d'église pour y prêcher, et que tu n'exciteras aucun trouble. » Linus nia qu'il eût jamais bâti d'église. Néanmoins, après avoir pris conseil des autres chrétiens, promit par écrit ces trois choses, pensant, comme il l'affirme encore, qu'il pouvait promettre tout cela sans péché ; et dans tout le prétoire on pensait qu'il n'avait pas renié sa religion. Les quatre chrétiens arrêtés à Pen-xan, à cette occasion, confessèrent hardiment la foi, reçurent chacun trente coups de bambou, et furent renvoyés après avoir donné cet écrit. Linus fut épargné à cause de son infirmité. Ici finit la relation du missionnaire.
Linus profita de sa liberté pour se rendre de suite à la ville de Tsong-kin-tcheou, où il avait été arrêté. Il entra dans la prison, en visita les gardiens, et commença à exhorter, tant dans le prétoire que dans le reste de la ville, plusieurs de ceux qu'il avait connus pendant sa détention. La persécution assoupie, trente familles au moins se sont converties dans le district de ladite ville.
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Messieurs et chers confrères,
Vous devez avoir appris, par les lettres de l'année dernière, le commencement de la persécution que cette mission de Su-tchuen vient d'essuyer. L'orage ayant à peine commencé lorsque les courriers partirent pour Canton, il ne fut pas possible de vous en marquer alors les suites qui sont assez intéressantes. Pour vous donner un détail plus exact, je reprends les choses dès le commencement.
L'année 34 de l'empereur Kien-loñg (1769), après avoir parcouru la province de Kouei-tcheou, où l'Évangile n'avait encore presque point pénétré, je me rendis, vers le mois de mai, aux environs de la capitale de Su-tchuen, pour célébrer la solennité de la Pentecôte avec Mgr Pottier, nommé évêque d'Agathopolis, et nos autres con-frères, et pour conférer ensemble sur quelques affaires qui concernaient nos missions. Nous attendions pour cela M. Gleyo, qui était pour lors occupé au ministère dans la partie septentrionale de la province. L'ayant
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attendu inutilement pendant vingt jours, nous nous disposions à lui envoyer un exprès pour le presser de venir nous joindre ; mais, comme la suite va le montrer, il lui était bien impossible de se rendre à nos voeux.
Le 11 du mois de juin, pendant que j'instruisais un catéchumène, qui devait recevoir le baptême le lendemain, une personne de ma connaissance entra dans la salle d'assemblée pour me dire que le premier mandarin de la ville de King-thang, dans le district de laquelle nous demeurions, venait d'arriver de l'autre côté de la rivière, accompagné de ses officiers et de beaucoup de soldats ; qu'il se disposait à la passer pour venir de notre côté, et qu'on ignorait son dessein.
Il n'y avait rien qui donnât lieu de croire que ce mandarin en voulait à la religion ; cependant, pour suivre les règles de la prudence ordinaire, j'interrompis l'instruction pour ramasser tous les ornements qui servaient à l'autel, et les autres effets qui pouvaient indiquer un étranger. Je fis tout serrer dans l'appartement des femmes, qui est rarement visité, même dans les recherches les plus sévères. Après cela, je repris l'instruction de mon catéchumène, qu'il me fallut encore discontinuer quelques moments après.
A peine avais-je recommencé à parler, qu'un domestique de M. Pottier, évêque d'Agathopolis, arriva pour m'annoncer que trois mandarins, précédés de soixante soldats, avaient déjà passés la rivière et commencé à arrêter les chrétiens, et qu'ils faisaient des perquisitions dans toutes les maisons où ils en soupçonnaient.
A cette nouvelle, je congédiai les chrétiens, en les exhortant à mettre leur confiance en Dieu. Puis je me rendis, par un chemin détourné, dans une famille chrétienne où logeait M. Falconnet, afin de conférer ensemble sur les précautions à prendre dans une affaire qui commençait à devenir sérieuse. Mgr l'évêque
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d'Agathopolis y arriva peu de temps après moi. Il fuyait devant les archers, dont plusieurs investissaient déjà la maison qu'il venait de quitter. Le saint prélat, sans perdre sa tranquillité ordinaire, nous rapporta ce qui se passait au bas de la montagne, et ajouta qu'il n'y avait pas un moment à perdre, pour ne point exposer les chrétiens chez qui nous étions logés. Il fallut donc déloger au plus vite et, en nous abandonnant à la divine Providence, nous tenir au dehors sur les montagnes, au moins pendant que les soldats feraient la visite des mai-sons de ceux qui pouvaient être soupçonnés de nous avoir cachés. Nous sortîmes donc par une porte de derrière, lorsque les soldats étaient sur le point d'entrer dans la maison où nous étions assemblés.
M. Falconnet prit les devants et s'évada sans courir aucun danger. Il n'en fut pas de même de Monseigneur ni de moi. Dans la crainte qu'un peu trop de précipitation ne nous fît remarquer, nous allions assez lentement, sans prévoir le péril dans lequel nous allions nous jeter. A peine avions-nous fait environ deux cents pas, que les soldats qui environnaient déjà la maison nous fermèrent le chemin. Nous en fûmes avertis par un homme qui s'était placé sur un endroit de la montagne un peu plus élevé, et qui, voyant le péril où nous étions, nous fit signe de ne point avancer. Aussitôt nous nous détournâmes du chemin que nous avions pris, et allâmes nous cacher dans des ronces que nous trouvâmes fort à propos. Les soldats passèrent sans nous apercevoir et entrèrent dans les maisons de ceux qu'ils savaient faire profession de la religion chrétienne. Ils enchaînèrent seulement le chef de chaque famille et le conduisirent au palais du mandarin, sans faire d'autres recherches qui eussent rapport à la religion. Cela nous fit penser qu'il s'agissait peut-être de quelque affaire étrangère à la religion chrétienne. C'est pourquoi, lorsque les soldats furent retirés,
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nous entrâmes dans la maison la plus voisine pour y passer la nuit, résolus d'envoyer le lendemain un de nos chrétiens au prétoire, pour tâcher de découvrir s'il s'agissait de la religion chrétienne et des missionnaires européens.
Nous avions un autre sujet de sollicitude : la nuit était déjà avancée, et M. Falconnet ne paraissait pas. Ce confrère, qui nous avait vu sortir de la maison avec lui, ne nous voyant plus marcher à sa suite, crut que nous avions été pris et qu'il serait infailliblement arrêté lui-même. Ne sachant quel parti prendre, lorsque la nuit fut venue, il se retira dans le creux d'un rocher, où il fut enfin trouvé par un de ceux que nous avions envoyés en plusieurs endroits pour le chercher.
Nous trouvant donc réunis une seconde fois, nous envoyâmes un exprès au gouvernement, pour tâcher de savoir ce qui s'y passait et porter à nos prisonniers un petit secours que nous nous étions procuré. Comme nous craignions qu'ils ne donnassent par surprise un écrit d'apostasie, qu'on a coutume d'extorquer aux chrétiens qui sont prisonniers pour la foi, nous leur envoyâmes la formule de la déclaration qu'ils devaient faire de. leur foi, supposé qu'ils en fussent requis. Nous recommandâmes au porteur de s'informer secrètement de ce qui avait donné lieu à cette persécution et de revenir aussitôt nous en donner avis.
A peine cet envoyé fut-il parti pour King-tchang, que nous reçûmes une lettre des chrétiens de la partie boréale. Cette lettre rapportait que, le premier jour de juin, M. Gleyo avait été arrêté et enchaîné avec son domestique et six autres chrétiens ; que le domestique, appliqué deux fois à la question, avait confessé qu'il existait à la province d'autres missionnaires européens, et quel était le lieu de leur résidence. C'était justement celui où nous étions pour lors.
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Cette lettre vint très à propos pour nous avertir de prendre promptement nos mesures : un peu plus tard nous aurions été pris tous les trois. Il nous fallut donc quitter au plus tôt cet endroit. Mais où aller ? Les prêtres chinois, moins exposés que nous, s'étaient déjà dispersés chez les chrétiens des environs ; mais les trois étrangers ne trouvèrent aucun lieu où se réfugier. Chaque famille chrétienne craignait pour elle-même, et leur crainte était assez bien fondée. Dans cette extrémité, nous fûmes réduits à nous retirer dans une caverne qu'on nous trouva sur la pente fort rapide d'une montagne, où on devait trouver le moyen de nous faire subsister, en attendant qu'on pût nous trouver autre part un meilleur gîte. Nous eûmes beaucoup de peine à escalader ce rocher : la pluie, qui tombait depuis plusieurs jours, rendait le chemin extrêmement difficile. L'incommodité de cette tanière, que nous disputâmes à un renard qui s'y trouvait logé le premier, nous fournit l'occasion de faire quelques actes de résignation à la volonté de Dieu. Nous jouissions en même temps d'une tranquillité dont nous ne voyions pas la cause. La sûreté que nous croyions voir en ce lieu presqu'inaccessible, nous en faisait aussi oublier l'incommodité ; mais cette consolation ne fut pas de longue durée.
Comme notre retraite dans ce trou de rocher s'était faite en plein jour, nous fûmes aperçus de quelques païens qui travaillaient dans les champs. C'en fut assez pour donner un juste sujet de crainte aux chrétiens qui nous y venaient visiter. Ils vinrent donc vers minuit nous avertir qu'il n'y avait plus de sûreté à demeurer dans cette caverne, qu'il fallait en sortir au plus tôt pour aller nous réfugier dans la maison d'une veuve chrétienne, qu'on avait prévenue, et qui offrait de nous garder jusqu'au lendemain.
Quelque difficulté qu'il y eût à descendre de nuit d'un
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lieu où nous avions eu tant de peine à monter pendant le jour, il fallut pourtant se résoudre à en sortir tout de suite. M. Falconnet trouva moyen de descendre sans faire de chute ; je suivis à peu près son exemple. Il n'en fut pas de même de Mgr l'évêque d'Agathopolis. Ce prélat, dédie premier pas, en sortant de la caverne, plaça mal son pied ; le terrain, qui était mouvant, s'éboula sous ses pieds : il tomba et roula dans des ronces et sur des rochers, jusqu'à environ deux cents pas, où, s'étant trouvé sur un terrain labouré, il fut arrêté dans la boue. Il ne reçut dans cette chute aucune fracture, mais seulement quelques contusions, que sa mortification, qui est exemplaire, lui fit endurer sans se plaindre. Le reste du voyage fut presque aussi incommode que le commencement ; enfin, après avoir marché environ deux heures, nous arrivâmes à la maison où nous étions attendus.
Il serait difficile d'exprimer la consternation où étaient ces pauvres néophytes, en voyant leurs pasteurs réduits à une telle extrémité : ils nous offraient leurs maisons ; ils nous priaient de rester chez eux, disant que dans la dernière persécution, la police n'avait fait aucune visite dans le lieu où ils étaient ; qu'ils pensaient que nous y serions en sûreté. Mais voyant que ces braves gens suivaient plus leur affection que les règles de la prudence ordinaire en ces sortes d'occasions, nous refusâmes de nous rendre à leurs instances. Un orage qui s'éleva au point du jour, accompagné d'une forte pluie, qui fit déborder les rivières, nous obligea de passer la journée entière en cet endroit. Le lendemain, qui était le 13 juin, après nous être procuré un cheval pour M. Falconnet, qui était malade, nous partîmes, sans trop savoir encore de quel côté tourner nos pas. Nous nous souvenions seulement de ces paroles de Notre-Seigneur : « Lorsqu'on vous persécutera dans une ville, fuyez dans une autre » (Matth., ch. X, V. 23.) Après avoir
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marché jusqu'au soir, nous nous retirâmes dans une famille chrétienne, qui nous reçut avec d'autant plus de joie, qu'elle était hors du district où se faisait la persécution. Cet éloignement nous fit penser que nous pouvions y rester au moins : quelques jours, pour laisser un peu reposer M. Falconnet. Mais Dieu, pour nous éprouver, permit que cet asile nous fût enlevé dès le premier jour. A peine étions-nous arrivés dans cette maison, qu'un chrétien de King-tchang arriva pour nous dire qu'un de nos domestiques, instruit du chemin que nous avions pris, venait d'être arrêté, et qu'on allait lui faire subir la question, sans doute pour découvrir le lieu où nous étions retirés. Quoique ce domestique nous fût très attaché, nous n'étions pas assurés qu'il serait assez fort pour soutenir la torture sans dénoncer les missionnaires. N'y ayant donc plus de sûreté dans la province de Su-tchuen, nous prîmes le parti d'aller nous réfugier dans celle de Xen-si, auprès des missionnaires italiens, où M. Pottier devait aussi se faire sacrer par l'évêque vicaire apostolique de cette province, dont la résidence est à Singan-fou, qui en est la capitale. Un seul obstacle s'opposait à notre dessein. M. Falconnet était trop faible pour entreprendre, même à cheval, un si long voyage. En le faisant seuls, Mgr et moi, il fallait laisser ce cher confrère dans le danger que nous cherchions à éviter. Comme il est plein de foi, il fut d'avis que, dans les circonstances où il se trouvait, il n'était pas obligé de prendre les mêmes précautions contre les poursuites du gouvernement, et que s'il était pris, malade comme il était, il n'y aurait pas de sa faute. Ainsi, il se contenta de faire environ trois lieues, jusqu'à une maison isolée, où il demeura caché pendant trois mois, jusqu'à notre retour. Nous eûmes donc la douleur de nous séparer de ce cher confrère, et continuâmes notre route, à pied, dans une grande plaine, avec deux catéchistes qui voulurent
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toujours nous accompagner. Nous marchions à grandes journées, et par des chemins détournés, dans la crainte d'être poursuivis. Il nous restait vingt-cinq jours de chemin, qu'il fallait faire dans les chaleurs des mois de juin et de juillet, qui, dans cette province, sont beaucoup plus fortes qu'en France. Cet inconvénient ne méritait aucune attention de la part des missionnaires, qui doivent être accoutumés à la fatigue; mais il s'en présenta un autre, qui nous plongea, pour quelques moments, dans les mêmes embarras où nous avions été la veille de notre départ.
Plusieurs des chrétiens qui étaient en prison avaient ouï dire que Mgr d'Agathopolis devait aller à Singan-fou pour se faire sacrer. Il était à craindre que toutes leurs réponses ne donnassent occasion de faire des recherches dans la province de Xen-si. C'est pourquoi, en y allant, nous nous exposions non seulement à nous faire prendre, mais encore à faire naître des troubles dans un lieu où la religion était en paix. Dans cette perplexité, nous étions assis sur le bord du chemin, fort irrésolus, lorsque Mgr d'Agathopolis se rappela qu'il y avait, à environ huit journées de là, dans une épaisse forêt, une maison de chrétiens, qui, ayant souffert, plusieurs années auparavant, la persécution avec courage, étaient assez aguerris pour consentir à nous recevoir chez eux, en attendant l'arrivée d'un catéchiste, que nous nous proposions d'envoyer dans le lieu de la persécution, pour savoir si nous pourrions continuer notre voyage au Xen-si. Ayant donc changé notre route, nous arrivâmes très fatigués dans ce lieu désert, appelé Kouang-Yuên, où l'on nous reçut avec beaucoup d'affection, parce qu'on ignorait le motif de notre voyage. Nous n'en fîmes part qu'au chef de famille, et nous envoyâmes sur-le-champ un de nos catéchistes à la ville de King-tchang, s'informer bien exactement si dans l'interrogatoire fait aux prisonniers, il avait été
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question de notre voyage à la province de Xen-si, et nous promîmes au père de famille de sortir de chez lui aussitôt après le retour du catéchiste. Il fit diligence et fut de retour au bout de quinze jours. Sa réponse ayant dissipé nos craintes, nous nous disposâmes à continuer notre voyage. Nous partîmes de Kouang-Yuên, le 14 de juillet, et arrivâmes à Singan la veille de l'Assomption. Nous aurions dû y arriver vers la fin de juillet ; mais un accident imprévu nous retarda considérablement. Ayant un jour voulu me laver les pieds dans un ruisseau bordé de gazon, un serpent très venimeux, qui y était caché, me mordit à la jambe. J'en fus malade environ vingt jours, ce qui obligea Mgr d'Agathopolis de s'arrêter aussi. Il avait, d'ailleurs, besoin de moi pour assister à son sacre. Enfin, Dieu m'ayant rendu la santé, nous arrivâmes chez l'évêque italien, qui attendait Mgr d'Agathopolis, pour faire la cérémonie de son sacre. Après nous être reposés chez lui environ un mois, nous reprîmes la route de King-tchang.
Pendant notre long voyage à la province de Xen-si, la persécution s'allumait de plus en plus dans celle du Sut-chuen, où les mandarins mettaient tout en uvre pour faire apostasier les chrétiens qui étaient dans les fers.
Suit, dans cette relation de M. Alary, le récit des principales circonstances de cette persécution, qu'il rapporte, « telles, dit-il, que je les ai lues dans les interrogatoires tirés des archives du palais, et comme je les ai apprises de la bouche des confesseurs eux-mêmes, après mon retour de la province de Xen-si ».
La mission du Tonking, jouissait, depuis quelques années, d'une paix assez profonde. Les édits qui proscrivaient la religion chrétienne n'avaient pas été révoqués ; mais on n'en pressait pas l'exécution.
L'année dernière, un violent orage s'éleva contre cette Église naissante, et donna tout lieu de craindre pour elle. Le 5 août 1773, le R. P. Hyacinthe Castaneda, dominicain espagnol, fut appelé pour un malade qui habitait dans un bateau. Il y alla à pied en plein jour, parce qu'il n'était qu'à quelques pas de l'endroit où était le malade. Il fut aperçu par un païen, qui le fit poursuivre par ses gens. Le missionnaire se réfugia chez un chrétien ; mais il fut investi de toutes parts et saisi avec ses effets de religion. L'infidèle qui l'avait arrêté en donna avis au sous-gouverneur de la province
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du Midi, qui se le fit amener et le retint prisonnier. Ce mandarin est un eunuque adonné aux plaisirs et à la débauche ; il a continuellement à sa suite jusqu'à soixante comédiens ou comédiennes. Cette vie déréglée l'entraînait dans de grandes dépenses ; il crut avoir l'occasion de satisfaire sa cupidité. Il exigea donc une somme exorbitante pour la rançon du missionnaire. Comme les chrétiens ne se présentèrent point, le mandarin baissa le prix par degrés ; mais en vain ; personne ne parut. Le mandarin, outré de colère, eut recours à la ruse ; il fit enfermer le missionnaire dans une espèce de grande cage ou prison portative, où il pouvait à peine se remuer, et le fit exposer, pendant plusieurs jours, aux ardeurs du soleil, qui, dans ce climat brûlant, sont excessives. Il voulait, par ce moyen, exciter la commisération des chrétiens et les déterminer à se cotiser pour fournir la somme qu'il demandait. Mais, toutes réflexions faites, on ne trouva pas ce parti convenable, par crainte de favoriser la cupidité des persécuteurs, de donner lieu à de nouvelles perquisitions et de mettre tous les missionnaires en danger d'être arrêtés.
Le mandarin, courroucé de voir ses espérances frustrées, envoya de nouveau des soldats faire des recherches. Le premier dimanche d'octobre (qui était cette année-là le 3 du mois), fête du Rosaire, ils prirent un autre missionnaire, nommé
Le R. P. Hyacinthe Castaneda était âgé de trente ans. Il y avait six ans qu'il travaillait dans les missions. Il avait d'abord prêché l'Evangile dans la province de Fo-kien en Chine. Il y fut emprisonné pour la foi et envoyé à Macao, d'où il passa au Tongking, au mois de février 1770. Le R. P.
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pris l'habit de l'ordre de Saint-Dominique et fait profession dans le couvent des religieux dominicains de Manille. Il y avait dix ans qu'il était prêtre et exerçait le saint ministère.
Peu s'en fallut que M. Thiébaut, missionnaire français, ne fût associé à ces deux confesseurs de Jésus-Christ. Le lundi 4 octobre, il remontait en bateau la rivière pour revenir à la maison où résidait Mgr l'évêque de Gabale, et où ce prélat l'attendait. Il n'en était qu'à une lieue, lorsqu'il rencontra cinq bateaux qui appartenaient au sous-gouverneur de la province du Midi. Aussitôt qu'on les eut aperçus, les catéchistes et les servants de M. Thiébaut se jetèrent à l'eau, le prirent sur leurs épaules et le mirent à terre sur l'autre bord de la rivière, dans une province qui est hors de la juridiction du mandarin persécuteur. Le bateau qui avait porté notre missionnaire fut arrêté, avec tous les effets de ce cher confrère. On fit beaucoup de question à la maîtresse de ce bateau. Cette femme répondit avec beaucoup de fermeté et de présence d'esprit, et ne découvrit rien. Les soldats, fâchés d'avoir manqué leur coup, rôdèrent plus de quinze jours dans les environs, mais enfin, lassés de chercher, ils laissèrent aller le bateau.
Cependant le mandarin, courroucé de ne point recevoir d'argent des chrétiens pour la délivrance des deux missionnaires, porta ses plaintes immédiatement au roi (1), et les accusa d'être des chefs de rebelles, ajoutant qu'ils avaient des armes et qu'ils méditaient un projet de révolte générale dans tout le royaume. Le roi, qui est encore jeune et fort soupçonneux, entra dans une grande fureur et ordonna qu'on lui amenât les deux
1. C'est le chua, ou régent perpétuel du royaume, dont il est fait mention ici. Les missionnaires lui donnaient souvent le nom de roi, parce qu'il en exerçait toute l'autorité.
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prétendus chefs de rebelles et qu'on doublât leurs gardes. En conséquence, le 27 octobre, les deux missionnaires, plus doux que les agneaux, furent portés à la ville royale, toujours enfermés dans leurs cages. On les en fit sortir aussitôt qu'ils furent arrivés, et on les conduisit au palais. Le roi interrogea lui-même le missionnaire espagnol. « Qu'êtes-vous venu faire dans mes États ? lui dit-il. J'y suis venu, répondit modestement le P. Castaneda, pour y annoncer l'Evangile, qui enseigne aux hommes le chemin d'une vie heureuse et éternelle. Que ne l'annonciez-vous, reprit le roi, aux gens de votre pays ? Mes compatriotes, répliqua le missionnaire, sont instruits des vérités de la religion et ne manquent d'aucun secours nécessaire pour parvenir au salut éternel. » Dans l'interrogatoire, il ne fut pas mention ni de révolte ni de complot contre le gouvernement. Mais après plusieurs questions frivoles, faites au missionnaire sur des objets de pure curiosité, les deux confesseurs furent conduits à l'audience de la reine-mère. Cette princesse adressa la parole au père tongkinois et lui demanda, entre autres choses, quel serait, dans l'autre vie, le sort de ceux qui n'auraient pas cru la doctrine qu'il enseignait.
Le P.
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chrétiens, voyant que la condamnation des missionnaires n'était motivée que sur le prétendu crime de rébellion, dont on ne donnait aucune preuve, refusèrent d'y souscrire. Ce refus courageux occasionna dans le conseil une discussion qui dura trois jours. Si cet examen ne put sauver la vie aux deux accusés, il servit à venger leur innocence de la calomnie, parce qu'il resta prouvé qu'ils n'étaient point des chefs de rebelles, mais des prédicateurs de la religion chrétienne ; ce qu'ils avouaient.
En attendant l'exécution de la sentence, les deux confesseurs furent placés dans la prison des criminels condamnés à mort. On les y tenait éloignés l'un de l'autre, en sorte qu'ils ne pouvaient ni se voir ni se parler. Un prêtre Tong-kinois, du vicariat occidental, obtint, moyennant quelque argent, d'entrer dans la prison, et administra le sacrement de pénitence au missionnaire espagnol, et celui-ci ayant obtenu, par le même moyen, qu'en rapprochât les deux cages pour quelques instants, donna l'absolution au P.
Le 7 novembre, premier dimanche du mois, à l'heure où toutes les confréries venaient d'achever la procession du Rosaire, le juge criminel, les officiers et les soldats, tenant leurs armes nues, suivis d'une foule innombrable de monde, tant chrétiens que païens, se rendent à la prison. On en tire les deux cages, et on les transporte à une grande place hors de la ville. Là, le juge étant assis sur son siège, placé sur un éléphant, les soldats se rangent pour contenir la multitude. On fait sortir les missionnaires de leurs cages, on les fait asseoir à terre, on leur attache les genoux à deux piquets, et on les déshabille jusqu'à la ceinture, on leur coupe les cheveux, et on
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leur fait tenir la tête et les épaules droites. Enfin, on leur lit la sentence, et, au signal donné, les bourreaux leur tranchent la tête.
A l'instant les chrétiens, dépouillant toute crainte, rompent la foule, ramassent avec respect les têtes des deux martyrs ; ils font tremper des linges dans leur sang, arrosent de leurs larmes les deux corps, et transportent ces précieuses reliques dans un village éloigné, où les obsèques de ces glorieux athlètes de Jésus-Christ furent célébrées par le vicaire général, accompagné de deux prêtres Tong-kinois, avec toute la solennité que pouvait le permettre une aussi triste conjoncture.
Le mandarin, qui avait présidé à l'exécution, se retirait déjà, mais, s'étant aperçu que sa suite était beaucoup diminuée, il revint au lieu du supplice, et observa avec attention tout ce qui s'y passait. Il remarqua, parmi les chrétiens empressés de rendre leurs respects aux reliques des martyrs, des riches, des hommes en dignité et des soldats, dont trois étaient porte-parasols du roi. De retour au palais, il rapporta au roi en détail tout ce qu'il avait vu. A ce récit, le roi, transporté de fureur, ordonna d'arrêter tous ceux qui avaient témoigné tant d'empressement pour honorer le corps de ceux qu'il regardait comme les ennemis de son royaume, de les charger de chaînes et de confisquer leurs biens. De plus, ce prince porta un nouvel édit contre la religion chrétienne, par lequel il ordonnait de rechercher tous les prêtres, soit Tong-kinois, soit européens, voulant que dans l'espace de deux mois ils fussent tous pris et mis à mort. Il enjoignait aussi à tous les chrétiens d'abjurer leur foi, d'abattre les églises, de livrer leurs effets de religion, et promettait des récompenses et des privilèges à ceux qui dénonceraient ou livreraient des missionnaires et des chrétiens.
Cet édit, ayant été porté au conseil pour être signé et
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affiché, y trouva de l'opposition de la part de quelques grands mandarins, plus âgés et doués de plus d'expérience, qui prévoyaient qu'il allait armer une populace insolente, qu'il autoriserait les vengeances, faciliterait es pillages et ouvrirait la porte à beaucoup d'autres désordres. Les mandarins les plus jeunes voulaient, au contraire, qu'il fût enregistré tel qu'il avait été donné. Il reçut pourtant quelque légère modification et fut affiché partout. La publication de cet édit jeta une épouvante générale parmi tous les chrétiens. Les missionnaires, obligés de fuir et de se cacher, eurent beaucoup de peine à trouver des asiles. Les églises sont abattues, dit Mgr de Gabale. Nous n'avons plus de collèges, plus de résidences. Les mandarins se sont emparés de tout ce que nous avions. Les chrétiens ne récitent plus de prières en commun, ne tiennent plus d'assemblées, ne reçoivent plus d'instructions.
Ceux d'entre les fidèles qui avaient été arrêtés et emprisonnés à cause du zèle qu'ils avaient fait paraître pour les deux martyrs, n'ont point été mis à mort : on vient de porter leur sentence, ils sont condamnés à perdre leurs charges et leurs dignités, et à payer une amende. Les trois porte-parasols du roi sont encore en prison ; mais les domestiques du R. P.
Cette année (1774), quelques jours après Pâques, un de nos prêtres tong-kinois, du vicariat occidental, a été arrêté dans la province de Neghê-an, avec deux de ses catéchistes, et toute sa chapelle ; c'est-à-dire, tous les effets dont il se sert pour la célébration du saint sacrifice et l'administration des sacrements. Il a fallu payer pour sa rançon huit cents piastres.
Un autre prêtre a été pris avec un de ses ser-
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servants (1) ; mais il a trouvé, depuis quelques jours, le moyen de s'évader à la faveur de l'obscurité de la nuit. Il en a coûté déjà quarante piastres ; mais l'affaire n'est point encore finie.
Vous voyez par ce récit, dit Mgr de Gabale, en terminant sa lettre, que notre vie et nos têtes sont exposées à de grands dangers. Pauvres en toutes manières, nous avons besoin des secours, des prières des bonnes âmes et d'une protection particulière du Seigneur. Dieu veuille bien nous l'accorder.
1. C'est le nom que les missionnaires donnent aux jeunes gens qui ne sont point encore catéchistes, mais qui étudient pour le devenir, et qui accompagnent les prêtres pour leur servir la messe et les assister dans l'administration des sacrements.
La persécution qui, en 1773, donna deux martyrs au Tongking, s'était un peu ralentie et on commençait à respirer lorsqu'une nouvelle persécution s'est allumée tout à coup. Un jour de grande fête, les chrétiens s'étaient assemblés, comme c'est l'ordinaire dans ces grandes solennités. Un petit mandarin, poussé par la cupidité, crut pouvoir retirer un gain considérable de la prise d'un Européen. Il ramassa donc une grande troupe de païens, avec laquelle il vint au lieu de l'assemblée pour arrêter les missionnaires. Les chrétiens, avertis de son dessein, firent évader les prêtres. Un païen alla aussitôt trouver un grand mandarin, qui lui dressa une requête contre les chrétiens de ce village. Cet infidèle la présenta au roi (chua), qui entra dans une grande colère et envoya sur-le-champ des soldats pour se saisir des chrétiens accusés. L'officier qui commandait les soldats arriva de nuit ; il ne voulut pas entrer dans le village avant le jour, afin de ne faire mal à personne. Cependant un soldat y entra de son chef. Les gens du village, éveillés par le bruit, prirent ce soldat pour un voleur et le chassèrent. Il vint se plaindre au capitaine, qui, au point du jour, fit approcher ses
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soldats et tirer à poudre pour épouvanter les habitants du village. Ceux-ci, accourus au bruit, et ignorant que ces soldats étaient envoyés par le chua, les repoussèrent comme des brigands. Les soldats entrèrent et prirent quarante personnes, parmi lesquelles étaient plusieurs païens. Le roi ordonna qu'on tranchât la tête à quatre ou cinq ; ce qui fut exécuté. Les autres furent condamnés à un exil perpétuel.
Le roi porta ensuite un nouvel édit contre la religion chrétienne et ordonna de saisir tous les missionnaires européens, dont on sait actuellement les noms ; surtout ceux de Mgr l'évêque de Gabale, et de nous autres missionnaires français. De grandes récompenses sont promises à celui qui prendra un missionnaire, et le village où il sera pris supportera une augmentation d'impôts, tandis que le village qui l'aura arrêté sera dégrevé d'autant. Les païens s'autorisent de cet édit pour piller impunément les chrétiens qui n'osent se défendre. Ce n'est partout que vexations. Tout nous présente le tableau de l'indigence et de la misère.
Mgr l'évêque de Gabale et les missionnaires sont cachés chacun séparément, et ne peuvent se montrer sans s'exposer à être pris. Toutes les maisons de résidence et les églises qui avaient échappé à la dernière persécution ont été renversées, ainsi que le collège qu'on avait commencé à construire. Il restait une maison de résidence, qui avait été rebâtie depuis peu. Un païen, croyant y trouver de quoi piller, assembla une troupe d'infidèles, qui vinrent au moment qu'un prêtre du pays finissait de célébrer la sainte messe. Ce prêtre, averti de leur arrivée, n'eut pas le temps de s'enfuir. Les païens entrèrent aussitôt dans la maison, prirent ce qui était à leur bienséance, pillèrent le village et emmenèrent un catéchiste. Le mandarin du lieu, qui en eut connaissance, fit arrêter six chrétiens. Ayant connu, par leurs réponses, qu'ils étaient
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chrétiens, il les fit mettre en prison et les envoya à la cour. Toutes les démarches qu'on a faites pour obtenir leur délivrance ont été inutiles ; deux de ces six chrétiens ont eu la tête tranchée, les quatre autres ont été exilés. Voilà de nouveaux martyrs que notre mission a donnés à l'Eglise.
Monseigneur et vénérable Père,
Il y a quelques jours qu'il est passé ici un jeune homme, nommé Keou, que je n'ai pu voir qu'un instant. Il a dit à Kieou-ull-ko que vous désiriez tous ardemment que je vous écrivisse. Ainsi je le fais, après un silence occasionné par des précautions que je vois qui sont sûrement poussées trop loin, et je le ferai désormais toutes les fois que j'en aurai l'occasion.
Je ne saurai vous dire toutes les obligations que j'ai à la famille de Kieou.
L'année dernière, M. Luc Ly me dit qu'il avait dessein de vous prier de lui remettre entre les mains une vingtaine de taëls pour le profit de cette famille ; s'il est possible que cela soit, je joins pour cela ma recommandation à la sienne : je pense que donner cette somme en don à ces chrétiens ne serait point trop pour les services qu'ils me rendent. J'ai aussi prié M. Luc Ly de vous recommander la famille du pauvre Yang-ul-sie, à cause d'un dommage que j'ai pu lui occasionner pendant que je demeurais chez elle. Pour ce qui est de mon état, en la tribulation que j'éprouve, il est toujours à peu près le même. Ne soyez point inquiet de moi, si ce n'est pour prier pour moi. Soyez sûr que Dieu, mon très adorable Père, qui a assisté Loth dans Sodome et Daniel dans la
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fosse aux lions, est ici avec moi, qui suis son pauvre infirme et cher enfant, et que j'y ressens aussi la protection de ma bonne Mère la très sainte Vierge. Aussi je demande instamment que vous ne fassiez aucune poursuite à l'effet de me délivrer d'ici : selon tout ce que je connais, cela serait inutile. Abandonnez-moi à Notre-Seigneur Jésus-Christ et à sa très digne Mère. Ils m'ont sauvé de la mort, dont l'arrêt était venu ici ; ne peuvent-ils pas me délivrer à leur volonté ? Calicem quem dedit mihi Pater, non bibam ilium (1) ? Kieou-ull-ko vous fera le détail de mes dépenses, dont je suis assez honteux, ne méritant pas la nourriture que je prends.
Mais que faire ? Mon pauvre estomac me donne parfois bien des tracasseries ; il n'y a guère que le vin qui me soulage. Je pense que l'argent qu'avait laissé ici M. Luc Ly doit être dépensé ou à peu près. J'ai bien de la joie de ce que vous m'avez dit de M. Moye notre confrère. Je pense avoir connu à Paris M. de Saint-Martin. Il m'a, dit-on, écrit une fois ; je n'ai pas reçu sa lettre. M. Moye m'en a écrit deux que j'ai reçues : pour cette fois, je les prie de m'excuser si je ne leur écrit pas nommément. Au défaut de lettres, communiquez-leur mes sentiments ; mon coeur leur est bien dévoué en Notre-Seigneur, aussi bien qu'à tous nos autres confrères...
Il ne me vient pas autre chose à vous dire pour cette fois.
J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect, le plus tendre, le plus sincère attachement et reconnaissance,
Monseigneur et vénérable Père,
Votre très humble, etc.
J.-F. GLEYO, vinctus utinam Christi Jesu (2).
1. Ne dois-je pas être prêt à boire le calice que mon Père m'a donné ? (Ev. de saint Jean, ch. XVIII, v. 11.)
2. J.-F. Gleyo, prisonnier, plût à Dieu que ce fut de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Monsieur, très honoré et cher Confrère,
Après avoir gardé si longtemps le silence, je vous écris par le jeune homme Kieou-ull-ko, que je vous prie de bien recevoir ; car je ne saurais vous dire toutes les obligations que j'ai à toute sa famille, et principalement à lui. J'ai reçu deux lettres très consolantes que vous m'avez envoyées, avec deux vêtements fort propres, dont j'ai fait présent à ce cher jeune homme.
Je ne saurais vous témoigner assez ma reconnaissance pour votre charité envers moi. Quant à ce que vous me proposez de tenter de m'envoyer aussi le Saint-Sacrement, l'horreur et l'indécence de ce lieu-ci m'empêchent de rien vous dire là-dessus. M. Nghiên, M. Kou et M. Ly (1) sont venus par quatre fois recevoir ma confession, et ne me l'ont point apporté, Je n'oserais demander cette grâce qu'en cas de mort. Mon très adorable Père et Sauveur Jésus-Christ, et la très sainte Vierge Marie, sa Mère et ma Reine, m'en ont préservé ci-devant, quoique l'arrêt en eût été porté et envoyé ici. Je m'abandonne à leur miséricorde. Vous désireriez, sans doute, mon cher confrère, une lettre bien ample de moi ; et si je voulais vous dire tout ce que je pense que vous voudriez savoir, il y aurait matière à une longue relation. Le lieu où je suis ne me laisse guère la commodité de l'écrire. Consolons-nous, en attendant tout ce qu'il plaira à Dieu d'ordonner.
Je vous félicite, mon cher confrère, de la tribulation
1. Ces trois Messieurs étaient des prêtres chinois.
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que vous avez soufferte l'année passée. Je n'en ai point eu jusqu'à présent de nouvelles détaillées à mon gré.
Je compte sur vos prières et votre charité constante pour moi. Recommandez-moi aux prières des chrétiens, surtout des bonnes âmes. Le jeune homme Kieou sait assez ce qui me regarde, pour vous en dire plus que je ne puis vous en écrire.
Je vous salue et vous embrasse de tout mon coeur, mon très cher Confrère et très cher Père, en Notre-Seigneur, en l'amour duquel et en celui de sa très digne Mère, qui est aussi notre très chère Mère et Reine, j'ai l'honneur d'être, avec un profond respect, et un tendre attachement et reconnaissance,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
JOANES FRANCISCUS, vinctus utinam Christi Jesu.
Monsieur et cher Confrère,
Je vous remercie de votre dernière lettre, si pleine de sujets de consolation par les saintes nouvelles que vous m'y apprenez. Est-il étonnant que notre bon Père se communique à ses pauvres serviteurs en de si grandes détresses ? Pour ce qui est de moi, ma situation est toujours à peu près la même. J'éprouve par-ci par-là quelques tracasseries assez amères ; mais mon Dieu, mon bon Père, dissipe tout cela. Je vous prie, en grâce, de ne plus penser à faire des tentatives pour me tirer d'ici. Je vous dirai, en toute confiance, que cette tribulation m'est plus nécessaire que la vie corporelle : mon sort est entre les mains de mon Seigneur Jésus. Soyez tranquille à mon sujet ; seulement priez toujours, et faites prier les bonnes âmes pour moi. Je recommande à vos prières mon cher
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enfant André Yang, qui a souffert avec moi et qui est à présent à Pondichéry (1), un enfant de grâce et de bénédiction. Soyez sûr que je me souviens de vous, dans l'amour de Notre-Seigneur Jésus et de sa très douce Mère.
JEAN FRANÇOIS, prisonnier, plût à Dieu
que ce fût véritablement de Jésus-Christ.
1. Le collège général des missions était alors à Pondichéry. L'élève de M. Gleyo, après être sorti de prison, y fut envoyé et dans la suite fut ordonné prêtre.
[Ce religieux, après avoir déclaré qu'en conséquence des ordres qu'il avait reçus de son évêque, il avait fait toutes les diligences possibles pour s'assurer de la vérité des circonstances de cette mort, les rapporte en la manière suivante] :
La personne en question était âgée de vingt-quatre ans, née d'un père païen et d'une mère chrétienne. Son père l'avait donnée, malgré elle, en mariage à un païen, fils unique d'une veuve, qui avait apostasié depuis bien des années. Le jour de son mariage, qui arriva au commencement de l'année 1775, fut l'époque du commencement de son supplice. Aussitôt qu'on l'eut conduite, ou plutôt traînée à la maison de son époux, on voulut l'obliger à différentes espèces de superstitions, qui sont usitées parmi les païens, dans la célébration du mariage ; mais elle refusa constamment d'y coopérer en aucune manière, soit en public en présence des magistrats et d'une grande foule de peuple, soit en particulier. Il n'est pas possible de concevoir la haine, la fureur et la rage avec
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laquelle son mari, et surtout sa belle-mère, l'ont persécutée, pendant près de deux ans qu'elle a survécu à son mariage. Outrés de ses premiers refus, ils entreprirent de l'obliger, à quelque prix que ce fût, à renoncer à sa religion, à en quitter toutes les marques, à manger de la viande les jours d'abstinence, et à coopérer à leurs superstitions païennes. Ils n'ont cessé de l'accabler de coups, d'injures et de malédictions les plus atroces ; ils lui ont arraché son rosaire et toutes les marques ou instruments de la religion. Mais cela ne l'empêchait point de prier et de réciter son rosaire sur ses doigts. Ils l'ont souvent chassée hors de la maison, même la nuit. Elle la passait alors exposée à toutes les intempéries de l'air, ou, s'ils ne la chassaient pas, ils ne lui permettaient que l'entrée de la cuisine, où elle n'avait qu'un banc pour lui servir de lit. Ils ont porté l'inhumanité jusqu'à la priver de ses habits dans la rigueur de l'hiver et à lui refuser la nourriture nécessaire, ce qui la réduisit à un état d'épuisement et de faiblesse extrêmes. Enfin, au mois d'octobre 1776, après l'avoir obligée de passer une dernière nuit hors de la maison, son mari alla la trouver dès le matin, et, continuant à la maltraiter, lui donna le coup de la mort.
Cette femme était d'un caractère doux et soumis. Sa fidélité à la religion est le seul mécontentement qu'elle ait donné à son mari. Elle a constamment supporté un si long et si pénible martyre avec une patience admirable et vraiment chrétienne. Tous ces faits ont eu pour témoins tous les voisins de la maison où ils se sont passés.
En 1769, première année de mon administration, étant dans le district de la ville de Ngan-yao, je fus averti que, dans un village des environs, demeurait un ouvrier en ; cuivre que de trois apprentis qu'il avait, le plus jeune, âgé d'environ dix-sept ans, était très disposé à embrasser la religion chrétienne, et avait une maladie de langueur qui le menaçait d'une mort prochaine. A cette nouvelle, je me rendis le soir même chez le jeune homme ; je le fis apporter dans la chambre qu'on me donna, afin de lui parler plus à loisir et dans la pensée que je n'avais à par-ler qu'à lui ; mais les deux autres apprentis voulurent aussi me venir entendre, et leur maître se joignit à eux. Je leur parlai environ une heure et demie pour leur montrer la vanité des idoles, leur faire connaître l'existence de Dieu, créateur de toutes choses et juge de tous les hommes, et la nécessité de l'adorer et de le servir pour parvenir au bonheur du ciel, et éviter les tourments éternels. Après que j'eus fini, je demandai au malade ce qu'il pensait de ce que j'avais dit ; il me répondit qu'il n'en avait pas perdu un mot, et qu'il voulait être absolument chrétien. Je restai auprès de ce cher enfant pour
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en prendre soin ; je l'ai assisté jusqu'à sa mort, et sa docilité, son empressement pour s'instruire m'a comblé de consolation. Quelques jours après avoir reçu le baptême, il mourut dans les sentiments les plus chrétiens.
L'ouvrier en cuivre et un des apprentis se convertirent aussi. Il y en eut quelques autres qui, l'ayant su, voulurent s'instruire de notre religion, et l'embrassèrent après les instructions et les épreuves accoutumées. Je partis ensuite de cet endroit pour aller visiter d'autres chrétiens plus éloignés.
Revenu à Ngan-yao, après trois mois d'absence, j'appris que l'ouvrier en cuivre n'y était plus, et qu'il s'était retiré dans sa famille, qui demeurait dans le district de la ville de Yun-tchang. J'envoyai chercher cet homme, dont j'avais la conversion fort à coeur. Il vint me trouver, et me dit qu'il ne s'agissait pas de lui seul, mais de toute sa famille, qui consistait en cinq grandes personnes et plusieurs petits enfants. Il les avait instruits de son mieux, et m'assurait que si je voulais aller chez lui, comme il m'en priait avec les plus vives instances, ils se feraient tous chrétiens. Je désirais plus que lui d'aller à leur secours ; mais pour ne point faire de démarches inutiles, je lui demandai quel était celui de qui il affermait le terrain qu'il occupait : il me répondit que c'était un de ses parents, instruit de sa conversion, et qu'il n'y avait rien à craindre de ce côté-là, ni même du côté des voisins ; qu'il avait tout examiné, et que je pouvais le suivre : il se trompait en cela ; mais sur sa parole, je me décidai à y aller avec lui.
J'avais avec moi un écolier, âgé de dix-sept ans, nommé André Yang, fils d'un chrétien qui m'avait appris la langue du pays. J'emmenai aussi deux autres chrétiens, l'un nommé Oang-tse-Koui, l'autre Thang-pe-Kouen, pour servir de parrains à ceux que je devais baptiser. Deux autres voulurent m'accompagner. Nous partîmes tous
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ensemble de la ville de Ngan-yao, et nous arrivâmes à la ville de cet ouvrier, le 24 mai, la veille de la Fête-Dieu.
Peu après notre arrivée, le maître du terrain, dont on ne se méfiait pas, vint, sous prétexte de visite, pour savoir qui nous étions et ce que c'était que notre religion. Les chrétiens lui répondirent ce qu'ils jugèrent à propos, car je m'abstins de paraître devant lui. Il demanda si nous n'avions pas de livres de religion. On lui présenta un cahier imprimé en chinois contre le culte des idoles. Il le prit, l'emporta, en disant qu'il reviendrait bientôt, et que peut-être il embrasserait aussi notre religion.
Il revint effectivement le mardi matin, 30 mai, avec quatre ou cinq païens qu'il avait rassemblés ; ils nous prirent et nous lièrent pour nous conduire à la ville d'Yun-Tchang, disant qu'ils voulaient savoir du gouverneur si notre religion était bonne, ou si elle était superstitieuse. Ils arrêtèrent aussi avec nous l'ouvrier en cuivre, son frère et son beau-frère, tous trois prosélytes. Je baisai la corde qu'on me mit au col ; je voulus en même temps sauver mon crucifix, en le cachant dans un de mes bas (qui sont fort larges dans le pays) ; mais ils s'en aperçurent, me l'arrachèrent avec fureur et le gardèrent pour servir de pièce d'accusation contre moi. Il ne me resta plus de choses saintes qu'une boîte de reliques, celle des saintes huiles, que je portais dans une bourse qu'ils n'aperçurent pas.
Étant arrivés à la ville vers le soir, notre affaire fut portée devant le lao-ye, dans l'absence du gouverneur. Pendant que nos accusateurs dressaient leur procès-verbal, nous fûmes gardés dans une auberge où nous eûmes à essuyer les importunités et les moqueries des païens qui s'assemblaient en foule autour de nous. Environ deux heures après, on vint nous prendre pour nous mener devant le lao-ye. Alors le maître du terrain et un de ses parents se présentèrent et firent leur déposition
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contre nous. Le lao-ye répondit qu'il leur savait bon gré de leur zèle pour le bien public ; qu'ils avaient fait très sagement de lui déférer des gens comme nous ; qu'assurément notre religion était la même que celle des pé-lienkiao. Il cita ensuite devant lui l'ouvrier en cuivre, et lui demanda compte de notre doctrine et de nos prières : il voulut enfin savoir qui l'avait instruit. Pour m'épargner et ne me pas compromettre, l'ouvrier en cuivre lui ré-pondit que c'était un Chinois appelé Vang-thien-tsio. On appela aussitôt ce Chinois, qui dit au lao-ye que l'ouvrier en cuivre, demeurant chez lui, il lui avait effectivement parlé de la religion chrétienne et expliqué notre doctrine. Alors le lao-ye fit frapper ce pauvre Chinois de vingt soufflets ; ensuite, s'adressant à moi, il me demanda d'où j'étais : je lui répondis que j'étais Européen.
Qu'êtes-vous venu faire ici, m'ajouta-t-il ? Je suis venu, lui dis-je, prêcher la religion chrétienne, et ce n'est pas, comme vous le pensez, la secte des pê-liên-kiao. Notre religion est connue de l'empereur ; il y a jusque dans sa cour des Européens qui l'enseignent tout comme moi, ils ont dans Peking des églises ouvertes, où l'on fait publiquement les exercices de notre sainte religion ; l'empereur Tang-hi a été sur le point de l'embrasser ; il y a des chrétiens dans toutes les provinces de l'empire, et ceux qui connaissent leur doctrine ne l'ont jamais confondue, comme vous, seigneur, avec la secte infâme des pê-liên-kiao. »
Le lao-ye me demanda pour lors de quelle utilité pouvait donc être notre religion, je lui répondis qu'elle préservait ceux qui l'embrassaient et la pratiquaient, de la damnation éternelle, et qu'elle les conduisait au bonheur , du ciel. Il me demanda aussi si nous n'adorions pas des idoles : ayant répondu à cette question avec indignation et de manière qu'il n'eut pas un mot à me répliquer, il me dit : « Mais à t'entendre, ta religion est bien nécessaire.
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Quel intérêt, ajouta-t-il, as-tu de venir de si loin pour prêcher ta religion dans cet empire ? Point d'autre, lui répondis-je, que l'amour que je dois avoir pour Dieu et pour les hommes, à cause de Dieu. As-tu ton père et ta mère ? Ma mère seule vit encore. Pourquoi n'es- tu pas resté pour l'assister ? Comment regarder comme bonne une religion qui autorise ceux qui l'embrassent à abandonner leurs parents ? Ma mère, lui répondis je, n'a pas besoin de mon secours ; elle a été très contente que je vinsse ici, pour faire connaître ma religion. n Alors, prenant mon crucifix, il me demanda l'explication de cette image; la lui ayant donnée le mieux qu'il me fut possible, il voulut savoir en combien de lieux j'avais été pour prêcher cette doctrine et combien j'avais de disciples. Je nommai la famille Toan et quelques autres, mais d'une manière générale. J'aurais peut-être mieux fait de ne nommer personne ; mais je crus qu'il convenait de parler ainsi, pour n'avoir pas l'air de gens de rébellion, et qui refusent de nommer ceux qu'ils fréquentent et avec qui ils sont liés d'amitié ou d'intérêt. Nous devions, à ce qu'il me semblait, montrer la simplicité qui convient à des personnes qui sont sûres de leur innocence et qui ne craignent pas de se faire connaître. Je dis ceci pour déclarer ce que j'ai dans le coeur, et non pas pour me disculper.
Si j'ai mal répondu en cette occasion, je prie ceux qui liront cette relation de m'en obtenir de Dieu le pardon ; déclarant au reste que mon dessein n'est pas moins de rapporter ici mes fautes, que les grâces dont Dieu m'a favorisé.
Voilà tout ce que je puis me rappeler de mon premier interrogatoire.
Après moi on cita le jeune André Yang, qui m'avait suivi partout, et quoique je ne me souvienne pas de toutes ses réponses, je me rappelle qu'elles revenaient à ce que
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j'avais dit moi-même. Après cela, le lao-ye ordonna de nous traîner en prison.
Le lendemain (31 mai) il alla avec ses satellites dans l'endroit où j'avais été pris, pour faire la recherche de mes effets : il y trouva toute ma chapelle, à l'exception du calice qu'on avait eu soin de cacher. Quand il vit mes ornements sacerdotaux, il me crut plus que jamais de la secte des pê-liên-kiao. La chasuble était mon manteau royal ;le devant d'autel, l'ornement de mon trône ; le fer à hostie, l'instrument pour battre monnaie ; mes livres, des livres de sorcellerie. Le soir, quand il fut de retour et qu'il eut raconté cela à ses gens, l'un deux étant venu à l'ordinaire pour nous renfermer, m'annonça la mort comme prochaine ; et tout de suite on fit ajouter à ma chaîne un collier de fer, avec un bâton aussi de fer, long d'un pied et demi, attaché par un bout à mon collier et
de l'autre à mes menottes, pour m'empêcher de faire aucun usage de mes mains, parce que le lao-ye, me croyant sorcier, voulait m'ôter le pouvoir de faire des maléfices. Le même soir, il me fit appliquer son sceau dans le dedans de ma chemise, ensuite de quoi il ordonna qu'on me fouillât plus exactement. On m'enleva alors les reliques et la boîte des saintes huiles que j'avais conservées jusqu'à ce moment. Le lao-ye était si entêté
à nous faire passer pour des pê-liên-kiao, que sans plus ample information il dépêcha un courrier à la ville de Tehong-king, pour avertir le gouverneur de ce qui se passait et demander main-forte contre les pê-liên-kiao, qui commençaient à se montrer dans son district, ayant un Européen à leur tête.
Le lendemain jeudi, en attendant l'arrivée du gouverneur, il se mit à lire les livres de la religion qu'il trouvés parmi mes effets. Il tomba sur un volume où les commandements de Dieu étaient expliqués assez en détail, avec quelques saintes histoires. Il fut étonné d'y
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trouver une aussi belle et si sainte doctrine ; il connut alors sa bévue et fut forcé d'avouer que notre religion enseignait à faire le bien ; mais il était trop tard. Son accusation devant le mandarin, son supérieur, était déjà faite, et, voyant que l'affaire allait tourner contre lui, il chercha le moyen de se justifier à nos dépens. Pour cela, il nous fit venir en sa présence, l'après-midi, pour voir s'il ne se trouverait pas quelque chose de répréhensible dans nos réponses. Il cita d'abord Nang-thien-tsio. Il ne tirade lui que la confession de la doctrine du Décalogue et l'explication de quelques-uns de nos ornements. Ensuite, il fit venir André Yang : ne pouvant le faire convenir que nous avions des livres de sorcellerie, et voulant à toute force nous faire passer pour sectateurs d'une mauvaise religion, il s'acharna sur cet enfant pour le forcer à avouer des horreurs, qui ont fait tomber le feu du ciel sur Sodome. Pour le punir de sa fermeté à les nier, il le fit frapper, à différentes fois, de cinquante soufflets. Ce traitement si rude n'ayant point ébranlé sa constance, il lui fit donner, en quatre fois, vingt coups de bâton sur la cheville du pied droit. Cet enfant, dont les cris me perçaient le coeur, commença alors à perdre la voix et bientôt toutes ses forces, en sorte que le lao-ye fut obligé de s'arrêter et de le renvoyer. L'ayant fait mettre à l'écart, il m'envoya chercher. Il se contenta de me faire quelques questions sur mes ornements sacerdotaux, auxquels je répondis ; il me demanda encore le nom de mes disciples : je lui dis que, tant hommes que femmes, il y en avait environ cinquante. Il s'étonna qu'il y eût aussi des femmes ; à quoi je répondis : « Les femmes, aussi bien que les hommes, n'ont-elles pas une âme à sauver? » Mes réponses ne l'ayant pas satisfait, il s'adressa à un Chinois chrétien. II lui demanda son nom de baptême et pourquoi nous prenions de tels noms ? On lui dit que nous étions dans cet usage, pour nous proposer un saint à imiter,
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afin d'arriver au ciel comme lui. Voilà ce qui se passa dans le second interrogatoire, après lequel on nous fit reconduire en prison. J'eus la douleur d'y trouver mon enfant, André Yang, le visage extrêmement enflé, le sang extravasé dans les yeux, et ne pouvant presque plus se soutenir, à cause de la torture qu'il venait de souffrir aux pieds. Malgré les douleurs que lui causait son état, il revint, en me voyant, à l'aimable douceur et à la joie innocente qu'il a par caractère ; et contre l'ordinaire en semblables occasions, le surlendemain il se trouva rétabli.
Le 2 juin, le gouverneur d'Yun-tchang arriva et prit connaissance de notre affaire avant l'arrivée des mandarins de Tchong-king. Il nous cita devant lui, et nous parla d'abord avec beaucoup de douceur, montrant qu'il désapprouvait l'esclandre qu'avait fait le lao-ye en son absence. Après quelques questions indifférentes pour savoir d'où j'étais, il me demanda si je n'adorais pas les idoles comme les autres : « Non assurément », lui répondis-je. L'article sur lequel il insista le plus, fut comment j'instruisais les femmes. Il y revint à plusieurs reprises, afin de donner le temps à son secrétaire d'écrire mes dépositions. Je lui répondis toujours de la même manière, savoir : que quand j'étais dans une famille, je m'asseyais, aux heures d'instruction, tout au bout de la salle commune des hôtes ; que les hommes se rangeaient d'un côté, et les femmes de l'autre, vers la porte qui conduit dans l'intérieur de la maison ; que ceux qui croyaient à ma doctrine embrassaient la religion chrétienne, mais que je n'y forçais jamais ceux qui refusaient d'y croire. Après m'avoir tenu devant lui environ un quart d'heure et demi, on vint annoncer l'arrivée du lao-ye, et l'on me renvoya bien vite.
Ce prince, qui est beau-père de l'empereur actuel, parut avec beaucoup de pompe, et accompagné, selon
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l'usage, de plusieurs mandarins inférieurs, et suivi de neuf cents soldats, avec leur colonel et leurs chefs subalternes. Ce grand appareil causa beaucoup d'étonnement dans tout le voisinage. Tant de mandarins venus à la fois pour procéder et combattre contre les pê-liên-kiao, virent avec joie qu'ils avaient été trompés par l'imprudence du lao-ye. On lui en fit des reproches bien amers, et il fut condamné à des amendes pécuniaires qui ne lui furent pas moins sensibles.
Le lendemain, 4 juin, le fou-tai-ye, ou gouverneur de Tchong-king, ville du premier ordre, nous cita devant lui. Il nous interrogea peu, et seulement pour s'assurer que nous étions chrétiens et non des pè-liên-kiao. Le soir, pendant la nuit, on nous mena devant le sous-gouverneur, Il interrogea le jeune André Yang, et moi ensuite. Il me fit subir un interrogatoire très long et très minutieux ; il me demanda si j'étais venu seul Européen en cette province, question fort embarrassante, étant venu avec M. Alary. Je répondis qu'en même temps que j'étais à Canton, il y avait aussi deux Européens ; qu'ils étaient allés à Peking, et que j'étais parti pour venir ici ; cela était exactement vrai ; car deux jésuites s'étaient rendus cette même année dans la capitale de l'empire. Je m'en tins toujours à cette réponse, et enfin il n'insista plus sur cet article. Il me demanda ensuite si le prince dont j'étais sujet, savait que j'étais venu ici, à quoi je répondis que non ; il voulut que je lui déclarasse, en ma langue d'Europe, les noms de ceux de ma nation qui étaient à Peking, et celui du royaume où j'avais pris naissance. Il fit tout cela pour s'assurer de plus en plus que j'étais Européen ; enfin il me questionna sur le nom et le nombre des chrétiens. Je refusai de lui répondre, en le suppliant de ne pas l'exiger de moi ; il ne répliqua rien et me renvoya en prison.
Le lendemain lundi, 5 juin, nous fûmes cités pour la
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seconde fois, dans la matinée, devant le fou-tai-ye, en présence d'un autre grand mandarin. André Yang reçut cinq soufflets ; Uang-thien-tsio en reçut dix, pour avoir parlé en faveur de nos livres ; Tcheou-yong-koui en reçut aussi dix, pour avoir dit qu'il ne savait pas lire, ce qui était très vrai. Ensuite le fou-tai-ye, s'adressant à moi, entreprit de me faire dire que j'étais venu ici, non pour. prêcher ma religion, mais pour chercher à m'enrichir, (il voulait par là civiliser mon affaire) ; il ajouta que, si je m'obstinais à le nier, il allait me faire trancher la tête. Je m'obstinai cependant, et alors il me fit donner quelques soufflets, disant : « Si ta religion peut quelque chose, « qu'elle t'arrache d'entre mes mains. » Je lui répondis que notre religion n'était pas établie pour nous procurer un bonheur temporel, mais pour nous conduire wu bonheur du ciel. Là-dessus, il me fit frapper de nouveau, disant en colère : « Le lieu de la félicité céleste, n'est-ce pas la Chine » ? Je crus qu'il était inutile de répondre:à de pareilles extravagances. Je gardai donc le silence, me recommandant à Notre-Seigneur, qui sur la croix ne répondit pas autrement aux blasphèmes qu'on prononçait contre lui. Je ne reçus en tout que seize soufflets. Le fou-tai-ye voyant qu'il ne pouvait pas venir à bout de nous faire dire ce qu'il voulait, employa un dernier moyen. Il fit apporter la machine kia-kouen, pour me faire donner la torture aux pieds : pour lors, les soldats vinrent autour de moi et, me laissant toujours à genoux, ils me poussèrent et me firent reculer jusqu'au bas de la salle. Là, ils m'ôtèrent mes souliers et mes bas, me mirent la machine aux pieds, et commencèrent à la serrer. En même temps le fou-tai-ye criait du haut de la salle : « Dis donc que tu es venu ici pour chercher des richesses. » Je lui répondis que je ne le dirais pas. « Pourquoi es-tu donc venu ? Pour prêcher la religion ? Quelle religion? La religion chrétienne. » Voyant
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qu'il ne pouvait m'arracher l'aveu qu'il désirait, il se mit à dire aux bourreaux : «Écrasez-lui les os. » La violence de la douleur me fit évanouir ; je ne voyais presque plus, je n'entendais plus que la voix des bourreaux qui me criaient à pleine tête : « Dis donc que tu es venu ici pour avoir du riz et de l'argent. »A la fin j'entrevis le sous-gouverneur qui disait au fou-tai-ye : « Monseigneur, cet homme ne reniera point sa religion, il est inutile de le tourmenter davantage. » Alors il ordonna de lâcher la machine, et tout de suite les soldats me prirent par-dessous les bras et me portèrent hors de la salle. Après cette torture, on sent un violent mouvement dans les entrailles, et un malaise dans tout le corps, qui dure assez longtemps. Lorsqu'on m'eut remis en prison, j'éprouvai ces accidents et il s'y joignit une fièvre qui dura deux heures. Je crus que j'allais avoir une bonne maladie, et que mon heure désirable ne tarderait pas d'arriver. Il n'en fut pas ainsi ; ayant pris un peu de nourriture, à la sollicitation des chrétiens, mes douleurs se dissipèrent, et je me trouvai presque entièrement guéri.
L'après-midi on nous appela encore pour nous conduire devant le grand mandarin appelé Tao-ye. Il nous fit peu de questions : s'adressant à moi, il me dit que si j'étais venu ici pour chercher de l'argent, mon affaire serait peu de chose ; mais que c'était un crime à moi de dire que j'étais venu pour cause de ma religion. Après cela, adressant la parole aux autres mandarins qui - étaient tous présents, il leur dit tout haut : « Cette affaire n'en vaut pas la peine ; c'est inutilement qu'on nous a fait venir ; vous n'avez qu'à vous en retourner ; j'irai moi-même à Tching-tou, arranger toutes ces choses avec Tsong-tou. » Sur cela, on nous ramena en prison. Le lendemain 6 juin, il partit pour Tching-tou, et trois jours après on nous fit partir aussi pour y aller, accompagné
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du fou-tai-ye de Tchong-king. Nous arrivâmes dans cette capitale de la province, le 21 du mois de juin. En entrant dans la ville, nous fûmes conduits à la porte d'un grand mandarin, où on nous fit attendre environ deux heures : après quoi on nous mena devant le foutai-ye de cette capitale. Aussitôt qu'on nous vit, il s'assit sur son tribunal, et il me fit comparaître tout de suite devant lui, ne voulant aucun témoin. Je trouvai un homme qui n'aimait pas les persécutions ; mais il ne voulait pas m'entendre dire que j'étais Européen, soutenant que ma figure seule prouvait que j'étais de Canton, c'était pour me suggérer de dire comme lui, ce qui aurait mis fin à tout. Je refusai d'entrer dans ses vues, et je dis toujours que j'étais Européen. A la fin, la grande envie que j'avais d'empêcher le progrès d'une telle persécution, fit que je répondis qu'en un certain sens je pouvais me dire de Canton, y ayant une demeure; mais cette réponse ne le contenta pas ; il insista pour me faire dire que j'étais originaire de Canton, ajoutant d'un ton de colère : « Tu ne t'embarrasses pas de faire mourir les gens avec ton nom d'Européen », et là-dessus il appela ses satellites, et me fit donner cinq soufflets L'état de faiblesse où j'étais me fit tomber évanoui, ce qui l'obligea à me renvoyer bien vite en prison. J'y fus longtemps étendu par terre, sans pouvoir recouvrer mes forces. Douze jours après, il me cita pour la troisième fois. Dans tout le chemin, depuis la prison jusqu'à la salle, il avait aposté des gens qui me pressaient à chaque pas de me dire de Canton. Alors voyant l'envie qu'il avait d'élargir les chrétiens qui avaient été pris à mon occasion, et, considérant le danger où il me disait que je les exposais, je crus pouvoir lui dire qu'il pouvait me traiter comme étant de Canton, puisque j'y avais une demeure dans le district de la ville Sinxan : je me trompai de nom , c'était Hian-xan. Ce fut le dernier interrogatoire que je subis
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dans cette capitale, où j'étais détenu prisonnier avec les chrétiens. La prison dans laquelle on nous renferma, était le vrai séjour de la misère humaine. Des chaleurs excessives, une odeur insupportable, de la malpropreté, de la vermine, etc. Les prisonniers, logés tous ensemble, étaient ordinairement au nombre de plus de soixante : une grande partie dans une misère qui fait horreur. Outre cela, il y régnait une maladie contagieuse qui en faisait mourir un grand nombre ; les malades étendus par terre, dans un état que la décence ne permet pas de décrire, le tumulte, les criailleries, les vexations des geôliers, sans parler des abominations auxquelles se livraient plusieurs de ces malheureux. André Yang y fut malade : son état me causa une vive affliction ; mais rien de plus édifiant que sa patience et sa douceur. Il me disait qu'il mourrait content, parce que j'étais auprès de lui. Dieu, qui avait d'autres desseins sur ce saint enfant, lui rendit la santé en peu de temps. Trois des chrétiens qui avaient été arrêtés avec moi, furent atteints de la maladie contagieuse, et deux d'entre eux furent en danger pendant plusieurs jours. Il ne mourut dans cette prison qu'un seul chrétien qui n'était point prisonnier pour cause de religion. Il avait eu la faiblesse de déserter pendant la guerre de Yun-nan ; dès qu'il eut appris qui nous étions, il se joignit à nous : j'eus la consolation d'entendre sa confession et de le voir mourir dans les plus grands sentiments de piété. J'entendis encore la confession de Tchang-kouen, qui mourut aussi après qu'on l'eut changé de prison. Ce jeune Chinois était fort aimé des païens mêmes, qui le regrettaient à cause de ses bonnes qualités. Il tomba malade, à ce que je pense, pour avoir exercé la charité envers l'autre chrétien dont j'ai parlé : il était trop assidu auprès de lui, et il lui parla de trop près pour l'exhorter à la mort. Combien les desseins de Dieu sont admirables ! Je penserais volontiers
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que la Providence nous avait conduit dans cette prison pour l'âme de ce déserteur. Depuis plusieurs années il avait été privé des secours de la religion et de ses ministres, et il profita si bien de ceux que je lui donnai, qu'il mourut pénétré de crainte et d'amour pour Dieu.
Peu après sa mort, il vint un ordre de faire changer de prison aux chrétiens. Je demandai si mon nom était sur la liste ; on me dit que non. Ainsi, André Yang, mon jeune écolier, et les trois autres Chinois furent séparés de moi, et je restai seul de chrétien dans celle où j'avais été mis d'abord. Nous y avons été ensemble vingt-un jours. Leur séparation me fut fort amère, et j'avoue qu'elle me coûta bien des larmes. Je me vis privé, désormais, de toute consolation de la part des hommes, dans des détresses et des peines d'esprit de toutes espèces. J'étais habituellement réduit dans un tel état de faiblesse, que j'avais de la peine à tenir la tête droite et à lever les mains, liées de deux menottes fort serrées. J'offris à Dieu le sacrifice de mon coeur, et me soumis à demeurer dans cet état tant qu'il lui plairait, et vraisemblablement jusqu'à la fin de la persécution.
Environ un mois après la séparation des chrétiens d'avec moi, ils furent élargis et renvoyés chez eux. André Yang, depuis son retour à King-tang, où résidaient ses parents, fut encore détenu six mois en prison. Le mandarin de cet endroit, voyant que l'affaire avait été terminée à Tching-tou, n'osa pas le frapper. Il employa seulement les menaces, et le retint si longtemps en prison, pour essayer d'ébranler sa constance et de le faire apostasier. Cet enfant répondait toujours qu'on lui couperait plutôt la tête. Enfin, voyant qu'on perdrait son temps avec lui, on le renvoya dans sa famille.
Cet enfant avait été, dans la prison de Tching-tou, la consolation et l'appui des néophytes qui y étaient avec
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lui. Il leur répétait mes instructions, qu'il avait retenues, et les fortifiait sans cesse par ses paroles et ses exemples. Il lui vint dans cette prison un ulcère cruel à la jambe ; il en souffrit longtemps : il n'y avait à cela ni secours, ni remède ; et le fer qu'il avait à la jambe irritait l'enflure et rendait la plaie plus douloureuse et presque incurable. Enfin, à la recommandation d'un ancien prisonnier, celui qui gouvernait la prison prit compassion de cet enfant et fit ouvrir le fer qui lui liait et serrait la jambe malade. Il souffrit dans ce moment, et lorsque le sang reprit sa circulation, de très grandes douleurs ; mais cela fut court, et sans doute par la protection de Dieu, il guérit si promptement de son ulcère, que tout le monde en fut surpris.
Je rapporterai ici un trait de sa générosité envers moi. En partant de Tching-tou, il trouva le moyen de se procurer dix liards : il les donna au soldat qui m'apportait mon riz, le priant de m'acheter un peu de viande. Le soldat en garda cinq pour lui, et des cinq autres il m'acheta un petit morceau de viande cuite ; en me le présentant, il me dit que c'était de la part d'André Yang, en témoignage de son souvenir, qu'il me saluait avec affection et qu'il s'en retournait chez ses parents. Ce trait, je l'avoue, m'arrache encore des larmes au moment même où je l'écris. Enfin, le lendemain que les chrétiens eurent été élargis, il y eut ordre de me faire changer de prison, et trois jours après on me fit partir pour retourner à Yun-tchang. En chemin, je fus atteint de la maladie qui avait fait mourir tant de prisonniers à Tching-tou. Étant arrivé dans la prison de Yun-tchang, je demandai le secours des médecins. Le mandarin me le refusa, en disant que je ferais bien de mourir, puisque j'étais venu chez lui pour lui causer tant de tort et de chagrins. Dieu, qui ne voulait pas encore ma mort, suppléa aux moyens humains, et dans peu de jours je me trouvai guéri ; mais
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ce fut pour entrer dans de nouveaux combats. Le quatorzième de la seconde lune de 1770 (car je ne me ressouvenais plus des époques solaires, arrive une lettre de Tsong-tou, qui ordonnait au mandarin deYun-tchang de me faire déclarer au vrai d'où j'étais. En conséquence, le mandarin me cita devant lui : je répondis à sa question que j'étais Européen. « Pourquoi le dire, ajouta-t-il, il t'en coûtera la vie. »
Le 29 de la même lune, le mandarin n'ayant pas encore répondu à la lettre du Tsong-tou, il en arriva une seconde fort sérieuse et fort pressante à mon sujet. Aussitôt le mandarin envoya dans la prison, deux écrivains de causes criminelles, qui me pressèrent, en toute manière, de me dire né et élevé à Canton. Je leur répondis qu'ils perdaient leur temps, et que je ne consentirais jamais à faire un mensonge qui offenserait le Dieu de vérité que j'avais l'honneur de servir. Le lendemain ils vinrent encore et ils engagèrent un ancien prisonnier, homme intelligent, qui avait soin de me préparer mon riz, de se joindre à eux pour me faire avouer ce qu'ils voulaient. Je dis à cet homme de ne point se mêler de cette affaire ; que mon parti était pris sans retour. Il alla leur rapporter que j'étais un homme inflexible ; qu'il avait beau m'exhorter, que tout était inutile. « Puisqu'il est si entêté, dirent les deux écrivains, le mandarin va l'appeler devant lui, et à force de kia-kouen et de coups de bâton, il viendra à bout de son entêtement. » C'était le vingt-cinquième ou le vingt-sixième jour de carême.
Pour me disposer à souffrir les tortures, j'ajoutai à mes prières ordinaires la récitation du Rosaire ; je le commençai avec une assez grande émotion et une palpitation de coeur, que la crainte des tourments me causait : à la moitié de mon Rosaire, je sentis que je recouvrais la paix ; quand j'eus fini, j'ajoutai une dizaine pour invoquer Notre-Seigneur devant Pilate. Il daigna
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m'exaucer, me remplit de joie et de force, et il me semblait qu'il me disait intérieurement d'espérer en son nom tout-puissant de Jésus.
Le jeudi de la semaine de la Passion, je fus' malade d'un vomissement qui m'affaiblit encore ; je ne voulus pas pour cela interrompre le jeûne, dans la pensée que la diète ne pourrait pas nuire à mon estomac. Le mercredi de la semaine sainte, je me mis à gémir devant Dieu de ce que je serais privé le lendemain du bonheur dont jouissent les prêtres dans la sainte Eglise, de recevoir Notre-Seigneur, pour satisfaire au devoir pascal. Il voulut bien m'en dédommager en me donnant la facilité de penser à lui et de goûter, en le priant, une paix et une joie que je ne saurais bien exprimer.
Le lundi de Pâques, le prisonnier, dont j'ai parlé, vint à moi le visage pâle et les yeux mouillés de larmes : il me dit que le fils du mandarin venait de lui lire la teneur de la seconde lettre du Tsong-tou, dans laquelle il ordonnait au mandarin que, sans plus ample information, il trouvât le moyen de me faire mourir en prison, ajoutant qu'il prenait sur lui les suites de cette affaire ; le prisonnier ajouta que le mandarin avait différé de répondre sous divers prétextes, mais qu'il ne pouvait pas retarder plus longtemps et que, voyant mon entêtement à refuser de me dire de Canton, il ne pouvait plus répondre au Tsong-tou qu'après ma mort. La nuit étant venue, je me jetai sur mon mauvais lit, tout habillé, attendant le moment où l'on viendrait m'en tirer pour me conduire à la mort : je passai cette nuit et les deux jours suivants dans cette attente ; dans le troisième, mes craintes se dissipèrent, et il me sembla que Dieu lui-même me disait intérieurement qu'il ne permettrait pas ma mort. Quoi qu'il en soit, le mandarin qui m'avait refusé si durement un médecin, et qui paraissait désirer que je mourusse en prison, ne put se résoudre à exécuter
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l'ordre cruel de son supérieur. Ce changement doit paraître merveilleux à quiconque connaît la Chine ; car les mandarins subalternes tremblent, comme des esclaves, devant le Tsong-tou, de qui dépendent leur fortune, leur dignité et leur élévation. Il employa vingt jours à chercher les moyens de me soustraire à la cruauté de son supérieur, et lorsqu'il sembla résolu d'exécuter ses ordres, un seul mot du prisonnier, dont j'ai parlé, le déconcerta : « Ne craignez-vous pas, lui représenta ce prisonnier, que la mort de ce chrétien ne soit sue de trop de monde ? » Ce pauvre homme, quelques jours après, voyant que le danger était passé, ne put s'empêcher de me dire, tout païen qu'il était : « Il faut véritablement que votre Dieu soit bien puissant, et le seul vrai Maître, puisqu'il vous protège d'une telle manière. »
Ce mandarin fut déposé la même année ; un mois après un autre lui succéda, pour deux mois seulement. Il en arriva un second de Péking, dans le courant de la deuxième lune. Deux chrétiens s'avisèrent de lui présenter un placet en ma faveur ; jugeant par ce placet que j'étais dans l'indigence, il répondit froidement qu'il me ferait donner le viatique des prisonniers, qui consiste en une mesure d'environ un boisseau de riz, et cent cinquante liards par mois. Ce mandarin fut encore déposé l'année suivante 1771. Le vingt-six de la sixième lune, arriva un autre mandarin, nommé Tchang, sous lequel j'eus beaucoup à souffrir. Le vingt-huit il vint visiter la prison et y adorer les idoles ; il appela ensuite les prisonniers pour prendre connaissance de leur cause; il m'appela exprès le dernier ; il me demanda si je n'avais pas à mon usage certains instruments de sorcellerie. Je lui répondis que non, et que ma religion détestait et défendait la sorcellerie... il me demanda si je savais écrire ; je lui répondis que je l'ignorais en
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lettres chinoises. « Mais, dit-il, écris-mois en tes lettres d'Europe le nom de Dieu » ; je lui obéis en écrivant ces deux mots : Thien-tchou (1) ; il dit ensuite aux geôliers de me serrer de près, que j'étais un prisonnier de la plus grande importance, qu'ils ne me connaissaient pas, que j'étais un homme plus rusé qu'on ne le peut dire, puisque j'étais venu à bout de tromper tant de gens et d'esquiver tant de mandarins depuis Canton jusqu'ici, qu'il savait ce que c'était que les Européens, etc. Après cela, s'adressant à moi, il se mit à me dire : « Cependant tu es criminel. » A cela je répondis que je n'étais venu que pour une seule chose ; il me demanda pour quelle chose. « Pour prêcher la religion chrétienne. » Il ne sut plus que dire, et après avoir donné quelques ordres sévères contre moi, il s'en alla. Pendant plusieurs mois de suite, j'eus à soutenir des peines d'esprit bien fortes, et presque continuelles. Dieu me soutint par des grâces bien marquées, et m'empêcha de succomber. Je me trouvai ensuite exposé à de terribles tentations contre l'espérance. Je suis naturellement pusillanime ; porté à l'abattement, à ne me rien pardonner, à regarder comme grièves les moindres fautes que je commets, et toujours aux dépens de cette confiance que Dieu demanda de nous ; il la ranima cependant par sa miséricorde. Il me fit triompher de ces tentations ; il répandit dans mon âme une joie pure et une douce paix : il me survint ensuite une croix que je n'envisageais qu'avec frayeur.
J'eus pendant un mois de tels éblouissements, que j'avais tout lieu de craindre de perdre la vue. La pensée d'un tel état, au milieu des compagnons auxquels j'allais être livré, m'était si amère, qu'il me semblait que je
1. Ces deux mots signifient Seigneur du ciel ; c'est de ce nom que les chrétiens, en Chine, appellent Dieu, parce que, dans la langue chinoise, il n'y a aucun mot qui signifie Dieu.
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n'avais d'autre ressource ni d'autre consolation que de désirer la mort, tant j'avais de répugnance pour une telle affliction. Enfin, un soir étant renfermé dans l'intérieur de la prison, je me mis à répandre mon coeur avec larmes, en présence de mon Dieu, je m'abandonnai à sa miséricorde, et lui fis le sacrifice de ma vue : aussitôt que j'eus fait cela, je me sentis tranquille, il me sembla même que Dieu me promettait intérieurement que je ne perdrais pas la vue ; je crus à cette parole intérieure, je ne m'occupai plus de mon infirmité, et ma vue se rétablit peu à peu et assez promptement.
Enfin dans les derniers jours de juillet 1772, le mandarin Tchang renouvela la persécution contre les chrétiens. Le premier jour de la nouvelle lune, après avoir été visiter le matin la pagode, il entra brusquement dans la prison et, après avoir rendu à l'idole qu'on y honorait son culte superstitieux, il s'assit et cita tous les geôliers devant lui, et leur demanda s'il n'y avait personne qui me vînt voir et prît soin de moi. Ils lui répondirent que non : il leur dit que le Tsong-tou, en l'envoyant à Yun-tchang, s'était plaint à lui que les mandarins précédents n'avaient pas su conduire mon affaire comme il fallait ; qu'on lui en confiait le soin, et le chargeait, à mon sujet, des ordres les plus sévères ; qu'ainsi ils fissent d'exactes recherches sur cela ; que lui de son côté en ferait, et s'il venait à découvrir qu'ils l'eussent trompé, ils devraient s'attendre à avoir les os des jambes et des pieds écrasés à coup de kia-kouen et de bâton ; qu'il reviendrait au premier de la lune suivante, et qu'il voulait avoir pour ce jour-là une preuve claire. Après avoir dit cela, il s'en alla. Pour connaître combien le danger était grand, il faut remarquer que deux chrétiens qui m'avaient assisté les années précédentes, étaient demeurés dans la ville où j'étais prisonnier, chez un nommé Kieou. C'était là qu'on mettait l'argent
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destiné à m'assister, et l'un des enfants de cette famille venait me servir avec beaucoup d'affection. Rien n'était plus facile que de découvrir tout cela ; je le sentais, et j'en avais une inquiétude bien amère. Celui-là seul qui pouvait me secourir dans de telles peines, mon Dieu, mon Père adorable, vint en effet me consoler et me fortifier ; il répandit tout à coup en moi une douce joie, une ferme confiance, une grande abondance de force et de lumière ; il me promit intérieurement de n'abandonner ni moi ni mes chers disciples.
Le premier jour de la dixième lune, le mandarin vint comme il l'avait promis : il appela les geôliers pour leur demander réponse et compte des ordres qu'il leur avait donnés ; il s'en présenta un qui était des plus rusés qu'il y eût dans le pays : il nia qu'il y eût quelqu'un qui m'assistât. Sa simplicité hypocrite jeta de la poussière aux yeux du mandarin, et il fut la dupe du geôlier.
Cependant le mandarin Tchang, toujours furieux contre moi et contre la religion chrétienne, résolut enfin de nous persécuter. Il commença par faire arrêter le père de la famille Kieou et ses deux fils, qui venaient souvent me visiter dans ma prison. Les ayant mandés, il les fit attendre tout le jour à sa porte : le soir, il les cita devant lui. Il interrogea le second fils sur la doctrine chrétienne, se servant d'un catéchisme qu'il avait à la main. Celui-ci, qui le savait très bien, répondit à ses questions : après quoi, il le renvoya ; mais en même temps, il fit chercher Tcheou-yang par ses satellites. On ne le trouva pas chez lui, et on amena à sa place son frère Tcheou-yong-tchang. Pour lors le mandarin fit appeler le jeune chrétien Kieou. On donna vingt soufflets à Tcheou-yong-tchang, et on les mit tous deux à la cangue. Quelques jours après, ayant appelé ce dernier, il lui dit qu'il voulait absolument son frère. Tcheouyong-tehang, pour lui épargner les vexations des satellites,
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lui écrivit de venir sans les attendre. Il arriva le lendemain de Saint-Laurent, et se présenta de lui-même au mandarin. Je regrettais d'être seul épargné, et je désirais de partager leurs souffrances. Dieu, qui voulait m'exaucer, m'y prépara pendant cinq ou six jours, qu'il me fit passer dans un état d'assez grande paix et d'une douce consolation en lui. Le mandarin me fit bientôt appeler et, après avoir expédié quelques autres affaires, il m'adressa la parole et me demanda si c'était moi qui avais instruit Tcheou-yong-tchang. Je lui répondis que oui. Sur cela, il me fit donner quarante soufflets. J'eus la précaution de ne pas serrer la bouche pour empêcher que la violence des coups qui me tordaient la mâchoire inférieure, et me faisaient cracher le sang, ne me fît aussi partir toutes les dents. Aux coups qu'on me donnait, le mandarin ajoutait des malédictions et des injures; puis il me disait : « Pourquoi ne meurs-tu pas ? tous les jours j'attends à être délivré de toi, pourquoi ne crèves-tu pas ? » Il me fit plusieurs fois cette question à laquelle je ne répondis rien, prenant cela pour une malédiction. Alors les bourreaux qui m'avaient frappé me dirent : « Le mandarin t'ordonne de lui expliquer pourquoi tu ne meurs pas. » Je répondis qu'il n'était pas au pouvoir de l'homme de déterminer le temps de sa mort. J'avais les lèvres si durcies, si enflées, que je ne pouvais presque pas articuler. Tcheou-yong-tchang, voyant qu'on ne m'entendait pas, leur dit cjue le sens de ma réponse était : que la naissance et la mort ne dépendent point de l'homme, ce qui était mieux pour l'élégance de la phrase. Alors le mandarin ajouta : « N'as-tu pas une corde pour te pendre ? » (Il voulait me suggérer de me défaire moi-même, et tâcher de me désespérer.) Je répondis que je n'y avais pas pensé. « Je m'en vais t'aider à mourir », répliqua-t-il. Tout de suite les soldats me saisirent, et m'ayant étendu ventre à terre, un d'entre
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eux commença à me frapper à coups de bambou sur le milieu des cuisses nues. Le mandarin avait ordonné de frapper trente coups. Après qu'on m'en eut donné vingt, je sentis que j'allais m'évanouir : dans ce moment, Dieu changea le coeur du mandarin, et il ordonna de cesser. Il faut convenir que ce genre de supplice est bien pro nomine Jesu contumeliam pati. J'avoue que j'en ai eu de la joie et que je m'en retournai content dans ma prison. Avant que de me renvoyer, le mandarin me dit qu'il m'appellerait encore le lendemain pour m'en faire donner autant, et m'aider à mourir. Tcheou-yong-tchang reçut vingt soufflets, et les deux autres chrétiens seize coups de bambou, et furent élargis.
Pour moi, de retour dans ma prison, je sentis dans tout mon corps un malaise si considérable, qu'il me semblait que je ne pourrais pas supporter plusieurs tortures de cette espèce sans mourir.
Je m'y préparai par la prière, et afin de moins sentir mon mal et d'avoir l'esprit plus libre, je m'assis pour prier dans la cour de la prison ; je me mis à répandre mon coeur en présence de mon bon et divin Maître, pour lui recommander ce que je regardais comme mes derniers combats. Dieu écouta mes gémissements; il remplit mon coeur de force et de courage ; et il me reprocha intérieurement mon peu d'espérance en ses promesses, et je sortis de la prière avec l'assurance que le mandarin ne me ferait pas souffrir davantage: ce qui arriva, en effet; peu à peu mes douleurs diminuèrent, mon visage désenfla; il ne me vint point d'ulcères aux cuisses, et dans l'espace de quinze jours je me trouvai guéri.
Aux vexations du mandarin contre moi, j'ajouterai encore ici que, cette année-là, il fit effacer par deux fois mon nom de dessus la liste des prisonniers qui recevaient une certaine mesure de riz, et quelques pièces d'argent pour leur nourriture : cela tendait à me faire mourir de
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faim. Dieu cependant lui changea le coeur, et il continua à fournir ce qui était nécessaire à ma subsistance. Pendant que les hommes semblaient s'adoucir, Dieu m'éprouva et me fit souffrir des peines d'autant plus amères, qu'elles étaient intérieures. Le mandarin fut envoyé à King-tchuan pour la guerre ; il n'en revint qu'au mois d'octobre 1773. Son séjour ne fut que de quatorze jours, au bout desquels il repartit pour Tching-tou, où il resta jusqu'à l'année suivante. L'idée de son retour et de sa cruauté m'occupait tristement, et me faisait craindre pour ceux qui m'assistaient, et particulièrement pour cette pauvre famille Kieou. Je demandai à mon Dieu qu'ils ne fussent pas inquiétés à mon sujet, et il me l'a accordé dans sa miséricorde. Le mandarin les laissa tranquilles, malgré le désir qu'il montrait toujours de me tourmenter. Combien de fois, en effet, ne m'a-t-il pas harcelé par des menaces,des injures, des blasphèmes et des ordres cruels: mais quand il faut souffrir, Dieu nous aide et nous donne une force surnaturelle : je l'ai souvent éprouvé; et, quand il n'y avait rien à souffrir, il me laissait le sentiment de mes misères et de ma faiblesse, afin que je ne doutasse jamais que mon courage ne venait que de lui.
Au bout de trois mois, le mandarin repartit encore pour Tching-tou, d'où il ne revint que le 7 du mois de novembre 1775. 11 ne parut pas dans la prison tout le reste de cette année. Le 19 février 1776, il me cita devant lui et il appela les geôliers. Le plus ancien se présenta; il lui demanda ce que faisait pour moi la famille Kieou. Ce vieillard répondit qu'il n'était question de rien, sinon que j'acceptais quelquefois un peu de vin de cette famille. Le mandarin demanda sit c'était quelqu'un de cette famille qui me l'apportait. Ce geôlier soutint que non, en souffrant à la rigueur des tortures, si l'on pouvait le convaincre de contravention aux ordres qu'on lui avait donnés. Cette réponse persuada le mandarin.
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Quand le geôlier eut été renvoyé, le mandarin s'adressa à moi et me dit toutes sortes d'injures et même d'infamies. Je restai les yeux baissés, sans rien répondre. Voyant que je ne disais rien, il me parla d'un ton un peu plus radouci ; et, après m'avoir dit que j'avais l'air d'un assassin, il me demanda si je n'avais pas sur moi quelques poignards. Je lui répondis que non ; puis, ne sachant que me dire, il ne m'adressa plus la parole; mais il continua de parler contre moi, assurant que j'étais un criminel digne de la mort; qu'il voulait m'assommer, ce qu'il répéta plusieurs fois, en y ajoutant beaucoup de blasphèmes contre la religion.
Cela ne suffisant pas au mandarin, il ordonna brusquement aux geôliers de lui apporter tout ce que je pouvais avoir à mon usage pour en faire l'inspection ; il demanda ensuite aux prisonniers s'ils n'avaient point à se plaindre de moi. Ils répondirent que non, et le mandarin, ne sachant plus que dire, se mit, en élevant la voix, et me nommant par mon nom, à faire des criailleries et à me traiter de fou ; il exigea aussi des prisonniers qu'ils ne m'écouteraient plus jamais et qu'ils ne croiraient point à ce que je pourrais leur dire de ma religion : ce que ces gens, perdus de crimes et de toutes sortes d'excès, n'eurent point de peine à lui promettre.
Tant de menaces et de précautions contre moi me désolèrent, je l'avoue, et me firent penser que je n'avais plus rien à attendre, qu'un abandon général et nécessaire de tout le monde : je voyais les dangers et les obstacles humains ; je m'offusquais de tout cela, et je ne faisais pas attention que ces tristes et amères réflexions affaiblissaient en moi la foi et l'espérance ; mon bon ange, que j'invoquais souvent, m'en avertit sans doute. Je sentis quatre fois des reproches pressants et intérieurs ; je rougis de ma faiblesse ; j'en demandai pardon à Dieu, et je me trouvai alors tout différent de ce que j'étais un
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moment auparavant. Ma confiance, ma soumission et mon abandon à la volonté à mon divin Maître se ranimèrent et se fortifièrent.
Vers la fin du mois d'octobre, j'eus à souffrir, dans la prison, une persécution domestique, pour ainsi dire, de la part des prisonniers contre moi; je fus rassasié d'opprobres et accablé de menaces de m'assommer, de me hacher à coups de couteaux: ils disaient entre eux (ce qui, humainement parlant, était bien vrai) que pour m'avoir tué, ils ne seraient pas réputés coupables d'un nouveau crime ; qu'ils en recevraient plutôt récompense que punition. Au milieu de tous ces orages, je pris le parti de ne chercher d'autres armes que le silence, la patience et le secours du ciel, lui recommandant sans cesse ma cause et lui abandonnant ma défense.
Cependant, n'osant pas me maltraiter, ces prisonniers prirent la résolution de m'accuser devant le mandarin, dans l'espérance qu'il me ferait assommer, comme il me l'avait tant de fois menacé.
Le 11 octobre, le mandarin vint dans la prison ; il demanda de nouveau aux prisonniers si quelqu'un me venait voir. Ils répondirent encore que non. L'occasion était belle de m'accuser ; chose admirable ! personne ne le fit. Le mandarin renouvela ensuite aux geôliers ses ordres contre moi et leur dit que, si je m'échappais, il y allait pour lui de sa dignité, et pour eux de la vie, ou au moins de l'exil : il n'a jamais cessé de me croire sorcier.
La persécution domestique, que je croyais éteinte, se ralluma et devint plus forte que jamais. Quatre jours après, le mandarin cita devant lui mon principal ennemi ; les autres prisonniers le pressèrent de m'accuser; il le fit, et dit (ce qui était très faux) que je lui cherchais querelle sur ce qu'il ne payait pas ses dettes. Dieu changea le cur du mandarin ; car celui-ci répondit à l'accusateur que peut-être il n'entendait pas bien ce que je lui
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disais ; après quoi il demanda si je faisais des prières dans la prison. Mon accusateur répondit que oui, mais que c'était dans une langue étrangère.
Avant que de quitter l'article de ce mandarin Tchang, qui craignait tant pour sa dignité et prétendait se faire un mérite de me persécuter, j'ajouterai que cette année 1777 il a été déposé.
Pour mes autres persécuteurs, le mandarin qui m'a condamné à mort a été lui-même condamné par l'empereur pour d'autres affaires et s'est pendu lui-même, il y a trois ou quatre ans. Le mandarin de Tching-tou, dans la prison duquel j'étais si exposé à mourir de misère, s'est aussi étranglé, au moins on me l'a assuré ; celui qui vomissait de si horribles blasphèmes en me faisant donner la torture, a été déposé ignominieusement, ainsi que le mandarin qui m'avait refusé les secours d'un médecin dans ma maladie, et le mandarin subalterne qui a été le premier auteur de toute cette persécution.
Telle est l'histoire de tout ce que j'ai éprouvé dans ma longue prison ; elle a duré huit ans, et je n'en suis sorti que par une espèce de prodige.
En 1764, dans tout le haut clergé [de Russie], une seule voix s'éleva contre la confiscation des biens ecclésiastiques; ce fut celle d'Arsène Macéiéwicz, métropolitain de Rostow et de Jaroslaw, doué d'une énergie inébranlable. Les collègues aux-quels il reprochait de s'être laissé corrompre, lui firent son procès en plein synode, le condamnèrent, comme rebelle au pouvoir souverain, à être dégradé de ses dignités ecclésiastiques, et l'envoyèrent, en qualité de simple moine, en exil perpétuel dans un couvent éloigné. Ayant continué à protester, il fut ensuite déchu du titre de moine, exclu des ordres, déclaré laïque et, sous le nom d'André Vrai (le radoteur), enfermé à la forteresse de Reval, en Esthonie, dans une casemate froide et humide où il passa environ quinze années, jusqu'à sa mort. Sur la fenêtre de son cachot, se trouvait en permanence un bâillon de fer, pour le lui appliquer sur la bouche s'il continuait à protester (1)
1. P. Dolgorokow. La Vérité sur la Russie, in-8°. Paris, 1860, p. 345 note.
Quelque temps après la mort glorieuse du vénérable serviteur de Dieu Jean Dat, prêtre tong-kinois, martyrisé le 28 octobre 1798, Mgr l'évêque de Gortyne, vicaire apostolique du Tong-king occidental, voulant recueillir des témoignages authentiques de la vérité du martyre de ce prêtre, chargea trois témoins oculaires de toute sa conduite pendant qu'il fut détenu en prison, et lorsqu'il fut conduit au supplice, d'écrire, chacun de son côté, une relation détaillée de tout ce qu'ils avaient vu ou pu connaître avec certitude sur cet objet. Ces trois témoins furent les catéchistes Bernard Tâng (depuis ordonné prêtre) et Benoît Huy, qui, l'un et l'autre, avaient été compagnons de sa prison et l'avaient accompagné au lieu du supplice, et M. Paul Trang, fervent chrétien, médecin du gouverneur de la province de Thanh-hoa-nôi ; ce médecin logeait dans l'intérieur du gouvernement ; il assista constamment le martyr et ses compagnons dans tous leurs besoins, leur rendit toutes sortes de bons offices ; et, après avoir été témoin de la mort glorieuse du R. P. Jean Dat, il rendit à ses restes précieux les devoirs de la sépulture. Les trois relations, écrites en tong-kinois, furent traduites en latin et les traductions certifiées fidèles et exactes, par M. Le Roy, provicaire apostolique du Tong-king occidental. Nous ne donnerons pas dans ce recueil la traduction française de ces trois relations, qui s'accordent parfaitement pour le fond des faits, et ne varient que sur des détails peu importants. Nous nous contenterons de donner au public la traduction entière de la relation du médecin Paul Trang, qui est la plus circonstanciée, et un extrait de celle du catéchiste Bernard Tâng, qui contient quelques particularités, qui sont plus détaillées que dans la relation du médecin ou qui sont tout à fait omises dans celle-ci. Celle du catéchiste Benoît Huy, plus abrégée que les deux autres, ne contient aucune circonstance intéressante qui ne se trouve dans l'une ou dans l'autre.
Le 14 du septième mois de l'année, Mân-ngot (1798) qui est la septième du règne de Canh-Thinh, roi du Tong-king, étant venu dans une maison, je reçus la nouvelle d'une
1. Les Tong-kinois comme les Chinois se servent, pour compter les années, d'un cycle de soixante ans. Chacune des années de ce cycle a un nom particulier, composé de deux caractères chinois ; ces caractères sont pris dans deux séries, l'une de dix caractères, l'autre de douze. On unit successivement les dix premiers caractères de la seconde série avec les dix de la première série; ensuite on unit le onzième et le douzième caractère de la seconde série avec les deux premiers de l'autre série : le premier et le second, caractère de la seconde série se combinent ensuite avec le troisième et le quatrième de la série des dix caractères, et ainsi de suite, jusqu'à ce que la succession des combinaisons ramène l'union du premier caractère de la seconde série avec le premier caractère de l'autre série : ce qui n'a lieu qu'au bout de soixante ans. L'année man-ngo est la cinquante-cinquième du cycle : la lettre man est la cinquième de la première série, la lettre ngo est la septième de la seconde série. L'année man-ngo répondait à l'année 1798.
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persécution contre les chrétiens, qui venait de s'élever. Le même jour je vins au prétoire du gouverneur. L'on m'y annonça la prise de plusieurs des gens de la maison du curé de He-ngo. Le 16 au soir, j'étais encore au gouvernement, lorsqu'on m'y rapporta qu'on avait pris et amené au prétoire tous les prêtres de la province de Thanh-hoa. Alors j'entrai dans le palais du prince royal, frère du roi ; je vis, dans la cour de la maison du gouverneur de la province, nommé Dai-tu-lê-miên-quâncong, plusieurs personnes qui portaient la cangue. Peu après, j'aperçus le gouverneur qui entrait dans le prétoire, et le vénérable prêtre Jean Dat, à genoux en sa présence, avec quatre catéchistes, nommés Tâm, Vinh, Tâng et Huy, et deux jeunes gens. Au même instant le prince royal, frère du roi, entra dans la salle du prétoire, accompagné de plusieurs mandarins. Je n'entendis pas les questions qu'on adressa aux prisonniers, ni les réponses qu'ils firent; j'étais trop éloigné d'eux ; mais je vis des soldats qui, par ordre de leurs officiers, apportèrent une grande image représentant le jugement dernier. On la plaça devant le R. P. Jean, et on lui ordonna, ainsi qu'à ses compagnons, de la fouler aux pieds ; aucun
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d'eux ne consentit à une impiété si énorme. Je vis ensuite un mandarin qui tirait le P. Jean par sa cangue, pour le faire approcher plus près de l'image, et lui fit des questions sur ce qu'elle représentait. Je vis bien
que le père montrait avec le doigt et expliquait les différentes figures qui y sont peintes, mais je ne pus entendre ce qu'il disait, à cause de l'éloignement où j'étais. Le mandarin lui prit la main, et voulait le forcer à frapper l'image ; mais ce pieux prêtre, au contraire, la baisa avec
respect et dévotion. Après l'interrogatoire fini, on fit sortir le P. Jean et ses compagnons, et on les mit sous la garde des soldats d'une compagnie, appelée Hungoai-vê. Le 27, au soir, ces soldats se firent payer par les prisonniers et leur peine et l'huile qui avait été brûlée pendant la nuit, et les livrèrent à une autre compagnie, nommée Trang-tiêt-vê; le 18, ils furent livrés à la compagnie Kiên-nhuê-vê; le 19, à la compagnie Kiên-nhuêvê, enfin on les ramena au quartier de la compagnie Hung-oai-vê. Ainsi, on les mettait successivement sous la garde d'une de ces cinq compagnies, et, chaque soir, il fallait payer les gardes. Un jour, les soldats de la compagnie Kiên-nhuê exigeant une grosse somme, et le P. Jean n'ayant pas de quoi satisfaire leur cupidité, il reçut trois coups de bâton. Les catéchistes, indignés de voir un prêtre ainsi maltraité, demandèrent à être frappés en sa place ; mais on n'eut point d'égard à leur demande; le P. Jean reçut seul les coups, sans proférer une parole. Le même jour, ces soldats lui ôtèrent la cangue légère qu'il portait, pour lui en mettre une plus pesante. Leur intention était d'extorquer de l'argent : aussi, peu de jours après, les compagnons du P. Jean obtinrent, moyennant quelques ligatures, qu'on changeât cette lourde cangue pour une moins pesante. Cette dernière pesait environ vingt livres, et les pièces en étaient jointes ensemble avec de longs clous de fer.
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Le 22 de la septième lune, le frère du roi rendit la liberté aux chrétiens, et ne retint plus en prison que le père et les trois catéchistes Tâm, Huy et Tâng, et trois jeunes gens de la maison du curé de Cua-bang, qu'il fit garder successivement par les soldats des cinq compagnies, comme j'ai dit ci-dessus. Le 25, le syndic de tous les chrétiens de la province et moi, nous allâmes saluer le commandant de ces cinq compagnies, nommé Daî-dô-dôc-diêu, et le priâmes de faire garder le serviteur de Dieu toujours dans un même endroit, parce qu'en le faisant chaque jour conduire d'un quartier à un autre, il lui était difficile de se procurer les secours dont il avait besoin. Ce mandarin eut égard à notre demande et ordonna au mandarin Dô-ny-thiêng, capitaine de la compagnie Qua-nghi, de confier à cette seule compagnie la garde du père et de ses compagnons. Ce jour-là même, le mandarin Dô-ny-thiêng, ordonna à un petit officier subalterne chrétien, nommé Tu, de préparer dans sa maison une chambre pour loger le prêtre et de laisser aux chrétiens la liberté de venir le visiter. On cessa dès lors de promener nos prisonniers de quartier en quartier. Vers le même temps, le frère du roi ordonna de prendre par écrit le nom, la famille et la patrie du vénérable serviteur de Dieu, afin d'informer le roi qu'on avait pris un prêtre de la religion chrétienne et de savoir ce qu'il ordonnerait. Depuis que le P. Jean fut sous la garde de la compagnie Qua-nghi, il se tenait, pendant le jour, dans la chambre du petit officier chrétien, et la nuit il allait coucher avec ses compagnons de prison, afin de diminuer les frais de garde et la dépense de l'huile. C'est là qu'il fut détenu depuis le 25 de la septième lune jusqu'au 20 de la neuvième lune (un mois et vingt-cinq jours). Il montra toujours beaucoup de constance et de gaîté, mangeant, buvant et dormant comme de coutume. La joie qui éclatait sur son visage
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semblait même croître de jour en jour. Il entendait tous les jours un grand nombre de confessions ; car beaucoup de chrétiens venaient les uns pour le saluer, les autres pour confesser leurs péchés. Il s'entretenait plus volontiers avec ceux qui paraissaient gais. Quant à ceux qui avaient en sa présence un air triste et fondaient en larmes, il s'efforçait de les consoler et même de les égayer par quelques paroles joyeuses. Il était continuellement dans l'attente de sa sentence et désirait apprendre, ou l'arrêt de sa mort, ou celui de sa délivrance. Un jour il dit à quelqu'un : « J'ai appris que le P. Triêu a été décapité pour la foi, dans la ville royale de Cochinchine; j'aurai, sans doute, le même sort. Mais on m'a aussi rapporté que ce père avait toujours été malade dans sa prison; au lieu que moi je me porte bien. » Ce fut au commencement de la neuvième lune qu'arriva la sentence qui condamnait à mort le P. Jean Dat : je lui en portai moi-même la nouvelle. Il l'apprit sans témoigner rien qui démentît sa constance et son courage. « Mourir, me dit-il, à la bonne heure ; mais quel jour sera-ce ? Vous le saurez, lui répondis-je, quand le conseil s'assemblera. »
Le conseil se tint le 12 de la neuvième lune. Le gouverneur de la province de Thanh-hoa ordonna aux mandarins civils et militaires, présidents des douze bailliages de sa juridiction, de faire le catalogue des chrétiens qui s'y trouvent et de leur ordonner à tous de venir au prétoire le 20 de la même lune, jour fixé pour l'exécution de la sentence de mort portée contre le P. Jean Dat. De-puis ce jour, il y eut assidûment un grand concours de chrétiens, et même de païens, qui, touchés de compassion, venaient le visiter. Tous étaient remplis d'étonnement et de vénération pour lui, en voyant le calme imperturbable avec lequel il attendait la mort. Ils se disaient les uns aux autres : « Ce prêtre, encore dans la
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fleur de l'âge, d'un visage si agréable, surpasse en courage des milliers de commandants d'armées célèbres par leur bravoure ; il est vraiment digne d'être à la tête de tout le peuple chrétien. » Les chrétiens venaient en foule pour se confesser ; ils semblaient avoir perdu tout sentiment de crainte et de frayeur. Cependant le père était inquiet, à cause de l'ordre donné de les faire venir au gouvernement le 20 de la neuvième lune ; il craignait que quelqu'un ne tombât, en ce jour, par faiblesse ou timidité; c'est pourquoi il nous exhorta, tous, en ces termes : « Souffrir la mort pour Notre-Seigneur Jésus-Christ est le plus grand de tous les bonheurs. Toutes les nations de l'univers comptent un grand nombre de martyrs ; ce royaume n'en compte, jusqu'à présent, qu'un petit nombre. Je désire, mes frères, que vous puissiez tous obtenir cette faveur ; je la souhaite surtout aux élèves de la maison de Dieu, compagnons de ma prison. Puissions-nous tous répandre ensemble notre sang dans l'enceinte de ce gouvernement, le 20 de ce mois, en présence des mandarins, des soldats et de tout le peuple, pour rendre témoignage à la vérité de la religion chrétienne ! C'est Dieu qui vous fortifiera dans ce combat, je lui en rends grâces ; c'est à Dieu qu'il appartient de disposer tous les événements ; que sa sainte volonté s'accomplisse. Si dans ce jour le frère du roi et le gouverneur de la province se comportent d'une manière ouvertement injurieuse envers notre sainte religion, ou très préjudiciable aux chrétiens, il sera de mon devoir de leur faire de fortes représentations ; mon silence, en pareil cas, sera coupable. Pour vous, mes très chers frères, encouragez-vous les uns les autres; sondez vos forces et prenez de bonnes résolutions , afin qu'aucun de vous ne succombe par faiblesse, et ne soit par sa chute une occasion de scandale pour ses frères. »
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Telle est l'exhortation instructive que leur adressa ce digne ministre de Jésus-Christ.
Vers le même temps, une femme païenne s'approcha de lui et, par compassion, lui conseilla de mettre fin à ses jours par le poison, afin de s'épargner la honte du supplice. « A Dieu ne plaise, répondit-il à cette femme, que je suive votre conseil ! il y a plus ; si, par ordre du roi, l'on faisait entrer par force du poison dans ma bouche, je ferais tous mes efforts pour le rejeter. »
Le 16, le clerc Doan et le catéchiste Trac se concertèrent ensemble pour procurer à leur maître le moyen de se confesser, en faisant venir le P. Huân dans la mai-son d'un chrétien nommé Cam, voisin de la prison. Le 17, au soir, j'obtins des soldats la permission de conduire le vénérable P. Jean dans cette maison : il s'y con-fessa, sans qu'on en sût rien, et retourna à sa prison rempli de joie et de consolation. Il alla ensuite saluer le mandarin Dô-dôe-diêu, commandant général des cinq compagnies, et le mandarin Dô-ny-thiêng, capitaine de la compagnie chargée de le garder.
« Voici, leur dit-il, le jour de ma mort qui approche ; je vous rends grâces pour toutes les bontés que vous avez eues pour moi et pour les chrétiens. Je me soumets de bon coeur à la volonté de Dieu et à celle du roi, qui a ordonné ma mort. Je suis sans crainte et sans trouble ; je ne me permets aucune plainte ni murmure; toute la grâce que je vous demande, c'est de traiter avec bonté tous les chrétiens et de protéger la religion chrétienne, afin de mériter d'être heureux en cette vie ou en l'autre. »
Le 20, qui était un dimanche, le P. Jean déjeuna comme à l'ordinaire. Dès le matin, le frère du roi et le gouverneur de la province se rendirent au vestibule de la chambre du conseil et ordonnèrent qu'on y amenât en leur présence les chrétiens et leur maître. Le Père
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Jean était assis, seul, du côté droit, dans la cour intérieure; les catéchistes et les élèves de la maison de Dieu étaient à genoux dans la cour extérieure, à gauche ; les chrétiens étaient dans la cour même, au milieu. Alors le frère du roi leur dit : « Un ordre du roi porte que votre maître soit mis à mort; quant à vous la liberté vous est rendue ; mais il faut que désormais vous renonciez à la religion chrétienne ; il ne vous est plus permis de l'observer. » Aucun des chrétiens n'osa rien répondre. On leur ôta alors à tous la cangue, et -on leur permit d'accompagner leur maître jusqu'au lieu du supplice. Le frère du roi, s'adressant ensuite au vénérable P. Jean, lui dit : « Le roi a ordonné ta mort, pour te punir d'avoir embrassé et enseigné la religion chrétienne, afin que ton supplice serve d'exemple aux chrétiens et les détermine à se corriger. » Je ne sais si le vénérable serviteur de Dieu répondit quelque chose ; j'étais trop éloigné pour l'entendre. Le gouverneur général, en faisant venir le .plus grand nombre de chrétiens qu'il put pour être témoins du supplice du P. Jean, avait eu dessein de les intimider par la vue de cette mort et de les porter à renoncer à la religion de Jésus-Christ ; mais Dieu avait d'autres vues. Depuis le 14 de la septième lune, pendant que les mandarins et les soldats persécutaient partout les chrétiens, leur faisaient souffrir toutes sortes de tourments, pillaient leurs biens, renversaient leurs maisons et les traitaient, en un mot, de la manière la plus cruelle, les chrétiens avaient presque tous pris la fuite ; très peu osaient se montrer en public ; mais le 20 de la neuvième lune, la volonté de Dieu fut que les chrétiens, mettant bas tout sentiment de crainte et ne pensant plus à fuir, vinssent en foule confesser son saint nom, en présence des mandarins, afin que, témoins de la constance avec laquelle le généreux martyr Jean Dat glorifiait le Père céleste, ils se sentissent portés à l'imiter, et qu'ils
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participassent à ses mérites en l'accompagnant au lieu où,
par l'effusion de son sang, il devait entrer en jouissance de la félicité éternelle. C'est ainsi que Dieu, dont la puissance, la bonté et la sagesse sont infinies, change en un instant le mal en bien. Il était environ neuf heures du matin, lorsque le frère du roi donna au mandarin Dai-dô-dôe-diêu l'ordre de conduire le père au lieu du supplice Ce mandarin sortit du gouvernement, avec ses soldats, par la porte de devant. Après une centaine de pas, il fait arrêter sa troupe, range ses soldats sur deux lignes, au milieu desquelles il fait asseoir le serviteur de Dieu ; puis le mandarin Dô-ny-thiêng commande aux soldats de laisser les chrétiens entrer dans les rangs. Aussitôt ils se jettent en foule, poussant des cris et des gémissements, et le saluent en se prosternant à ses pieds, qu'ils embrassent et arrosent de leurs larmes. Pour lui, il conserve toujours un visage serein, preuve certaine de sa fermeté inébranlable. Aussi, mandarins, soldats, assistants, tous le voyant aller à la mort avec un calme et un visage riant, étaient dans la plus grande admiration et le comblaient d'éloges.
Le mandarin ordonna de préparer une maison et d'y apprêter à dîner au martyr, qui mangea de bon appétit. A cette vue, le mandarin s'écria : « O chose admirable ! vraiment ce prêtre est plus ferme qu'un rocher. » Sur les dix ou onze heures du matin, le mandarin Dai-dôdôe-dieu remonte sur un éléphant ; quatre capitaines le précèdent à cheval. Les soldats, au nombre de plus de cent cinquante, marchent sur deux rangs, lances et sabres nus, et le martyr au milieu d'eux. Une multitude innombrable de personnes de toutes conditions marchaient hors des rangs, et beaucoup s'efforçaient de s'y insinuer. A la sortie du gouvernement, est un grand marché ; on s'y arrête. L'ordre est donné aux deux
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rangs de soldats de s'écarter, de manière à laisser un grand espace vide entre eux. Le P. Jean s'étant assis au milieu, on permit aux chrétiens de s'approcher de lui, mais avec défense aux païens d'entrer dans cette enceinte. Aussitôt les chrétiens entrent en foule, se prosternent de nouveau à ses pieds et les arrosent de leurs larmes, en poussant des cris lamentables. Après avoir fait environ cent pas, nous arrivâmes à la rivière. Là, le mandarin embouche la trompette et ordonne que les bateaux qui portent les chrétiens passent les premiers, disant que les mandarins, les soldats et le peuple passeront ensuite. A peine tout le monde fut-il passé, qu'il s'éleva un orage qui fit presser la marche. Le père cou-rait à grands pas, en mâchant du bétel, et conservant toujours son calme et sa sérénité. Après la pluie, qui dura environ une demi-heure, le temps s'éclaircit, et nous arrivâmes près d'un village chrétien, nommé Trinh-ha, éloigné du gouvernement de plus d'une lieue. On s'y arrêta, et les soldats y furent rangés de manière à former un cercle de l'étendue d'un arpent de terre. Par ordre du mandarin, l'on étend à terre, au milieu de cette enceinte, une natte pour y faire asseoir le martyr. On lui ôte la cangue, et il s'assoit, toujours avec la même constance et la même gaîté. Le mandarin ayant permis aux chrétiens de s'approcher encore de leur maître, ils se précipitent en foule à ses pieds, qu'ils s'efforcent d'embrasser, et remplissent l'air de cris, de gémissements, de pleurs et de sanglots. Pour moi, et quelques-uns des principaux d'entre les chrétiens, craignant que tant de démonstrations de commisération et tant de pleurs ne fissent trop d'impression sur le coeur de notre commun père, et n'altérassent son courage, nous écartâmes les chrétiens et ne les laissâmes plus entrer dans le cercle. Alors le mandarin ordonna de servir à manger au père, qui prit quelques bouchées et demanda
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ensuite un moment pour s'occuper de sa dernière heure. Nous élevâmes donc la voix pour supplier le mandarin d'accorder à notre commun père un moment pour qu'il s'occupât d'une affaire particulière. « Quelle est cette affaire particulière? demandèrent les mandarins. C'est, répondîmes-nous, que notre maître sur le point de mourir pour la religion, désire qu'on lui permette de s'y préparer pendant quelques instants. » Les mandarins lui accordèrent sa demande. Il était environ une heure après midi ; le P. Jean, toujours assis, sans être lié, ayant les mains jointes devant la poitrine, la tête courbée et les yeux fermés, se met à prier à voix basse. A cette vue, nous fîmes trois pas en arrière, et saluâmes le grand mandarin, assis sur son éléphant. Après le salut, je jette les yeux sur le signal de l'exécution, qui est un petit étendard, que ce mandarin tenait à la main. Aussitôt je me retourne vers le serviteur de Dieu; déjà la tête était tombée à terre; le sang jaillissait à gros bouillons; le corps était étendu à la renverse, les mains encore jointes sur la poitrine. Aussitôt le mandarin crie à haute voix : « Chrétiens, on vous accorde le corps ; vous pouvez lui rendre les honneurs de la sépulture. » En même temps il pique son éléphant et s'en retourne en grande hâte au gouvernement. A l'instant les chrétiens, jetant les hauts cris et répandant des larmes en abondance, se précipitent en foule sur le corps et le couvrent. Les uns trempent des mouchoirs et des linges dans le sang du martyr, d'autres enlèvent la terre teinte de ce sang précieux, de sorte qu'il n'en resta pas une seule goutte. Le mandarin Dô-ny-thiêng resta quelque temps sur la place, pour présider à cette action, puis, montant à cheval, il retourna chez lui en poste. Il laissa sur le lieu du martyre trois de ses soldats, qui étaient chrétiens, et leur ordonna d'emporter la cangue de notre vénérable père, et les clous qui avaient servi à l'attacher.
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Les chrétiens transportèrent le corps dans une barque ; Cette barque arriva à l'embouchure de la rivière, le 21, de grand matin. Les trois soldats s'en retournèrent, et nous conduisîmes le corps du martyr jusqu'au lieu destiné pour sa sépulture. Nous le descendîmes à terre le même jour, vers les dix heures du soir, et fîmes aussitôt ses obsèques. Elles étaient à peine achevées, qu'il tomba une pluie très abondante. Voilà ce que je sais et atteste par ordre de mes supérieurs, touchant le martyre du vénérable prêtre Jean Dat.
Le 22 de la septième lune, le vénérable prêtre Jean Dat fut amené au prétoire avec les autres prisonniers. Le gouverneur lui demanda s'il savait lire les livres de l'Europe. « Oui, répondit le P. Jean. » Le gouverneur lui dit : « Eh bien ! lisez, et que les chrétiens lisent avec vous. Les chrétiens, reprit le père, ne savent pas lire ces livres. Cela étant, dit le gouverneur, récitez des prières en langue vulgaire. » Alors le vénérable P. Jean récita en commun, avec les chrétiens, les dix commandements de Dieu. « Si ce sont là, dit le gouverneur aux chrétiens, les principes de votre religion, pourquoi abandonnez-vous vos pères et mères pour vous attacher à un maître de la religion chrétienne ? » Ce jour-là même, on permit aux chrétiens de retourner chez eux. Pour nous et le R. P. Jean, nous fûmes mis entre les mains des cinq compagnies de gardes du frère du roi, qui se changeaient alternativement : chaque compagnie nous gardait un jour et une nuit. Cet arrangement nous était très défavorable. Depuis le matin jusqu'au soir, ils ne cessaient de nous importuner pour exiger de l'argent, et nous accablaient d'injures et de malédictions. Ils se disaient les uns aux autres : « Suspendons le prêtre, et donnons-lui des coups de bâton sur les côtés, jusqu'à ce qu'il nous donne de
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l'argent. » Le R. P. Jean nous exhortait souvent à les conjurer de nous donner du répit et de nous conduire dehors pour chercher de l'argent. Les soldats d'une compagnie, plus cruels que les autres, firent coucher le R. P. Jean par terre et lui appliquèrent je ne sais combien de coups : alors le catéchiste Tâm, homme d'un âge très avancé, reçut les coups pour son maître. Le P. Jean, très fâché de cela, se dépouilla aussitôt de son habit et le mit en gage pour avoir de l'argent. Alors les soldats cessèrent de frapper le catéchiste. Un jour un soldat vola des figues bananes, dont quelqu'un avait fait présent au vénérable P. Jean. Le capitaine de la compagnie, l'ayant su, en fut outré de colère et voulut savoir quel était le voleur. N'ayant pu le découvrir, il voulut faire mettre à la question tous les soldats de sa compagnie ; mais le R. P. Jean demanda grâce pour eux. « Peu importe, dit-il, que ce soit moi ou un autre qui ait mangé ces fruits. » Ainsi, il délivra ses persécuteurs des coups qu'ils étaient sur le point de recevoir.
Les soldats, ayant découvert un faux cachet, prétendaient que c'étaient nous qui l'avions fabriqué. Cette fausse imputation nous causa de vives alarmes. Nous consultâmes le P. Jean, pour savoir ce que nous avions à faire, et s'il était à propos de découvrir le coupable pour nous garantir des maux dont nous étions menacés. « Gardez-vous bien, nous dit-il, d'en rien faire, de peur que le faussaire ne soit puni trop grièvement. Il vous suffit de déclarer que ce n'est point vous qui avez fabriqué ce faux cachet. Si les juges refusent de vous croire, et vous mettent à la torture, vous n'en serez pas moins censés souffrir pour Jésus-Christ, parce que c'est en haine de la religion chrétienne, et non à cause de l'affaire du faux cachet trouvé, que nous sommes emprisonnés. »
Un jour, le médecin Paul Trang, et un autre des
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principaux d'entre les chrétiens, demandèrent au R. P. Jean pourquoi il ne prêchait pas plus ouvertement et plus clairement l'Évangile dans sa prison. « C'est, répondit le père, parce qu'il n'est pas permis de jeter les perles devant les pourceaux. » Le mandarin qui était chargé de la garde du P. Jean lui dit une fois : « Je consens à vous ôter la cangue, mais à condition que vous ne fuirez pas ; autrement, vous m'exposeriez à un malheur inévitable. Faites ce qu'il vous plaira, lui répondit le père. Je n'ai jamais pris la fuite, ni exposé personne à être puni en ma place. » Au reste, le mandarin n'ôta point la cangue au père ; il en fut détourné par les autres mandarins. Ce fut le 5 de la neuvième lunaison que l'on reçut la sentence du tyran, qui condamnait le P. Jean à être décollé. Depuis ce jour, ce père parut encore plus gai qu'auparavant: Un chrétien, nommé Thông-huy, se jeta à ses pieds et voulut les embrasser ; mais le martyr l'en empêcha. Il nous dit : « M. Le Roy, provicaire général de Mgr le vicaire apostolique, m'a recommandé, dans une lettre, de vous exhorter à souhaiter de donner votre vie pour Jésus-Christ, à l'exemple du h. p. Triêu. » Il ajouta : « Si nous souffrons toutes ces disgrâces jusqu'à la mort, les hommes nous regarderont comme des martyrs ; mais le serons-nous aussi aux yeux de Dieu ? c'est ce que je ne sais pas ; car les jugements de Dieu sont bien différents de ceux des hommes. Je suis, dit-il encore, naturellement craintif ; je tremble en la présence des mandarins et devant une troupe de soldats ; lorsque je me vis au milieu d'eux, d'une grande frayeur. » Là-dessus je lui fis cette question : « Mon Père, maintenant que vous savez que vous allez bientôt mourir, dites-nous, je vous prie, quelles sont vos dispositions intérieures : craignez-vous la mort ? Je ne la crains pas aujourd'hui, répondit-il ; mais lorsque l'heure de mourir sera arrivée, que je
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serai entouré de plusieurs rangs de soldats, pourrai-je rester assis tranquillement ? ou la frayeur ne me fera-t-elle point tomber par terre ? c'est ce que j'ignore. » Il nous raconta encore les particularités suivantes de sa vie : Ayant perdu mon père de bonne heure, dit-il, je passai mes premières années avec ma mère et mon frère aîné, nous vivions assez chétivement. Étant entré à la maison de Dieu, je n'y eus pas davantage mes aises. Étant ensuite passé au collège pour y étudier le latin, ce ne fut qu'avec bien des travaux et des secours que je réussis à l'apprendre. Après cela, je n'éprouvai pas moins de peines et de difficultés dans l'étude de la théologie morale. Lorsque j'ai été ordonné prêtre ça été un honneur pour moi, mais en même temps un grand surcroît de travail. Maintenant, voici le dernier de mes travaux, qui consiste à souffrir pour Jésus-Christ. Ainsi toute ma vie, depuis mon enfance jusqu'à ce jour, a été pleine de chagrins et de travaux. Je suis aussi dans une grande indigence ; je manque d'habits .» Il m'ordonna ensuite d'aller, après que je serais sorti de prison, saluer les prêtres que je pourrais trouver, et de les conjurer de prendre bien leurs précautions contre les embûches des persécuteurs, afin de pouvoir encore secourir les chrétiens, de peur que ceux-ci ne deviennent comme des arbres mal enracinés, que la tempête arrache facilement. « Avertissez aussi, m'ajouta-t-il, les chrétiens de ne pas recueillir mon sang après ma mort. »
Le R. P. Jean nous invitait souvent à nous asseoir à la même table que lui pour prendre nos repas (1). Nous avions coutume de refuser cet honneur ; mais, comme notre refus l'affligeait, et qu'il nous disait, avec un air triste et un ton plein de douceur : « Mes frères, en agissant ainsi,
1. Au Tong-king les inférieurs ne s'assoient jamais à une même table avec leurs supérieurs.
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vous me causez un grand chagrin » ; nous nous assîmes deux fois à la même table que lui, moi et mon compagnon le catéchiste Huy, afin de le contenter.
Une fois, un des satellites dit au martyr : « Mon Père, vous êtes condamné à mort n'étant qu'à la fleur de votre âge ; si vous voulez conserver votre vie, il faut que vous obéissiez à l'édit du roi et renonciez à la religion chrétienne et aux fonctions de prêtre. » Le R. P. Jean répondit : « Si le roi m'accorde la vie, je l'en remercierai ; s'il me fait mourir, je n'en serai pas moins reconnaissant envers Sa Majesté, mais quelque chose qu'elle ordonne, je suis tout à fait résolu à garder la foi que j'ai jurée à mon Dieu. »
Un autre disait au vénérable P. Jean : « Mon Père, souvenez-vous de moi lorsque vous serez dans la bienheureuse éternité. Je ne sais pas encore, répondit le martyr, ce que Dieu me destine, mais pourquoi m'adressez-vous cette prière ? Est-ce que les saints qui sont dans le ciel ne se souviennent pas perpétuellement de nous ? »
A l'approche du jour où le R. P. Jean devait consommer son martyre, il remercia le mandarin, nommé Thiêng, qui avait été son gardien. J'étais alors absent ; mais le médecin Huyên-trang m'a rapporté, dans la suite, ce qui fut dit en cette occasion : « Mon dessein, dit le mandarin au P. Jean, était de lier avec vous une étroite amitié, tant je suis charmé de votre probité et de votre sagesse ; mais, puisque vous vous disposez à quitter la vie, je ne puis exécuter ce dessein ; néanmoins je veux, dans ce dernier moment, vous témoigner mon affection, en vous faisant présent d'un cercueil (1) du prix de dix ligatures (environ 20 francs de
1. Les Tong-kinois et les Cochinchinois, comme les Chinois, ne regardent point avec horreur et répugnance un cercueil. La plupart des riches préparent eux-mêmes leur cercueil, dix, vingt, trente ans avant leur mort ; ils le gardent dans leur maison. Souvent un fils fait à son père encore vivant présent d'un beau cercueil bien peint et décoré.
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notre monnaie). Un autre jour le P. Jean invitait, par politesse, un soldat à prendre une bouchée de bétel, et lui disait : « Dans quelques jours d'ici, nous irons ensemble nous amuser au marché appelé Da. » (C'est le lieu où il devait souffrir le martyre.) Le soldat, à ces paroles, fut vivement affecté. Dans ses entretiens familiers, le père nous disait quelquefois : « De quelque manière que vous mouriez, vous ne mourrez qu'une fois. C'est pourquoi, mes très chers frères, tenez-vous toujours prêts à bien mourir ; car il peut se faire que le gouverneur vous fasse frapper si cruellement, que vous mouriez avant moi. Peut-être, dans sa colère, vous fera-t-il mourir en même temps que moi, ce qui me serait plus agréable. » Il ajouta ensuite : « Après ma mort donnez un repas aux soldats qui ont pris soin de nous pendant si longtemps, afin que, s'ils prennent quelqu'un des nôtres, ils le traitent avec plus de douceur et d'humanité. » Le 19 (de la neuvième lunaison) au soir, le R. P. alla saluer et remercier le mandarin Dô-doe-diêu, par l'ordre duquel il avait été transféré dans une prison moins incommode où il était séparé des autres prisonniers. Il pria aussi ce mandarin de traiter les chrétiens avec plus de bonté et de tâcher, par ses conseils, de nous faire exempter d'être frappés de cinquante coups de rotin, dont le gouverneur nous avait menacés. Lorsque le P. Jean fut de retour, il nous ordonna d'offrir du bétel aux soldats qui devaient veiller à notre garde la nuit suivante, laquelle devait être la dernière que nous eussions à passer en prison. « Je ne saluerai plus personne, dit-il ; je ne sais même si demain,
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lorsqu'on me fera entrer dans le prétoire, je saluerai le frère du roi. » Nous fîmes ce qu'il nous avait ordonné. A peine avions-nous offert du bétel aux soldats, avant même que nous les eussions salués, le R. P. Jean arrive et se met à notre tête en devoir de se prosterner devant les soldats pour les saluer ; mais les soldats ne le permirent pas, et, l'embrassant avec des marques d'intérêt, lui dirent : « Si le grand mandarin Ong-dai-dô-dôe-diéu, ni son subalterne Dô-ny-thiêng, n'ont pas permis que vous leur fissiez le salut d'une manière si humble, comment nous, simples soldats, pourrions-nous nous laisser saluer ainsi ? » Il leur dit : « Messieurs, voilà tant de temps que vous nous conduisez çà et là, et que vous prenez soin de nous jour et nuit : vous êtes sans doute fatigués. Il conviendrait que nous vous donnassions un repas, pour vous témoigner notre reconnaissance ; mais, par la suite, mes frères les catéchistes, ici présents, s'acquitteront de ce devoir. Je vous prie aussi et vous conjure de traiter les chrétiens avec bonté et douceur. Après votre mort, mon Père, lui répondirent les soldats, quelle nourriture pourrait nous être agréable ? Nous ne trouverions de goût aux mets que si le roi vous remettait en liberté. » Les larmes leur coulaient des yeux, pendant qu'ils proféraient ces paroles, et ils s'écriaient : « O douleur ! Juste ciel 1 » Quelques-uns même se permettaient de censurer le roi et son frère : « Ce sont, disaient-ils, une race de démons qui sont venus non pour gouverner les hommes, mais pour les tourmenter. Quoi ! ils persécutent des gens de bien, des citoyens sans reproche, tandis qu'ils laissent tranquilles les ennemis de l'État ! » Après cette scène touchante, nous nous prosternâmes aux pieds de notre vénérable père, et lui fîmes nos adieux, nous recommandant à ses prières. Il nous dit, en versant des larmes : Peut-être Dieu vous laissera-t-il en ce monde après
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moi, afin que vous augmentiez vos mérites, et c'est ainsi que vous me suivrez de loin. C'est pourquoi, mes très chers frères, il faut que vous vous appliquiez à la pratique des bonnes oeuvres. » Cette même nuit, je vis le R. P. Jean assis, s'occupant à prier. Le 20, après le déjeuner, je le priai de me laisser le mouchoir dont il se servait. « Pour quel usage le demandez-vous, me dit-il ? C'est, lui répondis-je, comme un mémorial qui me rappellera votre souvenir. » Sur cette réponse, il me le donna. Alors, les soldats de la garde royale, qui portent des armes d'or, vinrent nous chercher et nous conduire au prétoire. En y entrant, le R. P. Jean se prosterna pour saluer le frère du roi, puis il resta à genoux pendant près de trois heures. Cependant, le gouverneur lui fit la réprimande suivante : « Malheureux P. Dat, tu t'es fait chef des rebelles. Étant né Tong-kinois, pourquoi as-tu embrassé une religion étrangère ? Dis-moi : à qui appartient le riz que tu manges ? à qui est soumis le pays que tu habites ? Si tu as tant à coeur d'adorer le roi des Portugais (le mandarin voulait parler de Notre-Seigneur Jésus-Christ), que ne vas-tu en Portugal ? Pour vous, chrétiens, retournez dans vos maisons et changez de conduite. Gardez-vous d'observer encore la religion chrétienne ; mais faites tout ce que font les idolâtres. J'enverrai des espions examiner tout ce qui se passe chez vous. Si vous vous entêtez à réciter les prières chrétiennes, vous me le paierez de vos têtes. J'ai brûlé vos livres : que voulez-vous encore apprendre ? Si cette religion a quelque pouvoir, pour-quoi ne peut-elle pas vous délivrer de mon glaive ? » Alors, je ne sais qui fit entendre sa voix et témoigna approuver les impiétés que proférait le mandarin. Là-dessus, le R. P. Jean dit d'une voix forte : « Chrétiens, pensez bien à ce que vous allez répondre, pour ne pas trahir notre sainte religion ; nous autres chrétiens, nous
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devons, avant tout, honorer et pratiquer les commandements de Dieu ; nous devons ensuite obéir aux ordres du roi, s'ils sont justes et équitables ; mais, s'ils nous prescrivent quelque chose d'impie, nous ne devons pas y obéir. » Après cela, le gouverneur fit apporter une image de Notre-Dame des Sept-Douleurs et dit au prêtre : « Quelle est cette femme, qui tient dans ses bras un corps mort, et dans le sein de laquelle sont enfoncés sept glaives ? Cette dame, que vous voyez, répondit le R. P. Jean, est la Mère du Sauveur du monde. A la vue de son fils, dont les mérites sont infinis et qui a été cruellement mis à mort par les impies, elle est plongée dans une douleur aussi profonde et aussi amère que si sa poitrine était transpercée de sept glaives... »
Pendant qu'on conduisait le martyr au lieu du supplice, la foule des spectateurs était très grande, et beaucoup de païens, parmi eux, témoignèrent de la compassion pour lui : « Pourquoi, mon Père, ne levez-vous pas la tête, pour que tout le monde vous voie ? » Le martyr la leva. Alors ce même homme lui dit : « Quelle est donc cette religion que vous enseignez, qui ordonne aux enfants d'abandonner leurs parents ? Oui, il est juste de faire périr les chrétiens. » Le R. P. Jean répondit à cet homme : « Vous parlez ainsi, parce que vous ignorez ce que notre sainte religion prescrit touchant l'honneur dû aux parents. Elle ordonne aux enfants d'avoir pour leurs parents le plus grand respect. » Les autres spectateurs, indignés, firent des reproches à cet homme et le forcèrent de s'éloigner. Un des soldats demanda au vénérable P. Jean quelle vertu médicinale avait le fiel d'un certain poisson appelé Tram. Le serviteur de Dieu, qui était occupé à prier, ne voulait rien répondre; mais, voyant à l'air de ce soldat qu'il n'était pas content, il lui dit : « Ce fiel, pris dans du vin, guérit des coliques. »
Le catéchiste Bernard termine sa relation par le trait
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suivant. Voici encore, dit-il, une circonstance qui m'a été rapportée par un chrétien, nommé Thông-huy, homme de bien et digne de foi : Lorsque le serviteur de Dieu alla saluer et remercier le grand mandarin Dai-dô-dôediêu, ce mandarin et sa femme ne purent retenir leurs larmes : « Quoi, mon Père, lui dit le mandarin, vous allez à la mort et vous venez nous remercier ! Si j'avais prévu plus tôt ce qui arrive maintenant, j'aurais présenté au roi une requête en votre faveur, et vous ne seriez pas sur le point de mourir, mais hélas ! il n'est plus temps. Je ne sais, ajouta le mandarin, quels moyens les chrétiens emploient pour s'instruire les uns les autres, de sorte que tous parlent sensément et savamment. »
Depuis la persécution que nous essuyâmes en 1795, laquelle fut de courte durée, nous jouissions d'une assez grande paix, telle à peu près que nous pouvons l'espérer dans ces pays où les mandarins semblent n'avoir d'autre but que de vexer le peuple.
L'orage qui s'éleva au mois d'août 1798 est bien plus violent que celui de 1795. Il a eu des suites très funestes, et nous n'avons point encore l'espérance de le voir finir. Comment peindre les ravages qu'il a faits ? Si les malheurs de l'Europe n'étaient pas aussi cruels et aussi désastreux, le détail de nos maux pourrait paraître extraordinaire ; je ne crois pas que, depuis l'établissement de nos missions, il y ait eu dans tous ces royaumes une persécution semblable à celle-ci. C'est une providence particulière qu'un grand nombre de missionnaires européens et tong-kinois ne soient pas tombés entre les mains des persécuteurs avides et cruels, tant leurs recherches sont strictes.
La persécution commença tout à coup, sans avoir été annoncée par aucun édit. Quatre détachements de soldats, de cinquante hommes chacun, se répandirent, le Yaoût 1798, dans les quatre chrétientés les plus voisines p lieu où le jeune prince tient sa cour dans la haute Cochinchine. Ils arrêtèrent ce même jour un prêtre cochinchinois, nommé Emmanuel Triên, avec deux écoliers, et les lièrent. Ensuite ils investirent une maison de religieuses contiguë à celle où il était, et lièrent aussi ces pauvres filles. Ne connaissant pas la qualité de M. Emmanuel, les soldats frappaient rudement les religieuses pour leur faire déclarer où était le prêtre. Affligé de les voir souffrir à son occasion, M. Emmanuel leur déclara que c'était lui-même. On le mit aussitôt à la cangue, avec deux de ses élèves et un grand nombre des principaux chefs des chrétiens. Les religieuses ne restèrent liées que pendant quelques heures ; mais leur maison fut investie, pendant cinq jours, par deux rangs de soldats. On enleva pendant ce temps tout ce qu'elles avaient, leur maison même ; on détruisit leur jardin, et on ne leur laissa en les renvoyant que les habits qu'elles avaient sur le corps lorsqu'elles furent prises. Tel fut le sort de six maisons de religieuses qui étaient dans la haute Cochinchine. On détruisit aussi toutes les églises de ces chrétientés. Quelques satellites restèrent également pendant cinq jours dans le territoire d'un ancien confesseur de la foi, âgé de soixante-douze ans, et lui prirent tout, jusqu'aux arbres de son jardin.
Le 11 du même mois, les persécuteurs se rendirent dans l'endroit où Mgr l'évêque de Veren, coadjuteur du vicaire apostolique de Cochinchine, fait sa résidence plus ordinaire. Ce prélat, qui avait été averti de la persécution excitée aux environs de la cour, s'était retiré à temps, et avait recommandé d'enlever tous ses effets. Il en resta quelques-uns cachés dans des coffres, qui n'échappèrent point à la rapacité des soldats ; ils s'emparèrent de tout, même des effets de plusieurs chrétiens, et
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commirent de grands excès de cruauté. Plusieurs de nos confrères coururent de grands risques, M. Gyre surtout, qui manqua d'être pris. Un diacre et deux élèves qui l'accompagnaient, sa chapelle et plusieurs de ses effets, tombèrent entre les mains des persécuteurs. Le diacre prit la fuite, et les deux élèves furent relâchés. Mgr l'évêque de Veren et M. Doussain restèrent, pendant quelque temps, cachés dans une caverne.
Le 17, lorsque la persécution se faisait déjà sentir dans tous les endroits de la Cochinchine soumis à la puissance du tyran, l'édit contre la religion chrétienne parut : « Toute la science nécessaire pour gouverner un État, porte cet édit, est renfermée dans les devoirs réciproques des rois et des peuples, des pères et mères et des enfants, des maris et des femmes, dans les principes d'humanité, de justice, d'honnêteté, de prudence et de bonne foi. La religion portugaise (c'est ainsi qu'on appelle la religion chrétienne dans ce pays) est remplie de superstitions qui ne tendent qu'à tromper le peuple et à renverser l'ordre public ; elle a été proscrite, il y a longtemps, mais sans succès. Le roi, se proposant de rétablir les choses et de renouveler la face de l'État, croit qu'il y réussira en ruinant entièrement une religion aussi odieuse ; il ordonne, en conséquence, de détruire toutes les églises, tous les domiciles de prêtres, et de prendre tous ceux que l'on pourra trouver. »
Le jour même que l'édit avait été publié, il fut décidé que M. Emmanuel Triên serait foulé aux pieds des éléphants ; un grand mandarin s'y opposa vivement ; on n'osa pas le faire mourir ce jour-là ; il fut mieux traité qu'auparavant, et on commençait à croire qu'il ne serait pas condamné au dernier supplice ; mais, enfin, le 17 septembre, le quarantième jour de son emprisonnement, on le mit à la tête de six fameux voleurs, qu'on détenait depuis longtemps, on les promena toute la matinée
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par tous les marchés de la ville royale Phu-xuan, et, sur le midi, on leur trancha la tête hors des murs. M Emmanuel ne cessait, dans sa prison, d'exhorter avec zèle les fidèles toutes les fois que l'occasion s'en présentait, et il répondit toujours avec beaucoup de fermeté dans les différents interrogatoires qu'il eut à subir. Le jour même de son martyre, comme il était sur le point de sortir du palais, les mandarins lui offrirent de demander sa grâce, s'il promettait de ne plus prêcher l'Évangile. Préférant une mort glorieuse à une vie qu'il ne pouvait conserver qu'à une condition qui l'aurait rendu criminel aux yeux de Dieu, il répondit sans hésiter qu'il ne voulait point de la vie à ce prix. Sur le point d'être exécuté, il s'écria à haute voix : « Je rends grâces aux mandarins de ce qu'ils me procurent un aussi grand bonheur. » Ensuite, il recommanda son âme à Dieu et reçut le coup de la mort avec une piété et un calme qui édifièrent tout le monde. A peine la tête du martyr fut-elle séparée de son corps, qu'un vénérable vieillard la mit dans un linge et l'emporta sans obstacle ; d'autres enlevèrent son corps, et l'enterrèrent dans un village tout chrétien. Une foule de néophytes, qui étaient accourus munis de linges, les trempèrent de son sang ; ils creusèrent la terre dans l'en-droit où le confesseur de Jésus-Christ avait été martyrisé et l'emportèrent bien précieusement. On y voit aujourd'hui un grand trou. Les deux élèves qui avaient été pris avec M. Emmanuel furent d'abord livrés à l'exécuteur ; mais ils furent ensuite mis en liberté, moyennant une somme d'argent.
Peu de jours après que l'édit eut été publié, le 21 août, la persécution se fit sentir dans la province de Bô-ching. Une moitié de cette province est du Tong-king, et l'autre de la Cochinchine. On y compte plus de douze mille chrétiens, qui sont confiés aux soins de M. Guérard et de quatre prêtres annamites, dont un est très âgé et un
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autre infirme. Voici comme parle M. Guérard dans une lettre à un de ses confrères : « Vous connaissez notre gouverneur, c'est un homme des plus cruels qu'il y ait parmi les Cochinchinois, et vous n'ignorez pas ce que dit le sage : s Les méchants se corrigent difficilement s. S'il nous a laissés tranquilles depuis que je suis au Bô-chinh, c'est assurément parce que l'occasion ne se présentait pas de nous persécuter ; car l'édit de persécution ne fut pas plutôt donné, que tout son zèle diabolique se réveilla. Nous avions heureusement eu connaissance de ce qui se passait dans la haute Cochinchine, tant par le bruit public que par une lettre de M. Doussain. Tous nos effets étaient emportés, et nos personnes hors des maisons de Dieu, lorsqu'il envoya ses soldats. Dans une même nuit, ils enfoncèrent toutes les maisons, et, les trouvant vides, ils entrèrent en fureur ; ils se répandirent dans un instant dans tous les villages, mirent à la cangue les chefs des chrétientés, et en général tous ceux qui crurent avoir quelque relation avec les maisons de Dieu, hommes, femmes et filles, sans distinction ; ils les frappaient avec la dernière inhumanité, pillaient et enlevaient tout ce qui leur plaisait, sous prétexte que c'était des effets de religion, ou appartenant aux maisons de Dieu ; ils prenaient même le riz des chrétiens, et ne le leur rendaient qu'après les avoir obligés de jurer, devant le crucifix, que c'était leur bien. Il est impossible de calculer la perte que les chrétiens ont faite dans ces premiers jours. Ce qu'ils ont donné pour éviter d'être battus ou pour diminuer le nombre de coups de bâton, monte à plus de dix mille livres tournois (1).
« Il fallut donc nous sauver au plus tôt ; mais où nous sauver ? Les soldats étaient répandus partout; plus de
1. Une pareille somme est très considérable pour un pays tel que le Tong-king.
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moyen de rester dans les maisons ; ils les enfonçaient sans ménagement, et personne ne voulait nous y donner refuge. Nous voilà donc à courir, chacun de notre côté, de buisson en buisson, à la merci des tigres et de ces hommes qui n'en diffèrent que par la figure et par une plus grande cruauté.
« Je ne saurais vous dire partout où j'ai été ; je ne sais s'il y a un endroit dans le Bo-chinh, tant sur la terre que sur le fleuve, où je ne sois allé. Il n'y a ni montagne si inaccessible, ni caverne si obscure, ni rocher si escarpé, où les émissaires du mandarin ne soient allés nous chercher. Je passai en Cochinchine dans une barque, sous un gros tas de filets : à peine y étais-je, que les persécuteurs le surent; j'y restai trois jours et trois nuits. De retour au Bo-chinh, je descendis à Scom-che, à dessein de passer en Xeu-nghê ; cela ne fut pas possible, la persécution n'y était pas moins violente. Je me cachai, pendant plusieurs jours, dans les falaises de Xom-che ; je m'y creusai, avec les mains, une petite grotte d'environ quatre pieds de long et deux de large dans le sable, sous trois petits arbrisseaux. J'y suspendis mon habit, qui était tout ce que j'avais avec moi, pour me garantir un peu de l'ardeur du soleil ; elle était si vive, qu'on avait beaucoup de peine à marcher sur le sable, tant il était brûlant. Un jeune homme, le seul qui sût l'endroit où j'étais, m'apportait dans son habit du riz, que je trouvais délicieux.
« Comme les têtes des prêtres tong-kinois avaient été, aussi bien que la mienne, mise à prix par le gouverneur, trente piastres chacune, ils n'étaient pas plus à leur aise que moi. Les chrétiens transportèrent un prêtre infirme, à demi paralytique, au milieu de montagnes remplies de pierres, et le suspendirent dans un palanquin, entre les rochers, où il resta près de cinq jours. Quelques païens l'ayant vu seul, avec un servant, en eurent pitié ; ils allèrent le chercher, et l'apportèrent dans leur maison, où ils
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le gardèrent jusqu'à ce que les chrétiens pussent le transporter chez eux. Un autre prêtre se sauva dans les forêts, à plus d'une demi-journée du village le plus voisin. Quel-que affreux que fût le lieu de sa retraite, quoiqu'il fût rempli de tigres, les persécuteurs y allèrent pour le prendre, dès qu'ils surent qu'il s'y était retiré ; mais il avait été averti à temps, et dès le lendemain de son arrivée il en était parti. Le plus vieux de nos prêtres passa en Cochinchine, d'où il n'ose revenir, parce que le mandarin le cherche d'une manière particulière. Un autre prêtre indigène s'était aussi réfugié en Cochinchine, contrefaisant le marchand d'arèques ; mais, comme il jouait mal son personnage, il fut découvert et obligé de revenir au plus vite. Telle était notre situation, ajoute M. Guérard ; maintenant nous pouvons courir de maison en maison, en nous observant bien et en ne demeurant dans la même qu'un ou deux jours au plus. »
Cependant, tous les chrétiens qui avaient été arrêtés furent conduits au prétoire, où le gouverneur les fit mettre à des questions horribles. Il leur faisait clouer les doigts sur une grosse planche, puis enfoncer des pointes de fer sous les ongles, jusqu'au second article des doigts ; ensuite il les faisait retirer, puis renfoncer, et cela pendant plus de deux heures. Il faisait envelopper les doigts des femmes de morceaux de toile trempés dans de l'huile, auxquels il faisait mettre le feu. Un mauvais sujet avait accusé un vieillard de près de quatre-vingts ans d'avoir caché quelques effets appartenant au prêtre de l'endroit. Le vieillard, qui ne les avait pas vus, ne pouvait ni les avouer ni les livrer. Il reçut néanmoins à cette occasion quatre-vingt-dix coupa de bâton, dont il mourut quinze jours après. Ce bon vieillard était vraiment un des meilleurs chrétiens du Tong-king, plein de ferveur et de charité ; il venait encore tout récemment de donner un de ses champs à un païen pour racheter une partie de la
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chapelle de M. Guérard, qu'on leur avait confiée et qu'ils Ce voulaient point rendre. Sa femme fut aussi très maltraitée ; elle reçut trente coups de bâton, mais elle n'en mourut point. La plupart de ceux qui souffrirent les cruelles tortures dont je viens de parler montrèrent le plus grand courage et ne déclarèrent ni nos effets ni nos personnes. Le gouverneur n'eut des effets appartenant aux maisons de Dieu que ce que ses gens purent trouver en fouillant les maisons et les barques. Cependant, nous croyions d'abord avoir tout perdu, parce que les chrétiens, n'osant garder ces effets dans leurs maisons, les avaient donnés en garde aux païens leurs amis, et ceux-ci niaient fortement qu'on leur eût rien confié ; mais, effrayés ensuite par ce que je vais dire, ils commencèrent à les rendre.
Il y avait au moins quarante églises passables et six résidences de prêtres dans le Bo-chinh : tout fut absolument abattu et pillé ; il n'en reste plus vestige. Les soldats arrachèrent jusqu'aux arbres et aux haies des jardins, et emportèrent les choses les plus viles. Le gouverneur força les chrétiens d'abattre les églises et nos maisons, et de les porter au prétoire. Il abandonna les petites églises aux mandarins subalternes, qui obligèrent aussi les chrétiens de les leur porter où ils voulaient. Il laissa l'église de Phu-kinh aux apostats de ce village, pour en faire une salle de comédie superstitieuse. Au moment que tout le monde venait de la transporter auprès d'une pagode, qui est dans la place du marché, et d'apporter en grande cérémonie l'idole du génie tutélaire du village, pour faire le lendemain une comédie en son honneur, elle fut réduite en cendres, sans que l'on sache comment, avec la pagode et tous les effets de superstition. L'idole ne fut point épargnée. Ce fait arriva le 21 de septembre 1798, à midi. Le gouverneur s'était avisé de faire bâtir une écurie des débris de nos églises. Au moment où l'on y conduisait, pour la première fois,
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deux de ses chevaux bien portants, le plus beau tomba mort et l'autre très malade. Ceci arriva le 25 de septembre, vers le milieu de la matinée, le jour du marché qui se tient dans le prétoire, et par conséquent à la vue de tout le monde. Ces deux faits jetèrent la terreur dans l'esprit des païens et déterminèrent à restituer les effets appartenant aux églises, ceux chez qui nos néophytes les avaient déposés, et qui voulaient se les approprier.
Au commencement de la nouvelle année tong-kinoise en février (1799), lorsque la persécution était un peu ralentie dans les autres provinces intérieures, le gouverneur de Bo-chinh, ennemi implacable des chrétiens, envoya dans toute l'étendue de sa juridiction des soldats pour contraindre toutes les familles chrétiennes de planter à leurs portes, suivant une coutume superstitieuse des païens, un morceau de bois, avec l'étendard de l'idole. Un grand nombre refusèrent d'obéir ; il les fit rudement frapper et extorqua à cette occasion de grosses sommes d'argent. Les néophytes allaient lui offrir, malgré ses cruelles vexations, les présents du nouvel an, selon la coutume du pays. Comme le second jour de l'an tombait le mercredi des Cendres, et qu'il savait que les chrétiens étaient obligés à l'abstinence, il les forçait à manger de la viande, et faisait inhumainement frapper ceux qui refusaient : telle était sa reconnaissance. Instruits de sa conduite, beaucoup de néophytes ne lui portèrent point de présents ; ainsi sa cruauté fut préjudiciable à ses intérêts. Ce gouverneur avait déjà senti plusieurs fois la main de Dieu s'appesantir sur lui ; mais, comme un nouveau Pharaon, les fléaux de Dieu ne servaient qu'à l'endurcir. Enfin, un village païen vient de l'accuser pour différentes vexations, et il a été conduit, la cangue au cou, à la haute cour de la haute Cochinchine. Si l'on dénonce tous les crimes qu'il a commis pendant sept ou
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huit ans qu'il a gouverné cette province, il ne peut éviter la mort.
Dans le même temps que le gouverneur de Bo-chinch vexait ainsi les chrétiens, les mêmes scènes, à peu de chose près, se passaient dans les provinces de Nghê-an et de Thanh-hoa-nôi ; même fureur dans les ministres de satan, même activité à rechercher les prêtres, mêmes brigandages, mêmes cruautés exercées contre les néophytes. Il y a douze bailliages dans la province de Nghêan, où réside Mgr l'évêque de Castorie, coadjuteur du vicaire apostolique du Tong-king occidental, avec M. de la Bissachère et douze prêtres indigènes. Le mandarin de cette province est ennemi des chrétiens ; il les menaçait depuis longtemps, et n'attendait qu'un ordre du roi pour les persécuter. Dès qu'il eut reçu le dernier édit, il dis-posa tellement les choses, que la persécution eut en même temps lieu dans tous les bailliages de son ressort : toutes les églises, toutes les maisons de prêtres et de religieuses Amantes de la Croix, furent d'abord pillées, ensuite renversées, et les matériaux emportés. L'argent et beaucoup d'effets, qui étaient enfouis, n'échappèrent point aux recherches des persécuteurs : ils enfonçaient des sondes de fer dans tous les coins des jardins, pour voir si rien n'y était enterré. Ainsi ils enlevèrent du collège absolument tout ce qui s'y trouvait : meubles, argent, riz, cire, etc. ; rien n'échappe à leurs recherches que deux jarres de vin pour la messse. Le village où était le collège fut saccagé de fond en comble, en punition de ce qu'il avait laissé échapper Mgr l'évêque de Castorie. Dans toute l'étendue de la province, les maisons des chrétiens furent aussi pillées, et les chrétiens soumis aux plus cruelles tortures, pour leur faire avouer où étaient cachés les missionnaires et les prêtres ou leurs effets, ou pour leur extorquer de l'argent ; car les mandarins subalternes et leurs soldats, chargés de l'exécution
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des ordres du gouverneur, paraissaient pour la plupart avoir plus à cur d'extorquer de l'argent ou de trouver les effets des missionnaires et des prêtres, que de s'emparer de leurs personnes. Ils se comportèrent plus en brigands occupés à satisfaire leur cupidité, qu'en ministres et serviteurs appliqués à exécuter les ordres de leur supérieur. A l'approche des persécuteurs le plus grand nombre des hommes, dans chaque chrétienté, avaient pris la fuite. Les mandarins choisirent, parmi ceux qui ne purent échapper, deux ou trois des principaux de chaque chrétienté, et les conduisirent prisonniers au gouvernement. Deux clercs, trois jeunes élèves et quelques religieuses y furent aussi conduits. Le gouverneur fit mettre tous ces prisonniers à la question, pour les forcer à fouler aux pieds le crucifix, à dénoncer les prêtres et à déclarer où étaient les biens, meubles et immeubles des maisons de Dieu. Les clercs, les élèves de la maison de Dieu, les religieuses, dont une était âgée de plus de soixante-dix ans, et un certain nombre de chrétiens, souffrirent les tourments avec beaucoup de courage et ne consentirent ni à fouler aux pieds l'image de Notre-Seigneur ni à rien déclarer. Un clerc, nommé Jean Dat, et un chrétien moururent des tourments qu'on leur fit endurer. Le cruel mandarin avait fait mettre sur le nombril d'un clerc de l'huile et une mèche allumée, qui brûlait en guise de lampe. Ceux qui survécurent aux tourments furent détenus dans les prisons pendant cinq mois, et ensuite condamnés à nettoyer les écuries des éléphants pendant dix ans. Ils s'en dispensent en donnant tous les mois de l'argent à ceux qui en ont soin ordinairement. Plût à Dieu qu'aucun des chrétiens qui furent conduits au gouvernement n'eût cédé à la violence des supplices ; mais il se trouve partout des chrétiens faibles et attachés à la terre. Nous avons eu la douleur d'en voir un certain nombre fouler aux pieds l'image
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de notre divin Sauveur. Mais ces chrétiens faibles et timides ne tardèrent pas à déplorer leur chute. Ils retournèrent chez eux tout étonnés et affligés du crime qu'ils avaient commis, et aussitôt qu'ils purent rencontrer un prêtre, ils s'empressèrent de demander publiquement la pénitence. Un petit mandarin et deux autres officiers, qui étaient tous les trois dans les bonnes grâces du gouverneur, ont généreusement confessé la foi. Le gouverneur, voulant les épouvanter, les a fait conduire au supplice à diverses reprises, paraissant déterminé à leur trancher la tête ; mais ils y ont marché d'eux-mêmes avec courage, et à la fin le gouverneur leur a pardonné. Les chrétiens qui furent conduits au gouvernement et y furent tourmentés en haine de la religion, ne furent point les seules victimes de la rage des persécuteurs. Les mandarins, dispersés dans la province, n'avaient fait conduire au gouvernement que deux ou trois des principaux chrétiens de chaque endroit. Une bonne partie des hommes dans chaque chrétienté prit la fuite à l'approche des persécuteurs et se retira dans les montagnes. Parmi ceux qui tombèrent entre les mains des satellites, beaucoup s'exemptèrent des tourments en leur donnant de l'argent ; mais un très grand nombre, tant hommes que femmes, furent soumis aux plus cruelles tortures. Plusieurs eurent les mains clouées sur des planches ; d'autres eurent des mèches allumées sur le nombril, pour servir de lampes ; quelques-uns furent pendus, la tête en bas, par de petites cordes attachées à quatre de leurs doigts de pied ; d'autres furent suspendus par les cheveux. Il y en eut qu'on élevait avec des cordes et qu'on laissait retomber assis sur de gros mortiers de pierre renversés ; d'autres furent attachés fort étroitement deux ou trois ensemble, et restèrent ainsi un ou deux jours sous la garde de soldats, qui ne leur permettaient d'aller nulle part, même pour les besoins les plus nécessaires.
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On brûla à plusieurs la barbe ou d'autres parties du corps extrêmement sensibles. Plusieurs eurent les pieds et les mains tellement brûlés, qu'ils en moururent au bout de deux ou trois jours ; d'autres eurent les pouces des mains brûlés, sans qu'il restât même les os. Les cruels satellites attachaient étroitement ces confesseurs aux colonnes de leurs maisons, entouraient leurs doigts de mèches de coton, enduites d'une espèce d'huile épaisse, après les avoir introduits par le trou d'une écuelle qu'ils perçaient à dessein, et qu'ils remplissaient d'huile. Ensuite ces barbares s'enivraient aux dépens des pauvres patients, dont les doigts servaient de flambeaux, jusqu'à ce qu'ils eussent avoué quelque chose. C'était surtout les femmes qu'on tourmentait avec une barbarie si raffinée, pour leur faire avouer où étaient les prêtres et les effets de religion, ou les forcer à déclarer où étaient cachés leurs maris. Il y en a qui ont souffert toute la nuit sans rien avouer, quoiqu'elles eussent des effets cachés chez elles et eussent pu finir leurs tortures en les livrant. Mais le plus grand nombre n'avaient rien en garde. Personne n'osait recéler ni les missionnaires ni leurs effets, sinon quelques païens amis des chrétiens. La plupart des chrétiens qui avaient quelques effets en dépôt les enterraient, ou les transportaient pendant la nuit sur des montagnes ou les jetaient à la rivière, ou les brûlaient. Quant aux chrétiens qui avaient pris la fuite dans les montagnes, on allait en quelques endroits les chasser avec des chiens, comme des bêtes sauvages. Dieu, dans cette occasion, manifesta sa protection sur ses fidèles serviteurs d'une manière bien signalée, en ne permettant pas qu'aucun chrétien, aucun clerc de la maison de Dieu, ni aucun missionnaire, ait été tué par les éléphants ou dévoré par les tigres, pendant les dix, vingt ou trente jours qu'un grand nombre d'entre eux demeurèrent cachés dans les montagnes, qui abondent en
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bêtes féroces. Les tigres surtout sont très nombreux dans cette province, et y exercent journellement les plus grands ravages : ils viennent presque toutes les nuits, dans les villages, et prennent des animaux ou des hommes. Avant la persécution, de temps en temps quelques chrétiens étaient pris par le tigre, même dans leurs maisons. C'est encore par une protection non moins éclatante que, malgré les perquisitions rigoureuses faites dans toute la province, et malgré les supplices affreux qu'on fit subir à tant de chrétiens pour les forcer à dénoncer les ministres de la religion, aucun des missionnaires et des prêtres du pays qui étaient dans cette province, ne sont tombés entre les mains des persécuteurs. Cependant, le cruel gouverneur les connaissait tous par leurs noms et avait leurs signalements. Il s'était vanté qu'il prendrait Mgr l'évêque de Castorie et M. de la Bissachère, fussent-ils allés se cacher dans les nues. L'on peut facilement concevoir combien ce prélat et ce missionnaire eurent de dangers à courir.
Mgr l'évêque de Castorie était encore dans le collège, lorsque les satellites du gouverneur entrèrent dans le village où il est situé : il n'eut que le temps de sortir, sans pouvoir rien emporter; il dut son évasion à un mandarin chrétien, qui se trouvait là, comme par hasard, et qui empêcha les satellites d'entrer dans le village, jusqu'à ce que le prélat eût pu gagner un petit village situé au milieu des bois. Les persécuteurs l'y suivirent, et il ne put s'échapper qu'en s'enfonçant dans les bois. « Je passai d'abord, dit ce prélat dans une de ces lettres, un mois dans les forêts, où, à l'exception de quelques éléphants et de quelques tigres, que nous rencontrâmes cinq à six fois, je n'eus aucun sujet de craindre l'ennemi.
En quittant les forêts, Mgr l'évêque de Castorie se retira successivement dans plusieurs chrétientés, ne
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pouvant faire dans chacune qu'un très court séjour. Dans un endroit, il essuya une aventure qui semblait devoir le faire prendre. Il l'appelle tragi-comique, et ne sait encore trop quelle était l'intention des maîtres de la maison où il était alors, car à peine y était-il entré, que des enfants païens vinrent faire du tumulte autour de la maison, et demandèrent à saluer le père (c'est le nom que les chrétiens donnent aux missionnaires). Le bonze, gardien d'une pagode voisine, y vint aussi avec beaucoup de païens. L'un d'eux leva une natte derrière laquelle Mgr l'évêque de Castorie était couché, ayant le visage couvert d'un mouchoir. Aussitôt un autre homme, armé d'un gros bâton, entra comme un furieux, et se mit à frapper de son bâton de tous côtés, jusque dans les plus petites coins et recoins de la maison, en criant ; « Quoique ce soit l'évêque, je ne l'épargnerai point. » Une personne de la maison offrit du bétel à cet homme, et le pria de cesser ; d'autres lui montraient l'endroit où était caché le prélat. Celui-ci, fatigué de tout cela, et convaincu qu'il ne pouvait échapper, était sur le point de se découvrir ; mais il se retint, et cet homme sortit avec tous les gentils. C'était un chrétien qui joua un pareil rôle, pour donner le change aux infidèles. Ceux-ci s'en retournèrent tout fâchés et l'accusèrent de s'être laissé gagner. Enfin ce prélat a été pendant plusieurs mois comme enseveli dans un coin de la maison d'un chrétien, où il n'osait pas faire le moindre bruit en toussant ou en crachant.
M. de la Bissachère fut obligé de passer au travers d'une haie pour se soustraire aux soldats qui s'approchaient du village où il était. Il resta d'abord caché pendant deux heures, avec quelques-uns de ses servants, derrière une grosse roche, au bord de la mer, ayant de l'eau jusqu'à la ceinture. De là des pêcheurs chrétiens le transportèrent sur un grand rocher inhabité et
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fort haut, d'environ un quart de lieue de long. Il y passa sept mois avec quatre de ses élèves. De temps en temps des pêcheurs chrétiens lui portaient, pour lui et ses compagnons, du riz et du poisson : « Je me plais ici singulièrement, dit ce missionnaire dans une lettre écrite de dessus ce rocher ; j'y passerais volontiers ma vie si telle était la volonté de Dieu. La croyance générale de ces peuples est que cette montagne appartient aux diables, et qu'ils les ont entendus plusieurs fois. J'y suis depuis bientôt quatre mois, et je vous assure que j'y ai rencontré le bon Dieu, qui me fait de grandes grâces, mille fois plus qu'un pécheur comme moi ne devrait en attendre. » Il y avait environ vingt jours que ce cher confrère était dans cette solitude, lorsque dix-sept barques, portant des mandarins et trois cents soldats armés de fusils, vinrent bloquer le nocher. Le missionnaire, qui avait été prévenu quelques jours auparavant par des pêcheurs chrétiens que son asile était connu, et que le gouverneur devait envoyer du monde pour le prendre, était monté avec ses gens jusqu'au sommet de la montagne. Les soldats ne firent des recherches que dans le bas, deux ou trois seulement montèrent jusque vers le milieu et, n'apercevant aucun vestige d'hommes, n'allèrent pas plus loin. Tous s'en retournèrent, regardant ce lieu comme inhabitable, et maudissant l'accusateur, qui, après avoir fui pendant un mois, fut enfin obligé de payer une grosse amende, comme s'il s'était moqué des mandarins.
Dans la province de Thanh-hoa-noî (1), qui est au nord
1. La province de Thanh-hoa est divisée en deux gouvernements. L'un relève immédiatement de la cour du tyran, établie à Phuauân, dans la haute Cochinchine, et s'appelle pour cette raison intérieur, Thanh-hoa-nôi. L'autre relève du vice-roi, établie à l'ancienne cour du Tong-king, et s'appelle extérieur, Thang-hoa- ngoai.
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de celle de Nghê-an, les prêtres n'avaient pas même connaissance de la persécution ; elle y commença le 24 août. Un prêtre manqua d'être pris au moment où il achevait la messe ; il n'eut que le temps de se sauver dans les bois, laissant tous ses effets à la merci des brigands ; irrités de ce que la principale proie leur avait échappé, ils se saisirent de la veuve chez qui le prêtre avait dit la messe, et la maltraitèrent de la manière la plus cruelle. Ils firent un trou au milieu d'une espèce de grand panier plat, dont on se sert dans ce pays pour faire sécher le riz et les autres denrées, le passèrent au cou de cette pauvre femme et s'amusèrent à le faire tourner, pour la forcer à déclarer où le prêtre s'était caché. Les éclats de bambou lui déchiraient le cou et lui causaient les douleurs les plus vives. Ils la tourmentèrent ainsi pendant plus de deux heures et ne la relâchèrent qu'après lui avoir extorqué cent soixante-dix ligatures et avoir enlevé les effets du prêtre. Un autre prêtre était déjà tombé entre les mains des satellites, au moment où il allait célébrer la sainte messe; mais un mandarin chrétien, qui se trouvait là, se mit à la tête des néophytes et le délivra de leurs mains. Ce mandarin, qui prit d'abord la fuite, fut obligé de venir recevoir trente coups de rotin, et ne fut point davantage inquiété. Les villages dont les chrétiens l'avaient aidé à délivrer le prêtre n'en furent pas quittes à si bon marché ; d'autres troupes de satellites vinrent saccager ces chrétientés, surtout celle où était la maison du prêtre ; les deux prêtres perdirent absolument tous leurs effets et n'échappèrent aux recherches des satellites qu'en courant dans les bois, au milieu des buissons, ou en se cachant chez les païens : les néophytes n'osaient leur donner asile, et il n'y avait nulle sûreté chez eux; les soldats entraient dans toutes les maisons chrétiennes de la province, emportant non seulement les effets de religion, mais riz, marchandises, meubles, etc.,
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et obligeant les fidèles à donner de grosses sommes pour se racheter. Ils en amenèrent un grand nombre au prétoire ; mais le gouverneur n'exerça pas contre eux les mêmes cruautés que les deux précédents, il les délivra, après quelques jours de prison, sans leur faire subir aucun tourment, et fit donner avis aux chrétientés de lui remettre le catalogue de ce qui leur avait été enlevé par les soldats, promettant de leur faire rendre le tout. Quelques chrétientés, qui donnèrent un état de ce qu'elles avaient perdu, en recouvrèrent une partie ; la plupart répondirent qu'elles ne savaient comment donner cet état, puisqu'on leur avait absolument tout enlevé. Toutes les églises, les résidences de nos prêtres, et deux maisons de religieuses Amantes de la Croix, qui étaient dans cette province, furent abattues. Malgré les bonnes dispositions du gouverneur, quelques chrétiens furent forcés à fouler le crucifix aux pieds ; on voulut aussi forcer plusieurs de nos élèves à cette apostasie ; ils résistèrent courageusement. Les soldats en prirent un tout jeune et le portèrent sur la sainte image ; le jeune homme, plein de foi, se pliait les jambes de peur de paraître consentir à ce qu'on exigeait de lui ; un frère du roi, qui était présent, défendit qu'on le pressât davantage.
Les satellites du gouverneur entrèrent le 25 août, en plein jour, dans une maison où un prêtre ordonné au mois de mars précédent, nommé Jean Dat, venait d'arriver de la visite des malades, n'ayant pas la moindre idée de la persécution. Comme il était encore jeune, dans sa trente-troisième année ; les satellites saisirent d'abord un catéchiste, âgé de plus de soixante-dix ans, s'imaginant qu'il était le prêtre. M. Dat les désabusa et s'offrit lui-même pour être lié et garrotté comme un criminel ; les soldats ne furent point touchés de cet acte de générosité et le frappèrent avec tant d'inhumanité, qu'il en ressentit longtemps de la douleur. Après avoir tout pillé
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dans le presbytère et les maisons voisines, ils le conduisirent au prétoire du gouverneur avec le vieux catéchiste, un jeune catéchiste et deux jeunes élèves. Le jeune catéchiste s'évada pêle-mêle avec des chrétiens que le gouverneur renvoyait ; les deux jeunes élèves furent mis en liberté au bout de quelque temps ; le vieux catéchiste fut détenu en prison jusqu'à la mort du prêtre ; M. Jean Dat fut conduit dans un lieu où un des frères du roi tient une petite cour. On l'avait d'abord chargé d'une cangue fort pesante, on la changea ensuite pour une plus légère, à la sollicitation d'un bon chrétien, médecin du frère du roi, et de quelques mandarins, et cela moyennant une certaine somme d'argent ; c'est, sans contredit, la protection la plus puissante auprès de nos persécuteurs.
Le mandarin auquel M. Jean Dat fut confié le traita avec beaucoup d'inhumanité ; il était touché de la douceur, de la bonté et de l'égalité de son caractère ; sa femme ne l'était pas moins ; elle aurait bien voulu embrasser une religion dont les disciples donnent un si bel exemple ; mais elle était retenue par la crainte de souffrir pour la foi. On procura au serviteur de Dieu une chambre séparée, afin qu'il pût faire à loisir ses exercices de piété. Il avait la consolation d'exhorter quelques-uns de nos élèves compagnons de sa captivité, plusieurs chrétiens aussi prisonniers, et d'autres auxquels le mandarin qui le gardait permettait de venir le visiter et il leur administrait le sacrement de pénitence : il témoigna un grand désir de recevoir le même secours, Dieu l'exauça; un de nos prêtres alla le trouver dans sa prison. On lui offrit sa grâce, s'il voulait promettre de ne plus prêcher l'Évangile ; mais il préféra une mort glorieuse à une vie honteuse. Comme il n'était prêtre que depuis quelques mois, quelques personnes le représentèrent au roi, dans l'espérance de l'adoucir, mais le tyran fut inexorable et prononça son arrêt de mort. Un frère
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du roi lui signifia la sentence, le 28 octobre, fête des glorieux apôtres saint Simon et saint Jude; le vénérable serviteur de Dieu l'entendit avec calme, et même avec joie. Le prince ne put s'empêcher d'admirer que, dans un âge encore si jeune, il ne regrettât pas la vie. « Pourquoi ne voulez-vous pas vivre, lui dit-il ? Je veux bien vivre, répondit M. Dat, mais je ne veux pas vivre infidèle à ma religion. » Ensuite il salua le prince, et voulait ajouter quelques mots en faveur de notre sainte religion ; mais les satellites ne lui permirent pas, ils le tirèrent par sa cangue pour le faire sortirent promptement. Un grand mandarin, ennemi juré du christianisme, voulait que sa tête fût exposée et son corps coupé en pièces ; le prince s'y opposa. « Cet homme n'est coupable d'aucun crime, dit-il ; il n'est condamné à mort que parce que l'ordre du roi le porte ainsi. » On lui offrit quelque nourriture avant qu'il sortît du prétoire ; il l'accepta. Sa grande tranquillité étonnait tous les spectateurs ; ils se disaient l'un à l'autre : « Voyez quelle joie cet homme fait paraître ! Nhâm, ce chef de parti, qu'on mit à mort l'année dernière, faisait parade de courage et d'intrépidité avant son supplice ; mais, dès qu'il vit approcher l'heure de son exécution, il devint pâle et chancelant ; celui-ci est calme et gai, il court même au lieu du supplice ». Le lieu où il devait être exécuté était éloigné de près de deux heures de chemin. Le mandarin chargé de présider à l'exécution était monté sur un éléphant et avait à sa suite un assez grand nombre de soldats ; une foule de peuple, chrétiens et païens, suivaient le cortège. Le mandarin traita M. Dat avec humanité ; il lui permit de se reposer plusieurs fois, et à chaque fois il invitait les chrétiens à venir saluer leur père. Comme il fallait passer une rivière avant d'arriver au lieu du supplice, il défendit aux païens de la passer et ne le permit qu'aux chrétiens, qui étaient au
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nombre d'environ cinq cents. Lorsqu'ils furent arrivés au lieu fatal, le mandarin dit à haute voix : « Cet homme n'est coupable d'aucun crime ; s'il est mis à mort, c'est parce que le roi l'ordonne ; il n'est pas nécessaire de le lier, comme les autres criminels. » Après qu'on eut ôté la cangue au serviteur de Dieu, on le fit asseoir sur une natte fort propre. Alors le mandarin, s'adressant aux chrétiens : « Votre père est sur le point de mourir, leur dit-il ; venez le saluer, tandis qu'il en est encore temps ; c'est pour la dernière fois. » Les pauvres chrétiens profitèrent, avec empressement, d'une invitation si conforme à leurs sentiments ; plusieurs, pénétrés d'une foi vive et d'une vénération profonde pour le martyre de Jésus-Christ, se jetèrent à ses pieds pour les baiser; mais son humilité ne lui permit pas de les laisser faire, quelques-uns lui présentèrent des tranches d'orange pour modérer un peu sa soif ; il les accepta avec reconnaissance, pour faire plaisir à ceux qui les lui offraient. Il demanda ensuite quelques moments pour recommander son âme à Dieu. Le mandarin les lui accorda volontiers et défendit de frapper du tambour pour donner le signal de l'exécution, avertissant le bourreau d'examiner le mouvement de l'étendard, et au signal convenu celui-ci coupa d'un seul coup la tête du vénérable serviteur de Dieu. Nos élèves eurent. la liberté d'enlever sa tête, son corps, sa cangue, et tout ce qui était teint de son sang. Un mandarin subalterne, chrétien, vint à cheval pour accompagner les précieuses dépouilles du martyr jusqu'à la barque dans laquelle on les mit pour les transporter, par mer, dans une chrétienté de la province extérieure, dont l'église subsistait encore; un diacre fit l'enterrement le plus secrètement possible, à cause des gentils qui sont mêlés avec les néophytes : Corpora sanctorum in Pace sepulta sunt (1).
1. Les corps des saints ont été ensevelis dans la paix.
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La femme d'un mandarin, étonnée de la constance soutenue du serviteur de Dieu jusqu'au dernier moment, demande à un chrétien : « D'où vient que ce prêtre craignait si peu la mort ? Nous attendons des biens éternels dans l'autre vie, » répondit-il, et il ajouta quelques paroles sur la religion. Plusieurs écoliers et chrétiens qui avaient été faits prisonniers, furent aussitôt élargis. « Abandonnez, leur dit quelqu'un, une religion qu'il en coûte tant d'observer. Nous ne pouvons pas abandonner notre religion », répartit un néophyte, à voix intelligible ; on n'y fit point attention.
Les trois provinces dont nous venons de parler relèvent immédiatement dela cour qui réside à Phu-xuân, dans la haute Cochinchine, et sont appelées pour cette raison provinces intérieures. Toutes les autres provinces, qu'on appelle extérieures, sont gouvernées par un grand mandarin, résidant à la ville royale du Tong-king, c'est-à-dire à la ville qui était habitée par les anciens rois du Tong-king. Ce gouverneur en est comme le vice-roi; c'est lui qui communique les ordres de la cour aux gouverneurs particuliers de ces provinces. Le nombre des chrétiens est plus considérable dans ces provinces extérieures, surtout dans celle du Midi.
Le vice-roi, qui jusqu'à cette époque n'avait jamais fait paraître de haine contre la religion, envoya d'abord l'édit porté contre elle aux gouverneurs des provinces qui sont sous sa dépendance ; mais incontinent après, il envoya des exprès pour défendre de le publier et de l'exécuter. Il écrivit au roi pour lui représenter qu'il n'y avait aucun crime à reprocher aux chrétiens, qu'il n'était pas prudent de les persécuter, que c'était exposer à une sédition, qu'il y avait d'autres ennemis contre lesquels il était plus essentiel de se prémunir. Ces représentations entraînèrent des délais. Les missionnaires qui sont dans les provinces extérieures ignoraient tout ce qui se passait
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dans la haute Cochinchine et dans les provinces intérieures ; ils n'en eurent connaissance qu'en apprenant l'arrestation de M. Jean Dat. Ils crurent d'abord que la persécution n'était que locale, et ils ne s'observaient que légèrement ; mais, bientôt après, informés qu'il y avait un édit du roi contre le christianisme, ils prirent plus de précautions ; ils y furent bien obligés. A cette nouvelle, la terreur se répandit partout ; on évacua le séminaire, le collège et toutes les maisons de Dieu. Cependant les gouverneurs de la plupart des provinces extérieures, qui n'avaient jamais inquiété les chrétiens, dont plusieurs même les avaient protégés, différèrent, suivant l'ordre du vice-roi, de publier l'édit de persécution. Néanmoins un grand nombre de mandarins inférieurs saisirent cette occasion pour vexer les chrétiens soumis à leur juridiction ; ils envoyèrent des espions, qui extorquaient des sommes plus ou moins considérables, suivant le degré de leur cupidité et la frayeur qu'ils observaient dans les néophytes.
M. Serard manqua d'être pris le 3 septembre ; il n'eut que le temps de sortir de la maison de Dieu, où il était encore lorsque le mandarin entra dans le village ; on eut aussi le temps d'enlever ses effets, à l'exception de son filet ou palanquin, et d'une somme de trente ligatures : les satellites voulaient les emporter ; mais le mandarin leur défendit de rien prendre. Cependant M. Sérard se retira dans la maison d'un chrétien, où il resta caché quelque temps. Comme les gouverneurs ne nous étaient point contraires et qu'ils avaient ordre de suspendre l'exécution de l'édit, les commencements de la persécution ne furent pas violents : lorsque les chrétiens allaient se plaindre auprès d'eux des vexations exercées par les mandarins inférieurs ou par les particuliers, ils réprimaient ceux qui les exerçaient ; quelques-uns néanmoins
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envoyaient des espions pour découvrir où les prêtres étaient retirés ; ce qui nous forçait de nous tenir cachés le plus secrètement possible.
Les représentations du vice-roi furent inutiles ; le roi ne les écouta pas plus que celles que quelques mandarins de Cochinchine avaient osé lui faire. Il envoya un commissaire pour reprendre le vice-roi de sa négligence et presser la persécution. Le commissaire fut presque aussitôt rappelé en Cochinchine, pour faire la guerre à quelques grands mandarins qui s'y étaient révoltés. Le vice-roi publia l'édit de persécution dans le courant d'octobre ; mais, si la persécution commença plus tard dans l'étendue de sa juridiction, elle n'y était guère moins violente que dans les autres parties, et elle y exerce encore ses fureurs au mois de juin, tandis que la Cochinchine éprouve un certain calme depuis le mois de janvier. Malheureusement pour nous, le vice-roi fut rappelé en Cochinchine vers la fin de février, pour soutenir la guerre contre le roi de Dông-nai. Sa présence nous eût sûrement préservés de beaucoup de vexations. Celui qui le remplace est bien loin d'avoir les mêmes sentiments d'humanité. En envoyant l'édit de persécution aux gouverneurs des provinces, le vice-roi ordonnait de rechercher les prêtres et de trancher la tête à ceux que l'on prendrait ; de rendre la liberté aux catéchistes et aux clercs, après une punition de plusieurs coups de bâton, avec injonction de ne plus enseigner la religion, et de renvoyer les jeunes élèves dans leurs familles, il faisait défendre de rien faire aux chrétiens, de rien enlever de leurs maisons, et même d'y entrer sous prétexte d'y arrêter quelque prêtre, si l'on ne savait certainement qu'il y en eût. Il donnait néanmoins ordre d'envoyer des espions et chargeait les chefs de villages à déclarer combien il y avait de maisons chrétiennes dans leurs villages, s'il y avait une église, une maison de Dieu, des effets de religion, comme images,
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chapelets, ornements d'autel ; s'il y avait quelque prêtre caché ; enfin, il ordonnait aux chrétiens de livrer tous leurs effets de religion ; mais il intimait bien expressément aux satellites la défense d'entrer dans les maisons pour les fouiller.
Les gouverneurs exécutèrent l'édit par eux-mêmes, ou l'envoyèrent aux chefs de bailliages pour l'exécuter. Partout on exigea des chefs de villages une déclaration par écrit de tout ce que le vice-roi avait indiqué. Comme il était défendu aux satellites de fouiller les maisons, il fut facile aux chrétiens de cacher leurs effets de religion. Les églises et les maisons de Dieu fournirent une occasion de connaître jusqu'où allait la cupidité des mandarins ; ils ne les enlevaient pas tout de suite, mais ils exigeaient des néophytes de grosses sommes d'argent pour leur permettre de les laisser subsister, ou de les abattre et de les cacher jusqu'à la fin de la persécution ; ces sommes étaient proportionnées à l'avarice des mandarins, au nombre et à la beauté des églises, et souvent surpassaient de beaucoup leur valeur. Souvent, après avoir reçu une somme considérable, ils en extorquaient une autre en menaçant de prendre les églises. Dans plusieurs endroits, le mandarin inférieur extorquait d'abord sa part ; ensuite le grand mandarin venait extorquer une somme plus forte ; et, après s'être fait payer les églises deux ou trois fois, ils les emportaient. Un des gouverneurs de la province du Midi (elle est divisée en deux gouvernements) avait promis à tous les chrétiens de son ressort de leur laisser leurs églises, moyennant une somme équivalente à 2.000 livres tournois ; ensuite, il envoya un mandarin prendre toutes les églises, et, après avoir pris les plus belles, il exigea encore 8.000 livres tournois pour leur permettre d'abattre celles qui restaient et de les cacher. Mais des espions, envoyés de la ville royale, découvrirent un certain nombre de ces églises et forcèrent les
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chrétiens à les racheter le triple et le quadruple de ce qu'ils avaient déjà donné, et maintenant un mandarin, qui a trouvé un catalogue de cent trente églises, exige environ cinquante livres par église.
Le gouverneur de Than-hoa-ngoai envoya, le jour de la Toussaint, cent satellites environner plusieurs chrétientés, parce qu'on lui avait dénoncé que deux missionnaires européens, MM. Le Roi et Langlois, et un prêtre tong-kinois, y étaient cachés. M. Le Roi, qui était chargé de cet endroit, était passé dans le vicariat oriental ; M. Langlois, qui s'y était caché dans les commencements de la persécution, , en était parti ; le seul prêtre tongkinois qui y était venait de passer dans une autre chrétienté, lorsque les satellites arrivèrent. Ils entrèrent et visitèrent toutes les maisons chrétiennes, sans rien piller ni enlever; ils ne prirent qu'un catéchiste, qui n'avait pu fuir, parce qu'il était malade, et ils le relâchèrent après lui avoir donné quelques coups de bâton. Le gouverneur de cette province laissa d'abord les chefs des six bailliages de son ressort satisfaire leur cupidité ; ensuite il extorqua lui-même des sommes d'argent de chaque chrétienté pour permettre de conserver les églises, ou plutôt de les abattre et d'en cacher les matériaux, et après cela le gouverneur en second extorqua des mêmes chrétientés des sommes d'argent au moins considérables. Quand les chrétientés n'avaient point d'églises, ou si elles les avaient déjà abattues, il en exigeait de l'argent pour les exempter de livrer leurs chapelets, leurs images et autres effets de religion ; c'est pour cette raison qu'il imposa aux pêcheurs chrétiens de son département une somme de cent cinquante piastres, et tout ce qu'ils avaient de ces effets, à la plus haute estimation, auraient à peine valu dix piastres. Un autre petit village de la même province, à qui le chef du bailliage avait enlevé une maison de Dieu, avait obtenu de conserver son
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église moyennant une somme de plus de deux cents livres tournois ; ensuite, le gouverneur le força de racheter son église moyennant une pareille somme ; quelque temps après, le préfet d'un autre bailliage obtint du vice-roi la permission d'enlever cette église. Après avoir perdu son église et son argent, ce village espérait un peu de tranquillité ; mais il n'y en a point à espérer avec ces sangsues. Le gouverneur en second de cette province le condamne à une amende de deux cents livres pour avoir laissé enlever son église par un autre, sans lui en donner avis. Une chrétienté, située dans les montagnes de cette province, vers l'occident, fut obligé de payer près de deux mille livres tournois pour une église qui n'en va-lait pas vingt. Mais pourquoi, dira quelqu'un, les chrétiens ne laissaient-ils pas prendre les églises ? C'est que certains mandarins forçaient de les racheter, sous peine de coups et de vexations et que, dans les endroits éloignés des gouverneurs, le peuple est plus vexé parles mandarins inférieurs, parce qu'il ne peut pas aisément re-courir aux supérieurs. D'ailleurs, lorsque les néophytes disaient aux satellites qu'ils pouvaient prendre leurs églises, ces sangsues répondaient impérieusement ; « Ce n'est pas du bois que nous voulons, mais de l'argent », et les néophytes n'avaient de repos qu'en donnant ce qu'ils demandaient.
Nos chrétiens éprouvèrent un autre genre de persécution, qui, s'il fut moins cruel, fut aussi dispendieux pour le grand nombre. Ils avaient ci-devant fait des conventions avec les païens de leurs villages, par lesquelles, moyennant de grosses sommes d'argent, ils devaient être libres de suivre leur religion et exempts de prendre part aux cérémonies superstitieuses ; la plupart avaient fait approuver leurs conventions par des tribunaux, qui laissaient alors à chacun la liberté de garder sa religion. Dès que l'édit de persécution parut, comme il ordonne que
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chacun revienne à l'ancien culte, les gentils en profitèrent avec fureur ; en beaucoup d'endroits, ils mirent tout en oeuvre pour forcer les néophytes à rompre leurs conventions et à remettre l'écrit qu'on leur avait donné. Quelques-uns eurent la faiblesse de céder : d'autres tinrent fermes. De ce nombre, les uns obtinrent la tranquillité en donnant de grosses sommes d'argent aux païens de leurs villages, d'autres abandonnèrent leurs maisons et se retirèrent dans des villages tout chrétiens ou dans les bois, où ils s'établirent. Il y en eut qui furent poursuivis devant les tribunaux, mis à la cangue, et qui ne furent délivrés qu'après des procès longs et dispendieux, et en donnant de grosses sommes. Heureusement que plusieurs mandarins se laissèrent gagner par l'argent des néophytes, et punirent les païens de leurs vexations. Cette conduite retint plusieurs malveillants.
Pour bien apprécier combien nos chrétiens ont à souffrir de ces vexations, il faut savoir que la plupart sont de pauvres laboureurs, des pêcheurs, des artistes qui gagnent leur vie par leur travail journalier, qui d'ailleurs sont accablés d'impôts et de corvées excessives, et qu'un grand nombre manque souvent du nécessaire.
Dans la province de l'Ouest, le gouverneur laissa faire les préfets de chaque bailliage. Les chrétiens y furent fort maltraités. Les mandarins de plusieurs endroits les frappèrent et les mirent à la question, les uns pour leur faire déclarer où les prêtres et les effets de religion étaient cachés, les autres pour les obliger à faire des superstitions ou à signer des billets d'apostasie. Il y eut quelques lâches qui cédèrent à la crainte ; le plus grand nombre montra beaucoup de courage, aimant mieux souffrir les coups et s'exposer à tout, que de rien déclarer ou de signer des billets abominables qu'on leur présentait. Tandis qu'un mandarin frappait des néophytes, un d'eux s'écria : « Quand on me mettrait l'épée sous la gorge, je
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ne signerais jamais ce billet. » Un autre dit au mandarin, qui le faisait frapper : « Quoi ! vous voulez que j'abandonne ma religion ? Cela ne se peut : elle est gravée dans mon coeur. Quand vous m'arracheriez les entrailles, elle y resterait toujours gravée. » A ce discours le mandarin eut honte et cessa de le faire frapper. Il y en eut d'autres qui lui tinrent de semblables discours. Ceux qui eurent la faiblesse de signer le billet d'apostasie protestaient, en signant, qu'ils n'abandonnaient pas la religion.
Quelques satellites frappèrent si inhumainement trois vieillards pour les obliger à livrer des effets de religion, que l'un devint sourd et un autre eut un doigt de pied emporté par les coups. Comme ils demeurèrent inébranlables, les satellites les mirent à la cangue, avec six jeunes gens, et les conduisirent au mandarin. Ces chrétiens lui déclarèrent tous qu'ils étaient prêts à mourir plutôt que d'abandonner la religion ou de lui livrer ce qu'ils demandaient. Il fallut enfin donner de l'argent pour satisfaire sa cupidité.
Un autre néophyte, qui avait déjà reçu cinquante coups de bâton, refusait constamment de déclarer où étaient les effets de religion de sa chrétienté. Un mauvais chrétien, l'apostrophant : « Tu es bien sot, lui dit-il, de tant souffrir pour le bien des autres : si c'était pour ton propre bien, à la bonne heure ; mais à quoi bon te laisser rouer de coups pour conserver le bien de ta chrétienté ? » Puis, s'adressant au mandarin : « Puisque mon compagnon ne veut pas vous déclarer où sont les effets de la religion, je vais vous le dire » et il le déclara. Néanmoins celui qui avait généreusement souffert reçut encore cinquante coups de bâton, à cause de sa constance à ne rien découvrir.
Les missionnaires se tiennent cachés, autant qu'ils peuvent. Depuis le commencement, les espions, qui entendent bien leur métier, ne cessent de rôder partout ; il est
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presque impossible de leur rien cacher D'ailleurs, il y a parmi les chrétiens des indiscrets qui ne savent pas garder le secret ; il y a même, en certains endroits, des enfants de Bélial, qui sont plus à craindre que les païens et les espions ; ce sont des chrétiens qui ne le sont que de nom, qui disent aux mandarins les noms, les surnoms des prêtres, tout ce qui les concerne, et les maisons de Dieu : aussi il n'y a pas dans tout le Tong-king un seul missionnaire qui n'ait couru des dangers plus ou moins grands, et qui n'ait souvent été obligé de changer de demeure, de peur de tomber entre les mains des persécuteurs. Voici comment Mgr l'évêque de Gortyne s'explique sur les courses qu'il fut obligé de faire : « Le 25 octobre, sur de faux bruits, on me fit gravir des montagnes couvertes de pierres et de ronces ; j'en avais les mains et les jambes écorchées. On prétendait me faire coucher à la belle étoile, sans aucun retranchement, dans un lieu qui est un repaire de tigres : j'aimai mieux m'exposer dans quelque chrétienté, que d'habiter un lieu si affreux ; nous prîmes, après minuit, des barques de bambou, et nous arrivâmes dans une petite cabane, où il n'y avait qu'un fort lit court, dont on me fit honneur ; ceux qui m'accompagnèrent couchèrent par terre. Craignant une visite, on nous conduisit, le 27, de très grand matin, dans une masure située au milieu des forêts, à près de trois heures de chemin, et il fallait, pour y arriver, franchir trois montagnes escarpées. Nous redressâmes le bâtiment, qui menaçait ruine ; nous fortifiâmes la palissade, qui en formait les murailles ; nous changeâmes quelques colonnes ; nous augmentâmes l'édifice d'un grand tiers ; et nous le couvrîmes ensuite d'herbes nouvellement coupées ; dans l'espace d'une demi-journée, j'eus un palais épiscopal. Le 4 novembre, je fus obligé de quitter cette retraite dans l'après midi et de marcher dans des lieux pleins de tigres jusque vers trois heures
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après minuit, pour gagner une petite chrétienté ; là, je pris domicile dans une petite cabane, qui est un vrai re-paire de crapauds, à cause de son voisinage du fleuve. J'écrivis de cette cabane à Mgr l'évêque de Fesseiten, vicaire apostolique du Tong-king occidental : Super flumina Babylonis. Ce prélat me répondit : Et in salicibus (1). J'appris, par sa lettre, qu'il avait été obligé de changer cinq fois de demeure, avec danger d'être pris. Néanmoins le mandarin de la province orientale, où il s'était retiré, était le mieux intentionné pour les chrétiens ; mais il n'était pas le maître d'empêcher les espions, qui fourmillent de tous côtés ; Mgr l'évêque de Fesseiten désespérait, pour ainsi dire, d'échapper à leurs recherches. Le Seigneur eut pitié de ce vénérable prélat ; après une courte maladie, il rendit, le 2 février 1799, son âme entre les mains de son Créateur.
« Les gentils ayant eu connaissance de mon domicile, je n'y étais plus en sûreté ; je fus obligé de le quitter le 11 novembre, et jusqu'au 19 je changeai trois fois de gîte. Je partis ce jour-là pour me rendre dans une cahutte, que l'on venait de me construire, au milieu des rochers épars en suite de l'écroulement d'une montagne. Il ne fallut pas employer beaucoup de bois pour la palissade de mon retranchement ; les pierres en faisaient une grande partie ; on coupa des branches pour couvrir le
1. Mgr l'évêque de Gortyne cite les premiers mots du ps. CXXXVI, super flumina Babylonis, pour exprimer que semblable aux juifs captifs qui pleuraient, sur les bords du fleuve de Babylone, la désolation de leur patrie et la ruine de Jérusalem, il est occupé, dans sa retraite, située sur les bords d'un fleuve, à répandre des larmes sur les désastres qui désolent son troupeau. Mgr l'évêque de Fesseiten, retiré et caché dans un pays bas et humide, répond par le commencement du second verset du même psaume : in salicibus, pour exprimer la ressemblance qu'il y a entre sa situation et celle des mêmes juifs, qui avaient suspendu leurs harpes aux saules de la campagne.
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toit ; des montagnes élevées nous dominaient. Nous n'osions rien cuire pendant le jour, de crainte que la fumée ne nous trahît ; notre retraite était près d'une route, par où beaucoup de monde passait pour aller couper du bois. L'avantage que j'avais dans cet endroit, c'est que nous n'étions qu'à un quart de lieue d'une chrétienté qui nous fournissait des vivres et d'où l'on m'apportait les lettres qui m'étaient adressées, et l'on m'écrit beaucoup plus souvent depuis la persécution qu'auparavant. Le 4 décembre, je quittai ma cahutte, où les rats des champs commençaient à s'assembler, et je me rendis dans une chrétienté où j'avais célébré la Pâque précédente : tout y était bien changé ; le presbytère était désert, et je me serais donné bien de garde d'y demeurer. Je logeai chez un chef des chrétiens, où j'entendis quelques confessions ; une aventure fit bientôt connaître que j'y étais, et m'obligea d'en sortir. Je passai la nuit du 21 au 22 dans une chrétienté voisine, pour faire l'ordination d'un prêtre. Il y avait trois prêtres pour l'imposition des mains ; nous venions de nous réunir depuis la persécution, le prêtre qui m'accompagnait ci-devant est obligé d'aller d'un côté et moi de l'autre. L'ordination avait fait sensation, malgré tout le soin que j'avais pris pour la tenir secrète : nos chrétiens sont à peu près comme le peuple d'Athènes, courageux et timides, etc. Je passai la nuit du 22 au 23 dans une petite chrétienté, pour m'y tenir caché. Comme je me reposai un peu, vers les neuf heures du matin, le jour de la Nativité de Notre-Seigneur, après environ trois nuits de veilles, j'appris que des satellites étaient venus, et je fus bientôt informé qu'ils en voulaient à ma personne. Je pris la fuite par une porte de derrière ; mais, ne connaissant point les routes, je m'engageai dans un bourbier, d'où il m'était impossible de me tirer : un des satellites me prêta une main charitable et m'aida à
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sortir de la boue, mes pieds furent libres, mes mains cessèrent de l'être ; on les lia avec un morceau d'étoffe que j'avais autour de la tête, et on me conduisit hors du village, où je restai à la garde de deux ou trois satellites, tandis que les autres étaient allés chercher mes compagnons, mais ils avaient tous pris la fuite. On fit mine de vouloir me mener au prétoire, et, pendant la marche, un des satellites eut la charité de me donner un chapeau du pays pour me garantir des ardeurs du soleil. Le chef nous rappela et dit que, moyennant trois cents onces d'argent, j'aurais la vie sauve. Les chrétiens, qui n'étaient qu'en petit nombre, dirent qu'ils ne pouvaient fournir la somme et demandèrent la permission d'aller emprunter dans les autres chrétientés voisines. On le leur permit. J'étais, en attendant, gardé dans une maison chrétienne, où l'on m'avait emmené, et l'on m'avait délié les mains. Le chef d'une chrétienté voisine arriva, vers une heure après midi ; les satellites, concevant quelque soupçon, lièrent ce chrétien, me lièrent de nouveau et nous firent sortir du village. Ils ne laissèrent approcher aucun homme pendant notre route ; mais, cédant aux instances des femmes chrétiennes, ils me permirent de me reposer dans une maison isolée, qui était sur le bord du fleuve. Cette maison appartenait à des néophytes, qui proposèrent de nous donner à dîner, pendant que le chef des satellites était allé chercher le bac ; un chrétien, qui en était le conducteur, eut la prudence de le couler à fond de l'autre côté du fleuve. Bientôt arrivèrent un bon nombre de femmes, qui embarrassaient fort les trois satellites qui me gardaient, et presque en même temps plusieurs hommes armés de gros bâtons, qu'ils firent jouer sur le dos de mes gardiens. Ceux-ci, ne pensant plus qu'à chercher leur salut dans la fuite, me laissèrent libre. Je sortis de la maison comme en triomphe, un palanquin m'attendait, et je fus transporté sur les montagnes aux
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acclamations d'un grand nombre de néophytes, qui étaient accourus à mon secours par des routes détournées. Ils arrêtèrent cinq satellites, qu'ils forcèrent de rendre mes effets, qu'ils avaient pris. Il ne manqua qu'un anneau et un bougeoir, qui furent vraisemblablement perdus dans la mêlée ; car on fouilla les satellites avec beaucoup de soin, dans la crainte qu'ils n'eussent quelques effets de religion qu'ils auraient pu produire contre nous. J'étais passé dans un autre bailliage ; dès le lendemain, deux mandarins subalternes, chargés de veiller au bon ordre du bailliage qui avait été le théâtre de la scène, vinrent faire des informations et frappèrent rudement deux femmes chrétiennes. Mais le grand mandarin évoqua l'affaire à son tribunal, et nous en fûmes quittes pour la valeur d'environ 150 piastres, que ses femmes et ses domestiques eurent soin de se faire donner pour aplanir les difficultés. Nous sûmes depuis que ceux qui m'avaient arrêté n'avaient point été envoyés par les mandarins de la ville royale, comme ils prétendaient, qu'il leur en coûta plus de 1.500 piastres pour avoir la vie sauve, et qu'ils portèrent la cangue pendant plus de trois mois, le gouverneur les traita comme des brigands, qui allaient voler et vexer le peuple. Je suis, depuis cette époque, dans une chrétienté où j'ai fait la bénédiction des saintes huiles à huis-clos. Je change de maison de temps en temps pour diminuer un peu la sensation que pourrait produire un long séjour. J'avais environ trente communions le saint jour de Pâques. Je ne fais presque rien à présent, les ennemis de notre sainte religion recommencent leurs poursuites. »
Voici comment M. Langlois rapporte lui-même les dangers qu'il a courus : « Dans le commencement de la persécution, je me tins caché dans plusieurs chrétientés du district de M. Le Roy, restant seulement six à sept jours dans chaque endroit ; au mois d'octobre (1798), je
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pris la route des montagnes : après trois jours et trois nuits d'une navigation très pénible, j'arrivai dans un endroit où j'étais resté quelque temps caché pendant la persécution de 1795, avec MM. Eyot et de La Bissachère. Je demeurai d'abord chez des chrétiens qui habitent dans un lieu écarté des montagnes ; j'y fus bien consolé par la ferveur de ces chrétiens et surtout par le trait suivant : Un vieillard de quatre-vingts ans, parent de quelques chrétiens de cet endroit, ayant appris, dans les montagnes écartées où il demeure, que la religion était persécutée, qu'un prêtre tong-kinois, son pasteur, était venu se cacher dans cette chrétienté, mais ne pourrait pas, à cause de la persécution et du mauvais état de sa santé, venir visiter et administrer les chrétientés du district où il demeure, et craignant de mourir sans sacrements, il fit deux ou trois jours de marche, par des chemins presque impraticables, pour venir trouver le prêtre. Celui-ci, qui était malade et ne pouvait célébrer la sainte
messe, entendit sa confession, mais ne put le communier. Ce bon vieillard, qui ne voulait pas s'en retourner sans avoir reçu la sainte Eucharistie, restait en cet endroit, attendant que le mal diminuant eût permis au prêtre d'offrir le saint sacrifice de la messe. Quand j'arrivai dans cette chrétienté, il y avait dix-huit jours qu'il attendait ce moment si désiré ; et ce n'est qu'après que je l'eus communié qu'il s'en retourna chez lui. Qu'un pareil exemple de ferveur confond bien la lâcheté et la paresse des chrétiens, qui, par indifférence et manque de foi, ou par respect humain, ou par négligence, et pour les prétextes les plus frivoles, s'éloignent des sacrements !
« A peine étais-je arrivé dans cette chrétienté, que le mandarin le sut : on lui avait dénoncé qu'il y avait dans cet endroit deux prêtres européens et un prêtre tong-kinois. J'y étais pourtant seul ; le prêtre tong-kinois en était parti à mon arrivée, pour aller
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rétablir sa santé. Je ne pus rester que sept jours dans cet endroit ; de là je passai dans une caverne, où je demeurai huit jours ; ensuite, quelques chrétiens me construisirent une petite cabane au-dessus des arbres, à cause des tigres et des éléphants. Cette cabane avait environ huit pieds de long, sur un peu plus de six en largeur, et environ quatre et demi en hauteur. J'y restai quinze jours, avec deux jeunes élèves et un chrétien : après ce temps, on me construisit une autre cabane, dans le même goût, sur une haute montagne. Celle-ci était plus étroite que la première ; mais elle avait deux étages. J'y entrai le 10 novembre. Cependant les espions du mandarin et quelques païens des villages voisins, auxquels le mandarin avait donné commission de me chercher, avec promesse de récompense, s'ils me prenaient, ne cessèrent de chercher pendant plus d'un mois dans les bois, et surtout aux environs de la chrétienté où j'avais été en premier lieu. Leurs recherches furent vaines, le bon Dieu ne permit pas que je tombasse entre leurs mains. Au milieu du carême, je courus grand risque de tomber entre celles des satellites, sans qu'ils cherchassent à me prendre. Voulant sortir des montagnes, où ma santé était altérée et courait des risques, je me mis dans la barque d'un chrétien qui consentait à me conduire Au soleil couchant, comme nous étions sur le point de passer un corps de garde, nous vîmes des barques qui prenaient la fuite, et l'on nous dit que des satellites du gouverneur, qui venaient d'arriver à ce corps de garde, arrêtaient toutes les barques pour une corvée publique ; nous virâmes aussitôt de bord, et le batelier hissa la voile et se mit à ramer de toutes ses forces, quoique très fatigué ; il craignait à chaque instant de voir la barque des satellites arriver sur nous. Il rama ainsi toute la nuit, pour me ramener à l'endroit d'où j'étais parti. Pour y parvenir il fallait passer un corps de garde qui ne laisse point
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passer pendant la nuit. Ceci nous donnait beaucoup d'inquiétude ; s'il eût arrêté notre barque, elle eût été infailliblement prise. Le marchand connaissait heureusement le mandarin qui présida au corps de garde, et il lui avait rendu quelques services. Ce mandarin le laissa passer, et l'avertit même d'aller promptement, parce qu'il y avait au corps de garde deux satellites arrivés par terre pour arrêter les barques qui étaient dans ce bras de rivière. Ils étaient à jouer aux cartes lorsque nous passâmes ; mais nous les entendîmes, un moment après, donner ordre de leur préparer une barque avec quatre rameurs. Nous n'en avions que deux, et notre barque était pesante ; nous arrivâmes néanmoins avant le jour à l'endroit d'où j'étais parti. A peine étais-je remonté à terre, que les deux satellites arrivèrent dans le même endroit.
« Un chef de village alla, pendant le carême, avec ses gens et quelques soldats du mandarin, bloquer un village où il savait que M. Lepavec s'était retiré ; mais ce confrère avait été averti à temps, et était passé dans un autre village.
« Plusieurs autres prêtres ont couru de grands dangers.
« Tel est l'état de notre mission ; nous sommes obligés de nous tenir très étroitement cachés. Les prêtres indigènes peuvent, en prenant beaucoup de précautions, administrer dans quelques endroits ; mais grand nombre de chrétientés ne peuvent ou n'osent recevoir le prêtre, et demeurent privées des sacrements et autres secours spirituels. Au reste, il n'est pas surprenant que nous soyons persécutés au milieu des infidèles, puisque le chef de l'Église, les cardinaux, les évêques et les prêtres, le sont dans le sein de la catholicité. Quelle désolation ! » (Lettre de M. Langlois du 8 juin 1799.)
M. Eyot décrit de la manière suivante les dangers
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qu'il eut à courir. Sa lettre est du 3 juin 1799 : « Je n'eus connaissance de la persécution que lorsque j'appris l'arrestation de M. Jean Dat. J'avais quitté, depuis quelques jours, Mgr l'évêque de Gortyne, qui était venu donner la confirmation dans la paroisse où j'étais, lorsque je reçus un billet de ce prélat, qui m'annonçait cette arrestation. Comme nous n'avions point encore de preuves certaines qu'il y eût persécution, nous continuâmes l'administration ; mais on nous dit, peu de jours après, que notre collège était investi (ce qui était faux pour lors, il ne le fut que depuis). Néanmoins, nous nous déterminâmes, sur ce bruit, à prendre plus de précautions, et nous eûmes raison. Une nuit, après avoir administré un malade, j'exhortai les chrétiens à rester fermes, sans leur dire précisément qu'il y eût persécution, et je passai dans un autre village : de là, je fis venir quelques pêcheurs, qui me prirent dans leur barque. Mon intention était de joindre M. Lepavec, et d'aller avec lui sur les confins du royaume, où il y a quelques chrétiens, espérant que la persécution ne s'étendrait pas si loin. Nous ramâmes le reste de la nuit, et tout le jour suivant ; mais, arrivés à une petite chrétienté de pêcheurs, on nous dit que la route était trop périlleuse ; que je ne pouvais m'y exposer sans un danger imminent. Je partis aussitôt en changeant de barque. L'église du lieu où j'allai étant environnée de païens, que des affaires y avaient assemblés, je ne m'y arrêtai pas ; et, après avoir ramé toute la nuit et une partie du jour, j'arrivai à l'endroit d'où j'étais parti. Je montai à terre un peu fatigué, et je priai une femme chrétienne de me cuire du riz. Le riz n'était pas cuit, qu'un soldat cochinchinois entra chez elle ; et, à un signe qu'elle me fit, je reconnus qu'il fallait fuir sans délai. Je me rendis, de jour, dans un village qui n'était pas très éloigné ; mais comme ma fuite n'avait pas été assez secrète, j'en partis dès le soir même, et j'allai dans
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un endroit où je ne restai que deux ou trois jours; en suite, je fis une route assez longue pour me retirer chez un chrétien, qui était dans un village païen. On s'aperçut bientôt du mystère ; et, après deux ou trois jours, je me cachai chez un néophyte, qui était près de la rivière et de la route. Je demeurai là près d'un mois ; mais, comme il n'y avait que trois maisons de chrétiens, je m'y crus exposé et je passai dans un autre village. Dès le soir de mon arrivée, j'entendis publier l'édit du roi qui défend la religion chrétienne, et le lendemain, dans la nuit, je fus bloqué par les païens d'un village des environs. Comme ils n'avaient point de mission, ils n'osèrent entrer. Le surlendemain, un néophyte vint tout consterné m'annoncer que les païens allaient faire la visite des maisons chrétiennes, qu'ils étaient déjà assemblés dans la salle publique du village. Je ne voyais pas moyen d'échapper, je ne pouvais sortir sans être vu, la maison où j'étais était environnée de maisons de païens. Je m'abandonnai à la divine Providence. On n'avait pas commencé la visite, que quelques petits mandarins du bailliage arrivèrent pour faire le catalogue des églises de l'endroit ; la visite des maisons fut différée ; je m'échappai pendant la nuit, et retournai dans mon gîte, près de la rivière et de la route. Un jeune païen me logea dans le bout de sa petite cahutte, où j'avais environ huit pieds en longueur sur trois en largeur; il eut pour moi toutes sortes d'attentions pendant seize jours que j'y demeurai. Je quittai cette retraite au commencement de la nuit, accompagné de ce jeune homme et de deux néophytes. Je fus sur le point d'être rencontré par des soldats ; je ne séjournai que le reste de la nuit et le jour suivant dans le village où nous arrivâmes ; je n'y étais point en sûreté ; j'en partis la nuit, accompagné de quelques chrétiens. Je ne restai pas plus longtemps dans le village où ils me conduisirent ; les païens voulaient forcer les néophytes à
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contribuer à leurs superstitions ; et, dès le lendemain de mon arrivée, quelques-uns furent sur le point d'entrer dans la maison où je m'étais réfugié. J'en sortis le soir, et arrivai à un village où je restai vingt jours ; mais, comme il passait pour recéler des prêtres. et qu'il y était venu des espions, je fus encore obligé de l'abandonner. Enfin, après tant de courses, je trouvai un village où je pus me fixer. J'y suis depuis environ cinq mois ; j'y ai administré les chrétiens en cachette ; j'y jouis d'une assez grande tranquillité ; elle a pourtant été un peu interrompue, et je fus sur le point de le quitter ; mais, ayant fait demander à un autre village s'il voulait me recevoir, et ayant essuyé un refus, j'y restai, et j'y resterai tant que la divine Providence me le permettra. »
Un prêtre indigène, nommé Thuân, a été arrêté, vers le milieu d'avril, dans la province du Midi, à quinze lieues environ de la ville royale. Ce prêtre était allé trouver un autre prêtre tong-kinois, nommé Huyên, pour se confesser. Ce dernier avait été dénoncé au frère du roi, qui est à la ville royale du Tong-king, et ce prince envoya un mandarin, avec environ deux cents soldats. pour bloquer le village où le prêtre était. Le mandarin, arrivé à la pointe du jour, ordonna à tous les hommes de sortir de leurs maisons et de se réunir dans la maison commune du village ; il entra ensuite, avec une partie de ses gens, pour visiter les maisons. M. Huyên s'était caché dans le fond d'un appartement obscur, sur des tas de riz; trente soldats environ entrèrent dans cet appartement, et demandèrent une lampe et une échelle à une femme chrétienne de la maison ; celle-ci leur apporta l'une et l'autre, sans témoigner aucune crainte. Tandis qu'un soldat montait à l'échelle, un autre l'éclairait avec la lampe ; le prêtre, qui se voyait presque sous leurs mains, se laissa glisser entre les tas de riz et le mur. Dans ce moment, quelqu'un de la troupe s'écria vivement
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de prendre garde de mettre le feu à la maison, et le mandarin commanda sur-le-champ à ses gens de sortir ; le soldat, avant de descendre, donna quelques coups de pique entre le tas de riz et le mur ; mais il ne toucha point le prêtre, qui échappa ainsi au danger imminent qui le menaçait. M. Huyên attribue son salut à une protection spéciale de la sainte Vierge, à laquelle il avait fait voeu dans le moment de crise.
M. Thuân, qui n'était arrivé dans cet endroit que de la veille, et qui savait que ce n'était point lui qu'on recherchait, présuma qu'il ne serait point reconnu pour prêtre ; il sortit pêle-mêle avec les hommes du village ; mais celui qui avait porté l'accusation le dénonça au mandarin comme un étranger. Le mandarin le fit arrêter, et l'interrogea qui il était, où il allait, etc. Ses réponses embarrassées le rendirent suspect ; on ne pensait pour-tant pas qu'il fût prêtre. Le mandarin lui dit de le suivre à la ville royale, pour y exercer la médecine, puisqu'il était médecin. Quand ils furent arrivés à un marché, les soldats s'avisèrent de faire ouvrir un petit coffre, que portait le serviteur du prêtre ; ils y trouvèrent une étole, un rituel, une boîte aux saintes huiles, enfin un catalogue de cent trente églises, écrit en caractères du pays. C'était le catalogue de toutes les églises du gouvernement de-la partie supérieure de cette province du midi, que ce prêtre avait pris chez un officier chrétien au service du gouverneur, qui avait aidé à sauver presque toutes ces églises, moyennant une légère contribution. Cette découverte trahit M. Thuân ; on lui mit la cangue au cou et on le conduisit à la ville royale. L'officier qui le prit et sa troupe n'étaient pas de race cochinchinoise, mais une espèce de Siamois, du moins on les appelle ainsi, quoiqu'ils soient d'une peuplade attenante au Laos et au-dessus de Cambodge. Ils sont noirs ; ils ont un langage, des lois, des moeurs, une religion, qui diffèrent
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tout à fait des Cochinchinois. Cet officier, plus avide d'argent qu'altéré de sang, fit passer M. Thuân pour un homme qui aidait les maîtres de la religion, qu'il avait pris par hasard exerçant la médecine dans l'endroit où il avait inutilement cherché le prêtre Huyên. Cet homme adroit savait que s'il le dénonçait comme prêtre au frère du roi, chef de la ville royale, et au grand tribunal, ils écriraient au roi en Cochinchine ; que son prisonnier serait décollé, et que lui ne tirerait aucun profit de sa capture. La déclaration de M. Thuân servait à merveille ce projet. Comme il n'avait jamais exercé le saint ministère en chef, mais seulement comme vicaire, aidant différents curés, il s'était dit grand maître aidant les curés et n'avait point pris le nom sous lequel les païens connaissent les prêtres. L'officier et sa troupe ne doutaient nullement de sa qualité, et ils lui donnaient, les premiers jours de sa détention, le nom qui y répondait ; mais, pour mieux jouer son jeu, il cessa de lui donner ce nom et défendit à ses soldats de le lui donner. Ces barbares le traitèrent d'abord cruellement ; ils lui donnaient de temps en temps la bastonnade ; ils lui faisaient subir différents interrogatoires et le tenaient écrasés sous une cangue que quatre hommes auraient eu peine à porter. Le catalogue de cent trente églises, trouvé dans son petit coffre, leur donnait à croire qu'il était chargé d'un aussi grand nombre d'églises, et par conséquent un des premiers maîtres de la religion ; ils exigeaient pour cette raison cent ligatures par église, ce qui aurait fait une somme considérable. Mais comme, par la défense des supérieurs, les chrétiens, ni même ses domestiques, ne l'aidèrent ni le visitèrent, que seulement un de ses frères venait le voir, et qu'un seul médecin chrétien le reconnut comme son condisciple, ils en conclurent que ce n'était pas un maître. « Si c'était un grand maître, se disaient-ils, les chrétiens viendraient en foule pour le voir, comme ils
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firent pour le prêtre qui fut arrêté et mis à mort dans la province de Xu-thanh. » Ils se radoucirent donc et le laissèrent comme libre dans la maison d'un officier subalterne ; il était comme un des gens de la maison, aidant au ménage ; il était assez bien nourri ; on avait des égards pour lui et on se contentait de lui mettre une chaîne, assez légère, à la main. Les chrétiens avaient donné quelque argent, et l'officier qui l'avait arrêté faisait espérer qu'il lui rendrait entièrement la liberté si on lui donnait mille ligatures. Comme ce mandarin avait la réputation d'un homme de probité, qui ne manquait jamais à sa parole, on se croyait assuré qu'il exécuterait sa promesse. Mais, par la plus noire perfidie, après avoir reçu environ huit cents ligatures, il dit au prêtre qu'il ne lui restait pas beaucoup de temps à vivre et lui fit mettre au cou une cangue sous laquelle il restait couché, sans pouvoir lever la tête, si deux hommes ne soulevaient la cangue par les deux bouts ; il exigea, de plus, que pour chaque église portée dans le catalogue on donnât cent ligatures à la cinquième lune (au mois de juin), avec menace de traiter toutes ces chrétientés avec la plus grande rigueur, s'il n'était pas satisfait à cette époque. Il ne fera sûrement point de grâce ; mais on ne lui porte pas un liard, et M. Thuân est tout à fait résigné et bien déterminé à tout souffrir, suivant qu'il plaira au Seigneur de décider de son sort. Cependant, à la sollicitation d'un chrétien, officier dans un autre régiment, le persécuteur a donné au prisonnier une cangue plus légère. Il est beaucoup moins gêné ; mais il faudra toujours faire des dépenses pour ses gardes, sa nourriture et autres faux frais qu'il faut payer ; sans quoi les satellites exercent sur le pauvre prisonnier toutes sortes de cruautés, qui, par leur fréquente répétition, sont plus pénibles que la mort même. Un prêtre indigène est allé, vers le 20 juin, le confesser ; il est entré
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dans la prison avec des soldats chrétiens, déguisé lui-même en soldat, afin de pouvoir parler plus aisément au prêtre captif en présence des soldats païens, qui montent jour et nuit la garde auprès de lui. Les prisons de ce pays-ci ne sont closes que par la garde militaire et les cabanes des troupes qui les environnent. Il n'y a plus ou presque plus d'espérance d'obtenir la grâce de M. Thuân, à moins que la divine Providence n'en fournisse quelque moyen extraordinaire, qu'on ne peut pas prévoir. Il est bien à craindre que ses persécuteurs ne le fassent périr de misère dans la prison. Il y a déjà deux mois et demi qu'il a beaucoup à souffrir entre leurs mains.
Il ne reste plus dans les provinces intérieures ni églises, ni maisons de Dieu, ni presque plus de maisons religieuses ; il en est de même dans les provinces, excepté que les maisons des religieuses y subsistent encore : ainsi plus de collèges, et par conséquent plus d'étude en aucun genre. Quelle désolation ! Un néophyte avait acheté, en son nom, le terrain où était le séminaire, et avait bâti à côté une maison pour son fils. Le père est mort ; le fils a été pris, avec sa mère, très maltraité et mis à la cangue ; il est détenu au gouvernement, et le gouverneur menace de le frapper à mort, si on ne le rachète pas. C'est ainsi qu'en agissent souvent ces cruels tyrans. Il faut, pour trancher la tête à un homme, prou-ver son crime et rendre un jugement ; mais ils peuvent assommer de coups, et ils assomment souvent, dans leur fureur., sans aucune forme de procès ; ensuite ils écrirent au premier tribunal qu'ils ont frappé un peu trop un mauvais sujet, et que malheureusement un peu après il est mort.
Au milieu de ces troubles qui ont exposé tous les missionnaires aux plus grands dangers, dans la province même où M. Thuân a été arrêté, et où il est si vivement persécuté, M. Sérard, le plus ancien des mission-
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naires, a, par une Providence spéciale, joui de la plus grande tranquillité dans le petit réduit qu'il s'est choisi. Depuis plus de neuf mois qu'il s'y est retiré, il n'a été obligé de le quitter que deux nuits, sur un faux bruit qui s'est répandu. Tous les chrétiens de la ville royale et de son district, plusieurs des autres districts, et même des autres provinces, savent, sinon le lieu de sa retraite, du moins le village dans lequel il est. Quelques prêtres indigènes vont le voir de temps en temps ; un certain nombre de néophytes vont le visiter et lui apportent des petits présents ; d'autres se contentent de lui en envoyer. M. Sérard profite de la tranquillité de son séjour pour traduire en langue tong-kinoise plusieurs ouvrages utiles à la mission.