LES MARTYRS

TOME XIV

Corée —Syrie — Pologne

(1802-1866)

 

Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis les origines

du christianisme jusqu'au XXe siècle

 

TRADUITES ET PUBLIEES

Par le R. P. Dom H. LECLERCQ

Moine bénédictin de Saint-Michel de Farnborough

 

 

SOUFFRANCES DE L'ÉGLISE DE CORÉE 1802-1815

LETTRE DES CHRÉTIENS DE CORÉE AU SOUVERAIN PONTIFE

LETTRE DES CHRÉTIENS DE CORÉE A L'ÉVÊQUE DE PÉKING, ÉCRITE LE 3 DE LA ONZIÈME LUNE DE L'ANNÉE SIN-OU

NOTICE VÉRIDIQUE DES ACTIONS DE  COLOMBE KIANG- OUAN- CHOU

NOTICE SUR AGATHE ING-SUUN-HOUE

NOTICE SUR LUTGARDE NI

NOTICE SUR THOMAS TSOUI-PY-KUNG

NOTICE SUR AUGUSTIN TINC-JO-ACHUNG

NOTICE SUR ALEXIS HOUANG-SSE-YUNG

RELATION DU MARTYRE DU R. P. JEAN TRIORA, RELIGIEUX FRANCISCAIN, MISSIONNAIRE DANS LE HOU-KOUANG EN CHINE ; ÉCRITE EN CHINOIS PAR UN CHRÉTIEN NOMMÉ ANDRÉ LO.

LES MARTYRS UNIATES EN POLOGNE DEPUIS 1772 JUSQU'A NOS JOURS

LE MARTYRE DES BASILIENNES DE MINSK EN POLOGNE, DE 1838 A 1845

RÉCIT DE MAKRENA MIECZYSLAWSKA,  ABBESSE DES BASILIENNES DE MINSK  EN LITHUANIE DE 1838 A 1845.

EXPULSION DE MINSK, PRISON ET PERSÉCUTION  A WITEBSK (1838-1840)

DÉPART POUR POLOCK ET SÉJOUR A SPA (1840-1843)

SÉJOUR A MIADZIOLY. — PRISON ET ÉVASION (1843- 1845)

LETTRE ET MARTYRE DE JEAN NI,   CATÉCHISTE A TANG—KO—KAI,  LE 1er FÉVRIER 1840

MARTYRE D'UN OFFICIER  ET D'UN TAMBOUR EN ALGÉRIE  (23 mai 1842)

TRAVAUX ET MARTYRE D'ANDRÉ KIM PRÊTRE  A SÉOUL (CORÉE), LE 16 SEPTEMBRE 1846

LE MARTYRE DE M. LOUIS BONNARD,  LAZARISTE, A NAM-DINH

LETTRES DE M. BONNARD

[Lettre à Mgr Retord]

[Au même.]

[Lettre à Mgr Retord]

DES HABITANTS DE DZIRNOTWIZÉ  EN POLOGNE EN 1858

LE MARTYRE DES HABITANTS DE DZIRNOTWIZÉ

LES MASSACRES DE DAMAS. — 9 juillet 1860

INTRODUCTION

I. - DU FANATISME MUSULMAN

II. — CAUSES QUI LE SUREXCITÈRENT EN 1860

PREMIÈRE PARTIE — AVANT LES MASSACRES

CHAPITRE I. - DAMAS

CHAPITRE II. — LES CHRÉTIENS DE DAMAS

CHAPITRE III – LEUR PROSPÉRITÉ

CHAPITRE IV. - ACHMED-PACHA

CHAPITRE V. - LE COMPLOT

PRIÈRE DES VRAIS CROYANTS A ALLAH  POUR L'EXTIRPATION DES INFIDÈLES

CHAPITRE VI. — SYMPTÔMES MENAÇANTS

CHAPITRE VII. - MA MÈRE

DEUXIÈME PARTIE — LES MASSACRES.

CHAPITRE I. - CARNAGE ET INCENDIE

CHAPITRE II — MON HISTOIRE (suite)

CHAPITRE IV. — ABD-EL-KADER

CHAPITRE V. — MON HISTOIRE (suite).

CHAPITRE VI. — L'EUROPE

CHAPITRE VII. - FUAD-PACHA AU QUARTIER CHRÉTIEN

TROISIÈME PARTIE — APRÈS LES MASSACRES

CHAPITRE I. — MON HISTOIRE (suite).

CHAPITRE II. - ÉMIGRATION VERS BEYROUTH

CHAPITRE III. — Mory HISTOIRE (suite).

CHAPITRE IV. — L'ABBÉ LAVIGERIE

CHAPITRE V. - EXPÉDITION FRANÇAISE

CHAPITRE VI. — LA JUSTICE D'UN TURC

CHAPITRE VII. — INACTION DE L'ARMÉE

CHAPITRE VIII. - UNE VOCATION (Fin de mon histoire.)

MARTYRE DE THÉOPHANE VÉNARD , AU TONKIN, LE 2 FÉVRIER 1861

MARTYRE DE THÉOPHANE VÉNARD

A M. l'Abbé Paziot.

Mon cher ami,

Extrait de la relation de Mgr Theurel.

Suite de la relation de M. Theurel.

MARTYRE DE Mgr BERNEUX, DE MM. DE BRETENIÈRES, BEAULIEU, DORIE, POURTHIÈ, PETITNICOLAS, Mgr DAVELUY, MM. AUMAITRE, HUIN ET PLUSIEURS INDIGÈNES A SÉOUL (CORÉE), LES 8, 10, 11, 26 ET 30 MARS 1866

MARTYRE DE DEUX ÉVÊQUES ET QUATRE PRÊTRES

 

 

SOUFFRANCES DE L'ÉGLISE DE CORÉE 1802-1815

 

Le dernier jour de l'année sin-iou avait encore été ensanglanté par le supplice de plusieurs chrétiens; avec l'année im-sioul (1802) commença pour l'Eglise de Corée une ère de tranquillité relative, qui permit aux néophytes de respirer un peu. Ce n'était pas la paix, encore moins était-ce la liberté ; mais la violence de la persécution était diminuée, les juges et les bourreaux avaient pour un temps cessé de fonctionner.

Il serait difficile d'exposer complètement l'état de désorganisation, de misère et de ruine dans lequel se trouvait la chrétienté au lendemain de la persécution. Tous les hommes éminents capables de diriger, d'exhorter, de ranimer leurs frères, avaient été mis à mort. Dans beaucoup de grandes familles, il ne restait que des femmes et des enfants. Les pauvres, les gens du peuple, que la rage des ennemis de la religion avait dédaigné de poursuivre, demeuraient isolés, sans relations entre eux, au milieu de païens hostiles, qui, forts de la loi et de l'opinion publique, ne leur épargnaient aucune vexation et les traitaient en esclaves. Le très grand nombre des apostats, qui n'avaient renié la foi que de bouche et la conservaient encore dans leur coeur, tremblaient de reprendre leurs pratiques religieuses et se bornaient à répéter en secret quelques timides prières. Presque tous les objets de piété, presque tous les livres avaient été détruits, et le peu qui en restait était enfoui sous terre ou caché dans des trous de murailles.

 

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Beaucoup de néophytes, encore peu affermis dans la foi, privés de toute instruction, de tout appui moral, se décourageaient et finissaient souvent par abandonner une religion qui était pour eux la cause de tant de maux.

Le sort de ceux qui avaient été exilés par les tribunaux, ou qui avaient volontairement émigré dans les parties les plus sauvages des provinces éloignées, était plus triste encore. Nous ne pouvons mieux l'exposer qu'en donnant le récit que nous a laissé de ses épreuves Pierre Sin Tai-Po, ce courageux chrétien qui fit inutilement tant d'efforts pour approcher du Père Tsiou et recevoir les sacrements, et qui plus tard obtint, comme nous le verrons, la couronne du martyre. On y trouvera trait pour trait le tableau des souffrances de milliers d'autres chrétiens, à cette même époque et dans les mêmes circonstances.

« La persécution était enfin apaisée, il est vrai, mais nous étions isolés et nous avions perdu les livres de prières. Quel moyen de pratiquer? J'apprends par hasard que les survivants de quelques familles de martyrs habitent dans le district de Niong-in. Je fais tous mes efforts pour les découvrir, et enfin je les rencontre. Il n'y avait que des femmes déjà avancées en âge et quelques jeunes gens à peine sortis de l'enfance; en tout, trois maisons liées par la parenté. Ils étaient sans appui et sans ressources, osant à peine ouvrir la bouche avec les étrangers et ne respirant plus de frayeur quand on commençait à parler de religion. Ils avaient bien quelques volumes de prières et l'explication des Evangiles, mais le tout caché avec le plus grand soin. Quand je demandai à les voir, on me coupa la parole en agitant les mains en signe de silence; je ne voulus point insister. Toutefois ces pauvres femmes étaient dans une grande joie, en apprenant de leurs enfants la présence d'un chrétien , et, les convenances ne leur permettant

 

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pas de me voir, elles voulaient à tout le moins converser avec moi (1). Je leur parlai un peu des derniers événements, de l'état de la religion et de notre position commune, dans laquelle nous ne pourrions ni servir Dieu ni sauver notre âme. Elles étaient vivement touchées; quelques-unes même versaient des larmes et témoignaient le désir que nous nous missions en rapport fréquents, pour nous soutenir les uns les autres.

« Je demeurais à quarante lys de là (quatre lieues), et depuis ce temps, tous les huit ou dix jours, nous nous fîmes des visites réciproques. Bientôt notre affection mutuelle fut aussi vive et aussi sincère que si nous eussions été des membres d'une même famille. Nous commençâmes à reprendre la lecture de nos livres, et à faire les exercices des dimanches et fêtes. Ces personnes avaient reçu les sacrements du prêtre: et quand j'entendis des détails sur lui et ses exhortations, il me semblait le voir lui- même. La joie et le bonheur se répandirent dans mon âme; c'était comme si j'avais trouvé un trésor. J'aimais tous ces chrétiens comme des anges ; mais, de part et d'autre , nous habitions parmi les païens, et de tous côtés leurs yeux étaient sans cesse ouverts sur nous. Je devais faire les quarante lys, de nuit et en secret, pour les éviter. Peu après les païens voisins voulurent savoir mon nom, puis le lieu où j'habitais et avec qui j'étais en relation. Tout ceci nous déplaisait, et nous conçûmes le plan d'émigrer tous ensemble et d'aller quelque part former un petit village séparé. Pour moi, je n'avais que mon fils et ma fille ; mais nos cinq familles réunies faisaient un

 

1 En pareil cas, pour satisfaire aux exigences de l'étiquette et conserver le décorum, on se place dans des chambres voisines et on communique à travers une grille ou une toile, à peu près comme font les religieuses cloîtrées.

 

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nombre de plus de quarante personnes et, chacun n'ayant pour toute fortune que des dettes, la vente des maisons ne devait pas, les dettes une fois payées, fournir seulement le viatique nécessaire au voyage, car le lieu que j'avais en vue était dans le fond des montagnes de la province de Kang-ouen, où se trouvaient à peine des traces d'hommes. Néanmoins, que la chose dût réussir ou non, l'émigration fut décidée.

« Deux familles avaient leurs maisons entièrement vides, ignorant le matin ce qu'elles mangeraient le soir. Les trois autres vendirent leur maisons avec le mobilier et en retirèrent à peine cent nhiangs (environ deux cents francs), sur lesquels il fallait payer beaucoup de dettes. Quand on voulut fixer le jour du départ, chacun dans les cinq familles prétendait partir le premier et n'avait qu'une pensée : sortir de cet enfer pour aller chercher un paradis. On se disputait au point d'en venir à des paroles de mésintelligence et de discorde. Grand Dieu! quelle peine j'eus pour leur faire entendre raison! Pour moi, je confiai mon fils et ma fille à la charge de mon neveu, et on décida que le départ d'une des familles serait remis à quelque temps. Mais sans parler des enfants, il y avait cinq femmes qu'on ne, pouvait absolument pas retarder, et qui, soit à raison de leur âge, soit parce qu'elles n'avaient jamais eu l'habitude de marcher, ne pouvaient aller à pied. J'achetai donc à grand'peine deux chevaux, puis encore un troisième, ce qui épuisa notre petit fond; et, n'ayant plus de ressources, j'allai trouver deux amis riches du village , qui voulurent bien faire préparer cinq litières et prêter deux chevaux. Nous partîmes dans cet équipage. Les chevaux étaient bons, et les valets remplissaient bien leur office; et toutefois la première journée se fit difficilement. Notre tournure était fort suspecte. Ce n'était pas un cortège de nobles ni de

 

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roturiers; mais surtout les chevaux étaient accoutrés d'une manière bizarre. Dès le second jour il fallut changer de système. Nous laissâmes les cinq litières, et les femmes, s'affublant de jupes sur la tête en guise de mantelets, durent aller à cheval. La tournure de notre caravane était devenue à peu près celle des gens ordinaires de la province, ou plutôt des montagnards, et toutefois les passants et les aubergistes disaient toujours que nous étions de la capitale. Quelques-uns même répétaient avec un sourire méchant : « Voilà certainement des familles de chrétiens. » Nous craignions à chaque instant d'être reconnus et arrêtés.

« Après huit jours de marche très pénible, nous arrivâmes enfin au but désiré. Nouvel embarras : pas de maisons, et aucune connaissance. Nous parvînmes à emprunter une masure pour loger tout le monde, et, cinq chevaux devenant embarrassants, je vendis de suite le mien pour nous procurer des vivres et acheter une cabane où les jambes pouvaient à peine s'étendre. Nous devions renvoyer les deux chevaux d'emprunt; mais, faute d'argent, il nous fallut les garder un mois, et leur nourriture consomma presque le prix d'un cheval. Toutefois on parvint à les renvoyer et, au retour, on amena la famille restée en arrière. Sans que , nous le sussions, le temps de la culture passait et, l'hiver étant venu, les neiges s'accumulèrent et firent disparaître tous les chemins (1). Dans les environs, aucune connaissance; impossible même de communiquer avec nos voisins, et nous étions plus de quarante

 

1. Dans la province de Kang-ouen, les neiges tombent avec une abondance effrayante. Non seulement les routes sont interceptées, niais souvent on ne. peut avoir de rapports entre maisons d'un même village. Ceux qui n'ont pas de provisions meurent de faim; si l'on ne prenait de continuelles précautions, les habitations seraient ensevelies sous la neige, et on y périrait étouffé.

 

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exposés à mourir de faim. Un cheval qui nous restait avait rongé et presque dévoré son énorme auge en bois; les enfants criaient sans cesse, demandant à manger ; les grandes personnes elles-mêmes s'inquiétaient et s'impatientaient. Nous n'avions presque plus de provisions ; l'avenir se présentait chaque jour plus sombre, et nous succombions à la tentation de murmurer, de détester notre foi qui était la cause de ces épouvantables souffrances, de nous maudire nous-mêmes pour avoir cru en Dieu.

« Enfin, par un prodige de la miséricorde divine nous survécûmes sans pouvoir dire comment. L'hiver se passa et, les neiges une fois fondues, il devint possible de circuler et de franchir la montagne. Apprenant qu'un riche bachelier nommé T'soi vivait à environ soixante-dix lys de nous, je me rendis chez lui, y restai deux jours, et lui ayant fait le tableau de l'horrible misère où se trouvaient nos familles, je pus, par son entremise, obtenir une vingtaine d'hectolitres de riz non épluché. Pour diminuer le prix de transport, j'allai prier les habitants du pays, qui s'y prêtèrent avec beaucoup de complaisance, de m'éplucher ce riz; puis j'en vendis une partie et fis transporter le reste en deux ou trois jours. Tout ce grain était payable à une époque fixée. Ayant ainsi terminé cette affaire, j'essayai de nouveau de consoler tout notre monde, et alors seulement je fus écouté; la joie et la charité fraternelle reparurent. Nos différents emprunts s'élevaient déjà à plus de cent nhiangs, mais je n'avais pas le courage d'y faire allusion; car, quand je parlais d'être sur nos gardes et d'épargner les vivres, tous les visages prenaient un air sombre et désolé. »

 

Voici la lettre qu'un autre groupe de chrétiens adressait, à la même époque, au Souverain Pontife.

 

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LETTRE DES CHRÉTIENS DE CORÉE AU SOUVERAIN PONTIFE

 

« François et les autres chrétiens de Corée prosternés en terre, nous frappant la poitrine, offrons cette lettre au Chef de toute l'Église, père très haut et très grand.

« C'est avec la plus grande insistance, la plus vive ardeur que nous supplions Votre Sainteté d'avoir compassion de nous, de nous donner des preuves de la miséricorde qui remplit son coeur, et de nous accorder le plus promptement possible les bienfaits de la rédemption. Nous habitons un petit royaume et avons eu le bonheur de recevoir la sainte doctrine, d'abord par les livres, et dix ans plus tard par la prédication et la participation aux sept Sacrements. Sept ans après, il s'éleva une persécution, le missionnaire qui nous était arrivé fut mis à mort avec un grand nombre de chrétiens, et tous les autres, accablés d'affliction et de crainte, se sont dispersés peu à peu. Ils ne peuvent se réunir pour les exercices de religion, chacun se cache. Il ne nous reste d'espérance que dans la très grande miséricorde divine et la grande compassion de Votre Sainteté, qui voudra bien nous secourir et nous délivrer sans retard ; c'est l'objet de nos prières et de nos gémissements. Depuis dix ans, nous sommes accablés de peines et d'afflictions ; beaucoup sont morts de vieillesse ou de diverses maladies, nous n'en savons pas le nombre ; ceux qui restent ignorent quand ils pourront recevoir la sainte instruction. Ils désirent cette grâce, comme dans une soif brûlante on désire de quoi se désaltérer; ils l'appellent, comme dans un temps de sécheresse on appelle la pluie. Mais le ciel est très élevé, on ne peut l'atteindre, la mer est très vaste; et il n'y a pas de pont au moyen duquel nous puissions aller

 

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chercher du secours. Nous avons lu quelque chose des livres saints. La sainte religion a été prêchée dans tout le monde; il n'y a que dans notre royaume oriental qu'elle ait été annoncée sans missionnaire et seulement par les livres. Cependant plusieurs centaines de martyrs ont donné leur vie pour Dieu, avant et après l'arrivée du missionnaire, et les convertis actuellement existants ne sont pas moins de dix mille.

« Nous, pauvres pécheurs, ne pouvons exprimer à Votre Sainteté avec quelle sincérité, avec quelle ardeur nous désirons recevoir son assistance. Mais notre royaume est petit, éloigné, situé dans un coin de la mer; il ne vient ni vaisseaux ni voitures au moyen desquels nous puissions recevoir vos instructions et vos ordres. Et quelle est la cause d'une telle privation, sinon notre peu de ferveur et l'énormité de nos péchés? C'est pourquoi maintenant, nous frappant la poitrine avec une cainte profonde et une douleur sincère, nous prions très humblement le grand Dieu qui s'est incarné, qui est mort en croix, qui a plus de sollicitude pour les pécheurs que pour les justes, et Votre Sainteté qui tient la place de Dieu, qui a soin de tout le monde, et délivre véritablement les pécheurs. Nous avons été rachetés, nous avons quitté les ténèbres; mais le monde afflige nos corps; le péché, la malice oppriment nos âmes. Nous n'avons pas de moyen de recevoir le bienfait du baptême (1) et de la confession; nous ne pouvons participer au sacrifice du très saint Corps de Jésus-Christ; notre désir est grand, mais quand sera-t-il rempli? Nos larmes et nos gémissements, nos afflictions sont de peu de valeur, mais nous considérons que la miséricorde de Votre Sainteté est sans bornes et sans

 

1. Il est évidemment question ici du baptême solennel.

 

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mesure, qu'en conséquence elle aura compassion des ouailles de ce royaume qui ont perdu leur pasteur, et qu'elle nous enverra des missionnaires le plus tôt possible, afin que les bienfaits et les mérites du Sauveur Jésus soient annoncés, que nos âmes soient secourues et délivrées, et que le saint nom de Dieu soit glorifié partout et toujours.

« 1° Anciennement, nous n'avions rien entendu dire de ce qui appartient aux autres nations ; mais, depuis quelques années, à l'occasion de la propagation de la sainte religion, nous avons eu connaissance des choses d'Europe. Nous avons beaucoup de plaisir à en parler entre nous. Tout notre royaume admire la science des Européens dans les mathématiques et l'habileté de leurs artistes. D'ailleurs, depuis quelque temps la population avait augmenté, et en conséquence la pauvreté, la famine et la misère. Excepté quelques docteurs entêtés ennemis de la religion , excepté quelques prosélytes de Fo également opiniâtres, tout le monde, fatigué de tant de calamités, gémissait et désirait être instruit de la sainte Loi. Cependant, par l'effet de la faiblesse naturelle et le défaut de moyens, la religion n'avait pas fait beaucoup de progrès, lorsque tout à coup s'éleva la grande persécution. Tous les plus instruits et les plus vertueux furent mis à mort. L'affliction que les autres en ressentent fait voir que leurs sentiments n'ont pas changé; mais la prohibition légale, les tourments, la mort dont ils sont menacés, et dont ils ont vu de terribles exemples, les effrayent. S'il paraissait un homme de courage pour les animer, il semble certain qu'ils s'empresseraient de pratiquer la religion ; ils s'y porteraient avec ardeur, comme les eaux qui, descendant des montagnes, se précipitent dans les vallées.

« 2° Notre royaume, limitrophe de l'empire de Chine

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dont il est tributaire, est situé à l'extrémité du monde ; il a des moeurs particulières auxquelles il est très attaché. La sortie et l'entrée sont strictement défendues, surtout depuis la persécution; les sentinelles veillent avec cent fois plus d'attention qu'auparavant. Nous avons appris d'ailleurs qu'il y a aussi une persécution à Péking. Si donc on veut délivrer nos âmes, il faut nous envoyer le remède par mer, il n'y a pas d'autre voie sur laquelle on puisse compter. Notre royaume n'est abordable par terre que vers le nord, les trois autres côtés sont entourés par la mer. De nos rivages à la province de Chang-tong en Chine, il n'y a pas cent lieues, de sorte que quand le vent souffle de cette partie, nous pourrions quasi entendre le chant du coq. La partie méridionale de notre royaume n'est éloignée de la province de Nanking que de quelque mille lys (quelques centaines de lieues, et par conséquent de trois cents ou quatre cents lieues seulement de Macao, où la sainte religion est publique. Si de Macao l'on expédiait un vaisseau qui passât entre la province de Nanking et de l'île Liéou-kiéou, prenant au nord, en peu de jours il pourrait arriver à notre côte méridionale. De là à notre capitale, il n'y a pas plus de dix lieues. Quoique cette mer occidentale soit peu profonde, les petits navires peuvent y passer; nous ne pouvons donc attendre de secours que de ce côté. C'est pourquoi nous supplions humblement Votre Sainteté de s'occuper promptement de l'objet de notre demande.

« 3° Lorsque de gros temps obligent quelques navires étrangers à toucher nos côtes, on ne leur permet pas d'y demeurer. On a soin de ne pas les laisser seuls; on veille continuellement sur eux, et on les force à partir le plus promptement possible. C'est pourquoi il faudrait que sur le vaisseau que nous demandons il y eût un homme prudent, capable, expérimenté, sachant bien

 

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écrire les caractères chinois, afin que nous puissions par ce moyen nous entendre avec lui. En outre il convient que le Souverain Pontife et le Roi (1) envoient des présents et des lettres pleines d'honnêteté à notre roi. Ils feront bien de dire dans ces lettres que leur unique intention est qu'on n'adore qu'un seul Dieu, que la sainte religion soit annoncée, que tous les hommes soient libres, que les royaumes se conservent, et que la paix règne parmi les peuples. Il faudrait aussi expliquer très clairement la doctrine du christianisme, et persuader avec toute sincérité et de la meilleure manière possible que les prêtres ne cherchent point à conquérir le royaume, mais qu'ils viennent uniquement pour exercer la charité. Peut-être que, par ce moyen, nos compatriotes ouvriraient les yeux, sentiraient leurs soupçons se dissiper et verraient la vérité. Ils savent depuis longtemps que les Européens excellent dans les arts, les sciences, la prudence et les autres talents. Ils n'ont garde de se mesurer avec eux, ou de les offenser. Ils savent très bien que les prédicateurs européens parcourent tout le monde, sans qu'aucun d'eux pense à s'emparer des royaumes étrangers. Mais notre petit royaume est rempli de soupçons et de crainte. Il ne pourra se déterminer lui-même; certainement il enverra à Péking, pour avertir l'empereur et recevoir ses ordres, afin de s'assurer la protection dudit empereur et afin d'éviter d'être puni. Or comment l'empereur pourrait-il obliger notre gouvernement à ne pas recevoir quelqu'un qui vient le complimenter et lui faire des présents? Notre roi et ses ministres n'auront donc rien à craindre et ne manqueront pas de faire bon accueil à cet envoyé.

 

1 Le roi de Portugal de qui dépend Macao.

 

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«4° Dans la mer méridionale de la Corée, qui est près de la province de Nanking et non éloignée de Macao, on rencontre beaucoup d'îles qui n'appartiennent à personne et qui sont cultivables et habitables. Notre royaume n'a de communication avec d'autres contrées ni par terre ni par mer (1) ; c'est pourquoi nous sommes grossiers et faibles. Ayant peu de talents et de connaissances, nous n'entreprenons point de naviguer dans les pays éloignés. C'est même une malédiction proverbiale parmi nous que de dire à quelqu'un : « Va en mer. » On pourrait donc envoyer un navire de Macao pour examiner ces îles abandonnées et s'établir dans quelques-unes de celles qui sont les plus convenables; ou, si l'on y trouve quelques habitants, les convertir et les faire chrétiens. Par ce moyen nous pourrions arriver peut-être à sortir de notre triste position.; mais c'est là un remède désespéré, parce qu'il demande beaucoup trop de temps. Le meilleur est de nous expédier un vaisseau directement et promptement.

« 5° On a dans ce royaume bien peu de capacité, bien peu d'intelligence. Nous sommes bien éloignés d'avoir les talents des autres peuples; les choses les plus nécessaires pour sé procurer la subsistance, tels que les instruments d'agriculture et de tissage, ne valent rien ; notre pauvreté est extraordinaire. Ni les nobles ni le peuple n'ont de ressources assurées qui puissent leur procurer de quoi se nourrir et se vêtir lorsque, par suite des sécheresses ou des inondations,

 

1 La Chine n'est pas exceptée, parce que les communications entre elle et la Corée sont très limitées. Elles se bornent, comme nous l'avons vu, à quelques ambassades officielles, et à une ou deux foires par an, sur la frontière, lors du passage des ambassadeurs.

 

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survient une année de famine. Quant aux chrétiens, à cause de la persécution, ils courent en confusion tantôt à l'orient, tantôt à l'occident; ils ne peuvent demeurer en paix nulle part, ni profiter des ressources telles quelles qu'ils auraient d'ailleurs pour subsister. Aussi sont-ils presque tous réduits à l'état de mendicité. Ordinairement l'âme gouverne le corps, et le corps aide l'âme ; cette corrélation est naturelle. Mais maintenant, nos corps manquent des moyens nécessaires pour conserver la vie, nos âmes manquent des remèdes indispensables pour ranimer les vertus. Ceux qui étaient instruits et avaient le don de la parole sont tous morts dans la persécution, et il ne s'en est pas converti d'autres capables Ele les remplacer. Il n'y a plus que des femmes, des enfants, et des hommes si ignorants qu'ils ne savent pas distinguer les deux lettres lou et you (1) . Quelque grand que soit le nombre des chrétiens, ils ne sont pas suffisamment instruits; ils savent qu'il y a un Dieu, une âme, une récompense et un châtiment; pour les autres articles de religion, ils' ne les connaissent guère; ils ne peuvent ni les enseigner ni les expliquer. D'ailleurs ils sont retenus par la crainte de la persécution et le respect humain. Tourmentés par la faim et le froid, accablés de travaux, ils ne peuvent s'aider les uns les autres ; ils sont dispersés comme des brebis qui ont perdu leur pasteur, ils ont fui de tous côtés, ils ne peuvent se réunir pour les exercices de la religion ; mais tous espèrent que le Seigneur aura pitié d'eux et ne les abandonnera pas.

« 6° Nous avons entendu dire qu'en règle générale, quand il y a plus de mille chrétiens dans un endroit,

 

1 Expression proverbiale pour signifier une grande ignorance, car il est très facile de distinguer ces deux lettres l'une de l'autre.

 

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on doit y envoyer un prêtre, et que quand il y en a plus de dix mille, on doit y envoyer un évêque. Il est vrai que nous sommes peu instruits de la religion ; nous savons seulement jeûner et réciter des prières, et en vérité nous sommes indignes d'être appelés chrétiens. Cependant nous sommes plus de dix mille qui connaissons Dieu, et nous n'avons pas encore obtenu d'être gouvernés par un évêque. Nous sommes accablés de douleur, en pensant que l'objet de notre espérance est si éloigné ; nous demandons avec la plus grande instance, par la miséricorde de Jésus-Christ, que Votre Sainteté nous envoie le plus promptement possible un maître spirituel pour délivrer nos âmes.

« 7°Il n'y avait pas vingt ans que nous étions convertis à la foi, et il n'y avait pas sept ans que le missionnaire était arrivé, lorsque s'éleva la grande persécution. Dans celles qui précédèrent, nous avions eu peu de martyrs. Mais celle qui commença en 1801 fit beaucoup de bruit, et la sainte religion parut avec plus d'éclat. Il y eut alors plus de cent martyrs (1), près de quatre cents exilés. Le bienfait spirituel des Sacrements et l'augmentation de la grâce divine leur avaient donné la force. Quant aux prisonniers peu instruits et qui avaient peu récité les prières, comme c'étaient des gens grossiers du peuple, on jugea que peu importait qu'ils fussent ou ne fussent pas chrétiens, et on les mit en liberté. Ils sortirent comme les poissons les uns après les autres; on n'en sait pas le nombre. On ignore aussi le nombre de ceux qui,

 

1 Nous avons vu plus haut que le nombre réel fut beaucoup plus considérable et s'éleva à deux cents au moins. Dans l'état de dispersion et d'isolement auquel étaient réduits les chrétiens, on s'explique facilement que les auteurs de cette lettre n'aient pas pu connaître alors le chiffre exact.

 

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n'ayant pas eu de relations personnelles avec le missionnaire et n'ayant pas été dénoncés, prirent la fuite, se cachèrent et sont encore errants, sans maison, sans famille. Ayez pitié de tant d'âmes qui, privées de tout moyen de salut, n'ont que la mort à attendre. Si en Europe on n'a pas compassion de nous, si on ne nous envoie pas du secours et si nous n'en pouvons attendre de Péking, nous tombons dans le désespoir, et tout sera fini. Si le secours tarde un jour, nous souffrons un jour; s'il tarde deux jours, nous souffrons deux jours; si nous ne voyons arriver un vaisseau d'Europe, il en sera du précepte de Jésus-Christ d'enseigner et de baptiser toutes les nations, il en sera des paroles du saint Evangile sur l'amour du prochain et le zèle du salut des âmes, il en sera de tout cela comme d'un vieux chapeau et d'une guenille inutile. Nous perdrons toute espérance, ainsi que l'homme qui, tombé dans l'eau, fait d'abord des efforts pour ne pas se noyer, dans la confiance qu'on viendra à son secours, et enfin se voit tromper dans son attente. Nous supplions Votre Sainteté de nous pardonner ces cris inconvenants, ces paroles désordonnées, cet égarement que nous occasionne la vue du péril. Comme ceux qui tombent dans l'eau ou dans le feu, nous ne sommes plus maîtres de nous-mêmes et nous perdons la tête.

« 8° L'état de persécution permanente nous oblige d'écrire cette lettre sur de la soie, afin que le porteur puisse la cacher dans ses vêtements. Le danger de perdre la vie est, pour lui, de dix mille contre un. C'est pourquoi nous ne pouvons envoyer à Votre Sainteté des livres volumineux. Nous envoyons seulement les actes du martyre du missionnaire, de la catéchiste Colombe et de quelques autres, environ dix en tout, avec les noms et surnoms de quarante-cinq

 

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qui se sont le plus distingués. Leurs actes remplissent plusieurs volumes que nous prendrons humblement la liberté de vous faire parvenir à la première occasion; car nos concitoyens martyrs, quoique d'un pauvre royaume étranger, ont eu le bonheur d'être admis dans la sainte religion, leurs noms et leurs mérites sont écrits dans le livre de ceux qui sont morts pour la justice. Ils sont véritablement agréables à Dieu; ils sont aimés de la sainte Vierge et des saints anges; ils ne seront pas moins agréables à Votre Sainteté qu'ils le sont à Dieu. Par les mérites de nos martyrs, nous espérons recevoir au plus tôt le secours spirituel que nous demandons avec mille et dix mille larmes de sang.

« Le 24 de la dixième lune de l'année sin-ou (9 décembre 1811). »

 

LETTRE DES CHRÉTIENS DE CORÉE A L'ÉVÊQUE DE PÉKING, ÉCRITE LE 3 DE LA ONZIÈME LUNE DE L'ANNÉE SIN-OU

 

(18 décembre 1811) (1)

 

« Moi, François , et autres chrétiens de Corée, quoique nous ne soyons que de misérables pécheurs, néanmoins, le coeur brisé de douleur, le front en terre devant le trône épiscopal, nous présentons avec respect notre écrit au maître de la religion (2).

« L'énormité de nos péchés est à son comble ; nous avons perdu la sainte grâce du Seigneur. O désolation !

 

1 Les notes ajoutées à cette lettre sont de M Lamiot, missionnaire à Péking, qui l'a traduite de chinois en français.—A. DALLET. Histoire de l'Église de Corée, t, I, p. 251 suiv., a donné cette lettre d'après une traduction à peine différ,ente, mais en l'abrégeant beaucoup.

2 C'est ainsi qu'ils appellent l'évêque.

 

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ô douleur ! nos crimes sont la cause de la mort de notre Père spirituel ! La tristesse et l'affliction ont dispersé les uns, éteint ou affaibli dans les autres tout sentiment de religion. Il y a déjà onze ans que nous avons perdu tous ceux dont le zèle et les talents nous étaient de quelque ressource. La rigueur avec laquelle nous sommes sans cesse surveillés nous a empêchés de faire passer notre supplique pour demander d'être secourus.

« Tout ce qu'on dit des saints de l'antiquité qui soupiraient tant après la venue du Messie, tout ce que la sainte tradition nous enseigne de la bonté avec laquelle le Seigneur veut bien condescendre aux voeux ardents de ses saints, tout cela, dis-je, prouve assez qu'une prière fervente, qui part du fond du coeur, est un moyen sûr de toucher le Seigneur et d'en être exaucé; de même que, dans l'économie animale, il existe un rapport exact et infaillible entre l'aspiration et la respiration.

« En réfléchissant sur l'énormité de nos péchés qui est parvenue à son comble, nous reconnaissons humblement qu'ils ont fermé la porte aux effets de la miséricorde de Dieu, qu'ils en ont arrêté le cours. Sa justice a éclaté d'une manière si épouvantable, que nous sommes devenus semblables à un enfant qui, surpris par la foudre, est saisi de frayeur et ne peut trouver où se cacher. Tel encore un troupeau attaqué, s'il perd son pasteur; il fuit, il s'égare, il reste sans ressource, sans moyen de se sauver. Oh! quelle peut être la cause de nos désastres, sinon nos iniquités? Notre coeur est cruellement serré, notre esprit est abattu par la violence de notre douleur; elle a pénétré jusqu'au fond de nos entrailles ; elle nous a fait verser des larmes de sang. Néanmoins, quelque énormes que soient nos péchés, la miséricorde de Dieu est infiniment plus grande. Oh! si le Seigneur daignait suspendre les coups de sa justice, nous supporter encore, nous attendre à pénitence ! Oh!

 

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s'il lui plaisait de nous prêter une main secourable pour nous aider à sortir de l'état déplorable auquel nous sommes réduits. C'est ce que nous lui demandons jour et nuit sans pouvoir contenir nos larmes et nos sanglots. Si nous désirons d'échapper à une mort prochaine, c'est uniquement pour avoir le bonheur d'assister au saint Sacrifice et de confesser nos péchés; dussions-nous mourir aussitôt après, nous serions satisfaits et transportés de joie.

« D'ailleurs, lorsque nous pensons que la sainte Mère de Dieu daigna autrefois se rendre propice à un pécheur qui avait signé son apostasie de son propre sang, et que nous nous rappelons la conversion éclatante de ce prince impie qui fut miraculeusement touché par la présence du Saint Sacrement (1), quelque grands pécheurs que nous soyons, nous espérons aussi que la Mère de miséricorde. nous apaisera peu à peu la colère de Dieu et tempérera les effets de sa justice, en sorte que nous pourrons participer au bienfait des sept sacrements et trouver un asile assuré dans les cinq plaies du Sauveur. Prosternés. aux pieds de notre pasteur, qui est revêtu de l'autorité de Dieu même, nous espérons que, réfléchissant sur le redoutable emploi dont il est chargé, il se laissera toucher par la douleur dont la vue de nos péchés nous pénètre et nous accable, et que, par un effet extraordinaire de compassion, il nous procurera au plus tôt les secours du saint ministère. Nous nous confions pour cela en la sainte grâce de la Rédemption, commune à tout le genre humain, par le saint nom de Dieu et la gloire des martyrs de notre royaume. Ainsi soit-il.

 

1 Les auteurs de cette lettre font allusion à la conversion de saint Théophile et à celle de Guillaume, duc d'Aquitaine, qui sont rapportées dans une Vie des Saints traduite en chinois.

 

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« Nous allons exposer en quelques articles tout ce qui nous regarde, ainsi que les supplications que nous adressons à notre propre Eglise (celle de Péking) (1).

« 1° Dans l'été de l'an Kang-chen (1800), la persécution commença à la campagne. Elle prit bientôt un aspect effrayant. Yutsien-lou, qui était chargé des dépêches du missionnaire, fut arrêté pendant l'hiver. Il demeura inébranlable dans la foi et mourut martyr.

« 2° Le roi mourut dans l'été de la même année kangchen. Les mandarins chargés de l'administration du royaume commencèrent par persécuter les chrétiens de la campagne. La persécution s'étendit bientôt. L'hiver suivant, elle étendit ses ravages jusqu'à la capitale. Dans la première lune de l'an sin-you (1801), on arrêta des chrétiens en plus grand nombre que jamais on n'avait fait. Un tribunal spécial fut établi pour juger cette affaire. Parmi les chrétiens qui furent arrêtés se trouvèrent des ministres et des lettrés de la cour; savoir : Ly-kia-houen, Tsing-yo-yung, Hung-ki-meng, Lytchang-sinn, etc. (2), et d'autres lettrés célèbres. Tous furent renfermés dans la prison royale (king-fou), tous moururent sous les coups ou par suite des supplices qu'on leur fit endurer. Le sing-tsao (tribunal où sont jugés les criminels de tout genre), le pou-ting (tribunal qui connaît spécialement des vols), et plusieurs autres tribunaux, siégeaient jour et nuit et examinaient tout avec la plus grande rigueur. On arrêtait même ceux qui, sans connaître la religion, l'avaient entendu prêcher une seule fois ; les rues étaient pleines de gens qui

 

1 Toutes les fois que les chrétiens de Corée parlent de l'Église de Péking, ils l'appellent notre propre église.

2 Ce Ly-tchang-sinn est Pierre Ly, qui fut baptisé par M. de Grammont à Péking, et qui, de retour en Corée, y fit connaître le premier la religion chrétienne.

 

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allaient et venaient. L'entrée des prisons ressemblait à un marché. On employa, pour vaincre la constance des chrétiens, les tourments les plus affreux; on en inventa qui jusqu'alors étaient inconnus, et pour lesquels on ne saurait trouver de nom. Plusieurs chrétiens, ne pouvant résister à la violence de ces tourments, et dans l'espoir d'échapper à la mort, donnèrent des indices suffisants pour découvrir le père spirituel. Comme il ne restait plus aucun moyen de se cacher ni de fuir, il se livra lui-même, le 16 de la troisième lune. Il fut mis à mort le 19 de la quatrième lune. Il en sera parlé plus en détail dans la notice que nous donnerons de sa vie. Nos communications les plus secrètes furent découvertes; tout ce qui en était l'objet fut mis au jour; tous ceux qui étaient employés aux affaires de la religion furent mis à mort. Dans la neuvième lune, le tribunal chargé de cette affaire fut congédié pour quelque temps. Dans la dixième lune, Alexis Hoang-sse-yung, qui avait fui, fut arrêté. Alors les procédures recommencèrent et furent plus longues et plus compliquées que par le passé. Alexis souffrit le martyr dans la onzième lune. Dans la douzième, tous ceux qui étaient dans les prisons furent décapités, et le tribunal proposé à cette affaire fut de nouveau congédié. Pendant un an que durèrent les procédures contre les chrétiens, on fit mourir et on tourmenta tant de personnes, qu'au jugement de tout le monde, depuis que ce royaume existe, on n'avait jamais rien vu de semblable. Ministres, lettrés, courtisans, nobles, bourgeois, artisans, laboureurs, négociants, petits marchands, femmes, enfants, en un mot des personnes de tous les rangs, de toutes les conditions, furent compromises pour être entrées dans la religion. Aussi tout le monde murmurait; tous étaient dans l'affliction et se plaignaient d'une si cruelle oppression, dont on ne prévoyait pas le terme.

Souffrances de l'Église de Corée

 

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« 3° Voici ce qui regarde en particulier notre père spirituel Ly (1) et les circonstances de son martyre (2).

« Jacques vint en Orien (2) l'année kia-in (1794). Quoiqu'il ne sût pas parfaitement la langue, il pouvait exercer le saint ministère. Dans l'été de l'an y-mao (1795), un chrétien, traître à sa religion, qui avait pénétré à fond tous nos secrets, fit naître une persécution. Matthias Tsoui et deux autres chrétiens remportèrent la couronne du martyre. Il résulta de cet événement une infinité d'autres maux. Peu s'en fallut que notre père spirituel ne fût arrêté. Colombe Kiang, préposée aux assemblées des femmes, le cacha dans une muraille. Si Kiang elle-même ne fut pas arrêtée, ce fut uniquement par égard pour son sexe et sa naissance. Le prêtre resta ainsi caché très secrètement pendant trois ans.

« En l'année ting-sse (1797), il sortit de sa retraite pour faire mission; il exerçait le saint ministère la nuit, le jour il s'occupait à traduire des livres. Infatigable au travail, il ne lui restait presque point de temps pour manger et pour dormir. Il jeûnait, se mortifiait et se sacrifiait tout entier à la mission; il excellait par sa prudence, ses talents et ses vertus. Quoique environné de dangers, néanmoins, semblable au koue (3), dont on vient à bout de cacher les angles en l'environnant de cent pointes différentes, il put, à force de précautions et d'expédients, se conserver en paix.

« La religion sainte ne faisait encore que paraître dans le royaume- de l'Orient ; les hommes étaient grossiers ; c'était pour la première fois que le saint ministère y

 

1 Ce prêtre était chinois : son nom de baptême était Jacques, son nom chinois Chou ; quand il entra en Corée, il prit le nom de Ly.

2 La Corée est à l'est de Péking.

3 Le koue est une tranche d'ivoire, avec laquelle les mandarins des dynasties précédentes sont représentés.

 

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était exercé; il régnait encore une grande ignorance de la doctrine. Le prêtre composa des livres pour répandre l'instruction, il développa ce que les auteurs qui l'avaient précédé n'avaient point assez éclairci; en instruisant les ignorants, fortifiant les faibles, excitant les paresseux, encourageant les fervents, il parvint à faire observer avec fidélité les préceptes de la religion et à répandre sur nous ses bienfaits. Conformément aux usages de cette religion sainte, il établit la confrérie des personnes éclairées dans la doctrine (1) ; il en régla les assemblées dans la ville, nomma les chefs qui devaient y présider, statua que les hommes y assisteraient séparés des femmes; en un mot, il régla tout avec la corde et le pied droit (2), n'ayant d'autre but que de convertir les hommes et de les porter à la vertu. Tous s'empressaient de venir recevoir le billet du patron (3); chaque mois les bonnes oeuvres se multipliaient. On imita en beaucoup d'endroits de la campagne ce qui se pratiquait à la ville. Comme tout devait se faire en secret, le saint ministère/ n'avait point encore été exercé dans les endroits éloignés. Cependant on comptait près de dix mille personnes, qui, à différentes époques, avaient été converties solidement. On se disposait à faire mission dans les montagnes ; mais des circonstances imprévues suscitèrent des obstacles qui ont jusqu'ici empêché l'exécution de ce projet.

« Le roi mourut l'année kang-chen (1800); son successeur étant jeune, la reine-mère tint les rênes du gouvernement pendant sa minorité. Les intrigants regardèrent

 

1 Sur le modèle d'une semblable confrérie établie à Péking.

2 Expression coréenne pour signifier qu'il mit tout en bon ordre.

3 C'est un billet que le chef de la confrérie distribue tous les mois à chacun des membres, pour leur assigner pour patron un des saints que l'Eglise honore dans ce mois.

 

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cette occasion comme favorable à leurs perfides complots; ils s'en saisirent pour exécuter leurs désastreux projets. On commença par arrêter les chrétiens de la campagne au printemps de l'année sin-you (1801); on emprisonna lès chrétiens ; on réunit les trois tribunaux king-fou, sing-tsao et pou-ting, qui examinèrent les chrétiens avec la dernière rigueur et leur firent souffrir les supplices les plus affreux. Beaucoup d'entre eux, cédant à l'a violence des tourments, décelèrent les traces du missionnaire. D'après leurs dépositions rapprochées les unes des autres, il était tellement à découvert qu'il lui était impossible de rester caché. Le 16 de la troisième lune, il se présenta seul et plein de courage à l'entrée du tribunal kin-fou. Aussitôt il fut arrêté. Les mandarins du tribunal pou-ting prièrent le tribunal kin-fou d'avertir le gouvernement qu'ils avaient pris le missionnaire. Comme il appartient spécialement aux mandarins militaires de rechercher et arrêter les criminels, ces mandarins voulaient éviter le blâme d'avoir manqué cette capture. Les prisons du pou-ting n'étant pas comme les autres prisons, dans lesquelles les prisonniers sont jetés pêlemêle dans des cachots obscurs, le missionnaire avait la liberté,et le moyen de se nourrir comme il voulait et de prendre l'air. Il fut interrogé sur son origine et sa conduite; il répondit à tout selon la vérité. Ayant demandé du papier et des pinceaux, il exposa clairement par écrit les principes généraux de la religion et les motifs qui l'avaient déterminé à venir la prêcher, attestant qu'il n'était venu en Orient que pour la gloire de Dieu et l'amour des hommes. Il fit une longue pièce d'éloquence pour prouver tout ce qu'il avançait. On délibéra longtemps à la cour sur ce qu'il y avait à faire, s'il fallait le conduire de suite à Péking ou écrire pour demander une décision. On jugea ensuite que, puisqu'il avait quitté la Chine furtivement, rien ne

 

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devait arrêter et empêcher de le mettre à mort. Cet avis prévalut. Le 19 de la quatrième lune, dimanche de la Sainte Trinité, on mit le missionnaire sur un lit de paille; on le porta, escorté par des soldats, à Lou-leang-kiang, plaine de sable située à une lieue de la ville, où l'on expose les cadavres des criminels mis à mort. Pour en imposer à la multitude, on avait mis les troupes sous les armes. Le missionnaire, s'adressant à la foule qui l'environnait, s'écria à haute voix : « Je meurs ici pour la religion du Seigneur du ciel. Dans dix ans, votre. royaume essuiera une grande calamité, alors on se souviendra de moi. » Ces paroles, qui furent entendues de tous les idolâtres, firent une grande sensation dans le public. On fit faire au missionnaire trois fois le tour de l'enceinte, pour le montrer à la multitude et imprimer la terreur. On lui coupa ensuite la tête. Il reçut le coup de mort à genoux, les mains jointes, et dans un grand calme. Pendant qu'on faisait les préparatifs pour l'exécution, le ciel, qui était serein, se couvrit tout à coup de nuages épais; il s'éleva un vent si impétueux, qu'il faisait voler le sable et agitait même les pierres; la pluie tombait en même temps à torrents, et le temps était si obscur, qu'on ne distinguait rien à huit pieds de distance. L'exécution finie, le vent et la pluie cessèrent, le soleil reparut, on vit l'arc-en-ciel, les nuages se dissipèrent vers le nord-ouest, le ciel redevint serein et brillant. Le peuple et l'armée reconnurent à ces signes qu'on avait mis à mort un innocent. Le corps du missionnaire resta exposé trois jours, gardé par des soldats, qui l'enterrèrent ensuite secrètement, pour cacher aux chrétiens le lieu de sa sépulture. »

 

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NOTICE VÉRIDIQUE DES ACTIONS DE
COLOMBE KIANG- OUAN- CHOU

 

Colombe Kiang-ouan -chou était d'une famille distinguée dans la classe des lettrés. Dès son enfance, elle montra beaucoup d'esprit et de pénétration, et elle brillait parmi les personnes remarquables par leurs belles qualités; d'un caractère naturellement ferme, énergique, droit, sincère, elle fut toujours éloignée de toute action contraire à l'honnêteté et à la raison. Son père était d'un caractère très doux; mais sa mère était acariâtre. Comme le monde n'avait aucun attrait pour Colombe, et qu'à raison de son sexe, elle ne croyait pas pouvoir exécuter ce qu'elle avait projeté, elle voulut renoncer au siècle et se fit des habits d'homme. C'était à la vérité sortir des justes bornes. Toutefois, ce trait seul décèle assez son caractère. Son mari s'appelait Hung; il était lettré et d'une grande simplicité ; mais sa mère était d'une humeur très difficile. Cependant elle s'accommodait assez bien avec Colombe, sa bru, qui la servait avec toute l'affection de la piété filiale et prévenait en tout ses désirs. Lorsque Colombe voyait sa belle-mère mécontente, elle trouvait moyen de l'apaiser par ses caresses et ses bonnes manières et de l'attirer dans ses vues. Ayant entendu Paul Hung, parent de son mari, parler de la religion chrétienne, elle y crut très sincèrement et très fermement. La religion était alors agitée de troubles continuels, surtout à Hou-siang (sa patrie), Colombe portait à manger aux confesseurs de la foi. En l'année kang-ou (1790), on publia parmi les chrétiens la prohibition du culte superstitieux rendu aux ancêtres. Colombe se détermina aussitôt à obéir. Sa belle-mère, touchée de ses exhortations, commençait à craindre Dieu et ses châtiments, elle récitait déjà quelques

 

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prières ; mais elle n'obéit point à l'ordonnance et continua à offrir des sacrifices aux ancêtres. Colombe l'exhortait respectueusement, mais sans fruit; jour et nuit elle adressait au Seigneur de ferventes prières pour la conversion de sa belle-mère. Un jour que Kou-chi (c'est le nom de la belle-mère) balayait elle-même la salle des ancêtres, elle entendit un fracas horrible; les colonnes et les poutres s'ébranlèrent. Saisie de frayeur, elle courut se jeter dans les bras de sa bru. Colombe lui dit que c'était un avertissement du Seigneur, qu'il fallait bien se garder d'y résister et de rien faire de déraisonnable et de superstitieux ; que, le Seigneur la touchant par la crainte, elle devait se montrer docile, que le moindre retard lui serait funeste, etc. Colombe ne cessant de l'exhorter, Kou se laissa enfin toucher et n'osa plus enfreindre la loi contre les superstitions. Colombe désirait garder la chasteté; mais comme son mari n'était point encore chrétien, elle ne pouvait exécuter ce pieux dessein. Elle se détermina à en parler à son mari : ce qu'elle fit avec tant de force et de solidité, qu'il n'osa s'opposer à son désir et se sépara d'elle. Ayant appris que dans la capitale on était plus instruit sur la religion, et trouvant à la campagne beaucoup d'obstacles à son salut, elle prit occasion d'une visite qu'elle fit à ses parents pour y transporter ses meubles et ne retourna plus à la campagne. Elle convertit son père et sa mère, qui moururent d'une manière édifiante.

L'année kia-ing (1794), le prêtre arriva en Orient. Comme il était obligé de se cacher, Colombe ne pouvait avoir de communication avec lui. Mais le père spirituel ayant été informé de ses talents, il la mit à la tête des assemblées des femmes. Tous les chrétiens admirèrent la sagesse. de ce choix. Le père spirituel ne savait la langue qu'imparfaitement, il ne faisait que commencer à exercer le saint ministère. Selon les moeurs de l'Orient,

 

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il est très difficile d'avoir aucune communication avec les personnes d'un sexe différent. Cela donne aux femmes la facilité de cacher ce qu'elles veulent; mais elles ont moins de sagacité, d'activité et d'industrie que les hommes. Cependant Colombe s'appliquait avec une ardeur extrême à diriger et à instruire; elle animait tout avec une activité infatigable : son intérieur était réglé . par une vertu solide ; à l'extérieur, elle était tout entière aux fonctions du zèle.

L'année y-mao (1795), il s'éleva une violente persécution. Il était urgent de bien cacher le prêtre, qu'on recherchait avec la dernière rigueur. Colombe le cacha dans un bûcher (1); elle ne mit dans le secret qu'une servante, à l'aide de laquelle elle lui procurait la nourriture. Le missionnaire resta ainsi caché plusieurs mois, sans que la belle-mère et le fils de Colombe ne soupçonnassent rien. Affligée de ne pouvoir lui procurer une situation commode, parce que sa belle-mère ne partageait pas ses dispositions, elle essaya de toucher le coeur de sa belle-mère. Jour et nuit elle pleurait et gémissait; elle ne mangeait ni ne dormait, en sorte qu'elle paraissait devoir mourir. Sa belle-mère lui demanda quelle était la cause de son chagrin; elle répondit: « Le père est venu, au péril de sa vie, pour sauver nos âmes; nous n'avons encore rien fait pour reconnaître sa charité et ses bienfaits; il est sans asile : les hommes ne sont ni de bois, ni de pierre; comment pourrait-il ne pas être vivement affligé? Votre fille va s'habiller en homme et parcourir le pays, au péril de sa vie, pour tâcher de le trouver ». Sa belle-mère lui dit en pleurant : « Si vous faites cela, qui aurai-je pour appui? Je vous suivrai et mourrai avec vous. — Vénérable mère, dit Colombe, je suis bien consolée de voir à quel degré de vertu vous

 

1 Colombe Kiang, à cette époque, était veuve.

 

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êtes arrivée. Je ne craindrais certainement pas d'exposer ma vie pour trouver le missionnaire, cependant, vu les circonstances du temps, je crois que c'est inutilement que nous nous exposerions : nous ne le trouverions certainement pas; mais le Seigneur du ciel sait tout, il pénètre le coeur des hommes, il voit votre bonne volonté, il y aura égard et fera venir le père. Vénérable mère, oseriez-vous le recevoir dans votre maison? Si vous me donnez votre parole d'honneur que vous y consentez, votre fille aura l'âme en paix et s'acquittera avec vous, jusqu'à la mort, de tous les devoirs de la charité et de la reconnaissance filiale. — Je ne veux pas me séparer de vous, dit la belle-mère; faites tout ce que vous voudrez ». Colombe, ayant la permission de sa belle-mère, invita le père spirituel à passer dans la salle d'honneur. Mais quoique la belle-mère eût, par amour pour sa bru, donné son consentement, néanmoins, comme elle était d'un caractère difficile et naturellement craintif, elle était souvent effrayée des difficultés et des peines, ce qui occasionnait continuellement quelques petites dissensions. Une servante, qui était fourbe, menteuse et sujette à faire des rapports, accusait fréquemment Colombe et provoquait contre elle la colère de sa belle-mère. Un jour que cette servante tirait de l'eau d'un puits, elle aperçut au fond de l'eau un anneau de pierre précieuse; en s'efforçant de l'en retirer, elle tomba dans le puits et s'y noya. Cet accident paraît un événement fortuit, mais ce fut un coup de la Providence.

Au bout de trois ans, la persécution s'étant apaisée peu à peu, le saint ministère s'exerça bientôt avec un grand concours. Colombe animait et dirigeait tout avec fermeté et beaucoup d'ordre ; elle exhortait tout le monde, elle disposait de chacun à son gré, tous se con-formaient à ses vues avec la même précision que le son d'une cloche suit le coup du marteau; elle gagnait tous

 

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les coeurs par son ardente charité, de même que le feu s'empare de la paille. Dans les affaires compliquées et les grandes difficultés, elle tranchait avec la même dextérité qu'une main sûre coupe et divise une touffe de différentes racines entrelacées. Le siècle est plein de dangers; elle s'y présentait avec l'assurance d'un intrépide guerrier qui affronte la mort dans les combats. Quoiqu'il y eût parmi les hommes beaucoup de chrétiens fervents, ils lui cédaient tous, et le missionnaire se servait souvent d'elle pour les affaires de la religion (1). C'est à juste titre qu'on peut l'appeler le bouclier, la forteresse de la chrétienté : ses talents et ses grandes qualités l'élevaient beaucoup au-dessus de son sexe. Néanmoins elle ne pouvait plaire à tout le monde; il est impossible que dans ce monde tout s'accorde parfaitement : nous voyons par la sainte tradition que ce défaut d'harmonie s'est fait souvent remarquer même entre les saints, sans que ç'ait été une tache pour leur vie.

L'année sin-you (1801), la persécution commença dans la capitale. Le missionnaire se cacha pour un temps. Colombe Kiang et Agathe Ing-suun-houe furent prises ensemble. Les mandarins supérieurs et inférieurs des deux tribunaux pou-ting et kin- fou les jugèrent avec la dernière rigueur et leur firent endurer tous les genres de supplices possibles. Quoiqu'elles eussent la peau et les chairs toutes déchirées, les nerfs rompus, les os froissés, elles conservèrent la paix et la joie, sans montrer ni trouble ni tristesse; c'est en vain qu'on essaya sur elles les plus cruels tourments pour leur faire dénoncer les chrétiens. Quoique Colombe eût tout à souffrir dans la prison, elle ne cessait de prêcher et d'encourager les autres; elle citait des passages tirés des

 

1 Cela ne paraît pas très conforme aux règles de l'Église.

 

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livres des lettrés en témoignage pour la religion ; elle mettait au grand jour l'origine de toutes choses, réfutait les fausses opinions et développait la vraie doctrine. Rapprochant les connaissances anciennes et modernes, elle présentait d'un coup d'oeil tout ce qui a été dit de vrai et de solide. Les mandarins, ses juges, ne trouvant rien à lui répliquer, l'appelaient « la fille lettrée ». On disait d'elle qu'elle suffoquait le monde (c'est-à-dire qu'elle réduisait ses adversaires au silence). On la nommait généralement la femme sans pareille. Quoique les juges fussent décidés à la faire mourir, ainsi qu'Agathe, ils avaient grandement à coeur de les contraindre à renoncer à leur foi : dans ce dessein, ils tâchaient de leur persuader qu'à ce prix elles pourraient conserver leur vie ; mais l'une et l'autre rejetèrent cette proposition avec indignation et demeurèrent inébranlables jusqu'à la fin.

Ayant appris dans la prison que le missionnaire avait subi le martyre, Colombe déchira un pan de son habit et écrivit dessus la vie édifiante de ce digne prêtre, depuis son arrivée en Orient jusqu'à sa mort. Elle donna cet écrit à une chrétienne pour qu'il fût conservé; mais cette fille étant sans ferveur, sans exactitude, on ignore s'il subsiste encore. C'est une chose bien affligeante.

Un mois après, Colombe fut traduite devant le tribunal suprême des crimes. L'ardeur de son amour pour Dieu allait toujours croissant; elle oubliait toutes ses peines et ses douleurs; elle n'était sensible qu'à la joie qu'elle éprouvait de vaincre dans peu; elle buvait, mangeait, conversait, riait comme à son ordinaire. Son fils Philippe souffrait dans la prison; comme il était faible dans la foi, il lui avait échappé des paroles d'infidélité à la religion. Colombe, appelée pour être interrogée, le rencontra dans son chemin et lui cria d'une voix forte : « Jésus est au-dessus de ta tête, il te voit; peux-tu t'aveugler et te perdre ainsi? » Philippe fut touché de

 

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cette remontrance; il prit une forte résolution et reçut enfin la grâce du martyre.

La chaleur était extraordinaire, et les prisonniers, qui étaient en grand nombre, manquaient d'eau. Colombe ordonna à sa servante de creuser la terre, et l'eau en sortit avec abondance pour étancher la soif de tous les prisonniers.

Le 22 de la cinquième lune, Colombe fut mise sur un chariot, avec huit autres femmes chrétiennes, pour être conduites au lieu du supplice. On les fit sortir de la ville par la porte occidentale. Colombe partit avec un air de satisfaction et de joie. Elle récitait des prières à haute voix. Le moment du supplice étant proche, elle se tourna vers le mandarin qui présidait à l'exécution et lui dit : « Les lois prescrivent d'ôter les habits à ceux qui doivent être suppliciés ; mais il n'en doit pas être ainsi de nous autres femmes. Avertissez promptement le mandarin supérieur que nous demandons à mourir habillées. » Le mandarin ayant consenti à ce qu'elles demandaient, elles se regardèrent d'un visage riant. Colombe fit le signe de la croix et présenta la tête au bourreau. Elle était âgée de trente-huit ans. Ce même jour, il tomba une grande pluie. Les neuf cadavres restèrent dans la boue sans se corrompre, sans contracter aucune mauvaise odeur; ils conservèrent les mêmes 'couleurs, les chairs et le sang n'éprouvèrent point d'altération, ce qui jeta la multitude dans le plus grand étonnement.

 

NOTICE SUR AGATHE ING-SUUN-HOUE

 

Agathe Ing-suun-houe était nièce de Paul Ing, qui souffrit le martyre en l'année y-mao (1795) (1). Elle était

 

1 Paul Ing fut baptisé à Péking par M. Raux, supérieur des missionnaires lazaristes français en Chine, le 5 février 1790. Le frère Pausi fut son parrain; il tira son portrait, qui fut envoyé à Saint-Lazare. Ce Paul Ing est le premier Coréen député à Péking par Pierre Ly, qui avait été baptisé par M. de Grammont en 1784. II y a un autre Paul Ing, qui reçut la couronne du martyre le 7 décembre 1791.

 

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encore jeune lorsqu'elle entendit parler de la religion. Elle se détermina dès lors à garder la virginité. Avec de l'étoffe qui faisait partie du trousseau qu'on avait préparé pour ses noces, elle se fit des habits d'homme, sans que sa mère et sa soeur, qui habitaient avec elle, s'en aperçussent. Elle s'enfuit secrètement la nuit avec un de ses parents qui était âgé et se rendit chez Paul Ing. Sa mère, qui n'en savait rien, crut qu'elle avait été dévorée par quelque tigre; elle la pleurait jour et nuit. Agathe demeura quelques mois chez Paul Ing; mais comme elle y trouvait des inconvénients, elle revint chez sa mère. On murmura et on se récria beaucoup contre elle. Elle prenait tout en patience, sans se troubler et sans changer de détermination.

En l'année y-mao (1795), elle alla à la capitale avec sa mère. Elles y louèrent une habitation. Agathe n'était point encore baptisée lorsque la persécution commença. Paul Ing souffrit le martyre. Agathe se cacha pendant plusieurs années; elle essuya beaucoup de peines et eut enfin la consolation de recevoir les sacrements. Sa mère étant morte, elle alla demeurer avec Colombe, et le missionnaire lui confia le soin des jeunes filles.

Elle jeûnait, se mortifiait, priait et méditait beau-coup; tous les jours on la voyait croître en mérites et en vertus; elle était le modèle accompli de la chrétienté. Elle était grandement affligée que sa mère fût morte sans sacrements. Un jour elle la vit en songe servir la sainte Vierge; elle en parla au père spirituel, qui lui dit que ce songe méritait considération. Dès lors

 

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elle redoubla de zèle à procurer la délivrance des âmes du purgatoire. Un jour, pendant qu'elle était en oraison, elle vit la sainte Vierge, et le Saint-Esprit qui alla se reposer sur son sein. Elle se sentit pénétrée de joie et de consolation. Ne pouvant s'en rapporter à elle-même, elle consulta le missionnaire, qui lui dit que c'était une faveur spirituelle; et il lui montra une image qui représentait la vision. Elle en conçut une nouvelle ferveur, un plus grand amour pour Dieu.

Agathe avait une grande dévotion envers la sainte dont elle portait le nom. Elle disait continuellement de toute l'affection de son coeur : « Oh! si je pouvais être martyre comme ma patronne sainte Agathe ! » Elle ne cessait d'engager les autres à prendre cette sainte pour patronne.

Agathe fut arrêtée avec Colombe dans la persécution de l'an sin-you (1801); et, depuis le commencement jusqu'à la fin, elle souffrit les mêmes tourments que Colombe. Le 24 de la cinquième lune, elle fut mise à mort à Yang-keng-kioung, lieu de sa naissance, où on la fit conduire pour imprimer la terreur à tout le peuple. La veille de sa mort, les chrétiens qui étaient avec elle dans la prison la virent s'entretenir, boire et manger avec sa tranquillité ordinaire, comme si elle eût ignoré qu'elle était près de mourir. Elle. jouissait d'une grande paix intérieure. Elle était tellement occupée du ciel, qu'elle ne paraissait plus se regarder comme étant sur la terre. Le jour de son martyre, elle alla gaiement au lieu du supplice et reçut la mort avec joie. Le sang qui coula lorsqu'elle fut décapitée était blanc comme du lait.

 

NOTICE SUR LUTGARDE NI

 

Lutgarde était fille de Matthieu Ni. Après la mort de son père, elle s'appliqua, ainsi que sa mère, à servir le Seigneur. Lorsqu'il fut question de la marier, elle déclara

 

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à sa mère le désir qu'elle avait de rester vierge. Sa mère se réjouissait de voir en elle cette inclination ; mais, à raison des moeurs du pays, elle n'osait lui rien promettre. Toutes deux imploraient à ce sujet le secours du Seigneur. Le missionnaire conseilla de la marier à quelqu'un de la famille de Nieou-hung-kien. Jean, son fiancé, était très fervent et voulait aussi garder la virginité. Les deux jeunes époux firent voeu de chasteté d'un commun accord. Lutgarde, ayant passé dans la maison de son époux, s'acquittait fidèlement, auprès de son beau-père et de sa belle-mère, de tous les devoirs de la piété filiale. Modeste, pleine de charité envers le prochain, très exacte à tous ses devoirs, elle était le modèle de tout le canton.

Toute la famille fut arrêtée dans la grande persécution. Son mari et son beau-père furent d'abord martyrs ; Lutgarde, sa belle-mère, une parente de son beau-père, et Matthieu Ouan-cheou, qui était aussi de leurs parents, furent condamnés à l'exil. Lorsqu'on était sur le point de les y envoyer, Matthieu et Lutgarde s'en plaignirent et dirent avec intrépidité : « Suivant les lois du royaume, les chrétiens doivent être mis à mort; nous désirons qu'on nous fasse mourir promptement. » Après avoir réitéré cette demande, Lutgarde, voyant qu'on n'y avait aucun égard, ajouta : « J'ai au dedans de moi dix mille volumes, je suis ferme et constante : eussé-je dix mille morts à souffrir, je ne changerais pas de résolution. Si l'on me transporte ailleurs, je dirai dans toutes les villes par où je passerai que notre mandarin n'observe pas les lois. Tout mandarin qui ne fait pas mourir les chrétiens pèche contre l'Etat; celui qui en tue beaucoup a du mérite, celui qui ne les tue pas les protège. » C'est ainsi qu'elle provoquait à dessein la colère du mandarin; mais elle n'obtint pas encore ce qu'elle souhaitait.

 

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Ces quatre exilés avaient à peine fait une dizaine de lieues pour aller vers le lieu de leur exil, qu'on les fit subitement retourner sur leurs pas et reconduire en prison. Les mandarins se réunirent en corps pour les examiner et les juger. La vierge Lutgarde répondit à toutes les questions avec une aisance incroyable. Ses paroles coulaient comme l'eau. Elle montrait une fermeté et une intrépidité surprenante, elle n'avait d'autre désir que de mourir au plus tôt. Les juges, après avoir délibéré entre eux, condamnèrent à mort Lutgarde et ses compagnons. Le jour de leur supplice, on leur donna des coups sur les orteils ; mais ils ne sentirent aucune douleur. Les quatre martyrs allèrent au lieu de l'exécution, le coeur plein de joie et d'allégresse. Matthieu Ouan-cheou prêchait au peuple à haute voix. Lut-garde, s'apercevant que les deux femmes montraient quelque faiblesse, cria à Matthieu : « Animez-nous ici. » Et ils continuèrent à converser avec gaieté, comme auparavant. La veuve était inquiète pour son troisième fils, qui était exilé; Lutgarde et Matthieu l'exhortèrent et la consolèrent en lui disant : « Aujourd'hui nous allons nous dépouiller de toutes les affections de la nature, pour tourner entièrement notre coeur vers Dieu. A quoi bon tant de sollicitude pour une chose qui doit vous toucher si peu dans les circonstances présentes? » Avant de lui donner le coup de la mort, le bourreau voulut ôter à Lutgarde ses habits. Elle se récria en disant : « Quoique je doive mourir de votre main, comment osez-vous toucher mes vêtements? » Elle quitta elle-même ses habits de dessus. Le bourreau ayant voulu la lier, elle le repoussa avec indignation, plaça ses mains convenablement, et reçut le coup de mort avec une parfaite tranquillité. C'était en l'année sin-you, le 27 de la douzième lune (le 31 janvier 1802). Elle était âgée de vingt- trois ans.

 

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NOTICE SUR THOMAS TSOUI-PY-KUNG

 

Depuis vingt ans qu'il avait embrassé la religion chrétienne (1), il avait souffert en diverses occasions dix mille sortes (c'est-à-dire une infinité) de tourments, sans témoigner la moindre faiblesse. Le bourreau qui le mit à mort, étant peu expérimenté, ne lui coupa pas la tête du premier coup. Thomas porta la main à son cou, et la retira toute teinte de sang qu'il fixa attentivement, disant ; « Précieux sang! » Il fut aussitôt martyrisé.

 

NOTICE SUR AUGUSTIN TINC-JO-ACHUNG

 

Chrétien depuis vingt ans, constamment persécuté par son propre père, Augustin avait souffert toutes sortes d'afflictions et de tourments, sans jamais changer de dispositions. Il était infatigable à prêcher et à transcrire des livres. Il composa un ouvrage simple et à la portée de tout le monde, qui a pour titre : Sentences nécessaires de la religion chrétienne. Cet ouvrage est en deux volumes et très utile aux commençants. Ayant été conduit à la prison royale, il y prêcha la religion clairement et librement. On ne saurait dire combien il eut à souffrir. Il se rendit au lieu de l'exécution avec un air tranquille et un visage riant. Il s'assit vis-à-vis les instruments de son martyre ; puis, regardant ceux qui l'environnaient, il leur dit : « Le Seigneur suprême du ciel, de la terre et de toutes choses, infiniment adorable et existant de lui-même, vous a créés et vous conserve; vous devez tous vous convertir à votre premier

 

1 Ces vingt ans ne sont qu'un à peu près pour faire un compte rond. La religion ne fut connue en Corée qu'en 1784, et ce Thomas mourut en, 1801.

 

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principe ; n'en faites pas follement un sujet de mépris et de raillerie. Ce que vous regardez comme un opprobre et une honte pour moi sera bientôt le sujet de ma gloire. » Le bourreau le pressant de mettre la tête sur l'instrument (1), il s'y plaça de manière à voir le ciel, disant : « Il vaut mieux mourir en regardant le ciel qu'en regardant la terre. » Le bourreau tremblait et n'osait d'abord le frapper. Enfin le martyre fut achevé. Augustin était âgé de quarante-deux ans. Il mourut en l'année sin-you (1801), le 26 de la seconde lune, le même jour que Thomas Tsoui. Le mandarin voulut forcer son fils Charles à apostasier; mais Charles résista fortement et demeura inflexible. Il désirait mourir pour Dieu, comme son père. Il fut martyrisé le 2 de la quatrième lune, même année.

 

NOTICE SUR ALEXIS HOUANG-SSE-YUNG

 

Alexis Houang-sse-Yung était d'une famille distinguée. Il s'acquit une grande réputation par ses talents. Il n'avait que seize ans lorsqu'il reçut le grade de lettré. Le roi voulut le voir et lui témoigna beaucoup d'affection. Il lui dit, en le prenant par la main : « Lorsque vous aurez vingt ans, venez promptement à mon service. » Cette circonstance, jointe à ses rares talents, le rendit célèbre dans tout le royaume. Quelque temps après, il entendit parler de la religion et l'embrassa aussitôt avec ferveur. Il fit de grands progrès dans la vie intérieure. Tout pénétré de l'importance du salut et plein de mépris pour le monde, il ne se préparait

 

1 C'est un couteau attaché par un bout à une pièce de bois, de manière qu'il puisse se mouvoir pour couper tout ce qu'on met entre lui et la pièce de bois.

 

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plus aux examens. Quand il s'y présentait, ce n'était que pour la forme et s'en retournait sans avoir achevé sa composition. Le roi s'étonnait de ne pas le voir s'avancer; il en parlait souvent à ses courtisans et leur recommandait de stimuler ce jeune homme. Il lui ordonna de se rendre à la cour; et alors il sut qu'il était chrétien et n'aspirait plus aux honneurs du monde. Le roi en fut très affligé et le regretta beaucoup. Il voulut l'obliger à se préparer à recevoir le haut degré (1); mais ce fut en vain : Alexis se consacra tout entier à transcrire ou à composer des livres de religion, à prêcher et à exhorter. Il fit des conversions sans nombre. Tous ses parents et amis le chargeaient d'injures et de malédictions. Rien ne le déconcerta et ne l'empêcha d'aller son droit chemin. Après qu'il eut participé aux sacrements, on vit croître sa ferveur et son zèle. II eut toute la confiance et l'affection du père spirituel et lui fut d'un grand secours. Sa vie est pleine de traits intéressants qu'il serait trop long de rapporter. En l'année sin-you (1801), il fut spécialement compris dans le nombre de ceux qui devaient être arrêtés. Voulant voir quelle tournure prendrait l'affaire, il se cacha d'abord pendant quelques jours; il courut les plus grands dangers d'être arrêté et n'y échappa que par une combinaison de circonstances si extraordinaires, qu'on ne peut attribuer sa conservation qu'à une protection spéciale du Seigneur. S'étant ensuite déguisé, il sortit de la ville, se rendit à une montagne éloignée de quarante lieues, où il se cacha dans un four à tuiles, et ne fit connaître le lieu de sa retraite qu'à Thomas Houang. Alexis était tout occupé d'exercices de piété, tandis que

 

1 Alexis avait déjà reçu le plus haut degré ordinaire de littérature ; mais il y a un autre degré extraordinaire auquel peu de lettrés sont admis.

 

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Thomas au dehors observait, examinait tout. Alexis pensait fortement aux moyens d'entrer en relation avec les missionnaires de Péking, lorsque tout à coup Thomas Houang fut arrêté. Celui-ci, voyant que le feu de la persécution augmentait de jour en jour et que c'était spécialement à cause de ceux qui avaient fui et s'étaient cachés, pensant d'ailleurs qu'aucun chrétien ne pourrait échapper, se détermina à déclarer nettement et sans détour qu'un tel était à tel endroit. Dans la dixième lune, les archers allèrent droit à la caverne. Alexis ne fut ni troublé ni effrayé. Il se vit lier avec une parfaite tranquillité. On le conduisit à la prison royale. Outre tous les genres de tourments usités, on lui en fit souffrir plusieurs autres inconnus jusqu'alors. On avait saisi dans ses mains, lorsqu'il fut pris, un morceau de soie sur lequel étaient écrits les actes des missionnaires et des autres chrétiens martyrs, et une lettre adressée à l'Eglise de Péking, pour solliciter l'expédition d'un vaisseau. Cette lettre n'était pas finie. Elle servit à le faire juger coupable de rébellion. Il fut, en conséquence, conduit hors de la porte occidentale, le 5 de la onzième lune, et coupé en morceaux. Sa mère, sa femme et ses enfants ont été exilés séparément dans des îles éloignées.

Le nombre des martyrs dans la persécution de l'année sin-you (1801) se monte à plus de cent quarante, dont quelques-uns furent coupés en pièces, les autres, ou décapités, ou étranglés, ou tués sous les coups. Les actes que l'on a faits de chacun d'eux méritent d'être transcrits ici; mais, vu la difficulté et le danger des routes, et dans la crainte de trop grossir le volume, nous n'avons parlé que de cinq ou six; et encore, en rapportant leurs mérites et leurs belles actions, nous n'avons cité qu'un trait entre dix mille autres.

Quant aux autres martyrs, tel que Jean Tsoui, chef

 

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de la chrétient酅….. (suivent les noms de trente-sept hommes, de trois vierges et de quatre femmes), ils ont tous acquis pendant leur vie beaucoup de grands mérites. Ils ont montré dans les souffrances une constance et une fermeté inébranlables, et peuvent figurer dans les annales de la religion. Il y en a encore un grand nombre d'autres, qui, s'efforçant de correspondre à la grâce du Seigneur, ont, par son secours, également consommé leurs mérites par le martyre. Leurs familles ont recueilli ce qui les concerne. Quand il viendra un missionnaire en Orient, on pourra faire un recueil de tout, à commencer par Paul Ing-tchitchung (martyrisé en 1791).

Jésus-Christ a dit : « Mon Père, vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents du siècle, et vous les avez révélées aux petits (1). »

Cette sainte parole doit s'accomplir à la lettre de génération en génération. Elle se vérifie maintenant dans notre patrie. Parmi les grandes familles qui sont distinguées par leurs ancêtres, parmi les descendants des mandarins, ou ceux qui sont actuellement en charge, on trouve un certain nombre d'hommes bien disposés en faveur de la religion; mais ils sont retenus par le désir de parvenir, de s'avancer dans le monde, ou par la crainte de s'exposer à la raillerie, Parmi les riches du peuple, la soif de l'or étouffe la voix de la conscience. Ceux qui se tournent du côté de la religion et cherchent la justice sont de ces personnes que la pauvreté et la misère accablent, qui manquent de toutes ressources. D'ailleurs, suivant les moeurs du pays, presque tous les genres de commerce et d'associations sont remplis de superstitions ou d'injustices. Les

 

1 Matth., XI, 25.

 

 

chrétiens qui voudraient s'y livrer pour gagner leur vie en sont par là-même exclus. Aussi les chrétiens riches sont devenus pauvres ; les pauvres sont réduits à mendier, à errer de tous côtés sans trouver d'asile; ils ont toutes les peines du monde à subsister. Cependant on ne les entend ni murmurer ni se plaindre. Ils sont contents d'errer et de souffrir, pour pouvoir observer la religion. N'est-ce pas une faveur toute particulière du Seigneur qui nous anime et nous soutient? Nous en sommes indubitablement redevables à la protection des anges, des saints de toute l'Église, qui intercèdent pour nous.

Ceux d'entre nous qui avaient des talents pour les affaires sont tous morts dans la grande persécution. Ceux qui ont échappé aux supplices, et ceux qui se sont cachés, sont saisis de frayeur. La terreur s'est comme naturalisée chez eux. Ayant perdu tout leur patrimoine et tout ce qu'ils possédaient, ils n'ont plus de ressource que dans la mendicité. Il n'en est pas un qui puisse se sustenter de lui-même. D'ailleurs , tant de souffrances ont fait changer de dispositions à plusieurs, qui sont devenus craintifs et soupçonneux. Mais dix ans se sont écoulés depuis cette violente tempête ; les circonstances sont changées ; la crise est moins violente. Peu à peu les esprits peuvent se ranimer; les choses peuvent reprendre. Si nous avions le secours des sacrements, la religion pourrait bientôt briller d'un nouveau lustre. Mais nous n'avons plus d'hommes à talents, il ne reste plus que des hommes simples et grossiers. Nous formons bien des désirs ; mais nous n'avons aucun moyen à notre disposition. Quand même on rencontrerait quelqu'un qui pût traiter les affaires, nos maisons étant vides, nos bourses sans argent, ne sachant où tendre la main, que pourrions-nous faire, sinon pleurer, gémir et nous affliger? C'est la raison

 

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pour laquelle, depuis dix ans, nous n'avons pu envoyer personne à Péking. Ç'a été moins faute d'hommes de bonne volonté qu'à cause de notre pauvreté. Nous élevions la tête, nous nous levions sur la pointe des pieds, nous regardions vers le nord, et nous pleurions, nous poussions des cris. Nous n'aurions point été arrêtés par la difficulté des routes, le danger pour nos vies ne nous eût point effrayés; mais nous ne pouvions ramasser quelques centaines de taëls pour le viatique des députés. Dans le commencement, on avait construit des corps de garde de tous côtés pour surveiller le pays. Les sentinelles étaient aussi près l'une de l'autre que les arbres dans une forêt. Les plus petits villages, sur les frontières, étaient gardés comme les villes en temps de guerre.

Depuis quelque temps, on s'est relâché de cette sévérité ; l'état des choses permettait d'agir : mais, d'un côté, notre indigence nous laissait sans ressource; d'un autre, étant dispersés au loin, nous ne pouvions nous réunir et suivre notre désir. Le coeur navré de douleur et rempli d'amertume, nous ne pouvions que gémir sans savoir que faire.

Tout le royaume a pris part à la grande persécution. Elle faisait la matière de toutes les conversations. L'excellente doctrine et les bons exemples des chrétiens remplissaient tous les yeux et toutes les oreilles. Leurs discours pathétiques touchaient tous les coeurs. On s'étonnait de voir combien la religion est supérieure à la science du monde. On admirait la charité des chrétiens; presque tous les coeurs en étaient attendris. On condamna comme injuste la mort de ceux qui ne sont plus. On a compassion de ceux qui restent. Non, la lumière du ciel ne peut s'éteindre (le cri de la conscience ne s'étouffe point). Ce sentiment est commun à tous les hommes ; mais, faute du secours que procurent

 

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les sacrements, rien dans l'intérieur n'excite et n'anime la volonté. Bafoués, vilipendés, ayant sans cesse devant les yeux la mort et les tourments, nous sommes à l'extérieur dans l'oppression. Le coeur est toujours le même; mais on craint de se déterminer imprudemment. On désire d'entendre; mais personne n'indique ce qu'il faut faire ; c'est vraiment un état digne de compassion. Toutefois l'occasion présente est favorable ; on ne doit pas différer de procurer un si grand bien.

Nous avons entendu dire qu'en l'année kia-tse (la première année du cycle de soixante ans, en 1804), il y a eu une violente persécution à Péking; que l'entrée des églises avait été interdite très rigoureusement; que beaucoup de chrétiens avaient été mis à mort, et les missionnaires européens emprisonnés. Cette nouvelle a répandu parmi nous la plus grande consternation et nous a causé la douleur la plus amère. Jusqu'à présent, nous n'avons pu nous assurer de la vérité de ces bruits, cela nous met dans la plus grande inquiétude. Nous vous supplions de nous éclaircir sur ce point, ce sera pour nous une grande consolation.

L'Eglise de Péking étant elle-même rigoureusement surveillée, et nos affaires exigeant le plus grand secret, nous vous prions de nous indiquer ce qu'il y a de mieux à faire dans les circonstances présentes. Nous implorons le secours du Seigneur, et vous conjurons de penser à trouver un moyen efficace pour nous tirer de l'état affreux où nous nous trouvons.

Depuis la grande persécution, tout ce qui concerne la religion, ses lois et sa doctrine, est connu dans tout le royaume. En vain voudrait-on cacher ou dissimuler les lois qui défendent de sacrifier aux ancêtres et aux idoles. Celles qui prescrivent les jeûnes et les abstinences font aussi reconnaître les chrétiens. Or, quant au premier commandement de Dieu et à ce que la

 

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religion prescrit rigoureusement, dût-il en coûter la vie, il n'est jamais permis de l'enfreindre. Il n'en est pas de même des lois qui ordonnent les jeûnes et les abstinences; nous avons vu qu'on en dispense souvent. Pourrait-on accorder une dispense générale aux voyageurs et aux domestiques?

Les livres et objets de dévotion qui ont été portés au tribunal fou-ting (des archers) ont été la proie des flammes, Ce qui était au tribunal king-fou (royal) a été mis sous clef pour être conservé. Il en a été de même des écrits du missionnaire et d'Alexis, dont nous avons parlé; tout cela est dans le palais du roi.

Les chrétiens n'ont pu conserver que très peu de choses des livres qu'ils avaient. Il ne leur en reste guère que des lambeaux ou des feuilles séparées. Les images du père, ses livres, son calice, tout a disparu. Il ne reste de ses livres que deux petits volumes qui sont entre les mains d'une chrétienne.

Les livres imprimés en Chine, que nous avons vus, sont en grand format, et pour cela difficile à cacher. Si vous les faisiez imprimer en petit format, vous pourriez nous les envoyer plus facilement et il nous serait plus aisé de les cacher. Nous vous prions d'avoir égard à cela.

Maintenant que nous n'avons aucun moyen de recevoir les sacrements, c'est une chose bien fâcheuse pour nous de manquer de secours à l'article de la mort. Si nous pouvions avoir des choses saintes, auxquelles fussent attachées des indulgences plénières, elles serviraient à nous animer et à fortifier en nous la foi, l'espérance et la charité.

Comme, depuis dix ans, nous n'avons pu avoir aucune communication avec vous, nous ignorons le nom du souverain pontife ; depuis combien d'années il gouverne l'Église ; nous ignorons également ce qui

 

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regarde les prêtres de l'Église de Péking; combien il y en a, outre l'évêque; quels sont les progrès de la religion en Chine ; combien il y a de royaumes en Orient où la religion est prêchée et exercée publiquement. Nous vous prions de nous donner quelques détails sur ces différents articles.

Personne d'entre nous qui avons survécu à la persécution n'est bien instruit des affaires qui furent traitées secrètement en l'année kang-chen (1800). Simon Kin et Yu-tsien-si (1) nous écrivirent, il est vrai, de leur prison; mais ils ne nous dirent que des choses générales, et n'osèrent entrer en aucun détail. Ils nous apprirent qu'au bout de dix ans, il devait venir un grand vaisseau ; que les nombreux sectaires nan-kinois (2) causaient de grands troubles; que des clercs de l'Église de Péking avaient résolu de venir en Orient pour travailler au salut de nos âmes. Cela nous a touchés jusqu'aux larmes et nous a pénétrés de la plus vive reconnaissance. La grande persécution nous ayant empêchés d'aller recevoir les ecclésiastiques, nous en avons ressenti la douleur la plus amère, et nous sommes inconsolables d'ignorer ce qu'ils sont devenus. Si le Seigneur les a conservés sains et saufs, lorsqu'ils verront les députés que nous envoyons à Péking, ils penseront sans doute à accomplir leur promesse. Nous les en prions instamment en nous prosternant. Nous les désirons avec autant d'ardeur qu'un enfant soupire après la mamelle. Prosternés en terre, nous implorons

 

1 Ces deux individus avaient été envoyés à Péking en 1800, avec une lettre du missionnaire. A leur retour, ils furent pris avec la réponse de l'évêque et des missionnaires de Péking.

2 Les pe-lien-kiao, dont il est fait si souvent mention dans les lettres des missionnaires du Sutchuen. Ces rebelles étaient aussi répandus dans la province de Nan-king.

 

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aussi la miséricorde et la bonté infinie de Dieu, qui est notre unique appui. Nous espérons de là vertu et du zèle des pères, que les paroles du salut nous parviendront avec la rapidité de l'étoile (1), et nous rendront à tous la vie. Si l'on réparait la boutique qui était près de la porte d'une des maisons que les Européens ont à Péking, il nous serait plus aisé de communiquer avec l'Eglise de Péking. Nous demandons humblement qu'on veuille bien nous procurer cette commodité.

L'année sin-you (1800), en laquelle le prêtre et un grand nombre de chrétiens furent mis à mort, notre gouvernement en informa l'empereur de Chine. L'Eglise de Péking en aura sans doute appris quelque chose. Depuis ce temps, il est arrivé plusieurs fois que quelques-uns de nos compatriotes, feignant d'être chrétiens, sont allés pour espionner. Ce sont des apostats, des traîtres à la religion, qui prétendent par ce moyen faire preuve de loyauté, pour obtenir quelque récompense. Nous espérons que vous aurez découvert cette malice, et que vous n'en aurez pas été dupes.

Si la communication entre vous et nous est entravée, ne serait-il pas à propos de convenir d'une famille chrétienne de la ville, chez laquelle serait le rendez-vous?

Notre roi est très grièvement malade; les remèdes n'ont aucun effet. 11 paraît tendre à un dépérissement total. Nous prions notre propre Eglise (de Péking) de demander à Dieu qu'il le protège et lui rende la santé.

En écrivant au souverain pontife, nous avons grandement passé les bornes de notre condition. Forcés par les circonstances fâcheuses où nous nous trouvons,

 

1 Les auteurs de la lettre entendent, par cette étoile, l'étoile tombante.

 

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nous n'avons pu faire autrement. Nous vous prions de traduire notre lettre, et de la lui faire passer. C'est un léger témoignage de l'affection que, dans notre petitesse, nous présentons à celui qui sur la terre est notre Dieu et notre bonheur. Nous souhaitons que notre affaire lui soit communiquée et fidèlement détaillée, dans l'espoir qu'il sera touché de compassion pour nous.

Nous aurions encore une infinité de choses à dire que nous ne pouvons mettre sur la soie. Le porteur pourra en quelque sorte y suppléer.

Nous vous supplions de penser à prendre au plus tôt un parti, et de nous donner votre bénédiction, par le saint Nom de Dieu et les mérites de la Rédemption. Ainsi soit-il.

Le 3 de la onzième lune de l'année sin-ou (18 décembre 1811).

 

 

RELATION DU MARTYRE DU R. P. JEAN TRIORA, RELIGIEUX FRANCISCAIN, MISSIONNAIRE DANS LE HOU-KOUANG EN CHINE ; ÉCRITE EN CHINOIS PAR UN CHRÉTIEN NOMMÉ ANDRÉ LO.

 

A Chang-cha, le 13 février 1816.

 

Le R. P. Jean Triora, religieux de l'ordre des Récollets, se rendit, le 3 juin 1815, de la ville de Heng-tcheou au village de Pay-yang. Après avoir fait l'administration des chrétiens de ce village, il y resta pour laisser passer le temps des grandes chaleurs. Le 28 juillet, le mandarin de Lay-yang envoya quelques dizaines de satellites à la maison de Paul Ho. Ces satellites prirent le P. Triora et Paul Ho et les conduisirent en prison chargés de chaînes. Les ornements et tous les effets

 

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du missionnaire tombèrent entre les mains des satellites. Le 31 du même mois, les deux prisonniers furent conduits dans les prisons de la ville de Heng-tcheou et eurent beaucoup à souffrir cette nuit-là. Ils étaient tellement chargés de chaînes aux pieds, aux mains et au cou, qu'ils ne pouvaient se remuer. On leur laissa toutes ces chaînes jusqu'au moment de leur mort. Le 29 août, on les transporta de Heng-tcheou à Chang-cha, métropole de la province, où ils subirent plusieurs interrogatoires devant les mandarins supérieurs. Une fois, on les fit rester à genoux trois ou quatre heures de suite ; une autre fois, le mandarin commanda au R. P. Triora de fouler aux pieds la croix. Ce religieux le refusa, en témoignant l'horreur qu'il avait d'un pareil crime. Mais les satellites, le prenant par le corps, le forcèrent à passer sur la croix. Pour lui, il criait que, s'il marchait sur la croix, ce n'était que par l'effet de la violence qu'on lui faisait, que sa volonté n'y était pour rien. Après cela, il fut condamné à mort.

On dit qu'il demanda que son habit de dessous, sa bourse et le peu d'argent qui y était fussent donnés au bourreau. Les hommes qui le conduisirent au lieu du supplice ont aussi rapporté qu'il se prosterna par cinq fois tourné vers l'occident, et fit une prière à Dieu; après cela, il monta sur l'échafaud et fut étranglé. Il mourut le 13 février 1816 à 11 heures du matin. Son corps fut suspendu et exposé à la vue du public pendant un jour. Le lendemain, le mandarin ordonna qu'il fût mis dans un méchant cercueil et enterré dans un endroit éloigné de la capitale de trois lieues, vers le sud.

Un chrétien nommé André Lo, étant venu un peu après à Chang-cha, y apprit toutes ces circonstances touchant la sépulture du martyre. Deux ou trois autres chrétiens se rendirent dans la même ville, au

 

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commencement du mois de mai, gagnèrent par argent les gardiens de la montagne où est le sépulcre, en leur donnant la valeur de quatre ou cinq piastres, et transportèrent le corps du P. Triora dans le cimetière des chrétiens de la ville de Heng-tcheou.

Quant au chrétien Paul Ho, pris avec le R. P. Triora, il fut envoyé en exil, pour avoir constamment refusé d'apostasier, et il y est mort.

 

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LES MARTYRS UNIATES EN POLOGNE DEPUIS 1772 JUSQU'A NOS JOURS

 

 

L'histoire des martyrs polonais exigerait un juste volume à la place du petit nombre de pages que le plan de notre Recueil nous impose de leur mesurer. Avant de parler de quelques-uns d'entre eux, nous devons rappeler la mémoire de ce peuple qui sauva la civilisation et la foi catholique de ses pires ennemis, en repoussant quatre-vingt-onze invasions de Tartares. Puis ce furent les poussées des Russes, des Cosaques, des Suédois et des Hongrois, tous hérétiques ou païens que la foi des Polonais rejeta sans faiblesse, car ce fut l'esprit religieux qui provoqua toutes les résistances nationales qu'une constitution politique lamentable semblait rendre impossibles. Mais c'est principalement des luttes avec la Russie que nous avons à parler. Le conflit religieux était nettement posé et le martyre ne paraît pas sujet à discussion.

Ce conflit repose en grande partie sur l'hostilité des peuples grecs à l'égard des peuples latins; aussi ne faut-il pas chercher entre l'Eglise de Rome et l'Eglise dite orthodoxe un dissentiment en matière dogmatique. Il s'agit de questions indifférentes en elles-mêmes, d'usages particuliers auxquels les Orientaux ont attaché une importance outrée. Ces rites en sont venus à primer les dogmes, et ce n'est pas le trait le moins curieux de l'histoire du christianisme dans ces

 

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contrées que de comparer le sujet des préoccupations dans le passé et de nos jours. Autrefois, il n'y avait pas de subtilité métaphysique assez déliée pour ces esprits rompus aux finesses les plus impondérables de la langue théologique; aujourd'hui, épuisés, semble-t-il, par cet effort, l'argumentation n'est plus qu'une chicane ; la dispute s'est ravalée à l'adoption ou au rejet de tels et tels rites extérieurs. Mais, comme nous l'avons dit, ce qui donne à cet antagonisme rituel son sens véritable, c'est la fusion qui s'est opérée entre les revendications liturgiques et les ambitions nationales. Dès lors la difficulté s'est trouvée complètement changée de nature. On ne voit pas en effet quel accommodement pourrait intervenir entre deux parties dont l'une donne, sous Michel Cérulaire, les raisons suivantes à la séparation qu'elle consomme définitivement : 1° usage du pain sans levain pour l'Eucharistie; 2° usage du laitage en Carême; 3° jeûne du samedi et suppression du chant de l'alleluia pendant cette période du Carême. Quand on en est à ce point, il est manifeste que les rites eux-mêmes sont un prétexte, c'est un intérêt politique qui est en jeu. L'Eglise russe partage, sauf diverses modifications, les sentiments, les rancunes et la théologie de l'Église de Constantinople, et c'est entre elle et les catholiques polonais que se perpétue la lutte aggravée ici aussi par les intérêts politiques.

Depuis le partage de la Pologne, la revendication de la liberté nationale s'est identifiée avec la foi religieuse opprimées l'une et l'autre et c'est pour cette raison que nous verrons lutter, souffrir et mourir pour la même cause les catholiques latins et les ruthènes, tous fils fidèles de l'Eglise de Rome.

On a voulu représenter les persécutions exercées à l'égard des Polonais catholiques comme de justes représailles des violences exercées par ceux-ci contre les

 

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Gréco-Russes (1). Mais, outre qu'il n'y a jamais de représailles justes en matière religieuse, cette explication est. sans fondement historique. Bien qu'il soit indiscutable que l'antagonisme religieux ait conduit parfois à des actes isolés de brutalité ou de meurtre, il reste acquis que la tolérance demeura l'inspiratrice et la règle de la conduite des rois de Pologne. A côté de la hiérarchie grecque unie, ils laissèrent subsister la hiérarchie gréco-russe. Au XVIIe siècle, l'union fit de sérieux progrès et les derniers vestiges de l'Église séparée se réduisirent à presque rien. Nous avons rapporté en son lieu les luttes et le martyre de Joseph Volamin Rutzki, de Josaphat Kuncewitch, d'André Bobola. Depuis le milieu du xvnie siècle, le royaume de Pologne s'était engagé dans les voies d'une rapide décadence qui devait permettre, en différentes étapes, le partage entre la Russie, la Prusse et l'Autriche et mettre fin en peu d'années aux espérances qu'avait un instant fait concevoir l'union pour le développement, la prospérité et le bonheur de la Pologne.

A l'époque du partage, la Pologne comptait dix-huit millions d'habitants, parmi lesquels douze millions de catholiques, quatre millions de dissidents et près de deux millions de juifs ou de dissidents (2). Le traité du 18 septembre 1773, qui consommait la ruine de la Pologne, reconnaissait aux catholiques leur situation dans le pays : « Les catholiques romains, disait l'article VIII, jouiront, dans les provinces cédées par le présent traité,... de toutes les propriétés, quant au civil, et, par rapport à la religion, ils seront entièrement conservés

 

1 GOLOVINE, Mémoires d'un prêtre russe, 1545; Torsrov, le Catholicisme romain en Russie, 1864; GUÉPIN, Saint Josaphat Kuncewitch, 1874, t. I, pp. 281-300; t. II, pp. 248, 262, 392, 441-442.

2 THEISER, Vicissitudes de l'Eglise catholique, t. I, p. 94.

 

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in statu quo, c'est-à-dire dans le même libre exercice de leur culte et discipline avec toutes et telles églises et biens ecclésiastiques qu'ils possédaient au moment de leur passage sous la domination de Sa Majesté impériale au mois de septembre 1772, et Sa Majesté et ses successeurs ne se serviront point des droits des souverains au préjudice du statu quo de la religion catholique romaine dans les pays susmentionnés (1). » Il faut noter, avec le Père Lescoeur (2), que dans cet article on ne parle que de religion catholique romaine, comme si les deux parties contractantes ne savaient pas que cette religion était des deux rites dans les provinces cédées, — latin et grec uni, — ou plutôt pour faire entendre que les deux rites, quoique différents pour la discipline, appartenaient quant au dogme à une seule et même Eglise romaine.

A peine le traité de 1773 signé, Catherine lança sur la Pologne les Cosaques. Elle s'en explique ainsi : « Nous avons donné l'ordre à Maximilien Zelezniak, colonel des (Cosaques) Zaporogues, de conduire en Pologne tous ses hommes avec les Cosaques du Don, pour détruire, avec la grâce de Dieu, tous les Polo-nais (uniates) et les juifs qui sont traîtres à notre sainte religion : misérables assassins, hommes perfides, violateurs audacieux de toutes les lois qui protègent la fausse religion des juifs et oppriment un peuple fidèle et innocent. Nous ordonnons qu'une invasion en Pologne détruise pour jamais leur nom et leur race. En effet, on tua deux cent mille individus (3) et, dans la seule Ukraine polonaise, 1200 églises sur 1900 furent enlevées aux catholiques uniates et les prêtres avec leurs

 

1 MARTENS, Recueil des principaux traités, t. II, p. 149.

2 LESCOEUR, l'Eglise catholique et le gouvernement russe, 1903, p. 6.

3 Les rapports officiels des Russes avouent 50000 victimes.

 

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fidèles contraints par la force de se laisser incorporer dans le schisme russe.

En 1793, le second traité de partage, conclu à Grodno, contenait la disposition suivante : « Les catholiques romains utriusque ritus qui passent sous la domination de S. M. l'impératrice de toutes les Russies jouiront non seulement par tout l'empire de Russie du plein et libre exercice de leur religion, conformément au système de tolérance y introduit, mais ils seront maintenus dans les provinces cédées... dans l'état strict de possession héréditaire actuel. S. M. l'impératrice promet, en conséquence, d'une manière irrévocable pour elle, ses héritiers et ses successeurs, de maintenir à perpétuité lesdits catholiques romains des deux rites dans la possession imperturbable des prérogatives, propriétés et églises, du libre exercice de leur culte et discipline et de tous les droits attachés au culte de leur religion, déclarant, pour elle et ses successeurs, ne vouloir jamais exercer les droits de souverains au préjudice de la religion catholique romaine des deux rites. »

Aussitôt Catherine II entreprit la conversion au schisme. Les opérations furent confiées à l'évêque Sadkowski, archimandrite de Sluck, qui forma des colonnes militaires conduites par des popes. Les prêtres catholiques qui résistaient à la persuasion étaient chassés ou emprisonnés. En peu de temps les diocèses de l'Ukraine, ceux de Luçk, de Wladimir, de Chêlm en Volhynie, de Kamieneç en Podolie, étaient passés en masse à la religion, orthodoxe. On abolit toutes les paroisses qui avaient appartenu au schisme avant le renouvellement de l'Union au xvue siècle ; on supprima toutes les paroisses n'ayant pas cent feux, ce qui était le cas d'un très grand nombre; on forma des paroisses nouvelles d'une étendue démesurée rendant

 

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presque impossible la fréquentation des églises, du moins pendant l'hiver. Grâce à ces mesures, tout fut détruit en peu de temps, évêchés et monastères; il n'y eut quelques exceptions que dans le seul diocèse de Polock, grâce à l'obéissance moins rigides des gouverneurs.

En 1796, la mort de Catherine II inaugura quelques années de bonheur relatif sous le règne de Paul Ier. Malheureusement la présence de Siestrencewicz, archêvêque de Mohileff (1774-1826), neutralisa tout le bien qui pouvait se faire pendant les quelques années que vécut ce prince bizarre mais loyal entre tous que fut l'empereur Paul. A vrai dire, la situation du catholicisme était déjà étrangement compromise. En 1796, trois ans après le traité de Grodno, sur 5000 paroisses catholiques unies des diocèses de Kief, Luçk, Kamienieç et Wladimir, il en restait à peine 1000, et on évalue à près de huit millions le nombre de fidèles enlevés à l'Église romaine.

La bulle Maximis undique pressis, publiée par Pie VI, prisonnier du Directoire à Florence, constituait, après entente avec le gouvernement de Paul Ier, une nouvelle délimitation des diocèses rétablis. L'empereur prit l'initiative de diverses mesures de justice telles que la suppression de l'ukase qui avait soumis à la hiérarchie catholique à la juridiction suprême du collège de justice grecque et l'institution d'un collège de justice catholique romaine.

Malheureusement Paul Ier ne sut pas se soustraire à l'influence de l'archevêque de Mohileff, qui, plus en faveur que jamais, fit signer, le 3 novembre 1798, un règlement qui subordonnait entièrement les ordres religieux au pouvoir de l'évêque. En outre, les appels ressortissaient du collège de justice décidant en dernier ressort, présidé par Siestrencewicz lui-même, de

 

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sorte que c'était à lui qu'aboutissaient les réclamations contre ses propres décisions. Un jésuite, le Père Gruber, pénétra jusqu'à l'empereur, lui remontra l'odieux de cette disposition et la fit rapporter; en outre l'archevêque de Mohileff fut relégué dans son diocèse et la présidence du collège catholique fut donnée à Benislawski. Celui-ci réforma, dans un sens conforme à l'esprit de l'Eglise, le règlement composé par Siestrencewicz. Malheureusement la mort de Paul Ier ramena Siestrencewicz et, suivant une juste observation du Père Lescoeur, « il n'en fallut pas davantage pour que, sous un prince bien intentionné comme Alexandre Ier, l'Église catholique subît tous les dommages compatibles avec l'absence d'hostilités systématiques de persécution déclarée. Constituer un patriarcat à son profit, sous la haute juridiction du pouvoir civil, fut le but final auquel tendit sans relâche le métropolitain de Mohileff (1). » Un ukase du 10/22 août 1804 déclarait que l'empereur, « reconnaissant la nécessité de rompre toute communication avec la cour de Rome, pour tout le temps que dureraient les circonstances qui motivaient cette décision, » confiait à Siestrencewicz un véritable patriarcat temporaire sur toutes les églises de Russie.

Il s'agissait de le rendre définitif; mais une indiscrétion révéla au clergé catholique les manoeuvres du métropolitain, et l'intervention soudaine et énergique du prélat Szantyr sauva l'Église catholique de Russie de ce péril. Mais Siestrencewicz ne se tint pas pour battu. Il gardait bon souvenir au Père Gruber (2) et à la Compagnie de Jésus des rencontres et des défaites

 

1 LESCOEUR, op. cit., p. 39.

2 Le Père Gruber était général des Jésuites reconstitués en Russie par Pie VII.

 

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qu'ils lui avaient infligés ; il travailla tant et si bien l'esprit versatile et soupçonneux d'Alexandre Ier que, le 16 décembre 1815, un ordre impérial fermait le collège des Jésuites à Pétersbourg et les expulsait des deux capitales de l'empire. Sans procès ni jugements, les Jésuites furent tous arrêtés, mis en voiture et expédiés à Polotzk dans la nuit du 22 au 23 décembre 1815 (3 au 4 janvier 1816). En 1820, un nouvel ukase prescrivait leur expulsion de Pologne avec la clause expresse de ne jamais les laisser rentrer dans l'empire sous aucun prétexte et sous quelque nom que ce fût. D'autre part, Alexandre Ier se montra le défenseur de l'Eglise contre le métropolitain indigne. S'il faut reprocher à sa mémoire la constitution ecclésiastique donnée à la Pologne en 1817, on doit constater que sous son gouvernement les Grecs unis, qui étaient lors de son avènement au nombre de 1398478, s'élevaient en 1825, date de sa mort, à 1427559.

L'avènement de Nicolas Ier, fils de Paul Ier, ramena les jours de Catherine II. « C'est à la première, écrit le Père Martinoff (1), que revient la triste gloire d'avoir conçu le projet d'abolir l'Eglise grecque unie dans les provinces occidentales nouvellement enlevées à la Pologne; c'est le second qui peut revendiquer l'honneur plus triste encore d'avoir consommé l'oeuvre impie de son aïeule. Catherine II a mis au service de son idée toutes les ressources de l'astuce, de l'hypocrisie et de la violence; Nicolas a usé de procédés plus raffinés et plus savamment combinés. » De même que la tsarine avait trouvé un homme d'église, Siestrencewicz, Nicolas Ier découvrit le prélat Siemaszko pour l'aider

 

1 MARTINOFF, le Plan d'abolition de l'Église grecque unie, dans les Études religieuses, 1873.

 

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dans son oeuvre. Nous verrons à l'oeuvre cet homme sinistre sorti des rangs du clergé catholique par l'apostasie et l'auteur du plan d'abolition de l'Église uniate. Il était dans le département de Kief, et fut ordonné prêtre au séminaire catholique de Wilna. Envoyé dès 1812 en qualité d'assesseur au collège catholique de Pétersbourg, il présente en 1827 à Nicolas Ier le plan dont nous allons parler, ce qui ne l'empêcha pas de se laisser proposer, en 1830, par le gouvernement russe au souverain pontife pour l'évêché uniate de Lithuanie. Un coreligionnaire de Siemaszko, le pope Marochkine, a publié le texte même du projet de l'apostat. Voici les mesures qu'il proposait à l'empereur (1) :

            « D'abord, créer un collège grec uni, c'est-à-dire de la section grecque unie du Saint-Synode faire un collège à part ayant pour mission de veiller à ce qu'on n'introduise dans le culte aucun rite nouveau, et qu'on observe exactement les anciens.

            « Réduire le nombre des diocèses, et à la tête des diocèses, diminués de nombre et augmentés d'étendue, ne mettre que des hommes sûrs.

            « Créer des écoles ecclésiastiques pour les Grecs unis, qui seront désormais tenus soigneusement à l'abri de tout contact avec les élèves latins.

« Par-dessus tout, prendre des mesures pour empêcher les conversions au catholicisme, et dans ce but diminuer le nombre des couvents et soustraire ceux qui restent au gouvernement de leurs provinciaux.

« J'estime nécessaire, dit Siemaszko, de soumettre l'Ordre de Saint-Basile aux ordinaires et à leur consistoire, comme cela se pratique dans l'Eglise dominante et se pratiquait chez les unis assez longtemps après

 

 

 

1 LESCOEUR, op. cit., p. 61.

 

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l'annexion de la Russie blanche, sous Catherine II et Paul Ier. D'autre part, les Basiliens ayant été jusqu'ici presque indépendants de l'épiscopat, il sera difficile d'abolir le gouvernement de leur ordre d'un seul coup. Il vaut mieux leur laisser leurs provinciaux pendant quelque temps. »

Enfin il proposait ouvertement l'achat des consciences et l'emploi des pensions qui permettent de tenir en haleine les âmes vénales.

L'ukase du 22 avril 1828 commença, deux années avant l'insurrection de Pologne, la ruine de l'Eglise unie et marque la vraie date de sa chute. L'ukase instituait le collège ecclésiastique grec uni demandé par Siemaszko, et bientôt on en vit, par de nouveaux actes, le développement logique

« Exclusion formelle de la surveillance de l'enseignement du clergé séculier et régulier, prononcée contre les évêques et contre les supérieurs des ordres religieux, et par suite intrusion forcée de personnes séculières et de dissidents dans l'administration des choses ecclésiastiques ; suppression ou bouleversement complet des ordres religieux, auxquels on imposait arbitrairement des règlements nouveaux en ce qui concerne la profession, les voeux monastiques, le noviciat, les études, de manière à rendre moralement impossible le recrutement des couvents qu'on ne supprimait pas; vacances systématiquement prolongées des sièges épiscopaux et choix prémédité, pour les remplir, de personnes incapables, ou par leur grand âge, ou par leur caractère moral, système renouvelé de Catherine II; confiscations réitérées des biens des couvents ; puis, quand l'insurrection polonaise eut enlevé tous les scrupules qui pouvaient rester, enlèvement de milliers d'enfants, déportés en Russie; interdiction formelle de publier ou de recevoir toute bulle ou rescrit

 

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de Rome; renouvellement des peines les plus sévères contre quiconque aurait travaillé à la conversion d'un sujet russe; extension à la Pologne des lois relatives aux mariages mixtes, et en vertu desquelles tous les enfants à naître doivent être élevés dans la religion disse; nullité déclarée de tous ces mariages, s'ils ont lieu devant le seul curé catholique ; renouvellement de l'ukase de Catherine sur le chiffre de population nécessaire pour former une paroisse, dans le but évident de supprimer un nombre immense de paroisses catholiques; interdiction aux prêtres latins de recevoir à la confession ou à la communion des personnes qui ne leur sont pas connues (1). »

L'histoire lamentable des mesures complémentaires à celles que nous venons de rappeler et d'autres abus de pouvoir nous entraîneraient trop loin. La manoeuvre de Siemaszko et de ses complices consistait à altérer progressivement les rites et les formules catholiques afin de surprendre la bonne foi du peuple dès que l'habitude et l'ignorance auraient préparé le terrain à un changement avoué. On vit des choses qui dépassent l'imagination (2). Le protestant Schrader, gouverneur de Witepsk, recevant 33000 roubles pour prix de 33000 conversions faites par son entreprise pour l'Église:orthodoxe. L'apostat Siemaszko, trouvant son propre père fidèle au catholicisme, le fit interner et lui épargna la Sibérie, où il ne serait d'ailleurs jamais arrivé. Le métropolitain catholique Bulhak résistant jusqu'au dernier soupir à consentir à la séparation, confisqué

 

1 LESCOEUR, op. cit., p. 64.

2 THEINER, Vicissitudes, t. II, p. 322 sq.; Persécutions et souffrances de l'Église catholique en Russie, par un ancien conseiller d'État de Russie (M. le comte d'Horrer), in-8, Paris, 1842; Th. BÉRENGIER, les Martyrs uniates en Pologne, récits des dernières persécutions russes, in-8, Poitiers, 1868.

 

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après sa mort et enterré au couvent grec d'Alexandre Nevski, pour faire croire à une apostasie in extremis. Le 12/24 février 1839 fut publié un arrêté constatant la séparation de l'Eglise uniate d'avec l'Eglise romaine et sa réunion à l'Eglise schismatique.

Ces mesures étaient accompagnées de violences sans nombre. Les prêtres unis durent opter entre la religion d'État ou la prison, les galères ou les ruines. Les moins maltraités furent ruinés, privés de leurs femmes et de leurs enfants. « Quant aux fidèles, écrit un témoin oculaire, tous ceux qui se montrent fermement attachés à leur culte sont forcés d'endurer des traitements que je n'essaierai pas de décrire. » Nous n'essaierons pas, nous non plus, des descriptions générales d'atrocités inouïes, nous raconterons un épisode dont nous devons le récit à un condamné déporté en Sibérie, M. Rufin Piotrowski (3).

Sierocinski était abbé du monastère des Basiliens à Owrucz, en Wolhynie. En 1831, il prit une part active au soulèvement de la Pologne, tomba aux mains des Russes et fut incorporé comme simple soldat dans les régiments de cosaques de la Sibérie. Un jour, on le nomma professeur à l'école militaire d'Omsk sans cesser d'être simple soldat. Il organisa une vaste conspiration dans laquelle entraient tous les déportés, les soldats des garnisons, beaucoup d'officiers, des Russes, des Tatares. Son plan était de s'emparer à un moment donné des forteresses et des places principales et d'attendre les événements. En cas d'échec, on devait se retirer en armes par les steppes kirghis dans le khanat de Tachken, où il y avait beaucoup de catholiques, ou dans le Boukhara, pour pénétrer de là dans les possessions anglaises des

 

3 Pamietniki Rufina Piotrowskiego, 3 vol. in-8, Paris, 1861.

 

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Indes orientales. La veille du jour de l'exécution, trois misérables trahirent leurs frères conjurés et révélèrent le plan au colonel Degrawe. Sierocinski et ses amis furent arrêtés, leur procès instruit, et la condamnation de l'empereur Nicolas atteignait Sierocinski et cinq autres à sept mille coups de verges sans merci (bez postchadi). Les autres détenus, au nombre de mille, étaient condamnés à diverses peines.

Au mois de mars 1837, le général Galafeiev vint à Omsk présider à l'exécution. Un bataillon entier devait procéder à l'exécution des six principaux coupables de la manière suivante. Les soldats se rangèrent sur deux files à un assez grand intervalle les uns des autres, afin de frapper de toutes leurs forces sans se gêner réciproquement ; ils étaient munis chacun d'une longue baguette souple. Le condamné, nu jusqu'à la ceinture, passait entre les rangs, les mains attachées devant lui à un fusil dont la baïonnette s'appuie sur la poitrine, la crosse tenue par un soldat qui le conduit. On lut l'arrêt et le défilé (skvos stroï) commença. Les coups tombaient et les cris des suppliciés montaient jusqu'au ciel. Aucun des condamnés ne reçut le nombre prescrit. Après avoir traversé deux ou trois fois le défilé, ils tombèrent sur la neige et expirèrent. Sierocinski restait le dernier. Quand il fut nu et attaché à la baïonnette, le médecin du bataillon s'approcha et lui proposa quelques gouttes fortifiantes. Pareil à saint Fructueux marchant au bûcher, il refusa et dit : « Buvez mon sang, gardez vos gouttes. » On donna le signal; il se mit en marche et alors le moine entonna d'une voix vibrante : Miserere mei, Deus, secundum magnam misericordiam tuam. Le général des bourreaux hurlait : « Plus fort ! plus fort ! (pokrepché) » et on n'entendait que le psaume, le sifflement des baguettes et le cri rauque de Galafeïev. Sierocinski fit le trajet une fois, — c'était mille coups, — et il tomba dans la neige,

 

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évanoui. On ne put le relever. Alors on l'attacha sur un traîneau, le dos exposé aux coups, et on fit rouler le véhicule entre les rangs. Le moine ne faisait plus que gémir faiblement. Après le quatrième défilé il expira. On fit subir les 3000 coups restants à son cadavre.

Une seule fosse reçut tous ceux qui moururent, ce jour-là et les jours suivants, de ces atrocités.

En 1839, l'évêque Siemaszko et deux de ses collègues dans l'épiscopat passaient au schisme; dès lors on perdit toute mesure, mais ce n'est pas toutefois qu'on eût attendu jusqu'à ce moment pour employer la violence. Dès 1835, Micéwitz, curé de l'église de la Résurrection, à Kamiénéeç, en Lithuanie, entrait dans la voie des souffrances. Emprisonné six mois dans la crypte de l'église de Zyrowitzi pour refus de prendre les missels russes à la place des missels catholiques, il y fut nourri au pain et à l'eau, ensuite déporté à Lyskow, petite ville du gouvernement de Grodno, où il dut mendier sa vie. Sa femme était morte, ses deux enfants disparus. Il les retrouva, mit sa fille chez un catholique et garda son fils avec lui; mais l'apostat Siemaszko le lui fit enlever de force et interner dans l'école de Zyrowitzi, où cet enfant de huit ans était battu chaque jour, afin de briser la résistance du prêtre. Après six années, Micéwitz fut envoyé dans un ancien monastère basilien, à Zachorow, en Wolhynie, où ils se trouvèrent quatorze prêtres et religieui prisonniers, parmi lesquels le Père Hobotski, abbé des Basiliens de Kobryn, âgé de 74 ans, dont la constance était telle qu'on le condamna à mourir de faim (6 mars 1841). Un de ses confrères, qui avait pu pénétrer jusqu'à son cachot, avait entendu, la veille, sa confession à travers les fentes de la porte. En 1843, Micéwitz fut envoyé au monastère de Derman, district d'Ostrog; il y mourut. fidèle à sa foi. Il était digne de gouverner la paroisse de Lyskow, sur le territoire de

 

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laquelle s'élevait un monastère basilien dont la destruction fut présidée par Siemaszko en personne.

Rappelons encore le prêtre uniate Baranowski, mort de faim dans son cachot, et le souvenir des souffrances de tant de prêtres et de religieux dont le récit de l'abbesse Macrine nous donnera le détail.

L'Eglise latine ne fut pas mieux traitée que l'Église uniate. Ce fut principalement aux maisons religieuses qu'on s'attaqua, Cette histoire de la destruction des monastères catholiques en Russie est de celles qui sont dignes de tenter un homme de science et convictions. C'est un des épisodes les plus extraordinaires de l'odieux absolutisme des tsars dans leur empire. M. Uolowinski, archevêque de Mohileff, a dressé un long rapport sur un ukase du 6/18 juillet 1850 portant suppression de vingt et un monastères. Voici son récit au pape Pie IX :

« Le directeur du département (des cultes étrangers) Skripitzine m'informa verbalement de la volonté de l'empereur touchant l'abolition de vingt et un monastères, dans lesquels il représentait la discipline religieuse comme impossible, à cause du nombre insuffisant des moines, et en même temps il demandait qu'une proposition sur la suppression des susdits monastères émanât de moi et de l'archevêque (M. Dmochowski). Tenant à la main les lettres de Votre Sainteté, je lui résistai en face. Il ne renonça cependant pas à son but ; mais presque chaque jour, pendant l'espace d'un mois, il mit son plaisir à me vexer de toute façon. Et comme néanmoins je me refusais à me rendre à ses voeux, il me demanda enfin de ne pas l'empêcher, par mon influence, d'agir sur le vieux métropolitain. Mais ces paroles que je prononçai : « Je suis son coadjuteur désigné par le   Siège apostolique, non pour la destruction, mais pour l'édification de l'Eglise, » firent connaître ouvertement mon sentiment. A plusieurs reprises, il cherchait à m'effrayer,

 

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tantôt en me menaçant de la colère de l'empereur, tantôt en me représentant les funestes conséquences qui en résulteraient pour tout le clergé et l'Eglise de Russie. Pendant ce temps-là, j'instruisis l'archevêque de toutes ces choses et. je lui préparai une défense contre les objections que je prévoyais de la part du gouvernement. L'archevêque Dmochowski, vieillard septuagénaire, appelé au ministère comme le dernier des valets, quoique de sa nature craintif et méticuleux, supporta cependant avec courage, Dieu aidant, tous les assauts que lui firent subir, durant trois heures, le ministre et son directeur. Il refusa positivement d'apposer sa signature à un document déjà préparé par écrit au ministère et qui contenait une pétition pour la suppression des monastères. « Je ne sais pas signer de mon nom ce qui est directement opposé aux lettres apostoliques de notre très Saint-Père : je préfère supporter l'exil en Sibérie et la mort même, » s'écria le vénérable archevêque (1). »

Les ukases se succédèrent, supprimant les monastères, les paroisses latines. Le 20 juin 1852, une ordonnance livrait à l'Eglise orthodoxe, dans le seul diocèse de Minsk, douze chapelles et une église paroissiale catholique. En l'année 1850, raconte encore Mgr l'archevêque de Mohileff, « le ministre accorda la permission au propriétaire Zukowski de construire une église paroissiale dans le bourg de Brahiloff, au diocèse de Kamienéeç; mais le gouverneur général Bibikoff y mit cette condition : que ce propriétaire bâtisse d'abord une église gréco-russe, et il lui sera ensuite permis de procéder à la construction d'une église catholique. Zukowski refusa

 

1 Esposizione documentata sulle costanti cure del sommo pontefici Pio IX a teparo dei mati cite coffre la Chiesa attolica nei dominii de Russia e Polonia, in-8, Paris, 1868; trad. franç. pièce XVIII.

 

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et le gouvernement défendit d'user de la permission donnée (1). »

En ces dernières années de son règne, Nicolas semblait avoir perdu jusqu'à la pudeur de l'iniquité. Il adressa, le 28 nov. - 15 déc. 1851, la communication suivante au consistoire de Mohileff :

« On fera connaître dans le plus bref délai, par un rapport adressé à S. M. I. :

« 1° Quels sont les villes, bourgs et hameaux où il n'existe pas de temples orthodoxes, et si les catholiques y ont des églises de leur culte.

« 2° S'il s'y trouve des temples orthodoxes, ne sont-ils pas dégradés par les temps et paraissent-ils en meilleur état que les églises catholiques dû lieu?

« 3° S'il y a des villes et des bourgs qui, n'ayant pas de temples orthodoxes, renferment cependant un monastère catholique? »

Les personnes ne sont pas plus à l'abri que les biens. D'après un ordre promulgué en 1842 et encore en vigueur dix années plus tard, « tout curé catholique est tenu de présenter au prêtre russe le catalogue de ses paroissiens, pour que celui-ci, de son côté, affirme par sa signature que tous ceux qui sont compris dans cette liste sont bien réellement catholiques. Il est impossible d'exprimer les iniquités et les injustices qui découlent de là. C'est par de semblables moyens, nonobstant les plaintes et le désespoir des catholiques, que le gouvernement fait des victimes et des conquêtes involontaires (2). »

Il est un trait qui dépasse tout ce qui se peut voir si

 

1 Esposizione documentata sulle costanti cure del sommo pontefici Pio IX a reparo dei mali che soffre la Chiesa cattolica nei dominii de Russia e Polonia, in-8, Paris, 1868; trad. franç. pièce XVIII, p. 76. s Id., p. 78.

 

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les passions religieuses n'avaient le privilège d'inspirer toutes les monstruosités. Un rescrit du 10 avril 1832 prescrit que « tous les enfants mâles, orphelins, sans tutelle, ou âgés de six à dix-sept ans, seront recherchés dans le royaume pour être transportés à Minsk, placés dans des bataillons de cantonistes et successivement envoyés aux compagnies des colonies militaires ». L'ordre s'exécuta ponctuellement, et le général Strorozenko, chef de la police à Varsovie, fit donner avis par les journaux « d'une adjudication publique a minima,, qui aurait lieu les 6 et 7 septembre 1834, dans les bureaux de l'administration de police, pour le transport de Varsovie à Minsk des enfants et des orphelins enlevés dans le royaume de Pologne, conformément au rescrit du 10 avril 1832 ». Quatre ans plus tard, le 13 avril 1838, on lit dans les journaux de Varsovie l'avis suivant du conseil gouvernemental : « Le 18 du présent mois, à midi, aura lieu, dans la salle ordinaire des séances du conseil, une adjudication publique a minima pour le transport de Varsovie à Saint-Pétersbourg des fils de nobles polonais. La mise à prix sera de cent vingt roubles en papier (120 francs par tête). »

Un jour que les charrettes où les jeunes garçons étaient entassés traversaient la ville, une femme s'élança sur le véhicule qui emmenait son fils, elle l'embrassa, l'étreignit une dernière fois et lui plongea un poignard dans le coeur, lui épargnant l'horreur de perdre tout ensemble sa mère, sa patrie et sa foi.

L'avènement d'Alexandre II ne changea rien à la situation de persécution ouverte que le concordat du 3 août 1848 n'avait pas un instant suspendue. Alexandre II avait annoncé aux Polonais ses intentions : « Ce que mon père a fait est bien fait et je le maintiendrai. Mon règne sera la continuation du sien. » Il tint parole. L'arbitraire, le mensonge continuèrent. Il faudrait recommencer

 

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ici le récit du règne de Nicolas ; mais nous ne croyons pas nécessaire de rappeler les mêmes fourberies et les mêmes violences d'une dynastie exécrable que la justice de Dieu a frappé dans la personne de son dernier représentant. Rufin Pietrowski raconte que dans la kibitka qui l'emmenait en Sibérie, à une des dernières stations avant Omsk, pendant le relais, un soldat s'arrêta devant lui en sifflant l'air de Dombrowski : « Non, la Pologne ne périra pas ! » C'était un combattant de 1831. Il s'approcha furtivement et n'eut que le temps de demander : « Que font les nôtres et que pense-t-on en France? »

Nous finirons par l'épilogue du livre d'Adam Mickiewicz intitulé : Les Pèlerins :

            « Kyrie eleison, Christe eleison.

            « Notre Père, qui avez sauvé le peuple élu de la captivité d'Égypte et qui l'avez ramené dans la Terre Sainte,

            « Ramenez-nous dans notre patrie.

            « Fils de Dieu, Sauveur du monde, qui avez souffert le martyre de la croix, qui êtes ressuscité et qui régnez dans la gloire céleste,

            « Ressuscitez notre patrie.

            « Vierge Marie, que nos pères appelaient reine de Pologne et de Lithuanie,

            « Sauvez la Pologne et la Lithuanie.

            « Saint Stanislas, patron de la Pologne,

            « Priez pour nous.

            « Saint Kasimir, patron de la Lithuanie,

            « Priez pour nous.

            « Saint Josaphat, patron de la Russie polonaise,

            « Priez pour nous.

« Tous les Saints et Martyrs de notre République,

            « Priez pour nous.

            « De la servitude moscovite, autrichienne et prussienne,

            « Délivrez-nous, Seigneur.

 

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« Par le martyre des 30000 guerriers de Bar, morts pour la foi et la liberté,

            « Délivrez-nous, Seigneur.

            « Par le martyre des 20 000 habitants de Praga, mas-

sacrés pour la foi et la liberté,

            « Délivrez-nous, Seigneur.

            « Par le martyre des soldats tués à coup de knout dans

Cronstadt par les Moscovites,

            « Délivrez-nous, Seigneur.

            « Par les blessures, les larmes et les souffrances de tous les prisonniers, proscrits et pèlerins polonais,

« Délivrez- nous, Seigneur.

            « Accordez-nous la guerre générale pour la liberté des peuples,

            « Nous vous prions, Seigneur.

            « Rendez-nous les armes et les aigles nationales,

            « Nous vous prions, Seigneur.

« Donnez-nous une mort bienheureuse au champ d'honneur,

« Nous vous prions, Seigneur.

            « Accordez-nous un tombeau pour nos ossements dans la terre natale,

            « Nous vous prions, Seigneur.

            « Rendez-nous l'indépendance, l'intégrité et la liberté de notre patrie,

            « Nous vous prions, Seigneur.

            « Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit.

« Ainsi soit-il. »

 

Ce qui précède était écrit en 1912, et il semble impossible de n'y pas ajouter quelques lignes en cette fin d'année 1920. Tous , en France, ont suivi avec angoisse les périls récents et salué avec transport le triomphe éclatant de la Pologne sur la Russie. Lorsque, au mois de mars 1917, succomba le gouvernement tsariste, la Russie, demeurée pendant des siècles sous la tutelle

 

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oppressive et dégradante d'un régime monarchique, était hors d'état de comprendre les devoirs que lui imposait une révolution soudaine et complète quoique prévue. Un seul personnage d'un solide mérite, le grand-duc Nicolas, confiné dans l'impuissance et la disgrâce en récompense de ses glorieux services militaires, eût été capable de sauver ce qui pouvait être sauvé de l'ancien ordre de choses; le reste de la famille impériale ne pouvait affronter une si difficile entreprise. L'aristocratie en était plus incapable encore et plus indigne aussi par ses vices, son ignorance et son incapacité. Quelques hommes entreprirent la création d'une république qui n'eut ni programme ni hommes d'État, et après quelques mois d'existence laborieuse tomba aux mains d'un hâbleur timide du nom de Kerensky. Cette rapide descente vers l'abîme s'accomplissait sous l'impulsion et la direction du grand Etat-Major allemand, qui est, comme chacun sait depuis qu'un romancier nous l'a appris, une des digues qui empêchent l'Europe de tomber dans l'anarchie. Sous cette direction tutélaire, le fantoche tribun de Pétrograd accorda aux révolutionnaires toutes leurs exigences, jusqu'au jour de novembre 1917, où il décampa devant Lénine et Trotsky. Le règne du « bolchevisme » commençait, signalé pour son début par le traité de Brest-Litowsk, qui libérait un million de soldats allemands que le grand Etat-Major allemand, puissance tutélaire de l'ordre, chère à M. Paul Bourget, lança sur le front de France où, du premier choc, il culbuta l'armée anglaise. Il fallut le génie des chefs militaires et l'ascendant des chefs politiques français pour imposer à leurs alliés en déconfiture une suprématie qui n'était que la reconnaissance d'une supériorité indiscutable à tous les points de vue. Dans un délai de huit mois, la guerre était terminée, la victoire acquise et la Pologne renaissait.

 

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Mais à mesure que le temps s'écoulait et que les alliés multipliaient les erreurs et les maladresses, l'Allemagne reprenait ses prétentions et poussait la Russie bolcheviste à tenter la destruction de la Pologne. On assista alors à ce spectacle singulier de la France, seule nation assez intelligente et assez courageuse en Europe pour prendre la défense d'un État dont la ruine eût entraîné celle de l'oeuvre de paix accomplie à Versailles. Tandis que l'Allemagne faisait part de tout ce qu'elle avait conservé de moyens techniques et d'officiers du grand Etat-Major pour aider et conduire l'armée bolcheviste, l'Angleterre s'indignait contre la Pologne, dont la volonté de vivre et de se défendre retardait le jour de la reprise des affaires commerciales avec la Russie, l'Italie accueillait les bolchevistes et menaçait quiconque l'empêcherait de s'avilir, la Belgique refusait l'envoi des armes destinées aux combattants polonais. Pendant ce temps, la France envoyait généraux, officiers, armes, munitions à ses amis, et, grâce à ce secours d'une valeur et d'une puissance inespérées, le 15 août 1920 commençait une bataille qui sauvait la Pologne et l'Europe. Comme Jean Sobieski, le général Weygand avait écrasé et refoulé l'envahisseur et ses complices bruyants ou discrets.

Il est impossible , au moment où nous écrivons, de se procurer aucun détail assuré sur les victimes des bolchevistes et des juifs leurs alliés pendant les mois de juillet et d'août. Des prêtres catholiques polonais, des fidèles en grand nombre ont été victimes de la rage des Russes. Nous devons nous borner à en rappeler le souvenir.

[8 octobre 1920.]

 

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LE MARTYRE DES BASILIENNES DE MINSK EN POLOGNE, DE 1838 A 1845

 

Le 13 décembre 1845, l'empereur de Russie Nicolas ter rendait visite au pape Grégoire XVI, au Vatican. L'entrevue dura cinq quarts d'heure. Le pape énuméra à l'empereur les ukases persécuteurs dont il s'était rendu coupable et les crimes qui s'accomplissaient en vertu de ces lois. Il termina l'entretien par ces paroles qui rappellent les plus admirables invectives des grands évêques de l'Église primitive :

« Sire, je touche au terme de ma vie; dans quelques mois peut-être je serai jugé par Dieu, et c'est pour acquitter le devoir de ma charge apostolique que je vous parle comme je le fais en ce moment. Vous aussi, vraisemblablement plus tard que moi, vous comparaîtrez au tribunal du souverain Juge et vous aurez à y répondre sur les mêmes choses. »

Le récit de la mère Macrine provoqua en Europe un tel mouvement d'horreur que la diplomatie russe s'en émut. On nia (1) la réalité des faits, on nia l'existence du couvent et des nonnes martyres, on nia même l'existence de l'abbesse; mais celle-ci vécut à Rome pendant vingt-quatre ans encore et ne mourut que le 11 février 1869. L'apostat Siemaszko était mort deux mois auparavant (décembre 1868).

 

BIBLIOGRAPHIE. — Martyre de soeur Irena-Makrgna Mieczyslawska et de ses compagnes en Pologne, in-8°, Paris, 1846, publié dans le Correspondant, 1846, pp. 193-233, 203-220, dont nous reproduisons la traduction ; LESCOEUR, l'Eglise catholique et le gouvernement russe, in-8°, Paris, 1903, p. 92. — WISEMANN, Souvenirs des quatre derniers papes, p. 481 ; Th. BÉRENGIER, les Martyrs uniates, in-8., Poitiers,1868 ; Revue des questions historiques, 1877, t. XXI, p. 333.

 

1 M. Boutenieff.

 

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RÉCIT DE MAKRENA MIECZYSLAWSKA,
ABBESSE DES BASILIENNES DE MINSK
EN LITHUANIE DE 1838 A 1845.

 

Histoire d'une persécution de sept ans soufferte pour la foi par elle et ses religieuses, écrite sous sa dictée et d'après les ordres de N. T. Saint-Père le Pape Grégoire XVI, par le R. P. Maximilien Ryllo, recteur de la Propagande, à Rome; l'abbé Alexandre Jelowicki, recteur de l'église Saint-Claude, à Rome; l'abbé Aloys Leitner, théologien de la Propagande, à Borne ; commencée le 6 novembre et terminée le 6 décembre 1845, dans le couvent de la Trinité-du-Mont, à Rome.

 

EXPULSION DE MINSK, PRISON ET PERSÉCUTION
A WITEBSK (1838-1840)

 

Pendant l'été de 1838, Siemaszko (évêque apostat) nous invita, à trois reprises différentes et par écrit, à passer au schisme. Dans ses diatribes impies, il donnait à saint Basile le nom de schismatique; il disait que la règle de l'ordre des Basiliens n'était qu'une grossière erreur, à laquelle il avait enfin renoncé par la grâce de Dieu ; et qu'après avoir reconnu que la vérité n'existait que dans la religion soi-disant orthodoxe (grecque schismatique), il nous engageait en qualité de pasteur, nous, ses brebis, à nous détacher de l'Eglise romaine et à abandonner la règle de saint Basile.

Ce blasphème de Siemaszko contre saint Basile et sa règle nous parut d'autant plus étrange que les schismatiques eux-mêmes vénèrent saint Basile comme saint et

 

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que, dans leurs monastères, ils observent sa règle, mais défigurée, il est vrai, par bien des erreurs. Ce qui explique la haine de Siemaszko contre saint Basile et la rage si ostensiblement manifestée dans tout le cours de la persécution exercée contre la religion grecque-unie, c'est que les catholiques, se servent comme d'un bouclier invincible contre le schisme, de la doctrine et de la règle de ce Père de l'Eglise, règle que les Basiliens et les Basiliennes observent dans toute son intégrité.

Siemaszko exigeait que nous missions au bas de la fatale invitation qu'il nous avait envoyée ces paroles : Nous l'avons lue; ce qui aurait été pour lui l'équivalent de celles-ci : Nous l'avons acceptée. Après le premier et le second refus il insista fortement, après le troisième il nous menaça.

Se présentant en personne et pour la première fois après son apostasie, il me demanda avec colère :

« Pourquoi n'as-tu pas signé l'écrit que je t'avais adressé par trois fois?

            — Parce que, dans cet écrit, j'ai découvert des mensonges infâmes.

            — Que veux-tu dire par là?

— Je veux dire que si, étant Basilien, tu as eu le malheur d'apostasier, c'est une preuve qu'après avoir reconnu l'ivraie parmi le bon grain, saint Basile l'a rejetée, ou bien que toi-même, te reconnaissant indigne de te trouver au nombre de ses enfants, tu les as abandonnés par une double apostasie. »

A ces paroles, il grinça des dents et s'écria :

« Tais-toi, hydre infernale!

            — Ne m'appelle pas hydre infernale, mais plutôt hydre de vérité.

—  Qui est-ce qui te donne l'audace de me tenir un pareil langage ?

— Dieu lui-même.

 

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            — Qui est-ce qui te l'a appris?

            — L'Esprit-Saint.

            — Sais-tu à qui tu parles?

— A un apostat.

            — Ne savez-vous pas que j'ai été votre évêque, votre pasteur, et que je suis à présent plus qu'évêque, plus que pasteur?

            — Oui, il est vrai, tu as été notre pasteur; mais maintenant tu es le loup dévorant de ton troupeau. »

Voyant le même courage dans toutes nos sœurs, il s'écria :

« Arrête, et redeviens ce que tu as toujours été; je t'ai connue bonne et douce comme un ange et maintenant tu me parais être un démon. Tant que tu as été ange, je t'ai traitée comme un ange; mais, depuis que tu es devenue démon, je te traite comme je dois traiter un démon. Je te pardonne en faveur de la bénignité de l'empereur, qui veut bien vous accorder trois mois pour réfléchir. Si vous reconnaissez la vérité, vous jouirez de vos biens et vous mériterez la grâce de Sa Majesté; mais si vous vous obstinez dans votre résistance, je vous annonce tout ce que vous pouvez vous figurer de plus affreux.

— Dans ce qu'il y a plus affreux, nous choisirons le pire pour souffrir davantage; mais nous n'abandonnerons jamais notre sainte foi catholique, apostolique et romaine. »

Après le départ de Siemaszko, nous nous informâmes si les couvents voisins avaient eu à subir une semblable épreuve. Nous apprîmes que Siemaszko avait adressé de pareilles invitations par écrit, même à des religieuses du rite latin.

Le troisième jour après cette scène commençait à peine lorsque Siemaszko, accompagné du gouverneur civil de Minsk, Uszakoff, et d'une troupe armée, força, à

 

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5 heures du matin, les portes du couvent et y entra au moment même où nous sortions de nos cellules pour nous rendre au choeur. Les soldats se jetèrent sur les portes de nos chambres pour nous en défendre l'entrée. A la vue du danger, toutes les soeurs se groupèrent autour de moi. C'était un vendredi.

« Où allez-vous ? nous demanda brusquement Siemaszko.

— A la méditation.

— A la méditation, à la méditation, » dit-il en souriant. Puis il ajouta : « Par ordre de Sa Majesté, je vous avais accordé trois mois ; mais je viens dès le troisième jour, car le mal pourrait empirer, Voilà donc le dernier moment de liberté qui vous reste; vous êtes encore libres de choisir entre les richesses que vous possédez, jointes à celles que la magnanimité de l'empereur est prête à y ajouter, si vous passez à la religion orthodoxe, et les travaux forcés et la Sibérie, si vous persistez dans votre refus.

— De ces deux choses nous choisirons la meilleure, c'est-à-dire les travaux forcés et cent Sibéries, plutôt que d'abandonner Jésus-Christ et son vicaire.

— Attendez un peu. Lorsque à force de verges je vous aurai enlevé la peau dans laquelle vous êtes nées, et qu'une autre peau aura recouvert vos os, vous deviendrez plus traitables. »

Toutes mes soeurs poussèrent un cri d'indignation, et j'entendis distinctement la voix de ma soeur Wawrzecka qui lui dit :

« Enlève notre peau, enlève notre chair, brise nos os; mais nous resterons fidèles à Jésus-Christ et à son vicaire. »

A ces mots, Siemaszko donne l'ordre aux soldats de nous chasser. Il blasphémait horriblement et, enragé de colère contre moi, il s'écria :

 

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« O sang de chien polonais! sang de chien varsovien! je t'arracherai la langue ! »

Lorsque nous fûmes près de la porte de l'église, je me jetai aux pieds, non de Siemaszko, mais du gouverneur, en lui demandant avec un accent de douleur indicible t'a permission de faire nos adieux à N.-S. J.-C. dans le saint Sacrement. Siemaszko me dit une nouvelle injure; mais le gouverneur accéda à ma demande. Nous nous précipitâmes dans l'église en sanglotant et, prosternées devant le saint Sacrement, nous priâmes ensemble pendant un instant. « Seigneur, dîmes-nous, nous voulons ce que vous voulez; accompagnez-nous, fortifiez-nous, apprenez-nous les mystères de votre Passion, pour que nous ayons la soif et le courage de mourir pour vous. »

Nous étions trente-cinq, et, lorsque les soldats reçurent l'ordre de nous chasser de l'église, trente-quatre se levèrent ; la trente-cinquième était restée morte devant le saint Sacrement; son coeur s'était ouvert de douleur et d'amour. Cette bonne soeur s'appelait Rosalie Lanszecka, religieuse depuis trente ans; elle était âgée de cinquante-sept ans.

Au sortir de l'église, je me jetai de nouveau aux pieds du gouverneur, en le suppliant de nous laisser emporter un crucifix, pour que la vue de notre Sauveur crucifié nous apprît à porter notre croix. Siemaszko s'obstinait à ne pas nous le permettre; on avait même arraché de nos mains le crucifix portant les reliques de saint Basile, qui était en argent et enrichi de pierres fines ; mais le gouverneur nous permit au moins de porter devant nous celui qui était en bois, et dont on se servait dans les processions. Je le portai tout le long du chemin, l'appuyant sur mon épaule gauche. Ah! que de consolations il nous donna dans toutes les peines de notre marche forcée, depuis Minsk jusqu'à Witebsk! Il était bien lourd, il est vrai, mais bien plus doux encore! Il nous mettait

 

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devant les yeux toute la Passion de Notre-Seigneur. Ah! qu'elle est profonde la plaie de l'épaule gauche, sur laquelle notre Sauveur appuya la Croix en la portant ! Trois os décharnés en sortaient, teints de ce sang précieux qui sauva le monde (1) !

Lorsqu'on nous eut chassées, nos enfants s'éveillèrent en sursaut et coururent après nous en se lamentant et en criant : « On a enlevé nos mères, on a enlevé nos mères!» C'étaient nos orphelines au nombre de quarante-sept, et nos autres élèves au nombre de soixante environ. Aux cris des enfants, les habitants de la ville s'éveillèrent aussi et les plus courageux et les plus zélés se joignirent à elles.

Ces bonnes âmes nous atteignirent à notre première halte, près d'une auberge nommée Wygodka, à une lieue environ, où l'on nous arrêta pour nous attacher deux à deux et nous mettre les fers aux pieds et aux mains.

Entourées de baïonnettes, nous ne pouvions donner que des larmes à nos chères enfants et aux bons fidèles qui demandaient à genoux notre bénédiction, malgré les coups de crosse dont on les accablait.

Enfin on écarta et chassa le peuple, et on nous fit aller à marches forcées, sans égard à ce que beaucoup d'entre nous saignaient de la bouche et du nez à force de fatigue. On relevait celles qui tombaient en les frappant à coups redoublés.

Après nous avoir enchaînées, on nous donna à chacune la valeur de cinq francs, nous promettant que tous les mois nous toucherions une pareille somme pour notre entretien ; mais jamais depuis on ne nous donna ni argent ni nourriture; et les cinq francs à peine distribués

1 En Allemagne et dans les pays slaves on honore la plaie de l'épaule du Sauveur par le portement de croix d'une dévotion spéciale.

 

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bués nous furent aussitôt enlevés par l'officier commandant qui s'était chargé d'être notre économe et qui, une fois seulement, nous acheta du pain, du lait et de la bière.

Les plus zélés d'entre les habitants de Minsk nous suivirent de près pendant plusieurs heures; mais on ne leur permit pas de nous offrir ni soulagement ni aumône quelconque.

Le premier jour on nous fit faire environ quinze lieues; nous passâmes la nuit dans un village où nous fûmes logées dans des cabanes de paysans, dont quelques-uns nous disaient des injures et d'autres s'apitoyaient sur nous et nous offraient même leur souper; mais chacune de nous avait deux soldats qui ne permettaient pas qu'on nous offrît quelque chose de cuit.

Après sept jours d'une pareille marche, nous arrivâmes à Witebsk. La croix de Jésus-Christ fut notre force et notre soutien. Le cher crucifix était sur mon épaule jour et nuit et je reposais continuellement sur les pieds de mon maître. Oh! que ce maître est doux!

A Witebsk, on nous mit sous le commandement d'un protopope, supérieur d'une espèce de couvent de religieuses schismatiques nommées Czernices (les Dames noires), auxquelles on avait livré, six mois avant notre arrivée, le couvent des Basiliennes de Witebsk. Ce couvent, comme tous ceux des Basiliennes en Lithuanie, était sous l'invocation de la très sainte Trinité. Les Czernices qui encombraient déjà ce couvent y avaient été transportées, du Don et du gouvernement d'Iaroslaff; c'étaient des femmes grossières et pour la plupart veuves de soldats russes; nous ne les avons jamais vues prier ni travailler. Leurs journées étaient employées à chanter des chansons obscènes, à s'injurier, à se battre jusqu'au sang et à se traîner par les cheveux. A la suite de pareilles scènes, leur abbesse ou igumena, portant

 

 

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une espèce de crosse en main, allait sur les lieux et condamnait pour l'ordinaire les deux parties à des prostrations nombreuses devant elles, et à une amende en argent destinée à acheter de l'eau-de-vie, dont elles buvaient toutes jusqu'à s'enivrer. Ces orgies de tous les jours se terminaient par des chansons et des hurras en l'honneur de l'empereur Nicolas. C'est ainsi que les Czernices s'acquittent de l'obligation qu'elles ont de prier pour l'empereur et sa famille, en échange de leur entretien et de la pension de sept roubles en argent qu'elles perçoivent chaque mois du gouvernement.

Telles étaient les Czernices que nous trouvâmes à Witebsk dans le couvent des Basiliennes, dont la persécution avait commencé six mois avant la nôtre. Chassées de leur maison, nos bonnes soeurs avaient été entassées dans une seule pièce froide et humide, placée dans la cour des animaux, et là, dépouillées de tout, elles étaient condamnées aux travaux les plus vils pour le service des Czernices. Au moment de cette catastrophe, la communauté des Basiliennes de Witebsk était composée de dix-huit mères et soeurs, sous une sainte abbesse nommée Eusébie Tyminska, avancée en âge. Nous ne l'avons plus trouvée ; elle avait déjà succombé avec quatre autres aux tourments et aux mauvais traitements dont on les accablait. Au moment de notre entrée dans ce lieu de douleur, l'officier qui nous y avait amenées, en nous déposant entre les mains du proto-pope, qui lui promit de remplir exactement les ordres de Siemaszko à notre égard, voulut aussi lui rendre le restant du peu d'argent qu'on nous avait distribué près de Minsk et dont il s'était fait l'administrateur; mais le proto-pope lui dit de le garder pour lui.

« Dieu vous le donne, ajouta-t-il, pour récompenser la fidélité avec laquelle vous avez accompagné ces prisonnières. »

 

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On nous ôta ensuite les fers qui nous attachaient deux à deux, et on nous mît à chacune des chaînes aux pieds que nous gardâmes nuit et jour pendant les sept années que durèrent nos tourments. Aussitôt que nous entrâmes dans la pièce qui devait nous servir de prison, les treize Basiliennes que nous y trouvâmes se jetèrent à mes pieds tout en pleurs et s'écrièrent :

« Nous avons perdu notre mère, nous voilà orphelines ; adoptez-nous pour enfants, ô ma mère ! et nous rendrons ensemble gloire au Seigneur. »

Les popes, les Czernices et les gardiens cherchaient à les détourner de cette effusion de coeur par des coups et autres mauvais traitements ; mais ils ne réussirent pas. Nous pleurâmes ensemble, nous unîmes nos prières et Dieu nous consola.

Tous les matins, avant de nous rendre au travail, j'exhortais mes soeurs en leur disant : « Nous voulons ce que Dieu veut, que sa sainte volonté soit faite ! Allons gaiement au travail et aux souffrances et n'en voulons pas à ceux qui nous martyrisent, car c'est la volonté de. Dieu; c'est pour Dieu que nous allons souffrir, c'est pour Dieu que nous allons travailler. »

La semaine d'après nous étions déjà entre les mains et sous les ordres du malheureux Père Ignace Michalewicz, Basilien, notre ancien aumônier, autrefois très zélé et très exemplaire.

Lorsque naguère la nouvelle de l'apostasie des trois évêques grecs-unis et des persécutions qu'ils commençaient nous avaient frappées et abattues, ce bon Père nous encourageait et nous soutenait dans la fidélité à la foi avec une admirable ardeur. Séparées de lui, nous l'appelions de nos voeux les plus sincères, et voilà qu'au bout de huit jours de notre détention à Witebsk sa figure nous apparaît, mais avec une barbe postiche (c'est le signe distinctif des prêtres schismatiques); sa

 

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bouche s'ouvre, mais pour vomir le blasphème et le mensonge en langue moscovite, lui qui nous parlait toujours notre chère langue polonaise et qui nous enseignait l'amour de Dieu et la vérité. Ah! qui pourrait comprendre notre douleur!

« Vous étiez notre Père, lui dis-je tout en pleurs, vous sauviez nos âmes, et vous voulez à présent les perdre! Où sont donc vos enseignements et vos exemples?

— Mes enfants, lorsque je vous prêchais la fidélité à l'Eglise romaine, j'étais insensé, j'étais aveugle; mais à présent Dieu m'a ouvert les yeux. »

Et, après nous avoir débité la doctrine de Siemaszko, il dit :

« Me voilà donc apôtre !

— Apostat! apostat! s'écrièrent toutes mes sœurs, et non pas apôtre ! »

Cette scène se renouvelait sans cesse, car ce malheureux était toujours à nos côtés, surveillant les travaux forcés auxquels nous étions assujetties, et sa présence nous fut bien plus pénible que les coups terribles et multipliés dont il nous accablait. Il nous menaçait des tourments les plus horribles et parlait même de nous écorcher toutes vives. Nous lui répondîmes :

« Écorchez-nous; nous sommes prêtes à suivre l'apôtre saint Barthélemy, mais nous ne suivrons jamais un apostat. »

Nous fûmes astreintes aux services les plus vils et les plus durs auprès des Czernices. Avant 6 heures du matin, il nous fallait balayer toute la maison, la chauffer, préparer le bois, le porter, tirer de l'eau, la distribuer, et rétablir l'ordre et la propreté après les orgies de la veille.

A 6 heures on nous conduisait aux travaux forcés, qui variaient suivant la saison. D'abord on nous fit tailler des pierres et les transporter dans des brouettes

 

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auxquelles on nous enchaînait. Depuis midi jusqu'à 1 heure, repos; depuis 1 heure jusqu'à la nuit, travaux forcés; après quoi on nous employait, soit dans la cuisine, soit au soin des bestiaux, soit à préparer du bois et de l'eau pour le lendemain. Les Czernices cherchaient tous les moyens de nous rendre tous ces services plus difficiles et plus pénibles; elles salissaient exprès la cuisine et la maison, versaient par terre l'eau que nous apportions et à tout moment elles nous grondaient et nous frappaient impitoyablement.

Les travaux de la journée terminés, on nous enfermait dans notre prison sans ôter nos fers. Dans cette prison, il n'y avait pour tout ameublement qu'un peu de paille pour nous servir de lit ; mais l'ornement de notre demeure, la douceur de nos coeurs, la force de nos âmes, c'était notre cher crucifix apporté de Minsk ; c'était notre église, notre autel, notre Maître, notre Père, notre Tout! A ses pieds nous passions nos nuits à veiller et à prier, Nous commencions par les prières et par les exercices de notre règle, que nous n'avions pas eu le loisir de faire pendant le jour; nous prenions à peine deux heures de sommeil : tel fut notre régime pendant les sept années de notre martyre. Nous commencions toujours nos prières en nous prosternant la face contre terre pour demander à Dieu la conversion de l'empereur Nicolas.

La nourriture qu'on nous accordait était si misérable, que souvent la faim nous forçait à nous nourrir de l'herbe des champs pendant l'été et à partager la nourriture des vaches et des cochons pendant l'hiver, malgré les coups et les menaces des Czernices qui nous disaient brutalement :

« Vous ne méritez pas la nourriture de nos cochons. »

En hiver, malgré les rigueurs excessives du froid dans ce pays, on nous refusait le chauffage; nos

 

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membres étaient souvent gelés et nos plaies en devenaient plus sensibles.

Au bout de deux mois environ (1838) commença le supplice de la flagellation, qu'on nous faisait subir deux fois par semaine. L'ordre de Siemaszko portait trente coups de verges; mais Michalewicz en ajoutait vingt de son propre chef.

Il y avait des semaines où la flagellation ne devait point avoir lieu; mais bientôt, à l'instigation de Michalewicz, Siemaszko ordonna que ce supplice devînt plus fréquent pour nous punir de notre fidélité à la sainte Eglise.

Dans chaque circonstance je me fais présenter les décrets de Siemaszko et je les lisais à haute voix pour les faire connaître à toutes mes soeurs.

Nous nous préparions à la flagellation en méditant sur celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ; sa Passion était notre force, notre soutien, notre consolation et notre remède, dans tous les genres de martyres dont on éprouva par la suite notre fidélité et notre constance.

On nous flagellait dans la cour, sous une espèce de hangar découvert de tous côtés, en présence de Michalewicz, des Czernices, des popes, des diacres, des chantres, des enfants et de tout ce qui vivait et blasphémait dans cette maison consacrée à la retraite et à la piété des épouses de Jésus-Christ.

Après la lecture du décret, j'allais la première me prosterner pour recevoir les coups. Il ne fallait point nous tenir ; la croix de Jésus-Christ nous tenait assez pour nous empêcher de remuer sous les coups qui meurtrissaient les corps. Pendant tout le temps que durait ce supplice, il nous semblait voir Notre-Seigneur flagellé, et cette vue nous ôtait tout sentiment de douleur. Nous n'en avions qu'une seule, c'était celle de

 

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nous voir flageller toutes nues !... Mais cette douleur, nous l'unissions aux douleurs de Notre-Seigneur.

« O Jésus, sauvez mon âme par votre Croix et votre Passion! » C'était le seul gémissement qu'on entendait à chacun des coups qui venaient déchirer de plus en plus nos corps meurtris. Et pour aggraver ce supplice, on avait la cruauté de nous forcer à voir la flagellation de chacune d'entre nous, tandis que les Czernices se réjouissaient, blasphémaient, frappaient des mains à la vue de notre sang qui ruisselait.

La flagellation terminée, nous entonnions le Te Deum, et les bourreaux nous ramenaient aux travaux forcés sans nous donner un instant de repos. La trace de nos pas était marquée par notre sang et souvent nous apercevions sur notre corps des lambeaux de chair déchirée par les verges. Lorsque les plus faibles tombaient épuisées de fatigue, on les forçait à se relever à coups de bâton. Ce fut après une semblable flagellation qu'une de nos soeurs, Colombe Gorska, tomba évanouie en allant aux travaux. Michalewicz la fit revenir à elle en la frappant rudement. Elle se traîna jusqu'à sa brouette, la chargea encore; mais, au premier effort qu'elle fit pour la conduire, elle expira.

Baptiste Downar fut brûlée vive dans un grand poêle où les Czernices l'enfermèrent, après l'avoir envoyée pour allumer le feu.

Népomucène Grotkouska mourut d'un coup terrible dont l'Igumena des Czernices (c'est-à-dire leur abbesse) lui fendit la tête en la frappant d'une bûche, et cela, pour avoir osé se servir d'un couteau pour gratter une tache de goudron sur le plancher, n'ayant pu l'enlever autrement.

Bientôt après de nouvelles flagellations terminèrent le martyre de deux autres de nos soeurs, Suzanne

 

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Rypinska et Colette Sielawa ; cette dernière mourut le jour même du supplice à la suite d'une scène que je vais raconter.

Nous étions tourmentées par la faim; mais, de temps à autres, Dieu nous nourrissait en inspirant à de pauvres gens de nous jeter les restes de leur pain. La soeur Colette, s'en étant aperçue ce. jour-là, s'avança pour recueillir cette aumône; mais une czernice l'ayant vue se jeta sur elle avec un bâton (car ces malheureuses ne se séparaient jamais de leur bâton, qu'elles portaient toujours en guise de sabre à leur côté et dont elles nous frappaient en toutes rencontres). Après l'avoir assommée, elle lui donna des soufflets, lui déchira les joues, la saisit par les cheveux et la jeta si violemment contre une pièce de bois, qu'elle en eut une côte brisée. La bonne soeur n'opposa aucune résistance, car nous n'en faisions jamais, et la nuit même elle expira sur mes genoux.

Nous étions arrivées depuis quelques mois à Witebsk (1839); après bien des épreuves et des tourments que Michalewicz nous avait fait endurer sans succès, Siemaszko le réprimanda de ce qu'il n'avait point encore su vaincre notre constance et nous forcer à apostasier. Michalewicz, effrayé, écrivit à Siemaszko que nous étions prêtes à embrasser le schisme et que nous étions devenues entre ses mains comme de la cire molle. En attendant l'arrivée de Siemaszko, il fit redoubler les tortures, afin d'obtenir en réalité ce qu'il avait faussement annoncé à Siemaszko; et, pour y mieux réussir, il nous divisa et nous enferma dans quatre cachots différents. Celui où j'étais avec huit de mes soeurs était une cave froide, sombre, humide et remplie de vers qui nous couvraient de la tête aux pieds et entraient dans nos yeux, dans notre bouche et dans nos narines.

Sans nous être concertées, nous commençâmes le

 

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jour même une neuvaine les unes pour les autres, afin d'obtenir la grâce de la persévérance, Les trois divisions dont nous étions séparées eurent pour nourriture, pendant les deux premiers jours, une livre de pain de son et une pinte d'eau; cette ration fut depuis réduite à la moitié. A nous on ne nous donnait ni pain ni eau, nous mangions les restes de légumes pourris que l'on avait déposés dans la cave et que les vers n'avaient pas tout à fait rongés.

Nous passâmes dans cette nouvelle prison des moments fort heureux, je dirai même fort gais. Notre prière était continuelle, et nous improvisâmes un cantique qui fut notre délassement et notre consolation

Mon Dieu, c'est par ta volonté que nous portons ces fers; agrée nos souffrances et soutiens-nous toujours.

Chassées de ta maison où le travail nous fut si doux, vers qui porterons-nous nos plaintes contre les crimes de ces traîtres?

Mon Dieu, en vrai bienfaiteur, échange en joie notre tristesse, éloigne le schisme de notre patrie ; c'est la notre unique prière.

Souffrons, esclaves du Seigneur! Ah! si nous combattons pour lui, un jour il tarira nos larmes en faisant triompher la foi.

Alors nous briserons nos chaînes, nous franchirons toute barrière. Que ta volonté soit bénie, tu nous couronneras au ciel.

Michalewicz allait tous les jours de prison en prison avec un papier destiné à recevoir notre apostasie.

« Pourquoi insistez-vous inutilement? disait-il. Toutes vos soeurs ont déjà renoncé à l'Eglise romaine; voici la formule qu'elles ont signée ; elles sont maintenant libres et contentes et prennent leur café. Allons, mes enfants, signez, le café vous attend. »

Puis, s'adressant à moi :

 

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« Eh bien! madame l'abbesse, ne vaut-il pas mieux redevenir abbesse que de se laisser ainsi manger vivante par les vers? Allons, signez; vos autres enfants ont déjà, signé. »

C'est ainsi qu'il essayait de nous tromper. Nous tremblions les unes pour les autres. Enfin j'entendis une voix qui me dit : « Arrache ce papier. » Je le pris des mains de l'apostat , je l'ouvris... il était tout blanc !...

« Ah! traître, Judas, menteur, envoyé de Lucifer,... reviens à ton maître. »

Il n'avait pas de bâton sur lui; il se contenta de remplir ma bouche de vers et de pourriture et s'en alla tout honteux.

Aussitôt la neuvaine terminée, on ouvrit les portes de nos prisons et on nous fit sortir pour nous remettre aux travaux forcés.

Lorsque nous nous trouvâmes toutes aux brouettes, nous nous saluâmes toutes les unes les autres avec une joie indicible.

« Notre Mère, s'écrièrent nos soeurs, vous êtes donc avec nous ?

            — Je suis avec Dieu, leur répondis-je.

            — Nous aussi, nous sommes avec Dieu !... »

Et toutes nous nous jetâmes à genoux pour remercier Dieu d'une nouvelle victoire et nous entonnâmes le Te Deum. Après quoi je dis à mes soeurs :

« Nous nous soin mes bien reposées, mes enfants; tâchons maintenant de bien travailler. Au travail! Au travail! » Siemaszko ne tarda pas à se rendre à l'invitation de Michalewicz. Les cloches annonçant son arrivée retentirent pendant une heure. Les Czernices coururent au-devant de lui. Nous l'attendions dans notre prison. Siemaszko vint à nous avec Michalewicz accompagné de son clergé. Après nous avoir saluées avec douceur, il nous dit :

 

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« Je suis bien aise de vous voir.

— Nous aussi nous bénissons votre présence, si vous venez à nous en bon évêque et en bon pasteur. Mais si vous vous présentez de nouveau comme apostat, retirez-vous de nous ! »

Il nous répondit qu'il se rendait à notre invitation ; que cette invitation, jointe à la déclaration d'adhérer à la foi orthodoxe, avait dilaté son coeur, qu'il me nommait Mère générale et qu'en signe de ma nouvelle dignité il m'apportait une superbe crosse ainsi qu'une décoration, comme preuve de la bienveillance toute particulière de Sa Majesté l'empereur.

Nous crûmes d'abord que Siemaszko était fou; mais en même temps une frayeur involontaire nous saisit... Nous craignions de compter un traître parmi nous... Mes soeurs se regardaient les unes les autres avec stupeur; mais enfin tous les yeux se portèrent sur moi.

« Infâme! qu'as-tu dit? m'écriai-je, qui t'a appelé pour venir nous tenter encore?

— C'est toi-même, » me dit-il.

A ces mots, mes soeurs poussèrent un cri de détresse, puis le silence le plus morne succéda. Une douleur inexprimable m'oppressait. J'arrachai d'entre les mains de Siemaszko la prétendue supplique; je l'ouvris en présence de mes soeurs, et nous y vîmes la signature de Michalewicz en gros caractères ; mais la main du traître avait tremblé.

« Ah! c'est toi, monstre infernal, qui trompe même ton maître Satan ! »

Et je jetai avec indignation le funeste papier.

L'infâme osa répondre par un nouveau mensonge

« Sang de chien polonais! vous m'avez toutes léché les pieds en me demandant en grâce de faire en votre nom cette très humble supplique.

*      Et tu ne crains pas Dieu que tu offenses par un

 

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mensonge aussi effronté? Tu sais mieux que personne que nous ne craignons ni le martyre ni la morts comment donc aurions-nous pu te prier de nous amener, ton complice, celui que tu reconnais, toi, pour ton archevêque, et qui pour nous n'est qu'un apostat comme toi? »

Puis, m'adressant à Siemaszko :

« Cette croix que tu m'apportes de la part de l'empereur, suspends-la sur ta poitrine, qui en est déjà si richement décorée. Anciennement on attachait les brigands sur les croix, mais maintenant je vois les croix attachées sur un brigand. Va, tu tenteras en vain les servantes de Dieu. »

Siemaszko parut surpris; mais il ne changea pas de ton, voulant cette fois nous gagner par la douceur. Dès qu'il fut sorti, des larmes de joie coulèrent de nos yeux; nous remerciâmes le Seigneur de la grâce qu'il venait de nous accorder, et mes soeurs se pressèrent autour de moi, en demandant un libre essor aux sentiments que la présence de l'évêque apostat avait si longtemps comprimés.

Le même jour, Siemaszko chargea un pope russe nommé Andrianow de faire l'enquête pour découvrir la vérité au sujet de la supplique signée par Michalewicz; il vit notre constance et nous menaça des plus grands supplices et même de la mort. Rien ne put ébranler notre courage, Dieu lui-même nous soutenait, et il s'en alla en vomissant contre nous mille injures.

Le lendemain, Siemaszko nous fit flageller sous ses fenêtres et pour prix de sa visite il a eu notre sang. Il partit après avoir maltraité Michalewicz, qui s'en vengea sur nous en devenant de plus en plus cruel. Il ne se contentait plus de nous battre, il nous jetait des pierres; les Czernices aussi et jusqu'aux enfants de

 

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choeur qui nous poursuivaient et nous maltraitaient, armés de bâtons pliés en deux, en forme de knout. On employait tous les moyens possibles pour aggraver notre travail dont on nous accablait; j'en citerai un exemple entre mille. Les Czernices nous faisaient porter de l'eau de rivière pour le thé à l'eau-de-vie qu'elles prenaient plusieurs fois par jour ; nous portions cette eau dans des cruches de cuivre extrêmement pesantes et le bras tendu, afin que, disaient-elles, l'esprit polonais ne passât point dans l'eau. La distance était grande, surtout en hiver, car il fallait faire un long détour pour arriver jusqu'à la rivière. Si, exténuées de fatigue, nous approchions la cruche de nous, aussitôt les Czernices qui nous accompagnaient partout, se jetaient sur nous, arrachaient la cruche d'entre nos mains et la renversaient sur nos têtes; il fallait alors recommencer jusqu'à quatre ou cinq fois de suite. Un pareil bain, pris en hiver, nous entourait de glace pour toute la journée; les coups de bâton seuls nous réchauffaient, et nous n'en manquions pas.

Au bout de quelques mois (1839), Siemaszko revint de nouveau pour consacrer, à sa manière, notre ancienne église, destinée désormais au culte schismatique. On avait voulu nous forcer à y travailler; mais nous préférâmes nous exposer à la colère des persécuteurs plutôt que d'y mettre la main.

Siemaszko vint lui-même nous inviter à assister à la cérémonie; il osa même prononcer les mots de confession et de communion: Nous lui répondîmes :

« Dieu lui-même nous prêche, et il aura pitié de nos âmes sans ton absolution. Toi, apostat, tu as cessé d'être notre pasteur; ne t'embarrasse donc plus de nos âmes, mais pense si tu veux à nos corps. Donne-nous à manger, car nous mourrons de faim. »

Siemaszko s'en alla irrité ; il se plaça à la porte de

 

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l'église et donna ordre de nous y faire entrer par force. Alors une nuée de toute espèce de gens se jeta sur nous, une grêle de coups nous assaillit. Toutes nos soeurs furent, dans cette marche glorieuse, décorées de plaies sanglantes; j'avais la tête fendue. Au moment où nous nous approchâmes de l'église, notre sang ruisselait de toutes parts. Je m'écriai dans un transport de force surhumaine :

« Mes soeurs, au nom de Jésus-Christ, portons nos têtes sous la hache! »

Dans ce moment la soeur Wawrzecka jeta une bûche aux pieds de Siemaszko. Je saisis une hache qu'un ouvrier effrayé venait de laisser tomber. Toutes mes soeurs se jetèrent à genoux, et moi à leur tête, un seul genou en terre, d'une voix forte, j'adjurai Siemaszko :

« Tu as été notre pasteur, sois à présent notre bourreau ! Semblable au père de sainte Barbe, assomme tes enfants ! Prends cette hache, prends-la, tranche nos têtes ! Les voilà, fais-les rouler dans ton temple, car nos pieds n'y entreront jamais! Prends cette hache, tranche nos têtes, je t'en conjure, tranche nos têtes! »

Je ne me rappelle pas les expressions, mais je me souviendrai toujours du feu divin qui m'animait, lorsqu'à plusieurs reprises je répétai : « Tranche nos têtes; voilà la hache, voilà nos têtes. »

Siemaszko, avec un coup de poing, fit sauter d'entre mes mains la hache, dont le tranchant alla frapper la jambe de ma soeur Hortolane Jakubowska et lui fit une plaie profonde. Ensuite, en me souffletant terriblement, il me cassa une dent. Je la pris et je la présentai à Siemaszko :

« Tiens, monstre, conserve ce souvenir de la plus belle action de ta vie. Mets cette dent au milieu des diamants qui couvrent ton coeur de pierre; elle y brillera plus que tous ces joyaux pour lesquels tu as vendu ton âme ! »

 

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Alors Siemaszko eut une sorte de défaillance, il dit : « Elles m'ont fait mal. »

Et il tomba entre les mains de ses popes, qui lui présentèrent à boire.

Nous entonnâmes le Te Deum en retournant aux travaux. Chemin faisant, nous pansâmes nos plaies qui nous étaient bien douces.

Siemaszko se consola de sa défaite dans une orgie avec les Czernices qui dura toute la nuit, car toute la nuit des hurras bruyants en l'honneur de l'empereur et de Siemaszko vinrent se mêler aux chants d'action de grâce dont retentissait notre prison. Michalewicz se vengait de Siemaszko jusque sur le misérable chaudron dont nous nous servions pour chauffer la braha (1) que quelques juifs charitables nous donnaient de temps en temps ; il le brisa d'un coup de son talon ferré et nous priva ainsi de la seule nourriture chaude que nous pussions nous procurer, jusqu'à ce que ce bon Jankiel, l'un de nos bienfaiteurs, nous eût fourni un nouveau chaudron.

Cependant la persécution devenait de jour en jour plus violente. Michalewicz, sans cesse ivre depuis son apostasie (lui qui jamais auparavant ne prenait une goutte de liqueur forte), portait habituellement une bouteille d'eau-de-vie dans sa manche. Un jour, en sortant de chez nous, il glissa, tomba la tête la première dans une mare d'eau et y expira. Dieu, ayez pitié de son âme! (1840.)

Les Czernices, en apprenant cette nouvelle, nous menaçaient en nous disant :

« Vous êtes bien heureuses que cet accident soit arrivé le jour et non pas la nuit; car nous vous en

 

1 Marc de l'eau-de-vie de grain.

 

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aurions accusées et vous auriez été fouettées jusqu'à la mort. »

Depuis ce temps nous passâmes sous les ordres du pope Iwanow, qui nous maltraita plus cruellement encore et nous répétait sans cesse :

« Je ne suis pas un Michalewicz ! »

 

 

DÉPART POUR POLOCK ET SÉJOUR A SPA (1840-1843)

 

Vers la fin de l'automne 1840, deux ans après notre arrivée à Witebsk, nous aperçûmes des soldats dans la cour. On nous mit des fers aux pieds et aux mains, en nous attachant deux à deux comme la première fois, et on nous fit marcher sans nous dire où nous allions.

Ah! comment exprimer la douleur qui perça nos coeurs lorsqu'on arracha de nos mains le cher crucifix qui nous accompagnait depuis Minsk et qui nous avait si bien gardées à Witebsk ! On nous l'arracha, notre bien-aimé, en disant :

« Vous n'êtes pas dignes de porter le Christ! »

C'était un vendredi; nous marchâmes deux jours en pleurant notre crucifix. Le dimanche après-midi nous arrivâmes à Polock. On nous arrêta d'abord sur une place publique. Le bon peuple de cette ville cherchait à pénétrer jusqu'à nous, à travers les baïonnettes, pour nous offrir secours et consolations. Les coups de crosse ne les découragèrent pas, jusqu'au moment où on nous fit continuer notre marche devenue triomphante.

Le soir même, on nous déposa au couvent des Basiliennes, occupé déjà par des popes russes et des Czernices. Nous y fûmes au pouvoir du proto-pope Iwan Wicrowkin, qui, toujours ivre, nous poursuivait une

 

 

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corde nouée à la main pour nous en frapper en toutes rencontres. Nous trouvâmes dans notre prison dix soeurs Basiliennes, débris de la communauté de Polock, composée de vingt-cinq soeurs avant la persécution, qui avait commencé à la même époque que celle des Basiliennes de Witebsk, c'est-à-dire six mois avant la nôtre. Par suite de cette persécution, quinze d'entre elles avaient péri avant notre arrivée ; la mère abbesse, nommée Honorine Rozanska, infirme et très avancée en âge, succomba une des premières (nous ne trouvâmes plus que dix soeurs et un cadavre). Au moment de notre entrée en prison, les dix soeurs qui s'y trouvaient se jetèrent à mes pieds, comme l'avaient fait celles de Witebsk et en prononçant les mêmes paroles, me prièrent d'être leur mère et m'offrirent leur obéissance. Nous nous embrassâmes en pleurant; je bénis mes nouvelles filles et nous rendîmes gloire au Seigneur.

Parmi nos soeurs de Polock nous en trouvâmes deux atteintes d'aliénation mentale par suite d'un ébranlement du cerveau, occasionné par les coups et les tourments en tous genres qu'on leur avait fait subir. Malgré cela elles furent chargées de chaînes comme les autres; on les attachait aux brouettes et on leur imposait les travaux forcés comme à nous. La première, Élisabeth Filihauzer, mourut bientôt après notre arrivée ; elle expira sur mes genoux, ayant les poumons déchirés et plusieurs os brisés. La seconde, nommée Thérèse Bieniecka, vécut encore avec nous environ six mois; sa folie avait quelque chose de touchant : elle s'acquittait de son service auprès des Czernices sans faire paraître le moindre signe d'aliénation ; mais, dès qu'on l'avait attachée à sa brouette, elle entrait dans une espèce d'extase, frappait sa brouette comme on frappe un tambour, et, son petit crucifix à

 

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la main, elle chantait avec un accent indicible des vers qu'elle avait composés depuis sa folie, bien qu'auparavant elle n'eût jamais eu aucun goût pour la poésie. Elle élevait son crucifix, le serrait contre son coeur et jamais les popes ni les Czernices ne parvinrent à le lui arracher. Elle terminait en prononçant majestueusement ces paroles de l'Évangile : Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Alors elle se tranquillisait; mais un instant après elle recommençait. Un jour, en rentrant dans notre prison, nous y trouvâmes notre chère fille morte, tout ensanglantée. On voit qu'elle avait expiré sous les coups des bourreaux ; paix à son âme!

Nous perdîmes deux soeurs, non au couvent des Basiliennes où nous les trouvâmes en arrivant à Polock, mais dans une maison nommée Spes, qui signifie sauveur, située à une lieue environ de la ville, sur une hauteur couronnée par une église; cette église, d'abord grec-unie, avait appartenu ensuite aux Jésuites, et avait été enfin profanée par le culte schismatique. Près de cette église il y avait une maison spacieuse avec un enclos; non loin de là s'élève une colline appelée Lysa Gora. Ce fut là qu'on nous transféra du couvent des Basiliennes, quelques jours après notre arrivée, ainsi que tout ce qui habitait cette maison. On nous y plaça d'abord pour nous éloigner de la ville, dont les habitants nous jetaient du pain par-dessus les murs, puis pour nous y employer aux travaux forcés qui nous y attendaient. On commença par nous faire transporter les meubles et les provisions des Czernices dans leur nouvelle demeure ; ensuite on nous employa à niveler la montagne sur laquelle nous devions bâtir un. palais à Siemaszko.

Pendant l'hiver (1840-1841), nous fûmes visitées deux fois par le ci-devant évêque grec-uni de Polock, nommé

 

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Luzyuski, l'un des trois évêques apostats. On voyait qu'il était déchiré de remords; les seules paroles que nous lui entendîmes prononcés furent celle-ci : « Comment vous portez-vous? » Puis en partant il nous disait : « Portez-vous bien. » Il paraissait honteux de son apostasie. Pendant qu'on lui lisait la liste des soeurs, il avait souvent les larmes aux yeux. Siemaszko le dénonça comme atteint d'aliénation mentale, parce qu'il avait refusé d'ajouter de nouvelles tortures à celles que nous subissions déjà.

Les Czernices de Polock nous traitèrent de la même manière que celles de Witebsk, avec la différence que, comme elles étaient plus nombreuses, elles nous faisaient souffrir davantage; nous avions plus d'occupations auprès d'elles et plus de coups de bâton.

Quant aux travaux forcés, le plus pénible était celui de casser les pierres; les outils nous manquaient, il fallait les briser avec une autre pierre. La fatigue que nous éprouvions était si grande, que les os de nos bras en étaient déboîtés; ils sortaient de leurs jointures, et nous nous trouvions dans l'impossibilité d'agir jusqu'à ce que nous nous les fussions remis mutuellement à leur place. Nos cous et nos têtes se couvraient de glandes très douloureuses ; nos mains enflaient et se fendaient, le sang en coulait ainsi que des autres parties de notre corps, quelquefois avec tant d'abondance que nos vêtements en étaient imprégnés et qu'il se répandait jusqu'à terre. A chaque instant nous sentions nos forces défaillir et nous croyions expirer. Cette souffrance était si grande, notre corps dans une agitation si continuelle et si douloureuse, nos os étaient tellement brisés, qu'il n'y avait pas moyen de nous coucher ni de fermer l'oeil à cause des douleurs de tête que nous éprouvions. Nous passions les nuits assises, adossées l'une à l'autre. Cependant le lendemain le bon Dieu donnait de nouvelles

 

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forces à ses ouvrières, qui travaillaient toujours de très bon coeur. Les travaux dont on nous surchargeait étaient évidemment au-dessus de nos forces. Par surcroît de cruauté, jamais on ne permettait aux soeurs de s'entr'aider; nous souffrîmes de cette défense surtout en travaillant à la construction du palais de Siemaszko.

Beaucoup de nos soeurs moururent en cette occasion : dans l'espace de huit jours, nous en perdîmes trois de là manière suivante :

Il fallait tirer jusqu'au troisième étage des seaux remplis de chaux. Ces seaux étaient extrêmement lourds et an ne mettait à cet ouvrage qu'une seule soeur à la fois. Après en avoir enlevé deux ou trois, les forces manquaient; le seau, par sa pesanteur, arrachait la corde des mains de celle qui n'en pouvait plus, tombait sur la tête de la pauvre soeur et l'écrasait. Elle expirait ainsi sans douleur. Mais quelle était celle qui nous déchirait lorsque nous voyions emporter les corps de nos soeurs sur une brouette, pour les jeter je ne sais où, sans qu'on nous permît d'embrasser ces restes précieux et de leur rendre les derniers devoirs.

Voici les noms vénérables de nos trois soeurs qui moururent ainsi : Rosalie Ilgocka, Gertrude Siecieka, Népomucène Landanska.

Pendant le même été (1841), cinq de nos soeurs furent ensevelies dans une excavation qu'elles faisaient pour extraire de la terre glaise. La fosse était déjà très profonde, et de larges crevasses menaçaient d'un éboulement prochain. On en avertit les popes; mais ils répondirent : « Que la terre les engloutisse. » Le jour même leurs dépouilles mortelles y reposèrent sans avoir été souillées par la main des bourreaux, et leurs âmes sont dans le ciel. Voici leurs noms :

Euphémie Gurzynska, Clémentine Zebrowska, Catherine Korycka, Élisabeth Tyzenhauz, Irène Kevinto.

 

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Peu d'heures après neuf autres soeurs périrent encore et voici comment :

A la veille de terminer le troisième étage du palais de Siemaszko, cinq d'entre elles travaillaient sur l'échafaudage et quatre dessous. J'étais moi-même sur les planches lorsque ma soeur Rosalie Meduniecka, occupée à passer le gravier, m'appela et me dit : « Ma mère, je n'en peux plus ! » J'étais la seule qui fût autorisée à échanger mon ouvrage contre celui sous lequel succombaient les soeurs. Je descendis à l'instant et la soeur Rosalie monta. Mais à peine m'étais-je éloignée de quelques pas qu'un bruit terrible fit trembler la terre sous mes pieds; je lève les yeux : le mur auquel on travaillait venait de s'écrouler, et mes neuf soeurs avaient disparu sous les décombres !

Oh! comment ai-je pu survivre à cette catastrophe? Que votre volonté soit faite, ô Seigneur ! Pourquoi donc m'avez-vous frappée si fort? Mais que votre volonté soit faite ! Et je tombai sans connaissance sur le gravier. Puis, revenant à moi, je priai à haute voix pour me faire entendre jusque dans le ciel ; je me plaignais à Dieu du mal qu'il m'avait fait et je l'en remerciais pourtant de tout mon coeur. Mais nos gardiens n'aimaient pas la prière; ils me traînèrent à l'écart, et là je reçus le prix de ma sensibilité trop grande. On me flagella cruellement, puis on me poussa au travail en me disant : « Va travailler, tu périras comme un chien. Dieu te tuera de la même manière pour te punir de ton opiniâtreté. » Les Czernices étaient là, battant des mains et blasphémant.

Voici les noms de ces nouvelles martyres : 1° Rosalie, princesse Meduniecka; 2° Geneviève Kulesza; 3° Onuphre Sielawa; 4° Josaphate Grotkowska; 5° Calixte Babianska; 6° Joséphine Gurzynska; 7° Casimire Baniewicz ; 8° Clotilde Tarnowska ; 9° Cléophe Krystalewicz.

 

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Les cinq premières se trouvaient sur l'échafaudage, les quatre autres au-dessous.

Après une perte aussi considérable d'ouvrières, on fut obligé de suspendre la bâtisse, et on nous employa à battre les pierres, à bêcher, à transporter le bois, la terre, etc. Au bout de quelques semaines, nous reprîmes les travaux : on se hâtait de les terminer, Siemaszko devant arriver sous peu de jours.

L'église destinée au culte des schismatiques fut ornée à leur manière. Un matin on y trouva l'inscription suivante en vers russes :

 

Ici, au lieu de monastères,

La Sibérie et les galères.

 

On nous accusa de l'avoir faite, et on nous flagella deux fois dans la journée si cruellement, que deux de mes soeurs en moururent. Elles expirèrent sur mes genoux : Onuphre Glebocka, le soir même, et Mariancelle Siemniszek, le lendemain matin.

Le proto-pope Wierowkin écrivit à Siemaszko que, saisies d'effroi à la vue de la mort d'un si grand nombre de nos soeurs, nous étions prêtes à passer à la religion orthodoxe. Ce rapport hâta l'arrivée de l'évêque apostat, occupé à fermer et à sceller les églises catholiques de cette province.

Il arriva en automne 1841, un an après notre translation à Polock. Il nous salua par ces paroles : « Comment allez-vous? » Ensuite, il témoigna son contentement de ce que, terrassées par la colère de Dieu, qui s'était manifestée sur nous, disait-il, nous renoncions à notre ancien entêtement et étions prêtes à accepter les bénéfices et la religion orthodoxe.

Je répondis :

« Qui t'a prié de venir nous tenter encore?

 

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— Toi-même.

— Comment, moi'?

            — Si ce n'est toi, ce sont donc tes soeurs qui l'ont demandé.

— Lesquelles? »

A ces mots, toutes mes. soeurs poussèrent un cri d'indignation, et moi, me tournant vers Siemaszko, je lui dis :

« Apostat! tu veux nous surprendre pharisaïquement; mais tu n'y réussiras pas, car nous sommes et, Dieu aidant, nous serons toujours prêtes à mourir pour la foi comme sont mortes nos soeurs.

            — Tu oses me parler encore de la sorte! Ne sais-tu donc pas à qui tu parles?

— Oui, je le sais : à un apostat, à un traître à l'Église et à Jésus-Christ. »

Siemaszko me frappa sur la joue.

            « Notre-Seigneur, lui dis-je, nous ordonne de présenter l'autre joue, lorsqu'on nous a frappé sur la première ; la voilà, frappe si tu oses. »

Il osa. C'est en me souffletant de la sorte presque à chacune de ses visites qu'il me cassa neuf dents.

            « Je te ferai voir qui je suis, me dit-il d'un ton menaçant; je te ferai voir que l'empereur et moi c'est la même chose. »

Alors il tira de sa poche un papier qu'il déplia soigneusement et, le mettant entre mes mains, il m'ordonna de lire à haute voix, pour que toutes les soeurs l'entendissent; l'ukase de l'empereur, conçu à peu près en ces termes :

 

Tout ce que l'archi-archi-archivey (c'est-à-dire trois fois archevêque Siemaszko a fait, et tout ce qu'il fera pour la propagation de la religion orthodoxe, je l'approuve, le confirme et le déclare saint, saint, saint, trois

 

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fois saint, et j'ordonne que personne n'ose en rien lui résister. J'ordonne aussi qu'en cas de résistance quelconque, les autorités militaires, à la simple réclamation de l'archi-archi-archivey Siemaszko, à toute heure et partout, lui fournissent autant de force armée qu'il en demandera, et cet ukase, je le signe de mes propres mains.

 

Signé : NICOLAS Ier.

 

Pendant que je lisais cet ukase, Siemaszko applaudissait du geste et me répétait :

« Lis bien, vois bien, regarde de tes deux yeux et non pas d'un oeil et demi. Entends-tu? regarde bien avec tes deux yeux. »

Dès que j'eus terminé, il nous montra la pétition que nous avions fait passer à l'empereur lors de notre arrivée à Polock et dans laquelle nous protestions que nous abandonnions au gouvernement et nos biens et la pension qui nous avait été promise en quittant Minsk, mais qui ne nous était pas payée (cette pension devait être de trois sous environ par semaine). Nous renoncions, dis-je, à tout, pourvu qu'on nous laissât mourir librement dans notre sainte religion.

Siemaszko déplia la pétition comme il avait déplié l'ukase, et de la même main dont il tenait le papier, il m'asséna un coup de poing si violent sur la figure, que pendant près d'un an je ne pus parler distinctement, les cartilages de la partie supérieure du nez ayant été grièvement offensés.

« Je vous apprendrai, nous disait-il en nous menaçant encore, je vous apprendrai à écrire à l'empereur ! »

Nous reconnûmes notre pétition et nous lûmes ces paroles qui avaient été mises à la marge : Leur demande sera exaucée si elles changent de religion.

« Tu vois bien maintenant, ajouta l'apostat, que l'empereur et moi c'est la même chose. »

Et il me frappa de nouveau si rudement que j'en fus toute couverte de sang. Il me saisit ensuite par les épaules, et me jeta à terre et me foula aux pieds.

A cette vue mes soeurs se lamentaient hautement et mon assistante, la soeur Wawrzecka, me dit :

            « Ma mère, permettez-moi de le mettre à la raison. »

Je lui ordonnai de ne rien faire et elle m'obéit. Siemaszko assouvissait sa rage sur moi seule, n'osant frapper la soeur Wawrzecka, quoiqu'elle se mît en avant pour parer ses coups et les provoquer contre elle. Enfin, fatigué de me battre, il me demanda :

            « Qui a écrit cette pétition?

— Moi, répondis-je.

— Non, toutes, répondirent les soeurs.

— Qui vous a donné du papier timbré ?

— Des pauvres nous en ont acheté.

— Qui l'a composée?

— Nous-mêmes. »

Sa rage allait au delà de toute expression.

            « Lorsque je vous aurai fait écorcher par trois fois, que je vous aurai ôté trois peaux, une que vous avez reçue de Dieu et les deux autres de l'empereur, c'est-à-dire celles qui reviendront après, vous me direz la vérité. »

Puis il s'en alla en blasphémant après avoir donné ordre de nous appliquer à la question. On nous flagella donc sans compter les coups jusqu'à la nuit, demandant toujours qui nous avait fourni le papier, qui avait composé la pétition, etc. Cette nuit même, la soeur Basiline Holynska mourut des suites de ce supplice; comme tant d'autres, elle expira sur mes genoux. On ne put rien apprendre et on nous jeta

 

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baignées de sang dans notre prison jusqu'au lendemain midi, qu'on nous remit aux travaux forcés.

Depuis ce jour, et pendant bien longtemps, on éloigna de nous les pauvres, et on nous priva ainsi de la consolation de partager leur pain. Sans les juifs, que les popes et les Czernices redoutent parce qu'ils leur doivent toujours de l'argent pour l'eau-de-vie, sans les juifs, dis-je, qui nous donnaient de temps en temps la braha, c'est-à-dire le marc de l'eau-de-vie faite avec le blé, nous serions peut-être mortes de faim.

Siemaszko revint le lendemain; le son des cloches qui retentirent pendant une heure nous annonça son arrivée. Aussitôt mes soeurs m'entourèrent toutes tremblantes, à genoux, en pleurant. Elles me dirent :

« Ma mère, nous vous en supplions, ne répondez plus à ce monstre, car il vous tuera et nous resterons orphelines.

— Qu'il me tue, mes enfants, qu'il me tue! Pourvu que ce soit pour Dieu que je meure, il ne vous laissera pas orphelines, il sera votre père et votre mère. »

Siemaszko vint à nous. Comme à l'ordinaire il nous exhorta à l'apostasie, nous menaça, nous maudit et voulait absolument savoir qui avait composé la pétition et qui avait fait les vers dans l'église profanée dont j'ai parlé plus haut. Ce soir-là, il ne me donna que trois soufflets pour le nom d'apostat dont nous l'appelions toujours. Fatigué de notre fermeté, il nous quitta, disant à Wierowkin :

« Tourmente-les, tourmente-les toujours davantage; je saurai en venir à bout. »

Notre misère s'aggravait donc de plus en plus; nos travaux étaient plus durs, nos tourments plus multipliés, notre faim plus cruelle. On ne laissait plus parvenir les aumônes. Une des Czernices, touchée de nos souffrances, nous donna des pois crus. Les autres,

 

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l'ayant vue, se jetèrent sur nous comme des enragées, arrachèrent d'entre nos mains le sac qui contenait ces pois et nous en frappèrent sur la tête. Ensuite on fit une enquête pour savoir quelles étaient nos relations avec cette bonne Czernice, que nous avions vue alors pour la première et la dernière fois. Enfin, pour prix de ces pois dont on nous priva, on nous donna trente coups de verges à chacune.

L'hiver qui suivit fut plus cruel que les précédents

(1841-1842).

Au retour du printemps (1842), les travaux forcés et les flagellations recommencèrent par ordre de Siemaszko, qui nous opprimait impitoyablement. Il nous envoyait sans cesse de nouveaux popes, qui recommençaient auprès de nous leurs sermons ordinaires, mais sans succès. Sur leurs dénonciations réitérées, on nous flagella deux fois par semaine, cinquante coups à la fois et avec beaucoup de cruauté.

A la flagellation nous perdîmes trois soeurs : Séraphine Szczerbinska, âgée de soixante-douze ans, mourut la première. Au trentième coup le nom de Jésus ne s'échappa plus de ses lèvres, son âme était déjà au ciel. Vingt coups restaient encore pour l'exécution du décret; on les frappa sur le cadavre.

La seconde, Stanislas Dowgial, expira sur mes genoux deux heures après la flagellation, invoquant aussi à tout moment le doux nom de Jésus et nous disant :

« Ne pleurez pas sur moi, mes souffrances vont finir; mais pleurez sur les maux qui vous attendent encore. »

La troisième, Nathalie Narbut, prolonga son agonie jusqu'à la nuit. Couchée par terre, la tête sur mes genoux, elle me regardait avec une expression de douceur indicible en serrant son crucifix contre son coeur et sur ses lèvres ensanglantées. Elle répétait sans cesse ces touchantes paroles : « O mon Jésus, viens me

 

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consoler, car je t'aime de tout mon coeur. » C'est en prononçant ces mots : « je t'aime de tout mon coeur, » qu'elle expira.

Après une sixième flagellation semblable, lorsque la nouvelle s'en répandit dans la ville, la femme du général russe commandant la force militaire se jeta aux pieds de son mari et nous recommanda à sa charité. Le respectable vieillard arriva au moment où le supplice allait recommencer. A la vue de tout cet attirail, la femme du général (une Polonaise) s'évanouit ; son mari, tout ému, s'approcha du proto-pope Wierowkin, arracha d'entre ses mains l'ordre de Siemaszko, et lui dit :

« Que fais-tu là, malheureux pope? Es-tu donc un bourreau pour tourmenter ainsi ces filles innocentes?

            — J'exécute le décret de l'archi-archi-archivey.

            — Si tu exécutes l'ordre de ton apostat, je te ferai pendre. L'empereur ne connaît pas les horribles tourments que vous faites. endurer à vos victimes, et lorsqu'il apprendra que je t'ai pendu, il pensera peut-être : « Le bon vieillard a perdu la tête; » mais toi, tu n'en seras pas moins pendu. »

Il jeta le décret, nous fit ramener en prison et nous laissa 100 roubles d'aumône (valeur de 100 francs), avec lesquels Wierowkin nous acheta seulement un peu de pain et de sel, conservant sans doute le reste de l'argent en compensation des soins qu'il nous donnait.

On cessa les flagellations; mais la compassion du général tourna à notre plus grand bien, sans doute, car elle fut l'occasion de plus cruelles souffrances encore : il ignorait que Siemaszko agissait avec les pouvoirs de l'empereur. Aussitôt que l'évêque apostat eut appris la conduite du général à notre égard, il s'enflamma de colère et nous fit ressentir tout le poids de sa vengeance.

 

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Arrivé à Polock (1842) pour visiter son palais que nous avions terminé, et pour consacrer l'église, il nous aborda d'un air menaçant et nous dit:

« A quoi avez-vous pensé en profitant de l'appui que le général vous adonné? Je lui apprendrai, et à vous aussi, à respecter les ordres de l'empereur. » Il menaçait Wierowkin de le faire pendre et prétendait que Sa Majesté dirait seulement : Le vieillard a perdu la tête ! « Et moi je vous dis qu'il avait perdu la tête au moment où il disait cela. C'est moi qui ai le pouvoir de le faire pendre, le malheureux. Ah ! ah ! il a dit que l'empereur ne savait rien de ce que je faisais ! Comment a-t-il osé parler de la sorte?

Puis, montrant de nouveau l'ukase par lequel l'empereur reconnaissait pour saint et très saint tout ce que Siemaszko avait fait et ferait encore, etc.

« Et cela, ajouta-t-il, qu'en dites-vous ? Je vous ferai pendre cent fois par jour.

— Pends-nous, pends-nous mille fois! s'écrièrent toutes les soeurs. Fais avec notre corps tout ce que tu voudras; mais tu n'auras pas de prise sur nos âmes, tu ne parviendras jamais à nous faire entrer dans le temple que tu profanes. »

Il s'en alla tout confus et nous envoya son suppôt Wierowkin, qui nous menaça à son tour de nous faire brûler vives à l'instant sur des bûcher préparés dans la cour. A cette menace, nous élevâmes nos âmes à Dieu, et, désirant ardemment d'être brûlées pour l'amour de lui, nous dîmes à Wierowkin : « Brûlez-nous le plus tôt possible. » Mais le démon préparait contre nous une de ces scènes dont l'enfer peut seul donner l'idée. Siemaszko la médita pendant un banquet où les Czernices se livrèrent, comme toujours, à tous les excès. Il ordonna aux diacres, aux clercs de l'église et à tout ce qu'il y avait d'hommes dans la maison, de se

 

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jeter sur nous pour nous outrager de la manière la plus infâme, promettant à celui qui parviendrait à consommer le crime le grade de proto-pope (= archiprêtre) le jour même.

A cet effet on nous fit rentrer des travaux plus tôt que de coutume, et à l'instant la prison fut envahie par une masse de barbares ivres et féroces. Ah! quelle heure funeste et terrible ! Qui l'a vue ne voudrait plus vivre. Véritable enfer ! Qu'il est affreux d'en rappeler le souvenir ! Le dépeindre serait impossible.

Ils tombèrent sur nous comme des furieux... Qui est-ce qui aurait pu compter les coups, les morsures, les déchirements?... On nous foulait aux pieds, on nous écrasait. Chacune de nous s'attachait des dents et des mains à la terre, gémissant et demandant à Dieu que cette terre s'ouvrît et nous engloutît pour nous préserver de la souillure par la mort. Qui pourra comprendre nos soupirs et nos sanglots brûlants!... Les hurlements et les blasphèmes de nos bourreaux! Le secours que notre divin Epoux nous accorda en ce moment exaspérait leur rage : ils nous mordaient, ils nous déchiraient avec leurs ongles, ils nous mettaient en pièces : dans un clin d'oeil notre sang inonda la prison. Deux de nos soeurs furent écrasées sous les pieds, huit ont eu les yeux arrachés et la figure mutilée, toutes étaient horriblement meurtries. Enfin, les monstres, fatigués et couverts de sang, s'en allèrent.

Oh! alors celles d'entre nous qui le pouvaient encore tombèrent à genoux et, les bras en croix, remercièrent Dieu de cette nouvelle agonie, plus cruelle mille fois que tous les supplices. Puis nous essayâmes de panser nos plaies.

J'avais reçu trois morsures terribles au bras; mon côté fut ouvert jusqu'à laisser voir tues entrailles; j'avais eu la tête tellement fracassée, que par la suite j'ai

 

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perdu l'os qui avait été brisé au haut du crâne, et que la cervelle se trouve maintenant recouverte d'une simple peau.

Les deux soeurs écrasées sous les talons s'appelaient Justine Turo et Liberate Kormin; une troisième, Scholastique Rento, expira sur mes genoux la nuit même.

Ah! quelle nuit cruelle, passée dans les pleurs sans pouvoir se porter du secours ! Nous lavions nos plaies avec nos larmes, et nous les adoucissions par la pensée de la Passion de Jésus-Christ et de la volonté de Dieu.

Siemaszko partit la nuit même, honteux sans doute de son crime. Le lendemain, dans la matinée, Wierowkin vint nous visiter pour faire emporter les cadavres et envoyer aux travaux forcés celles qui vivaient encore. En contemplant d'un oeil hagard et cruel les corps ensanglantées de nos soeurs, il blasphéma en disant :

« Voyez comme Dieu vous punit de votre entêtement à ne pas vouloir embrasser notre religion ! »

Les Czernices, qui vinrent aussi, poussées par une cruelle curiosité, blasphémèrent de la même manière, et on ne nous offrit même pas un verre d'eau pour nous soulager. Un peu de bois pourri et de toile d'araignée fut notre seul pansement.

Le lendemain, la maison entière fut dans la désolation : neuf vaches crevèrent, et dans la nuit les quatre chevaux de Wierowkin et des Czernices furent trouvés morts dans l'écurie. A la vue de ce malheur, une affliction extrême s'empara des popes et des Czernices; ils venaient à tous moments nous frapper en nous accusant de maléfice; il se frappaient la tête contre la muraille; ils ne mangèrent même pas de toute la journée; mais en revanche ils burent de l'eau-de-vie jusqu'à la nuit. Après quoi ils allèrent dans l'église porter contre nous des plaintes et des imprécations, et pleurer devant

 

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Dieu en priant à leur manière. Ce fut vers ce temps que Wierowkin permit qu'on nous donnât les aumônes qui nous étaient apportées.

Au bout de deux mois environ (1843), nous reçûmes la visite du Père Kotoski, franciscain, demeurant presque vis-à-vis de notre maison, dans l'ancien couvent des Jésuites, occupé par le corps des cadets, dont il était censé être le chapelain poux la jeunesse catholique. C'était le seul qui fût resté à Polock après l'expulsion des Franciscains et des Bernardins de cette ville. Vendu au schisme, il était devenu l'âme damnée de Siemaszko; nous l'ignorions entièrement.

A la vue d'un prêtre catholique, nos coeurs tressaillirent de joie, dans l'espoir d'une confession et d'une communion. Oh! que nous étions heureuses d'une visite aussi inespérée ! Cependant il nous parut étrange que le Père Kotoski , tout en compatissant à nos souffrances, ne nous dît rien pour consoler nos âmes ; il se contenta de nous donner de l'argent, du pain et du lard. En partant, il nous promit de fréquentes visites ; aussi ne tarda-t-il pas à revenir. Notre intention cette fois était de commencer par lui demander de nous entendre en confession; mais il prit le premier la parole et nous dit :

« Voilà encore de l'argent et des vivres ; mais c'est surtout. de vos âmes que je veux m'occuper aujourd'hui. »

Et, nous présentant deux livres, il continua :

« Je déplore votre misère ; mais plus encore votre ignorance. Vous vous obstinez sans savoir à quoi. Écoutez-bien : l'Eucharistie sous une ou deux espèces, n'est-ce pas la même chose? Voilà pourquoi l'Eglise grecque unie et l'Eglise latine n'en font qu'une. Donc, et à une bien plus forte raison, l'Eglise grecque unie et l'Église orthodoxe sont une même chose. »

 

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Après nous avoir lu dans un des livres qu'il nous apportait un passage à l'appui de ce qu'il avançait, il reprit :

« Si l'union et l'orthodoxie sont une même chose, donc le désir de Siemaszko que, sous un même monarque, il n'y ait qu'une seule religion, est le plus saint des désirs; et vous, vous étiez folles de vous opposer à ses vues en vous obstinant dans un sentiment contraire. Si vous y persévérez, vous serez coupables devant Dieu. Moi, votre Père, moi, bon catholique, je ne désire en tout. cela que le salut des âmes. »

Nous restâmes stupéfaites à ces paroles. Les soeurs me regardèrent. Je m'écriai :

« Ah! qui t'envoie?

            — Dieu m'envoie vers vous pour sauver vos âmes, que par votre opiniâtreté et votre résistance vous avez mises dans l'enfer.

— Ah ! Judas ! si nos âmes sont dans l'enfer, va-t-en, retourne à ton ciel! »

A ces mots, il leva sa main sacrilège pour me frapper. Nos soeurs, en le voyant, se jetèrent spontanément sur lui. Wawrzecka le saisit par les épaules, et aidée par les autres, le mit à la porte. Cela se fit en un clin d'oeil. Je me mis sur la porte pour empêcher qu'il ne fût poursuivi et je lui jetai les livres impies qu'il voulait nous laisser. Nous ne l'avons plus revu.

Ce fait passa d'abord inaperçu. L'argent, le pain et le lard nous étaient restés ; nous les conservâmes dans la cheminée pour les préserver des chiens, des rats et des Czernices, qui avaient l'habitude de voler nos provisions pour les donner aux chiens. Mais, quelques mois après, il paraît que ce fut à l'instigation de Kotoski que Siemaszko ordonna qu'on nous enfermât pendant six jours sans nous donner à boire, n'ayant pour toute nourriture qu'un demi-hareng salé par tête. Les deux

 

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premiers jours ce supplice nous parut insupportable : un feu dévorant nous brûlait les entrailles ; nous avions la peau de la langue et du palais enlevée par la fièvre. Mais la Passion de Jésus-Christ nous redonna la vie; nous méditâmes la soif de Notre-Seigneur sur la croix et nous ne voulûmes plus satisfaire d'autre soif que celle du salut des âmes. Nous pensâmes aussi à la soif des âmes du purgatoire. Si celle qui nous brûle est si terrible , disions-nous , et cependant elle pourrait être éteinte par un seul verre d'eau, oh ! quel doit être le feu qui dévore les âmes du purgatoire, si leur soif ne peut être éteinte que par la possession d'un Dieu tout entier ! Et nous tombâmes la face contre terre, offrant à Dieu nos souffrances pour leur soulagement. Le Seigneur eut pitié de nous; depuis ce moment nous ne sentîmes plus ni faim ni soif. Lorsque le septième jour au matin on ouvrit la porte de notre prison pour nous envoyer aux travaux forcés, nous promîmes à Dieu de passer encore ce septième jour sans boire, en l'honneur des sept douleurs de la sainte Vierge.

Pendant la semaine qui venait de s'écouler, Wierowkin nous avait visitées plusieurs fois, accompagné de deux popes, pour nous menacer de nouveaux tourments si nous persistions dans notre refus. Voyant notre persévérance, un des popes poussa un profond soupir et sortit; on dit même qu'il pleura; il ne revint plus.

Wierowkin, étonné qu'après de pareilles souffrances nos santés ne parussent pas plus altérées, disait quelquefois dans un transport de colère :

« Voyez, chacune d'elles a un démon dans le corps qui souffre pour elle. »

Nous passâmes encore l'hiver et le printemps (1842-1843) suivants à Polock, employées aux mêmes travaux : nos soeurs aveugles tricotaient ou cardaient la laine.

 

SÉJOUR A MIADZIOLY. — PRISON ET ÉVASION (1843- 1845)

 

Vers la fin du printemps 1843, nos gardiens nous firent sortir de la cour. Aussitôt la soeur Wawrzecka, apercevant des soldats, nous dit :

« Mes soeurs, nous allons voyager; on va nous parer, voici nos bracelets. »

En effet, on nous enchaîna deux à deux comme de coutume, on nous entoura de baïonnettes et on nous fit marcher sans nous dire où on nous conduisait. L'idée nous vint que nous allions être transportées en Sibérie. « Tant mieux, nous souffrirons davantage, » s'écrièrent nos soeurs. Et nous entonnâmes un hymne en l'honneur de l'archange saint Michel.

Wierowkin nous accompagna jusqu'au passage de la Dzwina, que nous traversâmes sur une barque. Il y descendit avec nous. Son air inquiet nous fit sourire, et la soeur Wawrzecka lui dit :

« Tu as perdu l'esprit si tu crois que nous allons te jeter dans l'eau; la Dzwina n'est pas le ciel pour que nous y sautions. »

Après dix ou douze jours de marche, nous arrivâmes à Miadzioly, petite ville dans le gouvernement de Minsk. Là on nous remit au pouvoir du proto-pope Danilo Skrypin, supérieur des Czernices, dont une multitude avait envahi le couvent des Carmélites, qui venaient d'être expulsées.

Au même moment, les popes et les Czernices nous dirent :

« Comme vous vous portez bien! Comme vous êtes grasses et fraîches ! Vous n'avez donc rien souffert, vous n'avez donc pas travaillé? Attendez un peu, nous

 

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saurons bien vous faire perdre votre embonpoint. Bravo! bravo! nous avons des servantes, nous avons des ouvrières. »

Et elles frappaient des mains. Nous fûmes employées de suite à leur service et aux travaux les plus dégoûtants.

Pour notre honte et notre malheur, nous trouvâmes dans cette maison deux apostats basiliens, Wasilewski et Komorowski, qui furent la cause et les instruments d'un surcroît de souffrances : ils volaient le linge que nous blanchissions pour la maison, le mettaient en gage chez les juifs pour avoir de l'eau-de-vie. Nous étions accusées et battues cruellement.

A la vue des mauvais traitements dont on nous accablait, deux novices, arrivées récemment de Pétersbourg, après avoir fait d'amers reproches aux popes et aux Czernices, partirent en leur disant :

            « Votre maison n'est pas un monastère, c'est une Sibérie; nous vous quittons et Dieu vous punira. » Les popes nous battirent terriblement, nous accusant d'avoir été la cause du départ de deux riches héritières qu'ils tenaient à conserver; ils s'en vengèrent surtout sur la soeur Wawrzecka, qui avait parlé français avec elles et leur avait fait connaître les détails de la persécution que nous endurions.

Siemaszko arriva vers l'automne de la même année (1843). Cette fois il ne vint pas chez nous; mais il nous fit conduire chez lui, moi et mon assistante, la soeur Wawrzecka. Là, en présence d'une foule de Czernices et d'un certain nombre d'enfants russes schismatiques dont on était censé faire l'éducation dans cette maison, il nous exhorta avec douceur et en polonais (ce qu'il fit pour la première et dernière fois depuis son apostasie) :

            « Que gagnerez-vous, nous dit-il, à persister dans votre opiniâtreté? Vous avez perdu un grand nombre de vos compagnes, ne vaut-il pas mieux pour vous profiter de la bonté de l'empereur? Votre obéissance serait récompensée et Dieu vous bénirait. Voyez-vous ces enfants? Je suis disposé à confier à vos soins ces âmes pures et innocentes.. »

Et, indiquant un petit paquet sur une table, il ajouta :

            « Voilà de plus une récompense toute prête, pourvu que vous embrassiez la religion orthodoxe. »

— Vous avez déjà éprouvé que nous ne craignons ni les tourments ni la mort pour Jésus-Christ; car c'est uniquement pour lui que nous vivons et que nous voulons mourir. C'est lui que nous voulons servir ainsi que notre prochain à cause de lui. Nous ne consentirions jamais à élever des schismatiques, à moins que ce ne fût pour les élever à la religion catholique. »

Alors au milieu des Czernices s'éleva une voix perçante :

            « Elles sont maudites ! elles sont maudites ! » Siemaszko nous menaça des verges et la soeur Wawrzecka lui dit :

            « C'est justement ce que nous voulions vous demander.

            — Vous faites tort à votre respectable famille, que vous désolez par votre opiniâtreté; craignez l'enfer si vous persistez.

— A qui parles-tu d'enfer, toi qui en viens pour nous tenter?

            — Et toi, qui oses-tu tutoyer de la sorte?

            — Toi-même, quoique tu ne le mérites pas; cette manière de parler est par trop noble pour toi , car nous nous en servons même en parlant à Dieu; ainsi nous lui disons : « Dieu, que tu es miséricordieux et patient, « puisque tu souffres en ta présence un pareil apostat. »

A ces mots des cris tumultueux se firent entendre de toutes parts, et Siemaszko nous chassa en nous maudissant.

 

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Après son départ, nous fûmes obligées de purifier par l'eau et par le feu l'endroit où il nous avait reçues; car les Czernices disaient que nous étions le maudit sang polonais.

Pour adoucir ce sang, Siemaszko ordonna de nous plonger dans le lac sur le bord duquel était situé Miadzioly.

Après la lecture du décret qui portait cet ordre, on nous fit mettre à toutes, excepté aux aveugles, des espèces de chemises en toile semblable à celle dont on se sert pour les sacs à blé. Une seule manche réunissait les deux bras et en empêchait le mouvement. On nous passa ensuite de grosses cordes au cou et nous traversâmes ainsi la ville. Une foule de juifs nous accompagna en pleurant. De petites barques nous attendaient au bord du lac : nos bourreaux s'y placèrent deux à deux : les malheureux apostats Wasilewski et Komorowski furent du nombre, ce dernier fut le plus cruel.

D'abord le proto-pope Skrypin nous dit :

« Si vous n'acceptez pas notre religion, je vous ferai noyer comme de petits chiens.

— Nous n'abandonnerons pas Jésus-Christ, et toi, démon, fais exécuter tes ordres. »

On nous tira donc après les barques qui avançaient; chaque bourreau traînait par la corde une victime.

Lorsque nous eûmes de l'eau jusqu'à la hauteur de la poitrine, on s'arrêta. Le proto-pope nous fit les mêmes menaces et reçut de nous les mêmes réponses. On nous traîna jusqu'à une grande profondeur. Le poids de notre chemise grossière et l'inaction forcée de nos bras rendaient presque inutiles tous les effort que nous essayions de faire pour nous soutenir sur l'eau et pour aider nos voisines; la corde avec laquelle nous étions traînées nous étranglait ; nos cous en conservent encore les traces. De temps en temps les barques se

 

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rapprochaient du rivage ; nous respirions un instant dans une eau moins profonde; on nous répétait les mêmes exhortations à l'apostasie ; nous les interrompions en criant :

« Noyez-nous, noyez-nous. »

Alors nous étions plongées de nouveau, et Skrypin, écumant de rage, disait aux popes :

«Noyez-les, noyez-les comme de petits chiens. »

Les juifs sanglotaient, les popes riaient, et les Czernices, du haut du monastère, battaient des mains. La première fois le supplice dura à peu près trois heures. Une seule d'entre nous s'était évanouie. Réveillée à coups de pieds, elle put encore se traîner jusqu'à sa prison. Les juifs nous reconduisirent en pleurant; ils nous jetaient des aumônes que nous ne pouvions recueillir, ayant les mains embarrassées dans la manche unique de nos chemises. Une femme juive plus hardie passa au cou d'une de nos soeurs un cordon au bout duquel étaient attachées des provisions qu'elle porta jusqu'à la prison. Là nous gardâmes notre vêtement glacé ; le sol de notre cachot, inondé de l'eau qui en découlait se changea en boue. Le froid, l'humidité nous pénétrèrent et nous firent grelotter toute la nuit. Nos plaies s'envenimèrent et il s'en forma de nouvelles sur notre corps. Plusieurs de nos soeurs en contractèrent de graves infirmités.

Le premier bain de ce genre eut lieu un samedi, le second le mardi suivant, le troisième le samedi de la même semaine, le quatrième le mercredi suivant, le cinquième le samedi de la même semaine, le sixième et dernier le lundi suivant.

Dans le troisième bain, deux de nos soeurs se noyèrent, une, hélas ! à mes côtés, sans que je puisse la secourir. Elle se nommait Joachim Woiewodzka, l'autre Augustine Romanowska.

 

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A la vue de ces deux morts, les juifs poussèrent des tris et firent des lamentations, comme si le jour du jugement dernier arrivait pour eux.

Lorsque la première de mes soeurs se noyait, je m'écriai : « Sauvez-la! sauvez-la! » L'apostat Komorowski, qui la tirait par la corde, répondit : « Qu'elle crève ! » Il la traîna morte jusqu'à terre.

Tandis que les popes riaient et blaphémaient, que les Czernices battaient des mains et que les juifs nous plaignaient en se lamentant, nous remerciâmes le bon Dieu et nous lui recommandâmes nos soeurs défuntes.

On les enterra au bord, du lac; puis on vint nous insulter dans notre prison en disant :

« Nous avons enseveli vos soeurs, payez-nous, donnez-nous à boire. »

La nuit même les fidèles enlevèrent les corps de nos soeurs pour leur donner une sépulture chrétienne : les popes et les Czernices dirent que les démons les avaient emportées.

Au quatrième bain, la soeur Hortolane Jabakowska tomba en défaillance. Cette fois-ci nous pûmes la sauver encore, mais au cinquième bain elle succomba et mourut sous l'eau.

Le sixième bain fut le dernier. L'eau commençait à geler et les juifs, par leurs lamentations et leurs injures contre les popes, réussirent à faire cesser ce genre de tourment. Les juifs se sont toujours montrés pleins de charité à notre égard. Que Dieu les illumine et les sauve.

L'hiver, qui ne tarda pas à arriver (1843-1844), fut bien cruel pour nous : nos plaies, ouvertes par le contact de l'eau glacée, et nos infirmités s'aggravèrent considérablement. On nous permit alors d'aller prendre du bois dans la forêt; mais la fatigue que nous occasionnait une marche très longue au milieu de la neige nous fit souvent tomber sous le poids de notre charge,d'autant plus que nous étions sans cesse entravées par les chaînes, que nous ne quittions ni jour ni nuit. Le froid était si vif dans notre prison, que nous étions entourées de glaçons. Le mauvais poêle qui s'y trouvait la remplissait tellement de fumée, qu'une de nos soeurs, Marthe Baliwska, en fut asphyxiée.

Telle est l'histoire de cet hiver et de celui qui suivit, encore plus dur. Sept de nos soeurs devinrent tout à fait infirmes. Voici leurs noms :

1° Anicette Brochocka; 2° Vincente Brochocka, sa soeur ; 3° Dorothée Januszewska; 4° Régine Sadkowska ; 5° Cornélie Jatoft ; 6° Cajetane Koziel; 7° Cunégonde Kryrsiewicz.

Ajoutons à ce nombre les huit aveugles auxquelles on avait arraché les yeux dans l'horrible scène de Polock :

1° Justine Szlegel; 2° Alexandrine Pieczora; 3° Salomée Botwid ; 4° Apollonie Domeyko; 5° Bonaventure Gedyoft ; 6° Norberte Jurcewicz ; 7° Christine Heuvald ; 8° Praxède Zaykoska.

Malgré l'état déplorable où nous nous trouvions, on nous surchargeait de travail ; celles qui ne pouvaient plus marcher étaient employées à des ouvrages manuels: les aveugles continuaient à tricoter pendant le jour pour les Czernices et pendant la nuit pour les juifs qui nous donnaient à manger.

A la fin du second hiver (1844-1845), nous n'étions plus que quatre qui pouvions soigner les aveugles et les infirmes. En allant chercher du bois dans la forêt pendant ce dernier hiver, la soeur Stéphanie1Przeialgowska avait eu les membres gelés et était morte asphyxiée la nuit suivante dans la prison. On nous menaçait toujour• de la Sibérie et on nous assura même que l'ordre de l'empereur pour nous y transporter était déjà donné.

 

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Ce fut alors (1845) que Dieu nous inspira la pensée de prendre la fuite, dont une excellente occasion se présenta bientôt.

Pour célébrer la fête du proto-pope Skrypin, tous les popes, diacres, chantres, gardiens et Czernices s'enivrèrent pendant trois jours de suite : des tonneaux d'eau-de-vie furent placés dans la cour; chacun y puisait à volonté et le plus souvent tombait à côté dans un état complet d'ivresse. Le dernier jour, les habitants de la maison étaient tellement ensevelis dans l'ivresse, qu'il n'y avait plus personne pour apprêter à manger. Au reste, rien n'eût été plus inutile; de nouvelles libations d'eau-de-vie était la seule chose qui interrompit pour de courts instants le profond sommeil de nos gardiens. Nous profitâmes de ce moment de repos pour ôter nos fers et prendre la fuite de la manière suivante.

Pendant la nuit qui suivit le troisième jour de cette orgie, nous avions adossé au mur de la prison un tronc d'arbre fort long à l'aide duquel nous atteignîmes le haut de la muraille. Je montai la première. Arrivée au sommet qui correspondait au troisième étage, je contemplai un instant la distance effrayante qui me séparait du sol. Je demandai encore une fois à Dieu si c'était sa volonté, et après avoir invoqué la très sainte Trinité, en faisant le signe de la croix, je me précipitai au nom et à la garde de Dieu. Le Seigneur avait donné sa bénédiction, je tombai sur la neige sans me faire aucun mal.

La soeur Eusébie Wawrzecka me suivit de la même manière. Vint ensuite la soeur Clotilde Konarska, qui avait eu un oeil arraché à Polock; la quatrième, Irène Pomarnacka se fit attendre longtemps. L'inquiétude commençait à nous saisir, mais enfin nous l'entendîmes prononcer ces paroles : « Loué soit le Seigneur ? » et elle tomba comme nous sur la neige. Elle se leva

 

 

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lestement et nous salua, vêtue d'un manteau qu'elle avait pris à un gardien russe ivre mort, pendant que nous l'attendions, effrayées de son retard.

Tout cela arriva vers minuit du 31 mars au 1er avril de l'année courante 1845.

Dieu l'a voulu ainsi.

Il prendra donc soin de nos pauvres soeurs aveugles et infirmes que nous avons abandonnées sans les prévenir; car si elles nous avaient demandé de rester avec elles, nous n'aurions pas eu le courage de lei quitter, et cependant il a fallu fuir, Dieu l'a voulu.

Il m'a été dit que deux de nos soeurs infirmes moururent peu de jours après et que toutes les autres furent placées dans un hôpital après une longue résistance de la part de Siemaszko, qui ne voulait le permettre que si elles consentaient à communier une fois au moins de la main d'un pope schismatique. Ne pouvant pas l'obtenir de nos soeurs, il exigea des gardiens de l'hôpital la promesse que jamais un prêtre catholique ne leur serait amené.

Après avoir secoué la neige qui nous couvrait, nous allâmes sur les ruines d'une chapelle voisine réciter en commun les prières de la nuit; nous invoquâmes le secours de la très sainte Trinité et la protection de la sainte Vierge, nous nous recommandâmes à nos anges gardiens et à nos saints patrons. Nous nous embrassâmes en pleurant et nous nous séparâmes, afin d'échapper plus facilement aux poursuites de la police et pour que l'une d'entre nous au moins pût avoir le bonheur de parvenir jusqu'aux pieds du vicaire de Jésus-Christ et d'y déposer les gémissements d'un peuple martyrisé pour la foi, d'un peuple qui demande à grands cris le retour de ses prêtres, mourant dans les prisons, gelant dans les glaces de la Sibérie et persécuté en haine de la sainte Eglise romaine, d'un peuple

 

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demandant à grands cris le rétablissement de ses sanctuaires détruits ou, ce qui est plus triste encore, profanés par le schisme.

Après avoir erré environ trois mois dans les forêts de la Lithuanie, souffrant du froid, de la faim, de la soif, espionnée, poursuivie et toujours préservée de tous ces dangers par la divine Providence, j'ai traversé la Prusse, la France, et je suis heureusement arrivée à Rome, où, par ordre exprès du Saint-Père, je viens de faire le récit de tout ce que j'ai pu me rappeler des événements qui se sont passés pendant les sept années où nous avons eu le bonheur de souffrir pour la foi.

Je demande en grâce qu'on ne donne point de publicité à rien de ce qui pourrait attirer de nouvelles persécutions sur les âmes charitables qui, de temps à autre, nous portèrent des secours. Que Dieu les bénisse, qu'il les récompense non seulement du bien qu'elles nous ont fait (malgré les dangers auxquels elles s'exposaient), irais encore de celui qu'elles avaient le désir de nous faire pour l'amour de Dieu.

Enfin qu'en tout, partout et pour tout, le nom de la très sainte et très auguste Trinité soit loué et glorifié dans tous les siècles des siècles.

Amen.

 

Je dois ajouter un mot sur notre respectable et chère Mère générale, la princesse Euphrasine Giedymin, descendante des grands-ducs de Lithuanie. Sa piété, son esprit de pénitence et sa charité étaient exemplaires. Outre les grandes richesses qu'elle avait apportées dans l'Ordre de Saint-Basile, elle nourrissait tous les jours quarante pauvres à sa table. L'esprit de Dieu dont elle était remplie se manifestait dans toute sa conduite, et elle le communiquait à l'Ordre entier qui était confié à ses soins.

 

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Lors de mon entrée en religion, il y a trente-huit ans, elle était déjà abbesse générale, et habitait Orsza, résidence ordinaire des supérieures générales.

Agée de plus de quatre-vingts ans lorsque la persécution commença à sévir, elle soutint et anima ses soeurs par son exemple. Les tourments qu'ou leur fit subir diminuèrent bientôt le nombre de ses filles. Envoyée en Sibérie avec celles que la mort avait épargnées, elle succomba pendant la route, qu'elles faisaient à pied et enchaînées. C'est elle sans doute qui, du Ciel, a obtenu par ses prières la grâce de la persévérance au corps entier de l'Ordre des Basiliennes, persécuté sous le sceptre de l'empereur Nicolas. Les 245 religieuses qui composaient cet Ordre ont toutes, sans en excepter une seule, scellé de leur sang leur attachement inviolable à la Foi et à l'Eglise et leur fidélité à Jésus-Christ et à son vicaire.

Dieu seul en soit loué.

 

MAKRENA MIECZYSLARSKA.

 

Nous soussignés déclarons avoir lu la présente déposition de la Mère Macrine , écrite en sa présence, et nous certifions. qu'elle est entièrement et dans tous ses détails conforme à ce que nous avons entendu de sa bouche.

S. Maximilién Ryllo, recteur de la Propagande. L'abbé Alexandre Jelowicki, recteur de Saint-Claude. L'abbé Aloys Leitner, théologien de la Propagande.

 

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LETTRE ET MARTYRE DE JEAN NI, 
CATÉCHISTE A TANG—KO—KAI,
LE 1er FÉVRIER 1840

 

Nous avons dû omettre bien des récits, passer sous silence bien des noms, toutefois nous citons encore une lettre écrite dans sa prison par Jean Ni, catéchiste, six jours avant de mourir (26 janvier) et adressée à ses parents. Après avoir donné sur son arrestation, ses premiers interrogatoires et son séjour dans la prison quelques détails, le confesseur continue :

« Je fus transféré à la prison du tribunal des crimes. J'y rencontrai une dizaine de chrétiens, hommes et femmes, tous mes amis intimes, détenus pour y recevoir leur sentence de mort. Quelle joie, quel bonheur de nous retrouver ensemble comme frères et soeurs, et comment remercier assez Dieu d'un pareil bienfait ! Deux ou trois mois se passèrent sans que le juge tînt aucune séance, j'en étais triste et inquiet. Les péchés de toute une vie, pendant laquelle j'ai si souvent offensé Dieu par pure méchanceté, formant par leur nombre comme un amas de montagnes, se présentaient à ma pensée, et je me disais : « Quel sera donc le dénouement de tout ceci? » Toutefois je ne perdais point l'espérance. Le 10 de la douzième lune, je fus cité devant le juge, qui me fit administrer une bastonnade extraordinaire. Par mes seules forces comment eussé-je pu la supporter? Mais soutenu de la force de Dieu, par l'intercession de Marie, des anges, des saints et de tous nos martyrs, je croyais presque ne pas souffrir. Jamais je ne pourrai payer une pareille

 

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grâce, et l'offrande de ma vie est bien juste. Toutefois ma conduite étant si peu réglée et mes forces si nulles, j'étais dans la confusion et la crainte.

« Mais pourquoi s'inquiéter devant Dieu qui connaît tout? Dans son infinie bonté, il a daigné envoyer son Fils pour nous en ce monde; ce divin Fils fait homme a, pendant trente-trois années, supporté mille souffrances, il a versé jusqu'à la dernière goutte de son sang pour donner la vie à tous les peuples dans tous les siècles. Et moi malheureux, dans toute ma vie, je n'ai jamais su le louer ni le remercier; je n'ai pas eu le courage de faire pour lui un acte de vertu gros comme l'extrémité d'un cheveu. Que dis-je? aucun jour ne s'est passé sans que je l'aie offensé et trahi au gré de mes caprices ; je n'ai fait que perdre mon temps. Comment ai-je donc pu être si stupide et si ingrat?

« Cette vie n'est qu'un instant, et le corps est une chose bien vaine. Quand l'âme s'en est séparée, après une dizaine de jours, regardez ce cadavre; quelle chose misérable et digne de pitié ! L'odorat ne peut supporter cette pourriture; les yeux, les oreilles, le nez et la bouche ne se distinguent plus; tout le corps est en dissolution, et il ne reste guère que les os. Cette vue coupe la respiration, et l'intelligence en est toute troublée. Hélas ! héla§ ! voilà pourtant ce corps que l'on veut, à tout prix, bien nourrir et vêtir délicatement! Pendant la vie on flatte ses passions et ses inclinations déréglées, on suit tous ses désirs de grandeur, de richesse, d'aisance et de plaisir. Pour lui, on se fait de gaieté de coeur l'esclave du démon, on oublie l'éternel bonheur de la véritable patrie ; on met tout son coeur, toutes ses forces à choyer cette pâture des vers, et la pensée que l'âme immortelle va tomber en enfer pour y brûler éternellement ne

 

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fait pas trembler! Vivre ainsi, n'est-ce pas s'assimiler aux animaux? Que dis-je ? les animaux, eux, n'ont pas d'âme à sauver; mais l'homme qui a une âme, mener ainsi la vie dès animaux, quelle horreur!

            « Comment peut-on être assez insensé pour ne pas penser au redoutable jugement qui suivra? On dépense le temps à des inutilités, et après cette vie il ne reste que d'affreux regrets. Le coeur plein de rage, il faut dire adieu au paradis, et quand, tout inondé d'amertume, on descendra aux enfers, quel moyen d'échapper? A qui désormais demander la vie? Esclave des horribles démons, et sans cesse au milieu des feux dévorants, quelle effrayante situation! Depuis longtemps cette peine éternelle m'était bien due à cause de mes péchés. Mais puisque Dieu m'a jusqu'ici conservé la vie, je veux faire en sorte de les détester pour en obtenir le pardon.

            « La persécution de cette année est la plus forte qu'il y ait eu en ce pays; le nombre de ceux qui, par leur mort, ont confessé Dieu et relevé la gloire de l'Eglise est si grand, que la religion pourra bien se conserver sans doute, mais combien est languissante la foi des chrétiens qui restent! Leurs forces sont consumées et comme brisées, ils tremblent, ils apostasient, ils se laissent abattre. Nul remède désormais, disent-ils, et, poussés par la tiédeur et la faiblesse, ils semblent sur le point de redevenir païens. Pourquoi donc se disaient-ils chrétiens? Dans quel espoir, au milieu d'un pays tel que celui-ci, avaient-ils donc embrassé l'Evangile?

            « De grâce donc, faites vos efforts et employez tous les moyens possibles pour ne pas vous laisser surprendre aux pièges trompeurs des trois ennemis : le monde, la chair et le démon; mais de tous le plus dangereux, c'est la chair. Soyez assidus à la lecture

 

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et à la prière; sachez saisir le moment propice pour vous livrer à la méditation, et ne la discontinuez pas; prenez goût au chemin de la croix, et si à chaque station vous réfléchissez avec ferveur, vous y trouverez un profit spirituel immense. On parvient très difficilement à connaître toutes ses passions, ses affections déréglées, ses vices et ses habitudes, sans l'exercice de la méditation et de la prière. Cependant, si on ne les connaît pas, on ne peut éviter les peines éternelles de l'enfer. Il y a des pensées qui offusquent les yeux de l'esprit, et en même temps lient et fatiguent les forces de l'âme. On se dit par exemple: pour le moment, j'ai trop d'affaires; pour le moment, il y a des difficultés entre moi et le prochain; on trouve encore d'autres prétextes qui éloignent de la réception des sacrements. En remettant ainsi de jour en jour, combien sont déjà tombés dans l'abîme ! De grâce, soyez sur vos gardes et réfléchissez-y bien.

« N'oubliez pas surtout d'invoquer la sainte Vierge dont toutes nos paroles ne peuvent exalter les vertus sans bornes. O Marie toujours vierge, vous êtes la mère du Fils de Dieu ! Cumulant tous les bonheurs et toutes les vertus, elle brille d'un éclat incomparable; reine du ciel et de la terre, elle connaît en détail tous nos besoins, et dans sa bienveillance elle ne néglige rien de ce qui nous touche. Elle est toute sainte et toute belle. De tout temps, combien de saints et de saintes n'ont pas obtenu le royaume du ciel en l'honorant! Priez-la donc instamment, et vous êtes sûrs d'être exaucés; sur dix mille, un seul même ne saurait être refusé.

« Je vous ai dit trop de choses déjà; mais c'est ma dernière heure. J'ai le coeur dans l'impatience et le corps tout agité, je ne puis dire tout ce que je voudrais et ce que je dis est sans suite et très incorrect.

 

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A la fin, combien resterez-vous de chrétiens? Ayez donc soin d'être toujours attentifs; réunissez-vous pour prier de tout votre coeur, et si vous pouvez obtenir du Saint-Esprit le feu de la charité, il n'y aura plus de difficultés pour vous. Ne craignez ni les dangers, ni la mort; ne rendez pas inutile le désir que Jésus a de sauver tous les hommes, et par son secours vous pourrez traverser heureusement la mer orageuse de cette vie, et faire aborder votre barque aux rivages du ciel, où nous jouirons ensemble des foies éternelles dans les siècles sans fin.

« Je ne pourrai pas écrire en particulier à Thérèse ét à Agathe. Elles ont rompu déjà avec le monde ; mais ce n'est pas là le plus difficile. Agathe, forcée de vivre avec les païens, aura bien des difficultés à vaincre ; elle devra corriger son caractère difficile... Imprimez profondément dans vos coeurs les cinq plaies de Jésus-Christ. Rendez à Dieu amour pour amour, vie pour vie, et alors même pourrez-vous espérer avoir entièrement satisfait à votre devoir? Car Notre-Seigneur a souffert mille douleurs et mille amertumes de son plein gré, pour nos péchés; comment payer jamais un tel bienfait?

« J'ai mille choses à vous communiquer. Mais je ne puis tout dire. Ces lignes sont les dernières que ma main pourra tracer en ce monde; j'espère que vous en prendrez lecture et en profiterez. — Année kei-hai, le 22 de la douzième lune. »

Six jours plus tard, le courageux soldat de Jésus-Christ scellait cette lettre de son sang.

 

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MARTYRE D'UN OFFICIER
ET D'UN TAMBOUR EN ALGÉRIE
(23 mai 1842)

 

Le 23 mai 1842 (1), trente hommes, commandés par un officier, ,furent attirés dans une embuscade aux environs de la Maison-Carrée, et massacrés impitoyablement. Au nombre des assaillants se trouvaient dix déserteurs de la légion étrangère, dont la cruauté dépassa celle des Arabes. Un seul soldat nommé Waguener échappa à la mort. Emmené en captivité, il put. s'évader; il fut rencontré, mourant de faim et de fatigue, par une patrouille, auprès de l'un des camps de la Mitidjah. Il raconta que son détachement, entouré par plusieurs centaines d'ennemis, avait à peine eu le temps de se défendre, et que ses malheureux camarades étaient tombés presque tous à la fois. Blessé lui-même et étendu à terre, il avait vu son brave officier et le tambour, restés seuls debout, refuser la vie, que les chefs leur offraient s'ils voulaient embrasser la loi du prophète, et succomber aussitôt. Pour Waguener, il n'avait pas eu le même courage; il s'était rendu et avait été circoncis.

Dans une autre circonstance, un prisonnier français avait consenti à prononcer la formule ; ce n'était pour lui qu'une parole vide de sens. Il restait à recevoir l'espèce de tonsure usitée chez les musulmans. A ce moment, il vit la honte de l'apostasie et résista. On lui dit de choisir. « Qu'on me coupe la tête, dit-il sans hésiter; je suis chrétien ! » Il eut la tête tranchée.

 

1 L. VEUILLOT, Les Français en Algérie, Souvenirs d'un voyage fait en 1841; in-8°, Tours, 1845, p. 175.

 

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TRAVAUX ET MARTYRE D'ANDRÉ KIM PRÊTRE
A SÉOUL (CORÉE), LE 16 SEPTEMBRE 1846

 

En 1842, la guerre de l'Opium commença à aplanir efficace-ment les voies d'accès en Extrême-Orient aux missionnaires. Le Gouvernement français envoya dans les mers de Chine deux frégates : l'Erigone, commandée par le capitaine Cécile, et la Favorite, sous le capitaine Page. L'Erigone jeta l'ancre en rade de Macao le 17 septembre 1841, au moment où la guerre était très vivement poussée par les Anglais. Le capitaine Cécile demanda à M. Libois, procureur de la Congrégation des Missions étrangères à Macao (février 1842), un des jeunes Coréens élevés chez lui, qui pût lui servir d'interprète au cas où la frégate pousserait jusqu'en Corée. André Kim fut désigné ; mais, comme il savait peu de français, un missionnaire, M. Maistre, l'accompagna. Quelques mois plus tard, le deuxième élève coréen Thomas T'soi accompagnait, sur la Favorite, un autre missionnaire, M. de La Brunière, destiné à la Tartarie.

Le 27 juin, l'Érigone mouillait à l'embouchure du fleuve Bleu; la Favorite vint l'y rejoindre le 23 août. La guerre touchait à sa fin; la prise de Nung-King et l'occupation des îles Chusan avaient amené la paix. Le 29 août 1842, l'empereur de Chine céda aux Anglais la propriété de l'île de Hong-Kong, une indemnité de 21 millions de piastres, le libre accès et séjour dans six ports différents. Les commandants français ne voulurent pas s'avancer plus au nord et l'expédition de Corée fut ajournée indéfiniment.

 

BIBLIOGRAPHIE. — CH. DALLET, Histoire de l'Église de Corée, t. II, p. 259-321.

 

Dans ces conjonctures, les deux missionnaires, qui s'étaient rencontrés, crurent devoir quitter les navires

 

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et continuer leur route vers leurs missions. Ils s'embarquèrent sur une jonque chinoise avec les deux élèves coréens, et firent voile pour les côtes du Léao-tong, où ils arrivèrent le 25 octobre 1842. Ils y opérèrent leur descente en plein jour, mais furent immédiatement signalés à une douane voisine dont les satellites, renforcés par une troupe de païens, ne tardèrent pas à les envelopper.

« A cette vue, écrit M. Maistre, nos guides effrayés perdent la parole. On nous interroge; on nous prend par les bras pour nous conduire au mandarin; chacun s'agite en tumulte autour de nous. M. de La Brunière, qui parlait chinois, a beau répondre en bonne langue mandarine à toutes leurs questions : « Je suis étranger; « je ne vous comprends pas. Laissez-moi tranquille, je ne veux pas vous parler, » le silence des chrétiens consternés nous compromettait de plus en plus. Cependant le jeune élève coréen André Kim, plein d'esprit et de feu, fit aux assaillants un long discours, leur reprochant d'être venus à nous comme à des voleurs, de nous avoir perdu de réputation, d'avoir odieusement vexé des hommes inoffensifs qui émigraient de la province de Kiang-nan pour affaires, etc. Tandis que la vivacité de sa déclamation les tenait en respect, arriva un homme tout essoufflé accompagné d'un domestique. A la réception que lui firent les satellites, on pouvait juger qu'il était considéré dans le pays ; il paraissait d'ailleurs fort inquiet à notre sujet, et ses yeux semblaient nous dire qu'il venait à notre secours. Il prit donc la place du Coréen, parla, gesticula et cria avec tant de force, que les douaniers lâchèrent leur proie. J'étais bien curieux de savoir qui était notre libérateur. Quelle fut ma surprise lorsque j'appris qu'il était idolâtre, et qu'il ignorait entièrement notre qualité d'Européens ! Mais nous lui avions été recommandés par notre catéchiste, qui était son ami.

 

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Après un tel vacarme, nos guides n'avaient presque plus l'usage de leurs facultés, ils ne pensaient plus, ne voyaient plus. Bref, au lieu de nous conduire au char qui nous attendait à quelque distance, ils se trompèrent de route, et nous promenèrent au hasard pendant près de deux heures sur un grand chemin couvert de piétons, au risque d'être à chaque pas reconnus. »

M. Maistre eut beaucoup de peine à trouver un refuge dans un village à huit lieues de la mer; André Kim demeura avec lui. Thomas T'soi suivit M. de La Brunière, pour aller ensuite rejoindre M. Ferréol en Mongolie. Le 7 novembre arriva, dans le village où

M. Maistre était caché, un courrier chinois qui venait des frontières de la Corée. Il n'y avait encore aucune nouvelle positive; aucun chrétien coréen n'avait paru; mais les marchands disaient que deux ou trois étrangers avaient été mis à mort avec Augustin Niou, comme coupables d'avoir prêché au peuple une religion perverse. Voulant à tout prix sortir d'une aussi cruelle incertitude, M. Maistre et son élève conçurent le hardi projet de pénétrer en Corée, à la onzième lune, déguisés en mendiants. Ils se procurèrent quelques haillons, et tout était prêt pour leur départ, lorsqu'arriva Mgr Verrolles, vicaire apostolique de Mandchourie, qui désapprouva ce projet comme contraire aux règles de la prudence. Il fut résolu qu'André irait seul à la découverte.

Le 23 décembre, il se mit en route avec deux courriers. Ils n'étaient plus qu'à deux lieues de Pien-men, la dernière ville chinoise, lorsqu'ils rencontrèrent l'ambassade coréenne allant à Péking; elle formait une caravane d'environ trois cents personnes. Surpris de cette rencontre inopinée, André s'arrête et regarde défiler les Coréens devant lui. Il s'approche de l'un d'eux afin de voir son passeport, que les envoyés coréens portent ordinairement à leur ceinture d'une manière ostensible.

 

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« Comment t'appelles-tu? lui dit-il. — Je m'appelle Kim, » répond le Coréen. Et il continue sa marche. André le voit s'éloigner avec regret : « Ce Coréen, disait-il en lui-même, paraît meilleur que les. autres; il n'y a pas grand danger à l'interroger sur les affaires de Corée. Je n'aurai plus de longtemps une occasion si favorable. » Se rapprochant alors de lui, il lui dit sans détour : « Es-tu chrétien? — Oui, répond le Coréen, je le suis. — Quel est ton nom? — François . » André le considère alors plus attentivement, et reconnaît un fervent chrétien qu'il a vu autrefois en Corée. Il se fait connaître à son tour, et apprend que l'évêque et les deux prêtres ont eu la tête tranchée. Plus de deux cents chrétiens ont été conduits au supplice. Son propre père a été décapité, et sa mère réduite à la mendicité n'a plus de demeure fixe : les chrétiens lui donnent tour à tour asile. Le père de son ami et condisciple Thomas est mort sous les coups, et sa mère a été décapitée. Maintenant la persécution est apaisée, et un calme apparent a succédé à cette terrible tempête; mais les pauvres chrétiens sont encore saisis de frayeur, et craignent de rencontrer à chaque pas un satellite ou un faux frère, car les décrets lancés contre eux ne sont pas rapportés, et tous les prisonniers n'ont pas été relâchés.

Le courrier François remit ensuite à André tout ému divers papiers cachés dans sa ceinture. C'étaient : la relation de la persécution, écrite par Mgr Imbert jusqu'au jour de son arrestation; les lettres de MM. Maubantet Chastan, et une lettre des chrétiens dans laquelle était exprimé leur désir de recevoir de nouveaux pasteurs.

André engagea François à revenir avec lui à Pien-men pour préparer l'entrée de M. Maistre; mais François lui représenta que la chose était impossible. Ses compagnons de voyage étaient tous païens, et c'était par la

 

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faveur de quelques-uns d'entre eux qu'il avait obtenu la permission d'aller à Péking. Il était inscrit sur la liste de ceux qui accompagnaient les ambassadeurs, et s'il venait à disparaître, on concevrait des soupçons qui pourraient causer une nouvelle persécution.

André Kim résolut alors d'entrer seul en Corée, afin de tout disposer pour l'introduction de M. Maistre au mois de février. Il se dirigea vers Pien-men, où il séjourna un jour, occupé à façonner comme il put des habits de pauvre, dans lesquels il cacha cent taëls d'argent et quarante d'or. Il se procura quelques petits pains et un peu de viande salée. Le lendemain, au point du jour, il fit ses adieux aux deux courriers chinois, et s'avança seul dans le désert qui sépare la Chine de la Corée. Il marcha tout le jour, et le soir, au coucher du soleil, il aperçut dans le lointain la ville d'Ei-tsiou. Son dessein était de couper des broussailles, d'en charger un fagot sur ses épaules, et de passer ainsi la douane comme un pauvre de la ville. Mais lorsqu'il voulut se mettre à l'oeuvre, il s'aperçut qu'il avait oublié son couteau à Pien-men. Cet accident ne le découragea pas.

« Appuyé, écrit-il lui-même, sur la miséricorde de Dieu et sur la protection de la bienheureuse Vierge Marie, qui n'a jamais délaissé ceux qui ont eu recours à elle, je m'avançai vers la porte de la ville. Un soldat était sur le seuil, pour demander les passeports à ceux qui entraient. En ce moment arrivèrent des Coréens qui revenaient de Pien-men avec un troupeau de boeufs; je me joignis à eux. Au moment où le soldat allait me demander mon passeport, il se rapprocha du bureau de la douane. Je me glissai de suite au milieu des boeufs, dont la haute taille me déroba un instant à ses regards. Tout n'était pas fini cependant, car on ordonnait à chacun de se présenter au bureau et de décliner son nom, et comme il faisait déjà nuit, l'examen se faisait à

 

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la lueur des torches. Il y avait encore un autre officier qui se tenait sur un lieu plus élevé, afin que personne ne pût s'enfuir. Je ne savais trop que faire. Les premiers qui avaient été examinés commençaient à s'en aller : je me mis à les suivre, sans mot dire. Mais l'officier m'appela par derrière, me reprochant de m'en aller avant d'avoir donné mon passeport. Comme il continuait à m'appeler, je lui répondis : « On a déjà donné les passeports. » Puis croyant qu'on allait me poursuivre, je m'esquivai en toute hâte à travers une petite ruelle du faubourg. Je ne connaissais personne, je ne pouvais demander asile nulle part. Il me fallut donc continuer ma route pendant toute la nuit; je fis environ dix lieues.

« A l'aurore, le froid me força d'entrer dans une petite auberge, où plusieurs hommes étaient assis. En voyant ma figure et mes vêtements, en m'entendant parler, ils dirent que j'étais un étranger. On s'empara de moi, on me découvrit la tête, on remarqua mes bas qui étaient chinois; tous ces hommes, excepté un qui me prit en pitié, parlaient de me dénoncer sur-le-champ, et de me faire arrêter comme transfuge, espion ou malfaiteur. Je leur répondis que j'étais Coréen et innocent, que toutes leurs paroles ne pouvaient pas changer la nature des choses, et que, si j'étais pris, ils n'avaient pas à s'inquiéter, puisqu'il n'est pas difficile à un innocent de plaider sa cause. Ayant entendu ces mots, ils me chassèrent, et comme je leur avais dit que je voulais aller à Séoul, ils envoyèrent quelqu'un pour, me suivre de loin, et voir de quel côté je me dirigerais. J'étais très exposé à tomber entre les mains des satellites; l'argent que je portais pouvait être regardé comme une preuve de brigandage et me faire condamner à mort, d'après la loi coréenne. J'attendis donc que l'espion, rentré à l'auberge, eût pu dire que je marchais effectivement dans la direction de la capitale, et aussitôt je fis un assez

 

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grand détour, et je repris le chemin de la Chine. Après le lever du soleil, n'osant plus suivre la route, je me cachai sur une montagne couverte d'arbres, et à la nuit ie m'avançai vers Ei-tsiou. »

Il y avait deux jours qu'André n'avait pas mangé. Epuisé, il tomba et s'endormit sur la neige. Il fut bientôt éveillé par une voix qui disait : « Lève-toi et marche, » et en même temps il crut voir une ombre lui indiquant la route au milieu des ténèbres. En racontant plus tard ce fait, André disait : « Je pris cette voix et ce fantôme pour une illusion de mon imagination, exaltée par la faim et par l'horreur de la solitude. Toutefois, la Providence me rendit par là un grand service, car très probablement j'aurais été gelé, et ne me serais réveillé que dans l'autre monde. »

Il se remit en marche et, laissant Ei-tsiou sur la gauche, s'avança à grand'peine à travers les broussailles. Au lever du soleil il était sur les bords du fleuve; il se hâta de le traverser, mais plusieurs fois la glace manqua sous ses pieds, et il n'échappa à la mort que par miracle. Enfin, exténué de faim, de froid et de fatigue, il arriva dans une auberge de Pien-men. Nouvel embarras. On lui refusa l'hospitalité, en lui disant qu'il n'était ni Chinois, ni Coréen. Et en effet ses haillons et son visage tout crevassé par le froid lui donnaient un air si étrange, qu'il ne ressemblait ni aux uns ni aux autres. On voulait le livrer au mandarin ; mais sa présence d'esprit ou plutôt la divine Providence le sauva. Il eut enfin le bonheur de rencontrer un individu plus intéressé que charitable, qui à prix d'argent consentit à lui donner un gîte. André reprit des habits chinois et regagna la retraite de M. Maistre, à qui il conta ses aventures.

Tel fut le coup d'essai du généreux André Kim dans cette vie de travaux et de périls qui allait être désormais

 

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son partage, et dont le récit devait un jour arracher ce cri à ses juges : « Pauvre jeune homme, dans quels terribles travaux il a toujours été depuis l'enfance! »

Cependant M. Ferréol, dans le village de Mongolie où il s'était réfugié, fut bientôt instruit de toutes les nouvelles apportées par François Kim. Il venait de recevoir des brefs du pape qui le nommaient évêque de Belline et coadjuteur du vicaire apostolique de Corée, avec succession future. Cette succession était ouverte et elle était trop belle pour qu'il pût songer un seul instant à la refuser. Il répondit au souverain pontife Grégoire XVI : « Très Saint-Père : Appuyé sur la bonté du Dieu des miséricordes, qui donne plus abondamment son secours à ceux qui sont dans l'indigence, je reçois avec humilité le fardeau que vous m'imposez. Je remercie Votre Sainteté, et mes actions de grâces sont d'autant plus grandes que la partie de la vigne du Père de famille qui m'est assignée est plus abandonnée et d'un travail plus difficile... »

Les sentiments apostoliques du missionnaire sont encore mieux exprimés dans une lettre qu'il écrivit à cette époque aux directeurs du séminaire des Missions-Étrangères. « Ainsi, Messieurs, leur disait-il, il ne manque à la mission de Corée rien de ce qui fait ici-bas le partage de l'heureuse famille d'un Dieu persécuté, conspué, crucifié. Prions le Seigneur de réaliser l'espérance exprimée par Mgr de Capse mourant, de voir son peuple se ranger bientôt sous les lois de l'Evangile. Le sang de tant de martyrs n'aura point coulé en vain; il sera pour cette jeune terre, comme il a été pour notre vieille Europe, une semence de nouveaux fidèles. Eh! n'est-ce pas la bonté divine qui, touchée des gémissements de tant d'orphelins, des prières de nos vénérables martyrs inclinés devant le trône de la gloire, des voeux

 

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enfin des fervents associés de la Propagation de la Foi, dont on n'apprécie bien les secours que sur ces plages lointaines, n'est-ce pas elle qui leur a suscité, au milieu des dangers de tout genre, deux missionnaires tout prêts à voler à leur secours. Bientôt nous franchirons, nous aussi, déguisés en bûcherons, le dos chargé de ramée, cette redoutable barrière de la première douane coréenne; nous irons consoler ce peuple désolé, essuyer ses larmes, panser ses plaies encore saignantes, et réparer, autant qu'il nous sera donné, les maux sans nombre de la persécution. Nous le suivrons dans l'épaisseur des bois, sur le sommet des montagnes; nous pénétrerons avec lui dans les cavernes pour y offrir la victime sainte; nous partagerons son pain de tribulation; nous serons les pères des orphelins; nous épancherons dans le sein des indigents les offrandes de la charité de nos frères d'Europe, et surtout les bénédictions spirituelles dont la miséricorde divine nous a rendus dépositaires ; et si l'effusion de notre sang est nécessaire pour son salut, Dieu nous donnera aussi le courage d'aller courber nos têtes sous la hache du bourreau.

« Je ne pense pas que le monde puisse, avec ses richesses et ses plaisirs, offrir à ses partisans une position qui ait pour eux le charme qu'a pour nous celle à laquelle nous aspirons. Voilà deux pauvres missionnaires, éloignés de quatre à cinq mille lieues de leur patrie, de leurs parents, de leurs amis, sans secours humain, sans protecteurs, presque sans asile au milieu d'un peuple étranger de moeurs et de langage, proscrits par les lois, traqués comme des bêtes malfaisantes, ne rencontrant semées sous leurs pas que des peines, n'ayant devant eux que la perspective d'une mort cruelle; assurément il semble qu'il ne devrait pas y avoir au monde une situation plus accablante. Eh bien! non; le Fils de Dieu, qui a bien voulu devenir fils du

 

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l'homme pour se faire le compagnon de notre exil, nous comble de joie au milieu de nos tribulations, et nous rend au centuple les consolations dont nous nous sommes privés en quittant, pour son amour et celui de nos frères abandonnés, nos familles et nos amis. Quoique nos jours s'écoulent dans la fatigue comme ceux du mercenaire, le salaire qui nous attend à leur déclin en fait des jours de délices. Oh ! qu'ils sont fous les sages du siècle de ne pas chercher la sagesse dans la folie de la croix!

« Novice comme je le suis dans les missions, t'eût été pour moi un bien grand bonheur de me former à l'école de Me de Capse, de profiter des lumières et de l'expérience de cet ancien apôtre; mais le Seigneur m'en a privé : que sa sainte volonté soit faite ! Vous voudrez bien, Messieurs et très chers Confrères, prier Dieu de venir au secours de ma faiblesse, de me donner la force et le courage nécessaires pour porter le lourd fardeau qui m'est imposé...

« J'ai la confiance de voir à la fin de cette année s'ouvrir devant moi cette porte, à laquelle je frappe depuis trois ans. Les chrétiens réclament de nouveaux missionnaires : ils en ont écrit la demande sur une bande de papier, dont ils ont fait une corde qui ceignait les reins du courrier coréen. La sévérité des douanes nécessite de pareilles précautions. M. Maistre est arrivé heureusement sur les côtes du Léao-tong. Probablement ce cher confrère sera forcé, comme je l'ai été moi-même, de faire une longue quarantaine avant de pouvoir entrer. Nous avons nos deux élèves coréens avec nous : ils sont bien pieux et bien instruits; ils poursuivent leur cours de théologie; Dieu en fera les prémices du clergé de leur nation.

« Séparé de Mgr Verrolles par dix journées de chemin, je n'ai pu encore recevoir la consécration épiscopale ;

 

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j'ai lieu de croire qu'elle se fera dans le courant du printemps prochain. La vie des apôtres est bien précaire dans ce pays; c'est donc une nécessité pour nous de nous jeter tête baissée au milieu des dangers, sans autre bouclier que notre confiance en Dieu. Veillez donc, chers Confrères, à ce qu'après nous cette mission ne retombe plus dans le veuvage. Des deux premiers évêques envoyés à la Corée, l'un meurt à la frontière, sans pouvoir y pénétrer; l'autre n'y prolonge pas ses jours au delà de vingt mois. Qu'en sera-t-il du troisième?... D'après ce qu'on dit, c'est une terre qui dévore les ouvriers évangéliques. Me voilà très avantagé dans l'héritage des croix; ma position n'en est que plus digne d'envie. »

M. Maistre n'était ni moins résolu, ni moins heureux de l'avenir qui s'ouvrait devant lui. « Je sais, écrivait-il à M. Albrand, directeur du séminaire des Missions Étrangères, je sais tout ce qui m'est réservé de fatigues, de privations et de dangers. Dieu soit béni! C'est là ce que je suis venu chercher. Soyez béni à jamais, Seigneur, et que toutes les créatures ne cessent point de vous louer! Que partout désormais, votre croix dans une main, vos saintes Écritures dans l'autre, baisant successivement l'évangile du salut et le cher et auguste signe de ma rédemption, je vous offre à chaque instant un nouvel hymne d'amour et de reconnaissance! C'est donc à présent que je vais commencer à être missionnaire ! »

Mgr Ferréol fut sacré évêque par Mgr Verrolles, vicaire apostolique de la Mandchourie, à Kay-tcheou, le 31 décembre 1843. De cette ville, il se rendit à Moukden pour y attendre le passage de l'ambassade coréenne. François Kim, le courageux chrétien qui avait succédé à Augustin Niou dans le rôle périlleux de courrier de la mission, avait promis de venir de nouveau comme marchand

 

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à la suite des ambassadeurs. Il arriva en effet, le soir du 24 janvier 1844, et pendant la nuit vint secrètement saluer son évêque dans la maison qui lui donnait asile. Les nouvelles étaient mauvaises: la persécution, bien qu'assoupie depuis quelque temps, menaçait toujours les chrétiens. Le cruel Tsio, régent du royaume, avait envoyé dans les provinces méridionales un gouverneur très hostile à la religion, et on craignait une nouvelle tempête. Pour le moment, il n'était pas possible d'introduire un missionnaire. Si la paix n'était pas troublée, on pourrait peut-être le faire à la onzième lune de l'année suivante, c'est-à-dire au commencement de 1845. Forcé de reprendre avec M. Maistre le chemin de la Mongolie, Mgr Ferréol envoya André Kim faire une nouvelle tentative au nord-est de la Corée. A l'embouchure du Mi-kiang, près de la mer du Japon, se trouve sur la frontière de la Corée un bourg tartare nommé Houng-tchoung, et chaque seconde année, une foire considérable y réunit pendant quelques heures le peuple des deux pays limitrophes. Il avait été convenu l'année précédente que des chrétiens coréens s'y rendraient pour explorer le passage. André partit, accompagné d'un chrétien chinois, afin de s'aboucher avec eux et d'étudier cette route. Voici, traduit du chinois, le compte rendu de son voyage, tel qu'il l'écrivit lui-même à son évêque.

« Monseigneur, après avoir reçu la bénédiction de Votre Grandeur et pris congé d'Elle, nous nous assîmes sur notre traîneau, et, glissant rapidement sur la neige, nous arrivâmes en peu d'heures à Kouan-tcheng-tse. Nous y passâmes la nuit. Le second jour, nous franchissions la barrière de pieux, et nous entrions en Mandchourie. Les campagnes toutes couvertes de neige, et ne présentant partout que la monotonie de leur blancheur uniforme, offraient cependant à nos yeux un

 

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spectacle intéressant par la multitude des traîneaux qui, pour se rendre d'une habitation à une autre, sillonnaient l'espace en tous sens, avec une vitesse que l'on voit rarement en Chine.

« La première ville que nous rencontrâmes fut Ghirin, chef-lieu de la province qui porte le même nom, et résidence d'un hiang-kiun, ou général d'armée. Elle est assise sur la rive orientale du Soungari, dont le froid de février enchaînait encore le cours. Une chaîne de montagnes, courant de l'occident à l'orient, et dont les cimes s'effaçaient alors dans un léger nuage de vapeur, l'abrite contre le vent glacial du nord. Comme presque toutes les villes chinoises, Ghirin n'a rien de remarquable; c'est un amas irrégulier de chaumières, bâties en briques ou en terre, couvertes en paille, n'ayant que le rez-de-chaussée. La fumée qui s'élevait de ses toits montait perpendiculaire et, se répandant ensuite dans l'atmosphère à peu de hauteur, formait comme un manteau immense de couleur bleuâtre, qui enveloppait toute la ville. Mandchoux et Chinois l'habitent conjointement ; mais les derniers sont beaucoup plus nombreux. Les uns et les autres, m'a-t-on dit, forment une population de six cent mille âmes; mais comme le recensement est inconnu dans ce pays, et que la première qualité d'un récit chinois est l'exagération, je pense qu'il faut en retrancher les trois quarts pour avoir le chiffre réel de ses habitants.

« Ainsi que dans les villes méridionales, les rues sont très animées. Le commerce y est florissant; c'est un entrepôt de fourrures d'animaux de mille espèces, de tissus de coton, de soieries, de fleurs artificielles dont les femmes de toutes classes ornent leurs têtes, et de bois de construction qu'on tire des forêts impériales.

« L'abord de ces forêts est peu éloigné de Ghirin :

 

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nous les apercevions à l'horizon, élevant leurs grandes masses noires au-dessus de l'éclatante blancheur de la neige. Elles sont interposées entre l'empire céleste et la Corée comme une vaste barrière, pour empêcher, ce semble, toute communication entre les deux peuples, et maintenir cette division haineuse qui existe depuis que les Coréens ont été refoulés dans la péninsule. De l'est à l'ouest, elles occupent un espace de plus de soixante lieues; je ne sais quelle est leur étendue du nord au midi. S'il nous avait été possible de les traverser en cet endroit, et de pousser en droite ligne vers la Corée, nous aurions abrégé notre chemin de moitié; mais elles nous opposaient un rempart impénétrable. Nous dûmes faire un long circuit, et aller vers Ningoustra chercher une route frayée.

« Une difficulté nous arrêtait : nous ne connaissions pas le chemin qui conduit à cette ville. La Providence vint à notre secours, et nous envoya pour guides deux marchands du pays, qui retournaient dans leur patrie. En leur compagnie, nous voyageâmes quelque temps encore sur la glace de la rivière, en la remontant vers sa source. L'inégalité du terrain, les montagnes dont il est entrecoupé, les bois qui le couvrent, le défaut de route tracée, forcent les voyageurs à prendre la voie des fleuves. Aussi, en quittant le Soungari, nous allâmes nous jeter sur un de ses affluents, qui va, plus loin au nord, grossir de ses eaux le courant principal. Les Chinois nomment cette rivière Mou-touan; sur la carte européenne elle est marquée Hur-dia; serait-ce son nom tartare ? je l'ignore. Des auberges sont échelonnées sur ses rives. Nous fûmes, un jour, agréablement surpris d'en rencontrer une chrétienne : on nous y reçut en frères ; non seulement on n'exigea rien pour notre logement, mais on nous contraignit même d'accepter des provisions de bouche. C'est une justice à rendre aux

 

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néophytes chinois : ils pratiquent envers leurs frères étrangers l'hospitalité la plus généreuse.

Nous nous avancions, tantôt sur la glace du fleuve, tantôt sur l'un ou sur l'autre de ses bords, suivant que la route nous offrait moins d'aspérité. A droite et à gauche s'élevaient de hautes montagnes couronnées d'arbres gigantesques et habitées par les tigres, les panthères, les ours, les loups et autres bêtes féroces, qui se réunissent pour faire la guerre aux passants. Malheur à l'imprudent qui oserait s'engager seul au milieu de cette affreuse solitude; il n'irait pas loin sans être dévoré. On nous dit que, dans le courant de l'hiver, plus de quatre-vingts hommes, et plus de cent boeufs ou chevaux étaient devenus la proie de ces animaux carnassiers. Aussi les voyageurs ne marchent-ils que bien armés et en forte caravane. Pour nous, nous formions un bataillon redoutable à nos ennemis. De temps en temps, nous en voyions sortir quelques-uns de leur repaire ; mais notre bonne contenance leur imposait, ils n'avaient garde de nous attaquer.

« Si ces animaux luttent contre les hommes, ceux-ci en revanche leur font une guerre d'extermination. Chaque année, vers l'automne, l'empereur envoie dans ces forêts une armée de chasseurs ; cette dernière année, ils étaient cinq mille. Il y a toujours plusieurs de ces preux qui payent leur bravoure de leur vie. J'en rencontrai un que ses compagnons ramenaient au tombeau de ses pères, à plus de cent lieues de là : il avait succombé au champ d'honneur; sur sa bière étaient étalés avec orgueil les trophées de sa victoire, le bois d'un cerf et la peau d'un tigre. Le chef du convoi funèbre jetait par intervalle sur la voie publique du papier monnaie, que l'âme du défunt devait ramasser pour s'en servir au pays d'outre-tombe. Ces pauvres gens, hélas! étaient loin de penser que la foi et les bonnes

 

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oeuvres sont, dans l'autre monde, la seule monnaie de bon aloi. Sa Majesté chinoise s'est réservé à elle ces forêts, ce qui n'empêche pas une foule de braconniers chinois et coréens de les exploiter à leur profit.

« Avant d'atteindre la route qui perce la forêt jusqu'à la mer orientale, nous traversâmes un petit lac de sept à huit lieues de large ; il était glacé comme la rivière qui l'alimente. Il est célèbre dans le pays par le nombre de perles qu'on y pêche pour le compte de l'empereur. On le nomme Hei-hou ou Hing-tehoumen ; Lac noir ou Porte aux pierres précieuses. La pêche s'y fait en été. En sortant de la Porte aux perles, nous entrâmes dans une hôtellerie. Le premier jour du nouvel an chinois approchait, jour de grande fête, de grands festins et de joyeuse vie. Tout voyageur doit interrompre sa course pour le célébrer. L'aubergiste nous demanda d'où nous venions et où nous allions.

            « De Eouan-tcheng-tse, lui dîmes-nous, et nous allons à Houng-tchoung; mais nous ne savons pas chemin qui y conduit. — En ce cas, poursuivit-il, vous allez demeurer chez moi. Voici la nouvelle année; dans huit jours, mes chariots doivent se rendre au même endroit. Vous mettrez dessus votre bagage et vos provisions, et vous partirez à leur suite; en attendant, vous serez bien traités. » Son offre fut acceptée avec remerciement. Nos chevaux, d'ailleurs, étaient si fatigués, qu'une halte de quelques jours leur était nécessaire.

« A l'époque du nouvel an, les païens se livrent à de curieuses superstitions. Les gens de l'auberge passèrent la première nuit en veille. Vers l'heure de minuit, je vis s'approcher du klang ou fourneau qui me servait de lit un maître de cérémonies affublé de je ne sais quel habit étrange. Je devinai son intention; je fis semblant de dormir. Il me frappa légèrement

 

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à plusieurs reprises sur la tête pour m'éveiller. Alors comme sortant d'un sommeil profond : « Qu'est-ce donc? qu'y a-t-il? lui dis-je. — Levez-vous voici que les dieux approchent; il faut aller les recevoir. — Les dieux approchent !... D'où viennent-ils? quels sont ces dieux? — Oui, les dieux, les grands dieux vont venir. Levez-vous, il faut aller à leur rencontre. — Eh! mon ami; un instant. Tu le vois, je suis en possession du dieu du sommeil; en est-il un parmi ceux qui viennent qui puisse m'être aussi agréable à l'heure qu'il est? De grâce, permets que je jouisse tranquillement de sa présence; je ne connais pas les autres dont tu me parles. » Le maître de cérémonies s'en alla grommelant je ne sais quelles paroles. Il est à présumer qu'il ne fut pas fort édifié de ma dévotion pour ses grands dieux, et qu'il augura mal du succès de mon voyage.

« Voici la manière dont se fait cette réception nocturne. Le moment venu, c'est-à-dire à minuit, hommes, femmes, enfants, vieillards, tous sortent au milieu de la cour, chacun revêtu de ses plus beaux habits. Là, on se tient debout; le père de famille, qui préside à la cérémonie, promène ses regards vers les différents points du ciel. Il a seul le privilège d'apercevoir les dieux. Dès qu'ils se sont montrés à lui, il s'écrie :

            « Ils arrivent, qu'on se prosterne. Les voilà de tel côté. » Tous à l'instant se prosternent vers le point qu'il indique. On y tourne aussi la tête des animaux, le devant des voitures; il faut que chaque chose dans la nature accueille les dieux à sa manière : il serait malséant que, à l'arrivée de ces hôtes célestes, leurs yeux rencontrassent la croupe d'un cheval. Les divinités étant ainsi reçues, tout le monde rentre dans la maison et se livre à la joie d'un copieux festin en leur honneur.

 

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« Nous demeurâmes huit jours à Hing-tchou-men. Le 4 de la première lune, laissant là notre traîneau désormais inutile, nous sellâmes nos chevaux et nous partîmes avec les chariots de l'aubergiste. Ses gens s'étaient engagés, moyennant un prix convenu, à fournir du fourrage à nos montures et à porter nos provisions pendant que nous traverserions la forêt, car on n'y trouve que du bois pour se chauffer et faire cuire ses aliments, Enfin nous arrivâmes à Ma-tien-ho, près de Ningoustra, où commençait la route, dont l'autre bout atteignait la mer à une distance de soixante lieues. Il y a sept à huit ans, on ne rencontrait sur le chemin aucune habitation, aucune cabane qui donnât un abri aux voyageurs. Ceux-ci se réunissaient en caravanes et campaient à l'endroit où la nuit les surprenait, en ayant soin, pour écarter les tigres, d'entretenir des feux jusqu'au matin. Aujourd'hui des hôtelleries sont échelonnées sur les bords de la route : ce sont de grandes huttes, construites à la manière des sauvages, avec des branches et des troncs d'arbres superposés, dont les intervalles ainsi que les plus grosses fentes sont bouchés avec de la boue. Les architectes et maîtres de ces caravansérails enfumés sont deux ou trois Chinois, qu'on appelle en langage du pays Kouang-koun-tze (gens sans famille), venus de loin, la plupart déserteurs de la maison paternelle et vivant de rapine. C'est pendant l'hiver seulement qu'ils sont là; le beau temps revenu, ils quittent leurs cabanes, et s'en vont braconner dans les bois ou chercher le jen-seng, cette racine précieuse qui se vend en Chine le double de son poids d'or.

« L'intérieur de ces taudis est encore plus sale que le dehors n'est misérable.. Au milieu, montée sur trois pierres, repose une grande marmite, seule vaisselle de ces restaurants. On met le feu par-dessus; la fumée

 

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s'échappe par où elle peut. Je vous laisse à juger de la suie qui s'attache aux parois. Des fusils et des couteaux de chasse, enfumés comme le reste, sont appendus aux troncs qui forment les murailles; le sol est  couvert d'écorces d'arbres : c'est sur ce duvet que le voyageur doit reposer ses membres fatigués et réparer ses forces. Nous nous trouvions quelquefois plus de cent étendus là pêle-mêle, presque les uns sur les autres. La fumée m'étouffait, j'en étais asphyxié, je devais sortir de temps en temps pour respirer l'air extérieur et reprendre haleine ; le matin, j'expectorais la suie avalée pendant la nuit.

« Les Kouang-koun-tze n'offrent à leurs hôtes que de l'eau et un abri. C'est donc une nécessité pour ceux-ci de faire leurs provisions avant de pénétrer dans la forêt. Là, la monnaie de cuivre n'a pas cours : l'argent y est presque inconnu; les maîtres d'auberge reçoivent, en échange de l'hospitalité qu'ils donnent, du riz, du millet, de petits pains cuits à la vapeur ou sous la cendre, de la viande, du vin de maïs, etc. Quant aux bêtes de somme, elles sont logées à la belle étoile, et il faut faire sentinelle pour les soustraire à la voracité des loups et des tigres, dont l'approche nous était signalée par les chevaux, qui hennissaient ou qui soufflaient avec force de leurs naseaux dilatés par la peur. On s'armait alors de torches, on frappait du tam-tam, on criait, on hurlait, et on mettait l'ennemi en fuite.

« Ces forêts m'ont paru très anciennes; les arbres sont énormes et d'une hauteur prodigieuse. Ce n'est que sur la lisière que la hache les abat; à l'intérieur, la vieillesse seule les renverse. Des nuées d'oiseaux habitent dans leurs branches; il y en a d'une grandeur démesurée, qui enlèvent de jeunes cerfs; leurs noms me sont inconnus. Les faisans surtout abondent :

 

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on ne saurait se faire une idée de leur multitude, quoique les aigles et les vautours leur fassent une guerre cruelle. Un jour, nous vîmes un de ces oiseaux rapaces fondre sur un malheureux faisan; nous effrayâmes le ravisseur, qui s'envola n'emportant que la tête de sa proie; le reste nous servit de régal.

« Quand nous ne fûmes plus qu'à une journée de Houng-tchoung, nous laissâmes en arrière nos lourds chariots et, prenant les devants, nous arrivâmes enfin, un mois après avoir quitté Votre Grandeur, au terme de notre voyage. Houng-tchoung, situé à peu de dis-tance de la mer, à l'embouchure du Mi-kiang, qui sépare la Corée de la Mandchourie, est un petit village d'une centaine de familles tartares. Après Foung Pieu-men, dans le midi, c'est le seul lieu de contact entre la Chine et la Corée. Un mandarin de deuxième classe, et Mandchou d'origine, y maintient la police, aidé de deux ou trois cents soldats sous ses ordres. Une foule de Chinois s'y rendent de fort loin pour trafiquer. Ils livrent aux Coréens des chiens, des chats, des pipes, des cuirs, des cornes de cerf, du cuivre, des chevaux, des mulets, des ânes; en retour ils reçoivent des paniers, des ustensiles de cuisine, du riz, du blé, des porcs, du papier, des nattes, des boeufs, des pelleteries et de petits chevaux estimés pour leur vitesse. Ce commerce n'a lieu pour le peuple qu'une fois tous les deux ans, et ne dure qu'une demi-journée; l'échange des marchandises se fait à Kieuwen, ville la plus voisine de la Corée, à quatre lieues de Houng-tchoung. Si, à l'approche de la nuit, les Chinois n'ont pas regagné la frontière, les soldats coréens les poursuivent l'épée dans les reins.

Il y a un peu plus de liberté pour quelques mandarins de Moukden, de Ghirin, de Ningoustra et de Houng-tchoung.; ils peuvent trafiquer toutes les

 

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années; on leur accorde cinq jours pour expédier leurs affaires; mais ils sont gardés à vue et doivent passer la nuit en dehors de la Corée. Chacun d'eux a sous lui cinq officiers, et chacun de ceux-ci cinq marchands principaux, ce qui fait une petite caravane. Avant de s'enfoncer dans la forêt, ils dressent une tente sur le sommet d'une montagne et immolent des porcs aux dieux des bois; tous doivent prendre leur part de la victime. Ces quelques heures de commerce par an sont les seules relations qu'aient entre eux les deux peuples. En tout autre temps, quiconque passe la frontière est fait esclave ou impitoyablement massacré.

« Il existe une grande haine entre les deux nations, surtout depuis l'époque, encore récente, où des Chinois entrèrent dans la péninsule et enlevèrent des enfants et des femmes. J'ai vu, dans une auberge, un de ces Coréens ravi jeune encore à ses parents; il peut avoir une vingtaine d'années. Je lui demandai s'il ne désirait pas retourner dans sa famille. « Je m'en  garderai bien, me dit-il; on me prendrait pour Chinois et on me couperait la tête. » Je l'invitai ensuite à me parler coréen ; il s'en excusa en me disant qu'il avait oublié sa langue, et que d'ailleurs je ne le comprendrais pas. Il était loin de soupçonner que j'étais un de ses compatriotes.

« Outre son marché international, le village de Houng-tchoung est encore célèbre dans le pays par le commerce du hai-tshai (herbe marine), qu'on pêche dans la mer du Japon à peu de distance du rivage. Les hommes qui le recueillent montent dans des barques, s'écartent de la côte, puis, se ceignant les reins d'une espèce de sac, plongent dans l'eau, remplissent le sac, remontent pour le vider, et plongent de nouveau jusqu'à ce que la nacelle soit comble. Les Chinois sont friands de ce légume et en font une grande consommation ;

 

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on rencontre sur les routes des convois de charrettes qui en sont chargées

            « Quand nous arrivâmes à la frontière, il devait s'écouler huit jours avant l'ouverture de la foire. Que le temps me parut long! Qu'il me tardait de reconnaître, au signal convenu, les néophytes coréens et de m'aboucher avec eux! Mais force fut bien d'attendre. « Hélas! me disais-je, ces peuples en sont encore à cet état de barbarie de ne voir, dans un étranger, qu'un ennemi dont il faut se défaire, et qu'on doit rejeter avec horreur de son pays! » Comme je comprenais alors cette vérité, que l'homme n'a pas de demeure permanente ici-bas, qu'il n'est qu'un voyageur de quelques jours sur la terre ! Moi-même je n'étais souffert en Chine que parce que l'on me croyait Chinois, et je ne pouvais fouler le sol de ma patrie que pour un instant et en qualité d'étranger. Oh ! quand viendra le jour où le Père commun de la grande famille humaine fera embrasser tous ses enfants dans l'effusion d'un baiser fraternel, dans cet amour immense que Jésus, son Fils, est venu communiquer à tous les hommes!

            « Avant de partir, vous m'aviez recommandé, Monseigneur, de prendre des renseignements sur le pays que j'aurais à parcourir. J'ai tâché de me conformer aux intentions de Votre Grandeur. En observant moi-même, en interrogeant les autres, en faisant un appel aux souvenirs de ma première jeunesse, passée dans les écoles de la Corée, j'ai pu recueillir les détails que je vais vous soumettre. Je serai le plus bref possible.

            « Les Mandchoux proprement dits sont disséminés sur un vaste terrain, moins étendu cependant que ne l'indique la carte européenne que j'ai sous les yeux; ils ne vont guère au delà du 460 de latitude. Bornés,

 

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à l'occident, par la barrière de pieux et le Soungari, qui les séparent de la Mongolie; au nord, par les deux petits Etats des Ou-kin et des Tu-pi-latse ou Tartares aux peaux de poissons; à l'orient, par la mer du Japon, ils confinent avec la Corée au midi.

« Depuis qu'ils ont conquis la Chine, leur pays est désert; d'immenses forêts, où le voyageur ne rencontre aucun être humain, en couvrent une partie, le reste est occupé par quelques stations militaires; s'il faut appeler de ce nom un petit nombre de familles tartares, groupées ensemble à des distances très considérables. Ces familles sont entretenues aux frais de l'empereur; il leur est défendu de cultiver la terre. Il semble qu'elles ne sont là que pour faire acte de présence, et dire aux peuplades du nord, très timides d'ailleurs et se trouvant assez au large dans leurs bois : « Ne descendez pas; le pays est occupé. » Des Chinois clairsemés qui défrichent, en fraude de la loi, quelques coins du pays, leur vendent le grain nécessaire à leur subsistance.

« La Mandchourie paraît très fertile ; on le reconnaît à l'herbe luxuriante qui s'élève à hauteur d'homme Dans les endroits cultivés, elle produit le maïs, le millet, le sarrasin, le froment en très petite quantité Si cette dernière récolte n'est pas plus abondante, il faut l'imputer, je crois, à l'humidité du sol et aux brouillards dont il est souvent couvert.

« Votre Grandeur demandera peut-être la cause de la solitude qui règne en Mandchourie. Ce fut une politique du chef de la dynastie chinoise actuelle de transplanter, lors de la conquête, son premier peuple dans le pays envahi. Quand il fit irruption dans l'empire, il emmena avec lui tous ses soldats avec leurs familles, c'est-à-dire tous ses sujets; il en laissa une partie dans le Léao-tong, et distribua le reste dans les

 

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principales cités chinoises. Il s'assurait ainsi la possession de ces villes, en y jetant une population nouvelle, intéressée à les maintenir dans le devoir, à étouffer les révoltes dans leur naissance, et à consolider sa puissance sur le trône impérial.

« Cet état de choses a duré jusqu'à nos jours. Ces deux nations, les Chinois et les Mandchoux, quoique habitant depuis deux siècles dans la même enceinte de remparts et parlant le même langage, ne se sont pas fondues : chacune conserve sa généalogie distincte. Aussi, en entrant dans une auberge, en abordant un inconnu, rien de plus commun que cette question : « Ni che ming jeu, khi jeu? — Es-tu Chinois ou Mandchou? » On désigne les premiers par le nom de la dynastie des Ming, et les seconds par le nom de bannière. C'est que les Mandchoux, dans le principe, furent divisés en huit tribus, se ralliant chacune sous un étendard dont elle conserve la dénomination.

« Les Mandchoux n'ont pas de littérature nationale : tous les livres écrits en leur langue sont des traductions d'ouvrages chinois, faites par un tribunal spécial établi à Péking. Ils n'ont pas même d'écriture propre; ils ont emprunté aux Mongols les caractères dont ils se servent. Leur langue se perd insensiblement; il en est assez peu qui la parlent; encore cent ans, et elle ne sera dans les livres qu'un souvenir du passé. Elle a beaucoup d'affinité avec la nôtre; cela doit être, puisqu'il y a quelques siècles, la Corée étendait ses limites au delà du pays des Mandchoux proprement dits, et ne faisait des deux Etats qu'un seul royaume, habité par le même peuple. On trouve encore dans la Mandchourie certaines familles dont la généalogie, religieusement conservée, atteste une origine coréenne; on y rencontre aussi des tombeaux

 

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renfermant des armes, des monnaies, des vases et des livres coréens.

« Je vous ai parlé plus haut des Ou-kin et des Tupi-latse. Je n'ai pu recueillir sur leur compte que des données incomplètes. Les derniers sont ainsi appelés par les Chinois, parce qu'ils se revêtent d'habits faits de peaux de poissons. Habitant sur les rives du Soungari et sur les bords des rivières qui grossissent ses eaux, ou errant dans les bois, ils se livrent à la pêche et à la chasse, et vendent aux Chinois les fourrures des animaux qu'ils ont tués et le poisson qu'ils ont pris. Le commerce se fait en hiver; le poisson, qui est alors gelé, alimente les marchés à plus de deux cents lieues au loin; les Tu-pi-latse reçoivent en échange des toiles, du riz et de l'eau-de-vie extraite du millet. Ils ont une langue à eux. Leurs États sont indépendants de l'empereur de Chine et ils n'admettent pas les étrangers sur leur territoire. Les Chinois disent qu'ils sont d'une malpropreté dégoûtante. Cela peut être; mais pour avoir le droit de leur faire un pareil reproche, ceux qui les accusent devraient eux-mêmes changer de linge un peu plus souvent qu'ils ne font et détruire la vermine qui les dévore.

« Au delà du pays occupé par les Tu-pi-latse, et jusqu'à la frontière de la Russie asiatique, il est à présumer qu'il existe d'autres hordes errantes. Cette opinion que j'émets n'est qu'une simple conjecture; car on n'a aucune donnée positive. Au midi de cette tribu, du côté de la mer, est un pays qu'on m'a nommé Ta-tcho-sou, sorte de terrain franc où se sont réunis, il n'y a pas longtemps, et où se réunissent encore tous les jours, une foule de vagabonds chinois et coréens : les uns poussés par l'esprit d'indépendance; les autres pressés d'échapper au châtiment dû à leurs méfaits ou à la poursuite de leurs créanciers.

 

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Accoutumés au brigandage et au crime, ils n'ont ni moeurs ni principes. Ils viennent cependant, m'a-t-on dit, de se choisir un chef pour réprimer leurs propres désordres et se donner une existence plus régulière. D'un commun accord, ils ont décidé qu'on enterrerait vif tout homme coupable d'homicide; leur chef lui-même est soumis à cette loi. Comme ils n'ont pas de femmes, ils en enlèvent partout où ils en trouvent. Ce petit État, qui ressemble pas mal à l'antique Rome dans ses premières années, en aura-t-il les développements? C'est ce que l'avenir dévoilera.

« Non loin de la frontière coréenne, au milieu de la forêt, s'élance vers les nues le Ta-pei-chan ou la Grande-Montagne-Blanche, devenue célèbre en Chine par le berceau de Han Wang, chef de la famille impériale actuellement sur le trône. Sur le versant occidental a été conservée, à l'aide de réparations, son antique demeure, lieu entouré, par la superstition chinoise, d'un culte religieux; le dévot pèlerin y vient des contrées les plus lointaines incliner son front dans la poussière. Les auteurs sont partagés sur l'origine de Han Wang : les uns disent qu'il fut d'abord chef de voleurs et qu'il exploitait les pays d'alentour; que, se voyant à la tête d'un parti nombreux, il jeta les fondements d'une puissance royale. D'autres soutiennent, pour sauver son honneur, que c'était un de ces petits roitelets comme il y en a beaucoup en Tartarie, et qu'il ne fit qu'agrandir l'héritage qu'il avait reçu de ses pères...

« Je reviens au récit de mon voyage. Le 20 de la première lune, le mandarin coréen de Kien-wen transmit à Houng-tchoung la nouvelle que le commerce serait libre le lendemain. Dès que le jour parut, nous nous hâtâmes, mon compagnon et moi, d'arriver au marché. Les approches de la ville étaient encombrées

 

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de monde; nous marchions au milieu de la foule, tenant en main notre mouchoir blanc, et portant à la ceinture un petit sac à thé de couleur rouge : c'était le signe dont on était convenu et auquel les courriers coréens devaient nous reconnaître; de plus, c'était à eux de nous aborder.

« Nous entrions dans la ville, nous en sortions, personne ne se présentait. Plusieurs heures s'écoulèrent ainsi; nous commencions à être dans l'inquiétude. « Auraient-ils manqué au rendez-vous? » nous disions-nous l'un à l'autre. Enfin, étant allés abreuver nos chevaux à un ruisseau qui coule à trois cents pas de la ville, nous voyons venir à nous un inconnu qui avait aperçu notre signalement. Je lui parle chinois, il ne me comprend point. « Comment t'appelles-tu? a lui dis-je alors en coréen. — Han est mon nom, me répondit-il. — Es-tu disciple de Jésus? — Je  le suis. » Nous y voici, pensais-je.

« Le néophyte nous conduisit auprès de ses compagnons. Ils étaient venus quatre, et il y avait plus d'un mois qu'ils attendaient notre arrivée. Nous ne pûmes pas avoir ensemble un long entretien : les Chinois et les Coréens nous environnaient de toutes parts. Ces pauvres chrétiens paraissaient abattus par la tristesse. L'air mystérieux qui régnait dans l'échange de nos paroles intriguait les païens. Quand ceux-ci semblaient moins attentifs à nos discours, nous glissions quelques mots sur nos affaires religieuses, et puis tout de suite nous revenions au marché de nos animaux. « Combien en veux-tu? — Quatre-vingts ligatures. — C'est trop cher. Tiens, prends ces cinquante ligatures et livre-moi ta bête. — Impossible, tu ne l'auras pas à moins. » C'est ainsi que nous donnions le change à ceux qui nous observaient.

« J'appris de ces chrétiens que depuis la persécution

 

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l'Eglise coréenne était assez tranquille ; qu'un grand nombre de fidèles s'étaient retirés dans les provinces méridionales, comme moins exposées aux coups de la tempête ; que plusieurs familles s'étaient récemment converties à la foi ; qu'il serait difficile aux néophytes de conserver longtemps un missionnaire européen dans le pays, mais que, se confiant en la bonté divine, ils feraient tout ce qui dépendrait d'eux pour le recevoir ; que Pien-men serait moins dangereux que Houngtchoung pour son introduction, par la raison qu'en entrant par le nord, outre la difficulté de passer la frontière, il lui faudrait encore traverser tout le royaume.

            « Notre entretien étant fini, nous nous prîmes les mains en signe d'adieu. Eux sanglotaient, de grosses larmes coulaient sur leurs joues ; pour nous, nous regagnâmes la ville, et nous disparûmes dans la foule.

            « Le marché de Kien-wen nous offrit un spectacle curieux. Les vendeurs n'ont pas le droit d'étaler leurs marchandises dès qu'ils sont arrivés ; il faut qu'ils attendent le signal. Aussitôt que le soleil est parvenu au milieu de sa course, on hisse un pavillon, on bat du tam-tam: à I'instant la foule immense, compacte, se rue sur la place publique; Coréens, Chinois, Tartares, tout est mêlé; chacun parle sa langue; on crie à fendre la tête ; et tel est le mugissement de ce flot populaire, que les échos des montagnes voisines répètent ces clameurs discordantes.

            « Quatre ou cinq heures, c'est tout ce qu'on accorde de temps pour vendre et acheter ; aussi le mouvement qu'on se donne, les rixes qui ont lieu, les coups de poing qui s'échangent, les rapines qui se font presque à main armée, donnent à Kien-wen l'aspect, non d'une foire, mais d'une ville prise d'assaut et livrée au pillage. Le soir venu, le signal du retour pour les étrangers est donné; on se retire dans le même désordre, les soldats

 

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poussant les traînards avec la pointe de leurs lances. Nous eûmes bien de la peine à nous tirer de cette cohue. Nous regagnions Houng-tchoung, lorsque nous vîmes de nouveau venir à nous les courriers coréens ; ils ne pouvaient se résoudre à nous quitter; ils voulaient encore s'entretenir avec nous, nous dire un dernier adieu. Mon compagnon sauta à bas de son cheval pour échanger encore quelques paroles amies; je lui fis signe de remonter de peur que les satellites qui nous environnaient, ne soupçonnassent en nous des personnes qui avaient d'autres intérêts que ceux du négoce. Ensuite, saluant l'ange qui préside aux destinées de l'Eglise coréenne, et nous recommandant aux prières de ses martyrs, nous franchîmes le Mi-kiang et nous rentrâmes en Tartarie.

« A notre retour, nous trouvâmes le chemin bien changé. Le fleuve, sur la glace duquel nous avions glissé auparavant, était alors en grande voie de dégel. Des ruisseaux, descendant du haut des montagnes, grossissaient son cours, qui entraînait pêlemêle des troncs de vieux arbres et d'énormes glaçons. De nouveaux voyageurs avec leurs voitures arrivaient toujours et s'encombraient sur ses bords. Leurs cris, les hurlements des bêtes féroces mêlés au fracas des eaux, faisaient de cette vallée un spectacle étrange et terrible. Personne n'osait s'aventurer au milieu du danger. Chaque année, nous dit-on, beaucoup de personnes périssent ensevelies sous la glace. Plein de confiance en la divine Providence qui nous avait conduits jusque-là, je cherchai un endroit guéable, et je gagnai l'autre rive. Mon compagnon fut plus prudent; il prit un guide, et alla faire un long circuit. Nous n'eûmes à regretter que la perte d'un de nos chevaux. »

Après ce voyage d'exploration, André Kim rejoignit en Mongolie Mgr Ferréol, M. Maistre et son ami Thomas

 

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T'soi. Ces deux jeunes élèves coréens donnaient les plus belles espérances. Le tempérament d'André, jusqu'alors faible et maladif, s'était amélioré ; ses voyages sur terre et sur mer, tout en développant ses forces physiques, avaient augmenté et mûri l'énergie et l'intrépidité naturelle de son âme. Dieu n'avait pas donné à son compagnon Thomas la même virilité de caractère. Calme et réfléchi, il paraissait moins propre aux expéditions difficiles; mais sa ferveur, ses talents remarquables et la régularité constante de sa conduite montraient dès lors quel saint prêtre il serait un jour. Ils étaient âgés tous les deux de vingt-trois ans, leurs études théologiques étaient achevées, leur foi et leur piété croissaient tous les jours; aussi Mgr Ferréol fut-il heureux de combler leurs voeux en les élevant à la cléricature. Dans le cours de cette année, il leur conféra successivement les saints ordres, jusqu'au diaconat, leur âge ne permettant pas encore de les ordonner prêtres. L'année 1844 s'écoula rapidement pour Mer Ferréol et son missionnaire, dans les soins attentifs qu'ils donnaient à former les prémices du clergé coréen; la suite de cette histoire nous montrera combien cette oeuvre fut féconde en fruits de salut.

A la fin de l'année 1844, Mgr Ferréol, fidèle au rendez-vous donné par le courrier François Kim, se mit en route pour la Corée. M. Maistre restait en Mongolie avec Thomas T'soi, et André accompagnait l'évêque. Ils arrivèrent à Pien-men, le ler janvier 1845, au moment même où la légation coréenne franchissait la frontière pour passer en Chine. François Kim était dans la suite des ambassadeurs, et, la nuit suivante, il se rendit secrètement à l'auberge où l'évêque était descendu.

François lui déclara que son entrée était impossible pour le moment. Sur sept chrétiens partis de là capitale et parvenus sans obstacles à Ei-tsiou, douane la

 

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plus voisine de la Chine, trois seulement avaient pu la franchir; les autres, objets de graves soupçons, entourés partout de soldats qui les accablaient de questions insidieuses et pressantes, s'étaient hâtés de regagner l'intérieur, emmenant les chevaux et les habits qui devaient servir à l'évêque. Depuis la persécution, le gouvernement coréen, ayant su que les missionnaires étaient entrés par Pien-men, avait redoublé de surveillance sur ce point. Tous ceux qui étaient attachés à l'ambassade, ou qui la suivaient en qualité de marchands, devaient recevoir pour passe-port, à Ei-tsiou, une petite planche de trois pouces de long et d'un pouce de large, sur laquelle étaient écrits le nom du voyageur et celui de son pays avec le sceau du mandarin au bas. Ce passe-port n'était délivré qu'après des interrogations très embarrassantes, et, au retour de Chine, il fallait le remettre au chef de douane de qui on l'avait reçu. Des postes de soldats étaient échelonnés sur une longue étendue de la frontière, et le signalement des trois Français mis à mort en 1839 avait été donné partout. Toutes ces précautions, prises par le gouvernement coréen afin d'empêcher les étrangers de pénétrer dans le pays, ne permettaient pas de songer, pour le moment, à introduire l'évêque par Pien-men.

Ne pouvant suivre la voie de terre, Mgr Ferréol songea à pénétrer en Corée par mer; mais l'expédition n'était pas moins périlleuse, car les côtes de ce pays sont gardées avec plus de jalousie encore que les frontières. Les pêcheurs coréens ne quittent pas le rivage pour s'aventurer en haute mer, et aucune relation de commerce n'existe entre Chinois et Coréens. Si la tempête jette une barque de l'un de ces peuples sur les rivages de l'autre, le capitaine et l'équipage naufragé sont conduits sous bonne escorte à la capitale, pour être remis entre les mains de leur gouvernement

 

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respectif; avec cette différence cependant, qu'une jonque coréenne naufragée sur la côte chinoise sera sur-le-champ mise en pièces et livrée aux flammes, tandis qu'une jonque chinoise, dans un cas analogue, doit être réparée et remise à flot aux frais du gouvernement coréen. Ces difficultés ne découragèrent pas Mgr Ferréol, et il obtint des courriers coréens qu'on essayerait au moins d'introduire le diacre André Kim. Celui-ci, s'il avait le bonheur de pénétrer en Corée, devait chercher à établir des relations par mer avec la Chine, et venir lui-même sur une barque jusqu'à Chang-haï pour chercher son évêque.

« N'ayant plus rien qui me retînt à Pien-men, écrivait alors Mgr Ferréol, je m'en arrachai, le coeur rempli d'amertume; mais je retrouvai bientôt ma tranquillité, en pensant que mon entrée dans la mission n'était pas, pour le moment, conforme à la volonté de Dieu, volonté qui doit nous être plus' chère que la conversion du monde entier. Avant de quitter la frontière, je voulus voir défiler devant moi les mandarins et les soldats qui composaient la légation coréenne. Je ne pus me défendre de leur adresser intérieurement ces paroles : « Oh! si vous saviez le don de Dieu, et quels sont ceux qui viennent à vous, loin de nous rejeter et de nous mettre à mort comme des malfaiteurs, vous nous recevriez à bras ouverts comme des envoyés du ciel. »

L'évêque donna à son diacre ses dernières instructions, le confia à la garde de Dieu et, en attendant le résultat de son aventureuse tentative, vint lui-même s'embarquer au Léao-tong pour retourner à Macao. Il avait une dernière lueur d'espérance. Les commandants des navires français avaient manifesté le désir d'aller en Corée; s'ils accomplissaient ce projet, un

 

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missionnaire pourrait lés accompagner et pénétrer enfin dans ce pays. En 1840, Me Ferréol avait employé cinq mois et demi pour se rendre de Macao en Tartarie; son voyage de retour ne fut que de quinze jours, car la guerre des Anglais avait rendu les communications plus fréquentes et plus faciles.

A la suite de cette guerre, l'Eglise de Chine avait vu luire l'aurore de sa liberté. Une convention passée entre M. de Lagrenée, ministre plénipotentiaire français, et Kin-in, délégué impérial , et approuvée dans un édit du 28 décembre 1844 par l'empereur Tao-koang, portait que désormais la religion chrétienne serait tolérée en Chine. Le droit des missionnaires de prêcher la religion dans l'intérieur du pays n'était 'pas reconnu; mais il était statué que si un prêtre étranger osait franchir les frontières, il serait arrêté par les autorités locales, qui ne lui infligeraient aucun châtiment, mais le remettraient entre les mains du consul de sa nation le plus rapproché, pour être par celui-ci puni et contenu dans le devoir. Comme on le voit, ce n'était pas encore la liberté, mais c'en était le premier germe, et il est certain que cette convention a été le point de départ d'une ère toute nouvelle pour les chrétientés de l'Extrême-Orient, qui en accueillirent la nouvelle avec la joie la plus vive.

Malheureusement, la tolérance accordée aux chrétiens de l'empire ne s'étendait pas à ceux des royaumes vassaux ou tributaires de la Chine. Rien n'était donc changé dans l'état de la chrétienté coréenne. D'un autre côté, Mir Ferréol apprit bientôt que les Français ne songeaient plus à aller en Corée, et il ne savait quel parti prendre, quand tout à coup, au mois de juin 1845, une nouvelle inattendue vint ranimer ses espérances. Son diacre André Kim venait d'arriver à Wou-song, près de Chang-haï, sur une petite barque

 

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coréenne. Avec une simple boussole, il avait traversé une mer tout à fait inconnue pour lui comme pour son équipage. Il venait chercher son évêque pour le conduire par mer dans son pays. Les deux lettres suivantes adressées par André à M. Libois, procureur des Missions Étrangères à Macao, et qui sont comme le journal de son voyage, nous feront connaître à travers quels périls et quelles difficultés l'intrépide jeune homme avait dû passer, pour réaliser son héroïque entreprise.

La première de ces lettres est datée de Séoul, capitale de la Corée, le 27 mars 1845. (Traduction du latin.)

 

« Très Révérend Père,

 

« L'année passée, comme vous le savez déjà, parti de Mongolie avec le très révérend évêque Ferréol, j'arrivai sans accident avec Sa Grandeur jusqu'à Pienmen. Là, les chrétiens venus de Cotée ayant exposé à Monseigneur les difficultés qui s'opposaient à son entrée dans sa mission, Sa Grandeur résolut de m'envoyer seul pour examiner l'état des choses, et autant que possible préparer son entrée. Ayant donc reçu sa bénédiction, je me fuis en route avec les chrétiens vers le milieu de la nuit, et le jour suivant nous aperçûmes à l'occident la ville d'Ei-tsiou. Je dis alors aux courriers de prendre les devants, en les priant de m'attendre en un lieu désigné. Pour moi, me dirigeant vers les vallées les plus sombres, je me cachai sous des arbres touffus ; j'étais à deux lieues de distance de la ville. Entouré d'un rempart de neige, j'attendais la nuit, et pour chasser l'ennui qui me gagnait, je disais le chapelet.

 

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« Dès que les ténèbres eurent couvert la campagne, j'invoquai le secours divin et, sortant de ma retraite, je me dirigeai vers la ville. Pour ne point faire de bruit, je marchais sans chaussure. Après avoir passé deux fleuves et couru par des chemins détournés et difficiles, car la neige assemblée par le vent avait, dans certains endroits, de cinq à dix pieds de profondeur, je parvins au lieu marqué; mais les chrétiens n'y étaient pas. Triste, j'entrai une première, puis une seconde fois dans la ville, les cherchant de tous côtés, niais inutilement. Etant enfin retourné au lieu du rendez-vous, je 'n'assis dans un champ, et une multitude de pensées sombres commencèrent à rouler dans mon esprit. Je croyais les courriers pris, car je ne trouvais aucun autre moyen d'expliquer leur absence. Le regret de leur arrestation, l'extrême péril auquel je m'exposais en continuant ma route, le manque d'argent et de vêtements, la grande difficulté de retourner en Chine, l'impossibilité de recevoir le missionnaire, tout me jetait dans une grande angoisse. Epuisé de froid, de faim, de fatigue et de tristesse, couché, pour ne pas être vu, auprès d'un tas de fumier, je languissait privé de tout secours humain, attendant uniquement celui du ciel, lorsque vinrent enfin les chrétiens qui me cherchaient. Ils étaient arrivés les premiers au lieu indiqué et, ne m'ayant pas trouvé, étaient repartis. Revenant une seconde fois, ils m'attendirent quelque temps, et puis allèrent me chercher une demi-lieue plus loin. Là, ne me rencontrant point, — ils passèrent une grande partie de la nuit dans la douleur, et enfin ils s'en retournaient, désespérant de ma venue, lorsqu'ils rencontrèrent celui qui les cherchait; alors, grâces à Dieu, nous nous sommes réjouis ensemble dans le Seigneur.

« Sept chrétiens étaient venus avec deux chevaux

 

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au-devant de l'évêque ; mais quatre d'entre eux, désespérant, à cause des difficultés et des périls, de pou-voir introduire les missionnaires, étaient repartis avec les chevaux, laissant les trois autres aller jusqu'à Pienmen. Ces quatre étaient Charles Seu, Thomas Y et deux domestiques. Le jour venu, laissant à Ei-teiou deux chrétiens qui devaient me suivre après que toutes les affaires seraient arrangées, je me mis en chemin avec 'tin seul compagnon. Je pouvais à peine marcher, et après avoir fait trois lieues, j'entrai dans une auberge pour y passer la nuit. Le lendemain je me procurai deux chevaux et je continuai ma route. Le cinquième jour, nous trouvâmes à Pen-gi-ang Charles et Thomas, qui nous attendaient avec leurs chevaux. Voyageant ensemble pendant sept jours, nous arrivâmes enfin à Séoul, la ville capitale. Je fus reçu dans une chaumière qu'avaient achetée les chrétiens. Mais à cause de leur curiosité et de leur indiscrétion, et aussi à cause des périls que je cours, — car le gouvernement sait que nous sommes allés trois à Macao il y a huit ans, et on nous attend pour nous prendre, — j'ai voulu que les seuls fidèles qui m'étaient nécessaires connussent ma présence, et je n'ai point permis qu'on annonçât mon arrivée à ma mère.

« Après être resté quelques jours emprisonné dans nia chambre, et en proie, je ne sais pourquoi, à de fréquents accès de tristesse, je fus atteint d'une maladie qui consistait principalement en d'intolérables douleurs dans la poitrine, l'estomac et les reins. Les attaques de ce mal se renouvelaient de temps en temps: elles me firent souffrir pendant plus de quinze jours. Pour me guérir je vis deux médecins, dont l'un était païen et l'autre chrétien; j'employai tous leurs remèdes. Aujourd'hui ma santé est bonne quoique faible; mais je ne puis ni écrire ni agir comme je voudrais; de

 

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plus, depuis vingt jours, je suis contrarié par un affaiblissement de ma vue. Cependant pauvre et infirme que je suis, aidé dans mon travail du secours de Dieu miséricordieux, je dispose tout pour la réception du très grand prélat Mgr Ferréol et de ses missionnaires. J'ai acheté à Séoul une maison, j'ai aussi acheté un navire qui coûte cent quarante-six piastres, et maintenant je fais les préparatifs de mon voyage pour la province chinoise de Kiang-nan.

« Mais de peur que nos matelots chrétiens ne s'effrayent d'un aussi long trajet, je ne leur ai point dit vers quelles contrées nous nous dirigerions. Du reste ils ont bien quelque raison de craindre, car ils n'ont jamais vu la haute mer, et pour la plupart ne con-naissent point la navigation ; ils se sont persuadé que j'étais en habileté le premier des pilotes. D'ailleurs il existe entre la Chine et la Corée un traité d'après lequel les équipages des navires coréens qui abordent en Chine doivent être ramenés en Corée par Péking, et si après enquête ils sont trouvés coupables, il y a peine de mort pour l'équipage. II en est de même des navires chinois qui viendraient en Corée. Mais j'es-ère que, se souvenant de son amour et de sa bonté, a bienheureuse Vierge Marie, la meilleure des mères, sous conduira au Kiang-nan et nous ramènera sains et saufs.

« Enfin je prie votre paternité, si elle le juge convenable, de vouloir bien m'envoyer un compas, une carte géographique donnant principalement la description de la mer Jaune et des côtes de la Chine et de la Corée, et une paire de lunettes vertes de forme chinoise, pour soulager mes yeux.

« De Votre Révérence l'inutile et très indigne serviteur,

« ANDRÉ KIM-HAI-SIM. »

 

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La seconde lettre, datée de Chang-haï, nous donne la suite des aventures d'André.

 

Très révérend Père,

 

« Après avoir fait tous mes préparatifs, je m'embarquai avec onze chrétiens, parmi lesquels se trouvaient seulement quatre pêcheurs; les autres n'avaient jamais vu la mer. Forcé d'agir en secret et à la hâte, je n'ai pu me procurer de bons matelots, ni faire d'autres provisions utiles; j'ai même abandonné des choses qui m'étaient absolument nécessaires. Mettant donc à la voile le vingt-quatrième jour de la troisième lune, nous entrâmes en mer. En la voyant, les chrétiens étonnés se demandaient les uns aux autres : « Où allons-nous?» Mais ils n'osaient m'interroger moi-même; j'avais défendu que l'on me fît aucune question sur le but de mon entreprise.

« Après un jour de navigation par un temps favorable, nous fûmes assaillis d'une grande tempête, accompagnée de pluie, qui dura trois jours et trois nuits, et pendant laquelle, à ce qu'on rapporte, plus de trente navires de Kiane-nan se perdirent. Notre barque, vivement battue par les flots, était agitée d'une manière effrayante, et semblait sur le point d'être submergée, car elle est beaucoup trop petite, et n'est point faite pour la mer. Je fis détacher le canot que nous avions à la traîne. Enfin, le péril croissant, nous coupâmes les deux mâts, et nous nous vraies forgés de jeter à la mer presque toutes nos provisions. Un peu allégée, notre barque était soulevée et poussée par la violence de la tempête à travers des montagnes d'eau. N'ayant presque point mangé pendant trois jours, les chrétiens étaient extrêmement affaiblis, et perdant

 

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bientôt tout espoir, ils s'abandonnèrent à la tristesse ; ils disaient en pleurant : « C'en est fait, nous sommes perdus! » Je leur montrai une image de la très sainte Vierge, qui après Dieu était notre unique, espérance et je leur dis : « Ne craignez pas, voici la sainte Mère « qui est près de nous pour nous secourir. » Par ces paroles et d'autres semblables, je m'efforçais de les consoler et de leur donner du courage. J'étais moi-même malade; mais, prenant un peu de nourriture malgré ma répugnance, je travaillais et cachais mes craintes. Je baptisai alors un païen, déjà catéchumène, que j'avais pris pour mon premier matelot. Peu après, notre gouvernail fut brisé par la fureur des vagues ; c'est pourquoi, ayant lié les voiles ensemble, nous les jetâmes à la mer en les retenant avec des cordes; mais ces cordes se rompirent et nos voiles furent emportées. Nous essayâmes encore de lutter contre les flots avec des nattes liées à des morceaux de bois; mais ayant perdu bientôt cette dernière ressource, privés de tout secours humain, nous mîmes notre seule espérance en Dieu et en la Vierge Marie, nous récitâmes !nos prières et nous nous endormîmes.

« A mon réveil la tempête avait diminué et la pluie avait cessé. Nous sentîmes nos forces se ranimer; j'ordonnai à tous de prendre quelque nourriture et de revivre dans le Seigneur. Ainsi fortifiés, nous cherchâmes à gouverner notre barque ; mais que pouvions-nous sans mâts, sans voiles, sans gouvernail, sans canot? Toujours pleins d'une inaltérable confiance en la très glorieuse Vierge Marie, nous rassemblâmes tout ce qui nous restait de bois, et nous pûmes confectionner des mâts et un gouvernail. Enfin, après avoir navigué par un vent contraire pendant cinq jours, nous nous trouvâmes près des côtes de la province de Kiang-nan, dont nous vîmes une montagne. Mais

 

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n'ayant que des mâts insuffisants et manquant de toutes les choses nécessaires à la manoeuvre, nous désespérions de pouvoir aborder à Chang-haï. Nous désirions demander aux Chinois de l'aide, ou au moins quelques indications sur la route à suivre; mais nous n'avions pas de canot pour aller à eux, et, de leur côté, ils fuyaient à notre vue. Sans aucun secours humain, nous attendions uniquement celui du ciel. Enfin vint à passer un navire de Canton, qui s'éloignait comme les autres ; je lui fis un signal de détresse en agitant une toile et en frappant un tambour; il refusait d'abord de venir, mais s'approcha enfin poussé par la pitié. Je montai à bord et, après avoir salué le capitaine, je lui demandai de nous conduire à Changhaï. Sourd à mes demandes et à mes prières, il me conseilla de le suivre à Canton, pour retourner en Corée par Péking, selon la coutume. Je lui répondis que je ne voulais point repasser par Péking, et qu'il me fallait absolument aller à Chang-haï pour réparer mon navire. Enfin la promesse de mille piastres le décida à accepter et il nous prit à la remorque.

« Après avoir encore navigué huit jours par un vent contraire, nous eûmes à essuyer une tempête qui, par la protection de Dieu, ne nous mit point en danger; mais la jonque d'un ami de notre capitaine, qui marchait de conserve avec la nôtre, fit naufrage, et tout l'équipage périt à l'exception d'un seul homme. Un peu plus tard vinrent à nous des pirates qui disaient au capitaine : « Cesse de traîner la barque de ces gens, nous « voulons la piller. » A ces mots, je donnai l'ordre de tirer sur eux, et ils passèrent outre. Après sept jours environ, nous arrivâmes à Wou-song-hien. Les mandarins envoyèrent des satellites nous demander d'où, comment et pourquoi nous étions venus. Je leur répondis : « Nous sommes Coréens; c'est un grand

 

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vent qui nous a poussés ici. Nous voulons aller à Chang-haï pour réparer notre vaisseau. »

« Des officiers de la marine anglaise nous visitèrent. Je leur exposai que nous étions Coréens et que nous venions chercher des missionnaires ; en même temps je les priai de nous protéger contre les Chinois et de nous indiquer la maison du consul. Ils satisfirent avec bienveillance à mes demandes, nous donnèrent du vin et de la viande, et m'invitèrent à dîner. Nous restâmes un jour à Wou-song. J'allai voir les mandarins du lieu qui me firent un grand nombre de questions, et voulaient nous dénoncer à l'empereur pour nous faire renvoyer par terre en Corée. Je leur répondis :

            « Je n'ignore pas la loi; mais je ne veux pas retourner par terre en Corée; je ne veux pas non plus que l'empereur soit averti de notre arrivée; ne lui faites donc aucun rapport. Au reste, que vous avertissiez  l'empereur ou non, peu m'importe; une fois mon navire réparé, je retournerai de moi-même en Corée ; n'ayez donc de nous aucun souci. Il vous suffit de savoir que nous avons abordé à la côte de votre empire, et il me suffit d'avoir bu de l'eau de votre pays, et d'avoir mis le pied sur votre terre; seulement je veux avoir ma pleine liberté. De plus, je vous prie d'écrire au mandarin de Chang-haï qu'un navire coréen y va pour se réparer. Je ne veux pas que le grand-mandarin de Chang-haï éprouve à ce a sujet aucun embarras ni aucune inquiétude, et je demande qu'il me permette de séjourner en toute sécurité. »

« Les mandarins, me voyant communiquer avec les Anglais, disaient : « Comment cet homme qui est Coréen est-il l'ami intime des Anglais et comprend-il leur langue? » Ils en étaient tout stupéfaits. Faisant voile de Wou-song, nous entrâmes dans le

 

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port de Chang-haï. Deux Anglais vinrent à nous et voulurent que j'allasse avec eux. C'est pourquoi, confiant mon embarcation au pilote chinois, je descendis dans leur canot et arrivai avec eux à Chang-haï. Je demandai aux Anglais un guide pour me conduire au consul. M. Arthur John Empson, officier anglais qui parlait le français, écrivit pour moi une lettre au consul, qui me reçut très bien. Je lui exposai notre situation en le priant de me protéger contre les Chinois. Mgr Ferréol l'avait déjà prévenu de notre arrivée et réclamé pour nous sa protection. J'allai ensuite chez les chrétiens, et après deux jours d'attente arriva le Père Gotteland, de la Compagnie de Jésus, que j'avais connu à Macao et au Kiang-nan. Je reçus de lui cinq cent quatre-vingts piastres; j'en donnai quatre cents au pilote chinois, et j'en dépensai trente pour les chrétiens.

« Cependant les mandarins de Chang-haï envoyèrent leurs agents faire aux Coréens un grand nombre de questions, et placèrent près d'eux des sentinelles pendant la nuit. Le Tao-tai vint lui-même avec ses ministres visiter le navire, et à son retour y envoya vingt mesures de riz et vingt livres de viande. En revenant je trouvai les chrétiens tout troublés de ce que les mandarins leur avaient fait une foule de questions, et de ce que des milliers de Chinois étaient accourus pour les voir. Les mandarins, me sachant de retour au navire, envoyèrent leurs employés me demander les raisons pour lesquelles nous étions venus, et les noms, l'âge, le domicile de chacun de nous, etc.

« Je satisfis à leurs demandes, en avertissant, du reste, les mandarins de ne plus envoyer personne nous molester; puis j'ordonnai de remporter le riz et la viande. Je dus aller deux fois chez les mandarins pour régler diverses affaires et faire cesser quelques

 

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molestations. Ils firent un rapport détaillé au magistrat de Song-king-fou, qui répondit qu'il me connaissait (il avait peut-être entendu parler de moi lorsque j'étais avec le capitaine Cécile), et qu'il m'accordait la permission de séjourner à Chang-haï aussi longtemps que je voudrais. D'ailleurs, je reçus à coups de bâton les Chinois que leur curiosité entraînait trop loin, et je tançai vertement certains employés subalternes qui usaient à mon égard de procédés incivils; ils furent punis par les mandarins.

Les habitants de Chang-haï s'imaginent que je suis un grand personnage; les mandarins, me voyant converser amicalement avec les Anglais, n'y comprennent rien et se cassent la tête pour deviner mon secret. Un jour ils ont envoyé me demander quand nous partirions. Je leur ai dit : « Je dois encore séjourner ici pour réparer mon embarcation ; de plus, j'ai ouï dire que le grand mandarin français Cécile arrivera sous peu, je veux rester pour le voir. » Les mandarins attendent impatiemment le jour de mon départ, parce qu'ils ont peur d'être compromis et de perdre leurs dignités. Il est inutile, je pense, et d'ailleurs je n'ai plus le temps de vous en raconter davantage ; je m'arrête donc ici.

« Déjà j'ai réparé toute mon embarcation, je fais faire maintenant un canot. Nous nous portons tous bien dans le Seigneur, et nous attendons chaque jour l'arrivée du révérend évêque de la Corée. Le consul anglais va bien et prend grand soin de nous. Mgr de Bézi n'est pas de retour, il est resté malade en route. A Nanking s'est élevée une petite persécution. Je vous demande, mon Père, des images et des médailles pour les matelots, et pour tous ceux qui ont rendu de grands services à la mission. Envoyez-moi aussi l'image de saint Thomas, docteur de l'Eglise, de saint Charles,

 

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de saint Joseph, père nourricier de Notre-Seigneur, et de l'apôtre saint Jean. J'ai apporté de Corée quelques petits objets pour vous ; je ne puis maintenant vous les envoyer; j'espère, après l'arrivée de Monseigneur, avoir les moyens de vous les faire passer.

« Je suis de votre paternité l'indigne et inutile serviteur,

 

« ANDRÉ KIM-HAI-KIM. »

 

L'apparition de la barque d'André dans la rade de Wou-song avait été un phénomène pour le pays. La construction singulière de cette barque, les costumes étrangers de ceux qui la montaient, éveillaient au plus haut point la curiosité publique, et André aurait 'couru les plus,grands dangers s'il n'avait eu la présence d'esprit de mouiller au milieu des bâtiments anglais en station. La surprise des officiers fut grande lorsqu'ils entendirent André leur crier en français : « Moi, Coréen , je demande votre protection. » Cette protection lui fut généreusement accordée. Le consul le fit porter en palanquin dans une famille chrétienne, d'où il écrivit en toute hâte au Père Gotteland.

« Je me rendis bien vite, écrivait ce missionnaire à un de ses confrères, chez le chrétien qui logeait André et qui avait beaucoup plus peur que lui, à son sujet. Je lui fis donner l'argent nécessaire pour subvenir aux premiers besoins de son équipage; puis je le fis reporter à sa jonque, en lui recommandant de ne plus revenir dans cette famille, parce qu'elle était dans l'appréhension que les mandarins ne lui fissent un crime de l'hospitalité qu'elle lui avait un instant donnée. Cette maladie de la peur est un peu épidémique chez les Chinois, et nous sommes obligés d'user de beaucoup de ménagements avec nos pauvres chrétiens.

 

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« Après avoir renvoyé André à son équipage, qui avait grand besoin de lui dans les premiers moments d'une position si critique, je m'empressai d'aller visiter ces braves gens à leur bord. Vous pouvez juger, mon révérend Père, de la consolation que j'éprouvai en me ,voyant au milieu de douze chrétiens, presque tous pères, fils ou parents de martyrs. L'un d'eux a eu sa famille presque tout entière immolée pour la cause du Seigneur; il n'y a pas jusqu'à son petit enfant de onze ans qui n'ait voulu s'en aller au ciel par la voie du martyre. Dès la première entrevue il fut question de confession; mais André voulut d'abord remettre sa jonque un peu en état, afin que je pusse y dire la messe. Quand elle fut prête, on vint m'avertir et je m'y rendis le soir, résolu d'y passer la nuit, pour célébrer les saints mystères le lendemain. Mais il fallait d'abord confesser nos braves Coréens, qui le désiraient grandement. Il y avait six à sept ans qu'ils n'avaient pas vu de prêtre, Mgr Imbert et MM. Maubant et Chastan, les derniers missionnaires de la Corée, ayant été martyrisés en 1839.

« Comme ces bons néophytes n'entendaient guère mieux le chinois que je ne comprenais leur coréen, je leur fis exposer nettement ce que la théologie enseigne sur l'intégrité de la confession, quand on ne peut l'accomplir que par interprète ; mais ils ne voulurent point user de l'indulgence accordée en pareille occasion. « Il y a si longtemps que nous n'avons pu nous confesser, disaient-ils; nous voulons tout dire. » Donc, après m'être assuré qu'ils étaient suffisamment instruits des mystères de la religion, je m'assis sur une caisse, et mon cher diacre vint le premier. Sa confession faite, il resta en place, à genoux, appuyé sur ses talons, pour servir d'interprète aux matelots, qui arrivèrent l'un après l'autre, se jetant à genoux à côté de lui; il tenait ainsi le milieu entre le confesseur et le pénitent.

 

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Avant de commencer la confession, je faisais répéter par l'interprète à chacun des pénitents ce que j'avais dit d'abord à tous de la non-obligation de confesser toutes ses fautes en pareil cas ; mais j'obtenais constamment la même réponse : « Je veux tout dire. »

« Ces confessions me retinrent donc plus de temps que je ne pensais : tous firent l'aveu de leurs fautes avec une ferveur admirable; quand je finis, il était à peu près l'heure de dire la messe. La jonque avait été ornée dès la veille, et les derniers préparatifs furent bientôt faits. J'offris donc le saint Sacrifice sur un tout petit navire, près d'une grande ville remplie d'idolâtres, et environné de quelques fidèles, heureux, après une si longue privation, de pouvoir participer à nos saints mystères. »

Quelques jours après, ce fut l'arrivée de Mgr Ferréol avec un jeune missionnaire récemment arrivé de France, Marie-Antoine-Nicolas Daveluy. Quelques jours après leur arrivée, dans la chapelle de Kin-ka-ham, le dimanche 17 août 1845, Me Ferréol ordonna le premier prêtre indigène de la Corée, l'intrépide André Kim. Le dimanche suivant 24, André, assisté par M. Daveluy, célébra sa première messe au petit séminaire de Wamdam. Huit jours après, le nouveau prêtre remonta sur sa barque, prit secrètement à bord son évêque et le missionnaire qui l'accompagnait, et fit voile vers la Corée. Mgr Ferréol raconta les épisodes de ce voyage dans une lettre adressée à M. Barran, directeur du séminaire des Missions Étrangères.

 

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« Kang-leien-in , dans la province méridionale de la Corée, 29 octobre 1845.

 

« Monsieur et cher confrère,

 

 

            « Après six ans de tentatives, je suis enfin arrive dans ma mission. Le Seigneur en soit mille fois béni ! Vous me demandez quelques détails sur mon entrée dans ce royaume; je m'empresse de satisfaire à vos désirs...

            « D'abord, vous serez peut-être bien aise de connaître la barque qui nous a portés en Corée à travers la mer Jaune. Elle a vingt-cinq pieds de long, sur neuf de large, et sept de profondeur. Pas un clou n'est entré dans sa construction; des chevilles en retiennent les ais unis entre eux; point de goudron, point de calfatage; les Coréens ne connaissent pas ce perfectionnement. A deux mâts d'une hauteur démesurée sont attachées deux voiles en nattes de paille, mal cousues les unes aux autres. L'avant est ouvert jusqu'à la cale; il occupe le tiers de la barque. C'est là que se trouve placé le cabestan, entouré d'une grosse corde tressée d'herbes à demi pourries, et qui se couvrent de champignons dans les temps humides. A l'extrémité de cette corde est liée une ancre de bois, notre espoir de salut. Le pont est formé partie de nattes, partie de planches mises à côté l'une de l'antre, sans être fixées par aucune attache. Ajoutez à cela trois ouvertures pour entrer dans l'intérieur. Aussi, lorsqu'il pleut ou que les vagues déferlent par-dessus le bastingage, on ne perd pas une goutte d'eau. Il faut la recevoir sur le dos, et puis à force de bras la rejeter dehors.

            « Les Coréens, quand ils naviguent, ne quittent

 

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jamais la côte. Dès que le ciel se charge, ils jettent l'ancre, étendent sur leurs barques une couverture de chaume, et attendent patiemment que le beau temps revienne. Il n'est pas nécessaire de vous dire, monsieur et cher confrère, que nous n'étions pas fort à l'aise dans la nôtre. Souvent inondés par la vague, nous vivions habituellement en compagnie des rats, des cancres, et, ce qui était plus ennuyeux, de la vermine. Sur la fin de notre navigation, il s'exhalait une odeur fétide de la cale, dont nous n'étions séparés que par un faible plancher.

« L'équipage était digne du navire, il se composait du P. André Kim, que j'avais ordonné prêtre quelques jours auparavant, et qui était notre capitaine; vous devinez facilement la portée de sa science nautique; plus, d'un batelier, qui nous servait de pilote, d'un menuisier, qui remplissait les fonctions de charpentier; le reste avait été pris pêle-mêle dans la classe agricole. En tout douze hommes. N'est-ce pas là un équipage improvisé? Cependant, parmi ces braves gens se trouvaient des confesseurs de la foi, des pères, des fils, des frères de martyrs. Nous nommâmes notre barque le Raphaël.

« Vous avez appris les dangers qu'elle courut pour se rendre en Chine et y demeurer sans être capturée. Son départ nous offrait une autre difficulté; c'était, pour M. Daveluy et moi, de monter à son bord à l'insu des mandarins qui la faisaient surveiller sans relâche. Le dernier jour du mois d'août, vers le soir, elle quitta le port de Chang-haï, descendit dans le canal à la faveur de la marée, et vint mouiller en face de la résidence de Mir de Bézi, où nous l'attendions. Un instant après, une chaloupe du gouvernement, qui l'avait suivie de loin, jeta l'ancre auprès d'elle. Toutefois, ce contre-temps n'empêcha pas le P. André de descendre à

 

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terre, et de venir nous avertir. Le ciel était couvert, la nuit était sombre, tout semblait nous favoriser. Mgr de Bézi, qui, depuis notre arrivée au Kiang-nan, nous avait prodigué l'hospitalité la plus généreuse, eut encore la bonté de nous accompagner jusqu'à la barque. La chaloupe du mandarin, emportée probablement par le courant, s'était un peu écartée; nous eûmes donc la liberté de monter à bord sans que personne nous aperçût.

« Le lendemain nous allâmes mouiller à l'embouchure du canal, auprès d'une jonque chinoise qui faisait voile pour le Léao-tong; elle appartenait à un chrétien qui nous avait promis de nous remorquer jusqu'à la hauteur du Chan-tong. M. Faivre, missionnaire lazariste,'se trouvait sur la jonque; il allait en Mongolie. Les premiers jours de septembre furent pluvieux, les vents nous étaient contraires et soufflaient avec violence : trois fois nous essayâmes de gagner le large, trois fois nous fûmes contraints de revenir au port. En pleine mer, il est rare que le Chinois coure des bordées contre le vent; au lieu de louvoyer, il retourne au plus proche mouillage, serait-il à cent lieues de distance.

« Près de l'île de Tsong-min se trouve une rade sûre ; plus de cent navires, qui devaient se rendre dans le nord, y étaient à l'ancre, attendant une brise favorable; nous allâmes nous y réfugier. Le capitaine de la jonque chinoise nous invita à célébrer, à son bord, la fête de la Nativité de la sainte Vierge. Nous acceptâmes d'autant plus volontiers que nous devions jouir encore de la compagnie de l'excellent M. Faivre ; les équipages de plusieurs autres barques chrétiennes se rendirent à la fête. Quatre messes furent dites; tout ce qu'il y avait là de !fidèles communièrent. Le soir, des fusées s'élancèrent dans les airs en gerbes de feu; c'étaient nos adieux à la Chine et le signal du départ.

« Nous levâmes l'ancre, nous attachâmes notre

 

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barque à la jonque chinoise avec un gros câble, et nous reprîmes notre course vers la Corée.

« Le commencement de notre navigation fut assez heureux; mais bientôt à la brise qui enflait nos voiles, succéda un vent trop violent pour notre frêle embarcation ; des lames d'une grosseur énorme semblaient à chaque instant devoir l'engloutir. Néanmoins nous soutînmes sans avarie leurs assauts pendant vingt-quatre heures. La seconde nuit, notre gouvernail fut brisé, nos voiles se déchirèrent; nous nous traînions péniblement à la remorque. Chaque vague jetait dans notre barque son tribut d'eau; un homme était sans cesse occupé à vider la cale. Oh! la triste nuit que nous passâmes!

« A la pointe du jour, nous entendîmes crier le P. André d'une voix à demi étouffée par la terreur; nous montâmes sur le pont, M. Daveluy et moi. Nous y étions à peine, qu'il s'en écroula une partie; c'était l'endroit au-dessous duquel nous habitions; un moment plus tard, nous eussions été écrasés par la chute des planches. André s'efforçait d'avertir le capitaine chinois de changer de direction, celle qu'il suivait nous conduisant vers la Chine ; mais le bruissement des flots couvrait sa voix. Nous criâmes aussi de notre côté ; nous parvînmes enfin à nous faire entendre, et quelqu'un parut sur l'arrière de la jonque; mais il ne put rien comprendre à nos paroles, ni à nos signaux.

« Dans le péril où nous étions, le P. André nous dit qu'il était prudent pour les deux missionnaires de quitter la barque coréenne, et de monter sur la jonque; que pour lui et ses gens, ils ne pouvaient nous suivre en Chine, parce que, d'après la loi d'extradition, ils seraient conduits à Péking, et de là dans leur patrie, où une mort cruelle leur était réservée ; que la mer, toute orageuse qu'elle était, leur offrait moins de péril ; qu'enfin la Providence disposerait d'eux comme elle le

 

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voudrait, mais qu'il importait avant tout de conserver à la mission de Corée son évêque.

« Quelque peine que nous eussions à abandonner ainsi des hommes qui s'étaient exposés à tant de dangers pour venir à nous, cependant, dans l'extrémité où nous étions, nous crûmes devoir adopter leur avis. Nous nous mîmes alors à faire signe à nos compagnons de voyage de nous amener à eux, ce qui étant fait, nous leur exprimâmes le désir de passer à leur bord. On joignit aussitôt les deux barques assez près l'une de l'autre pour que nous pussions être tirés sur la leur avec des cordes. On était à les préparer et à nous lier la ceinture, lorsque le câble qui nous retenait à la jonque se rompit, et nous abandonna à la fureur des vagues. On nous jette aussitôt le même câble ; nous ne pouvons le saisir. C'en est fait. Emportés par le vent, nos Chinois sont déjà loin de nous. Nous leur tendions les bras en signe d'adieu, lorsque nous les voyons revenir. En passant devant notre barque, ils nous jettent des cordes; vaine tentative ! nous n'en pouvons atteindre aucune. Ils reviennent une seconde fois et avec aussi peu de succès. Considérant alors l'inutilité de leurs efforts et le danger qu'ils couraient eux-mêmes de sombrer, ils continuent leur route, et disparaissent pour toujours à nos yeux.

Quoique nous fussions loin d'en juger ainsi dans le moment, ce fut un bonheur pour nous de n'avoir pas quitté notre barque; nous ne serions pas aujourd'hui dans notre chère mission, si une main invisible, disposant les choses mieux que notre prudence, n'avait enchaîné notre sort à celui de nos braves Coréens.

« Voilà donc notre Raphaël au milieu d'une mer en courroux, sans voiles et sans gouvernail. Je vous laisse à penser comme il a été ballotté et nous avec lui. Déjà il s'emplissait d'eau. On fut d'avis de couper les mâts. Nous avertîmes nos gens de ne pas les abandonner à la

 

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mer une fois abattus, comme ils avaient fait à leur premier voyage. Que les coups de hache me paraissaient lugubres ! Les mâts en tombant brisèrent une partie de notre frêle bastingage; quand ils furent à l'eau, nous voulûmes les retirer sur le pont, ce qui aurait pu se faire, malgré l'agitation des vagues; mais nos marins étaient si découragés, que nous ne pûmes les déterminer à cet acte de prévoyance. Ils se retirèrent dans leurs cabines, prièrent un instant, puis s'endormirent.

« Cependant ces mâts, poussés par les flots, venaient par intervalle donner de rudes coups contre la barque; il était à craindre qu'ils n'enfonçassent ses flancs déjà ébranlés, mais Dieu veillait sur nous; il ne nous arriva aucun malheur. Le jour suivant l'orage s'apaisa, la mer fut moins agitée ; notre équipage avait repris un peu de force et de courage dans le sommeil. On retira les mâts, on les mit debout; ils étaient raccourcis de huit pieds; sans doute un Européen les aurait trouvés encore assez hauts; aux yeux d'un Coréen, ils n'étaient plus en proportion avec la barque. Un nouveau gouvernail fut construit et les voiles raccommodées. Ce fut l'affaire de trois jours, pendant lesquels le calme nous favorisa. Pendant ce travail, nous avions constamment en vue de dix à quinze jonques chinoises; nous avions hissé notre pavillon de détresse ; elles l'apercevaient très bien : pas une ne vint à notre secours. L'humanité est un sentiment inconnu au Chinois, il lui faut du lucre; s'il n'en espère point, il laissera mourir d'un oeil sec ceux qu'il pourrait sauver.

« Nous avions été séparés de notre remorqueur à vingt-cinq lieues environ du Chan-tong; mais depuis lors, où les courants nous avaient-ils entraînés? où étions-nous? nous l'ignorions. Nous mîmes le cap sur l'archipel coréen. Peu après, le P. André nous dit qu'il lui semblait reconnaître ces îles, et que bientôt nous

 

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voudrait, mais qu'il importait avant tout de conserver à la mission de Corée son évêque.

« Quelque peine que nous eussions à abandonner ainsi des hommes qui s'étaient exposés à tant de dangers pour venir à nous, cependant, dans l'extrémité où nous étions, nous crûmes devoir adopter leur avis. Nous nous mîmes alors à faire signe à nos compagnons de voyage de nous amener à eux, ce qui étant fait, nous leur exprimâmes le désir de passer à leur bord. On joignit aussitôt les deux barques assez près l'une de l'autre pour que nous pussions être tirés sur la leur avec des cordes. On était à les préparer et à nous lier la ceinture, lorsque le câble qui nous retenait à la jonque se rompit, et nous abandonna à la fureur des vagues. On nous jette aussitôt le même câble ; nous ne pouvons le saisir. C'en est fait. Emportés par le vent, nos Chinois sont déjà loin de nous. Nous leur tendions les bras en signe d'adieu, lorsque nous les voyons revenir. En passant devant notre barque, ils nous jettent des cordes; vaine tentative ! nous n'en pouvons atteindre aucune. Ils reviennent une seconde fois et avec aussi peu de succès. Considérant alors l'inutilité de leurs efforts et le danger qu'ils couraient eux-mêmes de sombrer, ils continuent leur route, et disparaissent pour toujours à nos yeux.

Quoique nous fussions loin d'en juger ainsi dans le moment, ce fut un bonheur pour nous de n'avoir pas quitté notre barque; nous ne serions pas aujourd'hui dans notre chère mission, si une main invisible, disposant les choses mieux que notre prudence, n'avait enchaîné notre sort à celui de nos braves Coréens.

 Voilà donc notre Raphaël au milieu d'une mer en courroux, sans voiles et sans gouvernail. Je vous laisse à penser comme il a été ballotté et nous avec lui. Déjà il s'emplissait d'eau. On fut d'avis de couper les mâts. Nous avertîmes nos gens de ne pas les abandonner à la

 

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mer une fois abattus, comme ils avaient fait à leur premier voyage. Que les coups de hache me paraissaient lugubres ! Les mâts en tombant brisèrent une partie de notre frêle bastingage ; quand ils furent à l'eau, nous voulûmes les retirer sur le pont, ce qui aurait pu se faire, malgré l'agitation des vagues; mais nos marins étaient si découragés, que nous ne pûmes les déterminer à cet acte de prévoyance. Ils se retirèrent dans leurs cabines, prièrent un instant, puis s'endormirent.

« Cependant ces mâts, poussés par les flots, venaient par intervalle donner de rudes coups contre la barque; il était à craindre qu'ils n'enfonçassent ses flancs déjà ébranlés, mais Dieu veillait sur nous; il ne nous arriva aucun malheur. Le jour suivant l'orage s'apaisa, la mer fut moins agitée ; notre équipage avait repris un peu de force et de courage dans le sommeil. On retira les mâts, on les mit debout; ils étaient raccourcis de huit pieds; sans doute un Européen les aurait trouvés encore assez hauts; aux yeux d'un Coréen, ils n'étaient plus en proportion avec la barque. Un nouveau gouvernail fut construit et les voiles raccommodées. Ce fut l'affaire de trois jours, pendant lesquels le calme nous favorisa. Pendant ce travail, nous avions constamment en vue de dix à quinze jonques chinoises ; nous avions hissé notre pavillon de détresse; elles l'apercevaient très bien : pas une ne vint à notre secours. L'humanité est un sentiment inconnu au Chinois, il lui faut du lucre; s'il n'en espère point, il laissera mourir d'un oeil sec ceux qu'il pourrait sauver.

« Nous avions été séparés de notre remorqueur à vingt-cinq lieues environ du Chan-tong; mais depuis lors, où les courants nous avaient-ils entraînés? où étions-nous? nous l'ignorions. Nous mîmes le cap sur l'archipel coréen. Peu après, le P. André nous dit qu'il lui semblait reconnaître ces îles, et que bientôt nous

 

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apercevrions l'embouchure du fleuve qui conduit à la capitale.

« Jugez, monsieur et cher confrère, de notre joie; nous croyions toucher au terme de notre voyage et à la fin de nos misères ! Mais, hélas! ce pauvre P. André était dans une grande erreur. Quelle fut notre surprise et notre douleur le lendemain, lorsque, abordant au premier îlot, nous apprîmes des habitants que nous étions au midi de la péninsule, en face de Quelpaert, à plus de cent lieues de l'endroit où nous voulions débarquer ! Nous crûmes, cette fois, que nous étions poursuivis par le malheur; nous nous trompions cependant, car ici encore la Providence nous dirigeait. Si nous avions été droit à la capitale, nous aurions probablement été pris. Nous sûmes plus tard que l'apparition d'un navire anglais dans le midi du royaume avait mis le gouvernement en émoi; on surveillait les abords de la ville, on examinait avec une sévérité minutieuse toutes les barques qui entraient dans la rivière. La longue absence de la nôtre avait soulevé des soupçons dans l'esprit de ceux qui avaient été témoins de son départ; ils l'avaient vue s'approvisionner d'une manière extraordinaire; ils disaient même qu'elle partait pour un pays étranger. A notre arrivée, ils nous auraient suscité mille tracasseries; Dieu nous en délivra.

« Il nous restait encore une course périlleuse à fournir au milieu d'un labyrinthe d'îles inconnues de nous tous, sur une embarcation qui faisait eau et qui avait peine à tenir la mer. La corde de notre ancre était usée; si elle se rompait, nous devions nous faire échouer sur la côte et nous mettre à la discrétion des premiers venus, ce qui aurait entraîné notre perte. Nous décidâmes qu'il fallait modifier notre plan, et aller mouiller au port de Kang-kien-in, situé au nord de la province méridionale, dans une petite rivière, à six lieues dans

 

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l'intérieur. Il s'y trouvait quelques familles de néophytes convertis depuis peu à la foi. Ce fut un trajet de quinze jours au milieu d'alarmes continuelles. Nous avions constamment le vent debout; les courants étaient rapides, les écueils nombreux. Plusieurs fois nous touchâmes sur les rochers ; nous étions souvent engagés dans le sable, plus souvent encore nous nous trouvions arrêtés au fond d'une baie où nous espérions rencontrer un passage. Nous envoyions alors notre canot à terre pour demander notre route. Enfin, le 12 octobre, nous jetâmes l'ancre à quelque distance du port, dans un lieu isolé.

« Notre descente devait se faire le plus secrètement possible. Nous envoyâmes un homme informer les chrétiens de notre arrivée. Ils vinrent deux, la nuit, pour nous conduire à leur habitation. Comme ils jugèrent à propos de me faire descendre en habit de deuil, on m'affubla d'un surtout de grosse toile écrue, on mit sur ma tête un grand chapeau de paille, lequel me tombait jusque sur les épaules; il était de la forme d'un petit parapluie à demi-fermé; ma main fut armée de deux bâtonnets, soutenant un voile qui devait soustraire ma figuré aux regards des curieux, mes pieds furent chaussés de sandales de chanvre. Mon accoutrement était des plus grotesques. Ici, plus un habit de deuil est grossier, mieux il exprime la douleur causée par la perte des parents. M. Daveluy fut habillé avec plus d'élégance.

« Ces préparatifs achevés, deux matelots nous char-gèrent sur leur dos, et nous portèrent à la terre des martyrs. Ma prise de possession ne fut pas très brillante. Dans ce pays, il faut faire tout en silence et à huis clos. Nous nous dirigeâmes à la faveur de la nuit vers la demeure du chrétien qui marchait en avant. C'était une misérable hutte bâtie en terre, couverte de chaume, composée de deux pièces, ayant à la fois pour porte et pour

 

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fenêtre une ouverture de trois pieds de haut. Un homme s'y tient à peine debout. La femme de notre généreux hôte était malade; il la fit transporter ailleurs pour nous donner un logement. Dans ces chaumières, point de chaises, point de table; ces sortes de délicatesses ne se trouvent, nous dit-on, que dans les maisons des riches. On est assis sur le sol couvert de nattes; par-dessous est installé le fourneau de la cuisine, qui entretient une douce chaleur. Je vous écris, monsieur et cher confrère, accroupi sur mes jambes; une caisse ou mes genoux me servent de pupitre. Je reste tout le jour enfermé clans ma cabane, ce n'est que la nuit qu'il m'est permis de respirer l'air du dehors. On souffre beaucoup dans cette mission, mais cela dure peu, et le ciel récompense bien amplement ces peines en les couronnant du martyre.

« Je me séparai aussitôt de M. Daveluy; je l'envoyai dans une petite chrétienté étudier la langue. Il est plein de zèle, très pieux, doué de toutes les qualités d'un missionnaire apostolique. Je désire pour le bonheur des Coréens que Dieu lui conserve longtemps la vie. Nos matelots retournèrent dans leurs familles, qui avaient perdu tout espoir de les revoir jamais : depuis sept mois ils en étaient absents. On m'assure que la capitale est l'endroit où j'aurai le moins de dangers à courir; je m'y rendrai peut-être au coeur de l'hiver prochain. En attendant, nous sommes comme l'oiseau sur la branche, nous pouvons être pris à chaque instant.

« Tout est à refaire dans cette mission; et malheureusement il est plus difficile d'agir que du temps de nos confrères, parce que le gouvernement connaît mieux tout ce qui nous concerne, et aussi parce que la persécution a dispersé les chrétiens en bien des endroits. La première occupation sera d'envoyer çà et là des hommes pour savoir où ils habitent. Si les mandarins nous en laissent le temps, nous pourrons commencer l'administration

 

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de ce troupeau désolé, en nous entourant des plus grandes précautions pour que rien ne trahisse le secret de notre présence. Je me recommande instamment à vos ferventes prières, et j'ai l'honneur d'être avec un profond respect et l'affection la plus vive,

 

« Monsieur et cher confrère,

« Votre très humble et très dévoué serviteur.

            « JOSEPH FERRÉOL, évêque de Belline et vic. ap. de la Corée. »

           

« P. S. Il paraît que sur la route qui conduit à la frontière, on surveille maintenant les voyageurs avec la dernière sévérité; on dit même qu'on ne peut porter aucune lettre. J'espère néanmoins que celle-ci vous parviendra. Dans quelques mois, des courriers se dirigeront vers le nord pour introduire M. Maistre et le diacre coréen qui l'accompagne. »

 

Mgr Ferréol se dirigea vers la capitale, déguisé sous des habits de deuil; il arriva sans encombre à son poste, et commença de suite la visite des chrétiens.

M. Daveluy s'installa dans la petite chrétienté à lui assignée par son évêque. Les braves gens qui lui donnaient l'hospitalité au péril de leur vie étaient des chrétiens des environs de la capitale, qui, chassés par la persécution, s'étaient retirés dans un pays sauvage, où ils vivaient pauvrement de la culture du tabac. Il n'y avait que sept familles, en tout trente ou trente-deux personnes. On ne peut dire combien ils étaient heureux de posséder le missionnaire. Presque tous assistaient chaque jour à la messe, et ils ne quittaient presque pas le prêtre, s'amusant à le voir prendre ses repas, à

 

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l'entendre bégayer les premiers mots de leur langue. Au bout de deux mois il commença à les comprendre un peu, et à être compris d'eux.

Dès le mois de janvier, M. Daveluy, qui déjà avait administré plus de soixante personnes aux environs de sa retraite, put se mettre en campagne pour commencer la visite des chrétiens. Son apprentissage fut pénible. Le froid était très vif; presque partout les chemins et les sentiers  avaient disparu sous la neige, et en cinquante jours il eut à parcourir plus de vingt-cinq localités différentes, distantes les unes des autres de deux, quatre et même sept ou huit lieues.

« Arrivé dans une chrétienté, écrivait-il alors, souvent je n'ai que vingt-quatre heures à y rester, vu le petit nombre de fidèles. Je dois donc entendre les confessions immédiatement, ensuite suppléer les cérémonies du baptême ou administrer ce sacrement, aux adultes d'abord, puis aux enfants, cérémonies fort longues et assez fatigantes. Quand tout est fini, il est bien tard, il faut réciter le bréviaire, auquel, en l'honneur de Marie, ma bonne mère, j'ajoute le chapelet. Elle me pardonnera bien d'avoir sommeillé plus d'une fois pendant ce temps ; la nature a ses droits contre lesquels on ne peut pas prescrire. Enfin je dors jusqu'au matin, c'est-à-dire que de bonne heure il faut célébrer la sainte messe, donner la sainte communion, la confirmation, la bénédiction des mariages, puis agréger aux confréries du saint Rosaire et du saint Scapulaire. Comprenez-vous que le temps doit passer vite? et je n'ai pas énuméré les examens des catéchumènes, que je fais pendant mes repas, la solution des difficultés sans nombre relatives au mariage, et enfin mille incidents journaliers. Il faut user de ruse pour réciter le bréviaire, faire un peu d'oraison, lire quelques-unes des paroles de vie contenues dans le saint Evangile, et prendre quelque repos ;

 

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voilà ma vie de tous les jours. Après-demain je dois me remettre en campagne, toujours sous l'égide de mon grand chapeau de deuil, que Monseigneur appelle le manteau des fées rendant invisible ceux qu'il couvre. »

Quelques semaines plus tard, le missionnaire résumait ainsi les impressions que cette première visite avait laissées dans son cœur.

« Qu'ai-je vu pendant ces deux mois? environ sept cents chrétiens, bien pauvres, bien misérables, mais enfin ayant, je le crois, bonne volonté. Des peines ! il y en a eu, et de grandes. Je m'y attendais : car ces chers néophytes sont privés des sacrements depuis sept ou huit ans, et Dieu sait ce que vaut une année de persécution. Des consolations ! j'en ai eu aussi et de plus grandes encore. Ce sont ici de vieux soldats de Jésus-Christ que la persécution n'a pas ébranlés; là, c'est une veuve qui a vu mourir son époux sous le fer des bourreaux ; plus loin, des orphelins dont les père et mère ont obtenu la couronne du martyre; aujourd'hui c'est une jeune fille qui raconte le supplice de ses frères; demain, une mère que ses enfants ont précédée au ciel. Toujours ce sont des chrétiens qui se repentent de leurs fautes, et pleurent de joie à la vue du prêtre qu'ils attendaient depuis si longtemps.

« Ces pauvres gens ne savent comment me témoigner leur respect et leur attachement. Ils s'empressent autour de moi : les plus pauvres m'apportent leur petite offrande. Quand le soir je suis à causer avec vingt ou trente personnes entassées dans ma cabane, souvent je n'ai pas le courage de quitter la conversation ; elle se prolonge très tard , et jamais il ne disent : Assez. Je leur parle une langue impossible, mêlée de chinois, de coréen, de je ne sais quoi. Ils comprennent ou ne comprennent pas, mais enfin ils sont contents et moi aussi, et quand le moment de la séparation est venu, c'est une

 

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famille à laquelle il faut s'arracher; ce sont des pleurs, des gémissements. Hélas! peut-être de leur vie ils ne reverront le Père pour soulager leur conscience et s'unir à leur Dieu. Comprenez-vous cette suite d'émotions vives, trop vives pour mon pauvre coeur? Plusieurs fois j'ai fui comme à la dérobée pour éviter ces moments pénibles, ces manifestations dangereuses, car l'apparition d'un païen en pareil cas compromettrait toute la mission.

« Je n'ai pas dit toutes mes consolations ; je n'ai pas parlé des nouveaux chrétiens. La grâce toute-puissante de Dieu sait toujours appeler ses élus. La persécution n'a pas arrêté les conversions, et j'ai toujours à baptiser quelques adultes.

« J'aime à interroger les pères de famille avant le baptême, à scruter les dispositions diverses, mais égale ment admirables, par lesquelles la miséricorde de Dieu les a tous appelés. J'aime leurs réponses vives et pleines de foi; les uns ont quitté une vie douce et agréable pour s'assurer une autre vie plus heureuse; les autres même avant leur baptême ont déjà subi quelques persécutions ; quelques-uns arrivent à la onzième heure : ce sont des vieillards, qui, ayant entendu parler de notre sainte religion, veulent consacrer au bon Dieu les dernière années d'une vie qu'ils voient s'échapper chaque jour. »

Pendant que les nouveaux missionnaires de Corée commençaient leurs travaux apostoliques, M. Maistre tentait de les rejoindre par la frontière septentrionale. Mge Ferréol avait fixé la première lune de l'année 1846 comme l'époque la plus convenable. En conséquence, dans les derniers jours de janvier, M. Maistre, accompagné du diacre Thomas T'soi et de deux courriers chinois, se dirigea vers le village tartare de Houngtchoung en suivant la route explorée déjà par André Kim. Après dix-sept jours de marche à travers monts et

 

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vallées, sur les glaces du fleuve Mi-kiang et dans les déserts de la Mandchourie, il arriva à une lieue de la frontière coréenne, où il dut attendre, pendant dix jours, l'époque fixée pour les échanges entre les deux nations. Un si long retard lui fut funeste, car la petitesse du village qui lui donnait asile ne permettait pas à un étranger d'y vivre longtemps inconnu.

La veille de l'ouverture de la foire, au moment où il se disposait à franchir la terrible barrière, la maison qu'il habitait fut cernée par quatre officiers mandchoux, accompagnés d'une nombreuse cohorte de satellites ; ils le conduisirent d'abord au corps de garde, qui fut bientôt entouré et rempli de tout ce qu'il y avait de gens au service du prétoire. Chacun l'accablait à la fois d'une foule de questions : il satisfit à toutes en disant qu'il n'avait à répondre qu'au mandarin. Il passa environ trois heures debout au milieu de cette multitude impertinente; les uns lui découvraient la tête, les autres lui tiraient la barbe, tous se pressaient autour de lui et considéraient d'un air ébahi cet étrange personnage. «Je les regardais avec calme, écrit M. Maistre, et les laissais faire. Notre divin Sauveur fut bien plus maltraité la veille de sa passion. Or, le disciple n'est pas au-dessus de son maître, et il doit se réjouir d'être traité comme lui. Vers minuit, la curiosité céda au besoin du repos. On me conduisit avec Thomas et les deux courriers dans un cachot dont les murailles étaient en terre. Des lapins n'y seraient pas restés longtemps prisonniers ; mais, loin de songer à la fuite, nous étions pressés de nous reposer des fatigues d'une journée si accablante, et j'éprouvai pour la première fois que l'on peut dormir tranquillement sous les verrous. »

Dès le matin le bruit de l'arrestation d'un étranger avait attiré toute la bourgade à la prison. Le papier des fenêtres fut bientôt déchiré par la populace : chacun

 

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voulait voir comment était fait un Européen. Pour satisfaire la curiosité publique, M. Maistre alla se promener quelques instants dans la cour : tous voyaient avec étonnement un homme paisible et sans peur au milieu de ces mêmes satellites, si justement redoutés des gens du pays comme des voleurs et des bourreaux. Vers dix heures le missionnaire fut conduit au tribunal du mandarin, qui le traita avec beaucoup de politesse. L'interrogatoire ne fut pas long. En voici à peu près le résumé : « Qui êtes-vous, d'où venez-vous, et que venez-vous faire dans ce pays ? — Je suis chrétien, je viens d'Europe pour enseigner aux hommes à connaître et à aimer le Dieu du ciel. — Mais cette ville obscure n'est pas un théâtre digne de vos leçons, il faut aller dans les grandes provinces de la Chine. — Il n'y a pas d'endroit si petit qui ne doive connaître le vrai Dieu; tous les peuples de la terre sont tenus de le servir. — Vous déclarez que vous êtes chrétien; comment puis-je savoir la vérité? — Cela est facile : voici la marque du chrétien, » et le missionnaire fit le signe de la croix. Il montra aussi au mandarin la croix de son chapelet et il, ajouta : « Dans le décret de l'empereur, que vous devez avoir entre les mains, il est écrit que les chrétiens adorent la croix; ce n'est pas ce vil métal que nous adorons, mais le Dieu sauveur qui est mort sur la croix pour nous racheter. » Le mandarin considéra alors avec admiration la petite croix du missionnaire; ses deux assistants firent de même; il voulut ensuite voir la montre de M. Maistre ; après quoi il le renvoya au cachot, où il passa le jour et la nuit suivante. A des questions analogues le diacre Thomas T'soi et les deux chrétiens chinois firent à peu près les mêmes réponses.

Le lendemain ils sortirent tous de prison sous l'escorte de deux officiers mandchoux qui les conduisirent à une journée et demie de distance. « Ainsi, dit encore

 

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M. Maistre dans cette même lettre, je fus mis en liberté en exhibant mes titres d'Européen et de missionnaire; ils eussent été naguère un sujet de condamnation ; mais je suis arrivé trop tard pour aspirer à la gloire du martyre. Me voici donc revenu au point de départ, méditant un nouveau moyen de pénétrer dans ce petit royaume de Corée, qui se ferme si obstinément à l'approche des apôtres qu'il redoute et qu'il devrait aimer. Il a beau faire : un jour il sera pris dans les filets de Celui qui dispose tout avec douceur, et qui atteint son but avec une force irrésistible. Vous voyez que mon pèlerinage sera encore longtemps prolongé ; plusieurs fois j'ai demandé à Dieu de me retirer de ce monde, où je passe tant d'années inutiles; mais désormais ma devise sera toujours sourir et non mourir. Et, comme l'Apôtre des nations, j'ai la confiance qu'après avoir éprouvé tant d'obstacles, de fatigues et d'opprobres, il me sera donné d'annoncer hardiment l'Évangile de Jésus. Notre ministère, pour porter son fruit, a besoin d'être fécondé par l'épreuve; et si je ne puis encore entrer dans ma mission, ce sera du moins une consolation pour moi de souffrir quelque chose pour elle. »

M. Maistre revient au Léao-tong parmi ses confrères. Une lettre nous: apprend que lui et le diacre coréen Thomas passèrent l'année 1846 au collège de cette mission, faisant la classe aux quelques élèves qu'on venait d'y réunir.

De son côté, Mgr Ferréol cherchait à ouvrir une autre voie de communication avec la Chine, pour l'introduction des missionnaires en Corée. Chaque année, au printemps, les barques chinoises viennent en assez grand nombre sur les côtes de la province de Hoang-hai pour la pêche. L'évêque y envoya le P. André Kim, le chargeant de visiter les lieux, d'examiner s'il y avait moyen de tromper la surveillance des soldats et douaniers

 

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coréens, et de se mettre en rapport avec quelques pêcheurs chinois. Le P. André avait heureusement rempli cette mission, lorsque Dieu, qui voulait le récompenser de tout ce qu'il avait déjà fait et souffert pour sa gloire, permit qu'un accident imprévu le fît tomber dans les mains des mandarins. Voici comment il raconte lui-même à Mgr Ferréol son arrestation et une partie des tourments qu'il a endurés. L'original de cette lettre est en latin.

 

« De la prison, le 20 août 1846.

 

« MONSEIGNEUR,

 

« Votre Grandeur aura su tout ce qui s'est passé dans la capitale depuis notre séparation. Nos dispositions étant faites, nous levâmes l'ancre, et, poussés par un vent favorable, nous arrivâmes heureusement dans la mer Yen-ping, alors couverte d'une multitude de barques de pêcheurs. Mes gens achetèrent du poisson et se rendirent pour le revendre dans le port de l'île Sou-ney. Ne trouvant aucun acheteur, ils le déposèrent à terre, avec un matelot chargé de le saler.

« De là nous continuâmes notre route, nous doublâmes So-kang et les îles Mai-hap, Thetsin-mok, Sotseng, Tai-seng, et nous vînmes mouiller près de Pélintao. Je vis là une centaine de jonques du Chan-tong occupées à la pêche. Elles approchaient très près du rivage ; mais l'équipage ne pouvait descendre à terre. Sur les hauteurs de la côte et sur le sommet des montagnes étaient en sentinelles des soldats qui les observaient. La curiosité attirait près des Chinois une foule de Coréens des îles voisines. Je me rendis moi-même de nuit auprès d'eux et je pus avoir un colloque avec le

 

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patron d'une barque. Je lui confiai les lettres de Votre Grandeur; j'en écrivis quelques-unes adressées à MM. Berneux, Maistre et Libois et à deux chrétiens de la Chine. Je joignis à cet envoi deux cartes de la Corée avec la description des îles, rochers et autres choses remarquables de la côte de Hoang-hai. Cet endroit me paraît très favorable pour l'introduction des missionnaires et la communication des lettres, pourvu toutefois qu'on use avec précaution du ministère des Chinois. Chaque année, vers le commencement de la troisième lune, ils s'y donnent rendez-vous pour la pêche ; ils s'en retournent sur la fin de la cinquième lune.

« Après avoir exécuté vos ordres, Monseigneur, nous repartîmes et nous rentrâmes dans le port de Sou-ney. Jusque-là mon voyage s'était fait sous d'heureux auspices, et j'en attendais une fin meilleure. Le poisson que nous avions déposé sur le rivage n'était pas encore sec, ce qui prolongea notre séjour dans le port. Mon domestique Véran me demanda de descendre à terre, pour aller récupérer l'argent qu'il avait laissé dans une famille, où la crainte de la persécution l'avait tenu caché pendant sept ans. Après son départ, le mandarin, escorté de ses gens, vint à notre barque, et en demanda l'usage pour écarter les jonques chinoises. La loi en Corée ne permet pas de se servir des barques des nobles pour des corvées publiques. Parmi le peuple on m'avait fait passer, je ne sais comment, pour un ina-pan ou noble de haut parage, et en cédant ma barque au mandarin je devais perdre ma considération, ce qui eût nui à nos futures expéditions. D'ailleurs Véran m'avait tracé une ligne, de conduite en pareille circonstance. Je répondis au mandarin que ma barque était à mon usage et que je ne pouvais la lui céder. Les satellites m'accablèrent d'injures et se retirèrent en emmenant mon pilote; ils revinrent le soir, s'emparèrent du second

 

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matelot, et le conduisirent à la préfecture. On leur fit plusieurs questions à mon sujet, et leurs réponses éveillèrent de graves soupçons sur mon compte. Le mandarin sut que l'aïeule de l'un d'entre eux était chrétienne. Les satellites tinrent conseil et dirent : « Nous sommes a trente; si cet individu est véritablement noble, nous ne périrons pas tous pour lui avoir fait violence; on en mettra un ou deux à mort et les autres vivront; allons nous saisir de sa personne. » Ils vinrent la nuit, accompagnés de plusieurs femmes publiques, se ruèrent sur moi et en furibonds ; ils me prirent par les cheveux, dont ils m'arrachèrent une partie, me lièrent avec une corde, et me chargèrent de coups de pied, de poing et de bâton. Pendant ce temps, à la faveur des ténèbres de la nuit, ceux des matelots qui restaient se glissèrent dans le canot et s'enfuirent à force de rames.

« Arrivés sur le rivage, les satellites me dépouillèrent de mes habits, me lièrent et me frappèrent de nouveau, m'accablèrent de sarcasmes, et me traînèrent devant le tribunal où s'était assemblée une foule de monde. Le mandarin me dit : « Êtes-vous chrétien? — Oui, je le  suis, lui répondis-je. — Pourquoi, contre les ordres du roi, pratiquez-vous cette religion? Renoncez-y. — Je pratique ma religion parce qu'elle est vraie; elle enseigne à honorer Dieu et me conduit à une félicité éternelle; quant à l'apostasie, inutile de m'en parler. » Pour cette réponse, on me mit à la question. Le juge reprit : « Si vous n'apostasiez, je vais vous faire expirer sous les coups. — Comme il vous plaira; mais jamais je n'abandonnerai mon Dieu. Voulez-vous entendre la vérité de ma religion? Écoutez : Le Dieu que j'adore est le créateur du ciel et de la terre, des hommes et de tout ce qui existe; c'est lui qui punit le crime et récompense la vertu ; d'où il suit que tout homme doit lui rendre hommage. Pour moi, ô mandarin,

 

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je vous remercie de me faire subir des tourments pour son amour; que mon Dieu vous récompense de ce bienfait en vous faisant monter à de plus hautes dignités. » A ces paroles, le mandarin se prit à rire avec toute l'assemblée. On m'apporta ensuite une cangue longue de huit pieds. Je la saisis aussitôt et la posai moi-même à mon cou aux grands éclats de rire de tous ceux qui étaient présents. Puis on me jeta en prison avec les deux matelots qui déjà avaient apostasié. J'avais les mains, les pieds, le cou et les reins fortement liés, de manière que je ne pouvais ni marcher, ni m'asseoir, ni me coucher. J'étais, en outre, oppressé par la foule de gens que la curiosité avait attirés auprès de moi. Une partie de la nuit se passa pour moi à leur prêcher la religion ; ils m'écoutaient avec intérêt et m'affirmaient qu'ils l'embrasseraient, si elle n'était prohibée par le roi.

« Les satellites ayant trouvé dans mon sac des objets de Chine, crurent que j'étais de ce pays, et le lendemain le mandarin me demanda si j'étais Chinois : « Non, lui répondis-je, je suis Coréen. » N'ajoutant pas foi à mes paroles, il me dit : « Dans quelle province de la Chine êtes-vous né? — J'ai été élevé à Macao, dans la province de Kouang-tong; je suis chrétien : la curiosité et le désir de propager ma religion m'ont amené dans ces parages. » Il me fit reconduire en prison.

« Cinq jours s'étant écoulés, un officier subalterne, à la tête d'un grand nombre de satellites, me conduisit à Hait-sou, métropole de la province. Le gouverneur me demanda si j'étais Chinois; je lui fis la même réponse qu'au mandarin de l'île. Il me fit une multitude de questions sur la religion. Je profitai avec empressement de l'occasion, et lui parlai de l'immortalité de l'âme, de l'enfer, du paradis, de l'existence de Dieu et de la nécessité de l'adorer pour être heureux après la mort. Lui et

 

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ses gens me répondirent : « Ce que vous dites là est bon et raisonnable ; mais le roi ne permet pas d'être chrétien. » Ils m'interrogèrent ensuite sur bien des choses qui pouvaient compromettre les chrétiens et la mission. Je me gardai bien de leur répondre. « Si vous ne nous dites la vérité, reprirent-ils d'un ton irrité, nous vous tourmenterons par divers supplices. — Faites ce que vous voudrez. » Et courant vers les instruments de torture, je les saisis et les jetai aux pieds du gouverneur, en lui disant : « Me voilà tout prêt; frappez, je ne crains pas vos tourments. » Les satellites les enlevèrent aussitôt. Les serviteurs du mandarin s'approchèrent de moi et me dirent : « C'est la coutume que toute personne parlant au gouverneur s'appelle soin (petit homme). — Que me dites-vous là? Je suis grand, je suis noble, je ne connais pas une telle expression. »

            « Quelques jours après, le gouverneur me fit comparaître de nouveau et m'accabla de questions sur la Chine; quelquefois il me parlait par interprète pour savoir si réellement j'étais Chinois ; il finit par m'ordonner d'apostasier. Je haussai les épaules et me mis à sourire en signe de pitié. Les deux chrétiens pris avec moi, vaincus par l'atrocité des tortures, dénoncèrent la maison que j'habitais à la capitale, trahirent Thomas Ni, serviteur de Votre Grandeur, Matthieu, son frère, et quelques autres. Ils avouèrent que j'avais communiqué avec les jonques chinoises, et que j'avais remis des lettres à l'une d'entre elles. Aussitôt une escouade de satellites fut dirigée vers les jonques et en rapporta les lettres au gouverneur.

            « On nous gardait avec une grande sévérité et chacun dans une prison séparée; quatre soldats veillaient jour et nuit sur nous. Nous avions des chaînes aux pieds et aux mains, et la cangue au cou. Une longue corde était

 

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attachée à nos chaînes, et trois hommes la tenaient par le bout, chaque fois qu'il nous fallait satisfaire aux exigences de la nature. Je vous laisse à penser quelles misères j'eus à supporter. Les soldats voyant sur ma poitrine sept cicatrices qu'y avaient laissées des sangsues qu'on m'avait appliquées pendant mon séjour à Macao, disaient que c'était la constellation de la Grande-Ourse, et se divertissaient par mille plaisanteries.

            « Dès que le roi sut notre arrestation, il envoya des satellites pour nous conduire à la capitale; on lui avait annoncé que j'étais Chinois. Pendant la route nous étions liés comme dans la prison; de plus nous avions les bras garrottés d'une corde rouge, comme c'est la coutume pour les voleurs et les grands criminels, et la tête couverte d'un sac de toile noirâtre. Chemin faisant, nous eûmes à supporter de grandes fatigues : la foule nous obsédait. Je passais pour étranger, et l'on montait sur les arbres et sur les maisons pour me voir. Arrivés à Séoul, nous fûmes jetés dans la prison des voleurs. Les gens du prétoire, entendant mon langage, disaient que j'étais certainement Coréen. Le jour suivant, je comparus devant les juges; ils me demandèrent qui j'étais. « Je suis Coréen, leur répondis-je, j'ai été élevé en Chine. » On fit venir des interprètes de langue chinoise pour s'entretenir avec moi.

            « Pendant la persécution de 1839, le traître (Ie-saing-i) avait déclaré que trois jeunes Coréens avaient été envoyés à Macao pour y étudier la langue des Européens. Je ne pouvais rester longtemps inconnu, et d'ailleurs un des chrétiens pris avec moi leur avait dit qui j'étais. Je déclarai donc au juge que j'étais André Kim, l'un de ces trois jeunes gens; et je leur racontai tout ce que j'avais eu à souffrir pour rentrer dans ma patrie. A ce récit, les juges et les spectateurs s'écrièrent : « Pauvre jeune homme ! dans quels terribles travaux il est depuis son

 

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enfance. » Ils m'ordonnèrent ensuite de me conformer aux ordres du roi en apostasiant. « Au-dessus du roi, leur répondis-je, est un Dieu qui m'ordonne de l’adorer; le renier est un crime que l'ordre du roi ne peut justifier. » Sommé de dénoncer les chrétiens, je leur opposai le devoir de la charité, et le commandement de Dieu d'aimer son prochain. Interrogé sur la religion, je leur parlai au long sur l'existence et l'unité de Dieu, la création et l'immortalité de l'âme, l'enfer, la nécessité d'adorer son créateur, la fausseté des religions païennes, etc. Quand j'eus fini de parler, les juges me répondirent : « Votre religion est bonne, mais la nôtre l'est aussi, c'est pourquoi nous la pratiquons. — Si dans votre opinion il en est ainsi, leur dis-je, vous devez nous laisser tranquilles et vivre en paix avec nous. Mais loin de là, vous nous persécutez, vous nous traitez plus cruellement que les derniers criminels : vous avouez que notre religion est bonne, qu'elle est vraie, et vous la poursuivez comme une doctrine abominable. Vous vous mettez en contradiction avec vous-mêmes. » Ils se contentèrent de rire niaisement de ma réponse.

« On m'apporta les lettres et les cartes saisies. Les juges lurent les deux qui étaient écrites en chinois ; elles ne contenaient que des salutations. Ils me donnèrent à traduire les lettres européennes; je leur interprétai ce qui pouvait n'avoir aucune conséquence pour la mission. Ils me firent des questions sur MM. Berneux, Maistre et Linbois; je leur répondis que c'étaient des savants qui vivaient en Chine. Trouvant de la différence entre les lettres de Votre Grandeur et les miennes, ils me demandèrent qui les avait écrites. Je leur dis en général que c'étaient mes lettres. Ils me présentèrent les vôtres et m'ordonnèrent d'écrire de la même manière. Ils usaient de ruse, je les vainquis par la ruse. « Ces

 

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caractères, leur dis-je, ont été tracés avec une plume métallique; apportez-moi cet instrument et je vais vous satisfaire. — Nous n'avons pas de plumes métalliques. — Si vous n'en avez pas, il m'est impossible de former des caractères semblables à ceux-là. » On apporta une plume d'oiseau; le juge, me la présentant, me dit : « Ne pouvez-vous pas écrire avec cet instrument? — Ce n'est pas la même chose, » répondis-je, « cependant je puis vous montrer comment, avec les caractères européens, une même personne peut écrire de diverses manières. » Alors taillant la plume très fine, j'écrivis quelques lignes en petites lettres ; puis, en coupant le bec, je formai des lettres plus grosses. « Vous le voyez, leur dis-je, ces caractères ne sont pas les mêmes. » Cela les satisfit, et ils n'insistèrent pas davantage sur l'article des lettres. Vous concevez, Monseigneur, que nos lettrés de Corée ne sont pas à la hauteur des savants d'Europe.

« Les chrétiens pris avec moi n'ont encore subi aucun tourment dans la capitale. Charles demeure dans une autre prison avec les personnes qui ont été prises avec lui. Nous ne pouvons avoir entre nous aucune communication. Nous sommes dans celle-ci dix individus; quatre ont apostasié, trois d'entre eux se repentent de leur faiblesse. Matthieu Ni, qui, en 1839, avait eu le malheur d'apostasier, se montre aujourd'hui plein de courage, et veut mourir martyr. Son exemple est imité par le père de Sensir-i, mon pilote, et par Pierre Nam, qui auparavant avait scandalisé les fidèles. Nous ignorons le moment où l'on nous conduira à la mort. Pleins de confiance en la miséricorde du Seigneur, nous espérons qu'il nous donnera la force de confesser son saint nom jusqu'à la dernière heure. Le gouvernement veut absolument s'emparer de Thomas, serviteur de Votre Grandeur, et de quelques autres principaux chrétiens.

 

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Les satellites paraissent un peu fatigués et moins ardents à la recherche des chrétiens. Ils nous ont dit qu'ils s'étaient portés à It-sen, Iant-si, Ogni et dans les provinces de Tsiong-tsieng et de Tsien-la. Je prie Votre Grandeur et M. Daveluy de rester cachés jusqu'après ma mort.

« Le juge m'annonce que trois navires de guerre qu'il croit français ont mouillé près de l'île Ou-ien-to. « Ils viennent, me dit-il, par l'ordre de l'empereur de la France et menacent la Corée de grands malheurs ; deux sont partis en assurant qu'ils reviendraient l'année prochaine ; le troisième est encore dans la mer de Corée. » Le gouvernement paraît terrifié, il se rappelle la mort des trois Français martyrisés en 1839. On me demande si je sais le motif pour lequel ces navires sont venus. Je leur réponds que je n'en sais rien, qu'au reste il n'y a rien à craindre, car les Français ne ;font aucun mal sans raison. Je leur ai parlé de la puissance de la France et de la générosité de son gouvernement. Ils paraissent y ajouter foi ; cependant ils m'objectent qu'ils ont tué trois Français, et qu'ils n'en n'ont pas été punis. Si réellement des navires français sont venus en Corée, Votre Grandeur doit le savoir.

«On m'a donné à traduire une mappemonde anglaise ; j'en ai fait deux copies avec des couleurs brillantes, l'une est destinée pour le roi. En ce moment, je suis occupé à composer par l'ordre des ministres un petit abrégé de géographie. Ils me prennent pour un grand savant. Pauvres gens !

« Je recommande à Votre Grandeur ma mère Ursule. Après une absence de dix ans, il lui a été donné de revoir son fils quelques jours, et il lui est enlevé presque aussitôt. Veuillez bien, je vous prie, la consoler dans sa douleur. Prosterné en esprit aux pieds de Votre Grandeur, je salue pour la dernière fois mon bien-aimé

 

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Père et Révérendissime Évêque. Je salue de même Mgr de Bézi. Mes salutations très respectueuses à M. Daveluy. Au revoir dans le ciel.

 

ANDRÉ KIM, prêtre, prisonnier de Jésus-Christ. »

 

De sa prison, le P. André Kim écrivit une autre lettre aux chrétiens de Corée, ses compatriotes, pour leur faire ses derniers adieux et les encourager à demeurer fermes dans la foi, malgré les tentations et les épreuves de tout genre.

« Mes amis, Dieu, qui au commencement disposa toutes choses, créa l'homme à son image; voyez quel a été en cela son but et son intention. Si en ce monde orageux et misérable, nous ne connaissons pas notre souverain maître et créateur, à quoi bon être nés ! notre vie est inutile. Venus au monde par un bienfait de Dieu, et par un autre bienfait plus grand encore, faisant, grâce à notre baptême, partie de son Eglise, nous avons un nom bien précieux; mais si nous ne portons pas de fruit, à quoi nous servira ce nom? Non seulement notre entrée dans la religion ne nous sera d'aucun profit, mais nous serons des renégats, coupables envers Dieu d'une ingratitude d'autant plus odieuse que ses grâces sont plus abondantes.

« Considérez le cultivateur. Au temps convenable, il laboure son champ, y porte des engrais, et ne regarde ni au froid, ni à la chaleur, ni à sa peine. Après y avoir jeté de la bonne semence, si au temps de la moisson, le grain est bien venu et bien formé, il oublie toutes ses sueurs, et son coeur est plein de joie. Mais si le grain ne vient pas bien, s'il ne trouve à l'automne que paille et épis vides, ils regrette ses sueurs, ses engrais et ses travaux, et ne veut plus de son champ. Hélas! le champ de Dieu, c'est la terre, et les hommes sont les bonnes

 

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semences; il nous engraisse de ses grâces, nous arrose et nourrit du sang de son Fils incarné et mort pour nous, il nous instruit par ses saintes Ecritures, nous exhorte par les évêques et les pasteurs, et nous enseigne continuellement par son divin Esprit. Qu'ils sont grands les soins de cette éducation ! Arrivés au temps de la moisson et du jugement, si par sa grâce nous avons porté du fruit, nous jouirons du bonheur du ciel ; mais si nous sommes des plantes stériles, d'enfants de Dieu, nous deviendrons ses ennemis, et nous souffrirons dans l'enfer la punition éternelle qui nous est due.

«Mes très chers frères, sachez-le bien, N.-S. Jésus, descendu en ce monde, a souffert lui-même des douleurs sans nombre. Par ses souffrances il a établi son Eglise, qui doit croître aussi au milieu des croix et des tribulations. Après l'ascension du Sauveur, depuis le temps des Apôtres jusqu'à ce jour, l'Eglise a toujours grandi au milieu de mille persécutions; mais, quoi que le monde fasse pour l'attaquer et la détruire, il ne pourra la vaincre. En Corée aussi la religion, introduite depuis cinquante ou soixante ans, a bien des fois été secouée par la tempête, et néanmoins les chrétiens y sont encore. Aujourd'hui la persécution recommence, plusieurs chrétiens et moi-même sommes en prison, et tous vous êtes menacés. Ne faisant qu'un même corps avec vous tous, puis-je n'en être pas peiné, et la nature pourrait-elle voir cette cruelle situation sans amertume? Toutefois il est écrit que Dieu connaît le nombre de nos cheveux, et que pas un ne tombe de notre tête sans sa permission. Suivons donc la volonté sainte du Seigneur, et prenant le parti de notre chef Jésus, combattons toujours le monde et le démon.

« Dans ce temps d'agitation et de troubles, semblables à de vaillants soldats, revêtons nos armures, et comme sur un champ de bataille, combattons. et soyons vainqueurs.

 

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Surtout n'oubliez pas la charité mutuelle, secourez-vous les uns les autres, et attendez que Dieu ait pitié de vous et exauce vos prières.

« Les quelques chrétiens emprisonnés ici sont, par la grâce de Dieu, en bonne santé; s'ils viennent à être punis de mort, n'oubliez pas leurs familles. J'aurais bien des choses à vous dire, mais comment tout dire par lettre? Je termine donc. Pour nous, dans peu nous irons au combat. Je vous en prie, exercez-vous sincèrement à la vertu, et rencontrons-nous au ciel. Mes chers enfants que je ne peux oublier, dans ces temps orageux ne vous tracassez pas inutilement; jour et nuit, avec le secours de Dieu, combattez les trois ennemis, c'est-à-dire les trois concupiscences ; supportez patiemment la persécution et, pour la gloire de Dieu, efforcez-vous de travailler au salut de ceux qui resteront. Le temps de persécution est une épreuve de Dieu; par la victoire sur le monde et le démon on acquiert la vertu et des mérites. Ne vous laissez pas effrayer par les calamités, ne perdez pas courage, et ne reculez pas dans le service de Dieu, mais plutôt, suivant les traces des saints, augmentez la gloire de l'Église et montrez-vous les vrais soldats et sujets du Seigneur. Quoique nombreux, que votre coeur soit un; n'oubliez pas la charité, supportez-vous et aidez-vous les uns les autres, et attendez le moment où Dieu aura pitié de vous. Le temps ne me permet pas d'en écrire davantage. Mes chers enfants, j'espère vous rencontrer tous au ciel pour y jouir avec vous du bonheur éternel. Je vous embrasse tendrement.

 

« ANDRÉ KIM, prêtre. »

 

 

« P.-S. Tout ici-bas est ordonné de Dieu, tout est de sa part récompense ou punition; la persécution elle-

 

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même n'arrive que par sa permission; supportez-la patiemmeut et pour Dieu; seulement, conjurez-le avec larmes de rendre la paix à son Eglise. Ma mort vous sera sans doute sensible et vos âmes se trouveront -dans la détresse; mais, sous peu, Dieu vous donnera des pasteurs meilleurs que je ne suis. Ne vous contristez donc pas trop, et efforcez-vous par une grande charité de servir Dieu comme il mérite d'être servi. Restons unis dans la charité, et après la mort nous serons unis pour l'éternité, et nous jouirons de Dieu à jamais. Je l'espère mille fois, dix mille fois. »

 

Trois jours après avoir écrit sa lettre à Mgr Ferréol, André y ajouta le post-scriptum suivant : « J'acquiers aujourd'hui la certitude que des navires français sont venus en Corée. Ils peuvent facilement nous délivrer ; mais s'ils se contentent de menacer et s'en retournent ainsi, ils font un grand mal à la mission, et m'exposent à des tourments terribles avant de mourir. Mon Dieu! conduisez tout à bonne fin ! »

En apprenant l'arrivée des Français, André crut un instant à sa prochaine délivrance. Il dit aux chrétiens captifs avec lui : « Nous ne serons pas mis à mort. — Quelle preuves en avez-vous? » lui répondirent ceux-ci. « Des navires français sont en Corée, l'évêque et le P. An (nom coréen de M. Daveluy) ne manqueront pas de leur faire connaître notre position. Je connais le grand chef; à coup sûr il nous fera mettre en liberté. » Il est probable, en effet, que le contre-amiral Cécile, qui avait eu le P. André Kim pour interprète pendant quelques mois, et conservait de lui un très bon souvenir, aurait exigé sa mise en liberté. Mais quoique Mgr Ferréol eût écrit immédiatement, sa lettre n'arriva qu'après le départ des navires , et ne put être remise au commandant. L'expédition n'avait pour but que de faire

 

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parvenir aux ministres coréens la lettre suivante, dont, l'original est en chinois.

« Par l'ordre du ministre de la marine de France, le contre-amiral Cécile, commandant l'escadre française en Chine, est venu pour s'informer d'un attentat odieux qui a eu lieu le 14 de la huitième lune de l'année kei-hai (21 septembre 1839 ). Trois Français, Imbert, Chastan et Maubant, honorés dans notre pays pour leur science et leurs vertus, ont été, on ne sait pourquoi, mis à mort en Corée. Dans ces contrées de l'Orient, le contre-amiral, ayant pour devoir de protéger les gens de sa nation, est venu ici s'informer du crime qui a mérité à ces trois personnes un sort aussi déplorable. Vous me direz peut-être : « Notre loi interdit l'entrée du royaume à tout étranger ; or, ces trois personnes l'ayant transgressée ont subi la peine de leur transgression. » Et le contre-amiral vous répond : « Les Chinois, les Mandchoux et les Japonais entrent quelquefois témérairement chez vous. Loin de leur faire du mal, vous leur fournissez les moyens de retourner en paix au sein de leurs familles. Pourquoi n'avez-vous pas traité ces Français comme vous traitez les Chinois, les Mandchoux et les Japonais? » Nous disions que la Corée était la terre de la civilisation, et elle méconnaît la clémence du grand empereur de la France. Si vous voyez des Français s'en aller à des milliers de lieues de leur patrie, ne vous imaginez pas qu'ils cessent pour cela d'être Français et qu'on ne se soucie plus d'eux. Il faut que vous sachiez que les bienfaits de notre empereur s'étendent sur tous ses sujets, en quelque lieu du monde qu'ils se trouvent. Si parmi eux se rencontrent des hommes qui commettent dans un autre royaume des crimes punissables, tels que le meurtre, l'incendie ou autres, et qu'on les en châtie, notre empereur laisse agir la justice; mais si, sans sujet et sans cause, on les

 

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met tyranniquement à mort, alors, justement indigné, il les venge de leurs iniques oppresseurs. Persuadé que pour le moment les ministres ne peuvent promptement me répondre sur le motif qui m'a amené dans ces parages, savoir : la mort infligée par les Coréens à trois docteurs de notre nation, je pars. L'année prochaine des navires français viendront de nouveau chercher la réponse. Seulement je leur répète qu'ayant été clairement avertis de la protection bienveillante que notre empereur accorde à ses sujets, si par la suite une pareille tyrannie s'exerce de la part des Coréens sur quelques-uns d'entre eux, certaiennement la Corée ne pourra éviter d'éprouver de grands désastres, et quand ces désastres viendront fondre sur le roi, sur ses ministres et les mandarins, qu'ils se gardent bien de les imputer à d'autres qu'à eux-mêmes; ils seront punis et cela pour s'être montrés cruels, injustes, inhumains. — L'an 1846 du salut du monde, le 8 de la cinquième lune (1er juin). »

« Si l'on vient, écrit à l'occasion de cette lettre Mgr Ferréol, si l'on vient l'année prochaine, et qu'on exige réparation de la mort de nos confrères, il nous est permis d'espérer dans l'avenir une ère moins cruelle pour la religion ; mais si l'on s'en tient à ces menaces, le peuple coréen méprisera les Français, et le roi n'en deviendra que plus furieux contre les chrétiens. Déjà cette lettre a été l'occasion de la mort du P. Kim, ou du moins l'a accélérée. Voici comment. Le P. Kim ayant gagné l'affection de ses juges et des premiers ministres, ceux-ci prièrent le roi de lui conserver la vie. « Il a commis, lui dirent-ils, un crime digne de mort, en sortant du royaume, et en communiquant avec les étrangers, mais il l'a expié en rentrant dans son pays. » Ils présentèrent ensuite une copie de la mappemonde, traduite par lui dans sa prison. Le roi en fut très satisfait, et il était sur le point de leur accorder l'objet de leur

 

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demande, lorsqu'il reçut la lettre du commandant français. Quelques jours après, ordre fut envoyé de la cour de battre les prisonniers, de relâcher ceux qui auraient apostasié et de mettre, de suite, à mort ceux qui se montreraient rebelles.

André Kim fut traité en ennemi de l'État et immolé de la même manière que Mgr Imbert et MM. Chastan et Maubant. Le 16 septembre, une compagnie de soldats, le fusil sur l'épaule, se rendit au lieu de l'exécution, situé sur les bords du fleuve, à une lieue de la capitale. Un instant après, une décharge et le son de la trompette annoncèrent l'arrivée d'un grand mandarin militaire. Pendant ce temps le prisonnier était tiré de sa prison. Une chaise à porteurs avait été grossièrement préparée avec deux longs bâtons, au milieu desquels on avait tressé un siège de paille. On y fit asseoir André les mains attachées derrière le dos, et au milieu d'une foule immense on le conduisit au champ du triomphe.

Les soldats avaient planté dans le sable une pique, au sommet de laquelle flottait un étendard, et s'étaient rangés en cercle tout autour. Ils ouvrirent le cercle pour y recevoir le prisonnier. Le mandarin lui lut sa sentence; elle portait qu'il était condamné à mort pour avoir communiqué avec les étrangers. André Kim s'écria d'une voix forte : « Je suis à ma dernière heure, écoutez-moi attentivement. Si j'ai communiqué avec les étrangers, c'est pour ma religion, c'est pour mon Dieu; c'est pour lui que je meurs. Une vie immortelle va commencer pour moi. Faites-vous chrétiens, si vous voulez être heureux après la mort, car Dieu réserve des châtiments éternels à ceux qui l'auront méconnu. »

Ayant dit ces paroles, il se laissa dépouiller d'une partie de ses vêtements. Selon l'habitude, on perça chacune de ses oreilles d'une flèche qu'on y laissa suspendue : on lui jeta de l'eau sur la figure, et par-dessus

 

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une poignée de chaux. Puis deux hommes, passant des bâtons sous ses bras, le prirent sur leurs épaules, et le promenèrent rapidement jusqu'à trois fois autour du cercle; après quoi ils le firent agenouiller, attachèrent une corde à ses cheveux, et la passant par un trou pratiqué à la pique qui servait de potence, la tirèrent par le bout et tinrent sa tête élevée. Pendant ces préparatifs, le martyr n'avait rien perdu de son calme. « De cette manière suis-je placé comme il faut? disait-il à ses bourreaux. Pourrez-vous frapper à votre-aise? — Non, tournez-vous un peu. Voilà qui est bien. — Frappez, je suis prêt. » Une douzaine de soldats, armés de leurs sabres et simulant un combat, courent autour d'André et chacun d'eux en passant frappe sur le cou du martyr. La tête ne se détacha qu'au huitième coup. Un satellite la plaça sur une petite table et la présenta au mandarin, qui partit aussitôt pour avertir la cour de l'exécution.

André, né au mois d'août 1821, dans la province de T'ieng-t'sieng, avait vingt-cinq ans accomplis.

Suivant les lois du royaume, les corps des criminels doivent demeurer sur le lieu du supplice l'espace de trois jours ; ce terme écoulé, leurs proches ont la liberté de les ensevelir; mais les restes d'André Kim furent, par ordre du grand juge, inhumés dans l'endroit même où il avait été mis à mort. On lui laissa ses habits, la tête fut replacée sur le cou, et le corps bien lié dans des nattes propres. Le mandarin fit mettre des satellites en sentinelle tout autour de la tombe, pour empêcher les chrétiens de l'enlever; et ce ne fut que quarante jours après qu'ils purent recueillir ces restes précieux, et leur donner, sur la montagne de Miri-nai, une sépulture plus convenable.

Mgr Ferréol ajoute : « Vous concevez aisément combien la perte d`e ce jeune prêtre indigène m'a été cruelle : je l'aimais comme un père aime son fils; son bonheur

 

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seul peut me consoler de ne l'avoir plus. C'est le premier de sa nation et le seul, jusqu'à présent, qui ait été élevé au sacerdoce. Il avait puisé dans son éducation cléricale des idées qui le mettaient bien au-dessus de ses compatriotes. Une foi vive, une piété franche et sincère, une facilité d'élocution étonnante lui attiraient de prime abord le respect et l'amour des chrétiens. Dans l'exercice du saint ministère il avait surpassé nos espérances, et quelques années de pratique en auraient rait un prêtre très capable : à peine. eût-on pu s'apercevoir de son origine coréenne. On pouvait lui confier toute sorte d'affaires; son caractère, ses manières et ses connaissances en assuraient le succès. Dans l'état actuel où se trouve la mission, sa perte devient un malheur immense et presque irréparable. »

 

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Haut du document

 

LE MARTYRE DE M. LOUIS BONNARD,
LAZARISTE, A NAM-DINH

 

 

[ler mai 1852.]

 

 

Louis Bonnard naquit le 1e mars 1824, à Saint-Christôt-en-Jarret (arrondissement de Saint-Etienne, Loire). En sortant du séminaire d'Alix, il entra en théologie à Lyon, d'où il se rendit à Paris au séminaire des Missions étrangères. Au mois de mai 1850 il était au Tonkin, sous la direction de son évêque, Mgr Retord. Quand il connut suffisamment la langue annamite, il fut chargé des paroisses de Ke-bong et de Ke-trinh. A ce moment, le roi Tu-Duc venait de lancer un décret de persécution. M. Bonnard fut arrêté à Bôi-xuyên, le 21 mars 1852. Un petit mandarin païen, qui avait perdu sa place, voulut la regagner en se signalant par une action d'éclat et dénonça le missionnaire au sous-préfet voisin. Aussitôt averti de l'arrestation, Mgr Retord envoya un homme d'affaires pour traiter du rachat de son prêtre, mais le mandarin refusa de le recevoir et, le lendemain, emmena son prisonnier à Nam-dinh. C'est dans le cachot de la prison de cette ville que le confesseur de la foi écrivit les lettres qu'on va lire.

 

BIBLIOGRAPHIE. — Vie du vénérable Jean-Louis Bonnard, par un prêtre du diocèse de Lyon, in-8, Lyon, 1876; Sommaire du Procès de Béatification ; Lettres de Mgr Retord ; A. LAUNAY, les Cinquante-deux serviteurs de Dieu : Français, Annamites, Chinois, mis à mort pour la foi, en Extrême-Orient, de 1815 à 1856, dont la Béatification a été introduite en 1840, 1843-1857. — Biographies, in-8, Pa-ris, 1893, t. II, p. 147-180.

[21 mars 1852.]

 

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LETTRES DE M. BONNARD

[Lettre à Mgr Retord]

 

Monseigneur,

 

« Je ne vous écris que quelques mots pour cette fois-ci ; n'ayant ni plume, ni encre, ni papier, je me tire d'affaire comme je puis. Vous savez déjà que je suis en prison, avec la cangue et les chaînes pendant la nuit. On m'a' pardonné les ceps jusqu'aujourd'hui ; mais je m'aperçois que si on ne donne pas de l'argent, bientôt il faudra supporter le tout. Quant à la cangue et à la chaîne, je les garde toute la nuit. Croyez-vous que j'en sois bien peiné? Non, je m'en réjouis, au contraire, me disant que la croix de Jésus était bien plus pesante que ma cangue; que les liens qui attachaient Jésus étaient bien plus douloureux que mes chaînes, et je suis heureux de dire avec saint Paul : Vinctus in Christo.

« Depuis mon enfance, j'avais souhaité ce bonheur, et je l'avais demandé à Dieu avec ardeur et avec amour. Maintenant que le Seigneur m'exauce, comment pourrai-je me plaindre? Je bénis le bon Dieu et le remercie de toute mon âme.

« Cependant je suis quelquefois un peu triste en pensant à la peine qu'a dû vous causer mon arrestation, et aux malheurs qu'elle peut entraîner. D'un autre côté, les souffrances des deux chers enfants, qui ont été arrêtés avec moi, me fendent le coeur et me font parfois verser des torrents de larmes. Et puis, je suis encore bien jeune; j'aurais désiré vous aider et prendre soin de ces chers chrétiens que j'aime tant, j'aurais voulu les servir encore quelque temps avant de verser mon sang pour eux. Le Seigneur ne m'en a pas jugé digne, sans doute

 

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à cause des fautes nombreuses que je faisais en administrant nos augustes et divins sacrements. Quand ces pensées viennent m'affliger, je tâche de me consoler en me disant qu'ainsi l'a voulu le bon Dieu, dont le bon plaisir m'est plus cher que tout le reste. Que si ma jeunesse et mon inexpérience sont pour quelque chose dans mon arrestation, j'ai confiance que votre bonté paternelle, Monseigneur, voudra bien me pardonner.

« La chair et le sang sont tristes ; mais Jésus, réduit à l'agonie au jardin des Olives, ne m'apprend-il pas à souffrir avec patience et pour l'amour de lui tous les maux qu'il m'envoie? Donc, Monseigneur et mon père, je suis heureux de souffrir, je voudrais souffrir davantage encore, pour expier mes fautes, et, si j'ai à mc plaindre, c'est de ce que la bonté de Votre Grandeur et les attentions des chrétiens diminuent des souffrances qui me sont si précieuses. Mais non, Simon le Cyrénéen aidait Jésus à porter sa croix : je vous remercie donc de toute mon âme, vous tous qui me soulagez dans mes peines. Ecrivez-moi, Monseigneur, le plus que vous pourrez, vous et mes chers confrères : vos lettres couleront sur mon coeur comme une huile embaumée ! J'étais si heureux de servir Votre Grandeur et de vivre avec mes aimables confrères !

« La seule pensée que je m'en vais vous quitter me fait verser de grosses larmes ! Mais je m'arrête, je craindrais d'être surpris. Je me recommande très instamment, Monseigneur, à vos prières, à celles de mes confrères et de toutes les personnes qui se rappellent de mon souvenir.

« Je vous précède dans le ciel; mais je ferai bien en sorte de ne jamais vous oublier et de vous attirer après moi, s'il m'est possible.

« Si, comme je l'espère, je puis encore vous écrire, je vous donnerai toutes les particularités de mon affaire. »

 

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[Au même.]

 

[2 avril 1852.]

Monseigneur,

 

« Je viens de recevoir votre excellente lettre; je l'ai lue et relue avec grande attention. Elle m'a fait un sensible plaisir et a procuré un grand bien à mon âme. Merci mille fois de l'intérêt que vous me portez, vous et mes chers confrères ; soyez persuadés que je vous paierai de retour, si le bon Dieu, dans sa miséricorde, me donne la palme du martyre.

« Voici les quelques détails que je vous ai promis au sujet de mon arrestation. Quant à mon voyage à Bôixuyên, j'y allai presque malgré moi; j'aurais voulu trouver des raisons pour m'excuser auprès des chrétiens qui me pressaient et me sollicitaient vivement, mais je n'en trouvais pas qui pussent les satisfaire. Je les ajournai d'abord jusqu'après la retraite que je devais prêcher à Ké-bang. La retraite terminée, ils revinrent à la charge. Le P. Thao, à l'avis duquel je me remis, était d'abord opposé à mon départ; cependant les chrétiens de Bôixuyên lui firent tant d'instances qu'il finit par entrer dans leurs idées.

« Je partis donc, mais comme à contre-coeur. Il paraît qu'on eut alors avis que j'avais été dénoncé; les chrétiens, toutefois, crurent la nouvelle fausse et ne m'avertirent de rien. Ils me répétaient, au contraire, sans cesse que tout était en paix. J'arrivai à Bôi-xuyên après mille difficultés de route, c'était au commencement de la semaine. Tout d'abord je dis aux chrétiens que je partirais au bout de trois jours, puis il me fallut rester jusqu'au dimanche.

« Encore un jour, me disaient les gens qui m'accompagnaient, et vous pourrez aller faire l'administration au village de Dông-doi. »

 

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« Mais la divine Providence en avait disposé autrement.

« Le dimanche venu, de grand matin, je dis la sainte Messe, les chrétiens l'entendent; mais, comme ils retournaient chez eux, ils furent remarqués. Le mandarin de la sous-préfecture, qui avait connaissance de ma présence dans les environs, est informé de ce qui se passe, et part immédiatement pour Bôi-xuyên. Il arrive avant que personne n'eût le temps de m'avertir.

            « A plusieurs reprises, j'avais pris des informations et l'on me répondait toujours :

            « Soyez en paix; il n'y a rien à craindre. »

            « Il était environ 9 heures, j'étais à suppléer les cérémonies du baptême pour environ vingt-cinq enfants, je n'eus pas le temps d'achever. Le mandarin avec sa troupe était aux portes du village, que je n'avais pas reçu le moindre avis. Aussitôt, on arrache mon surplis et mon étole, plutôt que je ne les quitte. Je sors; on veut me faire traverser un étang ; mais j'aperçois les soldats qui l'entourent déjà. Je cherche une issue vers un autre côté libre, je passe un étang avec de l'eau jusqu'à la ceinture, et je me jette à travers les champs de riz, suivi de mon catéchiste Kim, et tombant à chaque pas dans la boue. Nous ne savions trop de quel côté fuir. Si nous eussions pu aborder la chrétienté de Dông-dôi, peut-être aurions-nous été sauvés; mais nous n'en eûmes pas le temps. Bientôt une troupe de soldats m'entoure ; ils m'arrêtent et me lient les mains si fortement que, quelque temps après, elles étaient tout enflées. Je les priai de desserrer ces liens; ils ne le voulurent pas; et, sans dire un mot, je me résignai à mon sort.

            « Mon catéchiste Kim fut aussi pris en même temps que moi. Dans la panique générale il était seul pour me conduire. L'élève Ba, mon servant de messe, voulut franchir le blocus, sans doute polir me porter secours; il fut également saisi. Heureusement que j'eus la bonne idée

 

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de sortir du village; si j'y fusse resté, n'ayant point de retraite disposée d'avance pour me cacher, je n'aurais pas moins été pris, et avec moi tous mes hommes et mes effets ; et le hameau eût été saccagé. Vous savez que je fus conduit à la sous-préfecture, couvert de boue jusqu'aux épaules et mes habits tout mouillés. Après avoir marché quelque temps assez vite, je me sentis à bout de forces, le sang coulait de mes pieds. Je voulus ralentir le pas. « Que ceux qui sont pressés, dis-je en riant à mon escorte, prennent les devants; pour moi, j'ai bien le temps d'arriver. » Ils me laissèrent aller à volonté. Sur notre passage, on sortait en foule pour nous voir. Ce ne fut qu'après notre arrivée à la sous-préfecture qu'apercevant l'élève Ba, les mains liées comme nous, je sus qu'il était aussi arrêté.

            « On me fit aussitôt subir un interrogatoire préalable sur les questions suivantes :

            « Quel est votre nom? Votre âge? Depuis combien de temps êtes-vous dans ce pays? Par où avez-vous passé? Comment êtes-vous venu à Bôi-xuyên? »

« Je répondis aux trois premières questions d'une manière satisfaisante; quant aux deux dernières, je déclarai nettement qu'il était inutile de me les adresser, que ma conscience ne me permettait pas d'y répondre. Mon catéchiste Kim dit la même chose.

            « Pour ce qui regarde mon nom, lequel voulez-vous que je vous donne, dis-je à mes interrogateurs, mon nom européen ou mon nom annamite?

            « — Votre nom européen, dirent-ils.

            « — Eh bien ! leur répondis-je, je m'appelle Bonnard. »

            « Ils passèrent le reste de la séance à s'exercer, à prononcer ce nom. Ils essayaient de mille manières, mais sans pouvoir en venir à bout. Alors ils me le firent écrire. Je l'écrivis en gros caractères français, très lisibles.

 

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« Qu'est-ce là? disaient-ils entre eux, je n'y comprends rien. »

A la fin ils se résolurent à écrire Bona.

« Ce n'est point cela, » leur dis-je, mais on passa outre. Je leur donnai ensuite mon nom annamite. Ils prirent aussi les noms de mon catéchiste Kim et de l'élève Ba, qui se fabriquèrent chacun , je ne sais trop où, une patrie de circonstance, après quoi on nous laissa quelques instants tranquilles dans une grande salle, entourés de soldats pour nous garder.

« Pendant ce temps, on nous confectionna à chacun une cangue qui nous fut bientôt mise et que nous portons encore. La mienne est assez lourde : je crois qu'elle peut bien peser de quarante à cinquante livres. On se mit ensuite en devoir de nous apprêter un repas. Comme j'étais pour mes nouveaux cuisiniers un hôte assez insolite, ils étaient fort embarrassés pour savoir comment composer pion menu. Mon catéchiste Kim, à qui ils s'adressèrent, leur dit que nous ne mangerions pas de viande; il leur donna ensuite quelques indications qu'ils suivirent et nous soupâmes assez bien.

« La nuit venue, les soldats, qui ne nous quittaient pas, nous firent à chacun un lit de paille recouvert d'une natte. Comme j'étais encore mouillé et que la salle où nous nous trouvions était ouverte à tous les vents, je demandai pour me couvrir une seconde natte. On m'en donna d'abord une, puis, après me l'avoir laissée quelques instants, on me l'enleva, je m'y résignai, et passai la nuit comme je pus, mais bien entendu sans fermer l'oeil un instant.

« En me fouillant, on ne trouva sur moi qu'une petite croix en argent, que le mandarin de la sous-préfecture me permit de garder, sur le refus que je fis de la lui remettre. Les soldats, témoins du fait, s'étaient donné le mot pour me la voler pendant la nuit. Je m'aperçus

 

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de leurs intentions, je me tins donc sur mes gardes, et leur entreprise échoua.

« Tout le temps que nous fûmes à la sous-préfecture, les soldats m'accablaient d'interrogations. Je commençai d'abord à rire et à leur faire quelques traits d'esprit; mais, leurs questions devenant importunes et parfois même impudentes, je me mis à les gourmander vivement, et finalement je refusai de leur répondre; ce que voyant, ils me laissèrent la paix.

«Je ne craignais rien pour moi; mais j'étais rempli de souci et de sollicitude pour mes deux jeunes gens. Je me demandais comment je pourrais bien m'y prendre pour les délivrer. Je me rappelai comment M. Schoeffer avait adroitement renvoyé ceux qui l'accompagnaient, donnant pour prétexte qu'ils iraient chercher l'argent de sa rançon. Méditant quelque chose de semblable, je demandai s'il était possible de me racheter. Je m'adressai pour cela à un mandarin qui me semblait plus traitable que les autres ; il me répondit que la chose était tout à fait impossible. Je me consultai alors avec mon catéchiste, mais nous ne pûmes trouver aucune issue. Il fallut donc nous résigner : nous nous mîmes tous trois entre les mains de Dieu, répétant tous ensemble : Fiat voluntas Dei! que la volonté de Dieu soit faite !

« Le lendemain de notre arrivée à la sous-préfecture, dès le matin, aussitôt après déjeuner, le mandarin du lieu s'empressa de nous faire conduire à la préfecture. Comme la veille je n'avais pas pu marcher assez vite au gré de mes gardiens, soit pour ménager mes forces, soit pour tout autre motif, on me porta en filet, la cangue au cou, tandis que mes deux compagnons furent obligés d'aller à pied. Cette différence de traitement me fit de la peine, je n'aurais pas voulu être mieux partagé que mes deux jeunes gens. Les chemins étaient mauvais, ce qui rendit le voyage long et pénible. Je fis bien souvent

 

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le sacrifice de ma vie au bon Dieu; je pensais à Jésus pris et lié au jardin des Olives et conduit de tribunat en tribunal jusqu'à la mort.

« Les habitants sortaient de tous côtés pour voir le prêtre européen ; arrivés à la préfecture, on nous exposa aux yeux du public, dans la grande salle des affiches, et une foule considérable de curieux s'amusait autour de moi pour voir, comme disait autrefois M. Charrier, non un singe d'Europe, mais un chat d'Europe. Telle est, en effet, l'expression dont je les entendais, moi aussi, se servir entre eux : « Il a des yeux de chat, » disaient-ils. Pour moi, je promenais gravement mon regard sur la multitude; je cherchais des yeux quelques chrétiens, mais je n'en connus pas un seul, quoique presque tous les chrétiens de la ville de Nam-dinh fussent venus, comme je le sus plus tard.

« Après avoir servi plus d'une demi-heure de spectacle à la foule, nous comparûmes pendant envirpn un quart d'heure devant le -grand mandarin, qui ne nous dit pas un mot ; nous fûmes ensuite conduits en prison.

« Là, nous fûmes ensemble pendant les huit premiers jours. Le grand mandarin nous fit d'abord placer dans une maison particulière, située dans l'intérieur de la prison.

« Nous y étions, ensemble; mais bientôt après, nous fûmes séparés. Mes deux compagnons furent traités comme le commun des prisonniers, avec les ceps aux pieds. Pour moi, je fus mis dans un local moins incommode, où l'on me fit grâce des ceps. Je voudrais bien parler en particulier au grand mandarin; jusqu'ici, et malgré mes tentatives réitérées, je n'ai pu en venir à bout : quand je m'approche pour lui parler, il s'éloigne aussitôt.

« Dans les commencements, j'étais accablé de visites u matin au soir ; depuis quelque temps, je suis presque

 

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constamment seul. Je ne m'en plains pas; je profite de ma solitude pour méditer sur les souffrances de Jésus et me disposer à la mort.

« Je n'ai pas à souffrir de la part des soldats qui me gardent; je ne me gêne nullement avec eux, ils n'osent rien se permettre qui puisse me faire de la peine. La femme et le fils du grand mandarin sont venus me voir. Nous avons parlé assez longtemps ensemble : l'une et l'autre semblaient me porter un grand intérêt et paraissaient même affligés de mon arrestation. Je vais d4 temps en temps visiter nies deux jeunes gens; je récite mon bréviaire, je fais quelques autres prières et le temps se passe ainsi tout doucement.

« Il arrive bien quelquefois, quand je me laisse aller à trop de réflexions, il m'arrive de tomber un peu dans la tristesse; mais je me dis aussitôt que c'est là une croix que le bon Dieu m'envoie, et je m'efforce de la porter de mon mieux. Bientôt le calme renaît, et une douce paix descend comme un baume dans mon coeur et allège toutes mes souffrances.

« Dans le premier [interrogatoire] on me fit les questions accoutumées :

            « Quel est votre nom?

« — Mon nom annamite est Huong, mon nom de famille est Bonnard.

            « — Quel est votre âge?

« — Vingt -neuf ans.

            « — Votre patrie?

« — La France.

            « — Depuis quand êtes-vous dans ce pays?

« — Depuis deux ans.

            « — Comment y êtes-vous venu?

            « — D'abord sur un navire français jusqu'à Macao, puis sur une barque chinoise jusqu'aux rivages annamites.

 

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« — Où avez-vous débarqué?

« — Sur une côte dont je ne sais pas le nom.

« — Quels lieux avez-vous habités jusqu'à votre arrestation?

« — Plusieurs ; je ne me les rappelle pas tous, et quand je me les rappellerais, je ne vous les dirai pas.

 — Qu'alliez-vous faire à Bôi-xuyên?

« — J'étais là pour régler en passant quelques affaires ; mon intention n'était pas d'y séjourner.

            « — Dans quelle maison étiez-vous logé?

« — Je ne saurais le dire. »

            « Ils revinrent plusieurs fois à la charge pour connaître les endroits par où j'avais passé, les villages qui m'avaient donné asile, me menaçant du rotin si je persistais à les taire.

            « Frappez-moi tout à votre aise, leur répondis-je d'un ton animé; mais n'espérez pas m'arracher tan mot qui puisse nuire aux chrétiens. Je suis venu ici pour les servir jusqu'à la mort. Vous vous trompez grandement si vous croyez obtenir la moindre déclaration contraire à ma conscience.

            « — Nous ne voulons point faire de mal aux chrétiens.

« — Alors pourquoi cherchez-vous à connaître ceux qui m'ont logé? »

            « Ils ne surent que répondre et se mirent à rire.

            « Voulez-vous fouler la croix aux pieds? Si vous le faites, vous serez renvoyé en Europe; dans le cas contraire, vous serez frappé du rotin et condamné à mort.

            « — Je vous ai déjà dit que je ne crains ni votre rotin, ni la mort. Je suis prêt à tout souffrir; mais commettre une telle lâcheté, un crime si affreux, jamais ! Je ne suis pas venu ici pour renier ma religion, ni pour donner de mauvais exemples aux chrétiens. »

            « Dans le second interrogatoire qui eut lieu le lendemain, les mêmes questions me furent adressées. Je

 

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répondis qu'ayant tout dit la veille, je n'avais rien à ajouter à mes précédentes explications. Mes juges paraissaient du même avis, car je les entendis se répéter entre eux : « Nous ne savons plus quoi lui demander. »

« A la troisième audience, mon catéchiste Kim comparut avec moi. Les mandarins insistèrent encore pour connaître les lieux que j'avais parcourus, les maisons et les villages où j'avais été logé.

            « C'est pour faire du bien à vos compatriotes, répondis-je, et non pour leur faire du mal que j'ai tout quitté en Europe. Si moi, qui suis étranger, j'aime cependant le peuple de ce pays et ne veux rien dire qui puisse le compromettre, à combien plus forte raison, vous qui en êtes les magistrats et les pères, devriez-vous éviter des questions qui pourraient lui nuire? »

            « Je leur donnai encore la réponse que M. Charrier avait faite en pareille circonstance.

            « Si j'avais été arrêté dans une autre province, leur dis-je, voudriez-vous que je déclarasse que j'ai habité dans celle-ci? Et si je le faisais, en seriez-vous contents (1) ? »

            « Ils interrogèrent ensuite mon catéchiste, qui se met à leur raconter son histoire; mais ils l'interrompent à chaque mot, le pressent, le menacent, et le pauvre jeune homme, qui avait déjà reçu vingt-cinq coups de rotin la veille, balbutie et se trouble. Craignant pour lui, je prends aussitôt la parole; je gourmande les juges d'un ton indigné et leur impose silence. Ils me disent qu'il fallait bien qu'ils fissent leur devoir.

            « Je connais votre devoir aussi bien que vous, et je sais que toutes ces questions ne sont pas nécessaires. »

 

1 Les mandarins et les chefs de village sont responsables des arrestations qui se font sur leur territoire, parce qu'ils sont censés n'avoir pas exercé une assez grande surveillance.

 

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            « Puis, baissant la voix, je leur rappelle l'intérêt qu'ils doivent porter au peuple.

« Voulez-vous lui épargner de grands maux et à vous beaucoup d'embarras? rédigez votre rapport au roi d'une manière sage et prudente. Ne voyez-vous pas qu'en frappant ces jeunes gens, vous les portez à dire des mensonges et à compromettre des innocents. »

            « Les mandarins m'écoutèrent avec beaucoup d'attention et me donnèrent des éloges sur ma manière de parler annamite ; ils se disaient entre eux :

            « Il est ici depuis longtemps. »

            « Pour conclusion, ils dirent à mon jeune homme : « Concertez-vous avec le Père; consultez-le, et vous nous apporterez vos réponses, afin que nous puissions terminer cette affaire. » En effet, à la fin de la séance , je fis écrire à mon catéchiste toute son histoire, de manière à lui fournir un texte sûr et précis.

            « Les juges passèrent ensuite à des questions plus ou moins puériles sur l'Europe et sur la France.

« En Europe, dirent-ils, y a-t-il des villes?

            « — Oui.

« — Dans ces villes qu'y a-t-il?

            « — Des hommes et des maisons.

 « — Y a-t-il des mandarins.

            « — Oui.

« — Que font-ils?

            « — Que font les mandarins d'Annam ?

«— En Europe mange-t-on du riz? »

Comme cette phrase était ambiguë, le même mot voulant dire manger simplement, ou manger du riz, je leur répondis selon le premier sens.

            « Quand on a faim on mange ; sinon on ne mange pas. »

« Finalement, par leurs interrogations plus que naïves, ils m'amenèrent à leur dire que s'ils savaient tant soit

 

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peu la géographie, ils ne me feraient pas de telles questions, et qu'en Europe on connaissait les choses qu'ils me demandaient comme ils savaient, eux, manger le riz. Dès lors, l'article géographie ne revint plus sur le tapis.

«Dans la quatrième et dernière séance, on me fit encore les mêmes questions que précédemment, et je répondis de même que je n'avais rien à ajouter à mes anciennes déclarations. Plusieurs personnes m'avaient averti en particulier de parler peu, afin de faciliter aux mandarins la composition de leur rapport; je leur parlai donc le moins possible, et ils m'interrogèrent eux-mêmes fort peu.

« Ils me fabriquèrent une histoire assez curieuse et,qui m'a beaucoup amusé.

« Somme toute, ils étaient doux comme des agneaux, et mettaient sur le rapport tout ce que nous voulions, tant il est vrai que les sapèques sont bien plus puissantes que la lyre d'Orphée. Comme je refusais d'apposer ma signature au bas du rapport avant de bien savoir tout ce qu'il contenait, le juge principal vint à côté de moi pour me l'expliquer en entier, et mon catéchiste contrôlait ses explications. Enfin on me fit écrire en français pour être envoyée au roi une petite note, où j'ai déclaré, en quelques mots, mon nom, mon pays, ma profession et rien de plus. »

[Le 8 avril, jeudi saint, le G-Tinh apporta l'Eucharistie au prisonnier qui écrit : ]

« Hier, j'ai eu le bonheur de recevoir la sainte communion après m'être confessé. Il y a longtemps que je n'avais ressenti autant de joie, en possédant le Roi des Anges.

« Vraiment, il faut être en prison, la chaîne et la cangue au cou, pour pouvoir comprendre combien il est doux de recevoir son Dieu. Oh ! comme alors on est heureux

 

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de souffrir quelque chose pour Celui qui nous a tant aimés. Mes deux jeunes gens et deux autres captifs ont eu comme moi le bonheur de communier. Oh ! que je serais heureux si je pouvais encore recevoir Notre-Seigneur dans son sacrement d'amour ! »

[Le rapport du grand mandarin adressé au roi concluait : « C'est un barbare d'Europe, un grand criminel; n'est-il pas évident qu'il doit être mis à mort? » Ce rapport fut envoyé au roi le 5 avril. Le condamné écrivit alors à ses parents. ]

« Mes chers parents,... depuis quelque temps tout est bien changé pour moi... Mais consolez-vous; si le Seigneur frappe d'une main, il console de l'autre; si Dieu est pour nous, c'est en vain que l'enfer se déchaîne contre nous... Quand vous recevrez cette lettre, vous pourrez être certains que ma tête sera tombée sous le tranchant du glaive, car elle ne doit vous être envoyée qu'après mon martyre. Je mourrai pour la foi de Jésus-Christ; les méchants me mettront à mort en haine de cette religion sainte, dont vous m'avez donné des leçons si sages et si pratiques, et que je suis venu annoncer dans ces régions lointaines; en haine de cette religion que tant de saints apôtres et des millions de martyrs ont scellée de leur sang, je serai martyr. Oui, mes chers parents, je serai immolé comme Jésus sur le Calvaire. J'espère monter auprès de lui dans la patrie des bienheureux. Ainsi donc, mon cher père, ma chère mère, mes chers frères, réjouissez-vous ; car déjà mon âme se sera élevée au séjour des élus. Si je puis quelque chose au pied du trône de la souveraine Majesté, certes, je ne vous oublierai pas, vous qui m'avez tant aimé; qui avez tant fait pour moi. Ne pleurez pas : je suis heureux de mourir ainsi; je suis heureux de porter cette chaîne et cette cangue. J'étais encore bien jeune que déjà je désirais un pareil sort : maintenant que le Seigneur m'a

 

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exaucé, je les baise avec respect, et mon coeur palpite de joie en m'en voyant décoré.

            « Que vous dirai-je encore, ô mon père, ô ma mère? Je voudrais vous consoler, je voudrais sécher vos larmes, je voudrais aussi épancher mon coeur dans le vôtre une dernière fois sur la terre. Mais quelles autres consolations vous donner que celles de notre religion sainte! Si votre tendresse s'émeut en parcourant cette lettre, pensez que mes souffrances, que je m'estime si heureux de supporter pour l'amour de Jésus, seront toutes passées depuis longtemps au moment où vous lirez ces lignes, et que mon âme régnera alors dans la céleste patrie... Efforcez-vous tous de sauver votre âme, en méprisant les avantages passagers de ce monde, et en élevant souvent vos regards vers les lieux célestes, c'est là-haut, dans cet aimable séjour, que je vous donne rendez-vous. Je vous y attends tous; n'y manquez pas, l'heure est sonnée ; je ne puis achever...

 

« Tout à vous.

 

« BONNARD. »

 

[Lettre à Mgr Retord]

 

            « Monseigneur et mes chers confrères ,

            « Voici la dernière lettre que je vous écris. Mon heure solennelle est sonnée, adieu! adieu! Je vous donne à tous, vous qui m'aimez et qui vous souvenez de moi, je vous donne à tous rendez-vous au ciel : c'est là que j'espère vous revoir ; je n'aurai plus la douleur de vous quitter. J'espère en la miséricorde de Jésus ; j'ai la douce confiance qu'il m'a pardonné mes innombrables fautes; j'offre volontiers mon sang et ma vie pour l'amour du bon Maître et pour ces chères âmes que j'aurais tant

 

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voulu aider de toutes mes forces; je pardonne de grand coeur à ceux qui se reprocheraient quelque chose à mon égard.

« N'allez pas croire trop tôt que je n'ai plus besoin de prières, de peur que je n'aie à souffrir de votre excessive confiance. Continuez, je vous en conjure, à vous souvenir de moi devant Dieu. Pour moi, ainsi que je vous l'ai dit, si le Seigneur prend pitié de mon âme et que je puisse quelque chose auprès de sa bonté souveraine, soyez bien persuadés que je ne vous oublierai pas.

« Demain samedi, fête des saints Philippe et Jacques, premier mai, et anniversaire de la naissance de M. Schoeffier pour le ciel, voilà, je crois, le jour fixé pour mon sacrifice : Fiat voluntas Dei! Je meurs content; que le Seigneur soit béni! Adieu à tous dans les saints coeurs de Jésus et de Marie : In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. In corde Jesu et Mariæ osculor vos, amici mei.

 

« Vinctus in Christo, la veille de la mort. »

 

[30 avril 1852.]

 

[M. Bonnard fut décapité le 1er mai, dans la matinée.]LE MARTYRE

 

Haut du document

 

DES HABITANTS DE DZIRNOTWIZÉ
EN POLOGNE EN 1858

 

L'épisode qu'on va lire n'est pas un fait isolé dans l'histoire de la persécution du catholicisme en Pologne. La conversion des villes ou villages de Pryzbrodzié (1841), de Dudakowitzé (1841-1854), de Kleczélé (1850), de Porozow (1834-1872) est restée célèbre. Tous ces récits se ressemblent, écrit le P. Lescoeur, du moins en ce qui concerne les procédés du gouvernement russe. Nous emprunterons à son beau travail sur L'Eglise catholique et le gouvernement russe, un document redigé par un témoin oculaire et qui peut prendre une place d'honneur parmi les Actes des martyrs. C'est un tableau achevé de ces missions « bottées » adoptées par le gouvernement russe pour la conversion de ces âmes « séparées par la haine en 1595 et réunies par l'amour en 1839 », dit l'histoire officielle.

 

BIBL10GRAPHIE LESCOEUR, Op. Cit., p. 171-181; P. DOLGOROUKOFF, la

Vérité sur la Russie, in-8°, Paris, 1860, pp. 358 sq.; Revue des questions historiques, 1877, t. XXI, pp. 333-334.

 

LE MARTYRE DES HABITANTS DE DZIRNOTWIZÉ

 

Ruthénie blanche, le 6 juin 1858

 

Dans le gouvernement de Witebsk, province de Driza, est sise la propriété de M. Vorsak, nommée Dziernowicé; près de la maison seigneuriale s'élève une église, fondée par la famille Vorsak, qui a toujours été une église paroissiale catholique.

 

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Le desservant de cette église était habituellement un prêtre de l'ordre des Dominicains. La noblesse des environs et les villageois de Dziernowicé en composaient la paroisse.

Dans l'année 1842 le gouvernement russe retira aux catholiques l'église de Dziernowicé, comme il l'avait fait pour beaucoup d'autres églises, et y installa un pope de la foi orthodoxe. Pendant une année encore, les pratiques du rite catholique furent tolérées dans la chapelle nommée Siadlowo, affectée au service du cimetière, situé dans la forêt; niais bientôt on finit par interdire ce lieu aux catholiques afin de les empêcher de faire leurs prières, et l'on éloigna le prêtre, Pierre Ciecierski, de la circonscription paroissiale. Quant aux villageois de Dziernowicé, sous prétexte que beaucoup d'entre eux avaient autrefois passé du rite slave (uni) au rite latin, en se détachant de l'union et par conséquent de l'Eglise orthodoxe russe, que déjà le gouvernement confondait à dessein, on les comprit, sans les consulter et contre leur gré, dans la population orthodoxe, et ils furent en cette qualité incorporés dans l'Eglise orthodoxe.

Le peuple, voyant son église transformée et destinée à devenir un temple russe, s'abstint totalement d'assister aux cérémonies de la religion russe, qui n'était pas la sienne.

On procéda alors immédiatement à l'organisation d'une mission dans le genre de celle qui avait eu lieu quatorze ans auparavant à Dudakowitzé et à Léopol.

A l'appel de l'évêque russe Luzinski (1), les autorités civiles et militaires intervinrent, et principalement la police, qui se fit appuyer par deux escadrons. On

 

1 Un des deux évêques catholiques qui suivirent Siemaszko dans son apostasie.

 

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refoula le pauvre peuple dans l'église, où le clergé l'ayant, pour cette fois, dispensé de toute confession, procéda à la communion en l'administrant par force. Tout le monde ne se prêta pas à cet acte de violence, mais ceux mêmes auxquels on fit subir cette communion douteuse ne retournèrent jamais à l'église grecque et conservèrent leur foi au christianisme, mais en secret.

Ils allaient se confesser dans d'autres églises ; ils ne contractaient presque plus de nouveaux mariages et baptisaient eux-mêmes leurs enfants. Cela n'empêcha pas les popes de l'endroit, pour conserver leurs places, de porter sur les registres de la paroisse tous les villageois comme ayant satisfait à la confession.

Cet état de choses déplorable dura jusqu'en 1857. Pendant l'été de cette année, les villageois de Dziernowicé, confiants dans la bonté du nouveau tsar, sollicitèrent la permission de pratiquer le catholicisme ostensiblement : ils alléguaient qu'ils avaient été enrôlés sous la bannière de la foi orthodoxe à l'aide de la ruse, et qu'ils n'avaient jamais librement consenti à pratiquer ce culte.

La commission des pétitions leur fit parvenir sa réponse par l'entremise du tribunal du district. On leur faisait savoir que leur demande n'était même pas digne d'examen , n'aboutirait à aucun résultat.

Les villageois néanmoins ne se rebutèrent pas de ce premier échec, car on ne leur défendait pas de pétitionner de nouveau; aussi, dans le courant de l'année 1857, ils adressèrent une supplique à l'empereur et au ministre de l'intérieur. Cette démarche réveilla les appréhensions du prêtre russe de l'endroit. Il accusa donc ses paroissiens auprès de l'évêque Luzinski de vouloir se détacher de l'Eglise orthodoxe, et l'évêque, comme d'habitude, appela à son secours l'autorité militaire et civile.

Dans les premiers jours d'avril arrive à Dziernowicé, envoyé de Witebsk par le gouverneur Kolokoltzow, le

 

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sovietnik (1) Hovorovitch, accompagné de l'archiprêtre Humileff, agent de Luzinski, avec mission d'employer tous les moyens possibles pour ramener ces âmes égarées.

Sur-le-champ il s'organise une mission rappelant aux catholiques l'effrayante époque du règne de Nicolas Ier. Sur l'ordre des nouveaux commissaires, toutes les autorités locales, escortées des agents ou, comme on dit en Russie, des soldats de police, s'empressèrent d'arriver, savoir : l'ispravnik Spodartzov, accompagné de tous les pristaves qui lui étaient subordonnés, entre autres les pristaves Popoff, nommé au titre provisoire, Falenski et Loveiko, nommés à titre définitif aux dites fonctions. Popoff céda bientôt sa place au pristave Fidelski.

On rassemble tous les soldats de l'arrondissement en congé, au nombre de quatre-vingts environ. Je ne parle pas des popes qui , pendant la séance de la commission, arrivèrent successivement au nombre de quarante.

Dès que la commission eut ainsi à ses ordres la police et la force armée, elle commença ses opérations.

Il fallait avant tout savoir qui avait conseillé d'écrire à l'empereur. « Le nommé Vikénti, aide-chirurgien de l'hôpital du village, ayant avoué être l'inspirateur des pétitions adressées à l'empereur, eut une dent cassée à coups de poing, et fut fouetté de manière à ne pouvoir marcher pendant plusieurs jours. Sa femme, enceinte, fut soumise à un interrogatoire et fit une fausse couche. Une autre femme du village, également enceinte, après avoir subi un interrogatoire, fit une fausse couche et mourut le lendemain. Vikénti et trois autres furent

 

1 Sovietnik, emploi correspondant à celui de conseiller de préfecture.

 

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envoyés à la prison de la ville du district et condamnés aux travaux forcés dans une forteresse (1). »

N'ayant pu découvrir qui avait écrit les pétitions, on chercha à savoir où, et chez quels prêtres les paysans étaient allés se confesser. Ceux-ci citaient les églises environnantes de Polock, Drisna, Oswig, même celles de Riga et autres, s'abstenant de nommer les prêtres de l'église la plus voisine, éloignée de trois milles seulement, desservie par l'ordre des Dominicains de Zabialy. Mais on n'ajouta aucune foi à ces déclarations ; toute la commission au grand complet se rendit à Zabialy, soupçonnant les Dominicains de cet endroit d'avoir confessé les villageois de Dziernowicé ! Ces préliminaires durèrent un grand mois. Enfin arriva de Witebsk un colonel de gendarmerie nommé Losieff, avec quatre de ses gendarmes ; il donna l'ordre à la police de rassembler le plus possible de soldats en congé; il les fit loger chez les habitants du village, avec la recommandation, de les engager à se convertir à la foi orthodoxe. En attendant, il convoqua partiellement les habitants du village dans la maison seigneuriale, et, ne s'en rapportant pas à l'efficacité de l'apostolat des popes, il les haranguait lui-même journellement, vantant et recommandant la religion du tsar. Quant à ceux qui lui avaient été signalés comme les plus endurcis, il les fit traîner individuellement dans le cabinet noir pour les faire rouer de coups de verges.

Les popes ne perdaient pas leur temps non plus, et quand ils rencontraient un paysan isolé, ils l'entouraient, lui donnaient des coups de poing, le tiraient par les cheveux en lui criant : « Accepte donc l'orthodoxie! » Le paysan, quand il parvenait à leur échapper,

 

1 Passage emprunté à P. Dolgoroukoff, op. cit., p. 358.

 

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faisait le signe de la croix, persuadé que ces gens-là étaient de véritables démons.

Cette douloureuse et révoltante tentative de conversion se prolongea jusque vers la mi-mai, et pourtant, dans l'espace de six semaines on ne parvint à convertir qu'un seul homme. Voyant l'inutilité des conférences partielles, le colonel Losieff donna l'ordre de rassembler tous les pères de famille et les chefs d'exploitation, au nombre de quatre-vingts. Il se met en grand uniforme et enjoint à ses adjudants d'endosser les leurs et de ceindre leurs épées. Dans cet équipage de parade, tous sortent de la maison et se rendent dans la cour; les popes les suivent de près et se rangent à leur suite. Le colonel prend alors la parole en ces termes :

« L'empereur, notre glorieux souverain, veut que vous soyez tous orthodoxes. Pourquoi êtes-vous récalcitrants? Pourquoi ne voulez-vous pas vous convertir? »

Le peuple répond :

« Nous sommes tous fidèles sujets de l'empereur, nous payons l'impôt, nous fournissons des recrues à l'armée, nous n'épargnerons pas au besoin notre sang, mais nous n'abjurerons jamais la foi de nos pères. »

Le colonel :

« Vous vous révoltez donc, car vous vous opposez à la volonté de l'empereur; qui est-ce qui vous pousse à la révolte? Avouez les noms des meneurs; de cette manière une partie de vous restera libre; autrement vous passerez tous par le knout et serez envoyés en Sibérie; vous ne reverrez plus ni vos femmes ni vos enfants. »

Le peuple s'incline et répond :

« Nous sommes tous des meneurs, car nous sommes tous catholiques; nous sommes prêts à subir la Sibérie et la mort même, mais nous n'abjurerons jamais notre croyance. »

 

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Le colonel :

            « Mais vous êtes déjà allés à l'église, et vous avez embrassé la foi orthodoxe : vous êtes donc aujourd'hui des apostats. »

Le peuple s'incline de nouveau et répond :

            « Seigneur, daignez ne pas vous fâcher de ce que . nous allons dire. Vous-même, si deux compagnies de soldats vous avaient poussé la baïonnette dans les reins, n'auriez-vous pas été obligé d'entrer même dans la bauge d'un cochon? Qu'y a-t-il donc d'étonnant qu'on nous ait refoulés de la sorte dans l'église? Et ceux qui résistaient en s'accrochant aux verroux ou aux portes de l'église ne leur a-t-on pas coupé les doigts à coups de sabre ou de hache? Ces victimes existent encore aujourd'hui parmi nous. »

Ici le colonel se tut, mais les popes se mirent à crier en choeur :

            « Mais plusieurs d'entre vous ont communié; on dirait que vous vous moquez de notre croyance. » Le peuple répond :

            « Nous ne nous moquons pas : mais comment nous administrait-on la communion? En donnant des coups dans la mâchoire ou en nous introduisant entre les dents la pointe d'une épée; et puis nous n'étions pas à jeûn et nous ne nous étions pas confessés. »

L'archiprêtre Humileff prit alors la parole d'un ton solennel et dit :

« Je suis surpris de votre aveuglement et de votre ignorance; comment n'êtes-vous pas encore convaincus que la sainte croyance orthodoxe est la seule vraie? Savez-vous comment on peint Jésus-Christ? »

Le peuple :

            « Nous le savons. »

L'archiprêtre :

« Eh bien, regardez, n'avons-nous pas une barbe

 

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semblable à la sienne; nos cheveux ne sont-ils pas peignés de la même manière que les siens; ne nous voyez-vous pas vêtus d'habits semblables à ceux de Jésus-Christ? Donc notre croyance est la seule vraie. »

Le peuple répond :

« Nous savons que Jésus-Christ portait la barbe et les cheveux longs et peut-être des habits semblables aux vôtres, mais cela n'a aucun rapport avec la foi, et nous n'abjurerons pas la nôtre. »

C'est ainsi que finit l'enquête.

Dans le courant du mois de juin 1858, le sénateur Stcherbinine, qui était en tournée d'inspection dans la province, reçut un ordre impérial de se rendre à Dziernowicé.

On annonça sa présence à Dziernowicé pour le 12/24 juillet. Quelques jours avant cette époque se rendirent sur les lieux, non seulement la police de Driza, mais encore celle de Polotzk; les pristaves Fidelski, Lowejko, Zweireff, le fiscal du gouvernement de Polosk, Howorski; l'ispavnik Spodarstoff, le procureur Verivonosoff et le colonel de gendarmerie Losieff. Ce dernier, se rendant de Vitebsk à Dziernowicé en société d'un des employés du sénateur, se détourna de sa route pour se rendre, le 9 juillet, au couvent des Dominicains de Zabialy, et, dans une entrevue qu'il eut avec le supérieur Diegelewski, il lui apprit d'abord le but de son voyage à Dziernowicé et ensuite lui exposa avec chaleur le lourd fardeau de responsabilité qui pesait sur le couvent de Zabialy pour avoir arraché à la foi orthodoxe non pas quelques personnes, mais toute une paroisse. C'est avec une grande indignation qu'il parla de l'usage catholique de recevoir à confesser des inconnus et d'instruire le peuple en idiome ruthène, dans lequel avait été fait le sermon prononcé le jour de la Saint-Jérôme par le prêtre Mokrzecki. Il ajouta enfin

 

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que le seul moyen pour les Dominicains de préserver leur couvent d'une suppression imminente et d'effacer un aussi grand crime, était d'envoyer un de leurs prêtres qui se chargerait d'inviter le peuple de Dziernowicé à embrasser l'orthodoxie, ou, du moins, qui s'efforcerait à lui persuader que le sénateur attendu tenait la place de l'empereur lui-même, que ce qu'il dirait serait l'expression de la volonté impériale et que tout le monde devait s'y soumettre, car c'était aussi celle de Dieu. Il demandait, en conséquence, le concours de leurs prêtres et notamment du prêtre Mokrzecki. Le supérieur refusa net, en lui représentant l'inconséquence d'une pareille exigence. Alors Losieff, n'étant pas maître de contenir plus Iongtemps sa colère, vomit un flot d'insultes contre la religion catholique et ses prêtres; il menaça le couvent de la perte des bonnes grâces de l'empereur et fit des reproches sur l'ingratitude avec laquelle on payait la protection et les bienfaits du gouvernement.

« On a autorisé, dit-il, les catholiques à réparer leurs églises, comme se répare dans ce moment la vôtre; ces murs si superbes (il désignait ceux de l'église), ce jardin si beau ne méritent-ils pas que vous agissiez de concert avec le gouvernement et que vous vous appliquiez à seconder tous mes desseins? »

Le supérieur répondit sèchement « qu'ils ne les méritaient pas, s'il fallait les conserver en offensant Dieu ».

A la suite de cette conversation les deux employés se rendirent à Dziernowicé, où, pendant trois jours, ils travaillèrent à préparer le peuple à recevoir l'expression de la volonté de l'empereur par l'organe du sénateur.

Le 12 juillet arriva enfin à Dziernowicé le sénateur Stcherbinine, et, avec lui, six autres employés.

 

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Le peuple rassemblé les attendait. M. Stcherbinine, en grand uniforme, entouré d'un nombreux cortège, se présenta devant le rassemblement, le salua gracieusement et l'aborda avec ces paroles :

« Chers enfants, vous avez prié notre gracieux souverain, l'empereur Alexandre II, de vous permettre de rester catholiques ; eh bien, en son nom, je viens porter à votre connaissance que l'empereur Alexandre II, en montant sur le trône de toutes les Russies, a juré de protéger la foi orthodoxe, de la soutenir, de la défendre et de la propager. En conséquence, les obligations du serment ne lui permettent pas d'agréer votre demande et de vous autoriser à rester catholiques. Vous devez savoir aussi que la volonté de l'empereur est sacrée, que l'empereur est l'envoyé de Dieu. Dieu est au ciel, l'empereur sur la terre : qui désobéit à l'empereur, désobéit à Dieu. Gardez-vous donc bien, mes enfants, de vous ;opposer à cette volonté; l'empereur veut, et Dieu le veut aussi, que vous soyez orthodoxes; eh bien, y consentez-vous? »

Alors eut lieu une scène déchirante : le peuple, les larmes aux yeux et en sanglotant, criait :

« Excellence, nous obéissons à l'empereur; nous respectons sa volonté en tout ce qui ne se rapporte pas à notre conscience et à notre âme; mais nous ne pouvons pas abandonner notre sainte foi. Permettez-nous, comme vous le permettez aux juifs et aux luthériens, de louer Dieu comme le louaient nos pères, car nous n'avons rien de commun avec l'orthodoxie; nous n'en voulons pas.

— Non, mes enfants, ce n'est pas possible; ne vous opposez pas à la volonté de l'empereur et à celle de Dieu; bon gré, mal gré, il faut que vous soyez orthodoxes. N'écoutez pas surtout ces Dominicains qui vous montent la tête et que nous allons chasser. »

En ce moment du sein du cortège qui accompagnait

 

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le sénateur, sortirent ces paroles : « Vous n'avez pas encore salué l'empereur dans la personne de son sénateur! » Le peuple incline la tête avec respect. « Ce n'est pas cela, interrompent quelques employés; que chacun de vous se jette aux pieds du sénateur et qu'il lui baise la main. » Le peuple hésitait encore, ne sachant pas dans quel but on exigeait de lui une pareille démonstration, lorsque soudain plusieurs employés se précipitent au milieu du rassemblement, poussant, bousculant ces malheureux; chacun d'eux individuellement est traîné devant le sénateur. ; là, on lui courbe d'abord la tête jusqu'aux genoux de l'envoyé d'Alexandre; puis on lui ordonne de baiser sa main. Le sénateur de son côté embrasse la tête du paysan.

Cet acte de salutation et de baise-main fut considéré comme un acquiescement aux suggestions du sénateur et comme une acceptation de la foi orthodoxe! Tous ceux qui subirent cette perfide cérémonie furent immédiatement mis à part et inscrits comme ayant volontairement embrassé l'orthodoxie.

Pourtant il s'en trouva huit qui, s'étant douté du piège qu'on leur tendait, ne voulurent pas se soumettre à la cérémonie du salut; on les enferma pour toute la journée dans une bauge à cochons. Ceci se passait le samedi. Dès que la liste fut préparée, le sénateur ordonna que tous les convertis se trouveraient le lendemain, c'est-à-dire le dimanche, dans l'église, afin de recevoir la communion orthodoxe. En attendant, afin de témoigner aux villageois toute sa satisfaction, le sénateur leur fit don de cinq roubles en argent pour acheter de l'eau-de-vie. Mais le peuple, s'étant remis promptement d'un premier mouvement de surprise, comprit le stratagème, renvoya l'argent au sénateur, et personne n'alla le lendemain à l'église.

Cette conduite indigna le sénateur et tous ceux qui

 

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l'entouraient; du moins affectaient-ils de ressentir une grande indignation. Ayant remis tous ses pouvoirs au colonel de gendarmerie Losieff, il quitta Dziernowicé le 13 juillet. Lors de son passage à Driza, il se rendit au couvent des Dominicains de Zabialy. Il représenta au supérieur qu'en encourageant les paysans à rester fidèles à la religion catholique, ils agissaient à l'encontre du gouvernement; qu'une propagande catholique était bonne dans tout autre pays, mais qu'en Russie, où Dieu et l'empereur c'était une seule et même chose, se déclarer contre la religion régnante, c'était commettre un crime d'État et un sacrilège.

Il dit ensuite qu'ils assumaient sur eux la plus terrible responsabilité, les menaça d'une disgrâce générale de l'empereur, et en particulier, pour chacun d'eux, d'une condamnation sans miséricorde s'ils continuaient à paralyser plus longtemps les efforts de la commission de Dziernowicé.

Je n'ai pas encore parlé du propriétaire de Dziernowicé, M. Korsak. Des bruits de voisinage insinuaient que, quoique catholique lui-même, ce seigneur avait, du temps des premières tentatives de conversions, en 1843, activement aidé les agents du gouvernement à forcer ses sujets à abjurer le catholicisme. Pourtant peu de personnes en étaient instruites et croyaient à ces bruits. M. Korsak n'en, passait pas moins pour un loyal gentilhomme et un propriétaire soucieux du bien-être de ses gens. Lorsque, au début de la commission actuelle, il s'éloigna de son domaine et, sous prétexte de maladie, alla habiter Driza, gardant une attitude passive dans toute cette affaire, il mérita, pour cela seul, la bonne opinion de tout le. monde (on est si peu exigeant chez nous)! Quant aux paysans, ils lui surent un gré infini, si ce n'est de ne pas approuver, du moins de ne pas blâmer leur ferveur et de ne pas s'être rendu,

 

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par des actes, le complice du gouvernement. Ce que les paysans craignaient le plus, c'était l'influence du seigneur. Mais l'arrivée du sénateur expliqua tout. Stcherbinine était nanti, par ses instructions, de tous les pouvoirs nécessaires pour briser l'opposition des paysans de Dziernowicé et leur retirer tout espoir de conserver la foi de leurs pères. Sachant que le concours du propriétaire pourrait lui être d'un grand secours, et ayant des motifs plausibles d'y compter, comme cela s'est dévoilé plus tard, il écrivit de Vitebsk à M. Korsak pour l'engager à coopérer avec lui. Dans cette lettre, il lui faisait savoir qu'il possédait un écrit de lui dans lequel il avait promis, il y avait de cela quatorze ans, que tous ses villageois deviendraient orthodoxes. S'appuyant sur cet engagement, Stcherbinine exigeait que M. Korsak vînt, en personne, déclarer à ses subordonnés que la volonté de l'empereur et celle de Dieu était qu'ils devinssent orthodoxes. Quels avaient été les motifs d'un engagement aussi infâme, nous l'ignorons, mais ils durent être bien pressants, puisqu'il ne crut pas pouvoir reculer. II pria seulement le sénateur qu'en raison de sa maladie, il l'exemptât de paraître en personne aux opérations de la commission, et offrit en son lieu et place son fondé de pouvoirs, Zarnowski.

Catholique comme lui, Zarnowski avait éprouvé bien des vicissitudes ; il avait exercé, en sous-ordre, des fonctions subalternes dans la police, et y avait acquis une connaissance approfondie des ruses de l'emploi. Habile, peu scrupuleux sur le choix des moyens, il jouissait dans les environs d'une grande influence. Il accepta la mission qu'on lui offrait ainsi que les instructions de Stcherbinine et de Korsak, et s'étant assuré du concours de deux aides, Racisborski, économe de Dziernowicé, et Szarwa, médecin, il se mit sous les ordres du colonel Losieff. Aussitôt après le départ du sénateur,

 

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toutes les routes et sentiers conduisant à Dzernowicé furent gardés par des agents de police, de manière que personne ne pût être instruit de ce qui se passait dans ce malheureux village. On mit en même temps active-ment la main à l'oeuvre. Losieff se mit à la tête des employés de la police, Zarnowski à la tête des employés du propriétaire du village. Le premier agissait au nom de l'empereur, le second au nom du propriétaire; le premier parlait de l'inflexible volonté du gouvernement et menaçait de faire intervenir la force militaire qui, à Polok, attendait un seul de ses gestes; le second, courant d'une chaumière à une autre, pleurait, s'attendrissait sur le sort des malheureux villageois, les priait, les conjurait de ne pas s'exposer, par leur obstination, à la colère dangereuse de l'empereur et de leur seigneur. « A quoi vous mènera, leur dirent-ils, votre opposition? On administrera à chacun de vous cinq cents coups de verges; à celui qui les supportera, on en administrera cinq cents autres et puis encore cinq cents! On vous enverra en Sibérie, on tirera de votre corps des lanières de chair et on ne vous en ordonnera pas moins d'être orthodoxes. En attendant, les compagnies de soldats qu'on appellera sur les lieux violeront vos femmes et vos filles. »

Ce n'est pas encore tout; on fit venir à Dziernowicé le chirurgien-barbier Vinkénti; mais combien il était changé ! Le malheureux avait été tenu trois mois aux fers. Accablé de travail et de coups, tourmenté par les tentatives de l'évêque Luzinski pour sa conversion, n'ayant pas toute sa raison, il ne put se défendre efficacement contre une tactique aussi terrible, et finit par adhérer à l'orthodoxie. Ramené enfin parmi les siens, lui qui était naguère leur âme et leur soutien, il reparut comme schismatique; son visage et son corps portaient les traces des plus affreuses violences. Le pauvre

 

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peuple, entendant constamment les plus épouvantables menaces et les plus sinistres prédictions, dont la réalisation n'était pas douteuse, effrayé de l'apparition de Vinkénti, privé de son appui, de toute protection et même de tout espoir, se laissa aller au découragement et finit par désespérer de pouvoir conserver ses croyances. Pourtant aucun des villageois ne se rendit à la commission pour adhérer à l'orthodoxie. On employa dès lors un moyen plus expéditif. Le lundi, 14 juillet, comme les villageois s'assemblaient pour leurs travaux, la police les entoura et les refoula dans l'église. Là, les popes, sans s'inquiéter si l'on était à jeûn ou non, si l'on voulait ou si l'on ne voulait pas se confesser, donnèrent une absolution générale et introduisirent de gré ou de force la communion dans la bouche des assistants. Il y en eut beaucoup pourtant qui s'opposèrent à cette profanation et parvinrent à s'en préserver; mais cela ne remédia à rien, car tous ceux que le sénateur avait embrassés comme tous ceux qu'on avait refoulés dans l'église furent comptés pour orthodoxes et inscrits comme tels sur le registre. Pendant plus d'une semaine on pourchassa ainsi les villageois en violentant les consciences. La plupart des habitants du village en passèrent par là et on rebaptisa les enfants. Après quoi on expédia au sénateur un rapport annonçant que tous les villageois de Dziernowicé, ayant fait l'aveu de leurs erreurs et en ayant exprimé tout leur repentir, étaient retournés à la religion régnante, contrits, de bonne foi et convaincus. Le sénateur Stcherbinine fit une réponse gracieuse, promettant, au nom de l'empereur, des égards et des récompenses à quelques-uns. Il honora de sa visite Zarnowski, qui était le plus distingué, et admit ses deux filles à l'institut d'éducation aux frais du gouvernement.

Le chirurgien-barbier Vinkénti, de retour à Vitebsk,

 

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semblant alors seulement comprendre ce qu'il avait fait, tomba dans une morne tristesse. Il errait, pensif, pleurait et priait, se livrait au désespoir ou tombait dans la folie. Enfin, dans la nuit du 23 au 24 juillet, ne pouvant supporter plus longtemps ses remords, il se brûla la cervelle.

Tel est le dénouement tragique de ce drame épouvantable qui, sous le règne d'Alexandre II, en Russie, arracha plus de mille âmes à la foi catholique... erue me a circumdantibus me.

 

 

LES MASSACRES DE DAMAS. — 9 juillet 1860

 

La bienveillance d'un Provincial de la Compagnie de Jésus et la sollicitude d'un de ses religieux nous ont obtenu la faveur de publier dans notre recueil le récit des « Massacres de Syrie », composé par un témoin oculaire, le R. P. Georges Angelil, S. J. Ce récit ayant été publié dans une Revue de caractère privé aura presque l'attrait et l'intérêt de l'inédit.

 

BIBLIOGRAPRIE. — Les Massacres de Damas (1860), par un témoin oculaire, dans Lettres du scolasticat de la province de Lyon, S. J. — Lettres de Mold. t. III, Mold. S. David's College 1885-1886, in-8°, Bruxelles, pp. 7-76. — Cf. FR. LENORMANT. Histoire des massacres de Syrie en 1860, in-8°, Paris, 1861, et du même, Une persécution du Christianisme en 1860. Les derniers événements de Syrie, in-8°, Paris, 1860.

 

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INTRODUCTION

I. - DU FANATISME MUSULMAN

 

Ce n'est pas par amour de la guerre, ce n'est pas par orgueil que les musulmans regardent le Djihad (guerre sainte) comme une obligation sacrée. Ils voient dans le Coran le livre par excellence, et dans la religion de l'Islam le salut du monde. En faisant la guerre aux infidèles, c'est pour Dieu qu'ils combattent, c'est son règne et non le leur qu'ils veulent établir sur toute la surface de la terre. Le Djihad, c'est le prosélytisme armé.

Combattez dans la voie de Dieu, s'écrie le prophète ; combattez les infidèles jusqu'à ce que tout culte soit celui du Dieu unique. Faites la guerre aux infidèles jusqu'à ce qu'ils paient le tribut ; ne les appelez point à la paix tant que vous leur serez supérieurs. Combattez pour Dieu comme il a droit qu'on combatte pour lui. « A ceux qui prendront part au Djihad, le prophète annonce des récompenses magnifiques. » Dieu, leur dit-il, vous introduira dans les jardins arrosés par des fleuves, vous habiterez éternellement de somptueuses demeures; un bonheur immense vous est réservé. Il leur promet l'assistance divine dans les batailles, le concours de dix mille anges se succédant sans intervalle pour les soutenir contre leurs ennemis. Si, au contraire, ils refusent de marcher au combat, Dieu les frappera d'un châtiment terrible. L'abstention en temps de guerre sainte est un crime.

Ces textes, dictés souvent au prophète par la nécessité du moment, ont produit la politique musulmane, politique d'intolérance qu'on ne retrouve pas ailleurs au même degré. Leur jurisprudence même est basée sur la nécessité du Djihad. Il n'y a pour tout mahométan que deux dogmes, la guerre et la paix : l'homme libre est fait pour porter les armes à la guerre, et se reposer durant la paix dans toutes les voluptés sensuelles, au milieu des jardins en fleurs, au bruit des fontaines jaillissantes, au doux murmure des eaux parfumées. Le mépris pour tous les peuples qui ne sont pas musulmans est un principe religieux. Mahomet ordonne à ses disciples de tuer tout homme qui n'a pas un livre de la loi (c'est-à-dire les idolâtres), et d'abaisser sous leurs pieds tous ceux qui ayant un livre de la loi ne veulent pas se faire musulmans.

Depuis la mort de Mahomet jusqu'à nos jours, ce fanatisme, loin de tomber devant la civilisation, n'a fait que s'enraciner plus profondément dans les cœurs, et la haine du nom chrétien passant de père en fils s'est comme infiltrée dans le sang. Le premier calife qui succéda à Mahomet, réunissant les musulmans pour la première guerre sainte, leur dit ces mots : « Marchez, le ciel est devant vous, l'enfer derrière, l'ennemi devant; mourez, s'il le faut, mais ne reculez et ne vous rendez jamais; ne tuez ni les vieillards, ni les enfants, ni les femmes, épargnez les monastères et les anachorètes; quant aux membres de la synagogue de Satan, qui portent la tonsure sur la tête, fendez-leur le crâne. Point de quartier pour eux, à moins qu'ils ne se fassent musulmans, ou qu'ils ne consentent à payer le tribut. » Un musulman de Damas, en 1860, jurait par Mahomet devant une réunion considérable que son épée ne

 

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rentrerait pas dans le fourreau sans avoir fendu la tête du dernier giaour (1). Nous verrons tout à l'heure comment la promesse a été tenue.

Quelques mots maintenant sur la situation des chrétiens en face des musulmans. Quand Mahomet se mit à prêcher sa doctrine, il tenait d'une main le Coran, de l'autre le sabre ; il fallait prendre sa loi ou mourir. Mais les Turcs, qui au commencement du XIIIe siècle vinrent des bords occidentaux de la mer Caspienne, ne procédèrent pas de la sorte pour établir leur domination parmi les peuples chrétiens. Ils ne les exterminèrent pas, mais ils s'appliquèrent à les abaisser, à les dégrader. Le gouvernement des Califes avait épouvanté par ses invasions l'Europe du moyen âge; les Turcs, moins forts et aussi fanatiques, se mêlèrent aux anciens musulmans, et visèrent surtout avec une incroyable persévérance au meurtre moral des chrétiens. Désormais toute participation dans le gouvernement, dans l'armée, dans les tribunaux, leur est refusée. Ils sont déclarés incapables de posséder des propriétés foncières, et pour leur bien montrer qu'ils ne sont que de misérables esclaves, on fait une loi par laquelle les enfants du Christ ne peuvent espérer de vivre qu'en rachetant annuellement leur tête : c'est l'impôt de la capitation, (ou le Karoche) .

Les chrétiens ne sont pas pour l'Osmanli des hommes, mais des bêtes, des chiens , le rebut du genre humain, qu'on ne peut souffrir qu'à la condition qu'ils ne seront rien, rien qu'une machine qui travaille, qui produit pour les autres. Et il faut que cet avilissement se montre partout et en tout. Il sera défendu aux giaours de porter des habits ayant telle ou telle couleur : seule la couleur noire leur sera permise, comme étant la livrée de l'humiliation

 

1 Nom donné aux chrétiens par les musulmans ; il signifie chien.

 

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et de l'esclavage. Ils ne pourront bâtir des églises qu'avec la permission des musulmans. Le sultan nommera lui-même à Constantinople leur patriarche. Il est une autre remarque à faire sur les relations entre chrétiens et Turcs. Ces derniers se croient parfaitement dégagés de toute obligation envers les chrétiens : tout traité conclu avec eux, toute parole donnée, tout engagement, de quelque nature qu'il soit, ne les oblige en aucune manière. Leur loi défend toute alliance avec les infidèles. Ecoutez la parole d'un docteur musulman: « Si les infidèles demandent que les deux parties contractantes concluent une paix perpétuelle, nous ne pouvons consentir à une pareille clause. La guerre sainte est pour nous un devoir religieux comme le sont la prière et le jeûne. Consentir à la paix ne pourrait trouver d'excuse que dans la nécessité; mais alors ce serait pour la rompre et recommencer les hostilités dès que nous aurions recouvré nos forces. » (L'Iman Mohamed, disciple d'Abou-Hanifa.) Il y avait donc de la naïveté à insérer dans le traité de Paris du 30 mars 1856 ces deux lignes : « Il y aura, à dater du jour de l'échange des ratifications du présent traité, paix et amitié à perpétuité entre la France et la Turquie. » On verra comment les Turcs ont respecté cet engagement, en outrageant les consuls de la France, en couvrant son drapeau de sang et de boue, en tuant ses missionnaires, en immolant ses protégés, et en la défiant de pouvoir tirer vengeance de ces crimes.

Non, encore une fois, les chrétiens ne peuvent se fier aux musulmans. II y a entre eux une haine qui ne s'éteindra pas. Chaque soir, à la veillée, les fils du Coran rappellent le souvenir de ces guerres formidables du me et du XIIe siècles où ils reçurent tant d'humiliations, le souvenir de ces Frangis, bardés de fer, qui fendaient d'un seul coup d'épée et le cheval et le cavalier musulmans,

 

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le souvenir de ces traités où le Sultan, le prince des Islams, a compromis leur honneur en faisant des concessions contraires au Coran. Ils humilieront donc les Frangis en humiliant leurs protégés, ils les tueront en tuant leurs frères. Tel sera leur châtiment. Et si ces giaours d'outre-mer abordent à leur rivage, s'ils font parler la poudre plus fort qu'eux, les musulmans pourront rentrer sous la tente ou dans les gourbis, vaincus, jamais corrigés. Ils caressent en secret la vengeance et attendent le jour de la guerre.

 

II. — CAUSES QUI LE SUREXCITÈRENT EN 1860

 

La guerre de Crimée ayant éclaté, la France et l'Angleterre donnèrent la main à la Turquie pour repousser les Russes. Ces derniers reculèrent, et les puissances chrétiennes, en souvenir de ces glorieuses batailles, voulurent perpétuer leur amitié avec la Sublime-Porte. Elle fut donc admise dans le concert européen, et l'effigie du Sultan figura depuis lors à côté de celle de Napoléon et de la Reine d'Angleterre. Tous ces événements avaient vivement inquiété les musulmans de l'intérieur des provinces : ils s'imaginèrent que le Sultan se sentant envahi par les Russes, entreprenait contre eux une guerre terrible, et appelait à son service des puissances infidèles. Cette alliance les choqua extrêmement, mais leur indignation redoubla quand ils apprirent les clauses du traité de Paris « Il y aura, à dater du jour de l'échange des ratifications du présent traité, paix et amitié à perpétuité entre la France et la Turquie. »

De plus, les puissances européennes s'engageaient à améliorer le sort des chrétiens de Turquie. Voici le

 

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texte de l'article 9 : « Sa majesté impériale le Sul-tan, dans sa constante sollicitude pour le bien-être de ses sujets, ayant octroyé un firman (1) qui améliore leur sort sans distinction de religion ni de race, et consacre ses généreuses dispositions envers les populations chrétiennes de l'Empire... a résolu de communiquer aux puissances contractantes ledit firman, émané spontanément de sa volonté. » Les musulmans auraient supporté le traité de Paris si le Sultan n'y avait pas ajouté le Hati-Houmagoun. Ils virent dans cet acte un danger sérieux. Ce firman, qu'ils croyaient enseveli pour jamais, rendit à leur fanatisme ses plus implacables énergies. Ils se crurent menacés dans cette fierté devant laquelle doit s'incliner tout ce qui n'est pas le Coran, menacés dans leur foi, qui inspire l'horreur de l'étranger et le mépris des giaours, menacés dans leur existence nationale, que dissoudrait bien vite l'invasion légale du génie chrétien. On ne saurait exprimer la colère qui fermentait au coeur des musulmans. De plus, la cour de Constantinople prenait certaines allures qui leur déplaisait, et quand ils apprirent que le Sultan s'était laissé photographier, et que son portrait était dans ses appartements, ils furent sur le point de le déclarer idolâtre et infidèle. Sur ces entrefaites, le Mufti de Damas annonçait aux

 

1 Il s'agit du Hati-Houmagoum, traité par lequel le Sultan déclarait les chrétiens égaux aux musulmans dans son Empire. Ce fut à la suite des guerres acharnées entre la Turquie et les princes du Liban que le sultan signa le Hati-Houmagoun dans son jardin et devant les représentants des puissances européennes. Rien ne fut plus funeste aux chrétiens de Syrie. Les musulmans, irrités dè cette égalité, voulaient en finir avec les giaours. Les massacres d'Alep, d'Homs, de Chio, apprirent au Sultan qu'il avait agi imprudemment. Il avait livré le firman et ne s'était pas chargé de le faire exécuter. Il resta lettre morte : on le tira de la poussière pour l'insérer dans le traité de Paris , le Sultan savait bien qu'il ne serait pas mieux exécuté.

 

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croyants que le sort de l'empire turc allait se décider; qu'il fallait se préparer à là dernière guerre, la plus terrible et la plus sainte : « Mahomet ne recevra au ciel que ceux dont l'épée sera couverte du sang des chrétiens. »

 

 

PREMIÈRE PARTIE — AVANT LES MASSACRES

 

CHAPITRE I. - DAMAS

 

En descendant les sommets escarpés de l'Anti-Liban, la grande cité musulmane apparaît soudain aux regards. Elle se dessine, toute blanche au milieu d'une couronne de verdure, comme une perle enchâssée. Ses mosquées et ses minarets, revêtus de porcelaine, réflètent la lumière d'un éblouissant soleil. Elle paraît se balancer mollement dans cette prodigieuse vallée du Goutha, que l'on dit avoir été le paradis terrestre. Les contes des Mille et une Nuits n'ont rien de comparable à la réalité de Damas, vue des dernières ramifications jaunâtres et pelées de l'Anti-Liban. Un voyageur a dit que cette ville a la forme d'une mandoline. Cette mandoline vous apparaît au milieu des plus beaux jardins de la terre, au nombre de 22,000.

Mgr Mislin a résumé ses impressions dans ces quelques lignes :

« Aussitôt qu'on a franchi le passage de Babouch, on jouit d'une des plus belles vues du monde. C'est l'Orient dans toute sa magnificence. Au sein d'une plaine sans limite, Damas avec ses 150 minarets et ses coupoles resplendissantes ; tout à l'entour une couronne de verdure, large comme une mer, fraîche comme une parure nuptiale, odorante comme une forêt d'orangers ; au delà, la plaine sillonnée de rivières qui vont répandre la fraîcheur et la vie dans ce jardin enchanté, après

 

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avoir arrosé Damas, reine de l'Asie. » Un voyageur anglais l'a comparée à une flotte puissante qui étale ses mâts et ses voiles sans nombre sur l'émeraude d'une vaste mer. — Le lyrisme des poètes arabes enchérit encore sur ces éloges : ils la nomment perle de l'Orient, paradis de la terre, collier de la beauté, campagne des paons célestes. On dit que Mahomet, apercevant Damas du haut des monts d'Arabie, s'écria : « Il n'y a qu'un paradis pour l'homme! Je ne choisirai pas le mien sur cette terre, je ne resterai pas à Damas! » Quant aux habitants, ils sont aussi fanatiques que leur ville est belle. Ils ne connaissent que Damas, et dans Damas que le Coran. Damas est pour eux une terre sacrée, parce que Mahomet y a passé; les chrétiens ne peuvent que la souiller; leur présence est un outrage à l'islamisme : ce sont des chiens, ils méritent la mort.

 

CHAPITRE II. — LES CHRÉTIENS DE DAMAS

 

« Je connais cette ville, dit M. Poujoulat, et les diverses populations qui l'habitent. Or, je déclare qu'on ne saurait rien imaginer dans le monde de plus pacifique, de plus doux, de plus humble, de plus soumis que ces 30,000 chrétiens de Damas, placés en face de 140,000 musulmans. lls ont des allures simples et inoffensives sous l'oeil sans cesse menaçant de leurs dominateurs. Dans cette ville, renommée pour la beauté et la trempe de ses armes, vous n'auriez pas trouvé un fusil, un sabre, dans une maison chrétienne. » Avançons dans le quartier chrétien.

De même que les populations de ces contrées ont l'habitude de cacher leur pensée, effet inévitable d'un gouvernement tyrannique, injuste et rapace, de même

 

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aussi elles cachent leur bien-être, leurs richesses, afin de ne pas trop exciter la convoitise.

L'extérieur des maisons à Damas est mesquin, pauvre et laid. C'est une suite de cahutes recouvertes de boue blanchâtre et à toiture plate. Quelques petites lucarnes grillées donnent sur la rue. Après avoir franchi une porte basse et étroite, on fait une quinzaine de pas dans un lieu enchanté. C’est une cour spacieuse à ciel ouvert, un corridor sombre, puis on entre soudain dans un lieu enchanté. C'est une cour spacieuse à ciel ouvert, au milieu de laquelle est un bassin d'eau jaillissante, et aux angles des orangers et des citronniers chargés de leurs fruits d'or; on voit partout des vases de fleurs.

La cour, pavée de marbres multicolores, souvent de mosaïques, faites avec un art infini, représente des étoiles, des soleils, des animaux, des combats. Au nord, dans un enfoncement, le divan apparaît, entouré des sofas recouverts d'étoffes blanches ou rouges. Les murs, les voûtes sont enrichis d'arabesques : des kiosques, des mosquées, des minarets achèvent l'embellissement. C'est Ispahan, c'est Bagdad, c'est Damas, c'est Stamboul, avec leurs aspects variés. Toujours au rez-de-chaussée se trouvent le salon d'hiver et le salon d'été, précédés d'une porte sculptée avec luxe. Le plafond, qui est parfois à 10 mètres de hauteur, est lambrissé d'or et d'argent : une rosace à vitraux peints en occupe le centre ; les parois de l'appartement sont boisées et sculptées.

Deux escaliers de marbre conduisent dans les chambres à coucher lambrissées comme les salons. Dans chaque chambre une niche reçoit tous les matins les couvertures sur lesquelles on a dormi. Un grand rideau de Perse masque l'alcôve. Des vestiaires, aussi cachés par des rideaux, sont pratiqués dans le mur ; on y suspend les riches vêtements des femmes et ces belles fourrures de Russie, dont les Damasquins se couvrent en

 

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hiver. On voit aussi dans ces chambres les coffres-forts qui renferment l'or et l'argent monnayés, les parures, les diamants, les narghilés, les tasses de café, etc... et mille objets dorés et ciselés

C'est dans ce magique intérieur que se font les festins librement et gaiement : c'est là que les chrétiens étalent leurs plus riches costumes, et qu'une profusion de bijoux et d'émeraudes fait resplendir la tête et le cou des femmes.

On comprend facilement cette splendeur domestique chez les chrétiens : ne pouvant être propriétaires fonciers sans danger pour leurs biens, ils accumulent leurs richesses dans leurs maisons, et ces richesses augmentent toujours par le bon ordre, l'activité et le travail, chose inconnue aux musulmans.

Parmi les 3,800 maisons du quartier chrétien, plus de 2,000 ressemblent à celle que vous venez de visiter ; les autres sont plus modestes, mais bâties toujours sur le même plan.

Que dire maintenant de la piété et des moeurs pures des chrétiens de Damas? Le voyageur qui au temps de saint Jérôme aurait visité Damas en revenant de Jérusalem, aurait décrit trait pour trait ce que nous raconte le bon Père Quaresme, franciscain, ce que décrit mgr Mislin et ce que dirait quiconque aurait vu les chrétiens de Damas avant les massacres. Ces familles patriarcales, nombreuses et unies, qui se perpétuent de siècle en siècle sous le même toit, à la même table, autour de la même fontaine, ignorent complètement le progrès en fait de moeurs. Le père ne permet jamais à sa fille de quitter la maison qu'en lui donnant le bras. Le dimanche matin c'est lui qui ferme la porte de sa demeure, et conduit son petit peuple à l'église, où la parole de Dieu et les sacrements le fortifient. Une coutume donnera une idée de leur ferveur. Chaque

 

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mois a lieu, le dimanche ou un jour de fête, la soirée sacrée. Toute la famille est réunie; après le souper, qui est le repas principal, on se rend dans la grande salle d'été, toute illuminée et parfumée. Sur une table cou-verte de velours est déposé le livre des saintes Ecritures, relié en or ou en argent. Le père s'étant assis sur le divan au centre du salon, la famille se groupe autour de lui. Après le signe de la croix, il ouvre le saint livre, lit le premier verset qui frappe ses yeux, et le commente d'une manière sérieuse pour les personnes avancées, instructive pour les enfants. Puis il relit le verset et indique sa dernière lettre. Or le plus jeune de l'assemblée doit répondre par un verset qui commence par la même lettre : cela lui est aisé, puisque chaque dimanche il entend l'Évangile récité à haute voix' par le prêtre. Si la timidité ou l'oubli lui ferment la bouche, son frère ou sa soeur ou même sa mère doit lui fournir un texte commençant par la fameuse lettre. Mais s'il a le bonheur de le trouver lui-même, il se lève, va droit au petit jet d'eau de la salle autour duquel sont rangés des fruits de toutes sortes, choisit comme récompense celui qui lui convient, et prie un membre de la famille de vouloir bien commenter le verset.

Ces soirées aussi joyeuses que saintes durent souvent quatre ou cinq heures. Jamais je ne les ai quittées sans éprouver le désir de les voir se renouveler le plus tôt possible. Avec cet esprit de piété, il y a de la soumission dans les enfants, et une grande paix dans la famille.

 

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CHAPITRE III – LEUR PROSPÉRITÉ

 

Après vous avoir fait visiter une famille chrétienne, je voudrais vous introduire dans ces ateliers de travail, dans ces fabriques pleines d'activité d'où sortent la soie, le savon, les bijoux, les châles, la vaisselle ciselée : d'un bout du quartier chrétien à l'autre, la vie et la prospérité circulent. Les chrétiens sont en rapport avec les environs. Les Bédouins et les Arabes leur vendent le blé et les raisins, et ils leur donnent en échange le produit de leurs travaux. Leur commerce s'étend d'un côté jusqu'en Perse, de l'autre jusqu'à la Méditerranée.

Le pacha qui précéda Achmed dans le gouvernement de Damas aimait les chrétiens : leur industrie lui plaisait. Aussi ses visites au quartier étaient fréquentes : il encourageait, aidait, promettait et donnait des récompenses.

Les fidèles respiraient à l'aise sous sa main : ils eurent même des rapports intimes avec les musulmans, leurs voisins et leurs ennemis. Ceux-ci commencèrent à ne plus tant mépriser des gens qu'ils voyaient si laborieux, si polis, si équitables, si nobles dans leur con-duite. Il y eut même des chrétiens qui furent admis à siéger dans les conseils du gouverneur, à rendre dans les tribunaux des sentences contre les musulmans, à venir en aide aux opprimés, à secourir les indigents. Parfois, devant certaines notabilités chrétiennes, les fils de l'Islam se levaient et offraient les premières places, chose inouïe à Damas. Le quartier chrétien n'était plus réputé ,immonde ; les musulmans y venaient avec plaisir, entraient dans les maisons, prenaient part aux conversations et aux repas : ils voulaient surtout jouir du

 

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spectacle de ces hommes qui s'ennoblissent par le travail. Ils avaient toujours considéré le chrétien comme un esclave, un ignorant, un stupide qui fait tourner le moulin à la place d'un âne. Mais lorsqu'ils le virent ciseler avec un art infini l'or, l'argent et l'acier, composer des tissus d'une merveilleuse délicatesse, se livrer à mille travaux lucratifs, et s'enrichir des produits de sa peine, ils ne pouvaient retenir leur admiration.

Les oeuvres bien plus délicates de la charité les surprenaient encore davantage.

Les Soeurs de Charité avec leur pharmacie et leurs malades tendrement soignés, à quelque religion qu'ils appartinssent, leur douce et charmante gaieté au milieu des tracas et des soucis, étaient pour eux un prodige inexplicable. Quoique le dimanche deux colonnes de pauvres stationnassent à la porte de chaque église, on ne voyait cependant pas de vagabonds dans le quartiEr chrétien : chaque communauté avait un fonds entretenu par les fidèles pour recevoir des indigents.

De la sorte les chrétiens de Damas, actifs et habiles, étaient parvenus à une situation prospère que les musulmans ne connaissaient pas ; il y avait là de quoi exciter leur jalousie et leurs convoitises. A la faveur va succéder la persécution la plus atroce. Un changement de gouverneur décida tout.

 

CHAPITRE IV. - ACHMED- PAC HA

 

C'est en 1847 qu'Achmed-Pacha, général de l'Arabistan, fut nommé gouverneur civil de Damas.

Né à Constantinople en 1808, d'une famille de basse condition, il fut placé tout enfant dans une école primaire, où il se fit remarquer par la vivacité de son intelligence.

 

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Le sultan Mahmoud, avec sa fureur de civilisation européenne, mit le jeune Achmed au nombre des enfants turcs qu'il envoyait soit à Londres, soit à Vienne, soit à Paris, pour y faire leurs études. Achmed commença à Paris et termina à Vienne son éducation. Il parlait le français et l'allemand avec facilité. Il était beau, bien fait, grand, agréable dans ses manières. Qui aurait pu penser que le plus ardent fanatisme islamique bouillonnait dans cette âme qui s'était si longtemps abreuvée aux sources de la civilisation? L'art de la dissimulation et du mensonge semblait inné en lui; cruel, haineux, orgueilleux à l'excès, bas dans ses sentiments, c'était Néron doublé d'Héliogabale. Son entrée à Damas fut un triomphe. Il vit bientôt la situation des chrétiens. Leur prospérité toujours croissante, les honneurs qu'on leur rendait, envenimèrent son fanatisme, et, dans le premier enivrement de son élévation, il résolut de frapper un grand coup. Mais il sentit que l'entreprise était difficile, et pour plus de sûreté il se mit à agir avec lenteur. Peu à peu il élimina des tribunaux et de toutes les charges du gouvernement les chrétiens, qu'il disait suspects et maladroits, et il donna leurs places à des musulmans aussi haineux que lui. La guerre de Crimée lui fournit l'occasion d'exercer une première persécution par la calomnie. Les derviches prêchaient, les ulémas écrivaient, et lui-même disait à qui voulait l'entendre que les chrétiens de Damas avaient de secrets rapports avec les puissances infidèles qui les protégeaient, qu'ils avaient l'intention d'incendier la ville et de ruiner l'empire ottoman ; que les consuls frangis, qui étaient là avec leurs drapeaux, leur suscitaient des ennemis au dehors. Un triste incident servit la fureur du pacha.

Un voyageur anglais, venu à Damas sur ces entrefaites, voulut absolument visiter la grande mosquée. On l'en dissuada, on lui représenta le danger : rien n'y fit. Ne trouvant pas de guide, il s'y rendit tout seul. Chapeau en tête, canne à la main et botté, il entra dans le sanctuaire musulman. Personne ne s'y trouvait; mais quelques fils du prophète l'avaient aperçu de la rue. Indignés, vingt d'entre eux l'attendent à la porte de la mosquée, l'assomment à sa sortie, et traînent son cadavre sur la place publique. Cette circonstance parut bonne au pacha pour soulever le fanatisme dans sa ville sainte. Il répandit de nouveau ses calomnies, assurant que les chrétiens étaient en rapport avec le diable, qu'ils avaient fabriqué des armes, acheté de la poudre, fait venir d'Europe des machines magiques, qu'ils s'apprêtaient à piller la ville, et que l'un d'eux avait manqué de respect au mufti.

Ces bruits se répandaient de tous côtés quand on apprit que des ingénieurs français ouvraient un chemin de Beyrouth à Damas. Les esprits qui hésitaient encore n'eurent plus de doute à cette effrayante nouvelle. La ville sainte, cachée par les montagnes du Liban à tous les regards des giaours d'Europe, sera-t-elle désormais ouverte à toutes leurs intrigues'? Loin de considérer les immenses avantages qu'ils pourraient tirer de cette route, la facilité des importations et des exportations, etc..., les musulmans n'ont vu qu'une violation de leur territoire, qu'une injure au Coran, qu'un empiétement de la race chrétienne, et leur colère s'est allumée : elle ne devait s'éteindre que dans le sang.

Achmed-Pacha triomphait.

 

CHAPITRE V. - LE COMPLOT

 

Un souffle d'orage était dans l'air. Enfin, dans les premiers jours de mars 1860, Achmed-Pacha convoqua une réunion secrète à Damas, dans une pièce reculée

 

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du Sérail (ou palais du gouverneur). Lui-même présidait la réunion, elle se tint pendant la nuit. Les membres en étaient Abdallah-el-Halébi, chef de la religion musulmane, Zahir-effendi, ministre de la même religion, puis les principaux notables de la cité : Amar-effendi Hassibi, juge au tribunal criminel, Achmed-effendi Hassibi, Abdel-Hadi-el-Oumari Abdallah, Mahomed - Hadmé, Ali-Bey, Cessad-Pacha, et son père Abdallah-Bey. On y remarquait aussi Admed-effendi et Sayda-Curchid, lieutenants du pacha de Beyrouth, venus exprès pour représenter leur chef au conciliabule, et prendre les dernières instructions.

La délibération fut longue et animée. Tous les griefs - des croyants contre les infidèles y furent exposés : progrès croissant de la richesse des chrétiens, prépondérance de plus en plus grande des consuls de l'Europe en Turquie, publication du Hati-Houmagoun, contraire à l'esprit et à la lettre du Coran, dangers que toutes ces causes faisaient courir à l'islamisme et à l'empire turc. On chercha le moyen de s'opposer à tant de périls (1). Par un fetha, ou décision écrite, motivée sur un texte du prophète, Abdallah-el-Halébi déclara que les chrétiens ne devaient pas être les égaux des musulmans, qu'on ne pouvait les tolérer qu'à condition qu'ils paieraient l'impôt de la capitation, supprimé par le Hati-Houmagoun. Il alla même plus loin, et il poussa à l'extermination générale des chrétiens. Achmed promit par Mahomet de décider, avec Curchid son collègue, tous les Druses (2) à concourir à cette oeuvre, à laquelle ils se

 

1 Qui a pu trahir une réunion si secrète? C'est un membre même. Epouvanté des conséquences d'une pareille décision, il fit avertir M. Lanusse, chancelier du consulat de France, à Damas. Celui-ci fit son rapport à M. le comte de Bentivoglio, consul de Beyrouth, qui en informa son gouvernement à la fin de mars.

2 Les Druses sont un peuple idolâtre, dont le culte est un reste de l'ancien paganisme oriental combiné avec le mahométisme par Hakem, sorte de fou furieux qui régnait au Caire. Ils adorent un , dieu apparu quelquefois sous une forme humaine et dont la dernière incarnation a eu lieu dans la personne d'Hakem. Ils admettent la métempsycose. Au reste leur religion est très obscure ; ils disent que leurs mystères sont trop hauts pour être connus des infidèles, ils doivent donc les cacher et pratiquer extérieurement la religion dominante du pays où ils se trouvent.

Ce qu'il y a de certain au sujet des Druses, c'est qu'ils ont une haine vivace et inextinguible contre les chrétiens.

 

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paraient déjà de longue main. Puis on se sépara; le sort des enfants du Christ était décidé.

Pour allumer la haine dans les coeurs, les ulémas ou prêtres musulmans, les derviches ou moines, excités par Abdallah-el-Halébi commencèrent à prêcher la guerre sainte dans toutes les mosquées. Prêtres et magistrats, orateurs et poètes, tous chantaient la mort des chrétiens ; le fanatisme gagna comme un incendie. Une proclamation haineuse circulait partout, on y lisait : « Les vrais croyants de Damas à leurs frères de Homs, Alep, Ama (ville de la Syrie septentrionale) :

            « Les chrétiens ont levé la tête, ils méditent notre ruine; il est temps de châtier leur insolence si nous ne voulons pas nous attirer les malédictions d'Allah.

« Autrefois ils payaient le Karoche pour racheter leur tête, et aujourd'hui ils ne le paient plus. Honte, malédiction ! Notre religion nous autorise à les tuer, à brûler leurs maisons, à violer leurs filles et leurs femmes.

            « Aux armes ! ô musulmans, sortez donc de votre long sommeil, et foulez aux pieds la croix et ses adorateurs.

            « Que craindrions-nous des puissances infidèles? La guerre de Crimée les a ruinées. Stamboul s'agite. Le sultan Abdul-Méjid est entré dans des voies mauvaises. Il faut qu'il marche dans les sentiers de la vérité annoncée par le prophète, ou qu'il périsse. Ne voit-on pas

 

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dans son palais des images sacrilèges? N'y voit-on pas son portrait? L'idolâtrie que Mahomet a voulu détruire semble revivre au milieu de nous. Aux armes! Aux armes! Les chrétiens sont la cause des périls que nous courons. Exterminons-les de quelque manière que ce soit.

« Ne redoutez pas les nations impies; nous avons jeté entre elles et nous une haine qui durera jusqu'au jour de la résurrection. »

A partir de ce temps, on vit les plus fervents sectateurs du prophète se rendre régulièrement à la mosquée pour obtenir d'Allah la disparition des giaours, et la grâce de pouvoir tremper leurs mains dans le sang de l'un d'eux. Les prières composées par les ulémas exprimaient les sentiments de tous; on les récitait à deux genoux, le front contre terre.

J'en citerai une qui nous tomba sous la main à cette époque :

 

PRIÈRE DES VRAIS CROYANTS A ALLAH
POUR L'EXTIRPATION DES INFIDÈLES

 

« Allah! nous te demandons par les versets du Coran, par les lumières pénétrantes, par le crédit des prophètes, de conserver et de protéger le sublime gouvernement des Turcs.

« Allah, exalte ses minarets, fortifie son pouvoir, dirige ses entreprises. Nous t'en supplions!

«Allah, riche, gracieux, toi qui es assis sur un trône de gloire, qui peux ce que tu veux;

« Allah, donne au Sultan aide et protection (1), sois-lui

 

1 Le ton de cette prière est moins séditieux que celui de la proclamation précédente, on y voit un grand respect pour le Sultan. Mais la haine pour les chrétiens y est aussi manifeste, aussi violente.

 

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fidèle et secourable, charme son cimeterre et abolis l'impiété des infidèles, ô créateur du paradis de ce monde et de l'autre!

« Allah ! donne la victoire aux soldats du Coran. Allah ! disperse leurs ennemis !

« Allah ! balaie ces impies, et qu'ils soient tous la proie de l'épée tranchante.

« Allah! fais que les biens et les pays qu'ils possèdent tombent entre nos mains.

« Allah ! rends leurs fils orphelins, rends leurs femmes veuves, et que leurs enfants soient le butin des musulmans!

« Allah! que leur chair soit la proie des lions, par le crédit de Mahomet, Mahomet, source de toutes les noblesses, Mahomet qui clôt la série des prophètes et des messagers d'Allah ! Amen ! »

 

CHAPITRE VI. — SYMPTÔMES MENAÇANTS

 

La situation, on le voit, était plus que tendue. Achmed-Pacha contemplait avec une joie de bête fauve le succès de sa conspiration.

La semence de haine était tombée en bonne terre, elle levait partout. Profitant de l'exaltation des esprits, il passa de la calomnie aux mauvais traitements. Depuis la fameuse nuit du conseil, nul chrétien ne trouva plus grâce devant ses yeux. Les procès entre chrétiens et musulmans ne pouvaient avoir qu'une issue fatale aux premiers. Souvent lui-même présidait les séances du tribunal. On le voyait alors, avec un sourire moqueur et des paroles amères, humilier le chrétien, le traiter de stupide et de cochon devant toute l'assemblée, puis le livrer à deux bourreaux qui lui appliquaient cinquante coups de bâton sur la plante des pieds. Le soir, il

 

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envoyait la police turque dans le quartier chrétien ; celui qu'elle saisissait sans lanterne (1) était considéré comme voleur ou associé aux réunions secrètes, puis jeté sous cette inculpation dans la prison des criminels de lèse-majesté, et livré à tous les outrages. Si les parents ou les protecteurs venaient demander justice, c'était une raison pour les emprisonner de même.

Le tyran alla plus loin.

Une pauvre mère, dont le fils avait disparu depuis deux jours, le trouva enfin hors de la ville, derrière un buisson, nu et percé de plusieurs coups de poignard. Dans sa douleur, elle le porta chez Achmed : « Que veux-tu que je fasse de ce chien infect? dit celui-ci; soldats, emmenez cette femme, et jetez ce cadavre à la voirie. »

Un chrétien qui faisait sa promenade dans les jardins, ayant ramassé quelques abricots tombés à terre, fut rudement souffleté par le maître. Le chrétien riposta, roula le Turc; mais quand il voulut se retirer, il fut assommé par les soldats. Sa femme en larmes alla porter plainte; on la renvoya rouée de coups et presque morte.

Ces exemples, qui se multipliaient sans cesse, apprirent aux chrétiens qu'ils avaient un ennemi implacable qui ne leur ferait plus quartier. Mais quand ils connurent quelques secrets de la réunion de mars, leur frayeur fut au comble, et personne n'osa plus sortir.

Vers le 26 mai, des bandes de chrétiens, fuyant les massacres du Liban, entrèrent à Damas, en haillons, pâles et meurtris. La nouvelle des sanglants événements de Zahleh et de Deïr-el-Kamar augmenta la panique. Plusieurs résolurent de quitter Damas et partirent

 

1 Il n'y a pas d'éclairage public en Syrie. Celui qui veut sortir le soir doit porter sa lanterne ; le délinquant a deux jours de prison.

 

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de nuit. Mais Achmed, qui laissait entrer, arrêtait tout départ. Ils furent poursuivis et tués sur la route. Il n'y avait plus de sécurité.

Les fidèles supplièrent les consuls de les sauver.

Ceux-ci, s'étant rendus chez Achmed-Pacha, lui demandent, au nom de leurs gouvernements respectifs, s'il y a péril pour les chrétiens de la ville.

Le gouverneur jure par Mahomet qu'il répond de tout :

Je suis le général des armées de notre glorieux Sultan, qui, veut le bien de tous ses sujets, je représente ici la Sublime Porte. Dites aux chrétiens que leurs frayeurs sont vaines, et qu'ils me font insulte en tremblant. »

Peu de jours après, les évêques de tous les rites, peu rassurés par ces paroles, lui adressent une supplique collective, pour implorer sa protection.

Voici la réponse du pacha; elle restera comme un monument de sa perfidie :

 

« Damas, 9 Zelhage (27 juin)

 

« J'ai reçu le rapport que vous m'avez adressé, relatant les événements du Liban, et me faisant part de l'inquiétude des 27 communautés chrétiennes de Damas, inquiétude provenant de propos tenus par des personnes malveillantes. Vous me demandez de prendre des mesures en conséquence.

« Je m'empresse de vous prévenir que la miséricorde souveraine assure toujours et partout la tranquillité et le bien-être de ses sujets et de tous ceux qui vivent à l'ombre de ses ailes. Tous les fonctionnaire de la Sublime Porte agissent dans cette pensée, et emploient les moyens nécessaires pour maintenir la sécurité publique. Aussi, dès le commencement des troubles, des mesures ont été prises pour éviter tout conflit, surtout dans cette ville de Damas, qui relève directement de la

 

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Sublime Porte. Ces mesures sont plus que suffisantes pour sauvegarder le bon ordre. En conséquence je ne puis approuver la permanence des soupçons, et la crainte qui s'est emparée des membres de vos communautés.

« Je me fais un devoir de vous communiquer l'état des choses , et je compte que vous ferez connaître à vos communautés la présente missive; puisse-t-elle leur rendre la paix!

 

« ACHMED- PAC HA, gouverneur.

 

Les consuls d'Angleterre et d'Autriche trouvaient ces assurances suffisantes; ceux de France et de Grèce, conservant les plus vives inquiétudes, firent une nouvelle démarche.

Il y a à Damas, outre l'autorité du pacha, celle des cheiks et des ulémas. Elle n'est peut-être pas la moins importante. Les cheiks et les ulémas de Damas ont toujours exercé une influence décisive sur les musulmans de cette ville; le corps religieux et le corps savant sont connus de Médine jusqu'à la Mecque. On comprit de quel poids serait une pareille autorité pour sauver les chrétiens. On députa donc auprès d'Abdallah-el-Halébi, grand cheik de la religion musulmane, MM. Nicolasiensi et Moussa-Beki, drogmans, l'un du consulat de France, l'autre du consulat de Grèce, tous deux originaires de Damas. Ils abordèrent Abdallah avec ce ton de respect ou plutôt d'humiliation de longue date, dont se servent les pauvres chrétiens quand ils s'adressent à leurs maîtres : « Seigneur, lui dirent-ils, vous avez toujours montré de la compassion pour nous, vous ne sauriez nous faire défaut dans les circonstances présentes, nous comptons que vous nous protégerez. Employez, nous vous en conjurons, votre influence à écarter de grands malheurs. »

 

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Le cheik, se rengorgeant au coin de son divan, caressa sa longue barbe de la main gauche, et tenant de la main droite le bout argenté de son chibouque, répondit d'un ton solennel : « Bien que les chrétiens de cette ville sainte aient un peu oublié depuis quelque temps leur condition première, celle de ragua, bien qu'ils aient abusé trop souvent des bontés que nous avons fait pleuvoir sur leurs têtes, ils peuvent cependant être tranquilles sur leur sort, aucun mal ne leur sera fait. »

Cette déclaration semblait si sacrée, qu'on la crut un moment sincère. Les deux envoyés se rendirent ensuite auprès du chef des ulémas, Salih-Georbatzi. Quand celui-ci entendit de leur bouche la promesse d'Abdallah, il leur dit : « Ce ne sont là que des paroles vaines; je vous dis, moi qui sais les choses, que plus de 1,800 fusils ont été distribués il y a peu de jours au peuple de Damas, et qu'il faut vous attendre prochainement à une horrible émeute. » Ce musulman, probablement ami d'Abd-el-Kader, ajouta : « Nous verrons au jour du péril quels sont les véritables protecteurs des chrétiens. »

Ces paroles étaient prononcées le 3 juillet. Les jours suivants furent marqués par une recrudescence de fanatisme; de nouveaux outrages furent infligés aux chrétiens pour les pousser à bout et faire naître le prétexte d'une collision.

Des jeunes gens turcs, portant des croix, entraient par différentes rues dans le quartier des fidèles; et quand ils en voyaient passer un, ils l'obligeaient avec de grands éclats de rire à marcher sur le signe de notre rédemption. D'autres attachaient de petites croix de bois au cou de tous les chiens qui pullulent à Damas; puis donnant à ces animaux les couleurs de chaque nation européenne, ils l'es poussaient dans les places publiques et devant les maisons chrétiennes. Là, les

 

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bâtonnant, les couvrant de crachats, et les étouffant sous leurs pieds, ils criaient : « Voilà le Sultan de la France!... le Sultan de l'Autriche! etc. » Souvent c'étaient de simples enfants musulmans qui montraient pareille insolence. La rixe attendue eut lieu. Les chrétiens indignés poursuivaient ces enfants : une lutte s'engagea, le sang coula.

Achmed-Pacha voulut montrer un semblant de justice qui entrait fort bien dans ses plans. Il fait saisir ces enfants, leur met en main un balai, et les envoie nettoyer toutes les rues témoins de leurs gamineries; un chrétien est chargé de les surveiller. A peine ont-ils commencé leur punition qu'une troupe de musulmans les enlève, et promet aux giaours une vengeance terrible. Achmed, sous prétexte de pacifier les deux partis, fait occuper notre quartier par les troupes ottomanes. La vue des soldats nous glaça d'effroi. Profitant de leur présence, des Turcs à face sinistre pénétraient dans les églises, les bains, les établissements publics, chez les Lazaristes et les Soeurs de Charité, examinaient tout, et disaient en ricanant : « Encore quelques jours et nous ferons de votre église une belle mosquée!... Encore quelques jours, et nous n'entrerons pas ici furtivement, mais en maîtres, et nous posséderons tous vos biens, car ils nous appartiennent. »

A partir du 5 juillet, quatre jours avant les massacres, on ne travailla plus dans le quartier chrétien ; le silence, précurseur de l'orage, se faisait, et l'on arrivait à ce moment suprême où se sentant près de la mort, après mille efforts inutiles pour se sauver, les bras tombent de lassitude et d'abattement. Dans les églises on parlait bien de paix, de confiance, de courage; mais la parole du prêtre retentissait à des oreilles que la terreur faisait tinter; on se regardait dans les familles avec une morne tristesse, et l'on pleurait. Les larmes ne devaient plus

 

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cesser; chaque nouvelle était un coup de tonnerre et l'annonce de la fin.

Les agneaux étaient donc là avec leur douceur, environnés de loups ravissants.

Ce que je vais raconter paraîtra incroyable, on prendra ces pages pour celles d'un roman fabuleux, aussi absurde que sanglant. Mais elles sont écrites par un témoin oculaire qui ne cite que des témoins oculaires, et ce témoin est une des victimes échappées par miracle au cimeterre des musulmans.

 

CHAPITRE VII. - MA MÈRE

 

Dominus regit me.

 

Dieu, Notre-Seigneur, m'a fait une grâce inestimable dont je le remercie sans cesse. Il m'a donné une mère chrétienne, femme forte, d'une foi inébranlable, d'un dévouement à toute épreuve. Jamais je n'ai si bien. vu la vertu à l'oeuvre qu'en voyant ma mère durant ces jours de tristesse et de douleur.

Sur son désir, mon père convoqua toute la famille, pour le dernier dimanche de juin ; nous voulions avoir la consolation de nous embrasser une dernière fois. Nous apprîmes à ce moment la nouvelle des massacres de Deir-el-Kamar; mais tout céda à la joie de se voir réunis.

Nous étions 42 personnes à table. Chacun faisait ses conjectures. Mon père nous adressa quelques mots touchants, il nous exhorta à conserver la paix, et à tout accepter, même la mort, plutôt que de renier la foi de Jésus-Christ. On se sépara en s'embrassant. La plupart, hélas! ne devaient plus se revoir. De ces 42 membres de ma famille, il en reste 11 plongés dans la misère. Cependant ma mère espérait contre toute espérance.

 

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Le dimanche 8 juillet, veille du terrible jour, l'effroi était dans le quartier chrétien ; toutes les maisons se fermaient, il n'y avait personne dans les rues ; seules les églises avaient été envahies par les fidèles éplorés.

Le lundi 9, au matin, ma mère m'envoya encore à l'école chez les pères Lazaristes. Il n'y avait là que quelques enfants, les missionnaires étaient dans la plus vive anxiété. Ils envoyaient chercher les mères. La mienne arriva la dernière ; elle fit ses adieux aux pères et nous partîmes. La ville semblait ne plus exister, un silence de mort planait sur elle. Nous devions passer par les rues d'ordinaire les plus fréquentées, mais en ce moment une aiguille tombée à terre aurait été entendue. Ma pauvre mère tremblait tellement que j'entendais ses genoux se choquer avec violence, et son émotion était si grande qu'elle paraissait ne plus reconnaître le

chemin.

Mon père nous attendait sur le seuil; ma mère, m'ayant laissé avec lui, alla prendre une image de la très sainte Vierge et une lampe, nous barricadâmes la porte, l'image de Marie y fut placée, et là, groupés tous les huit à ses genoux, les uns dans les bras des autres, nous attendîmes.

 

 

DEUXIÈME PARTIE — LES MASSACRES.

 

CHAPITRE I. - CARNAGE ET INCENDIE

 

Lundi 9 Juillet. — II était midi, l'heure où les muezzins annoncent la prière du haut des minarets.

Soudain, au milieu de l'effrayant silence où Damas semblait dormir, deux coups de canon retentissent, suivis d'une clameur immense comme le bruit de la mer. C'est le signal. De tous les points de la ville les soldats d'Achmed et les musulmans, par escouades de 5 ou 600, font irruption dans le quartier chrétien et en ferment les issues. Les soldats marchent en tête ; derrière eux viennent les habitants armés de sabres, de cimeterres, de tromblons énormes et de haches toutes neuves, à peine sorties de la fabrique pour la circonstance. Des pillards suivent, et tout ce cortège de dévastation et de mort est terminé par des femmes, la fange de Damas.

Chaque maison chrétienne a été pendant la nuit marquée d'un rond que des mains vendues ont figuré sur la porte avec du charbon. Elle est ainsi désignée au démon exterminateur. Arrivée devant les habitations chrétiennes, l'escouade s'arrête, la troupe ouvre ses rangs, et laisse passer les bandits. Ceux-ci, après avoir brisé la porte, se précipitent dans la maison, massacrent tous ceux qu'ils rencontrent, saisissent tout ce qui tombe sous leurs mains. Soieries, riches vêtements, tapis précieux, or, argent, bijoux, sont enveloppés dans de

 

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grandes pièces d'étoffe et apportés dehors. Les soldats, auxquels Achmed a promis le butin, choisissent alors ce qui leur plaît, le reste est abandonné aux pillards qui l'emportent en lieu sûr. Puis quand le vol est accompli, quand il n'y a plus de chrétiens à égorger, le feu est mis à la maison et l'on passe à une autre. Les malheureux chrétiens chassés par les flammes paraissent à la porte pour tenter une sortie, les soldats les repoussent à l'intérieur, et si l'un d'eux tombe à genoux pour demander grâce, on lui enfonce une baïonnette dans le ventre. Parfois c'est une jeune fille éplorée qui veut émouvoir leur pitié : rien n'arrête ces démons impurs; plus de 2000 jeunes filles de 12 à 20 ans sont indignement outragées par eux.

Cependant l'épaisse fumée qui s'élève du quartier chrétien, les coups de canon et de fusil, les cris féroces des égorgeurs, réveillent toutes les convoitises des hordes voisines. Druses, Kurdes, Bédouins, Métoualis, Arabes de toutes tribus, fondent comme des vautours sur cette proie si longtemps convoitée. Malgré l'inimitié qui règne entre eux et les musulmans de Damas, Achmed-Pacha leur laisse entrée libre dans sa ville pendant ces huit jours. Ils abandonnent aux autres les richesses des chrétiens, il leur faut des jeunes filles qu'ils appellent les pommes de Damas.

Partout la débauche, l'incendie et le sang. Énumérer les variétés innombrables de supplices employés dans cette boucherie de Damas est impossible. Là un chrétien est brûlé vif, ici on lui brise les quatre membres, on déchire le corps d'un autre à coups de poignard, un quatrième est écorché, un cinquième pendu par les pieds au-dessus d'un brasier, et rôti à petit feu. On ouvre le sein aux femmes enceintes, et le fruit de leurs entrailles est jeté dans le fleuve ou cuit à la pointe des baïonnettes sur la flamme qui dévore les maisons. Durant les journées

 

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du mercredi et du jeudi (car le massacre dura cinq jours), l'activité du feu devient effrayante; la flamme s'élève à plus de 50 mètres au-dessus de la ville, et la fumée arrête les ardents rayons du soleil de juillet. Les soldats placés à la limite du quartier chrétien pour circonscrire l'incendie sont débordés; le feu les poursuit dans le quartier musulman et réduit en cendre 660 maisons turques. L'épouvante et la terreur marchent encore plus vite que le feu ; on croit un instant que la cité entière va s'écrouler dans les flammes. Une grande partie des troupes d'Achmed est employée à conjurer ce désastre. Mais les chrétiens ne sont pas oubliés pour cela. Le carnage se poursuit. Rien n'est épargné. Les victimes étaient là parquées comme des troupeaux destinés à la mort. La boucherie humaine commençait et recommençait sans cesse : les égorgeurs étaient couverts de sang; rien ne semblait devoir les apaiser. Quelques-uns même, à force de tuer, en devenaient fous, et se tournant vers leurs compagnons de meurtre, les égorgeaient à leur tour. Un évêque du Hauran, déguisé en musulman, courait la ville pour sauver les fidèles. Un Turc le rencontre :

« Combien as-tu tué de chrétiens?

— Je ne fais que commencer, répond l'évêque.

— Tiens, voilà une cafetière d'une maison chrétienne, ne laisse pas coucher le soleil avant de l'avoir remplie de sang. »

Or, en ce moment que faisait Achmed-Pacha? Aux sons d'une fanfare militaire, il se promenait sur la terrasse de son palais, savourant les lamentations de 30000 chrétiens, et contemplant la beauté des flammes.

Néron n'a pas mieux fait !

 

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CHAPITRE II — MON HISTOIRE (suite)

Dominus regit me.

 

Nous nous tenions étroitement embrassés sous les regards de Marie, quand l'horrible cri qui suivit les deux coups de canon glaça le sang dans nos veines. Le pillage commençait assez loin de nous; il fallut cependant nous hâter. Ma mère éperdue nous offre à souper, personne n'y touche. Les larmes coulent. Préoccupée de tous et de toutes choses, elle veut absolument nous sauver. Elle engage mon père à changer d'habits pour ne pas se faire reconnaître, et elle le fait passer dans un souterrain qui aboutit à une maison musulmane, amie de la nôtre. Restent mes trois frères et mes deux soeurs. L'aîné de mes frères part à cheval pour Salhié où se trouve Abd-el-Kader; le second, voulant se battre contre les musulmans, reçut plusieurs balles et mourut dans la lutte; le troisième, après avoir erré un jour dans la ville, se rendit à la citadelle.

Ma soeur aînée, âgée de dix-huit ans, est la plus effrayée : ma mère l'appelait l'ange de la maison. Elle dépose dans ses bras ma petite soeur âgée de trois ans; je me place auprès de ma mère, et nous faisons l'offrande de notre vie à Notre-Seigneur, dont la croix était devant nous. Les sanglots étouffent nos voix.

Cependant il faut se hâter, les cris sauvages de la multitude se rapprochent de plus en plus; ma mère fait un effort sur sa douleur, me fait quitter mes habits et me passe la robe de ma soeur : elle avait appris qu'on ne toucherait pas aux filles. J'étais alors dans ma septième année, j'avais le teint blanc, et mes longs cheveux tombaient sur les épaules à la manière des Nazaréens.

 

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Ma mère me les tresse comme on le ferait pour une jeune fille, et elle emploie toute son adresse pour tromper les yeux. Montés ensuite sur la terrasse, nous frappons à la maison voisine. La maîtresse musulmane, voyant qu'on lui promet une forte somme : « Je consens, dit-elle, à vous abriter, mais pour la nuit seulement. Et si mon mari demande les chrétiens, je vous livrerai. » Ma mère accepte et remet le lendemain à Dieu.

Il était près de minuit. Nous entendons le pas des musulmans ; du coin où nous sommes retirés nous assistons au pillage de notre demeure. La porte est hachée, tout est brisé, saccagé, volé. Ma mère avait eu soin de cacher dans l'épaisseur du mur les livres sacrés que nous possédions. Ils sont découverts et jetés au feu. On emporte jusqu'aux tableaux; on dégrade les fresques des murailles, on creuse le sol à un mètre de profondeur pour chercher des trésors. Les voix mêlées aux coups de fusil demandent les habitants; les blasphèmes se suc-cèdent sans interruption. Nous entendons tout, nous comprimons nos plaintes et notre respiration. Cette nuit terrible passée dans les angoisses n'était que le prélude de nos malheurs.

De grand matin la musulmane nous dit qu'elle ne peut nous garder sans danger. Ma mère prend le parti de sortir; mais où aller?

Mardi 10 juillet. Le sang, le feu et les musulmans étaient partout. Nous tombons à genoux de nouveau : ma soeur renouvelle son voeu de chasteté, puis ma mère, me serrant contre sa poitrine, pleure et me dit : « Cher enfant, bien-aimé de mon âme, il faut que tu ne parles plus. A tout ce qu'on te dira réponds : « Maman ne veut pas ! Maman ne veut pas ! » Elle m'embrasse plusieurs fois avec effusion, et prend ma petite soeur sur ses bras ; moi, je marchais entre ma soeur aînée et ma mère, nous tenant tous par la main. Ainsi groupés nous franchissons

 

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la porte. Dire ce que nous éprouvions d'émotion en ce moment est impossible. La rue, c'était la mort.

Nous n'avons pas fait vingt pas que nous rencontrons une bande de musulmans hurlant et ,chantant : « Qu'il est doux, qu'il est délicieux de tuer les chrétiens ! » Ma soeur, la plus exposée, avait demandé à la sainte Vierge la mort plutôt que le déshonneur. Elle est bouleversée par la crainte. Un Turc s'approche d'elle, le cimeterre en main, fait sauter son voile blanc, la soufflète, lui crache au visage, et la saisissant par le milieu du corps, la charge sur son cheval malgré ses cris et ses larmes, et part au galop. Ma mère se met à trembler : la perspective du danger que va courir sa fille l'afflige tellement qu'elle s'affaisse sur elle-même et tombe à terre.

Mais l'espoir de sauver les deux enfants qui lui restent lui rend des forces ; elle veut accomplir la tâche maternelle jusqu'au bout; elle se relève, fait quelques pas, et s'arrête effrayée de nouveau devant une bande de Druses et d'Arabes. Un Bédouin, à figure sinistre et armé d'une hache, frappe violemment ma pauvre mère en disant : « Chienne, je n'ai rien pris encore; en attendant, tu seras mon esclave avec tes petits ; demain je donnerai ta peau aux chiens de la rue! » Tourmentée qu'elle était d'une fièvre violente, et n'ayant plus la force de répondre, ma mère regarde cet homme, comme un condamné regarde i son bourreau. Il avait l'air bien farouche. Dans ses yeux hagards et son cruel sourire, on sentait un être qui a soif de faire souffrir. Ma mère n'oppose aucune résistance; le Bédouin lui jette une corde autour des reins et la dirige du côté des rues les plus populeuses de Damas. C'est là que le massacre se fait avec le plus d'ordre et de barbarie. L'intention de notre bourreau est de donner à ma mère le choix de son supplice, c'est ce qu'il lui déclare avec promesse d'enchérir encore sur le genre de mort qu'elle désire. Nous nous attendions donc

 

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à nous voir d'heure en heure dépouillés et coupés en morceaux. Un tremblement fiévreux nous empêche de marcher : ma petite soeur qûe la fièvre brûle aussi pleure et crie sur les bras de ma mère ; nos larmes ne cessent de couler. Arrivés au théâtre du carnage, nous marchons sur des cadavres dont plusieurs respirent encore : les uns ont la tête broyée, d'autres les membres déchiquetés : la plupart sont égorgés. Nos pieds glissent dans le sang qui ruisselle partout. Enfin l'horreur nous fait chanceler et tomber.

D'un coup de pied le Bédouin nous force à nous re-lever, et oblige ma mère à quitter ses souliers, sa coiffure et ses vêtements, ne lui laissant que le nécessaire pour ne pas mourir de honte. Ma mère tremblait qu'on ne m'en fît autant, mais Dieu ne le permit pas.

Plus loin, un groupe d'Arabes noirs, armés de haches et de sabres, chantait la mort des chrétiens. Cette vue m'effraie tellement que les cheveux se hérissent sur ma tête. Dans cette même rue, les musulmans venaient d'envahir une maison dont le chef était ami de mon père. Quel spectacle ! De larges lignes de sang descendent des fenêtres : les cadavres de quatre beaux jeunes gens sont étendus devant nous, couverts de blessures. Leur père est assis près d'eux, la tête pendant sur le dos : il a la poitrine ouverte, et serre dans ses mains un livre et un crucifix.

Notre bourreau semble vouloir nous rassasier de meurtres. Il nous pousse vers une petite place; on venait d'y tuer plusieurs chrétiens. L'un d'eux, étendu, la face contre terre et les bras allongés, avait tout à fait l'apparence de mon père ; je le fais remarquer à ma mère, qui détourne les yeux et fond en larmes. Je pâlissais à chaque pas, tant la vue du sang m'impressionnait.

Ces horribles scènes se succèdent sans interruption sous nos regards. Ici c'est un chrétien qu'on égorge ou

 

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qu'on écartèle, là une malle de bois de cèdre incrustée de coquillages et pleine de richesses, volée et soutenue par six hommes, est portée triomphalement dans les rues. Non loin de là nous voyons un prêtre déguisé en Druse, le sabre en main, la barbe tachée de sang, parcourant les rues d'un air décidé, comme pour prendre part au massacre ; mais il attire dans un coin les chrétiens qu'il rencontre, et les mène à Abd-el-Rader.

Comme la nuit tombe, notre bourreau veut se débarrasser de nous sans cependant nous perdre. Il nous traîne vers une maison chrétienne ruinée. Des pans de murs et des dessous d'escaliers subsistent encore. Il nous cache pour la nuit dans un de ces trous, et afin que nous ne puissions échapper, il nous y ferme avec des pierres, ne nous laissant qu'un morceau de pain et une cruche cassée à demi remplie d'eau.

Nous entrons dans ce réduit comme dans un sépulcre : ma pauvre soeur, souffrant d'un mal d'yeux causé par la chaleur, ne fait que gémir; nous croyons à chaque instant qu'elle va expirer. Ma mère est exténuée de douleur. Ne pouvant se tenir ni debout, ni assise, elle s'étend sur la terre nue, cache ma soeur à son côté, et m'invite à manger le pain. Je n'en ai pas même la force; nous gémissions tous. Parfois les cris de la multitude semblent se rapprocher; nouvelles terreurs. Puis une nuit de juillet à Damas est bien fraîche, à cause de la rosée. Habillés si légèrement, comment prendre un peu de repos? Ma mère dispose alors quelques mottes de terre qui me servent d'oreiller. Pendant que je m'y appuie, elle place sa tête sur mes genoux et presse ma soeur sur son sein; mais le sommeil ne vient pas. Au bout de quelques heures, je demande à manger. Ma mère, la tête dans ses mains, ne peut retenir ses larmes ; je pleure avec elle, puis elle prend ce pain noir, le partage, le trempe dans l'eau et m'en offre.

 

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Après ce triste repas, ma mère réunit ses forces, se met à genoux, et prie Notre-Seigneur de vouloir bien lui donner un peu de patience et de courage ; puis, assise sur une pierre, elle me serre contre sa poitrine avec force, et m'embrassant à plusieurs reprises, me dit : « Cher enfant, papa est peut-être au ciel ;... ta soeur aussi !... » Elle ne put continuer, les sanglots l'étouffaient... Quelle terrible plaie pour une mère que cet enlèvement! Qu'allait-elle devenir cette tendre soeur, si pure, si aimée, l'ange de la maison, emportée au milieu de ces hordes sauvages dont la langue même ne possède pas le nom de pudeur. Sera-t-elle mise à mort, ou sauvée par une main amie, ou menée en captivité et réservée aux outrages?... O mon Dieu, Vierge Marie, faites-la plutôt mourir !... « Et nous, ajoutait ma mère, qu'allons-nous devenir? Notre sort est fixé; mais ne restera-t-il pas un seul rejeton de ma famille? » Puis avec un ton déchirant : « Mon Dieu, rien que le petit Georges !... » Et ma mère pleurait.

 

CHAPITRE III. - LES MARTYRS

 

Loin de diminuer après deux jours, les massacres continuaient avec fureur, et le ciel s'ouvrait à de nombreux martyrs. L'Eglise de Damas a droit d'être fière ; c'est par milliers qu'elle compte ses héros. Combien de traits de sublime courage ne pourrait-on pas citer! Beaucoup de ces exemples sont ensevelis à jamais dans l'obscurité, mais tous ne sont pas perdus : les survivants se les transmettent comme un héritage sacré.

Partout, avant d'égorger leurs victimes, les bourreaux leur offraient la vie si elles consentaient à embrasser la loi du prophète. Comment raconter toutes ces fières réponses et ces morts magnanimes?

 

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Abdallah-el-Halébi envoie deux mulsumans à Francis-Moussabéki, noble et riche Maronite de Damas, qui, deux mois avant les massacres, avait prêté au chef de la religion 160000 francs. Les deux assassins offrent au vieillard l'apostasie ou la mort. « Qu'Abdallah garde mon argent, si cela lui plaît, répond Moussabéki ; quant à moi, je veux garder ma foi, je ne trahirai point mon Dieu. Il m'a enseigné à ne pas craindre ceux qui tuent le corps, mais ceux seulement qui peuvent perdre l'âme. Jésus ! je suis chrétien ! » Le cimeterre se lève, le vieillard tombe à genoux et commence une prière. Il l'acheva dans le ciel. Tous ses parents eurent comme lui la tête fendue. Ses richesses enfermées dans des malles incrustées d'or et d'argent furent portées dans la maison d'Abdallah.

Les consuls préviennent les pères Franciscains de Terre Sainte qu'Abd-el-Kader sauve les chrétiens; on les presse de sortir. « Que craindrions-nous? répondent-ils, nous n'avons jamais fait que du bien aux musulmans; pourquoi nous feraient-ils du mal? Leurs enfants fréquentent nos classes et nous regardent comme leurs pères. Si la maison d'Abd-el-Kader est française, la nôtre l'est aussi. Qui nous touche, touche à la France. » Les musulmans arrivent cependant, abattent, la porte à coups de hache, et pénètrent à l'intérieur. Au bruit de la hache, les habitants du couvent, quatre pères, quatre frères et une centaine de chrétiens réfugiés courent à l'église et se groupent autour de l'autel. Conduits par les élèves musulmans des Pères, les assassins les y poursuivent. Un Turc s'est posté dans le clocher, et il est convenu qu'à chaque coup de cloche un religieux sera tué s'il ne se fait musulman. Au premier coup : « Première messe pour Napoléon III! » crie un bandit, le poignard à la main, et un père est égorgé. Au second coup : « Seconde messe pour le consul de France ! »

 

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et un second père tombe sous le couteau. Au troisième coup : « Troisième messe pour Lanusse, chancelier du consulat de France ! » et une troisième victime expire. Au quatrième coup : « Quatrième messe pour ceux qui ont coutume de venir dans ce lieu maudit ! » Et la tête du P. Ange, supérieur, roule sur les degrés de l'autel. Puis vient le tour des quatre frères et des chrétiens. Ils sont admirables d'héroïsme. Le cuisinier du couvent et le professeur d'arabe Michel Moussabéki parviennent seuls à s'échapper.

Un massacre plus épouvantable encore eut lieu à la sortie du patriarcat grec catholique. Quatre mille chrétiens, et parmi eux quatre évêques et trente-quatre prêtres, sont réfugiés chez le patriarche. Soudain le feu est mis à la résidence; il faut fuir. Les chrétiens s'avancent en rangs serrés, les hommes armés sont sur les côtés, on a mis au centre les femmes, les prêtres et les enfants. Arrivés au bout d'un quart d'heure au lieu dit le Pont des Onze, ils se voient assaillis par un corps de 800 musulmans. La caravane presque entière est immolée; les prêtres et les évêques mis en pièces, les femmes entraînées dans les jardins et livrées aux derniers outrages.

Les vieillards et les enfants rivalisent d'ardeur pour confesser leur foi, l'âge faible est devenu l'âge fort. M. Anchouri, père d'une nombreuse famille, riche et considéré à Damas, n'a pas voulu fuir de sa maison. II se confie au souvenir de ses bonnes oeuvres. Les assassins lui présentent la mort ou l'apostasie; ses larmes répondent pour lui. Il est mis à mort avec ses fils, ses domestiques et six prêtres réfugiés. Les filles et les femmes, au nombre de vingt-quatre, demi-mortes de douleur, frappées, violées, sanglantes et nues, sont traînées sur la place. On vit alors l'une d'elles, âgée de treize ans, se débattre pendant un quart d'heure contre

 

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la violence, bondir à la figure de son bourreau et lui crever les yeux. Elle fut hachée, et mourut martyre de sa foi et de sa pudeur.

Un vieillard est saisi : « Fais-toi musulman, ou tu vas mourir ! » Il répond : « J'ai servi mon Seigneur Jésus-Christ pendant quatre-vingts ans, je ne l'abandonnerai pas à la fin de mes jours. » On l'égorge.

Un dernier trait fera connaître jusqu'où les musulmans poussèrent le fanatisme. Un Turc sur le point de mourir apprend que ses coreligionnaires massacrent les chrétiens. La vie lui remonte au coeur, il respire, il tressaillit et demande comme une suprême consolation qu'on lui amène un giaour enchaîné. Comment lui refuser ce plaisir? Le chrétien entre :

« Renie ta foi, chien !

— Jamais ! »

Le musulman fait une prière, recueille les forces qui lui restent, saisit un pistolet caché sous son chevet, se met sur son séant, et à bout portant décharge son arme. Le chrétien tombe raide mort. Le moribond, ayant remercié Allah de la grâce qu'il vient de lui accorder, meurt quelques instants après.

Hélas ! il faut le dire, il y eut des apostats. Mais le plus souvent cette lâcheté ne put les soustraire au supplice : « C'est bien, disaient les Turcs en ricanant, tu as fait ce que nous avons voulu; maintenant tu iras en enfer : Jésus ne veut plus de toi, puisque tu ne veux plus de lui, et Mahomet te repousse, parce que tu es un lâche! Meurs donc! » D'autres fois on variait la funèbre plaisanterie. « Te voilà un vrai croyant, disait-on, tu es sûr de ton paradis, vas-y donc de suite, car tes péchés te le feraient perdre ! »

A ce propos, je me rappelle avoir vu, le mercredi, un affreux spectacle. Les musulmans avaient enfermé dans une grande boutique un certain nombre de jeunes gens

 

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chrétiens. Quinze assassins, armés de haches, sont à la porte; on fait sortir les chrétiens un à un. Ils doivent répondre oui ou non. Celui qui dit non a la tête fendue : celui qui dit oui est mis à part pour être circoncis. Un malheureux chrétien, pâle comme un marbre, se présente et répond un oui timide. On le met de côté. Peu après :

« Si on t'avait tué, lui demande un bourreau, où serais-tu maintenant?

— On m'a dit que je serais au ciel.

— Et maintenant où irais-tu si l'on te tuait? »

Le chrétien hésite à répondre. Alors, avec un éclat de rire, le musulman décharge sa hache sur la tête de l'apostat. Quelle mort!

Grâce à Dieu, les chutes furent rares, et plusieurs des apostats qui ont pu échapper au massacre ont fait pénitence dans la suite.

 

CHAPITRE IV. — ABD-EL-KADER

 

Si les martyrs donnèrent de beaux exemples, il faut reconnaître aussi qu'un des musulmans de Damas se conduisit en véritable héros. Le nom d'Abd-el-Kader (1)

 

1 Rendu à la liberté par un acte généreux, l'ancien et vaillant ennemi de la France demeurait à Dansas, entouré dans son palais d'une petite cour de serviteurs fidèles, sous la protection de la France qui lui avait fait une pension.          

L'histoire de sa propre expérience lui avait révélé la supériorité de la civilisation chrétienne. Lutter contre elle lui semblait devoir amener la chute définitive de l'islamisme. Il demeura toujours profondément attaché à l'islam, dont il était un pontife; mais il apprit, par le contact avec les chrétiens, à admirer, à pratiquer même quelques-unes de leurs vertus, inconnues d'ordinaire aux musulmans, la charité, le dévouement, le respect de la parole jurée. Aussi dès le premier bruit de danger pour les chrétiens de Damas, n'hésita-t-il pas un instant sur ce qu'il devait faire. Il courut chez M. Lanusse, se mit, lui et ses cavaliers, à la disposition du consulat de Franco, et offrit sa maison à tous les chrétiens comme un refuge assuré. Il se trouvait à la réunion militaire où l'on traitait la question des chrétiens; Il se leva avec indignation pour se retirer, et répondit aux propositions incendiaires du conseil : « Je suis meilleur musulman que vous, je l'ai prouvé en combattant les Français ; mais ce que vous voulez faire est odieux ; pour moi, je suis le serviteur de l'empereur Napoléon. Si un massacre a lieu, je défendrai les chrétiens avec mes gens, et je périrai, s'il le faut, pour sauver l'honneur de l'islam ! » Abd-el-Kader tint parole.

 

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sera éternellement célèbre chez les chrétiens de Syrie, et leur reconnaissance lui est acquise à jamais.

Il était à Salahié, près de Damas, quand il entendit les premiers coups de feu et aperçut les flammes s'élevant du quartier chrétien. L'Africain se réveille, il saute sur son cheval et atteint Damas, comme un éclair. Puis se dirigeant vers le consulat de France, il y trouve M. Spartalis, consul de Grèce, le consul de Russie et M. Lanusse, gérant du consulat de France, en l'absence de M. Outrey. Escorté de ses Algériens, il recueille toutes les familles chrétiennes qu'il trouve sur sa route, et leur donne sa maison pour abri. A peine entré, il sort pour sauver de nouveaux chrétiens. Le premier jour des massacres, il parcourut ainsi Damas jusqu'à sept fois, et chaque fois il accompagnait chez lui ou à la citadelle, qu'il avait su obtenir à cet effet, des milliers de fidèles éperdus. Ces généreuses sorties, il les accomplissait au péril de ses jours. Les musulmans grinçaient des dents en le voyant passer, et si le respect pour sa noble personne n'eût arrêté leurs bras, ils l'auraient égorgé comme un giaour. Sept hommes de son escorte furent tués à ses côtés. Parmi eux était un shérif, que son turban vert, marque distinctive des descendants du prophète, désignait cependant au respect du peuple.

 

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A la tombée de la nuit, l'émir s'occupa du salut des Lazaristes et des Soeurs de Charité. Leur grande et belle maison, où elles recueillaient les malades et instruisaient des centaines de petites filles, n'a pas encore été touchée par les flammes. Les enfants, leurs parents, une foule de chrétiens y sont venus chercher un refuge. Les Soeurs prient et par leur exemple donnent du courage à ceux qui en manquent; les pères Lazaristes reçoivent la confession de ceux qui se préparent au martyre. C'est un spectacle terrible et émouvant à la fois. A chaque instant les Turcs ne peuvent-ils pas entrer dans la maison? Que devenir alors? M. Lanusse a bien promis aux pères qu'au premier danger, il viendrait lui-même à leur secours avec les Algériens d'Abd-el-Kader. Cependant, la nuit tombe, rien ne paraît ; l'incendie a gagné un terrain immense; on entend se rapprocher les hurlements des Druses et des Bédouins, mêlés aux cris déchirants des victimes. — Enfin, à 11 heures du soir, les soldats de l'émir frappent à la porte ; c'est la délivrance. On sort en masse compacte, et l'on s'avance dans les rues couvertes de débris incendiés et remplies d'une populace ivre de sang. Les Soeurs de Charité sont au centre, entourées des Lazaristes ; viennent ensuite de nombreux chrétiens. Le groupe est fermé de toutes parts par trois rangs d'Algériens, le sabre en main, et deux pistolets chargés à la ceinture. Les brigands laissent passer la colonne; elle arrive à minuit chez Abd-el-Kader.

Une seconde tournée ramène deux cents enfants et quelques Soeurs qui les gardaient. Puis vers deux heures du matin, l'émir fait une nouvelle sortie. C'est alors que, consterné de la fureur des musulmans, il fit halte devant un groupe de fanatiques qui venaient de déchirer un chrétien : « Musulmans, musulmans, s'écria-t-il, vous vous conduisez comme des fous ! Je suis fils de l'islam, moi aussi, et j'ai fait la guerre aux chrétiens, mais je

 

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l'ai faite en soldat, et vous, vous la faites en assassins ! Croyez-vous par ces meurtres détruire le christianisme? Si c'est là votre intention, vous avez l'esprit plus court que vos cheveux (1). Je vous dis, moi, que la France vengera le sang que vous répandez si lâchement! Elle viendra ici avec une armée, vous châtiera, et occupera la Syrie, et le moindre résultat de votre conduite folle sera de voir dans votre grande mosquée, au lieu du chef de notre religion, un évêque chrétien. J'ai dit ce que je crois la vérité. »

La parole d'Abd-et-Kader ne fut pas écoutée, et l'oeuvre infernale se poursuivit.

Le lendemain, mardi, l'émir, entouré de cent Algériens, se tint à sa porte pour garder les trois mille chrétiens renfermés dans son palais. Ses autres soldats formaient l'escorte de MM. Lanusse et Spartalis, tous deux vêtus en Arabes et parcourant les rues pour sauver les fidèles. Les jeunes filles surtout étaient l'objet de leur sollicitude; quand ils rencontraient quelqu'une de ces malheureuses, la couvrant de leurs longs burnous, ils la portaient à la citadelle.

Cependant le bouillant Africain souffrait de ne point faire davantage : il aurait voulu, à la tête de ses hommes, charger les égorgeurs et les noyer dans le sang qu'ils répandaient. Mercredi matin, il se rend donc à la citadelle où résidait le sanguinaire gouverneur.

Achmed-Pacha fumait son chibouque, la musique militaire couvrait les gémissements de la ville, et lui, souriait au spectacle depuis trois jours.

« Excellence, lui dit Abd-el-Kader, ce qui se passe en ce moment est infâme et déshonorant pour l'islamisme; j'ai des hommes dévoués, donnez-moi des ordres.

 

1 Les musulmans ont la tête rasée.

 

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— Bonne pensée, répond le traître; voulez-vous des fusils? Il y en a là quatre cents à votre disposition : dans une heure ils seront chez vous, et faites pour le mieux.

Les fusils sont transportés chez l'émir, heureux de pouvoir mettre fin à tant d'horreurs. Mais, peu d'instants après, il reçoit du gouverneur la missive suivante :

« Ne vous mêlez pas de cette affaire. » Sur ces entrefaites, le ministre d'Abd-el-Kader, Sadi-Kadour, vient lui apprendre qu'Abdallah-el -Halébi a chargé cinq mille bandits de l'attaquer dans son palais, et d'y mettre le feu, après avoir massacré tous les chrétiens qui y sont renfermés. « Nous allons voir! » dit l'émir d'un ton terrible. Il donne aussitôt ses ordres à Sadi-Kadour; il disséminera des groupes d'Algériens dans les divers quartiers de la ville, placera dans la citadelle même deux cents Africains déguisés en musulmans de Damas. Au premier bruit d'une attaque de la maison de l'émir, les Algériens disséminés doivent mettre le feu à la ville, ceux de la citadelle tuer Achmed-Pacha, enclouer les canons, et tomber avec la plus vive énergie sur les soldats turcs et les assassins. Puis, s'adressant à M. Spartalis : « Je vois que cette ville est perdue, dit Abd-el-Kader; Allah le veut, nous mourrons, mais ce ne sera pas comme des femmes, battons-nous! Quant à vous, chrétiens, il faut de même vous armer et vous défendre. » Il renvoie alors à la citadelle tous ceux qui ne peuvent porter les armes. Cinq cents chrétiens restent, on leur distribue sabres et fusils. Le vieux guerrier de la Smala se sent tressaillir, son oeil étincelle comme celui d'une cavale africaine qui, après de longs jours d'oisiveté, s'éveille au son du clairon. Il se fait armer par son jeune fils. La lutte suprême va s'engager.

De son côté, M. Spartalis, qui parmi les Druses du Hauran a un ami nommé Assan-Amer, écrit à ce cheik

 

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d'arriver sur l'heure à Damas et de se mettre avec ses hommes aux ordres d'Abd-el-Kader. Vers midi, le chef druse descendait de la montagne, suivi de mille cinq cents hommes.

Les choses alors prirent une face nouvelle. Intimidés, les sicaires d'Abdallah reculèrent ; l'émir ne fut point attaqué. Plus lâches encore que féroces, ses hordes n'osèrent pas même forcer la citadelle ; elles se précipitèrent vers une proie facile et sans danger, le quartier chrétien, qui brûlait toujours.

Ainsi fut évitée une collision épouvantable qui allait, on n'en peut douter, réduire en cendres la ville entière de Damas.

Ce danger personnel évité, l'émir ne songea plus qu'aux chrétiens. Ses soldats couraient la ville en tous sens pour les recueillir. Et lui, l'épée au bras, resta trois jours encore au seuil de sa demeure pour les recevoir. Cependant, après avoir pris l'avis des consuls, il fut décidé que tous les chrétiens iraient à la citadelle, sous la protection des Algériens. MM. Lanusse, Spartalis, les pères Lazaristes et les Soeurs de Charité les y accompagnèrent. Mais quel spectacle frappa leurs yeux !

Ce qu'on nomme citadelle est un immense terrain découvert, fermé par des constructions en forme de remparts, flanquées de quatre misérables tours. Le jour les ardeurs du soleil font de ce lieu sablé une vraie fournaise ; la nuit, d'abondantes rosées le glacent. Or il y avait là étendus pêle-mêle, sans abri, sans défense, sans pain, onze mille infortunés, vieillards, enfants, surtout des femmes en proie à d'indicibles terreurs, n'osant s'éloigner les uns des autres, même pour satisfaire aux plus pressantes exigences de la nature, tous malades, mourant de faim, grelottant de fièvre, assistant chaque jour à l'agonie de plusieurs d'entre eux. Dans cette affreuse position des femmes accouchèrent,

 

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d'autres avortèrent, et elles ne pouvaient recevoir aucun soin. Cette multitude désespérée suivait avec effroi les bruits du dehors, et son morne silence n'était interrompu que lorsque, les cris des égorgeurs se rapprochant, une lamentation générale s'élevait comme un dernier soupir de cet immense tombeau.

L'émir, en envoyant au secours de ces malheureux MM. Lanusse et Spartalis, les pères Lazaristes et les Soeurs, n'oubliait pas leurs besoins. Il fit distribuer des vivres et des vêtements, et planter des tentes pour abriter les plus malades.

Que Dieu bénisse le généreux Abd-el-Kader (1), et qu'en retour de sa conduite héroïque et chrétienne, il lui accorde un jour d'ouvrir les yeux à la vérité !

 

CHAPITRE V. — MON HISTOIRE (suite).

 

Dominus regit me.

 

Mercredi 11 juillet. — Au lever du soleil, notre bourreau revient à notre taudis, pousse ma mère du pied en disant : « Eh bien, chienne, as-tu mangé? Sors d'ici, ce sera ton dernier jour ! » Il faut obéir. Ma mère prend sur ses bras ma soeur, qui ressemblait à un cadavre, et me tenant par la main elle suit le Bédouin. Ce jour-là, il voulait bien nous tuer, mais nous rassasier d'affreux spectacles et nous faire assister à tous les supplices avant de choisir le nôtre.

 

1 Napoléon III envoya une décoration à Abd-el-Kader, et le félicita pour sa belle conduite. On fut sur le point de le nommer gouverneur général de la Syrie. Certaines puissances européennes n'y consentirent pas.

 

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A peine entrés dans le quartier musulman, où les chrétiens, fuyant le fer et le feu, se précipitaient en désespérés, nous vîmes une foule de jeunes filles que les Turcs vendaient à bon marché aux Druses et aux Kurdes. Elles étaient presque nues, la honte les couvrait, elles se voilaient le visage de leurs mains et pleuraient. Une mère, fuyant le quartier chrétien avec ses cinq enfants, trois garçons et deux filles, cherche un refuge dans la multitude. On la reconnaît, on l'arrête. La vie est offerte à ses enfants s'ils abjurent leur foi. La mère répond pour eux qu'ils sont chrétiens. On les menace de mort, même réponse. On oblige alors cette femme infortunée à s'asseoir, et sur ses genoux on coupe la tête à ses trois fils. Inondée de sang, folle de douleur, elle tombe à la renverse et perd tout sentiment. L'eau qu'on lui jette en abondance la fait revenir à elle. A peine a-t-elle rouvert les yeux qu'on la somme de devenir musulmane, elle et ses filles. Elle fait un signe négatif. Comme elle est enceinte, les musulmans, furieux, lui ouvrent le sein avec des poignards, en retirent le fruit de ses entrailles et l'écrasent sous leurs pieds.

Devant cette scène ma mère tombe évanouie ; la frayeur me paralyse; je crus que nous allions avoir le même sort. Mais notre bourreau, après avoir assuré les musulmans que notre tour viendrait, nous contraint d'avancer. Les horreurs se multiplient sous nos yeux; ici un petit enfant chrétien, auquel on vient de couper les oreilles, les lèvres et le nez, court comme un fou dans la rue en poussant des cris perçants ; il ne sait où il est, il embrasse les arbres et se heurte aux murailles. Un Turc en a compassion, et lui fend la tête. Là, une pauvre femme, surprise dans une maison musulmane, est descendue par la fenêtre, nue et la tête en bas ; de la rue on lui tire des coups de fusil chargés à poudre; d'en haut on lui applique sur la chair des torches brûlantes. A quelques

 

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pas de cette maison, une domestique, chargée de sauver l'enfant de son maître, est déguisée en musulmane; l'enfant, d'une beauté remarquable, attire les regards des assassins. On le reconnaît, et il est écartelé. Elle-même subit les derniers outrages, puis on la traîne en captivité.

Ce n'est pas tout : une pauvre mère, trahie par ses inquiétudes et sa précipitation, est arrêtée avec son unique enfant. Comme elle refuse de laisser son fils devenir musulman, il est dépouillé de ses vêtements et crucifié sur un grand portail. Pendant qu'on enfonce d'énormes clous dans ses petites mains, l'enfant commence à crier, mais si fort qu'il se brise le gosier, et expire avant le troisième clou. Sa mère, évanouie, est poignardée.

Comment marcher? Nous n'en pouvions plus. Voyant qu'il nous est impossible d'avancer, notre bourreau nous stimule comme des animaux, et se hâte vers la maison où il pense nous exécuter. A chaque instant il nous faut enjamber des cadavres; un pauvre chrétien, fuyant l'incendie et sautant dé terrasse en terrasse, reçoit une balle et tombe au milieu de nous. En ce moment un père de famille sort avec son fils d'une cachette souterraine. On lui tranche la tête sur la ligne des épaules, et on enfonce celle de l'enfant dans le tronc sanglant du père ; et pendant qu'on lui crie « Chien, rentre là d'où tu es sorti ! » il est étouffé dans les flots de sang.

Arrivés à une rue où de nombreux musulmans stationnaient, notre Bédouin veut presser le pas (1). Refus de ma mère. Prenant alors un air insultant, il nous injurie et nous frappe. Nous faisons un dernier effort.

 

1 Nous sûmes plus tard que ce Bédouin appartenait à une secte ennemie des musulmans de Damas; s'il nous pressa si fort d'avancer, c'est que lui-même n'était pas en sûreté dans cette rue.

 

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Soudain, au bout de la rue, nous apercevons un Turc qui vient droit à nous, le sabre en main. C'était un ami de la famille, qui avait fait le négoce avec mon père. S'étant approché de nous, il reconnaît ma mère, puis après m'avoir considéré sous mon apparence de jeune fille, il se met à éclater de rire. Ma mère en rougissant le calme, et se tait. Il comprend alors notre affreuse situation : « Je puis, nous dit-il, vous mener chez moi, vous et votre fils. » A ce mot de fils, imprudemment prononcé, le Bédouin ouvre de grands yeux, me saisit la tête, et, plaçant mon menton dans la paume de sa main, il lève rapidement son cimeterre pour me frapper. Ma mère, qui voit ce mouvement, jette un grand cri, et tombe évanouie entre le sabre et moi. Mais l'instrument de mort n'eut pas le temps de s'abattre : notre ami, d'un coup terrible, avait désarmé le bourreau en lui brisant le bras. Ecumant de rage, le Bédouin prend ma mère par le cou et veut l'étrangler; mais il avait compté sans la force de son adversaire qui, cette fois, lui fend le crâne. Il retombe noyé dans son sang. Un rassemblement se fait aussitôt autour de nous; les Druses prennent pour un chrétien celui qui est étendu à terre, tant le sang qui le couvre le rend méconnaissable, et, pendant qu'ils l'insultent et crachent sur son cadavre, le musulman sauveur relève ma mère, la charge sur ses épaules ainsi que ma soeur, me prend par la main et nous conduit, ou plutôt nous porte à sa demeure. Croyant qu'il vient de tuer un père de famille, et qu'il emmène en esclavage sa femme et ses enfants, la foule s'ouvre devant lui. C'est ainsi que nous échappons à la mort.

Le musulman nous fait pénétrer sous un hangar, dispose un peu de paille et nous y étend tous les trois. Ma mère et ma soeur n'avaient plus leur connaissance. Nous restâmes ainsi toute la nuit.

Jeudi 12 juillet — De grand matin, notre ami vient nous

 

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visiter. Trouvant ma mère sans forces, il lui présente un verre d'eau. Ma mère ouvre les yeux, le reconnaît et lui dit merci. Quand il se fut éloigné, ma mère m'embrassa et voulut me faire dormir sur ses genoux. J'étais si épuisé que je pouvais à peine me soutenir. Elle me couvrit d'un peu de paille, et je pus reposer; mais mon sommeil ne fut qu'un cauchemar; toutes les scènes des jours précédents le troublèrent, et je me réveillai baigné d'une sueur froide et consumé par la fièvre. Cependant mon état et celui de ma soeur n'étaient rien si je les compare à celui de ma mère dont le coeur souffrait plus encore que le corps. — Dans la soirée du jeudi, le musulman vint nous apporter du pain, des figues et de l'eau ; mais la fièvre nous empêcha de rien prendre.

Vendredi 13 juillet. — Revenu dès l'aube, notre sauveur est ému de notre situation ; le peu de nourriture qu'il nous avait donné est resté intacte. Ma mère fond en larmes , et n'ose lui parler. Il nous aurait bien soulagés davantage, mais sa femme lui a déclaré qu'elle ne prêtera aucun de ses instruments. Elle disait même qu'il fallait nous enfermer de peur qu'en sortant dans sa cour, nous ne la rendions impure. Et cependant dans cette même maison, il y avait une chambre où le ménage entassait les objets volés aux chrétiens. Pour tirer le musulman d'embarras, ma mère lui propose de nous transporter dans une petite maison du quartier turc, achetée par mon père pour les besoins de son commerce. Il nous répond que nous y serions en danger, mais il nous promet de nous conduire le lendemain à la citadelle où les chrétiens réfugiés sont gardés par les soldats d'Abd-el-Kader.

Pourquoi ne pas nous y mener de suite? C'est que les massacres durent encore, et que notre charitable ami ne veut perdre aucune occasion de piller et de tuer. A son retour, il était affreux avec ses manches de

 

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chemise retroussées jusqu'aux épaules, une épée sanglante à la main , et une forte ceinture autour des reins pour lier les objets volés. Il a avoué à ma mère qu'il avait égorgé à lui seul plus de trente et un chrétiens. Je n'ai jamais pu expliquer l'acte d'humanité que fit ce monstre à notre égard, si ce n'est par l'extraordinaire affection qu'il portait à ma mère à cause de sa vertu, et aussi par un coup merveilleux de la Providence. Pendant même qu'il compatissait à nos souffrances, un pauvre chrétien, connu de ma mère, croyant les massacres terminés, sort de sa retraite. Poursuivi, il se réfugie épuisé dans notre hangar, et se blottit derrière quelques planches. Cinq minutes après, des musulmans apparaissent sur la terrasse, demandant le chrétien. Notre ami arrive, plein de fureur: « Où est-il, femme? » Sa femme lui répond qu'elle a entendu du bruit du côté des planches. Il les soulève, traîne le chrétien par le collet, le mène dans la rue et lui passe son épée au travers du corps. L'infortuné ne poussa pas un soupir.

Samedi 14 juillet. — Nous partons pour la citadelle. Armé de deux pistolets et d'un yatagan, il nous conduit ; ma soeur est sur son bras gauche, de l'autre il soutient ma mère ; moi, je le tiens par la ceinture. Notre voyage s'effectue sans danger, et nous pénétrons dans cette fournaise où onze mille chrétiens sont entassés sous les rayons du soleil. C'est le séjour de toutes les misères. C'est là que nous avons appris que nous étions encore moins à plaindre que d'autres. Si quelques-uns, plus privilégiés, avaient reçu des habits ou couchaient sous des tentes, la plupart étaient sans abri, nus et souffrant. Pour nous, acculés dans un angle, nous subissons tout le jour la brûlante réfraction du soleil sur le sable, et la nuit de glaçantes rosées. Emues de notre situation, deux femmes charitables nous cèdent leur place; mais ma mère, presque nue et étendue sur le sable, dévorée par

 

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la fièvre, sent la vie l'abandonner. Deux jours durant, elle demeure dans une espèce d'agonie plus douloureuse que la mort. On nous distribue chaque matin un peu de riz et un petit pain. C'est bien inutile : ma mère, littéralement desséchée, ne peut avaler aucune nourriture ; ma soeur, à ses côtés, est dans le même état; mes pleurs qui ne cessent pas lui sont un nouveau tourment. Que faire?

Mercredi 18 juillet. — Tout espoir de la sauver est perdu. Alors, entr'ouvrant ses yeux éteints, ma mère m'appelle; je vois qu'elle veut me parler, je relève un peu la terre sous son buste, et pendant que je soutiens sa tète sur ma poitrine, elle me dit d'une voix lente et entrecoupée : « Cher petit Georges, mon enfant, ma vie, mon espérance, tu vas donc devenir entièrement orphelin ! Dieu le veut ainsi. Demande à la Vierge Marie de te donner des forces pour me rendre les derniers devoirs. Quand je ne serai plus, sois une mère et un frère dévoué pour ta petite soeur : les vertus que tu as connues dans la maison paternelle seront tes richesses... Papa est au ciel,... et tes frères aussi !... » Elle ne put achever, et moi, je l'entendais à peine, tant j'étais ému, quoique petit ! Cette scène laissa dans mon âme une ineffaçable impression, et je commençai à comprendre toute la grandeur des maux qui nous accablaient.

A ce spectacle cependant, ceux qui nous entourent ne peuvent retenir leurs larmes, et, malgré leur misère, plusieurs femmes chrétiennes s'approchent de ma mère et se mettent à la soigner. On ,la fait passer sous une tente, et une Soeur de Charité lui apporte des rafraîchissements et des habits. Je ne quitte plus ma mère, et j'humecte continuellement son visage. Un tremblement nerveux la secoue presque sans interruption. Je frémissais en la voyant; mais elle me voulait devant elle, et pourtant quand nos yeux se rencontraient c'étaient

 

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comme deux glaives qui nous perçaient de part en part. D'autres fois un sourire accompagnait ses regards ; elle jouissait de ma présence et se disait en remerciant la Vierge Marie : « J'ai au moins sauvé cet enfant ! » C'est avec peine qu'elle me voyait m'éloigner quand j'allais demander un peu de pain aux Soeurs ; dans l'impossibilité de me refuser cette permission, elle se tournait vers moi et me suivait du regard jusqu'à la tente des provisions. Elle-même me rompait le pauvre pain noir trempé de ses larmes, qu'elle aurait voulu me rendre un peu moins dur. Quant à ma petite soeur, la fièvre lui arrachait de continuels gémissements; elle avait les yeux gros comme des noix. Mais pourquoi nous plaindre?

La maladie était sous toutes les tentes, les maux d'yeux surtout; chaque jour c'est par vingtaines qu'on emportait de ce vaste tombeau les cadavres en putréfaction. Les Soeurs de Charité succombaient de fatigue ; elles ne cessaient de se prodiguer aux plus malades, aux moribonds, aux enfants abandonnés. Combien seraient sortis de la citadelle! Mais des bras de l'épidémie, ils seraient tombés dans ceux de la mort. Personne n'osait s'éloigner : les musulmans, contenus par les Algériens d'Abd-el-Kader, rôdaient autour de nous, cherchant une victime.

Cependant, à force de soins assidus et de prières, la crise violente qui avait failli emporter ma mère s'apaisa; elle revint peu à peu à elle-même, et huit jours après elle était hors de danger.

Dieu me l'a réservée pour mon bonheur; sans elle j'étais perdu. Elle se sacrifiait pour moi, c'était la seule chose qui lui causât quelque consolation au milieu du martyre de son coeur. Car ce pauvre coeur (elle me l'assura plus tard) était alors pressé comme une éponge par le douloureux et poignant souvenir de ma soeur enlevée sous ses yeux par les musulmans.

 

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En écrivant le récit de tant de douleurs, . je sens l'indignation bouillonner en moi. Mais souviens-toi, mon âme, qu'il y a un ciel, et que dans ce ciel tu as des frères martyrs qui demandent pardon pour les coupables. Oui, mon Dieu, oui, ma vengeance sera un pardon et une prière pour les bourreaux de ceux que j'aimais ! L'exemple de votre divin Fils crucifié est assez puissant sur mon coeur pour cela. Quelles que soient la grandeur de mes pertes et l'étendue de mes malheurs, je pardonne et je prie ; et puisque, dans votre infinie bonté, vous avez daigné m'appeler à la société de vos élus, je vous demanderai une dernière faveur qui sera l'expression de ma reconnaissance envers vous, c'est de verser, moi aussi, mon sang pour le salut de cette nation infidèle. Ce sera là ma vengeance : Ultio sanguinis servorum tuorum qui effusus est !

 

CHAPITRE VI. — L'EUROPE

 

Les nouvelles de Damas parcouraient toutes les villes et tous les villages de la Syrie, répandant partout la terreur, la consternation et la pitié.

A Constantinople, on pouvait à peine croire à la parole des témoins oculaires qu'Abd-el-Kader y avait expédiés en toute hâte. Le sultan, épouvanté des conséquences de pareils forfaits, destitua de suite Achmed-Pacha et envoya à sa place Mohamed. Celui-ci arriva aux portes de Damas le lundi 16 juillet. Les massacres continuaient, quoique avec moins de fureur, car il n'y avait presque plus de chrétiens à égorger ni de richesses à piller; d'ici et de là on voyait encore des jets de flammes s'élancer des ruines et des cendres. Avant de pénétrer dans la ville, Mohamed ordonna un désarmement

 

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général. Il fut exécuté avec peine. Les Druses d'ailleurs, et les tribus sauvages accourues pour le massacre, avaient quitté Damas deux jours auparavant, emportant d'immenses trésors, et ridiculement poursuivis par les soldats d'Achmed-Pacha. Mais ce dernier allait recevoir son châtiment.

Abd-el-Kader se rend chez le nouveau gouverneur, et lui déclare que nul chrétien ne sortira de sa maison ou de la citadelle avant qu'Achmed-Pacha ne soit arrêté et la paix proclamée. Quand le monstre fut en prison, on fit dire aux infortunés habitants de la citadelle qu'ils pouvaient sortir. Mais où aller? Comment travailler et vivre? Iront-ils dans leur quartier, au milieu des cadavres de leurs parents, au sein de leurs maisons incendiées, ou bien parmi les musulmans, leurs implacables bourreaux? N'importe, c'était le désir du sultan, qui voulait éveiller le moins possible l'attention de l'Europe.

C'était trop tard.

A la voix rapide du télégraphe qui annonçait le drame de Damas dans un effrayant laconisme, un long cri d'indignation et d'horreur retentit d'un bout de l'Europe à l'autre. En cette circonstance, catholiques et hérétiques de tous pays se réunirent dans un seul sentiment. En France surtout la pitié pour les victimes et la colère contre les bourreaux furent vives et universelles. Les oeuvres catholiques et les journaux ouvrirent des souscriptions. On ne parla plus que des événements de Syrie. L'opinion publique réclama ouvertement une expédition. Partout l'on chantait la belle marche militaire : « Partons pour la Syrie... »

Le gouvernement du sultan fut effrayé. Tremblant pour lui-même s'il ne donnait pas quelques satisfactions aux revendications de. l'Europe, il voulut prévenir les projets de la France et nomma un commissaire

 

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extraordinaire, chargé de pacifier Damas et de punir les coupables. Il nomma à cette importante mission Fuad-Pacha (1).

Celui-ci débarqua à Beyrouth le 17 juillet, et se rendit directement à Damas. Sa présence n'inspira pas plus de confiance aux chrétiens que de frayeur aux musulmans. C'est un Turc qui venait rendre la justice : on savait à quoi s'en tenir. Les premiers jours, il commença une enquête secrète sur les massacres. Pendant ce temps les égorgeurs se promenaient librement en ville; nulle porte de Damas ne fut fermée. Seul Achmed-Pacha fut envoyé à Constantinople pour subir son jugement.

Abdul-Méjid, dans une lettre à Napoléon III, datée du 16 juillet, lui annonce l'envoi de son ministre, et promet d'employer toutes ses forces pour rétablir en Syrie l'ordre et la sécurité. L'opinion publique ne fut pas trompée. On voulait une intervention armée, une occupation au moins momentanée de la Syrie. Mais une difficulté se présentait : l'Europe (d'après le traité du 30 mars) ne peut agir que collectivement quand il s'agit de la Turquie. Il fallut donc réunir un congrès. Les puissances décrétèrent qu'une expédition aurait lieu; que les troupes seraient fournies par la France et resteraient six mois en Syrie.

Cette décision ne fut prise que le 3 août.

 

1 Fuad-Méhémet-Pacha, né à Constantinople en 1814, avait reçu une éducation littéraire distinguée. Il était neveu d'une femme turque poète. Il embrassa d'abord la carrière médicale, puis celle des interprètes de la Porte. — En 1845, il était comme le bras droit du duc de Montpensier à Constantinople. Il devint ensuite ministre de l'intérieur et ne cessa de remplir différentes missions. Il fut chargé de réprimer les insurgés de l'Epire et de la Thessalie. Homme d'imagination, esprit cultivé, il composa un poème et fit quelques livres, un entre autres intitulé : La vérité sur les Lieux Saints.

Sur sa poitrine brillent un peu étonnées de leur accouplement douze décorations de différents ordres.

 

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CHAPITRE VII. - FUAD- PAC HA AU QUARTIER CHRÉTIEN

 

Avant de punir, le justicier du sultan veut constater les désastres par lui-même.

Le 9 juillet, ce quartier comptait trois mille huit cents maisons. Ces belles et riches demeures ne sont plus maintenant qu'un amas de décombres noircis. Les marbres qui ont résisté au feu sont écrasés avec le revers des haches. Un seul plafond est resté sur une grande salle; il était si élevé que la flamme n'a pu l'atteindre. C'est là que demeurait Jean Chabouk, hier millionnaire, aujourd'hui mendiant. Tout le reste est en cendres. Trois couvents, celui des pères de Terre Sainte, du mont Sinaï et de Jérusalem sont démolis de fond en comble. On a brûlé onze églises, entre autres celle de la Sainte-Vierge, qui possédait huit cents chandeliers ou candélabres en argent. Le palais du patriarche grec, le monument sans contredit le plus riche de Damas, est une ruine. Dans deux coffres-forts étaient renfermés cinq millions de piastres en argent monnayé, douze millions en billets de la Banque de Russie, deux millions en objets précieux, parmi lesquels une mitre ornée de diamants, puis des vases sacrés, nombreux et de grande valeur.

Le grand et magnifique établissement des Lazaristes et des Soeurs de Charité est calciné. Il avait coûté plus d'un million de francs et il était achevé depuis peu. C'était la maison des pauvres de Damas, le refuge de tous ceux qui souffraient, qu'ils fussent chrétiens ou non. Les Turcs indigents de la ville venaient se faire soigner par les soeurs et leur demandaient des remèdes. C'était la maison de Dieu, un foyer d'honneur, de

 

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civilisation, de douce piété et de beaux exemples. Tout cela n'existe plus. Toute la belle oeuvre du P. Leroy est anéantie, brisée jusqu'aux soubassements en pierres de taille. Avant de quitter Damas, le P. Leroy voulut revoir les ruines de sa chère maison. Il ne put retenir ses larmes. Quelques jours après il mourait de chagrin à Antoura.

La plupart des consulats et des établissements européens sont aussi à terre, brisés et brûlés. Les consuls d'Autriche et de Hollande furent tués avec leur personnel, et celui d'Amérique gravement blessé. Le drapeau français fut ici couvert d'ordures , là trempé dans l'huile pour servir de torche pendant la nuit.

Quant aux pertes éprouvées par les chrétiens, comment les évaluer? Toutes les familles sont ruinées, dépeuplées, huit mille chrétiens sont morts, et plus de mille jeunes filles, qu'on sait vivantes, ont disparu de Damas dans ces jours affreux. Où sont-elles?... Où les trouver? Qui les rendra à leurs parents désolés si toutefois ceux-ci vivent encore?

Fuad-Pacha était consterné. Il avançait au milieu des cendres, et se heurtait sans cesse à des cadavres. Il y en avait cent vingt amoncelés sous les décombres du couvent des Franciscains. De plus, chose horrible à penser et à dire, on voyait dans ce malheureux quartier des centaines de chiens morts pour avoir trop dévoré de chair humaine! Non contents des corps nombreux qu'ils rencontraient dans les rues, ils creusaient dans les décombres pour chercher une pâture plus abondante. Les ouvertures qu'ils creusaient, afin d'attirer les cadavres, ressemblent aux terriers des lapins ; ils ont ainsi ramené à la surface beaucoup d'ossements qu'on n'enlevait pas. Quatre mois après, il y avait encore dans les rues du quartier chrétien des monceaux de ces ossements. La police, qui les fit enlever pour les

 

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détruire avec de la chaux dans la plaine, avait amené quarante mulets, et chaque mulet avait sa charge.

Le commissaire impérial qui avançait toujours à travers l'immense ruine, constata par lui-même la grandeur du désastre. Il ne lui restait plus qu'à visiter la citadelle.

La situation des chrétiens, loin de s'améliorer, y devenait même plus critique. Avant l'arrivée de Fuad, les musulmans, qui trouvaient là l'occasion d'une colossale et suprême boucherie, avaient plusieurs fois essayé d'assaillir la citadelle. C'en était fait de nous sans les soldats d'Abd-el-Kader. Des coups de fusil partaient des terrasses voisines sur la masse des chrétiens. La mort planait toujours sur eux.

C'est au milieu de ces frayeurs que l'envoyé du sultan vint nous visiter. A peine a-t-il franchi le seuil, qu'une multitude compacte d'environ dix mille infortunés se rue autour de lui en poussant des cris déchirants. Femmes, vieillards, enfants, veuves, orphelins, presque nus, à demi morts de faim, de misère, de terreur, de désespoir, sanglants, fous, malades et mourants, lui demandent avec larmes secours et justice. A cet aspect Fuad-Pacha ne se contient plus, et il verse lui aussi d'abondantes larmes.

Un Turc pleurer sur les malheurs des chrétiens! Ces malheurs devaient être bien effrayants !

 

TROISIÈME PARTIE — APRÈS LES MASSACRES

CHAPITRE I. — MON HISTOIRE (suite).

 

Dominus regit me.

 

Quand Achmed-Pacha fut destitué, Mohamed lui succéda, comme je l'ai dit. Il permit aux chrétiens de sortir de la citadelle. Craignant une nouvelle trahison, nous restâmes. Mohamed voulut se montrer aimable, et, le soir même de son installation, nous fit distribuer de la soupe. Mais à peine en avons-nous goûté, qu’un cri s'élève de toutes parts. Les soldats qui l'avaient préparée y avaient fait entrer une dose de poison : la plupart en furent quittes pour une forte colique : je souffris durant deux jours d'atroces douleurs. Ma mère, qui commençait à aller mieux, me soigna et le danger s'éloigna encore une fois.

Quelques jours après, Fuad-Pacha nous ordonna d'évacuer la citadelle : quelques familles chrétiennes acceptèrent les maisons musulmanes que le nouveau gouverneur mit à leur disposition, d'autres se dispersèrent dans les parties de la ville qui avoisinent le quartier chrétien ; mais le plus grand nombre partit. pour Beyrouth. Obligée de sortir, ma mère, encore si faible et qui pouvait à peine marcher, se met à genoux, prend ma soeur sur ses bras, me tient pressé contre sa poitrine, et dit tout haut avec des sanglots dans la voix : « Vierge Marie, nous allons peut-être en dehors de cette

 

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enceinte trouver la mort; je vous confie les derniers restes de ma famille. Vierge Marie, ne les laissez pas périr! » Puis nous 'sortons. C'est le soir, la nuit va venir, il faut trouver un abri. Impossible de revenir chez notre ami, de peur d'une surprise. Nous nous décidons à entrer dans une sorte d'étable attenant à une maison ruinée.

Assise sur un peu de paille, ma mère me dit qu'il serait bon de faire une petite prière. Qu'allait-il arriver? Je savais que lorsqu'elle agissait ainsi c'était pour me préparer à un sacrifice. Après la prière elle m'embrasse, et, penchant sa tête sur moi, elle me dit en pleurant : « Cher petit Georges, Dieu veut que nous acceptions notre sacrifice jusqu'au bout; puisqu'il a daigné nous sauver de la mort, nous devons nous résigner à sa volonté pour les peines qui nous attendent. Voici que nous manquons de tout; il nous faudra tendre la main et demander notre pain de chaque jour, jusqu'au moment où nous serons assez forts pour travailler. » Je ne savais pas alors ce que c'était que mendier; ma mère me l'a appris au milieu des douleurs et des privations.

Le premier dimanche du mois d'août, je quitte ma mère, et couvert d'une méchante casaque bien sale, le corps à demi-nu, je vais timidement frapper à la première maison musulmane que je rencontre. Deux musulmans causaient sur le seuil. La rougeur au front, je leur tends ma main, et baisse mes yeux qui se remplissent de larmes. Les deux musulmans, ayant reconnu un chrétien, me crachent à la tête, et se détournent. Je n'allai pas plus loin; ma mère me voit revenir tout abattu; elle comprend ma peine et pleure avec moi.

Cependant nous mourions de faim. Ma mère m'encourageant m'indique une rue où je recevrai peut-être une aumône. Je pars. Le premier musulman que je vois me met dans la main une pièce que dans mon bonheur je

 

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ne regarde pas; ce n'était qu'un morceau de fer. Je mendie de nouveau; on ne me regarde même pas. Ma mère se résout alors à se traîner à ma suite ; mais notre aspect désolé, capable d'attendrir le coeur le plus dur, n'excite aucune pitié. En revenant à notre réduit, nous apercevons jetées devant une porte quelques pommes gâtées; ma mère les ramasse, détache pour elle le côté amer, et me donne le reste; puis elle me dit : « Mon enfant, quand le bon Dieu voulut montrer au monde qu'il aimait son Fils, il le chargea d'une pesante croix. Ah! si l'épreuve est un signe de son amour, nous pouvons dire qu'il nous aime beaucoup! oui, beaucoup!... Qu'il nous accorde seulement un peu de patience et de résignation! » Et dans cette sombre écurie, la prière se faisait avec une ferveur égale à nos peines. Mais ma mère pleurait toujours.

Je m'étonnais de ces deux ruisseaux qui coulaient sans cesse de ses yeux, et comme je lui en demandais la cause : « Et ta. soeur, me répondit-elle, reviendra-t-elle auprès de sa mère?... Oh! que ne m'ont-ils enlevée à sa place! » Puis comme si elle avait regretté cette parole, elle cacha sa figure dans ses mains en disant : « Non, non, mon Dieu, je suis contente de ce que vous me laissez, je ne veux pas autre chose! » Et ses sanglots la suffoquaient. Rien ne nous était donné comme soulagement

nul être à Damas ne pensait à nous! La faim nous tortu-rait. Quand elle se faisait sentir plus que d'habitude, nous allions rôder près des jardins, et trouvant là quelques touffes d'orties ou de guimauves, nous les portions à l'étable; et ma mère les apprêtait dans un morceau de plat cassé trouvé dans la rue.

Ainsi s'écoulèrent les deux dernières semaines du mois d'août. Comment ma mère a-t-elle pu supporter tant de douleurs? Je ne le comprends pas : pas une nuit où ma mère ne se réveillât en criant : « Mon fils!

 

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mon fils! » Inondée de sueur sous l'affreux cauchemar, elle rêvait qu'on m'arrachait de ses bras pour m'égorger sur ses genoux. Mais me voyant près d'elle, elle me serrait contre son sein, et ne voulait plus fermer les yeux.

Cet état ne pouvait durer. Ayant su que Fuad-Pacha permettait'aux chrétiens de partir pour Beyrouth, et qu'il couvrait lui-même les frais du voyage, ma mère se résolut à fuir le théâtre de tant d'horreurs. Avant de mettre ce dessein à exécution, elle voulut revoir les ruines de la maison paternelle.

Un matin donc, nous nous dirigeons vers le quartier chrétien. Ce n'était plus qu'une immense plaine couverte de cendres et de cadavres; une odeur insupportable s'en exhalait, et des bandes de chiens sauvages et d'oiseaux de proie y cherchaient leur pâture. Nous apercevons notre maison, ou plutôt la place qu'elle occupait : deux ou trois pans de mur restaient debout, les décombres avaient trois mètres de hauteur. Sur une des murailles on voyait encore un crucifix qu'on avait couvert d'ordures, et une image de la Vierge à demi brûlée. La terre était creusée en certains endroits à dix pieds de profondeur, la fontaine de la cour entièrement tarie et le puits comblé de sable. Rien, rien que des ruines!

Abîmée dans sa douleur, ma pauvre mère s'assied sur une poutre, et se met à pleurer à chaudes larmes sans pouvoir dire un mot. Elle a sous les yeux cette demeure séculaire où tant de générations chrétiennes ont passé, où tant de vertus furent pratiquées dans le silence et la paix du foyer, cette demeure si souvent bénie par la main des évêques et des prêtres de Jésus-Christ, que Notre-Seigneur, lui-même, daigna visiter plus d'une fois et sanctifier par sa divine présence. Quel désastre ! Quel souvenir! Comment ne pas pleurer?...

 

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Des pensées étranges, de terribles tableaux devaient passer et repasser dans l'esprit de ma mère; car un moment je crus qu'elle avait perdu la résignation et que son bon sens même l'abandonnait, tant furent extraordinaires les marques de sa désolation, tant elle me parut irréfléchie dans ses actes. Quand le Bédouin nous menait au supplice, elle souffrait et se lamentait; mais elle était encore maîtresse d'elle-même. On entendait ses soupirs, mais ils n'étonnaient personne.

Durant cette visite, au contraire, et devant l'anéantissement de son foyer et de sa famille, elle criait,'lançait des paroles entrecoupées, demandait la mort. J'étais, avec ma soeur, seul à l'entendre et à la voir dans l'affreuse solitude où nous étions. Mais, épouvanté de sa situation, je ne savais plus que faire, tant cette douleur me paraissait inconsolable; j'avais le coeur brisé de son affliction. Elle resta dans cet état près de cinq heures, Ah! le coeur d'une mère doit avoir des abîmes de douleur que nous ne pouvons sonder!

Enfin elle se décide à partir. Elle cache sous terre le crucifix, que nous ne pouvons emporter à cause des musulmans, place dans ma pauvre casaque l'image de Marie, et nous regagnons notre misérable hutte, épuisés plus que jamais.

Le lendemain de cette scène ineffaçable dans mes souvenirs, comme nous songions à quitter Damas, il fallait penser aussi à nous vêtir. Fuad-Pacha avait fait déposer dans une mosquée un certain nombre d'objets et d'habits dérobés aux chrétiens (1). Au milieu d'un tas de guenilles ma mère trouva un morceau de toile, sale et déchiré, mais assez ample pour la couvrir; quant à moi, je ne pus trouver que des habits d'homme.

 

1 Cette mesure à la turque, prise par le gouverneur pour mettre la main sur les coupables, ne réussit guère : les musulmans s'en aperçurent vite.

 

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Bien que ridicule, cet accoutrement me garantissait de la nudité. Jusqu'à notre départ pour Beyrouth, les rires et les plaisanteries des musulmans ne nous firent pas défaut; mais nous avions tant souffert, que cette humiliation nous toucha peu.

Notre-Seigneur nous protégeait. Dans les derniers jours d'août, ma mère ayant recouvré pleinement ses forces, nons partîmes avec une caravane de six cents chrétiens, sans jeter un dernier regard sur notre malheureuse patrie.

 

CHAPITRE II. - ÉMIGRATION VERS BEYROUTH

 

Ce fut comme le refuge général des chrétiens du Liban et de Damas. Quinze mille infortunés de tout âge, arrivant de tous côtés, envahirent la ville, et se disséminèrent dans les maisons chrétiennes et dans les résidences des pères Jésuites et des Soeurs de Saint-Vincent-de-Paul. Ils venaient là, comptant sur les vaisseaux européens ; leur attente ne fut pas trompée : plusieurs navires de guerre circulaient dans le port, prêts à bombarder la ville au premier bruit d'une émeute de la part des musulmans. On crut un moment qu'ils allaient imiter leurs frères de Damas. L'effervescence était à son comble, mais ils n'avaient pas un Achmed-Pacha à leur tête. Ils firent cependant un martyr.

Deux bouchers musulmans se querellent au sujet d'un mouton. Un rixe s'engage, l'un est égorgé, l'autre prend la fuite. On accuse les chrétiens de ce meurtre, et les fils du Coran parcourent les rues en armes, proférant des cris de mort. M. le comte de Bentivoglio, consul de France, court chez Ahmed-Effendi pour demander des explications : celui-ci lui donne des paroles hypocrites. Au sortir de l'entrevue, il est outragé,

 

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on lève même le sabre sur sa tête. Dans l'après-midi, fuyant son village de Bécasinne que dévastent les Druses, arrive à Beyrouth le jeune Pierre Eben-Joussef. Il prend fantaisie aux musulmans de lui courir sus, comme s'il était le meurtrier du boucher. L'infortuné jeune homme, ne sachant pas même de quoi il est question, est jugé sommairement par un tribunal fanatique. Il allait à la mort en martyr. Dès qu'il eut remarqué la fiévreuse agitation de la ville, il comprit qu'une victime devait être offerte à Dieu pour le salut des chrétiens de Beyrouth. Aussi, marchant au supplice, on l'entendait s'écrier : « Je suis innocent, tous le savent; mais je suis chrétien, et je meurs satisfait. Puisse mon sang sauver mes frères ! » Arrivé sur la place du Canon, on fait voler sa tête d'un coup de hache. La cohue, ivre de sang, piétine sur cette tête, déchire le corps du martyr, et en porte en triomphe les lambeaux.

A partir de ce jour, la multitude apaisée laissa libre exercice à la charité chrétienne.

Que de misères! Comment loger et nourrir tant de malheureux? Les aumônes arrivent bien de tous les points de l'Europe, mais elles ne peuvent suffire à la détresse générale. Beaucoup meurent des suites de leurs blessures ou de leurs maladies; les enfants à la mamelle expirent d'inanition, ou bien sont empoisonnés par le lait échauffé de leurs mères que dévorent les chagrins. La Soeur Gélase, qu'on se plaît à appeler la Soeur Rosalie de Beyrouth, veille à tout, pense à tout. C'est le dévouement incarné. Elle s'occupe principalement des jeunes filles, qui, misérables et orphelines, auraient pu sacrifier et vendre leur honneur. — Les pères Jésuites rivalisent de charité avec les Soeurs. Dans leur petite cour, à l'ombre des lilas de Perse, quatre cents familles sont entassées. De plus ils ouvrent un orphelinat pour dérober aux vices de la rue tant d'enfants, désormais sans soutien et sans

 

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ressources. Quelques-uns sont arrachés aux étreintes de leurs mères qui ont souffert mille morts pour les sauver, mais qui sont impuissantes à les nourrir : on les envoie dans différentes villes des bords de la Méditerranée où des âmes charitables les prennent sous leur protection.

Durant une seule semaine du mois d'août, cent mille francs sont engloutis dans ce gouffre de toutes les infortunes. La Soeur Gélase fait acheter pour cinq mille francs d'étoffes destinées à vêtir ceux qui sont nus. Elle emploie une somme trois fois plus considérable à procurer aux affamés du pain et du riz. Depuis 2 heures du matin jusqu'à 11 heures du soir, elle est debout, n'ayant pas même le temps (comme nous le disions) d'essuyer la sueur qui l'inondait sous le terrible soleil de Beyrouth.

En ce moment, douze mille soldats quittaient les rives de France. On les félicitait, on enviait leur bonheur. Dans plusieurs départements on fit appel aux volontaires : on demandait trois cents braves, deux mille se présentèrent. Au camp de Châlons l'empereur leur avait dit qu'ils allaient fouler un sol sacré, une terre arrosée par les sueurs et le sang français, que les chrétiens massacrés étaient les protégés de la France, et que la réparation devait être prompte et efficace.

Et ils partaient joyeux, plaisantant déjà sur le compte des Druses.

 

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CHAPITRE III. — Mory HISTOIRE (suite).

 

Dominus regit me.

 

Notre caravane mit cinq jours pour faire le voyage de Damas à Beyrouth. Comme pour remercier Dieu de lui avoir rendu la santé, ma mère voulut soigner les plus malades : les remèdes semblaient naître sous sa main ; non contente de nourrir ses deux enfants, elle préparait avec certaines herbes et de l'huile des plats vraiment délicats que personne ne dédaignait. Mais à peine arrivés à Beyrouth, comme tous les établissements de charité étaient encombrés, on dut nous loger dans une grande maison de commerce que le consul français fit évacuer, et où nous souffrîmes beaucoup, vu le grand nombre de personnes qui y était entassées. Une chambre de 5 mètres servait à trois familles; nous jouissions au moins d'une parfaite sécurité; les Soeurs se dépensaient pour nous avec un dévouement incomparable : elles distribuaient la nourriture, prenaient soin des jeunes filles et envoyaient les orphelins chez les pères Jésuites. Rien ne fut plus touchant que cet empressement à nous servir et à nous rendre les privations moins pénibles. Chaque famille envoyait un de ses membres avec un billet pour demander aux Soeurs le pain de chaque jour. Matin et soir, vêtu d'un morceau de toile blanche sans couture, la tête et les pieds nus, je partais, un petit pot à la main. Depuis ce temps je n'ai vécu que du pain de la charité. Les Soeurs me l'ont donné les premières, les pères Jésuites leur ont succédé, et il en sera ainsi jusqu'au ciel.

La communauté de souffrances nous rendit la situation plus tolérable. Tous les soirs, dans nos chambres obscures et infectes, on se réunissait, et chacun racontait

 

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ses malheurs et ses épreuves. C'était une veillée sainte. Souvent les sanglots coupaient le récit, et pour nous consoler de la perte d'un père, d'un frère, d'une soeur, on ne savait dire que cette parole consolante et glorieuse : « C'est un vrai martyr! »

Or un jour, pendant que ma mère donne ses soins à ma petite soeur malade, deux jeunes gens pénètrent dans cette chambre, s'approchent de ma mère et se mettent à lui sourire. Elle les regarde d'abord d'un air inquiet, puis elle s'écrie : « Mon Dieu, ce sont mes enfants ! » Elle tombe évanouie.

Je retrouvais mes deux frères qui, au premier jour des massacres, s'étaient réfugiés auprès d'Abd-el-Kader. Après nous avoir cherchés longtemps, ils nous croyaient au ciel quand Notre-Seigneur permit cet heureux retour. Lorsque ma mère revint à elle, elle les vit qui lui souriaient toujours : un poids fut enlevé de son coeur et elle espéra des jours plus fortunés.

Mais le contre-coup de tant de calamités, et le souvenir de tant d'horreurs ébranla si fort nia santé déjà chancelante, qu'une maladie qu'on jugea mortelle se déclara, des tremblements me saisissaient durant la nuit, la peau devint noire et boutonnée, la salive manquait. Ma mère, qui avait tout fait pour me sauver, allait donc voir son héroïque dévouement perdu. Elle ne me quitta plus et me rendit à Beyrouth ce que j'avais fait pour elle dans la citadelle de Damas. Comme alors j'avais prié la Vierge Marie de nie conserver ma mère, elle supplie la Reine du ciel de lui conserver son fils.

C'était en septembre; le P. Badour qui me visita eut pitié de ma situation, il m'envoya un médecin. Celui-ci avoua simplement à ma mère qu'il n'avait guère d'espoir. Ma mère pleurait. Le médecin tenta un suprême remède. On devait chaque jour me déposer nu sur le rivage de la mer, et laisser les vagues durant deux ou

 

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trois heures passer sur mon corps, ne me donnant que le temps de respirer. Le remède réussit, j'éprouvai un mieux sensible à chaque épreuve; pour la troisième fois, grâce à Dieu et à la Vierge, la mort passa sur ma tête sans me frapper.

Durant ma maladie, ma mère avait fait promettre au P. Badour que si je guérissais il me préparerait à ma première communion.

Jésus, le consolateur, allait venir, toutes mes pensées se tournèrent vers lui.

 

CHAPITRE IV. — L'ABBÉ LAVIGERIE

 

Si les pauvres chrétiens de Syrie ne sont pas morts de misère, c'est à la charité de l'Europe qu'ils le doivent; que d'aumônes!

Avec combien de satisfaction et de reconnaissance j'ai parcouru tous ces noms qui remplissent de nombreuses colonnes de journaux ! J'aurais voulu tous les transcrire, les relire souvent et les présenter au Dieu qui n'oublie rien. Le total des souscriptions monta seulement en France durant les mois d'août et de septembre à 3000000. Presque tous les évêques français publièrent des mandements et des lettres à leurs diocésains où ils demandaient des prières pour les morts et des secours pour les survivants. J'ai lu ces pages toutes brûlantes de charité, j'ai senti mieux que jamais que je suis chrétien, enfant de Dieu, créé pour le ciel. Jamais je ne fus plus consolé de la perte de mes parents et de leurs biens qu'en ces moments où mes yeux pleins de larmes me forçaient d'interrompre une lecture qui parlait de nous en termes si vifs et si touchants.

M. l'abbé Lavigerie, directeur des écoles d'Orient, fut

 

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délégué pour porter en Syrie les aumônes de la France. Il commença sa tournée bienfaisante à Alexandrie, où se trouvaient un grand nombre de chrétiens réfugiés. Mais en face des misères de Beyrouth il fut effrayé. De concert avec la Soeur Gélase, il organisa de suite la distribution des vêtements : il avait apporté pour 60,000 francs d'étoffes de laine. Munis d'un certificat de leur évêque, les infortunés venaient en troupes nombreuses recevoir la charité de la France. Après ces premiers et pressants secours, on reconstitua les familles, et l'on songea à rebâtir même quelques villages. Le gouvernement turc avait d'abord eu cette pensée; mais accablé de dettes, comment la mettre à exécution? Il chargea Fuad-Pacha de faire un emprunt. Or, sait-on à qui le commissaire impérial fit des ouvertures pour la négociation de cet emprunt?... A M. l'abbé Lavigerie!... ô perfidie! Grand Dieu ! que serions-nous devenus si l'argent de la charité catholique était passé aux mains musulmanes! Cet outrage ne méritait aucune réponse. L'abbé Lavigerie répondit cependant, mais avec froideur. Un ne s'adressa plus à lui.

Comment louer sa charité, ses attentions, ses prévenances? Il ouvrit de vastes asiles pour les filles, d'autres pour les garçons. Il consola toutes les infortunes. Aussi partout où il paraissait, c'était un triomphe.

Un jour, on le fit annoncer à l'orphelinat des Pères. Dans la cour, ombragée de lilas, plus de quatre cents enfants se tiennent debout, rangés sur deux lignes, et les bras croisés. Au fond est une table et un fauteuil où doit prendre place le directeur des écoles d'Orient.

A 5 heures, le mandataire de la charité française paraît. On l'accueille par les cris redoublés et enthousiastes de « Vive la France ! Vive le directeur des écoles d'Orient! » Puis viennent de charmantes déclamations en arabe et en français. C'étaient des chants d'actions de

 

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grâces, presque tous sur ce thème de l'Évangile : « J'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire ; j'ai eu faim, et vous m'avez nourri. » Un choeur entraînant et exécuté avec un merveilleux ensemble ferme la petite séance. Je ne puis résister au désir de conserver ce monument de notre gratitude envers la France :

 

La mort sanglante, impitoyable,

Avait ouvert mille tombeaux,

Et le Liban, inconsolable,

Avait perdu tous ses héros.

 

Refrain.

 

Du haut du ciel le Dieu de la vengeance

S'est fait entendre à ses nombreux soldats :

C'est notre Dieu ; c'est le Dieu de la France.

Non, non, chrétiens, nous ne périrons pas!

 

Dix nations, hordes sauvages,

Que vomissaient d'affreux déserts,

Apparaissaient sur nos rivages,

Et triomphaient dans nos revers.

 

Des chrétiens la belle patrie,

Foulée aux pieds des musulmans,

Pleurait sur sa gloire flétrie

Et sur ses villages fumants.

 

Des bandes nombreuses, craintives

Et d'orphelins et de vieillards

D'enfants et de femmes plaintives

Fuyaient, errant de toutes parts.

 

Salut, ô France bien-aimée,

Patrie antique de l'honneur,

Qui sur une terre opprimée

As fait refleurir le bonheur.

 

Salut à la main bienfaisante

Qui vient secourir l'orphelin,

Et qui sur l'âme gémissante

A fait briller un jour serein.

 

Du haut du ciel le Dieu de la vengeance

S'est fait entendre à ses nombreux soldats

C'est notre Dieu, c'est le Dieu de la France.

Non, non, chrétiens, nous ne périrons pas !

 

 

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Après une allocution de Mgr Ambroise, évêque de Damas, M. Lavigerie se lève à son tour.

« Mes chers enfants, vous êtes plus savants que moi; vous venez de me parler une langue que j'ignore, et vous connaissez la mienne. Mais la mienne me suffit pour ce que je vais vous dire. C'est la langue de la France, c'est-à-dire du dévouement, de la générosité, de la charité. Oui, mes chers enfants, la France a douloureusement ressenti vos peines, et je suis l'humble représentant des sympathies de la nation tout entière. — Dans les aumônes que je vous apporte, il y a non seulement l'offrande du riche, mais encore l'obole du pauvre, celle des petits enfants comme vous, celle des veuves pauvres comme vos pauvres mères.

« Quant à moi, j'éprouve une bien vive consolation de venir au milieu de vous, pour sécher les larmes de ceux qui pleurent, nourrir ceux qui ont faim, vêtir ceux qui sont nus. Je viens aussi pour vous sauver d'une misère plus grande que celle du corps, de la misère de l'âme et de l'intelligence.

« Je vous donnerai des bâtiments pour vous abriter : mais au milieu de ces pierres inanimées s'élèveront d'autres pierres vivantes par l'amour et pour l'amour de l'Église et de la France. C'est l'Église, c'est la France qui m'ont envoyé vers vous. En récompense de ce que je fais pour vous soulager, je ne vous demande qu'une chose, c'est de persévérer toute votre vie dans ce double amour, l'amour de l'Eglise d'abord, et celui de la France ensuite, qui doit elle-même à l'Église ce qu'elle a de meilleur. »

Les enfants répondent par une immense acclamation : « Vive la France ! vive le directeur des écoles d'Orient ! » Alors M. Lavigerie s'avance au milieu de la double haie que formaient les petits orphelins, les bras croisés, dans l'attitude du respect et de la discipline. Mais la

 

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discipline est magnifiquement violée. Sans mot d'ordre, non mûs seulement par leur reconnaissance, ces quatre cents enfants se précipitent vers le représentant de tant de bienfaiteurs, lui saisissent les mains avec une incroyable énergie, et les couvrent de baisers et de larmes. M. Lavigerie ne peut retenir les siennes, tous les témoins de cette scène pleurent aussi.

Rien de pareil peut-être ne s'était vu dans les annales du malheur comme dans les fastes de la charité.

 

CHAPITRE V. - EXPÉDITION FRANÇAISE

 

Pendant que l'or de la charité soulageait nos misères, les soldats de la France, au 16, août, débarquaient à Beyrouth. Le voyage avait été fatiguant à cause de la chaleur; mais combien les sympathies de la population dédommagèrent les troupes ! Le général de Beaufort, commandant l'expédition, entra en ville avec son état-major, et la petite armée alla camper à une demi-heure de Beyrouth, dans une forêt de pins entourée de plaines sablonnneuses. Une foule immense bordait les rues et les chemins : ces pauvres chrétiens ivres de joie n'osaient cependant prononcer un seul mot, ni pousser un cri de bonheur. Ils voyaient derrière eux les musulmans irrités, et ils étouffaient sur leurs lèvres les acclamations que l'amour et la confiance voulaient leur arracher. Mais leurs yeux pleins de larmes parlaient pour eux. Des centaines de femmes et d'enfants, pour n'être pas vus des Turcs, se cachaient derrière les haies et les buissons, et, au passage de nos soldats, ces infortunés, avançant la tête, faisaient le signe de la croix pour montrer leur croyance, portaient les mains sur leurs coeurs, et levaient au ciel des yeux humides, lui rendant grâce de leur avoir envoyé des libérateurs.

 

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Deux jours après l'arrivée des troupes, les principaux émirs maronites, au nombre de cinquante, descendent de la montagne, vêtus de leurs plus beaux costumes et portant leurs armes les plus riches ; ils se rendent au camp du général, et Joseph Karam lit en français l'adresse suivante :

 

« Général,

 

« Les principaux représentants de la nation maronite viennent vous offrir leurs hommages, et vous souhaitent la bienvenue, à vous et à vos vaillantes troupes. Vous le savez, général, depuis des siècles la France nous a pris sous sa puissante protection : on nous appelle les Français du Liban, et on a raison. Car si nous ne sommes pas Français d'origine, nous le sommes par le coeur et les croyances. Nos bras et nos coeurs sont à vous : trop heureux si vous pouviez disposer de nous comme de vos propres soldats ! »

Le général de Beaufort répondit avec beaucoup de bienveillance, et il exhorta les chrétiens de la montagne à la paix et à la tranquillité, pendant que l'armée française ferait son devoir.

Les chrétiens, voyant l'armée au milieu d'eux, ne se possédaient plus de joie : si un ou deux soldats français passaient dans un village, hommes, femmes et enfants se précipitaient à leur rencontre pour les toucher, leur baiser les mains, et bien s'assurer que c'étaient de vrais soldats du pays fortuné qu'on appelle la France. Puis on pleurait, on leur montrait des cicatrices, des cadavres sans sépulture, des champs dévastés, des maisons en cendres; on les attirait dans les pauvres demeures pour leur servir un petit repas à l'orientale, les saluer à l'aise, leur faire mille signes de la tête et des mains, afin de les

 

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convaincre que les chrétiens de Syrie sont corps et âme à la France.

Une compagnie de chasseurs de Vincennes étant partie sur la route de Damas pour surveiller les opérations des Druses, le bruit court qu'un engagement avec ces bandits est imminent. La joie est au comble dans le camp français : les soldats le font paraître dans un langage pittoresque et énergique. Une bonne frottée aux Druses, selon le mot des troupiers, simplifiera singulièrement les choses. Les chefs maronites partagent la gaieté des officiers français, et ils passent leurs larges mains sur la garde de leurs grands sabres recourbés, avec une expression d'indicible contentement.

Mais la fin du mois d'août se passe à attendre une attaque dont les Druses s'inquiètent fort peu. Narguant l'armée française, ils emportent leurs richesses dans les déserts où il est impossible de les suivre.

En ce moment, huit cents Turcs, venus de Constantinople, débarquèrent à Beyrouth. Les chrétiens prirent naturellement le parti de la France, et les musulmans celui du sultan. Les choses se compliquèrent de nouveau.

Un chrétien, fort de la présence d'un soldat français et manifestant sa joie à sa vue, dit à un musulman : « Eh bien ! que dis-tu de ce soldat?

— Je dis que c'est un chien!

— C'est toi qui es un chien, » dit le chrétien d'un ton plus élevé. Un attroupement se forme : une rixe allait s'engager, mais le soldat français tira son sabre, et ce fut assez.

Le camp cependant frémissait d'impatience ; on ne faisait rien. Fuad-Pacha se moquait de la France et de nos soldats.

 

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CHAPITRE VI. — LA JUSTICE D'UN TURC

 

Revenons à Damas. Fuad-Pacha s'y occupe de sa mission en véritable Turc. Il croit réellement ou feint de croire que les Français ne sont en Syrie que pour son service, il les emploiera donc comme il lui plaira. Il désire que les honneurs de la pacification soient pour lui seul. N'est-il pas capable de pacifier un pays? Tout ce qu'il veut, tout ce qu'il cherche, c'est que pas un soldat français ne mette le pied à Damas. Aussi il ferme les portes de la ville sous prétexte de s'emparer des coupables qui ont pu se sauver fort pacifiquement durant les premiers jours de son administration, où il laissa les portes grandes ouvertes. Puis il institue une commission chargée de secourir les chrétiens. A quoi bon ces douze mille Français, s'ils ne sont pas là à son service?

Or, qu'a-t-il fait pour châtier Damas?

Achmed-Pacha, renvoyé de Constantinople, les poings liés, est, il est vrai, fusillé aux portes de Damas avec quatre officiers supérieurs et cent onze soldats. En outre, deux cents bandits sont pendus hors de la ville. Abdallah-el-Halébi est condamné à un exil perpétuel avec trois membres du conseil. De plus quatre cents autres soldats partent pour les galères de Saint-Jean-d'Acre et deux mille jeunes musulmans sont enrôlés dans l'armée ottomane. Mais ces exécutions insuffisantes ne terrifient personne; la plupart des soldats qui ont participé au massacre restent en garnison dans la ville. Quant à ceux qui furent fusillés, c'étaient des Bachi-Bouzouks, dont l'indiscipline et la férocité devenaient insupportables aux Turcs eux-mêmes. Le gouvernement profita de cette occasion pour s'en débarrasser.

Les deux mille jeunes gens enrôlés regardaient leur

 

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punition comme une gloire, et, se rendant à Constantinople, ils promenaient par toutes les villes de l'empire turc le feu du fanatisme. Leur entrée à Beyrouth fut triomphale, ils criaient : « Vive le sultan ! Qu'il est beau, qu'il est doux de boire le sang chrétien ! »

Ces mesures à la turque inspirent si peu de confiance aux chrétiens qu'ils abandonnent Damas et émigrent en foule vers Beyrouth. En vain Fuad-Pacha fait-il évacuer onze rues du quartier musulman pour forcer les chrétiens de rester dans des maisons pourvues de tout, en vain distribue-t-il d'abondants secours, les chrétiens partent toujours. Le commissaire, tremblant que tous ces départs ne donnent une mauvaise opinion de sa justice, et attirent enfin l'armée française à Damas, ce qu'il veut éviter à tout prix, convoque chez lui Mgr Ambroise, évêque de Damas, et là, devant ses prêtres et les principaux chrétiens, fait un discours où il rappelle tous ses bienfaits, et les engage à user de leur autorité pour faire rentrer à Damas les chrétiens fugitifs. — Un membre de la réunion lui répond, et, après l'avoir remercié, ajoute : « Nous ne pouvons rentrer à Damas. Le souvenir de nos malheurs effraie les familles. Laissons ces plaies se cicatriser, si c'est possible. Malgré votre justice, Excellence, les musulmans menacent toujours les chrétiens ; ils les outragent dans la rue et leur rappellent, comme à plaisir, les scènes de juillet dernier. Il est une parole épouvantable que nous avons entendue à Damas ; on nous disait avec un rire effrayant : « De vos femmes et de vos filles naîtront dans quelques mois des enfants dont nous sommes les pères ; ils achèveront l'œuvre que nous avons commencée! » Comment retourner dans une pareille ville? La police que Votre Excellence a établie à Damas est la première à nous insulter. Si le gouvernement veut cesser de nous secourir, que les richesses qui nous ont été enlevées nous soient rendues,

 

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et nous irons vivre où il nous plaira. En attendant, laissez-nous à Beyrouth, »

Fuad-Pacha, vexé, leur promet qu'il leur rendra pleine justice : il est décidé à sévir; il fera, s'il le faut, de Damas un désert. Rien ne réussit. Il se décide alors à écrire lui-même aux réfugiés de Beyrouth pour les inviter au retour, leur promettant la plus parfaite sécurité.

Un chrétien répondit au nom de tous; sa lettre est admirable :

« Excellence,

« Votre précieuse circulaire dit beaucoup de choses. Vous nous invitez à rentrer à Damas, nous offrant de payer les frais du voyage, mettant à notre disposition quatre-vingt-dix maisons, et vous nous garantissez la paix à l'ombre de la miséricorde impériale.

« Tant de trahisons nous ont déjà enveloppés, que je serais presque tenté de croire à des machinations nouvelles pour nous perdre. Comment voulez-vous que nous espérions la tranquillité à Damas? Le gouvernement qui y règne n'est-il pas le même que celui qui régnait avant le massacre de nos frères? Ce qui est arrivé une fois pourrait se reproduire encore, et nous en avons assez, d'abominations et de meurtres. Vous nous direz peut-être que les soldats furent trop peu nombreux pour maintenir l'ordre à Damas. Excellence, nous bénissons Dieu de ce qu'ils n'étaient pas en plus grand nombre, car il y aurait eu alors bien plus de chrétiens égorgés, de trésors volés, de femmes outragées.

« Huit mille chrétiens sont tombés sous le fer des assassins, et vous nous offrez en compensation quelques centaines de soldats fusillés, et des Bachi-Bouzouks! Est-ce une punition sérieuse que d'enrôler deux mille

 

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meurtriers dans les armées du sultan Leurs sarcasmes à Beyrouth ont assez répondu à ces mesures dérisoires. Nous sommes à Beyrouth dix mille chrétiens de Damas, et vous nous offrez dans cette dernière ville quatre-vingt-dix maisons! Rendez-leur donc leurs propres demeures et leurs biens, et vous les appellerez ensuite dans leur ville natale.

« Croyez-vous que nous consentirons à vivre sous le toit des égorgeurs de nos frères? Leurs cadavres sont foulés aux pieds, et livrés en pâture aux chiens immondes, Leur ombre crie vengeance. Non, non, nous n'irons pas, sans avoir été vengés, considérer dans leur triomphe les meurtriers de nos parents et de nos amis.

« Encore une fois , pourquoi retourner à Damas?

« Vous voulez en imposer au monde, et lui faire croire que justice est rendue. Nous ne sommes pas de cet avis, La justice ne sera vraiment rendue qu'au jour où nous rentrerons en possession de nos biens, et lorsqu'on nous aura assurés que le gouvernement turc ne nous trahira plus.

« Vous serez peut-être étonné, Excellence, de ne pas voir au bas de cette lettre le nom de celui qui l'a écrite. Mais en signant, j'aurais pu risquer ma tête, et j'en ai encore besoin pour défendre la vérité et les victimes de l'oppression. »

 

CHAPITRE VII. — INACTION DE L'ARMÉE

 

Et les braves enfants de la France, que faisaient-ils, pendant que Fuad-Pacha payait les chrétiens de paroles vaines? Ils trépignaient d'impatience dans les camps. Mais le général de Beaufort avait les bras liés (1). Rien de

 

1 C'est humiliant à dire, mais c'est la vérité. Le premier paragraphe du décret concernant l'envoi des troupes françaises en Syrie faisait de la France un humble serviteur de Fuad-Pacha.

Voici les termes du paragraphe : « Sa Majesté Impériale le Sultan voulant arrêter par des mesures promptes et efficaces l'effusion du sang, et témoigner de sa ferme résolution d'assurer l'ordre et la paix parmi les populations placées sous sa souveraineté, et LL. MM. l'Empereur des Français, l'Empereur d'Autriche, la Reine d'Angleterre, Son Altesse Royale le prince régent de Prusse et Sa Majesté l'Empereur de toutes les Russies, ayant offert leur coopération active, que Sa Majesté le Sultan a acceptée, les représentants sont tombés d'accord sur les articles suivants.

 

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plus faux et de plus pénible que sa position. Il était obligé de ménager les intérêts de cinq puissances, plus les intérêts des Turcs. Aussi ces derniers étaient-ils persuadés de l'inutilité d'un corps expéditionnaire qui ne peut et ne doit agir qu'au nom de la France, de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie.

Fuad-Pacha, qui vit très bien la position, ne manqua pas de rire aux dépens de cette armée immobilisée. Un jour, par une grossière insulte, il envoie au général français un billet où il lui dit que les Druses n'étant pas attaquables, il ferait bien de se rendre au Kesrouan avec ses troupes. Or le Kesrouan est un pays entièrement chrétien, dans le Liban, où ni Druse, ni musulman n'ose mettre le pied, car il y va de leur vie. C'était donc dire au commandant de l'expédition : « Je n'ai pas besoin de vous pour le moment; allez attendre mes ordres dans la partie du Liban qui est la plus tranquille ! » Le général

 

1. — Les troupes seront fournies par la France, et resteront six mois en Syrie etc,.. »

C'est-à-dire si Fuad- Pacha a besoin des soldats français, il les appellera chez lui : hors ce cas, ils ne pourront agir. — La racine du mal est dans le traité du 30 mars, d'après lequel l'Europe doit n'agir que collectivement dans les affaires de l'Empire turc. La France en le signant s'est placée sur la même ligne que la Prusse qui n'a rien à faire en Orient; elle e abdiqué le protectorat de fait qui n'était pas une de ses moindres gloires. Les Turcs savaient bien que l'accord des cinq puissances étant nécessaire pour faire partir le canon chrétien, il y avait beaucoup de chances pour que ce canon restât muet.

 

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déchira le billet avec indignation, et déclara qu'il entendait mettre la paix en Syrie. Hélas !

Fuad le laissa parler. Cependant un officier français, envoyé à Damas pour se rendre compte de l'état des choses, revint au camp tout consterné, et donna des nouvelles qui firent bondir les soldats. Mais que faire? Rompre avec Fuad-Pacha et assumer la responsabilité de la prise de Damas? C'était trahir la mission confiée par les puissances, qui n'envoyaient le général que pour aider Fuad-Pacha. Déclarer la guerre aux Druses? Mais où les trouver? Ce n'étaient pas d'ailleurs les premiers coupables. Le troupier frémissait de rage ; on a vu de ces braves soldats pleurer de ne pouvoir charger un fusil contre un Druse, enfoncer une baïonnette dans le flanc des assassins.

Les musulmans, témoins satisfaits de cette déshonorante inaction, tournaient en dérision l'uniforme français. L'outrage était de tous les jours.

Un soldat turc, influencé par ses camarades, finit par croire que ces giaours d'Occident n'étaient que des imbéciles et des poltrons. Il rencontre un Français et le provoque par des injures. Il tombait mal. Le zouave auquel il s'adressait le saisit par les épaules, le fait pirouetter trois fois sur lui-même, et l'envoie dans un fossé avec un terrible coup de pied. Le pauvre diable de musulman mourut quelques jours après. Ces scènes étaient si fréquentes que le général de Beaufort défendit sous les peines les plus sévères les rixes avec les soldats turcs.

L'audace des musulmans croissait toujours. On trouva un matin, affiché aux portes des églises de Beyrouth, un placard provocateur, plein d'imprécations contre les chrétiens et contre les Français :

« Par Allah! par Allah! vous n'êtes que des chiens! Le massacre est un délicieux triomphe, puisqu'il est tombé sur vous ! Le sabre effilé de la mort vous prépare

 

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de nouveaux tourments. Vous n'êtes que des chiens galeux !

            « Que la malédiction d'Allah retombe sur vous, sur votre race, sur votre croix!

            « Vous vous êtes adressés aux Français, vous aussi vous êtes des Pharaons.

            « Par Allah ! les Français ne peuvent ni nous attaquer, ni tenir devant nous, car nos cimeterres sont des faux, et nos épées des dards perçants; nos chevaux sont les plus forts coureurs, nos cavaliers géants sont des lions farouches, notre poudre rôtirait des côtes humaines, nos flèches font verser des larmes, nos razzias entraînent les endormis! Malheur à vous! malheur à vous !

            « Vous verrez ce que nous sommes dans le combat. Il aura lieu cette année, et il vous arrivera ce qui est arrivé à ceux de Scham (Damas) ! Car nous n'avons pas même peur d'un lion, et nous ne tenons compte de personne.

            « Votre sang, vos trésors, votre honneur d'époux, tout cela est à nous. Vous avez franchi les limites permises, il est juste que vous perdiez ces trois choses.

« Par Allah! par Allah ! sur la terre il ne restera que votre nom, et l'on dira qu'il y avait ici des Français; puis, le silence se fera sur vos tombes.

« Nous avons fermé les yeux une fois, deux fois, trois fois, et vous êtes devenus des Pharaons superbes. Maintenant nous n'avons plus à vous parler qu'avec le sabre.

            « Vous demandez à Jésus (Aïsa) que la paix descende sur vous. Dieu l'en garde, Aïsa ne peut être content de vous. Vous êtes destinés au feu pour le mal que vous faites.

            « Qu'Allah ne vous relève point de cette chute : son livre chéri l'a dit ; « Toute offense appelle la peine du talion. »

 

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Cette pièce peut donner une idée de l'exaltation du fanatisme à ce moment, Que fût-il arrivé sans l'intervention pourtant bien pacifique de la France? Sans l'armée française et les trente navires de guerre qui circulaient dans les ports, c'était l'extermination complète. Déjà à Alep quarante maisons chrétiennes étaient livrées aux flammes, à Bagdad on ne pardonnait à aucun chrétien qui se hasardait dans Ies rues. Quinze chrétiens furent empalés dans les jardins de cette ville. A Beyrouth même, on vit un Turc faisant publiquement des ordures sur une croix volée à une église., Et tout cela au vu et au su de notre armée! Et l'épée française restait au fourreau l Fuad-Pacha ne permettait pas de l'en tirer.

Cependant l'ennui gagnait nos braves soldats; mais comprenant que leur, présence consolait les chrétiens, ils se mêlaient à eux, prenaient leur ration avec eux, leur distribuaient l'argent que les Soeurs de Charité mettaient en secret dans leurs poches; en un mot, ils se livraient à toutes les oeuvres de miséricorde, avec un entrain, une joie, une franchise que les chrétiens de Syrie, habitués au sauvage aspect des soldats turcs, ne pouvaient se lasser d'admirer. Le général de Beaufort leur donnait du travail, travail auquel ils n'étaient guère habitués ; il les disséminait dans les diverses localités du Liban. Là, ils ensevelissaient les morts, secouraient les affamés, rebâtissaient les villages brûlés. Ils devinrent maçons, fossoyeurs, hommes de ménage. Que de maisons ruinées ont été relevées par les mains de ces bons soldats ! Et au milieu de ce labeur, gaieté toujours, bonté inépuisable, coeur de père. Un trait seulement :

Deux zouaves, Villard et Pierre, entrent un jour dans la salle de récréation des pères Jésuites. Ils tiennent par la main un enfant arabe de huit à dix ans. S'adressant au P, Barlow, Villard dit « Monsieur le curé, voici un gamin que nous avons trouvé couché au pied d'un

 

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rocher en revenant de Kab-Elias. Il avait le nez au soleil (et quel soleil 1) et dormait comme un sabot. Nous l'avons réveillé. Il était maigre comme un hareng saur. Il tombait d'inanition. Il s'est jeté comme un petit loup sur un morceau de galette que nous lui avons donné. Puis nous l'avons ramené avec nous au camp des Pins. Il nous sert très bien, il est dégourdi. Mais avec nous, voyez, monsieur le curé, il n'apprendrait rien de bon, et nous voudrions lui faire donner une bonne éducation. Nous vous l'amenons pour cela.

— Bien, mes amis, bien, répond le P. Badour, nous lui ferons donner une bonne éducation. Il y aura une place pour lui dans notre orphelinat de Beyrouth. Comment s'appelle le gamin ?

— Monsieur le curé, il s'apppelle Bugeaud.

— Comment, Bugeaud ?

— Mais, oui ; il n'entend que son arabe, nous ne pouvions pas lui demander son nom. Alors, ma foi, nous l'avons appelé Bugeaud.

— Va pour Bugeaud ! » dit le missionnaire, et le gamin est conduit à l'orphelinat.

Son vrai nom était Halil. Il était du village de Haïn-Enoul. Les Druses avaient égorgé sa famille entière; il errait dans les montagnes depuis plusieurs jours lorsque les zouaves le rencontrèrent.

Bugeaud ne peut passer un jour sans voir Pierre et Villard, auxquels il doit la vie. Il s'esquive de l'orphelinat toutes les fois qu'il le peut pour aller baiser les mains de ses bienfaiteurs au camp des Pins.

Ces traits de charité n'étaient pas rares. De son côté, le général de Beaufort montrait beaucoup de sympathie à ces infortunés. Ses visites aux chrétiens étaient toujours l'occasion de scènes attendrissantes. Dès qu'on savait qu'il devait venir, tous se portaient spontanément à sa rencontre ; les femmes lui tendaient les bras et lui

 

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présentaient leurs enfants, les hommes lui montraient leurs cicatrices et l'état déplorable où ils se trouvaient. Et quand le général cherchait à donner des paroles de consolation en parlant de la France, sa voix était couverte par les sanglots de la foule; lui-même ne pouvait retenir son émotion; la première fois qu'il vit ce spectacle, il fondit en larmes.

Mais l'heure fixée par la diplomatie pour le départ des troupes était arrivée ; on avait les plus vives appréhensions sur le sort des chrétiens; n'importe, les vaisseaux attendaient, il fallut partir. On était venu pour châtier l'insolence musulmane, venger l'Eglise et la France, et l'on se rembarquait sans avoir eu d'engagement sérieux, laissant derrière soi des ennemis menaçants, encouragés par la faiblesse de l'Europe.

Les pauvres chrétiens couvraient le rivage, embrassaient les soldats, portaient leurs sacs, témoignant la plus vive reconnaissance pour ce qu'ils avaient fait, et pour ce qu'ils auraient voulu faire.

Et les vaisseaux s'éloignèrent, longtemps suivis du regard par les chrétiens consolés, fortifiés, secourus, convaincus plus que jamais de l'amour et de la bonté de la France pour eux, plus que jamais reconnaissants envers elle, mais aussi peu rassurés sur leur avenir. Ils n'entendent rien dans les choses de la politique; mais ils ne peuvent se figurer une France qui les aime et qui est en même temps amie des Turcs, leurs bourreaux, une France dépendante des autres nations qui ne valent pas son talon, comme ils le disent; une France tout à la fois catholique et protestante, anglaise et russe, prussienne et mahométane.

Ils aiment la France à la folie, mais la France reine du monde, secours des opprimés, sainte comme l'épée de Charlemagne, terrible comme les croisés qui ont donné au nom de Frangis un éclat qui dure encore,

 

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prodigue de ses richesses, comme ses missionnaires le sont de leur vie.

 

CHAPITRE VIII. - UNE VOCATION (Fin de mon histoire.)

 

Dominus regit me.

 

Pendant ma convalescence, on m'entoura de tous les soins de la plus délicate charité ; un soldat français qui, conduit par mon frère, visitait nos misérables réduits, ayant fait raconter à ma mère la série de nos malheurs, en fut touché jusqu'aux larmes. Dès lors il nous témoigna une très vive affection. Il achetait pour moi tout ce qui pouvait me soulager, et il ne passait jamais devant notre porte sans venir me serrer dans ses bras. Ma mère tout heureuse lui baisait la main, le remerciait de ses bontés, et le félicitait d'appartenir à la grande nation. (En Syrie, la France n'est pas connue sous un autre nom.) Ce brave troupier s'était même mis à l'étude de l'arabe, que lui apprenait mon frère ; il voulait, disait-il, se faire missionnaire pour convertir les musulmans.

Cependant le P. Badour n'oubliait pas sa promesse. J'étais guéri, il fallait me préparer au grand jour. Après quelques leçons de catéchisme, il fixa ma première communion au 2 octobre. Je n'avais point d'habits de fête, les souliers même me manquaient. Notre-Seigneur pourtant accepta son petit pauvre, et daigna faire sa première visite à mon âme. Je n'avais que huit ans. Mais comme il m'avait fait boire au calice de toutes les amertumes, il me fit savourer l'ineffable joie de le posséder. Je débordais de bonheur, et, me voyant si heureux, ma pauvre

 

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mère revivait. Quelques jours après, une autre consolation lui vint, mais de bien courte durée.

Mes deux frères, qui dans Beyrouth étaient à la recherche des membres de notre famille, lui amenèrent mon père tout épuisé. A cette vue, l'émotion nous gagna tous, et ce fut une scène déchirante. Pressé de questions, mon père nous fit le récit de ses épreuves. Il avait souffert presque autant que nous. Le souterrain qui communiquait avec notre maison l'avait abrité durant six jours. Cependant, étouffé à cause du manque d'air, privé de nourriture, blotti dans les ténèbres, croyant à chaque instant l'heure suprême venue, il résolut, le sixième jour, de tenter une fuite par la maison musulmane sous laquelle il était caché. Personne ne s'y trouvant en ce moment, il ouvre la porte, quitte ses habits, se couvre de sang et de poussière, et dans cette tenue d'égorgeur, il parcourt, un bâton à la main, la ville de Damas sans être reconnu. Il se rend au nord de la ville où logeaient des chrétiens protégés par Abd-el-Kader et demeure caché là jusqu'au mois de septembre. Sorti de sa retraite, il se dirige vers le quartier chrétien, espérant retrouver nos traces. Il n'y voit que des cadavres parmi lesquels il reconnaît quelques membres de la famille de mon oncle, et mon frère Joseph haché par les musulmans. Après d'inutiles tentatives pour nous découvrir, il partit avec une caravane pour Beyrouth où mes frères le rencontrèrent. Mais l'état pitoyable, où nous étions lui fut si sensible que la douleur le tua quelque temps après.

Ainsi notre famille se démembrait de plus en plus. Les autres nouvelles, reçues depuis, broyaient ma mère. Mon frère Joseph tué, ma soeur enlevée, mon oncle attaché à un arbre et brûlé à petit feu, toute sa famille comptant dix personnes, massacrée devant lui, tous mes autres parents ou tués ou vendus aux tribus

 

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sauvages, ou plongés dans la misère, c'était assez pour la faire mourir. Dieu lui donna la force de supporter ces coups; d'ailleurs la vue de ses trois fils et de ma petite soeur était un baume pour son coeur souffrant. Mais afin de vivre il fallait travailler.

Privé de son chef, et par suite de ces relations qui favorisent le commerce et le travail, notre famille était presque sans ouvrage ; nous restâmes dans l'indigence comme tant d'autres, et il nous fallut vivre du travail de mes deux frères. Or, pendant qu'ils subvenaient à nos besoins à la sueur de leur front, j'étais devenu une croix pour ma mère.

D'abord, me connaissant du goût pour l'étude, elle me plaça dans un petit pensionnat, où j'épuisais toutes ses maigres ressources. Elle me proposa ensuite de choisir un métier quelconque, et comme je gardais un silence qui équivalait à un refus, elle m'ordonna d'obéir. Ce fut le commencement de mes luttes avec la grâce qui m'inspirait déjà des attraits plus hauts. J'essayai successivement de toutes les professions : dix-huit mois chez un bijoutier, deux ans chez un marchand de drap, un an chez un épicier, etc. Je ne réussis nulle part. Ma pauvre mère était désolée. Si encore je lui avais apporté d'autres consolations ! Mais malgré ses leçons, ses réprimandes, ses exhortations (car elle s'était exclusivement chargée de mon éducation spirituelle), ma vie désoeuvrée était souvent celle des enfants de la rue. Je n'avais guère conservé qu'une bonne habitude qui fut pour moi une source de grâces. Chaque soir, avant de rentrer chez ma mère, je passais par l'église des pères Jésuites pour faire un quart d'heure d'adoration. Fallût-il me détourner d'un kilomètre, je n'hésitais pas. Cette chère visite me tenait au coeur, même après les journées les plus dissipées.

Un jour, agenouillé dans le choeur, comme je pleurais

 

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plus fort que d'habitude, un père m'entend, et me demande la cause de mon chagrin. C'est le P. Fiorowich. Après lui avoir raconté mes malheurs et mes peines, je lui exprime le désir de me consacrer irrévocablement à Dieu. Il me conduit chez le R. P. Gautrelet, alors supérieur. Celui-ci m'exhorte à la patience et m'engage à faire une retraite de trois jours.

Je la commence sans rien dire à ma mère. Elle remarqua bien un changement en moi; elle redoubla ses prières et ses encouragements.

Enfin, au troisième jour, je lui découvre mon dessein de me donner tout à Dieu. Elle en tressaillit de joie tout en comprimant une douleur bien naturelle.

Le P. Gautrelet m'envoya donc à Ghazir pour commencer mes études. Bientôt après, comme l'école apostolique d'Avignon venait d'être fondée (1866), je fus choisi, avec un autre enfant de Damas (1), pour y aller. Ma mère reconnut la vocation divine; elle remercia Dieu et la Vierge Marie des grâces dont ils me comblaient, et elle me conduisit au port le 1er mai 1867.

Je partais pour ce pays fortuné dont elle me disait tant de choses admirables à notre foyer de Damas ; pays où l'âge d'or est perpétuel, où les musulmans n'osent mettre le pied, où la Vierge Marie est aimée par-dessus toutes les vierges. Assise sur le rivage, ma mère, pleurant et souriant, regardait le bateau disparaître à l'horizon, emportant ce cher Georges qu'elle aimait si fort, et pour qui elle avait enduré de si cuisantes douleurs.

Je restai six ans à l'école d'Avignon sous les regards bénis du R. P. de Foresta. La Compagnie me -reçut ensuite dans son sein pour me conduire, je l'espère, jusqu'au ciel. Je n'ai vécu que des trésors de la charité.

 

1 Antoum Soueyd, mort à l'école apost. en vrai prédestiné (1868).

 

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Je suis un composé des bienfaits de Dieu, et je puis dire en toute vérité : De stercore erigens pauperem, ut collocet eum cum principibus populi sui. Les sentiments qui dominent aujourd'hui dans mon coeur sont ceux de la reconnaissance. Oh ! que ne puis-je rendre au centuple à mes bienfaiteurs et surtout à la Compagnie toutes les faveurs dont je leur suis redevable!

 

NOTE

 

1er Novembre 1872. On écrit de Damas :

« Mgr Valergat, patriarche latin de Jérusalem, prodélégué apostolique pour la Syrie, vient de passer une dizaine de jours au milieu de nous. Il a nommé une commission chargée d'examiner la cause des martyrs de 1860. »

Il s'agit, je pense, des chrétiens, prêtres ou laïques, immolés à Damas par le fanatisme musulman in odium fidei christianae. Voici la composition du tribunal.

 

Président.

M. PASCUALE, Vicaire général de Mgr V

alerga.

Assesseurs

P. NAJEAN, Lazariste.

P. MERLE, Jésuite.

Greffier

P. CARLO, Capucin

Procureur fiscal

P. NORMAND, Jésuite.

Cursor

M. MOUSABEKI, Maronite,  fils d'une des plus héroïques victimes des massacres de 1860.

 

 

 

Haut du document

 

 

MARTYRE DE THÉOPHANE VÉNARD ,
AU TONKIN, LE 2 FÉVRIER 1861

 

 

Le Martyre de Théophane Vénard eut lieu au cours d'une des persécutions dirigées par les rois d'Annam contre la religion chrétienne. Les lettres du martyr à ses supérieurs ecclésiastiques et à sa famille et une relation de Mgr l'évêque d'Acanthe nous retracent toutes les péripéties de la captivité et de l'exécution; elles sont si détaillées qu'il serait superflu de rien ajouter à ces faits, dont le nom de M. Theurel suffit à garantir la vérité. La mission du Tong-King est une de celles qui fournit de plus de martyrs, et parmi eux Théophane Vénard se distingue par une séduction particulière. Les actes de son martyre semblent n'être que le commentaire de la parole de l'Apôtre : Hilarem datorem diligit Deus. — Dieu aime celui qui donne joyeusement.

Vie et correspondance de Théophane Vénard, prêtre de la Société des Missions étrangères, décapité pour la foi. Paris, 1864, in-12. — D. COCHIN, dans le Correspondant, septembre 1863, p. 52 ; A. LAUNAY, La salle des Martyrs des Missions étrangères. Paris, 1900, in-12; A. LAUNAY, Les Bienheureux de la Société des Missions étrangères et leurs compagnons. Paris, 1900, in-12.

 

MARTYRE DE THÉOPHANE VÉNARD

 

Mission du Tong-King occidental, décembre 1858.

 

Mon bien cher Eusèbe,

 

J'ai reçu en octobre de cette année tes lettres de décembre 1857 et janvier 1858, en compagnie de celles des autres membres de la famille : tu peux comprendre le plaisir qu'elles m'ont procuré, d'autant plus grand qu'elles étaient plus longues que d'ordinaire. Il faut donc maintenant que je tâche de répondre de mon mieux à ton amabilité fraternelle. Je voudrais te raconter des choses agréables, pieuses, réjouissantes comme

Assesseurs.

 

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celles que tu m'as décrites. Hélas! je ne vois de tous côtés que des misères, des pleurs, des barbaries, des angoisses qui, comme les eaux d'un déluge, sont venues fondre sur notre chère Eglise annamite.

A la date de ma dernière lettre, mai 58, je disais que les grands mandarins de Nam-Dinh déchaînaient leur rage satanique contre les chrétiens, et leur faisaient subir des tortures inouïes jusqu'à ce jour, et que de nouveaux édits étaient envoyés de la capitale (Hué) aux provinces, plus sévères que tous les précédents; que cependant la province de Hâ-Nôi, où je me trouvais, n'avait pas encore ressenti toutes les fureurs de l'orage, mais que nous étions dans de grandes appréhensions; qu'en outre un paquet de lettres, que M. Theurel et moi envoyions aux marchands chinois de Nam-Dinh, afin qu'ils les expédiassent pour Hong-Kong, avait été saisi par les mandarins de la susdite province, et que probablement cette circonstance nous attirerait des mal-heurs : en effet, ce fut comme une étincelle qui alluma un grand incendie.

Le porteur de nos lettres fut saisi, torturé : interrogé, il avoua tout, et de plus renseigna les mandarins sur les différents villages qui servaient de retraite aux missionnaires européens, et en particulier trois endroits où Mgr Retord avait, avec beaucoup de peine, organisé les collèges de latin et la classe de théologie, à savoir : les villages de Vinh-Tri, Ké-Non et Hoàng-Nghuyén. Le grand mandarin de Nam-Dinh signala de suite à celui de Hâ-Nôi les deux derniers de ces trois villages, qui se trouvent situés dans sa province. En ce même temps, le diable entra dans le coeur d'un de nos lettrés chrétiens, comme autrefois en celui de Judas, et cet apostat se mit au service des mandarins pour leur dévoiler les ruses innocentes au moyen desquelles les chrétiens ont coutume d'esquiver leurs recherches, et

 

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toute l'organisation intérieure des collèges et des chrétientés.

Cependant M. Theurel, supérieur du collège de Hoàng-Nghuyén , et moi, qui revenais d'une autre chrétienté, considérions ensemble le mouvement des affaires, non sans inquiétude, mais cependant tenant bon au poste et résolus de ne l'abandonner qu'à la dernière extrémité. Nous pensions que nos mandarins se borneraient à espionner, et, en nous gardant, nous espérions échapper à leur espionnage, mais ils étaient trop bien renseignés sur nous. Le 10 juin, à la nuit, un chrétien arrive de la préfecture en hâte, et nous annonce que les mandarins sont en marche pour venir nous bloquer ; deux heures après, nouvelle que les troupes sont arrivées à tel endroit. Il faut donc se résigner à plier bagage, et promptement. Songe, cher Eusèbe, si c'était chose facile : deux Européens, trois Pères annamites, dix à quinze catéchistes, plus de cent élèves, et tout le bagage de la Mission, qu'il faut mettre en lieu sûr. Mais nos Annamites sont si bien exercés à plier bagage, qu'en quelques heures, hommes et effets furent cachés en, divers lieux.

Dès le matin de la Saint-Barnabé, la troupe mandarine arrive au nombre de 2000, plus 1000 à 1500 jeunes gens, païens des villages voisins, partis pour garder les avenues. En un clin d'oeil, ils bloquent non seulement Hoàng-Nghuyén, mais encore trois autres villages chrétiens et un païen, situé dans la même direction. Ils se croyaient bien sûrs de leur coup, et pensaient prendre le lièvre au gîte; heureusement, nous avions placé notre monde dans nos chrétientés plus éloignées, et il n'y eut que deux élèves qui furent saisis dans les champs en flagrant délit d'escapade, emportant avec eux leur petit bagage d'écoliers; de suite ils furent gratifiés chacun d'une cangue.

 

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Les soldats s'étaient promis un beau butin, mais ils ne trouvèrent que des maisons vides et dénuées de tout, comme si elles eussent été abandonnées depuis longtemps. Leur rage les porta alors à aller bloquer deux autres chrétientés d'un autre canton, où justement tous les élèves du collège s'étaient réfugiés, et où ils eussent été infailliblement pris, si nous ne les avions pas licenciés dès le grand matin. II n'y eut qu'une dizaine de retardataires qui furent rencontrés fuyant dans la campagne et dont les soldats s'emparèrent et qu'ils mirent à la cangue, comme les deux autres ; dans ce nombre se trouva aussi un vieux diacre, âgé de plus de soixante-dix ans. Les mandarins, ne pouvant trouver aucun catéchiste ou élève dans les quatre premiers villages, s'emparèrent de notre vieux portier, d'un aveugle, que nous employions à piler le riz, et enfin d'une vieille femme avec sa fille, gardiennes de l'église. Les soldats ne pillèrent point les maisons des chrétiens, grâce à la protection d'un lieutenant-colonel et du sous-préfet, animés tous deux de bonnes intentions à notre égard.

Voilà donc les mandarins qui s'en retournent, emmenant nos chers prisonniers, la cangue au cou, comme des scélérats, objets de la dérision des païens, comme Jésus autrefois portant le bois de la croix et marchant vers le Calvaire. — Ce blocus du collège de Hoàng-Nghuyén en suscita un grand nombre d'autres, et plusieurs autres catéchistes furent pris avec un certain nombre de chrétiens, plus trois prêtres annamites, en tout au moins cinquante personnes. Nos chers confesseurs de la foi ont eu à souffrir beaucoup de tortures, la flagellation plusieurs fois répétée, le supplice des tenailles froides et des tenailles rougies, la cangue et la chaîne; le plus grand nombre a persévéré, aimant mieux leur prison que la liberté par l'apostasie.

 

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Le mandarin commandait à un catéchiste d'apostasier. Le disciple de Jésus- Christ répondit : « Mandarin, si l'on vous apportait la monnaie frappée à l'effigie du roi et si l'on vous disait de la fouler aux pieds, oseriez-vous le faire? » Un énorme soufflet fut la réponse à sa demande. Un autre, prenant le crucifix dans ses mains, dit tout haut : « Seigneur, vous ne m'avez jamais fait de mal, et l'on veut que je vous insulte : comment oserais-je y consentir? » Vingt coups de rotin récompensèrent sa piété. Des mandarins dirent aux élèves du collège de chanter leurs prières ; ils obéirent à l'instant et chantèrent les litanies des Saints, et rendus à l'invocation : « Nous vous prions pour le roi et tous les mandarins; Seigneur, délivrez-les de tout mal ,» ils la répétèrent trois fois; les mandarins comprirent le reproche qui leur était adressé par une pareille invocation, et ordonnèrent le silence aux pauvres chanteurs.

Ils voulurent faire apostasier la vieille gardienne de l'église et sa fille, mais elles refusèrent généreusement, et la bonne femme répliqua : « Quel est donc l'imbécile qui oserait marcher sur la tête de son père et de sa mère? » Cette réflexion provoqua l'hilarité de l'assemblée, et le mandarin de la justice criminelle, confus de voir une femme lui tenir tête, les renvoya toutes les deux chez elles.

De tous ces prisonniers, les trois prêtres ont eu la tête tranchée; le vieux diacre et deux catéchistes ont consommé leur sacrifice dans les souffrances de la prison, et les autres ont été envoyés en exil dans les contrées malsaines, sur les montagnes sauvages, où beaucoup d'autres les ont précédés et d'autres les suivent : que le Seigneur les y soutienne, soulage et conforte ! C'est pour avoir confessé son nom devant les hommes que les hommes méchants les persécutent ; le monde les regarde comme des fous, mais

 

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ce sont les vrais sages; ici-bas ils sèment dans l'humiliation et la douleur ; un jour ils moissonneront dans la gloire et la joie. Amen ! Il en est ainsi !

Notre collège, nos églises et toutes nos maisons ont été livrés aux flammes, nos haies de bambous qui nous cachaient ont été coupées, et notre nudité exposée aux regards des passants. II nous a fallu encore perdre beaucoup d'argent extorqué par la rapacité des mandarins et de leurs agents, renards humains toujours à la piste de quelque affaire embrouillée, de laquelle ils puissent retirer quelque profit; sangsues publiques, qui se croient le droit de sucer le sang de tout ce qui est faible, sans que jamais ils soient rassasiés. Qui pourrait, mon cher Eusèbe, raconter les incroyables déprédations de tous ceux, en général, qui ont le pouvoir en main dans ce royaume d'Annam, depuis le roi et les grands mandarins jusqu'aux simples maires et adjoints de chaque village? Mais c'est surtout sur les pauvres chrétiens que la rapacité exerce ses vexations, et dans ces dernières années, cette année courante surtout, ces vexations ont été poussées aux dernières limites. Chacun se croit le droit de les molester, de les insulter, de les piller, comme un malfaiteur public dont tout le monde prétend être le bourreau.

Le premier soin de tout mandarin qui arrive à son poste est d'envoyer ses agents interroger les chrétiens s'ils ont exécuté les édits du roi; cela veut dire : Apportez-moi de l'argent. Quand il se dispose à changer de poste, même demande. Ses satellites sont encore plus exigeants : ils s'installent chez les chrétiens; ils veulent qu'on les traite bien, qu'on leur apporte des présents. Si on leur donne, ils reviendront; si on ne leur donne pas, ils reviendront encore plus souvent. Le peuple les a bien définis en leur donnant le sobriquet de « mouches du mandarin » ; et ce

 

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qui augmente encore ces vexations, c'est que les mandarins changent sans cesse. Cher frère, je n'entre pas dans le détail de toutes ces misères dont la pensée fait mal au coeur, tant elles décèlent de bassesse, de turpitude et de vilenie...

Le sort que notre collège de Hoàng-Nghuyén a eu, tu peux présumer, cher frère, qu'il a été commun à ceux de Ké-non et de Vinh-Tri; mais Vinh-Tri, qui se trouve dans la province de Nam-Dinh, a été traité avec plus de cruauté. Je ne puis te raconter les détails de ce qui le concerne, car j'en suis éloigné de deux journées de chemin, et maintenant les communications entre les chrétientés sont très difficiles, vu que l'on a établi des patrouilles très nombreuses qui arrêtent les voyageurs et interrogent s'ils sont chrétiens, cas auquel on les oblige à fouler aux pieds la croix ; il y a même plusieurs routes sur lesquelles les païens ont placé la croix en travers pour forcer les chrétiens à marcher par-dessus. Je sais seulement que le grand mandarin a emprisonné de trente à quarante des principaux du village, qui compte neuf cents âmes; que, sur ce nombre, au moins vingt-cinq sont demeurés fermes dans la foi, malgré toutes les tortures qu'on leur a fait endurer; que vingt d'entre eux sont partis pour l'exil, et les cinq autres ont été condamnés à mort.

Et ne crois pas, cher Eusèbe, que ce soit le seul vicariat de Mgr Retord qui ait ressenti cette recrudescence de persécution; son flot dévastateur a parcouru et parcourt encore tout le pays d'Annam, depuis le Cambodge jusqu'à la Chine. Les deux vicariats qu'administrent les Dominicains espagnols ont peut-être encore été plus dévastés que les autres. Ordre est parti de la capitale de poursuivre tous les missionnaires européens à outrance, ainsi que les prêtres

 

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indigènes; et ceux des Européens qui seront pris, les mandarins doivent les faire mourir dans les tourments et leur couper tous les membres, en commençant par la cheville, puis le genoux, ensuite les poignets, les coudes, le haut des jambes, les épaules et enfin la tête : c'est ce qu'on appelle supplice « gang-tri », dont le sens est cruauté lente. Mgr Melchior, dominicain, vicaire apostolique du Tong-Hing oriental, a été pris, et le féroce mandarin de Nam -Ding lui a fait subir cet horrible supplice au mois d'août dernier.

Ce nouvel édit, paru en juillet, a surexcité la rage des mandarins, et ils ont mis leurs troupes en campagne; un très grand nombre de villages chrétiens, soupçonnés de recéler les missionnaires et les prêtres indigènes, ont été bloqués et visités sévèrement•. La plupart de ces pauvres villages ont été pillés, soit par les soldats, au moment du blocus, soit par les mandarins, qui ont exigé des sommes d'argent qu'il a fallu leur donner pour éviter de plus grands maux.

Mais je m'imagine t'entendre dire, mon cher Eusèbe : « Où étiez-vous donc tous alors? Comment avez-vous pu éviter d'être enveloppés par l'ouragan? »

Je réponds en disant :

Par la grâce de Dieu, qui garde les siens et ne permet pas que la main des méchants les atteigne, et par les stratagèmes que la prudence naturelle suggère, dont au reste la pratique nous est familière. Veux-tu que je t'esquisse un peu comment opère notre tactique? Il faut que tu saches que nos chrétiens font sentinelle autour de nous pour nous avertir quand le danger est prochain ; et notre grande tactique, à nous, est de demeurer cachés dans quelque coin de la maison comme dans une prison cellulaire, observant un silence de trappiste, n'osant tousser ni cracher, ni éternuer trop haut. Heureux qui peut, dans cette solitude,

 

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avoir un petit trou qui laisse passer un rayon de lumière et éclaire les pages de son bréviaire ou de quelque autre livre ami! C'est dans cet isolement qu'il est bon d'user de patience et d'abandonner sa vie à la disposition de la Providence. Puis, si le mandarin semble vouloir inquiéter votre gîte, alors vous profitez des ténèbres de la nuit pour passer ailleurs et garder le même règlement de vie. De temps en temps cependant on peut saisir un moment favorable pour sortir, respirer l'air extérieur et dégourdir un peu ses jambes. Et tel est, cher Eusèbe, le grand stratagème dont la plupart des prêtres indigènes et tous les missionnaires, et même un très grand nombre de catéchistes, ont dû et doivent user pour éviter la publicité qui exposerait leur vie.

Il est évident que, dans un pareil système de choses, on ne peut administrer les sacrements aux chrétiens ; un certain nombre de malades même meurent sans recevoir les secours spirituels. Ce n'est pas tout, cher Eusèbe; cette retraite et cette reclusion dans les maisons des chrétiens n'ont pas suffi pour mettre plusieurs à couvert de la poursuite des persécuteurs; il leur a fallu aller dans les maisons des païens bien intentionnés, chercher un asile devenu impossible chez les chrétiens. Nous-mêmes, M. Theurel et moi, avons passé deux jours et deux nuits sous le toit d'un païen qui avait des obligations à un chrétien et a consenti pour cela à nous loger; mais il se figurait recevoir des prêtres indigènes, non des Européens, et il ne nous a pas vu la face, ni nous la sienne; et nous fûmes bien avisés de ne pas demeurer plus longtemps chez lui, car, une heure après notre départ, le maire païen de l'endroit arrivait avec sa troupe pour nous prendre.

Mgr Retord, voyant que les missionnaires pour

 

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suivis avec tant d'acharnement pourraient difficilement échapper aux recherches des mandarins, leur conseilla de quitter la plaine et de se retirer dans les villages chrétiens situés au pied des montagnes, où Sa Grandeur s'était déjà enfuie avec deux confrères, M. Charbonnier et M. Mathevon. Mgr Jeantet fut contraint aussi de chercher asile dans les mêmes parages. Quant à M. Theurel et moi, nous montâmes plus haut et allâmes rejoindre M. Titaud dans le village de Dông-Chiém. Mais les mandarins ne nous laissèrent pas en repos : l'apostat dont j'ai parlé au commencement de ma lettre avait donné aux mandarins le signalement de nos deux Seigneurs et de deux ou trois missionnaires. Aussitôt ils vinrent cerner tous les villages où ils savaient que Leurs Grandeurs avaient cherché asile, et garder toutes les avenues des montagnes; mais Nos Seigneurs purent s'enfoncer dans les bois et se sous-traire à temps. — Les mandarins firent des perquisitions dans les différents antres des montagnes, et s'emparèrent de tous les effets qu'on y avait cachés, à peu près tout ce que nous possédions; cependant ils ne prirent personne.

Mgr Retord et les deux confrères que j'ai nommés errèrent sur les montagnes, nu-pieds, à travers des bois épineux, marchant sur des pierres aiguës que les Annamites appellent « pierres oreilles de chat » , souffrant la faim et n'ayant pour désaltérer leur soif qu'une eau malsaine, dont personne ne boit impunément; et, ne voyant aucun moyen de sortir de ces lieux sauvages, ils finirent par construire une cabane en bambous dans le sein d'une épaisse forêt. En ce lieu ils ont vécu de vie érémitique pendant quatre grands mois; des chrétiens leur apportaient quelques vivres, non sans danger d'être dévorés par les tigres qui peuplent ces montagnes et qui font beaucoup de victimes. J'ai

 

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envoyé un de mes catéchistes visiter Sa Grandeur vers la mi-août; il fit deux fois la rencontre d'un tigre royal, qui avait dévoré ce jour-là deux pauvres filles chrétiennes occupées à faire paître leurs buffles, et lui-même n'échappa à la griffe de cet animal féroce que par une protection spéciale de Marie, dont il attacha le scapulaire au bout de son bâton de voyage.

Cher frère, tu veux sans doute me demander si Mgr Retord est encore dans son ermitage des forêts? Je te répondrai : « Son corps, oui; mais son âme a quitté ce séjour de misères pour passer à un monde meilleur. » Mgr Retord n'est plus, la fièvre maligne des bois l'a emporté, le 22 octobre. Ainsi s'est terminée, dans le délaissement et la misère, cette vie de labeurs et de souffrances, après vingt-cinq ans passés dans les missions, dont dix-huit ont supporté la charge si lourde de vicaire apostolique, Mgr Retord n'a point vu luire les beaux jours si désirés de la paix; toute sa vie de missionnaire s'est écoulée au milieu des persécutions et des déboires de tous genres ; elle n'a été que la réalisation d'un rêve de sa jeunesse dans lequel la sainte Vierge lui était apparue et l'avait transporté en songe sur le haut d'une montagne, au pied d'une grande croix, en lui disant que sa vie serait crucifiée jusqu'à la fin. Toute vie de missionnaire est féconde en croix ; celle de Mgr Retord l'a été plus que toute autre, et sa mort sur une montagne sauvage, au sein d'une forêt peuplée de bêtes cruelles, dans le dénuement absolu de toutes choses, c'est la mort sur la croix, la croix toute nue, tout austère comme celle du Maître, le Sauveur Jésus.

Quand Mgr Retord mourut, il n'y avait que M. Mathevon pour assister Sa Grandeur, car M. Charbonnier, ayant ressenti le premier quelques accès de fièvre, était déjà parti pour aller se soigner dans une

 

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chrétienté de son district; et après le trépas de Sa Grandeur, M. Mathevon put se rendre dans un lieu moins malsain, où il est encore caché. — Quant à nous, MM. Titaud, Theurel et moi, il nous a aussi fallu gravir sur les montagnes, marcher sur les « pierres oreilles de chat », et installer un ermitage dans une clairière des forêts. Nous y demeurâmes de huit à quinze jours en paix, et chaque jour nous ajoutions quelque nouveau perfectionnement à notre vie de Robinson ; nous recueillions l'eau de pluie pour cuire nos aliments et infuser notre thé; nous avions aplani une allée pour nous promener ensemble, ou réciter notre bréviaire en marchant. Chaque matin nos vivres nous étaient apportés par des chrétiens du village de Dông-Chiém, distant d'une lieue, et nous avions déjà défriché du terrain pour planter des ignames, quand une certaine matinée nous reçûmes la visite inattendue de six païens armés de fusils et de couteaux de chasse, qui nous dirent être à la poursuite d'un tigre. Nous les reçûmes poliment, et, un instant après, prenant un prétexte pour nous écarter dans la forêt, nous descendîmes du plateau où était notre ermitage, au pied de la montagne baignée par les eaux de l'inondation annuelle, en un lieu où nous faisions tenir une barque toujours prête à nous recevoir en cas de danger. Ces païens n'étaient rien moins que des chasseurs, c'étaient des espions envoyés à notre recherche. Pour lors, nous résolûmes d'habiter sur notre barque, dans les roseaux, tantôt ici, tantôt là; et deux fois le jour, un jeune homme nous apportait notre nourriture, . feignant d'aller pêcher. Nous menâmes cette vie d'oiseaux aquatiques quelques semaines, au bout desquelles nous reçûmes des nouvelles alarmantes, qui nous obligèrent de nous séparer, pour aller essayer si la vie de reclus dans les maisons des chrétiens nous offrirait plus de sécurité.

 

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Profitant donc des eaux de l'inondation qui couvraient tout le pays, j'ai pu revenir dans mon district; je suis demeuré chez un chrétien pendant trois semaines au milieu d'alertes continuelles, et j'ai ensuite pris loge-ment dans une maison de religieuses, au village de But-Dông, où je suis encore. Ce village est moitié chrétien, moitié païen; l'adjoint est chrétien, et je suis convenu avec lui que, quelque alerte qui soit donnée, je ne sortirai point du village, mais que, en cas de blocus, je descendrai dans un antre creusé à cet effet. — J'ai eu le bonheur d'offrir à un de mes confrères de venir partager mon asile. Ce cher confrère était condamné à vivre depuis trois mois entiers dans un réduit obscur, lorsque le chef de canton de l'endroit, ayant eu connaissance de son séjour, vint s'emparer de lui. Mais M. Saiget (c'est le nom de ce confrère) put s'évader du lieu où il était retenu, par un trou pratiqué dans le toit. J'ignorais complètement où il était; mais, apprenant son aventure, je me suis empressé de lui donner de mes nouvelles et de l'inviter à se rendre dans le village de But-Dông, ce qu'il a pu faire, non sans grande difficulté.

Maintenant nous jouissons donc ensemble d'une certaine tranquillité ; les religieuses nous ont cédé une de leurs chambres, assez vaste pour que nous puissions faire cinq ou six pas ; deux de mes catéchistes sont avec nous et nous aident à étudier les lettres chinoises pour passer le temps. Les espions des mandarins rôdent autour de nous, et nos pauvres religieuses, qui ne sont que seize, sont obligées de faire la garde nuit et jour; elles sont dans des craintes continuelles : un chien qui aboie, la voix des gens qui se querellent les font tressaillir. Cependant notre présence, tout en leur causant des inquiétudes, d'un autre côté les rassure et leur fait continuer en paix leur petits travaux journaliers. Et, en

 

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effet, si nous n'étions pas chez elles, toutes les nouvelles du dehors, soit de villages bloqués, soit de chrétiens emprisonnés, soit des autres monialeries qui sont détruites, mettraient la perturbation dans leur esprit, tandis que, par notre présence, nous les consolons et fortifions, et puis elles ont l'avantage de se confesser et de communier plus souvent, bonheur inappréciable pour elles.

 

A la suite du récit de ces désolations et de ces inexprimables misères, M. Vénard fait part de ses espérances :

Nous sommes dans l'attente de la paix, nous savons que nos libérateurs sont près de nous, qu'une escadre française s'est emparée de Touranne, le premier septembre, et que trois mille hommes de troupes, dont une partie d'Espagnols, sont campés sur la plage. Aussitôt la nouvelle de leur apparition s'est-elle répandue dans le pays, que tout le monde, soit les chrétiens, soit les païens, a été dans la jubilation : car les païens, en général, détestent la dynastie régnante, et ils attribuent les malheurs des dernières années : la peste, l'inondation, la famine, à la mauvaise conduite du roi qui ne s'occupe que de ses plaisirs, nullement du bien de son peuple, et laisse les mandarins l'opprimer à leur guise. Ils sont enchantés que les Européens viennent renverser cette dynastie. Plusieurs aussi disent : « On en a trop fait envers les chrétiens ; les Européens viennent les délivrer : on ne peut les blâmer, c'est justice. » Tout le monde s'attend à voir le roi vaincu, et on serait fâché d'apprendre le contraire.

L'apparition d'une comète est venue confirmer les esprits dans la croyance que la dynastie actuelle a fait son temps. Une comète dans les cieux est un signe de guerre pour ces peuples superstitieux ; ils croient que

 

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le ciel lui-même déploie l'étendard de la révolte : aussi ils nomment une comète « étoile-étendard, » et il n'est jamais apparu de comète, qu'il n'y ait eu de soulèvement et que quelque écervelé ne se soit cru avoir la vocation pour se mettre à la tête de la révolte. Mais jamais on n'avait vu d'étoile-étendard déployer dans le ciel un si bel oriflamme que celle qui a paru en septembre de cette année ; elle avait encore cela de particulier qu'elle montait chaque jour d'un degré plus haut sur l'horizon. Ajoute, mon frère, sa coïncidence avec l'apparition de l'escadre française, et tu comprendras l'effet qu'elle a dû produire sur le peuple annamite. Aussitôt la révolte s'est organisée avec rapidité, prête à éclater lorsqu'on apprendrait la prise de Hué par les Français; on s'attendait à ce que cette prise eût lieu dans très peu de temps, et l'on ne supposait pas les obstacles qui l'ont entravée sans doute, puisque voilà trois mois et demi que l'escadre stationne sur la côte de Cochinchine, et la renommée ne m'apprend rien sur ses opérations.

La persécution n'est pas ralentie; an contraire, la fureur et la haine du roi et des mandarins contre les missionnaires et les chrétiens, qu'ils supposent avoir appelé les Français à leur secours, s'en est accrue davantage. Ils ont voulu jeter l'ignominie sur le Dieu des chrétiens, et ils ont fait placer la croix sur la grande voie qui relie la capitale aux provinces, afin qu'elle fût foulée sous les pieds des passants. D'un autre côté, pour affaiblir dans l'esprit du peuple l'effet produit par l'apparition de la comète, le roi a porté un édit qui défend de l'appeler étoile-étendard, et change son nom en celui d'étoile-abondance. De plus, quand les mandarins ont vu que cette étoile-abondance était sur le point de disparaître, ils ont fait un sacrifice au ciel et lui ont adressé cette prière : « Si le

 

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roi et les mandarins sont devenus indignes de gouverner le peuple, nous te demandons, ô étoile, de nous faire connaître la volonté du ciel en demeurant visible dans le firmament; que si, au contraire, le roi et les mandarins ne sont pas devenus indignes de la faveur du ciel, ô étoile, nous te demandons d'éteindre ta lumière et de disparaître. » Au bout de quelques jours elle ne se voyait plus, en effet, que très faiblement : apparemment le roi Tu-Duc et ses mandarins sont très dignes de tenir en main le sceptre du pouvoir et de gouverner le royaume d'Annam : autrement la comète, qui s'était déjà éloignée de notre globe terrestre, aurait certainement rebroussé chemin pour dire le contraire. Qui en doute? »

M. Vénard ajoute : « Je viens de recevoir la nouvelle de six nouveaux martyrs, dont quatre prêtres, un riche chrétien et un jeune élève de notre collège, qui avait eu le malheur d'apostasier, et qui, touché de repentir, est allé se remettre entre les mains du mandarin de Nam-Ding, lequel, irrité, Pa fait écraser sous les pieds des éléphants. »

Mgr Jeantet dit : « que c'était un élève de huitième, très jeune encore. » Les jeunes gens qui étaient plus avancés, ajoute Sa Grandeur, ne furent pas moins admirables. « Un jour, l'un d'eux, tout inondé de sang, dit en souriant à ses bourreaux : « Le rotin n'y peut rien, les tenailles non plus. Tenailles ou rotin, tout cela revient au même ; cherchez mieux. »

Enfin, le missionnaire termine : « 21 décembre. Je reçois des lettres de M. Legrand de la Lyraie, missionnaire de ce vicariat, devenu interprète de M. l'amiral Rigault de Genouilly, commandant de l'escadre française dans les mers de Chine. M. Legrand nous écrit à tous pour nous inviter à descendre à bord des vapeurs français, en attendant que toutes les mesures

 

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soient prises par l'armée française pour agir et délivrer les chrétiens annamites de l'oppression. M. l'amiral gémit de nous voir dans le danger, et il voudrait que nous missions notre vie en sûreté, en descendant à bord des bâtiments de guerre ; mais la chose est à peu près impossible pour les missionnaires de ce vicariat occidental : « nous sommes trop loin de la mer, et la circulation dans le pays est trop périlleuse pour que nous tentions l'entreprise. Je réponds à M. Legrand et j'insère cette lettre dans la sienne, quoique je craigne beaucoup qu'elles ne puissent parvenir. Au moins, je prie les saints anges de garder et conduire en paix les deux femmes porteuses de mes lettres; j'envoie des femmes, parce qu'elles voyagent plus facilement que les hommes. »

 

10 mai 1860.

 

 

A M. l'Abbé Paziot.

Mon cher ami,

 

Il y a bien longtemps que je vous ai écrit, et peut-être pensez-vous que je suis mort, ou que le temps passant sur notre vieille amitié en a fait comme une de ces ruines antiques à travers lesquelles l'oeil avide cherche en vain à lire l'histoire du passé. Or, l'une et l'autre supposition vont s'évanouir à la réception de cette belle feuille de papier que je vous envoie, débris sauvé du naufrage de mes effets, et que je m'efforce de peindre de mon mieux et dans le meilleur style que mes souvenirs de la langue de ma patrie, déjà confus, puissent représenter à ma mémoire.

Je vous écris toujours du Tong-King, et n'attendez pas que je vous donne signe de vie d'ailleurs, car

 

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j'espère que de là aussi vous recevrez la nouvelle de mon passage en l'autre vie. Je vous écris donc du Tong-King, dans un petit réduit obscur où ne pénétra jamais un rayon de soleil, où la porte, légèrement entr'ouverte, sert de fenêtre pour laisser passer avaricieusement jusqu'à moi quelque peu de lumière qui me permette de lire quelques feuilles de volumes dépareillés, ou de vous tracer péniblement ces lignes. Car il faut être aux aguets : si le chien jappe, ou si quelque étranger passe, de suite je referme la porte et je me tiens prêt à m'enfouir dans une petite cachette, pratiquée dans le coin de mon réduit. Voici trois mois que je l'habite, et j'ai quitté, pour y venir, d'autres réduits dans le même genre que j'ai occupés tantôt seul, tantôt en compagnie de Mgr Theurel, mon compagnon de voyage sur mer en 1852, devenu le coadjuteur de notre vicaire apostolique, tantôt en compagnie d'un autre confrère.

La monialerie qui nous abritait a été renversée par les païens qui y sont entrés un jour pour nous prendre, car ils avaient eu vent qu'il y avait un chef de religion caché en ce lieu. J'étais avec Mgr Theurel. Nous eûmes juste le temps de nous mettre dans une entre-cloison large d'un pied et disposée ad hoc. De là nous voyions, à travers les fentes de la cloison, cette bande de païens, le maire en tête, garrottant cinq ou six des vieilles religieuses qui étaient restées pour faire face, tandis que les plus jeunes s'étaient sauvées. Ils frappaient ces pauvres filles à coups de verges, couraient par toute la maison pour prendre tout ce qui leur tombait sous la main, même les quelques vases de terre suspendus le long de notre cloison, et nous les entendions vociférer, hurler comme des démons, menaçant de tuer, d'incendier, si on ne leur donnait pas une grosse somme d'argent. Cette visite dura près de quatre

 

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heures, et nous étions là près d'eux, les touchant presque, n'osant faire le plus petit mouvement, retenant notre haleine, jusqu'à ce qu'enfin invités par un des premiers du village chrétien, ils fussent sortis pour aller manger et s'enivrer chez lui. Ils ne partirent point, cependant, sans laisser des gardes autour de la maison, et ce n'est que le matin, au chant du coq, que nous pûmes nous évader et passer dans le taudis enfumé d'une vieille femme chrétienne, et où un autre confrère, obligé aussi de décamper de son trou, vint au bout de deux jours partager nos délices.

Quel sort digne d'envie, ami Paziot! trois missionnaires, dont un évêque, couchés côte à côte jour et nuit dans un espace d'un mètre cinquante centimètres carrés, recevant un jour incertain par trois trous gros à passer le doigt, perforés dans la terre de la cloison et que notre vieille a bien soin encore de boucher à demi par un fagot de paille en dehors ! Et si les méchants nous inquiètent, ne croyez pas que nous soyons à bout de ressources. Sous nos pieds est un antre en briques fort bien . construit, quoique à la chandelle pendant deux ou trois nuits, par un de nos catéchistes; dans cet antre il y a trois tubes de bambou qui vont habilement sous terre chercher l'air extérieur sur les bords d'une mare voisine. Ce catéchiste a encore bâti deux antres dans le même village, sans compter quatre ou cinq entre-cloisons

Nous avons joui de l'hospitalité offerte par la vieille chrétienne pendant trois semaines, et ne croyez pas que nous étions tristes, au moins je n'ose le dire, mais peut-être eussiez-vous été mal édifié de notre gaieté. Quand notre fenêtre à trois trous nous refusait le jour, nous avions une lampe préparée artistement de manière à laisser échapper trois rayons de lumière, juste assez pour éclairer une demi-page d'un livre in-douze, et

 

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sans oublier l'abat-jour, afin que la lumière ne se reflétât pas sur les cloisons et ne sortît pas à l'extérieur par les fentes. Cher ami, ce n'est qu'avec des précautions aussi minutieuses qu'il y a moyen d'éviter l'oeil des espions et les recherches des méchants.

Un jour nous nous sommes trouvés bloqués à l'improviste et d'une manière si bien combinée, qu'avant l'aurore il y avait des sentinelles postées à toutes les maisons, de sorte, que si quelqu'un avait voulu s'enfuir ou seulement passer d'une maison dans une autre il aurait été infailliblement pris. C'était un apostat qui nous valait cette surprise, et il nous savait certainement dans la chrétienté. Eh bien! cependant ses plans ont parfaitement avorté. Depuis le matin jusqu'au soir, les païens, convoqués de divers endroits, ont passé et repassé près de nous, mis sens dessus dessous les meubles des maisons, fureté dans tous les coins. Dieu n'a pas permis qu'ils découvrissent seulement un chapelet ou une médaille. Ils ont défoncé les cloisons à trois pas de l'entre-cloison, où j'étais caché avec un de mes catéchistes, et un instant j'ai cru que l'heure du martyre allait sonner pour moi. Vains sont les efforts des hommes quand Dieu s'oppose à leurs desseins !

Peut-être me demanderez-vous : Dans un pareil état de reclusion, sans air, sans lumière, sans exercice, comment pouvez-vous encore vivre? — Cher ami, votre question est parfaitement raisonnable; vous . pourriez même demander: Comment ne devenez-vous pas fous? Toujours renfermés dans l'étroitesse de quatre murs, sous un toit que vous touchez de la main, ayant pour commensaux les araignées, les rats et les crapauds, obligés de toujours parler à voix basse, comme le vent, disent les Annamites, assaillis chaque jour de mauvaises nouvelles, prêtres pris, décapités, chrétientés détruites et dispersées au milieu des païens, beaucoup

 

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de chrétiens qui apostasient, et ceux qui demeurent, fermes envoyés aux montagnes malsaines sur lesquelles ils périssent abandonnés, etc., et cela sans que l'on puisse prévoir quelle sera la fin, ou plutôt ne le prévoyant que trop : j'avoue qu'il faut une grâce spéciale, ce qu'on appelle une grâce d'état, pour résister à la tentation du découragement et de la tristesse.

Quant à ce qui est de notre physique, si j'étais élève de seconde en pleines humanités, je vous décrirais au fond des caves ces tubercules entassés qui projettent vers un étroit soupirail leurs longues tiges grêles et blanchâtres pour y mendier un peu d'air et de lumière, source de la vie pour toute créature visible.. Je n'ai point honte de vous avouer, cher ami, qu'aussi moi, de temps en temps, je mets le nez à la porte entr'ouverte de mon réduit pour y aspirer à pleins poumons un peu de ce bon air que le bon Dieu a répandu avec prodigalité autour de notre globe, et dont je vois avec quelque sentiment d'envie tous les êtres user sans mesure selon leur bon plaisir. — Un confrère d'une province voisine m'écrit qu'il y a dix-huit mois qu'il n'a vu le soleil, et sa lettre est datée du pays des taupes, à dix pieds sous terre : aussi son estomac est-il complètement délabré. Pour moi, je vivote encore sans me faire trop de bile; la partie faible en moi sont les nerfs, et j'aurais besoin d'un régime fortifiant, d'un peu de vin surtout; mais à peine en ai-je assez pour pouvoir dire la messe ; il ne faut donc pas y penser. J'use à la place de pilules fortifiantes qu'un médecin annamite m'a préparées. Il y a quelques jours, je suis passé à la maison voisine confesser quelques personnes, et je me suis trouvé bien surpris de me voir trébucher comme un homme ivre ; j'avais perdu l'habitude de marcher : voilà tout le mystère.

Mais en vous parlant de moi comme cela, je m'aperçois

 

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que je tombe sous les anathèmes de M. Tronson. Je vais donc essayer de tourner le discours sur quelque question générale; mais là encore un écueil, car en sortant de moi je rencontre le prochain et des compatriotes, des libérateurs, juste à côté de moi, dans la baie de Touranne.

 

Le gouvernement annamite, voyant que l'escadre française n'entreprenait rien de décisif contre lui, a résolu de détruire radicalement la religion chrétienne. dans le royaume. Pour cela, les mandarins favorables aux chrétiens ont été cassés et remplacés par d'autres dont la haine était bien connue. Ordre a été donné de placer des croix, non seulement sur les grands chemins, mais à l'entrée de tous les villages, avec des corps de garde pour forcer les passants à les fouler aux pieds. En beaucoup d'endroits, des gens dignes de l'infâme mandarin qui a chanté, en sales vers, que les Européens ont tous des figures de chien, parce qu'ils tirent leur origine de Zato (c'est le nom adorable de Jésus, tel que les Annamites le prononcent en chinois), vu que, d'après cet homme à jamais maudit, Zato a eu un chien pour père, des ouvriers, dis-je, ont prêté leur main exécrable pour sculpter des figures de Zato crucifié, avec une figure de femme d'un côté et celle d'un chien de l'autre, et ils ont placé sur les chemins cette abominable sculpture, afin de réduire au dernier avilissement Zato, le Dieu des Européens.

Mais les persécuteurs ont surtout pris à tâche d'effacer le signe du Sauveur de l'âme de tous les chrétiens, et un certain nombre de mandarins se sont fait un vrai renom dans cette oeuvre de destruction infernale. Ils s'y sont pris avec perfidie, simulant d'un côté la compassion et la tendresse afin d'assurer mieux leurs coups, et d'un autre côté lâchant la bride aux villages

 

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païens pour molester en toutes manières les villages chrétiens, les piller, les voler, les rassasier de vexations et les dégoûter de la religion. Après cela, les mandarins ont envoyé émissaires sur émissaires que les chrétiens devaient payer grassement. Ils ont fait venir d'abord les principaux des chrétientés à leur tribunal, et les ont renvoyés avec de bonnes paroles; quelques jours après, même scène, de manière à lasser la patience des pauvres gens. Après ceux-là est venu le tour de toute la population masculine, et alors ces mandarins, suppôts de Satan, ont levé le masque... » (Mais nous sommes obligés de jeter un voile sur de telles abominations.)

Le gouvernement a en outre établi pour chaque canton un fonctionnaire appelé «berger du canton» (vous pouvez facilement comprendre, cher ami, que c'est le loup plutôt que le berger), et par chaque mairie un autre fonctionnaire nommé « le fort du village », c'est-à-dire le brigand du village, l'un et l'autre à l'effet de surveiller les Zato. Ajoutez à ces deux fonctionnaires les chefs et sous-chefs de chaque canton, les maires et adjoints et maîtres des corvées de chaque village, tant ceux qui sont en fonctions que ceux qui ont été cassés ou se sont démis de leur place, lesquels, à cause de leur ancienneté,; ont souvent plus d'influence que les nouveaux, tous en général rivalisant de zèle pour persécuter les Zato. Zato a été mis hors la loi; tout le monde peut lever la main sur ce bouc émissaire, on peut lui faire tout le mal possible impunément, excepté qu'il n'a pas encore été permis de le tuer...

De plus, il y a en Annam une loi de solidarité qui rend tout un village et les fonctionnaires d'une même circonscription solidaires des crimes commis. Il n'est pas rare de voir des villages se dissoudre et même se disperser pour le seul fait qu'un maire n'aura pas payé

 

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le tribut annuel, ou parce que la récolte aura manqué, ou parce qu'il l'aura dissipée à son profit. Si aujourd'hui on prenait un chef de religion dans un village, surtout un Européen, ce village serait rasé et les habitants une partie condamnée à mort et l'autre dispersée aux quatre vents, les maires et chefs de canton, même païens, au moins envoyés en exil, le mandarin de la sous-préfecture cassé, et celui de la préfecture privé ou de sa solde ou d'une partie. de ses grades ; tandis que si ces fonctionnaires prennent eux-mêmes le chef de la religion, ils recevront une grosse somme d'argent et seront promus à un grade supérieur. Quoi de mieux pour stimuler l'ardeur des chiens à courir à la piste du gibier?

Autre plaie : à la destruction de nos collèges et maisons de Dieu, plus de douze cents jeunes gens se sont trouvés sur le pavé; une partie a pu revenir au lieu de leur patrie, mais un grand nombre n'a pas eu cette facilité, ou bien parce qu'ils auraient été pris, ou bien parce qu'ils n'ont plus de famille. Les voilà donc sans feu ni lieu, errant de chrétienté en chrétienté pendant de longs mois. Beaucoup ont été pris et ont rendu témoignage au nom de Jésus; presqu'aucun d'eux n'a cédé ni aux tortures, ni aux caresses des mandarins, et l'Eglise annamite peut s'enorgueillir de les avoir enfantés.

Après cela, cher ami, vous voyez qu'il est presque impossible que nous, pasteurs des fidèles, puissions nous montrer à eux et leur distribuer le pain de l'exhortation et de la consolation. Les pasteurs sont obligés de se cacher, et voilà le troupeau à la merci des loups dévorants : loups qui ne veulent pas tuer le corps, mais l'âme des brebis et qui usent, pour cela faire, de tous les moyens que la ruse et la perfidie les plus consommées puissent mettre en jeu. Et puis autant, dans ce

 

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pays annamite, ceux qui ont la force en main sont despotes, insolents et orgueilleux, autant le petit peuple est esclave, pusillanime et peureux. Les femmes sont comptées pour peu de chose et traitées comme des enfants : c'est pourquoi, bien qu'elles soient en général chastes et zélées pour la religion, elles ne peuvent avoir la noblesse et la dignité des chrétiennes d'Europe. La peur leur fait perdre le sens, et il n'y a guère que nos religieuses qui, recevant une éducation chrétienne plus soignée, et mûries dans l'exercice de la religion, gardent le sang-froid devant les persécuteurs.

En automne 1859, quand les Français reprirent l'offensive, le gouvernement annamite, pensant que tous les chrétiens avaient comploté un soulèvement général, crime dont ils étaient bien innocents, mon Dieu! a fait saisir les principaux de toutes les chrétientés pour les emprisonner à la préfecture, et confié un grand nombre d'autres à la garde de certains villages païens, avec charge, fort lourde à chaque chrétienté, de les nourrir. Ç'a été encore là un rude coup porté à la religion, parce qu'alors toutes les chrétientés, privées de leur tête, ont été de plus en plus livrées à la merci des méchants. J'ai la consolation de compter un adjoint de la commune où j'ai commencé ma lettre au nombre des braves qui n'ont pas écouté la chair ni le sang, mais qui, au contraire, ont suivi le mouvement de l'esprit qui fait les enfants de Dieu. Il est parti pour l'exil avec ses compagnons.

Depuis l'arrivée des navires français, sur soixante-dix prêtres annamites que compte notre vicariat occidental, dix ont déjà remporté la palme du martyre, et sept autres attendent, dans les prisons, que la sentence de mort, portée contre eux, soit confirmée par la cour. Les vicariats des RR. PP. Dominicains peuvent se glorifier d'un plus grand nombre encore. Je ne sais

 

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pas au juste le nombre des exilés tant dans les vicariats voisins que dans le nôtre ; certainement il y en a plus de mille, prêtres ou chrétiens. Voilà les vaillants que Dieu s'est choisis pour glorifier son nom devant les puissances de la terre, et dont le souvenir nous con-sole au milieu de nos désolations.

Je vous ai dit, mon cher ami, au commencement de ma lettre, que je vous écrivais d'un petit réduit, au sein d'un village chrétien ; mais il ne m'a pas été donné de la terminer dans ce fortuné réduit : dés événements se sont passés au sein de la chrétienté, qui m'ont obligé de transporter mes pénates ailleurs. Voici comment : cette chrétienté est dans la sous-préfecture d'un mandarin qui, je ne sais pourquoi, a une haine de démon envers les chrétiens. Or elle lui a toujours résisté, malgré les moyens hypocrites qu'il a employés pour la réduire, premièrement, parce qu'elle est bien unie et qu'elle a la foi vive, deuxièmement, parce qu'elle nous garde deux missionnaires et en notre personne Jésus-Christ dans son sein depuis avant l'arrivée de l'escadre française jusqu'à ce jour; troisièmement, parce que le chef de canton a de l'influence sur le mandarin et protège les chrétiens. Ce persécuteur s'est donc vu contre-carré dans ses desseins, mais ne les a point abandonnés; et, pour y réussir, il se sert d'un païen d'un village de la même commune, qui ne craint pas le chef de canton et qui déteste beaucoup les chrétiens.

Voici encore la tactique du mandarin : il annonce sans cesse qu'il va venir, et qu'il faut que toute la population chrétienne se présente à lui. Aussitôt les païens se répandent par bandes dans la chrétienté, poursuivant surtout les jeunes filles, garrottant ceux et celles qu'ils rencontrent, et s'emparant de tout ce qui leur tombe sous la main, sans que personne ne leur résiste, et ensuite, le mandarin n'arrivant point, ils relâchent,

 

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moyennant une certaine somme, ceux qui ont été pris. Nos pauvres chrétiens sont toujours sur le qui-vive; ils ne veulent pas fouler aux pieds la croix, et pour éviter ce malheur ils préfèrent s'enfuir ; hommes, femmes, enfants se cachent dans les rizières et demeurent des journées et des nuits entières à demi couchés dans l'eau et dans la boue. Parfois on en a rapporté quelques-uns à demi morts de faim et de froid, nous avons vu se répéter pareille scène assez souvent.

Or ces jours passés, notre hypocrite de mandarin a annoncé encore sa visite, et comme de juste les païens gardaient avant le jour levé toutes les avenues de la chrétienté, et se répandaient dans toutes les maisons pour donner cours à leur sauvage immoralité et à leur soif de pillage. Il est arrivé que, par la faute de jeunes gens étourdis, ces brigands ont découvert un antre où heureusement il n'y avait ni personnage, ni effets compromettants. Cependant ils ont fait grand bruit de cet antre; ils ont dénoncé au grand-mandarin qu'il y avait là un prêtre caché qui s'est enfui, etc. C'est pourquoi le lendemain matin ils arrivèrent armés de bêches et de pelles, à dessein de creuser dans toutes les maisons de la chrétienté ; mais la Providence, qui veille sur les siens, nous a délivrés de leurs mains : car le chef de canton, ayant entendu dire que la veille on avait pris un Européen dans le susdit antre, est arrivé de grand matin avec une centaine de gens armés, disposés à user de la force pour délivrer cet Européen. Des chrétiens lui ont alors avoué imprudemment qu'ils cachaient de la marchandise précieuse, et lorsqu'il s'est retiré, il a invité les chrétiens à lui confier en dépôt cette marchandise. — Et voilà comment, cher ami, je suis venu achever ma lettre dans un village tout païen, sans trop savoir ce qui va arriver par la suite. A en juger par les apparences, les dispositions de ces païens sont

 

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bienveillantes, mais Dieu seul connaît le fond de leur coeur. Ils parlent avec une circonspection très grande, comme craignant de montrer leur vrai sentiment, ou plutôt craignant de lancer quelques propositions fausses qui leur fassent honte : car ils ont une haute idée de ce personnage qui est venu de si loin se confier à leur hospitalité. Sans doute Dieu veut-il, en cette circonstance, leur ouvrir la voie à la connaissance de l'Evangile.

Mon cher ami, en vous traçant ces lignes, la pensée de nos malheurs s'est présentée si vivement à mon esprit, que j'ai eu bien de la peine à arrêter le cours de mes larmes et à achever ma lettre. Nous sommes comme Jérémie gémissant au milieu des ruines de Jérusalem; autour de nous sont des ruines immenses: seront-elles jamais relevées? C'est la plaine couverte d'ossements de la vision d'Ézéchiel: y aura-t-il pour eux dans le temps un jour de résurrection? — Je vous ai expliqué en gros nos désastres, mais ils sont compliqués d'une foule de circonstances qui les aggravent, et qui tiennent au caractère et aux moeurs du pays, et qu'il serait fastidieux de vous énumérer. Quand la pensée du présent se porte vers l'avenir, un frisson glacial parcourt vos membres, le courage le plus mâle défaillit, et les eaux de l'angoisse menacent de submerger votre coeur. Les maux de la fille de Sion sont bien grands ! Magna est velut mare contritio tua ! Quis medebitur lui?

 

Pour moi, très cher ami, j'ai confiance en Dieu que je consommerai ma course, que je conserverai intact le dépôt de la foi, de l'espérance et de l'amour, et qu'il me sera donné de partager avec les amis de Dieu la couronne de justice.

J'ai écrit à mon père une lettre datée de juin ou juillet 1859; qui sans doute n'est point parvenue à sa destination. J'envoie celle-ci à ce bien-aimé père, afin qu'il la lise comme à lui écrite, et qu'il en prenne occasion

 

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d'augmenter ses prières pour son missionnaire. Pauvre père ! il doit se faire vieux maintenant! Je suis quelque peu impatient de savoir de ses nouvelles, car depuis décembre 1858 aucune lettre d'Europe ne m'est parvenue.

Bien chère Mélanie, j'avais dessein de t'écrire spécialement ainsi qu'à Henri et à Eusèbe; mais la présente lettre est aussi pour vous. Vous m'avez tous écrit des lettres que j'ai reçues en décembre 1858; depuis lors, vous m'avez sans doute encore écrit; peut-être dans quelques mois j'aurai de vos nouvelles. Adieu, mes bien-aimés! Soyez saints de plus en plus! Adieu tous dans le Seigneur! Adieu, cher ami! Priez pour moi qui suis toujours votre très affectionné in Christo.

J'envoie le salut dans le Seigneur à tous mes amis' que vous connaissez, et je me recommande à leurs prières.

 

Extrait de la relation de Mgr Theurel.

 

A cette époque (mai 1860), M. Vénard était réfugié dans un grand village païen, prêchant la religion à ses hôtes, autant, du moins, que le permettaient les circonstances. On l'écoutait volontiers, on goûtait sa doctrine, mais on répondait que la question de se faire chrétien devait nécessairement s'ajourner après la cessation de la persécution. Le chef de canton qui résidait dans ce village, ayant un peu fait soupçonner qu'il regardait notre confrère comme son prisonnier, M. Vénard renonça lui-même à cet asile devenu périlleux, et après quelques détours se rendit à la chrétienté de Ké-Béo. Il la trouva pleine de superstitions : mais cette circonstance fut une raison de plus pour qu'il essayât de fixer là sa tente pendant quelque temps , afin, comme

 

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il le disait agréablement, d'y engager la lutte avec le diable, Après avoir donc ranimé le courage de ces pauvres néophytes, il put faire, Dieu aidant, au milieu d'eux une administration fructueuse. L'on se raidit contre la peur; les superstitions furent abandonnées; les personnes mal embouchées réformèrent leur langage; la chrétienté, en un mot, prit un aspect nouveau. C'était d'autant plus réjouissant que, dans ces temps orageux, l'on ne voyait faire nulle part ailleurs une administration aussi soignée.

Lorsque tous ces chrétiens, à l'exception de trois ou quatre, furent rentrés dans le devoir, M. Vénard, qui n'ignorait pas que sa présence était plus ou moins ébruitée dans les environs, s'éloigna de Ké-Béo, après un séjour de plus d'un mois. Il passa ensuite environ vingt jours au village de Kim-Baang, où il fit aussi quelque bien, et de là se rendit dans la chrétienté de Bùt-Sôn, l'un de nos plus célèbres asiles dans cette persécution de trente ans. Là, secondé par un excellent prêtre indigène, il fit encore un effort de zèle qui fut couronné d'heureux fruits de salut. Cependant cette administration fut moins tranquille que celle de Ké-Béo, entrecoupée qu'elle fut de plusieurs nouvelles de blocus qui toutefois n'eurent pas d'autre suite. Sur ces entrefaites, Mgr Jeantet, notre vénérable vicaire apostolique, étant venu lui-même s'abriter à Bùt-Sôn, M. Vénard, après quelques jours passés avec Sa Grandeur, lui céda ce poste réputé presque inexpugnable...

M. Vénard revint au village de Kim-Bang; mais, après quelques jours, voyant qu'il ne pouvait y demeurer en sûreté, il passa en barque au village de Ké-Béo... C'était environ le 11 octobre. Le bruit de l'administration, qui avait ou lieu dans ce village au mois de juillet précédent, n'était pas encore apaisé, et M. Vénard, à son retour, ayant cru pouvoir sans danger compléter

 

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et perfectionner son oeuvre, sa présence devint de plus en plus notoire.- Mais il convint néanmoins avec son catéchiste Luông, resté à la chrétienté de But-Dông, qu'il reviendrait bientôt chercher dans cet ancien bastion le refuge qu'il y avait toujours trouvé dans les temps antérieurs; il voulait seulement attendre quelques jours. C'étaient les jours décisifs.

Le 30 novembre, vers 9 heures du matin, cinq ou six barques, portant environ vingt hommes, se présentèrent à quelques pas de la maison qui recélait le missionnaire. Comme cette maison était isolée et voisine des champs, et que l'inondation recouvrait encore tout le pays, ces barques suffisaient pour garder toutes les avenues. Elles étaient amenées par un ancien chef du canton voisin appelé Cai-Dô, le même qui, en 1854, avait tiré M. Néron des mains de la douane, envoyé qu'il était alors par un chrétien plus puissant que lui et qui est mort en 1855. Cet homme aujourd'hui jouait un rôle différent. Laissant ses barques à quelque distance, il se dirige avec cinq ou six de ses gens vers la maison qu'habitait le missionnaire. Celui-ci, ayant compris d'un coup d'oeil ce qui se préparait, s'était déjà caché dans un double mur construit pour de pareilles occurrences. En arrivant dans la maison le païen s'écrie : « Que le prêtre européen paraisse ici ! » A cette sommation le catéchiste Khang, qui, occupé à cacher les effets de M. Vénard, n'avait sans doute pas eu le temps de se cacher lui-même, se présente aux preneurs dans l'espoir de leur donner le change, et leur dit : « C'est moi qui suis ici; j'y suis arrivé récemment; si vous avez pitié de moi, je vous remercierai ; si vous me prenez, je me résignerai. » L'ancien chef de canton, tout en faisant signe à ses hommes de garrotter le catéchiste, s'avance droit vers le double mur qui couvrait le missionnaire, et, l'enfonçant d'un coup de pied, il en tire

 

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M. Vénard, qui est immédiatement entraîné dans les barques avec son servant. C'était une fort belle capture faite à très bon marché. Lorsque le village de Ké-Béo sut de quoi il s'agissait, les barques avaient déjà pris le large, emmenant leur facile proie.

Vous me demandez sans doute, mon cher Eusèbe, quel est le Judas qui a trahi le ministre de Jésus-Christ. Il y a sur ce point quatre versions... Le vénérable narrateur donne en détail ces quatre versions, mais il serait trop long de les reproduire. Il suffit de savoir que la plus probable, celle adoptée par Mgr Theurel lui-même et par tout le village de Kê-Béo, c'est que le traître s'appelle Sù-Dôi, un païen, parent de la veuve chez qui le missionnaire s'était refugié...

Le chef du canton Dô, ayant amené chez lui M. Vénard et son servant, installa de suite un festin de réjouissance; après lequel il fit au missionnaire une cage de bambou, et au catéchiste une cangue, et sur le soir se présenta à la sous-préfecture avec ses deux prisonniers. Il dit que, faisant la patrouille en barque, il avait rencontré ces deux hommes au milieu de la campagne, sur le territoire d'un canton qui n'était pas celui de Kê-Béo, et qu'ayant réussi à les prendre, il s'était empressé de les amener au mandarin. Ainsi, par cette seule déclaration que M. Vénard et le catéchiste Khang eurent soin d'appuyer par des paroles à double sens, le village de Ké-Béo se trouvait en dehors de l'affaire. Le chef de canton Dô espérait que le village lui paierait cher une déclaration si bienveillante; mais il avait encore, pour agir ainsi, un autre motif : son gendre étant chef du canton de Ké-Béo, s'il eût déclaré avoir pris le prêtre européen dans ce village, alors de deux choses l'une ; ou bien il eût mis son gendre de la partie, ou non. Dans le premier cas, ils eussent partagé ensemble la récompense de trente barres ; mais le roi

 

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n'eût donné ni à l'un ni à l'autre aucune dignité. Dans le second cas, le gendre eût infailliblement perdu sa place. Malgré cette déclaration, les mandarins surent très bien que de fait M. Vénard avait été pris à Kê-Béo, et ce village dut faire une dépense d'environ huit cents ligatures dont notre communauté, malgré sa détresse, porta la moitié. »

De la sous-préfecture, où il venait d'être amené, le missionnaire écrivit à sa famille une première lettre qui annonçait sa prise.

 

J. M. J.

 

3 décembre 1860.

 

A mes Parents.

 

Mes bien-aimés.

 

Le bon Dieu dans sa miséricorde a permis que je tombe entre les mains des méchants. C'est le jour de Saint-André que j'ai été mis dans une cage carrée et conduit à la sous-préfecture d'où je vous trace cet lignes assez péniblement, car je n'ai qu'un pinceau pour écrire. Demain, 4 décembre, je vais être conduit à la préfecture. J'ignore ce qui m'y est réservé, mais je ne crains rien; la grâce du Très-Haut sera avec moi, Marie immaculée ne manquera pas de protéger son chétif serviteur. — J'espère que l'on me fournira encore les moyens d'écrire ; je profite néanmoins de l'occasion qu'un bon païen, mon gardien, m'offre pour vous envoyer le salut de ma prison. La maison du sous-préfet est pleine d'égards pour moi, et je ne souffre pas beaucoup. Plusieurs viennent me voir, et on me laisse

 

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parler librement; j'en profite pour instruire de la doctrine chrétienne, et un grand nombre m'avouent que la religion du Seigneur du ciel est conforme à la raison; et si le roi ne le défendait pas, ils l'embrasseraient volontiers.

Me voilà donc entré dans l'arène des confesseurs de la foi ; il est bien vrai que le Seigneur choisit les petits pour confondre les grands de ce monde. Quand vous apprendrez mes combats, j'ai confiance que vous apprendrez également mes victoires. Je ne m'appuie pas sur mes propres forces, mais sur la force de Celui qui a vaincu les puissances de l'enfer et du monde sur la croix. Je me souviens de vous, mon très cher père, ma chère soeur et mes chers frères ; si j'obtiens la grâce du martyre, alors surtout je me souviendrai de vous.

Adieu, mes bien chers ; au ciel le rendez-vous ! Nous nous reverrons là-haut. — Dans un instant je vais porter les chaînes des confesseurs.

Adieu, cher et honoré père. Adieu, bien-aimés soeur et frères.

Mgr Theurel continue : Le mandarin sous-préfet, à l'arrivée du convoi, fut loin de se réjouir; l'on dit même qu'il fit hautement une protestation à la Pilate, déclarant que le péché et l'odieux de cette affaire retombaient sur les preneurs; que pour lui, il ne recevait les prisonniers que parce qu'il ne pouvait s'y refuser. Il fut très poli avec M. Vénard, et lui changea sa cage de bambou pour une autre en bois, convenable, longue et haute, dans laquelle notre confrère pouvait prendre à peu près toutes les positions qu'il voulait. Il lui fit aussi faire une chaîne extrêmement légère, qui est maintenant en mes mains et que j'estime peser tout au plus un kilogramme. Notre cher prisonnier n'en a point porté d'autre jusqu'à sa mort. Enfin le sous-préfet porta les

 

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égards jusqu'à inviter le missionnaire à manger à la salle d'audience, comme un homme libre. Lorsque la ville eut envoyé un détachement de cinquante à cent soldats, commandé par un lieutenant-colonel et deux ou trois capitaines, pour renforcer l'escorte des deux prisonniers, le sous-préfet les envoya au préfet de la capitale du Tong-King, avec un procès-verbal conforme à la déclaration du chef de canton Dô, qui fit aussi partie du convoi. »

J. M. J.

 

2 janvier 1861.

 

A mes Parents.

 

Mon très honoré et bien cher père,

Ma chère soeur et chers frères,

 

Je vous écris au commencement de cette année, qui sera sans doute la dernière de mon pèlerinage sur la terre. Déjà je vous ai écrit un petit billet par lequel je vous faisais connaître ma prise, le 30 novembre, fête de Saint-André, dans un village chrétien. Le bon Dieu a permis que je fusse trahi par un mauvais homme , mais je ne lui en veux pas. Dans ce village, je fus conduit à la sous-préfecture, et je vous ai tracé quelques lignes d'adieu au moment où on allait me passer la chaîne des scélérats au cou et aux jambes. Je l'ai baisée, cette jolie chaîne de fer, vrai lien d'esclavage de Jésus et de Marie, que je ne changerais pas pour son pesant d'or. Le mandarin a eu l'attention délicate de commander une chaîne très légère exprès pour moi, et pendant les trois jours qu'il m'a gardé, en attendant un détachement

 

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de soldats partis de la préfecture pour m'escorter, il m'a traité avec beaucoup d'égards. Son frère est venu dix fois au moins m'engager à fouler la croix, par pitié de me voir aller à la mort à la fleur de mon âge.

En sortant des portes de la sous-préfecture, une foule nombreuse m'attendait au passage; alors un jeune chrétien, prisonnier pour la foi, n'a pas craint de venir se prosterner par trois fois devant ma cage, et de me reconnaître, en présence des mandarins et de la multitude, pour l'envoyé du ciel.

Au bout de deux jours, je suis arrivé à la préfecture de Kécho, ancienne capitale des rois du Tong-King. Me voyez-vous siégeant tranquillement dans ma cage de bois, porté par huit soldats, au milieu d'un peuple innombrable qui se presse sur mon passage? J'entends dire autour de moi : « Qu'il est joli, cet Européen! Il est serein et joyeux comme quelqu'un qui va à la fête ! Il n'a pas l'air d'avoir peur! Celui-là n'a aucun péché! Il n'est venu en Annam que pour faire du bien, et cependant on le mettra à mort! etc... »

Nous entrons dans la citadelle par la porte de l'Orient, et l'on m'introduit au tribunal de la justice criminelle. Mon catéchiste, nommé Khang, pris avec moi, marche derrière ma cage, la cangue au cou. Je prie l'Esprit-Saint de nous fortifier, lui et moi, et de parler par notre bouche selon la promesse du Sauveur. J'invoque la Reine des martyrs, et je la conjure d'assister son petit serviteur.

Tout d'abord le juge me gratifie d'une tasse de thé que je bois sans façon dans ma cage. Ensuite il procède à l'interrogatoire selon la coutume.

Il me demande d'où je suis.

Je réponds que je suis du Grand-Occident, du royaume appelé France.

« Qu'êtes-vous venu faire en Annam?

 

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            — Je suis venu uniquement pour prêcher la vraie religion à ceux qui ne la connaissent pas.

— Quel âge avez-vous.

— Trente-un ans. »

Le juge se dit avec un accent de compassion : « Il est encore bien jeune ! » — Puis il demande :

« Qui vous a envoyé ici ? »

Je réponds :

« Ce n'est ni le roi ni les mandarins de France qui m'ont envoyé ; c'est de mon chef que j'ai voulu aller prêcher les païens, et mes supérieurs en religion m'ont assigné le royaume annamite comme district.

            — Connaissez-vous l'évêque Liéou? (C'était le nom annamite de Mgr Retord.)

— Oui, je le connais.

— Pourquoi l'évêque Liéou a-t-il donné des lettres de recommandation à des chefs de rebelles pour enrôler les chrétiens?

            — J'ose demander au mandarin de quelle source il tient ce renseignement?

            — Le préfet de Namm-Digne nous l'a écrit.

            — Eh bien ! moi, je témoigne que cela n'est pas vrai. L'évêque Liéou était trop sage pour faire de pareilles sottises; et si l'on a trouvé de ces prétendues lettres, ce sont des faux. J'ai bien vu une circulaire de l'évêque Liéou adressée à ses prêtres ; mais il défendait de suivre les chefs de rebelles, et il déclarait qu'il donnerait plutôt mille fois sa vie que de tremper sa crosse dans le sang.

            — Et les guerriers d'Europe qui ont pris Touranne et Saïgon, qui les a envoyés? Quel est leur but en faisant la guerre à notre pays?

            — Mandarin, j'ai bien entendu dire autour de moi qu'il y avait guerre ; mais, n'ayant aucune communication avec ces guerriers d'Europe, je ne puis répondre à votre question. »

 

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Sur ces entrefaites arrive le préfet; à peine assis, il me crie d'une voix vibrante :

« Ah çà! chef de la religion chrétienne, vous avez une physionomie distinguée; vous saviez bien que les lois annamites défendent l'entrée du royaume aux Européens : à quoi bon alors venir vous faire tuer par ici? C'est vous qui avez excité les navires européens à nous faire la guerre, n'est-ce pas? Il faut dire la vérité, ou bien on va vous mettre à la torture!

            — Grand mandarin, vous me demandez deux choses: à la première je réponds que je suis un envoyé du ciel pour prêcher la vraie religion à ceux qui l'ignorent, n'importe en quel lieu, en quel royaume. Nous respectons beaucoup l'autorité des rois de la terre, mais nous respectons encore plus l'autorité du roi des cieux. A la seconde question, je réponds que je n'ai excité en aucune manière les Européens à faire la guerre au royaume annamite.

— En ce cas voulez-vous aller leur dire de partir, et l'on vous pardonnera?

            — Grand mandarin, je n'ai aucune autorité pour régler une telle affaire : cependant si Sa Majesté m'envoie, je prierai les guerriers européens de ne plus faire la guerre à Annam, et si je n'atteins pas mon but, je reviendrai subir la mort.

— Vous ne craignez pas la mort?

— Grand mandarin, je ne crains pas la mort. Je suis venu ici prêcher la vraie religion ; je ne suis coupable d'aucun crime qui mérite la mort; mais si Annam me tue, je verserai mon sang avec joie pour Annam.

— Avez-vous de la rancune contre celui qui vous a pris?

— Aucunement, la religion chrétienne apprend à aimer ceux qui vous haïssent.

*      Chef de la religion chrétienne, il faut déclarer les

 

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noms des lieux qui vous ont recélé jusqu'à ce jour ?

            — Grand mandarin, l'on vous appelle le père et la mère du peuple : si je fais ces déclarations, je serai la cause de beaucoup de maux que le peuple aura à souffrir. Jugez vous-même si cela convient ou non.

            — Foulez la croix, et vous ne serez pas mis à mort.

            — Quoi! j'ai prêché la religion de la croix jusqu'à ce jour, et vous voulez que je l'abjure? Je n'estime pas tant la vie de ce monde que je veuille la conserver au prix d'une apostasie.

            — Si la mort a tant de charme à vos yeux, pourquoi vous cachiez-vous de crainte d'être pris?

            — Grand mandarin, la religion défend de présumer de ses forces et de se livrer soi-même. Mais le ciel ayant permis que je sois arrêté, j'ai confiance qu'il me donnera assez de courage pour souffrir tous les supplices et être ferme jusqu'à la mort. »

Voilà, en somme, les questions les plus importantes qui m'ont été faites, et la manière dont j'ai répondu. Les mandarins ont aussi questionné mon catéchiste, et l'ont fait frapper de dix coups de rotin. Le Seigneur lui a donné la force de confesser sa foi avec constance.

Depuis ce jour, j'ai été installé avec ma cage à la porte même du préfet, sous la garde d'une compagnie de soldats cochinchinois. Beaucoup de personnes de tout rang viennent me visiter et entretenir conversation avec moi. On veut absolument que je sois un habile médecin, un fameux astronome, un devin, un prophète à qui rien n'est caché. Aussi un bon nombre de visiteurs me prient-ils sérieusement de prédire leur destinée. D'autres m'interrogent sur l'Europe, sur la France, ou, pour mieux dire, sur le monde entier. Cela me fournit l'occasion de les éclairer sur une foule de points au sujet desquels ils ont les idées les plus bizarres. Je tâche surtout de leur enseigner la voie du salut; mais

 

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les Annamites ont l'esprit léger, ils n'aiment point parler de choses sérieuses, à plus forte raison de philosophie et de religion. En revanche, leur coeur est assez bon; ils me témoignent de l'intérêt et de la pitié. Les soldats, mes gardiens, m'ont pris en affection, et quoiqu'ils aient été blâmés deux fois pour m'avoir laissé sortir pour prendre l'air, ils continuent à m'ouvrir de temps en temps la cage, et à me permettre quelques instants de promenade.

Parmi ces nombreux visiteurs, quelques-uns, comme il s'en trouve partout, eurent la hardiesse de parler de choses inconvenantes : c'est pourquoi le saint captif ajoute :

Je ne leur pardonne pas ces paroles, mais je les rappelle à l'ordre, et quelquefois je les semonce vertement. Je leur dis qu'ils s'avilissent l'un l'autre par leurs pensées impures et leurs discours libertins; et puisqu'ils osent parler de la sorte sans rougir, ils sont dignes de pitié, pour ne pas dire de mépris. Mes leçons les font se retenir et s'observer dans leur langage ; plusieurs même m'ont demandé pardon de leurs paroles inconvenantes. Cependant je dois dire que tout n'est pas rose et parfum. Si le plus grand nombre me témoigne de la sympathie, il y a aussi des gens qui m'insultent, qui se moquent de moi et me parlent impoliment. Que le Seigneur leur pardonne!

Maintenant j'attends en paix le jour où il me sera donné d'offrir à Dieu le sacrifice de mon sang. Je ne regrette pas la vie de ce monde, mon coeur a soif des eaux de la vie éternelle. Mon exil va finir, je touche le sol de la vraie patrie, la terre s'enfuit, le ciel s'entr'ouvre. Adieu, père, soeur, frères! ne me regrettez pas, ne me pleurez pas. Vivez en paix les années que le Seigneur vous donnera. Observez la religion ; gardez-vous purs de tous péchés. Un jour nous nous

 

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retrouverons dans le paradis, et nous jouirons du vrai bonheur en la compagnie de Dieu, de Marie Immaculée, des anges et des saints. Adieu, je voudrais vous écrire à chacun en particulier, mais je ne le puis. Vous devinez mon coeur, cher et honoré vieux père, bonne Mélanie, cher Henri, bien-aimé Eusèbe. Adieu à tous ceux qui m'ont aimé, surtout à vous, cher abbé Paziot! Depuis trois ans je n'ai point reçu de nouvelles de France, je ne sais pas ceux qui sont encore, et ceux qui ne sont plus. Adieu !

Le prisonnier de Jésus-Christ vous envoie à tous le salut. Dans peu sans doute mon sacrifice sera consommé.

L'évêque d'Acanthe ajoute à ce récit: « La sentence de votre cher Théophane est terminée, mais il ne sera décapité, selon toute apparence, que dans le courant de février. En attendant, grâce à Dieu, il ne manque de rien; et quoique portant sa chaîne, il vit dans sa cage aussi gaiement qu'un oiseau dans la sienne. »

 

Suite de la relation de M. Theurel.

 

Comme j'étais, dit Sa Grandeur, de nos confrères le plus rapproché de Kécho, n'en étant qu'à une journée de marche, je fus naturellement chargé de prendre soin de M. Vénard et de correspondre avec lui. Je lui écrivis, pendant sa détention, quatre lettres; Mgr Jeantet et M. Saiget lui écrivirent aussi, et notre cher prisonnier nous répondit très exactement. Nous avions pour intermédiaire un chrétien, à coeur d'acier et chef de patrouille, appelé Huong-Moï, dont la maison venait d'être mon refuge pendant deux mois, et qui

 

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s'était mêlé par dévouement à la troupe des huissiers et serviteurs du prétoire. Dans un premier billet du 28 décembre 1860, votre frère me disait :

« Il y a quatre jours que les mandarins ont donné à la capitale la nouvelle de ma prise, mais sans rédiger la sentence. Ils m'ont fait faire moi-même ma déclaration par écrit. J'ai signé avec le catéchiste Khang. Cette déclaration ne compromet personne. J'ai quelque pressentiment que j'irai à la capitale; on me traite assez bien : les soldats cochinchinois qui me gardent sont des braves gens. Mais je suis sur le passage à la porte du mandarin-préfet; c'est pourquoi je puis très difficilement écrire... Le grand mandarin donne chaque jour six sous pour ma nourriture. Je me porte assez bien. Mon coeur est paisible comme un lac tranquille ou un ciel serein; je n'ai pas peur. Le mandarin du bailliage de Nam-Kang (qui molestait beaucoup les chrétiens) est venu me voir, et je lui ai déclaré que Jésus était plus fort que lui, que c'était en vain qu'il se luttait avec Jésus, et que Jésus saurait bien l'abattre comme tant d'autres. Le greffier Tû (qui en 1859 a pris quatre prêtres) m'a demandé de vos nouvelles. Je lui ai dit en pleine séance qu'il faisait un vilain métier, et que son diplôme de mandarin de neuvième classe, prix du sang de quatre prêtres versé par lui, se fanerait comme la fleur du printemps, ce qui a fait rire le mandarin de la justice et toute la légion des greffiers. Je suis aimé et respecté; le grand mandarin m'a festiné deux fois. »

Le 3 janvier suivant, le prisonnier de Jésus-Christ m'écrivait de nouveau :

« J'ai reçu votre lettre si affectueuse ! Merci ! Je profite de l'absence du grand mandarin pour écrire avec quelque ldisir... Le grand mandarin donnait six sous pour ma nourriture; mais il ne les donne plus, de sorte

 

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qu'aujourd'hui je me serais allé coucher sans souper, si le chef de canton Mai, qui est emprisonné avec moi, ne m'avait envoyé une écuelle de riz... Hier le nouveau mandarin de la justice est venu me voir et m'interroger pour la forme. Comme il me disait que le bonheur de l'autre vie était incertain, tandis que le bonheur de ce monde est certain et positif, je lui ai répondu : « Pour moi, grand mandarin, je ne trouve rien sur la terre qui me rende heureux: les richesses font des envieux et donnent des soucis, les plaisirs des sens enfantent une foule de maladies. Mon coeur est trop grand; rien de ce qu'on appelle bonheur en ce monde ne peut le satisfaire. » Il a été passablement poli. Comme il ordonnait de me bien traiter, je lui ai dit que je n'avais plus rien à manger : il a fait semblant de ne pas comprendre : demain le capitaine de mes gardes ira lui renouveler la présentation. Tout en parlant de soins et d'attentions, ce mandarin a aussi ordonné de faire autour de moi un garde sévère, et ce soir il a envoyé quelqu'un voir si ma cage était fermée... Parmi les greffiers, il y en a un très bon, son nom est Tièn, il me témoigne beaucoup de respect. Lui seul, avec un certain capitaine, ne craint pas de se servir, en me parlant, des expressions bâm lay (qui sont celles dont on se sert, quand on adresse la parole aux mandarins). Le premier jour de l'an, un capitaine de Sa Majesté m'ayant régalé d'une tasse de thé de première classe, mon greffier Tièn venant à passer s'est assis aussitôt pour participer à la fête, mais avec des façons délicates et polies, d'une simplicité que l'hypocrisie ne contrefera jamais... Mais voilà que ma lettre s'allonge, et je n'ai encore rien dit du sentiment. J'ai écrit à ma famille une lettre assez longue sur de mauvais papier, je prie Votre aimable Seigneurie de l'envoyer en complétant les détails... Ah! Monseigneur,

 

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me voici donc rendu à cette heure que chacun de nous a tant désirée. Ce n'est plus peut-être un jour... (comme dans le chant du départ des missionnaires); c'est :

 

Bientôt, bientôt tout le sang de mes veines

Sera versé; mes pieds, ces pieds si beaux,

Oh! quel bonheur ! Ils sont chargés de chaînes !

Près de moi, je vois les bourreaux!

 

« Dans les longues heures de ma cage, ma pensée s'envole vers l'éternité. Le temps va finir, il faut se dire adieu! Vous, vous répéterez la parole de saint Martin : Domine, si adhuc populo tua sum necessarius, non recuso laborem (1). — Moi je dirai avec saint Paul : Jam delibor, et tempus resolutionis meæ instat; (tibi) vivere Christus est, mita mori lucrum (2)! O quam gloriosum est regnum in quo cum Christo gaudent omnes sancti... — Audivi vocem... Beati mortui (3)... (Paroles que malgré la persécution nous ne manquions jamais de chanter le jour de la Toussaint et des Trépassés, et qui toujours nous ont émus jusqu'aux larmes.)... Je ne sais si je pourrai encore écrire ; adieu! J'eusse été heureux de travailler avec vous : j'ai tant aimé cette mission du Tong-King. A la place de mes sueurs, je lui donnerai mon sang. J'ai le glaive suspendu sur ma tête, et je n'ai point de frisson. Le bon Dieu ménage ma faiblesse; je suis joyeux. De temps en temps j'honore de mes chants le palais du mandarin :

 

1 Seigneur, si je suis encore nécessaire à votre peuple, je ne refuse pas le travail.

2 Voici que je m'en vais, et le temps de ma dissolution approche : pour vous, vivre c'est Jésus-Christ; pour moi mourir est un gain.

3 Oh! combien est glorieux le royaume dans lequel tous les saints se réjouissent avec Jésus-Christ... — J'ai entendu une voix venant du ciel qui me disait : Bienheureux ceux qui meurent dans le Seigneur.

 

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O Mère chérie ! Place-moi

Bientôt dans la patrie

Près de toi !

Noble Tong-King! terre par Dieu bénie,

Des héros de la foi glorieuse patrie !

Je suis venu pour te servir,

Heureux pour toi de vivre et de mourir ! »

 

Ce dernier couplet est le refrain d'un chant composé par M. Vénard lui-même, à son arrivée au Tong-King. Notre heureux confrère continuait :

« Quand ma tête tombera sous la hache du bourreau, ô Mère immaculée, recevez votre petit serviteur, comme la grappe de raisin mûr tombée sous le tranchant, comme la rose épanouie cueillie en votre honneur : Ave, Maria! Je lui dirai aussi de votre part Ave, Maria. »

Je l'avais instamment prié de saluer Marie de ma part à son arrivée en paradis.

Enfin M. Vénard disait en note :

«  Je serai aise que vous envoyiez quelque souvenir à ma famille, à votre bon plaisir. Mon calice est un souvenir de famille : si mon frère Eusèbe l'avait, il serait aux anges.

Par cet extrait de la lettre écrite par votre frère en date du 3 janvier, vous avez vu, mon cher ami, que le mandarin-préfet avait cessé de nourrir le missionnaire prisonnier. C'était ce que nous attendions avec impatience. Nous eûmes de suite trouvé une veuve chrétienne, nommée Nghién, soeur du cuisinier d'un des grands mandarins, qui se chargea de pourvoir à tous les besoins de M. Vénard, et par elle nous pûmes dés lors communiquer avec lui assez facilement.

Le 6 janvier votre frère m'adressait encore une petite lettre :

« J'ai reçu, me disait-il, votre souhait de bonne année.

 

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Merci! Oui, vraiment bonne! C'est avoir une fois bonne chance. Non volentis, neque currentis, sed miserentis est Dei (1). J'aurais dû déjà vous faire mes politesses; excusez mon oubli. Bonne année, Monseigneur! La paix et les travaux, et ensuite viendra le grand repos de l'éternité!... — En l'absence du mandarin préfet, sa femme, jeune fille de Kécho nouvellement mariée, est venue me voir; mais quand je suis sorti de ma cage, elle s'est enfuie comme une enfant. Je l'ai envoyé appeler avec douceur; mais, revenue, il a fallu que d'autres parlassent pour elle, elle n'a pas ouvert la bouche... Monseigneur, il faut travailler à l'éducation de la femme, la relever de son abaissement, établir des écoles pour les jeunes filles... — Disons ensemble encore une fois à Marie : Tuus totus ego sum, et omnia mea tua surit (2).

Il y avait alors dans les prisons de Kécho un prêtre annamite appelé Khoân, qui y est encore maintenant. J'avais d'abord espéré que M. Vénard pourrait le voir, mais la rencontre n'ayant pu s'effectuer, j'envoyai à notre cher prisonnier le Père Thinh, vicaire de la paroisse de Kécho. Ce fut le chef de patrouille Huong-Moï qui se chargea d'introduire ce Père jusqu'au palais du grand mandarin et jusqu'à la cage de M. Vénard. L'entrevue eut lieu le 15 janvier, en présence des gardes et d'une foule de personnages de la suite des mandarins, qui encombraient toute la salle. Votre frère, feignant de ne pas connaître le Père Thinh, demanda au chef de patrouille Huong-Moï : «Quel est donc ce Mon-sieur qui est entré avec vous?... — C'est, dit le chef de patrouille, le thây-câ, expression qui dans le langagé chrétien signifie nettement un prêtre, mais qui

 

1 Cette grâce n'est pas accordée à celui qui la demande ou qui la cherche, mais à celui que Dieu prend en pitié.

2 Je suis à vous tout entier, et tout ce que j'ai est à vous.

 

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dans le langage des païens peut s'entendre de l'aîné d'une famille. » A ces mots tout le sang et le courage du Père Thinh lui descendit dans les jambes. Mais le chef de patrouille, qui se joue avec les dangers, couvrit par ses plaisanteries la pâleur du Père, et porta sur d'autres choses l'attention des assistants. M. Vénard, sortant de sa cage, alla se promener au jardin pour y faire son examen de conscience; aucun des gardes ne l'y suivit. A son retour, et lorsqu'il fut rentré dans son petit logis, le chef de patrouille fit un nouvel effort pour amuser toute l'assistance, et le Père annamite, feignant d'examiner la cage, échangea avec le prison-nier de Jésus-Christ quelques paroles prononcées à voix basse, puis s'éloigna tranquillement. Votre frère, ayant reçu l'absolution, régala toute la compagnie de quelques tasses de thé, et ensuite le Père Thinh prit congé de lui. Ce Père, qui avait apporté le saint Sacrement à la ville, le remit à la veuve dont j'ai parlé plus haut, et celle-ci, sur le soir, l'apporta à M. Venard, qui jouit ainsi de la présence de Notre-Seigneur jusqu'après minuit, et alors s'en communia.

Dans une lettre du 20 janvier adressée à Mgr Jeantet et à tous les confrères de la Mission, votre frère écrivait avec émotion :

Le Père Thinh vous dira comment je l'ai régalé d'une tasse de thé en présence de toute la foule. Il m'a apporté, en revanche, le pain du voyageur, Mi Jesu! Deus meus! dans ma cage. »

M. Vénard ajoutait :

« Je n'ai pas reçu un seul coup de rotin. J'ai rencontré peu de mépris, beaucoup de sympathie : personne ici ne voudrait me faire mourir. Les gens de la maison du grand mandarin sont charmants. Je ne souffre rien en comparaison de mes frères. Je n'aurai qu'à incliner humblement la tête sous la hache, et aussitôt je me trouverai

 

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en présence du Seigneur, en disant : « Me voici, Seigneur, votre martyr. » Je présenterai ma palme à Notre-Dame, et je lui dirai : » Salut! Marie, ô mère! ô maîtresse, ô reine, salut ! et je prendrai rang sous la bannière des tués pour le nom de Jésus, et j'entonnerai l'hosanna éternel. Amen ! Donc :

Adieu, mes amis de ce monde!

Il se fait tard, séparons-nous,

Et ne pleurez pas sur nia tombe,

Mais plutôt réjouissez-vous!

— Je ne veux plus de cette vie,

D'un dur exil trop sombre lieu ;

Nous nous verrons dans la patrie.

Adieu ! Adieu ! Adieu! (1)

 

J. M. J.

 

20 janvier 1861.

 

Mon très cher, très honoré et bien-aimé Père,

 

Puisque ma sentence se fait encore attendre, je veux vous adresser un nouvel adieu qui sera probablement le dernier. Les jours de ma prison s'écoulent paisiblement; tous ceux qui m'entourent m'honorent, un bon nombre me porte affection. Depuis le grand mandarin jusqu'au dernier des soldats, tous regrettent que la loi du royaume me condamne à la mort. Je n'ai point eu à endurer de tortures comme beaucoup de mes frères. Un léger coup de sabre séparera ma tête, comme une fleur printanière que le maître du jardin cueille pour son plaisir. Nous sommes tous des fleurs plantées sur cette terre et que Dieu cueille en son temps, un peu plus tôt,

 

1 Ce couplet est pris dans un chant de Mgr Retord.

 

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un plus tard. Autre est la rose empourprée, autre le lis virginal, autre l'humble violette. Tâchons tous de plaire, selon le parfum ou l'éclat qui nous sont donnés, au souverain Seigneur et Maître. — Je vous souhaite, cher père, une longue, paisible et vertueuse vieillesse. Portez doucement la croix de cette vie à la suite de Jésus, jusqu'au Calvaire d'un heureux trépas. Père et fils se retrouveront en paradis. Moi, petit éphémère, je m'en vais le premier. Adieu !

Votre très dévoué et respectueux fils,

 

J. THNE VÉNARD,

Miss. apost.

 

J. M. J.

 

En cage au Tong-King, 20 janvier 1861.

 

Chère sœur,

 

J'ai écrit, il y a quelques jours, une lettre commune à toute la famille, dans laquelle je donne plusieurs détails sur ma prise et mon interrogatoire ; cette lettre est déjà partie, et, j'espère, vous parviendra. Maintenant que mon dernier jour approche, je veux t'adresser, à toi, chère soeur et amie, quelques lignes d'un adieu spécial : car, tu le sais, nos deux coeurs se sont compris et aimés dès l'enfance. Tu n'as point eu de secret pour ton Théophane, ni moi pour ma Mélanie. Quand, éco lier, je quittais, chaque année, le foyer paternel pour le collège, c'est toi qui préparais mon trousseau et adoucissais par tes tendres paroles la tristesse des adieux: toi qui partageais plus tard mes joies si suaves de séminariste; toi qui as secondé par tes ferventes prières ma vocation de missionnaire. C'est avec toi, chère Mélanie,

 

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que j'ai passé cette nuit du 26 février 1851, qui était notre dernière entrevue sur la terre, dans des entretiens si sympathiques, si doux, si saints, comme ceux de saint Benoît avec sa sainte soeur. Et quand j'ai eu franchi les mers pour venir arroser de mes sueurs et de mon sang le sol annamite, tes lettres, aimables messagères, m'ont suivi régulièrement pour me consoler, m'encourager, me fortifier. Il est donc juste que ton frère, à cette heure suprême qui précède son immolation, se souvienne de toi, chère soeur, et t'envoie un dernier souvenir.

Il est près de minuit : autour de ma cage de bois sont des lances et de longs sabres. Dans un coin de la salle un groupe de soldats jouent aux cartes, un autre groupe joue aux dés. De temps en temps les sentinelles frappent sur le tam-tam et le tambour les veilles de la nuit. A deux mètres de moi une lampe projette sa lumière vacillante sur ma feuille de papier chinois, et me permet de te tracer ces lignes. J'attends de jour en jour ma sentence. Peut-être demain je vais être conduit à la mort. Heureuse mort, n'est-ce pas? Mort désirée qui conduit à la vie... Selon toute les probabilités, j'aurai la tête tranchée : ignominie glorieuse dont le ciel sera le prix. A cette nouvelle, chère soeur, tu pleureras, mais de bonheur. Vois donc ton frère, l'auréole des martyrs couronnant sa tête, la palme des triomphateurs se dressant dans sa main ! Encore un peu, et mon âme quittera la terre, finira son exil, terminera son combat. Je monte au ciel, je touche la patrie, je remporte la victoire. Je vais entrer dans ce séjour des élus, voir des beautés que l'oeil de l'homme n'a jamais vues, entendre des harmonies que l'oreille n'a jamais entendues, jouir de joies que le coeur n'a jamais goûtées. Mais auparavant il faut que le grain de froment soit moulu, que la grappe de raisin soit pressée. Serai-je

 

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un pain, un vin selon le goût du Père de famille? Je l'espère de la grâce du Sauveur, de la protection de sa Mère Immaculée : et c'est pourquoi, bien qu'encore dans l'arène, j'ose entonner le chant de triomphe, comme si j'étais déjà couronné vainqueur.

Et toi, chère soeur, je te laisse dans le champ des vertus et des bonnes oeuvres. Moissonne de nombreux mérites pour la même vie éternelle qui nous attend tous deux. Moissonne la foi, l'espérance, la charité, la patience, la douceur, la persévérance, une sainte mort l...

Adieu , Mélanie! Adieu, soeur chérie. Adieu !

 

Ton frère,

J.-THNE VÉNARD ,

Miss. apost.

 

J. M. J.

 

20 janvier 1861.

 

Mon bien cher Henri,

 

Je veux aussi t'écrire quelques lignes d'amitié fraternelle. Tu étais bien jeune encore, quand tu m'as fait tes derniers adieux, et tu ignorais ce qu'était le courant des idées mondaines. Ah! le coeur de l'homme est trop grand, pour que les joies factices et passagères d'ici-bas le satisfassent : tu ne chercheras donc pas le bonheur là où le bonheur n'est pas.

Mon cher Henri, n'use pas ta vie dans les inutilités du monde. Tu as maintenant vingt-neuf ans, c'est l'âge d'homme; sois donc un homme. Résister aux penchants de la chair et l'asservir à l'esprit, se tenir en garde contre les pièges du démon et les pratiques du

 

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monde, observer les préceptes de la religion, voilà être un homme. Ne pas faire cela c'est être moins qu'un homme. — Je t'écris ces mots à une heure solennelle: dans quelques heures, au plus dans quelques jours, je vais être mis à mort pour la foi en Jésus-Christ. — Oui, mon Henri, sur le point de quitter la terre j'ai la confiance que tu aimeras toujours le Dieu de tes jeunes années. C'est le Dieu de tes pères, le Dieu de ceux qui t'ont donné le jour, le Dieu de tes frères et soeur et de tous tes amis. C'est le Dieu que les plus grands esprits dont l'humanité s'honore, ont adoré et servi; c'est le Dieu tout bon et tout clément, le Dieu qui nous aide à faire le bien, à éviter le mal, le Dieu qui, un jour, nous récompensera ou nous punira éternellement.

Lis et relis ces lignes bien souvent. C'est ton meilleur ami, ton frère Théophane qui les a écrites. Je te lègue en mourant notre bon père : sois un bon fils, et alors tu seras aussi un bon frère. Oui, sois un bon fils, un bon frère, un bon chrétien, à la vie et à la mort. Adieu, frère ; viens me retrouver au ciel

Celui qui t'aime,

 

Ton frère affectionné,

J.-THNE VÉNARD,

Miss. apost.

 

 

J. M. J.

 

20 janvier 1861.

 

Mon bien-aimé,

 

Si je ne t'écrivais pas quelques mots particuliers, tu serais jaloux, et, je l'avoue, d'une jalousie rationnelle; tu le mérites bien, toi qui m'as écrit tant de lettres aussi

 

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intéressantes et aimables que longues. — Il y a bien longtemps que j'ai reçu de tes nouvelles; maintenant, sans doute, tu es prêtre, et qui sait? peut-être missionnaire! Quoi qu'il en soit, quand tu recevras cette petite missive, ton frère ne sera plus de ce mauvais monde, totus in maligno positus (1). Il l'aura quitté pour un autre monde meilleur, où tu devras t'efforcer de le rejoindre un jour; ton frère aura eu la tête tranchée, il aura versé tout son sang pour la plus noble des causes, pour Dieu. Il sera mort martyr!... C'a été là le rêve de mes jeunes années. Quand, tout petit bonhomme de neuf ans, j'allais paître ma chèvre sur les coteaux de Bel-Air, je dévorais des yeux la brochure où sont racontées la vie et la mort du Vénérable Charles Cornay, et je me disais : Et moi aussi je veux aller au Tong-King, et moi aussi je veux être martyr. O admirable fil de la Providence, qui m'avez conduit parmi le labyrinthe de cette vie jusqu'au Tong-King, jusqu'au martyre ! Bénis et loue avec moi, cher Eusèbe, le Dieu bon et miséricordieux, qui a pris si bien soin de sa chétive créature. Attraxit me, miserans mei (2).

Cher Eusèbe, j'ai aimé et aime encore le peuple annamite d'un amour ardent. Si Dieu m'eût donné de longues années, il me semble que je me serais consacré tout entier, corps et âme, à l'édification de l'Église tongkinoise. Si ma santé, faible comme un roseau, ne me permettait pas de grandes oeuvres, j'avais du moins le coeur à la besogne. Disons : l'homme propose, et Dieu dispose. La vie et la mort sont dans sa main; pour nous, s'il nous donne la vie, vivons pour lui; s'il nous donne la mort, mourons pour lui.

Toi, cher frère, encore jeune d'années, tu restes après

 

1 Tout entier plongé dans le mal.

2 Il m'a, attiré à lui, me prenant en pitié.

 

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moi sur la mer de ce monde, naviguant au milieu des écueils. Conduis bien ton navire. Que la prudence soit ton gouvernail, l'humilité ton lest, Dieu ta boussole, Marie Immaculée ton ancre d'espérance. Et malgré les dégoûts et les amertumes, qui comme une mer houleuse inonderont ton âme, ne laisse jamais submerger ton courage; mais, comme l'arche de Noé, surnage toujours sur les grandes eaux... Ma lampe n'éclaire plus.

Mon frère, mon Eusèbe, adieu jusqu'au jour où tu viendras me retrouver au ciel !

Ton frère tout affectionné,

J.-THNE VÉNARD ,
Miss. apost.

 

Suite de la relation de M. Theurel.

 

Le 1er février, M. Vénard m'écrivait encore une petite lettre qui ne me parvint qu'après son martyre. Il me disait entre autres choses :

Cher Seigneur, les jours de mon pèlerinage se pro-longent. Le mandarin-préfet est étonné que ma sentence ne soit pas encore arrivée... Toutes les dépêches passent devant moi; à chaque fois, je demande si c'est mon arrèt de mort; chaque fois le postillon me donne une réponse négative. Je salue chaque aurore qui se lève comme l'aurore de l'éternité; mais l'éternité ne s'ouvre point. Suivant la raison et suivant mon coeur, je salue la mort chaque jour; mais, si j'en croyais les pressentiments, je n'ai point de réponse de mort : j'aurais même le pressentiment du contraire, si je ne le repoussais comme une embûche du démon... Adieu Seigneur d'Acanthe ! Sera-ce ce dernier? Adieu ! que la volonté de Dieu s'accomplisse, et non la mienne!

 

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Cet adieu devait être réellement le dernier. Dans la nuit du 1er au 2 février, la sentence si désirée arriva enfin ; mais M. Vénard n'en sut rien. Le 2, au matin, il déjeuna comme d'habitude, puis sortit au jardin. La veuve Nghiên, l'y ayant suivi, lui dit « Père, vous devez être exécuté aujourd'hui. » Et comme votre frère refusait d'y croire, pensant qu'il devait être conduit à la capitale, elle répliqua : « C'est certain, Père, l'on vous exécute aujourd'hui; déjà les éléphants sont prêts, les soldats sont rangés en ordre; dans un instant, vous allez être conduit à la mort. » M. Vénard crut alors à l'authenticité de cette nouvelle, et revint à sa cage pour distribuer à son entourage son petit mobilier. Sur ces entrefaites arriva une vieille demoiselle, appelée Yin, qui apportait le saint-sacrement au prisonnier de Jésus-Christ. C'était pour la quatrième fois que le Père Thinh lui envoyait le pain des forts, sans savoir que le dernier jour du martyr était venu. Cette pieuse fille, voyant que les instants étaient courts, pénètre à travers la foule des soldats jusqu'à la cage de M. Vénard, et réussit à lui mettre en main la petite boîte contenant le saint-sacrement. Mais c'était trop de hardiesse. Aussitôt que le Missionnaire a reçu la précieuse boîte, les soldats se précipitent sur lui, la lui arrachant de vive force, et la remettent à un capitaine. M. Vénard, effrayé du danger de profanation où se trouvait le corps de Notre-Seigneur, appelle au secours la veuve Nghiên, en disant : « Ils m'ont enlevé mon viatique ! » L'intrépide veuve court au capitaine qui tenait la boîte, lui représente qu'elle contient non un poison pour accélérer la mort et devancer le coup de sabre, mais un aliment mystérieux pour le passage de cette vie à l'autre, et ajoute d'un ton assuré : « Si vous osez toucher au viatique de mon Père, vous et toute votre famille mourrez de mort subite. » Le capitaine, ne sachant trop que penser de

 

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tout cela, rendit timidement la boîte à la veuve, qui à cause du tumulte ne put la livrer à M. Vénard. Elle la remit à la demoiselle Xin, qui la rapporta sans autre accident au Père Thinh.

« Tandis que ces choses se passaient, les mandarins faisaient appeler le confesseur de la foi pour lui signifier sa sentence et l'envoyer à la mort. M. Vénard s'était fait préparer, pour ce jour de noce, un habit de coton blanc et un autre de soie noire, qu'il ne porta que ce jour-là. S'en étant revêtu, il se présenta devant les mandarins, et lorsqu'il eut entendu sa sentence, il prit la parole et fit un petit discours. C'était une déclaration formelle qu'il n'était venu en ce pays que pour y enseigner la vraie religion, ajoutant qu'il allait mourir pour la même cause. Il terminait en disant aux mandarins : « Un jour nous nous reverrons au tribunal de Dieu. » Le mandarin de la justice répondit : « Pas d'insolence! » Et le convoi se mit en marche vers le lieu de l'exécution. Il se composait de deux éléphants et de deux cents soldats commandés par un lieutenant-colonel. M. Vénard entonna des chants latins qu'il prolongea jusqu'à la sortie de la ville. Le lieu de l'exécution en était éloigné d'environ une demi-heure. Lorsqu'on y fut parvenu, les soldats formèrent un grand cercle, en dehors duquel furent refoulés tous les curieux à l'exception de la veuve Nghiên, qui obtint de rester dans l'intérieur jusqu'au dernier moment.

M. Vénard, le visage tranquille et joyeux, promena ses regards sur toute la foule, y cherchant sans doute le Père Thinh, pour recevoir de lui une dernière absolution; mais ce Père, n'ayant pu être informé à temps, ne s'était pas transporté à ce suprême rendez-vous. Votre frère ayant donné ses sandales à la veuve Nghiên, s'assit sur une natte. Alors on lui ôta sa chaîne, en faisant sauter, au moyen d'un marteau et d'un coin de

 

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fer, les clous qui fermaient les anneaux du cou et des pieds; et en ce moment les soldats repoussèrent la veuve Nghiên elle-même en dehors de l'enceinte.

Le bourreau était un bossu appelé Tûè, ancien soldat, présentement comédien, et qui avait déjà décapité quatre de nos prêtres, le 25 mars 1860. Il avait sollicité cette- triste fonction pour avoir les dépouilles du martyr. II commença par lui demander, comme à un criminel ordinaire, ce qu'il lui donnerait pour être exécuté habilement et promptement; mais il reçut pour toute réponse ces paroles : « Plus ça durera, mieux ça vaudral... » Cependant, voyant que M. Vénard était vêtu d'habits propres et neufs, il voulut s'en emparer avant qu'ils fussent souillés de sang. Il pria donc sa victime de s'en dépouiller; et comme cette première invitation demeurait sans effet, il usa de ruse et dit à M. Vénard : « Vous devez être lâng-tri, c'est-à-dire avoir les membres coupés à toutes les jointures et le tronc fendu en quatre. » Alors le missionnaire, soit qu'il crût à ce mensonge, ce que je ne pense pas, soit pour en finir avec les importunités de ce bossu impitoyable, soit plutôt au souvenir de Notre-Seigneur qui, avant d'être crucifié, éprouva le même traitement, se dépouilla de tous ses vêtements, à l'exception du pantalon. Après quoi on lui lia fortement les coudes derrière le dos, pour l'obliger à tenir la tête élevée et à présenter le cou au sabre fatal; ensuite il fut attaché à un pieu de bambou assez mal affermi. Dans cette position et au signal donné, M. Vénard reçut le premier coup qui ne fut que comme un coup d'essai et ne coupa guère que la peau. Le deuxième coup, mieux appliqué, trancha presque entièrement la tête et renversa à la fois le martyr et le pieu. Le bourreau, voyant son sabre ébréché, en prit un autre et donna encore trois autres coups, après lesquels, ayant saisi la tête par l'oreille, il l'éleva pour la faire

 

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voir au lieutenant-colonel qui présidait l'exécution. Celui-ci, ayant commandé aux officiers municipaux de l'endroit de faire bonne garde, pendant les trois jours que devait durer l'exposition de la tête, fit sonner immédiatement la retraite et ramena ses soldats à la ville. Pendant ce temps, la veuve Nghiên et plusieurs autres femmes chrétiennes se lamentaient comme à la mort de leur premier-né. Aussitôt que les troupes eurent laissé le champ libre, ces femmes et toute la foule se précipitèrent sur le corps, pour tremper dans le sang du martyr des étoffes et du papier; et l'on y mit une telle ardeur, qu'il ne resta pas un brin d'herbe sur le lieu du supplice.

L'exécution n'avait pas eu lieu à l'endroit ordinaire : le grand mandarin avait ordonné que le missionnaire fût décapité sur le bord du fleuve, afin qu'on fût plus à portée d'y jeter la tête après l'exposition. C'est pourquoi une partie des curieux avait fait fausse route, et avec eux un païen de nos amis, qui s'était chargé de l'ensevelissement du martyr : aussi, bien que l'exécution ait eu lieu de 8 à 9 heures du matin, le corps cependant demeura étendu sur le sable et recouvert d'une natte jusque vers midi. Alors seulement, la bière ayant été rapportée du côté du fleuve, on se mit en devoir de procéder à la sépulture. Outre la famille de ce brave païen appelé Huông-Da, il y avait là la veuve Nghiên, qui n'avait pas quitté le corps un seul instant, puis un ancien maire chrétien du village de Dông-tri, appelé Ly-Vûng, c'est-à-dire Maire-le-Solide, et un batelier du Tong-King méridional, aussi chrétien. Ce dernier eut la délicatesse de revêtir le martyr de son propre habit dont il se dépouilla lui-même pour cet effet. Le corps fut ensuite enveloppé de toile de coton, puis lié solidement avec trois bandelettes, par lesquelles on avait le dessein de l'enlever les jours suivants, et l'on se contenta

 

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d'enterrer le cercueil à un pied de profondeur pour la même raison.

Restait la tête, qui immédiatement après l'exécution avait été mise dans une petite caisse de bois, et élevée au bout d'une perche. Le maire Ly-Vûng, dont j'ai parlé, ayant confectionné une boîte toute semblable, essaya de la substituer à celle qui renfermait cette précieuse relique; mais il fut impossible de surprendre la vigilance des gardes. Il fallut songer à d'autres expédients. On parla au greffier qui devait présider à la projection de la tête au fleuve, et on lui promit une barre, s'il nous permettait de la jeter à notre façon. L'on fit aussi quelques promesses aux officiers municipaux du lieu, et l'on attendit la fin du troisième jour, qui était le 4 février. Notre greffier, qui avait bonne envie de gagner une barre, ne se présenta qu'à la noire nuit. C'était pour faciliter l'escamotage. Mais Dieu permit qu'un autre personnage vînt se mettre en travers : ce fut le petit mandarin du bailliage, jeune loup de vingt-trois ans, qui, fort de son origine royale, ne se donne d'autre souci que de dévorer son peuple. Il  envoya un homme de sa maison pour assister à la projection de la tête.

Le chef de patrouille Huong-Moï avait piqué à l'oreille droite un hameçon avec deux cents pieds de ficelle et un petit flotteur, recommandant au maire de l'endroit de jeter le tout au fleuve : le lendemain, la vue du flotteur eût fait trouver la tête sans difficulté. Mais le maire voulut faire quelque chose de mieux. A peine quelques coups de rame avaient mis au large la barque qui portait la tête et tous ces différents personnages, que le maire en question jeta le précieux chef à l'eau, mais sans lâcher la ficelle qu'il attacha à la barque. L'homme du mandarin du bailliage se fâcha de ce qu'on ne lui avait pas fait voir la tête avant de la jeter, et,

 

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soupçonnant de la supercherie, il éclata en menaces. Cependant la barque, après avoir décrit un long circuit, revint à son point de départ, et la tête la suivait encore sous l'eau. L'on n'était plus qu'à quelques pas du rivage, lorsque quelqu'un s'écria que le mandarin du bailliage arrivait pour visiter la.barque, ce qui n'était pas. A ce cri, le maire, auparavant présomptueux, se trouble; il agite violemment la ficelle dans l'intention de se débarrasser de la tête, qui effectivement se détache et roule au fond du fleuve. L'on fit, les jours suivants, toutes les recherches possibles, mais sans résultats, Dieu ne voulant pas que personne pût vanter en cette affaire son habileté et sa prudence. Mais il nous réservait une bien douce consolation.

Le 15 février au matin, des païens, amis du maire Ly-Vûng, descendant le fleuve en barque, aperçurent à fleur d'eau quelque chose d'extraordinaire qui se présentait tantôt noir, tantôt blanc. S'en étant approchés, ils recueillirent dans leur barque le chef si regretté de notre cher martyr; c'était environ à quatre lieues de l'endroit de l'exécution. Le maire Ly-Vûng, averti par ces païens, vint recevoir la tête, la porta dans sa mai-son, et donna la nouvelle au Père Thinh, qui alla faire lui-même la reconnaissance de la relique, la mit dans un sac de toile et la déposa dans un vase de terre qui fut ensuite soigneusement goudronné. Le Père étant venu m'informer de cette heureuse trouvaille, je me fis apporter le précieux dépôt que je reçus le 24 février. J'ouvris le vase en présence d'un prêtre, d'un diacre, d'un sous-diacre, d'un clerc minoré et d'un chef de famille chrétien. Je pris le sachet blanc qui avait renfermé la tête pendant neuf jours; je détachai aussi de l'oreille droite l'hameçon que le chef de patrouille Huong-Moï y avait fixé ; il était largement ouvert comme par le fait d'une secousse violente; il restait

 

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environ un pouce de ficelle. L'aspect des chairs au-dessous de l'oreille gauche semblait dénoncer que plusieurs coups de sabre avaient comme haché cet endroit. Les cheveux commençaient à se détacher, j'en coupai cinq ou six mèches avec des ciseaux. Je tournai et retournai seul de mes mains ce chef bien-aimé ; puis je le replaçai dans son urne et le fis enterrer dans une maison voisine qui m'en avait fait la demande avec beaucoup d'instance. Mon dessein était de réunir dans ce temps-ci les membres à la tête; mais il ne me fut pas possible de le faire commodément : alors je me contentai de les faire enterrer dans un lieu sûr, où ils reposeront jusqu'à la paix de la religion.

 

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MARTYRE DE Mgr BERNEUX, DE MM. DE BRETENIÈRES, BEAULIEU, DORIE, POURTHIÈ, PETITNICOLAS, Mgr DAVELUY, MM. AUMAITRE, HUIN ET PLUSIEURS INDIGÈNES A SÉOUL (CORÉE), LES 8, 10, 11, 26 ET 30 MARS 1866

 

Au commencement du mois de juin 1865 quatre jeunes missionnaires abordaient en Corée. C'étaient M. Just de Bretenières, du diocèse de Dijon; M. Beaulieu, du diocèse de Bordeaux ; M. Dorie, du diocèse, de Luçon ; M. Huin, du diocèse de Langres. Le 19 novembre, Mgr Berneux, vicaire apostolique de Corée, écrivait au supérieur du Séminaire des Missions Etrangères : « ... Ils étudient la langue de toutes leurs forces, et, au printemps prochain, ils commenceront à travailler ; mais, de grâce, ne vous en tenez pas là. Envoyez-nous le plus de renfort que vous pourrez. Pour nous mettre un peu â l'aise, il faudrait que d'ici à deux ans nous reçussions dix nouveaux confrères, et nous serons tous très occupés... » Il ajoutait en post-scriptum : « Quoique proscrits, notre position est bonne, et je crois que, l'an prochain, nous serons encore plus à l'aise. » Cet optimisme n'était pas partagé par Mgr Daveluy, par M. Féron et par M. Pourthié, qui se rendaient un compte plus exact de la situation du christianisme en Corée.

Après la Noël de 1865, les missionnaires recommencèrent la visite de leurs chrétientés respectives. Dans les provinces septentrionales , Mgr Berneux baptisa jusqu'à huit cents adultes dans quatre stations seulement ; mais ce succès ne pouvait demeurer secret. Dans les provinces de Hong-haï, de Pieng-an, de Kieng-Sang, les affaires prenaient une tournure menaçante, et dès le mois de janvier on apprenait le martyre de deux chrétiens coréens, François -Xavier Tsieun et Jean Ni.

Depuis plusieurs années, les Russes faisaient en Tartarie des

 

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progrès inquiétants pour la Corée. D'annexions en annexions, ils étaient arrivés jusqu'à la frontière nord de la province de Ham-kieng, dont un petit fleuve seulement les sépare. En janvier 1866, un navire russe se présenta à Ouen-san, port de commerce sur la mer du Japon et de là adressa au gouvernement coréen une lettre par laquelle il demandait d'une manière assez impérative la liberté de commerce et le droit pour les marchands russes de s'établir en Corée. En même temps, assure-t-on, quelques troupes passaient la frontière du Ham-kieng pour appuyer cette réclamation. Suivant l'usage asiatique, on les paya de paroles. On leur répondit que la Corée, étant vassale de la Chine, ne pouvait traiter avec aucune autre nation sans la permission de l'empereur, et qu'on envoyait immédiatement à cet effet un ambassadeur extraordinaire à Péking.

Cependant l'émoi était grand à la cour, et les ministres ne cachaient point leurs perplexités. Quelques nobles de Séoul, chrétiens assez tièdes d'ailleurs, et dont les familles avaient été disgraciées pendant les persécutions antérieures, crurent trou-ver dans cette démarche des Russes une occasion excellente d'obtenir la liberté religieuse pour leurs coreligionnaires, et de s'acquérir en même temps une grande renommée d'habileté et de patriotisme. C'étaient Thomas Kim Kei-ho, Thomas Hong Pongtsiou, le maître de la maison qui servait de résidence habituelle au vicaire apostolique, et Antoine Ni. Ils composèrent entre eux une lettre, pour expliquer que l'unique moyen de résister aux Russes était de faire une alliance avec la France et l'Angleterre, ajoutant que rien ne serait plus facile, par le moyen des évêques européens présents en Corée. Cette pièce, rédigée avec toute la maladresse qu'on pouvait attendre de gens aussi peu instruits, fut présentée au régent par le beau-père de sa fille, nommé Tio Kei-tsin-i. Le régent la lut et la relut, puis, sans rien dire, la plaça sous sa cuisse. (En Corée on est toujours assis à terre, Ies jambes croisées.) Ce silence de mauvais augure terrifia Thomas Kim, qui alla aussitôt se cacher en province.

Deux jours après la fuite de Thomas Kim, la nourrice du roi, Marthe Pak, alla trouver la femme du régent qui lui dit : « Pourquoi reste-t-on ainsi dans l'inaction? Les Russes

 

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entrent en Corée, s'emparent du pays, et l'évêque, qui sans doute pourrait empêcher ce malheur, s'en va faire la visite des provinces quand on a tant besoin de lui ici. Qu'on fasse une nouvelle lettre à mon mari ; elle réussira, je vous l'assure, et ensuite rappelez aussitôt l'évêque. »

Marthe courut rapporter ces paroles à Thomas Hong, qui appela de suite le mandarin Jean Nam, lui exposa la situation et le supplia de composer une nouvelle lettre. Jean Nam était un chrétien très instruit, qui avait enseigné la langue coréenne à plusieurs missionnaires, entre autres à M. Ridel. Il résidait alors au palais, donnant des leçons de chinois au fils d'un grand personnage de la cour. Il consentit à dresser une nouvelle requête, et alla lui-même la présenter au régent, qu'il trouva entouré de cinq ou six grands mandarins. Le régent lut la lettre avec beaucoup d'attention et se contenta de répondre :

« C'est bien ; allez en parler au ministre. »

Le lendemain, il fit appeler de nouveau Jean Nam, et s'entretint longuement avec lui de la religion chrétienne. Il reconnut que tout était beau et vrai dans cette doctrine.

Seulement, ajouta-t-il, il y a une chose que je blâme : pour-quoi ne faites-vous pas de sacrifice aux morts?»

Puis, changeant brusquement l'entretien :

« Êtes-vous bien sûr, dit-il, que l'évêque puisse empêcher les Russes de prendre la Corée ?

            — Certainement, répondit Jean.

            — Où est-il? Est-il à la capitale?

            — Non, il est absent depuis quelques jours.

            — Oh! Il sera allé dans la province de Hoang-haï visiter les chrétiens.

            — Il y est , en effet.

— Eh bien ! faites-lui savoir que je serais bien aise de le voir.

Jean Nam sortit, et raconta à diverses personnes l'entretien qu'il venait d'avoir. Le bruit que l'heure de la liberté religieuse allait enfin sonner se répandit partout. Les chrétiens, ivres de de joie, parlaient déjà de bâtir à Séoul une grande église, digne de la capitale du royaume. Thomas Kim revint en toute hâte à Séoul, et s'étonna fort que personne, après le désir

 

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manifesté par le régent, ne fût encore allé chercher le vicaire apostolique et son coadjuteur. On lui répondit que l'argent manquait pour faire de si longs voyages, car ils se trouvaient tous deux à environ six journées de chemin de la capitale : Mgr Berneux au nord, et Mgr Daveluy au midi. Tio Kei-tsin-i, le beau-père du régent, leva la difficulté; il fournit soixante-dix francs pour les frais du voyage, une de ses chaises et deux porteurs. Thomas Kim partit alors pour avertir Mgr Berneux, et Antoine Ni s'en alla chercher Mgr Daveluy. Celui-ci arriva à Séoul le 25 janvier, et Mgr Berneux quatre jours plus tard. Le 31, Jean Nam se présenta chez le régent pour l'informer de la présence des évêques. Il fut reçu assez froidement, et avant qu'il pût ouvrir la bouche, le régent lui dit :

« Comment, vous êtes encore ici ! Je vous croyais descendu en province pour aller rendre visite à votre père.

— Je dois y aller, en effet, Excellence, mais j'ai dû rester à la capitale pour l'affaire importante que...

— Oui, oui, interrompit le régent, je sais; mais rien ne presse maintenant, nous verrons plus tard. Et puisque vous allez voir votre père, consultez-le un peu sur tout cela. »

Le père de Jean, nommé Augustin Nam, était un vieillard de quatre-vingt-quatre ans, excellent chrétien. En apprenant de la bouche de son fils ce qui s'était passé, il lui dit :

« Tu as fait l'oeuvre d'un sujet dévoué, mais il t'en coûtera certainement la vie. Quand on te fera signer ta condamnation à mort, ne manque pas d'en effacer toute expression injurieuse à la religion. »

L'accueil que le régent avait fait à Jean Nam inspira quelques inquiétudes. Mgr Berneux, voyant qu'on différait l'entrevue, sous prétexte de la proximité du jour de l'an coréen, regretta d'avoir interrompu inutilement sa visite pastorale, et après quelques jours de repos il alla donner les sacrements dans les chrétientés voisines de Pou-piang et de In-tsien. Il y passa trois jours, et rentra chez lui le 5 février. Mgr Daveluy, de son côté, était retourné au Naï-po, pour reprendre ses travaux habituels. Cependant Mgr Berneux ne voulut pas s'éloigner de la capitale, et depuis le 5 il ne sortit de sa maison que pour aller deux ou trois fois, à cinq minutes de distance, chez le catéchiste

 

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Marc Tieng, donner la confirmation et les autres sacrements à quelques néophytes des provinces septentrionales. Il attendait les événements, et, malgré tout, l'espérance dominait dans son coeur, comme on peut le voir par le billet suivant qu'il écrivait à M. Féron, le 10 février.

« Je ne sais si, dans ma dernière lettre, je vous ai prié d'acquitter une messe pour la paix du royaume et l'heureuse conclusion des affaires qui occupent tous les esprits. Dans le cas où je ne l'aurais pas fait, je vous le demande maintenant. C'est la mère du roi, — n'en dites rien à personne, — qui désire que chaque missionnaire célèbre une messe à ces intentions... Oui, il y a une anguille sous roche, mais elle ne se hâte pas de sortir. Je m'attendais à une entrevue avec le régent, immédiatement après mon retour, puisqu'on me priait de revenir en toute hâte ; jusqu'à présent il n'y a rien encore. Je pense qu'elle aura lieu. Mais, dans tous les cas, nous avons fait un pas immense vers la liberté. Prions le Seigneur et notre bonne Mère de m'assister en ces graves circonstances. Recommandons aussi aux chrétiens d'être très circonspects. »

Hélas ! à ce moment-là même, sa mort, celle de tous ses con-frères, et la suppression définitive du christianisme en Corée, venaient d'être résolues. La cour, comme nous l'avons fait re-marquer, était presque toute composée d'ennemis acharnés de l'Evangile. Plusieurs fois déjà ils avaient inutilement demandé qu'on publiât de nouveau les édits de persécution. Ils attendaient une occasion favorable, et ils ne la laissèrent point échapper. Il n'était plus question des Russes : leur navire s'était, dit-on, retiré, leurs troupes avaient repassé la frontière, et la frayeur qu'ils avaient inspirée d'abord avait à peu près disparu. D'un autre côté, l'ambassade coréenne, partie pour Péking en décembre 1865, venait d'envoyer une lettre où il était dit que les Chinois mettaient à mort les Européens répandus dans l'Empire. Cette lettre arriva à Séoul dans les derniers jours de janvier; elle fut comme l'huile jetée sur le feu. Les quatre principaux ministres se mirent à désapprouver hautement la démarche du régent vis-à-vis des évêques. « Haine aux Européens ! » s'écriaient-ils; « pas d'alliance avec eux, ou c'en est fait du royaume ! A mort tous les barbares d'Occident ! à mort

 

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tous les chrétiens ! » Le régent rappela l'expédition franco-anglaise en Chine, le danger auquel on s'exposait, l'invasion possible de la Corée, etc. « Non, » lui répondit-on, « vaines frayeurs que tout cela ! N'avons-nous pas déjà tué plusieurs de ces Européens ! Qui a jamais cherché à venger leur mort ! Quel dommage en avons-nous éprouvé? » Ils faisaient allusion à Mgr Imbert, MM. Maubant et Chastan, martyrisés en 1839, peut-être aussi aux naufragés qui, à diverses époques, avaient été impitoyablement massacrés sur les côtes. Le régent, seul de son avis, se laissa-t-il convaincre par leurs raisons et entraîner par leur fanatisme? ou bien fut-il forcé de céder au torrent, pour ne pas risquer sa propre autorité et compromettre sa position? On ne le saura que plus tard, quand les missionnaires seront rentrés en Corée, et auront pu prendre des renseignements plus complets sur tout ce qui se passa à cette époque. Quoi qu'il en soit, il céda, et signa l'arrêt de mort de tous les évêques et prêtres européens.

 

BIBLIOGRAPHIE. — CH. DALLET, Histoire de l'Église de Corée, t. II, pp. 511-562. — M. D'HULST, Vie de Just de Bretenières, missionnaire apostolique, martyrisé en Corée en 1866, in-12, Paris, 1888. — F. G. DEYDON, Bernard-Louis Beaulieu, prétre de la Société des Missions Étrangères, mort pour la foi en Corée, le 8 mars 1866. Vie et correspondance, in-8°, Bordeaux, 1894.

 

MARTYRE DE DEUX ÉVÊQUES ET QUATRE PRÊTRES

 

Mgr Berneux attendait qu'il plût au régent de l'appeler, lorsque, le 14 février, des satellites se présentèrent chez lui, à deux reprises différentes, sous prétexte de percevoir une contribution pour le grand palais que le régent faisait bâtir. Cette double visite inspira des craintes à Thomas Hong; il chercha, sans la trouver, quelque cachette où l'on pût déposer les valeurs et objets précieux appartenant à la mission. L'évêque refusa de se choisir une retraite plus sûre. « C'est moi que l'on cherche, dit-il; si je me cache, on fera des

 

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perquisitions partout, et il en résultera une persécution générale. » Dans la nuit du 22 au 23 février, les satellites revinrent et, à l'aide d'une échelle, montèrent sur le mur et examinèrent toutes les dispositions intérieures de la maison. Cette échelle leur avait été fournie par le domestique de Mgr Berneux, le traître Ni Son-i, qui dénonça les autres missionnaires dont il connaissait la résidence. A 4 heures du soir, le 23 février, la maison fut envahie par une troupe de satellites, qui, courant droit à la chambre de l'évêque, le saisirent et le garrottèrent avec des cordes. Puis, voyant qu'il ne songeait nullement à faire résistance, ils le délièrent presque aussitôt, et le conduisirent au tribunal, entre deux soldats tenant chacun une manche de son habit. Six chrétiens demeurant dans la maison furent arrêtés en même temps ; au milieu du tumulte, deux ou trois autres parvinrent à s'échapper. Avant de suivre les satellites, Mgr Berneux déclara au chef de la troupe qu'il le rendait responsable devant le régent de l'argent qui se trouvait chez lui. Il y avait, en effet, une somme assez considérable, car, outre les économies que l'on faisait depuis quelque temps pour bâtir des chapelles, des écoles, etc., au premier jour de cette liberté qui semblait si prochaine, on venait de recevoir les allocations annuelles de la Propagation de la foi et de la Sainte-Enfance. Cet officier fit mettre les scellés sur toutes les portes, mais quatre jours plus tard le régent envoya piller la maison, et il n'en resta que les quatre murailles.

Après avoir comparu devant le grand juge du tribunal de droite, ainsi nommé parce qu'il se trouve à droite du palais où réside le roi, Me Berneux fut conduit au Kouriou-kan, ou prison criminelle, où sont enfermés pêle-mêle, sur la terre nue, les voleurs et les assassins appartenant aux basses classes. Mais le lendemain, ou

 

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surlendemain, on le transféra à la prison du Keum-pou, réservée aux nobles de condition élevée et aux criminels d'État. Cette prison est moins sale et moins obture que l'autre; il y a une espèce de plancher. Chaque détenu est placé dans une petite cellule qui n'a aucune communication avec les autres, et de peur que les prisonniers ne puissent se parler à travers les cloisons, on agite continuellement des clochettes suspendues dans toutes les directions, ce qui rend toute conversation à peu près impossible. Cette prison a trois grands compartiments, ceux de l'est et de l'ouest, pour les individus condamnés à l'exil ou à l'emprisonnement perpétuel, et celui du midi pour les condamnés à mort. C'est dans ce dernier que fut placé Mgr Berneux. Marthe Pak a raconté qu'en apprenant l'arrestation de l'évêque, la mère du roi manifesta la plus vive douleur, et fit entendre, en présence de son fils aîné, d'énergiques protestations. « Oui, criait-elle, tous les magistrats du royaume se sont réunis contre mon mari pour renverser le trône de mon jeune fils. Quel tort leur ont fait les prêtres de l'Occident? Quel tort leur a fait mon fils? les soldats européens viendront certainement le tuer ici pour venger leurs prêtres. » Mais on ne tint nul compte des larmes et des plaintes de la princesse, et, le 26, Mgr Berneux fut amené devant le tribunal, tous les ministres réunis.

Dans une cour spacieuse, formant un carré, s'élèvent d'un côté plusieurs tribunes où siègent les juges et d'autres mandarins. Au milieu de cette cour est une chaise solidement fixée, sur laquelle le prévenu est assis la face tournée vers les juges. Les pieds sont liés ensemble au-dessus de la cheville; le pantalon relevé laisse les jambes à découvert; une autre corde passée au-dessus des genoux les serre l'un contre l'autre ; enfin, les bras et les épaules sont tenus immobiles, attachés

 

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au dos de la chaise de telle sorte que le patient ne puisse, malgré toutes les tortures, faire aucun mouvement. A ses côtés, quatre, six ou huit bourreaux, debout sur deux lignes, sont armés des instruments de supplice. Le scribe chargé d'écrire les réponses et les dépositions est assis un peu en arrière, derrière un voile. Une compagnie de soldats (environ quatre-vingts) se tient à quelques pas, formant le demi-cercle et faisant face à la tribune des juges. D'autres soldats en plus grand nombre empêchent les curieux d'approcher de trop près. Pendant tout le temps que dure l'interrogatoire, les soldats qui sont auprès du patient font entendre un bruit sourd et cadencé de façon à couvrir ses paroles ou ses cris de douleur. Aux divers interrogatoires que Mgr Berneux eut à subir, deux soldats chrétiens, Jacques So In-kiei-mi et son parent, So Sieng-kiei-mi, se trouvaient être de service et placés assez près de lui. C'est par eux et par d'autres soldats employés chrétiens que l'on a connu les principales réponses des confesseurs et quelques détails sur leurs souffrances.

« Quel est votre nom? demanda le juge.

— Tjiang (c'était le nom coréen de Mgr Berneux). — Qu'êtes-vous venu faire en Corée?

— Sauver vos âmes.

— Depuis combien d'années êtes-vous dans ce pays?

— Depuis dix ans, et pendant ce temps j'ai vécu à mes dépens ; je n'ai rien reçu gratis , pas même l'eau ou le bois. »

Monseigneur faisait allusion aux calomnies des païens qui prétendaient que les missionnaires, manquant du nécessaire dans leur propre pays, ne venaient en Corée que pour s'enrichir.

« Si on vous met en liberté, et qu'on vous ordonne de retourner dans votre pays, obéirez-vous?

 

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            — Si vous m'y reconduisez vous-même de force, il faudra bien que j'y aille ; sinon , non.

            — Mais nous ne connaissons pas votre pays, comment donc pourrions-nous vous y reconduire? Votre réponse signifie que vous ne voulez point quitter la Corée.

            — Comme vous voudrez : je suis entre vos mains, et

je suis prêt à mourir. »

Le lendemain, 27, nouvel interrogatoire. Cette fois le régent était présent avec son fils aîné.

« Quel est votre pays?

— La France.

— Comment êtes-vous venu en Corée?

            — En barque.

            — Qui vous a amené?

— Hong Pong-tsiou. (Lui-même l'avait avoué peu auparavant.)

— Combien y a-t-il de prêtres en Corée?

            — Il y a neuf prêtres. (C'était le nombre indiqué par le traître Ni-son-i.)

— Quel est votre maître de maison?

            — Hong Pong-tsiou.

            — Combien avez-vous instruit de personnes?

            — Un grand nombre.

            — Où demeurent-elles?

— De tous côtés.

— Où sont les neuf autres prêtres?

— Je n'en sais rien.

— Si l'on vous dit de vous en aller, retournerez-vous dans votre pays?

— Non, à moins qu'on ne m'y reconduise de force.

— Apostasiez!

— Non, certes, je suis venu prêcher la religion qui sauve les âmes, et vous voudriez que je la renie !

— Si vous n'obéissez pas, vous serez frappé et mis à la torture.

 

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— Faites ce que vous voudrez ; assez de questions inutiles. »

L'effet suivit de près la menace. On fit subir au vénérable évêque, entre autres tortures, la bastonnade sur les jambes et la poncture des bâtons sur tout le corps principalement sur les côtes. Les os des jambes furent bientôt dégarnis de leur chair, mis à nu et horriblement contusionnés. Son corps n'était plus qu'une plaie. Le supplice terminé, on enveloppa les jambes avec du papier huilé et quelques morceaux de toile, et on le reconduisit en prison.

La même scène se renouvela à diverses reprises, les jours suivants ; mais les forces de Mgr Berneux étaient tellement épuisées et sa voix était devenue si faible, que les soldats chrétiens ne purent recueillir ses paroles. Thomas Hong, prisonnier lui-même, put faire parvenir à Mgr Daveluy un billet où se trouvaient ces mots : « Mgr Berneux est, toujours et partout, plein de dignité et de sainteté. »

La sentence de mort fut enfin porté en ces termes : « L'accusé Tjiang refusant d'obéir au roi, et ne voulant ni apostasier, ni donner les renseignements qu'on lui demande, ni retourner dans son pays, aura la tête tranchée après avoir subi les différents supplices. »

Quels furent ces supplices? On ne l'a pas su d'une manière bien précise. Une seule chose est certaine, c'est que, de tous les missionnaires martyrisés à cette époque, Mgr Berneux fut le plus souvent et le plus cruellement torturé, probablement parce qu'on savait qu'il était le grand chef des chrétiens.

Après quatre jours passés dans la prison du Keumpou, le confesseur fut transféré de nouveau dans la prison du Kou-riou-kan, ou prison criminelle ordinaire. C'est là qu'il vit arriver successivement les trois jeunes confrères qui, depuis plusieurs jours, avaient été, sans

 

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qu'il le sût, ses voisins de prison dans le Keum-pou, et avaient subi devant les mêmes juges des interrogatoires et des supplices analogues. C'étaient MM. de Bretenières, Beaulieu et Dorie. Voici les détails que l'on connaît sur leur arrestation :

M. de Bretenières demeurait à la capitale, à quelques minutes de l'habitation de Mgr Berneux, dans la maison du catéchiste Marc Tieng, vieillard de soixante-treize ans, et Paul Phi, neveu de Marc, était son professeur de coréen. Il avait fait dans cette langue des progrès assez rapides, grâce au grand nombre de caractères chinois qu'il avait appris pendant son séjour au Léaotong, et, dans les mois de janvier et février, il avait pu entendre près de quatre-vingts confessions. Le jour même de l'arrestation de Mgr Berneux, il s'était rendu dans un quartier assez éloigné, où il avait entendu deux confessions et béni un mariage. Le soir, en rentrant, il apprit que le vicaire apostolique venait d'être arrêté. On était à se demander ce que cela signifiait, car on ne croyait pas encore à la persécution. M. de Bretenières ne chercha point à fuir; il se contenta d'envoyer la nouvelle à Mgr Daveluy et aux autres confrères. Le 24, il célébra encore la sainte messe; ce fut pour la dernière fois. Le 25, de grand matin, la maison fut cernée par les satellites ; on prit le catéchiste Marc Tieng et on le conduisit en prison; Paul Phi était absent. On n'arrêta point le missionnaire ce jour-là; on laissa une douzaine de soldats pour le garder à vue. Le lendemain, 26, à l'aube, on le conduisit au tribunal. Deux soldats le tenaient chacun par l'une des manches de son habit; une corde rouge, dont on ne se sert que pour les grands criminels, lui liait légèrement les bras sur la poitrine. Aux questions du grand juge, il ne répondit que ces paroles : « Je suis venu en ce pays pour sauver des âmes. Je mourrai avec plaisir. » Pour le reste, il

 

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s'excusa sur son ignorance de la langue, car bien qu'il commençât à se faire entendre des chrétiens habitués au langage incorrect des nouveaux missionnaires, il ne pouvait évidemment ni comprendre les païens, ni être compris d'eux. En sortant du tribunal, il fut conduit au Kou-riou-kan, et le lendemain transféré au Keumpou, dans le même corps de bâtiment que Mgr Berneux, mais dans une cellule à part. Selon la coutume, il subit quatre autres interrogatoires. Le régent voulait lui poser lui-même quelques questions; il y renonça quand il vit la difficulté qu'il avait à s'exprimer. Comme Mgr Berneux, M. de Bretenières eut à subir plusieurs fois différents supplices, principalement la bastonnade sur les jambes et la poncture des bâtons ; on assure qu'après l'évêque c'est lui qui a été le plus maltraité. Au milieu des tourments, il semblait impassible; les yeux modestement baissés, il priait sans laisser échapper aucune plainte. Après quatre jours passés au Keumpou, il fut renvoyé au Kou-riou-kan, où il retrouva Mar Berneux, et put s'entretenir librement avec lui.

M. Beaulieu, qui, lui aussi , avait fait d'assez grands progrès dans la langue coréenne, demeurait dans une petite chrétienté à quelques lieues de la capitale. Il avait déjà pu donner les sacrements à un certain nombre de personnes, et, quelques jours avant la persécution, Mgr Berneux, l'ayant jugé capable de commencer l'exercice du saint ministère, lui avait assigné un petit district où il devait faire ses premières armes. Ses préparatifs de départ étaient terminés; quelques-uns de ses nouveaux chrétiens venaient d'arriver pour le conduire à son poste, lorsqu'il apprit l'arrestation du vicaire apostolique. Il résolut d'attendre un peu, et renvoya les chrétiens chez eux. Mais une partie des habitants du village où il demeurait, gens tièdes et timides, effrayés de ce qui venait d'arriver à la capitale, le prièrent de se

 

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réfugier ailleurs, disant que sa présence en ce lieu était connue de trop de monde, et que certainement il en résulterait pour eux de grands malheurs. Il céda à leurs craintes, et alla dans un autre village, à trois quarts de lieue de distance, chez un chrétien nommé Ni. La cachette semblait très sûre, mais le missionnaire fut trahi, et, le 27 février au matin, une bande de satellites vint droit à la maison de Ni, s'emparer de sa personne. La voix publique a toujours accusé de cette trahison le domestique de M. Beaulieu, nommé Tjiang, nouveau chrétien, baptisé seulement depuis deux ou trois ans, et qui n'était au service du prêtre que depuis quelques mois. Le fait cependant n'est pas absolument certain.

Après cette capture, les mêmes satellites se rendirent au village habité par M. Dorie, à une lieue et demie de distance. Sur les indications données par le traître Ni Son-i, M. Dorie, moins avancé que ses confrères dans l'étude de la langue coréenne, s'était fait avec beaucoup plus de facilité aux usages du pays, et était très aimé des chrétiens. Au premier bruit des événements, il avait ordonné à son domestique de prendre la fuite, et était demeuré seul dans la maison. Il fut arrêté à une heure de l'après-midi.

Le lendemain 28, les missionnaires, portés chacun sur une espèce de civière, les mains liées sur la poitrine avec le cordon rouge, et la tête coiffée du bonnet des grands criminels, furent conduits à la capitale. Ce bonnet, de couleur jaune, a de larges bords en toile qui, rabattus, couvrent la figure et le haut du corps, afin que l'on puisse ni voir ni être vu. C'est, dit-on, une précaution contre les troubles ou tentatives de révolte que pourrait provoquer l'arrestation de certains criminels dangereux. Devant les juges, MM. Beaulieu et Dorie expliquèrent en quelques mots le motif de leur présence en Corée, et leur ferme résolution de mourir pour Dieu;

 

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quant au reste, ils s'excusèrent de répondre parce qu'ils ne connaissaient pas assez la langue. Enfermés d'abord pendant quatre jours à la prison du Keum-pou, ils passèrent par les mêmes formalités, subirent les mêmes interrogatoires, et souffrirent les mêmes tortures que leurs confrères ; après quoi on les transféra au Kouriou-kan, où ils retrouvèrent Mgr Berneux et M. de Breteniéres.

Enfin se leva le jour du triomphe. Le 22 de la première lune, 8 mars, on les tira de leur prison pour les conduire à la mort. Une foule énorme, avide de voir les prêtres étrangers, s'était rassemblée à la porte du Kouriou-kan. Les uns regardaient curieusement leur visage et leur attitude ; la plupart riaient et leur prodiguaient de grossières insultes. « Ne riez pas et ne vous moquez pas ainsi, leur dit Mgr Berneux; vous devriez plutôt pleurer. Nous étions venus pour vous procurer le bonheur éternel, et maintenant, qui vous montrera le chemin du ciel? Oh! que vous êtes à plaindre ! » Les confesseurs furent placés chacun sur une longue chaise en bois, portée par deux hommes. Les jambes allongées et les bras étendus étaient liés solidement à la chaise ; la tête légèrement renversée était fixée par les cheveux. Au-dessus de la chaise, derrière la tête, une planche en bois portait, écrite des deux côtés, l'inscription suivante : « N... , rebelle et désobéissant, condamné à mort après avoir subi divers supplices. » Pendant le trajet, les porteurs s'arrêtèrent plusieurs fois pour se reposer. Alors Mgr Berneux s'entretenait avec ses jeunes con-frères, ou bien, jetant les regards sur la foule qui les suivait, il disait en soupirant : « Hélas! mon Dieu; qu'ils sont à plaindre ! »

A la capitale, il y a divers endroits désignés pour les exécutions. Quand on est pressé d'en finir, ou que le nombre des victimes est trop considérable, ou qu'on

 

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veut tenir la chose secrète on peut décapiter dans l'enceinte même du palais, ou sur deux ponts à quelques minutes de distance du tribunal, à l'intérieur de la ville. Mais, le plus communément, on conduit les condamnés à un quart de lieue en dehors de la porte de l'Ouest, à un endroit nommé Nei-ko-ri, c'est-à-dire : Rencontre des quatre chemins, et quand il s'agit de grands coupables, et qu'on veut donner au supplice le plus de notoriété possible, on se rend plus loin encore, sur une grande plage de sable, le long du fleuve, près du village de Sai-nam-to. C'est là que furent amenés les confesseurs.

Les quatre cents soldats qui les accompagnaient se rangèrent sur un demi-cercle, en face de la tente du mandarin dont l'escorte était également très nombreuse. On dépose les victimes à terre, au centre de ce cercle, au pied d'un grand mât sur lequel flotte un drapeau blanc, puis on les détache de leurs chaises et on les dépouille de tous leurs vêtements à l'exception d'un simple caleçon. Mgr Berneux est appelé le premier. Ses bras sont liés fortement derrière le dos; un bourreau replie l'une contre l'autre les deux extrémités de chaque oreille et les traverse, de haut en bas, par une flèche qui y demeure fixée. Deux autres bourreaux aspergent d'eau le visage et la tête, qu'ils saupoudrent ensuite de chaux; puis, passant deux morceaux de bois sous les bras, le soulèvent, et le montrent aux spectateurs en lui faisant faire huit fois le tour de la place, rétrécissant chaque fois le cercle qu'ils forment en marchant, de manière à ce qu'à la fin du huitième tour, ils se trouvent au milieu du terrain. La victime est alors placée à genoux, la tête inclinée en avant, retenue par les cheveux liés à une corde que tient un soldat. Les six bourreaux, brandissant de longs coutelas, tournent autour en exécutant une danse sauvage et en poussant

 

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des cris horribles ; chacun d'eux frappe comme et quand il veut. Au troisième coup, la tête du vénérable évêque roule sur le sol, et tous les soldats et satellites crient à la fois : « C'est fini ! » On ramasse aussitôt la tête, et selon l'usage on la place sur une petite table, avec deux bâtonnets, et on la porte au mandarin, pour qu'il puisse constater de ses propres yeux que c'est bien la tête du condamné. Les bâtonnets sont là pour saisir et retourner la tête, dans le cas où celui qui préside à l'exécution voudrait l'examiner de plus près, mais, ordinairement, on ne s'en sert pas. La tête est ensuite rapportée auprès du corps, et fixée par les cheveux à un poteau de quatre ou cinq pieds de haut, sous la planche où est écrite la sentence.

On répéta les mêmes cérémonies, et dans le même ordre, pour chacun des autres missionnaires. M. de Bretenières vint immédiatement après Mgr Berneux ; il fut suivi de M. Beaulieu, et à la fin, M. Dorie, après avoir vu trois fois passer sous ses yeux ces scènes sanglantes, consomma lui-même son glorieux martyre. Les corps restèrent exposés trois jours entiers, après quoi les païens de Sai-nam-to les enterrèrent tous ensemble dans une seule fosse. Quand une exécution a lieu, ce sont les proches parents ou les amis de la victime qui doivent recueillir ses restes; sinon, les habitants du village vers lequel l'exécuté avait les yeux tournés au moment de la mort, sont tenus de lui donner la sépulture. Les chrétiens de la capitale eussent bien voulu enterrer eux-mêmes leurs pasteurs, mais c'était absolument impossible alors ; ils ne purent satisfaire à ce pieux devoir que six mois plus tard.

Au moment même où Mgr Berneux et ses confrères recevaient à Saï-nam-to la couronne du martyre, le mandarin Jean Nam et Thomas Hong Pong-tsiou étaient exécutés à Nei-ko-ri. Jean, après avoir séjourné

 

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trois semaines chez son père, s'était mis en route pour revenir à Séoul. Il n'était plus qu'à deux lieues de la ville, lorsqu'il rencontra un chrétien, nommé Philippe Tjiang, qui lui apprit l'arrestation de l'évêque et des missionnaires et les poursuites dirigées contre lui. Le voyant pâlir à cette nouvelle, Philippe ajouta : « Je suppose qu'en présentant votre supplique au régent, vous avez fait d'avance le sacrifice de votre vie. Vous auriez tort de fuir ou de vous cacher : un mandarin ne se cache jamais quand les satellites viennent l'arrêter. » Jean, trop effrayé pour suivre cet avis, congédia les six hommes qui l'accompagnaient, arracha ses insignes de mandarin et se réfugia, trois lieues plus loin, dans une auberge du village de Tchoupei-te-ri. Le traître Ni-son-i parvint. à découvrir le lieu de sa retraite, et, avec quelques satellites, alla cerner l'auberge jusqu'à l'arrivée d'un petit mandarin de la capitale, qui fit l'arrestation selon les formes légales. Le 2 mars, Jean était enfermé dans la prison du Kem-pou. Devant les juges, il s'excusa d'avoir pris la fuite, sur ce que la religion ne veut pas qu'on s'offre de soi-même à la mort. Il protesta énergiquement contre l'accusation de rébellion, et soutint que la lettre même qu'on lui reprochait était un acte de dévouement à son pays et à son roi. Depuis plusieurs années, Jean, tombé dans la tiédeur, avait négligé de recevoir les sacrements; mais il répara sa faute par une courageuse confession de foi, et sa constance dans les tortures fut admirable. Plusieurs fois, il entrevit Mgr Berneux et les autres missionnaires prisonniers ; mais on ignore s'il put leur parler et se confesser.

La sentence de mort portée contre lui et contre Thomas Hong fut exécutée le 8 mars. Le cortège qui conduisait au supplice l'évêque et les missionnaires était à peine en route, que deux charrettes traînées chacune par un boeuf, s'arrêtaient devant la prison du

 

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Keum-pou. Sur chaque charrette était une croix grossière. Voici comment se font habituellement ces exécutions. Le condamné, les pieds placés sur un escabeau, est attaché à la croix par des cordes qui lui retiennent les bras et les genoux ; ses cheveux relevés sont fixés par une petite corde, et au sommet de la croix est placée la sentence. Aussitôt que la charrette a passé sous la porte de l'Ouest, et se trouve en dehors des murs, on retire l'escabeau, on aiguillonne le boeuf pour le faire courir à travers les pierres du chemin, et bientôt le malheureux patient, dont le corps est déjà à demi broyé par les tortures, se trouve si affreusement secoué qu'il perd connaissance. Arrivés au lieu de l'exécution, les bourreaux coupent les cordes, et laissent tomber à terre leur victime; puis ils la dépouillent de tous ses habits, lui lient les bras derrière le dos et lui placent la tête sur un billot de bois. Un soldat tient la tête par une corde attachée aux cheveux, et aussitôt que le bourreau a accompli son oeuvre, il la jette de côté. Les corps de Jean et de Thomas, après être restés trois jours exposés sur le lieu du supplice, furent traînés à quelque distance, dans les champs, où ils demeurèrent abandonnés pendant quinze jours entiers. Alors seulement quelques chrétiens courageux purent les recueillir et leur donner la sépulture. La famille de Jean Nam fut traitée comme une famille de rebelles. Sa femme et ses enfants en bas âge furent exilés à perpétuité dans des prisons différentes; son fils aîné, âgé de quatorze ans, et son vieux père furent incarcérés à Kong-tsiou, où on les laissa mourir de faim. Des doutes assez graves se sont élevés sur les dispositions de Thomas Hong au moment de sa mort. Il a été impossible de les éclaircir, faute de renseignements certains. Tout porte à croire qu'ils n'ont aucun fondement; néanmoins il est de notre devoir de les mentionner.

 

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Les têtes de Jean Nain et de Tomas Hong étaient encore attachées aux poteaux de Nei-ko-ri, et la place de l'exécution encore inondée de leur sang, lorsque, deux jours plus tard, le 10 mars, Pierre Tseng et Jean Tjieun vinrent à leur tour y cueillir la palme glorieuse.

Pendant le procès de Mgr Berneux, le grand juge, étonné du nombre de livres que les satellites avaient confisqués, demanda au traître Ni-Son-i d'où venaient tous ces livres. Celui-ci dénonça Pierre Tseng et son associé, imprimeur, Joseph Im, et aussitôt des satellites furent lancés à leur poursuite. Mais, en apprenant qu'on venait de saisir l'évêque, Pierre, prévoyant le danger qui le menaçait lui-même, s'était réfugié depuis deux jours dans une auberge à quelque distance. Les satellites, ne le trouvant pas, maltraitèrent cruellement sa femme, mais elle ne voulut point faire connaître la retraite de son mari. Puis, quoique la maison fût gardée la nuit par des soldats, elle parvint à s'échapper, laissant au logis un vieillard impotent, à qui Pierre fournissait gratuitement un gîte et la nourriture, un chrétien nommé Matthieu Ni, gravement malade, dont nous parlerons bientôt, et une jeune servante de quatorze ans. Les satellites, se voyant joués, saisirent cette enfant par les cheveux, et avec les plus terribles menaces la forcèrent de les conduire à l'auberge où Pierre était caché. Ils se jetèrent sur lui, l'accablèrent de coups de pied et de coups de poing, mirent en lambeaux son chapeau et ses vêtements, et le traînèrent devant le juge. L'aubergiste chrétien qui lui avait donné asile n'eut que le temps de s'enfuir avec sa femme; sa maison fut pillée, puis vendue.

Joseph lm, dénoncé en même temps que Pierre, demeurait dans le voisinage. Les satellites ne le trouvèrent point, car deux ou trois semaines avant la

 

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persécution, il avait vendu sa maison et son imprimerie à Jean Tjieun. Celui-ci fut arrêté à la place de Joseph Im et conduit au tribunal. Jean Tjieun, lors de la persécution de 1839, après être demeuré un mois entier dans la prison du Kou-riou-kan, avait eu la faiblesse de céder aux tortures et de racheter sa vie par l'apostasie. Après sa mise en liberté, les reproches de sa mère qui était une fervente chrétienne et l'impossibilité où il se trouvait de confesser son crime puisqu'il n'y avait plus de prêtres en Corée, le firent tomber dans un grand découragement. Il passa ainsi plusieurs années, conservant à peine quelques pratiques religieuses ; mais à l'arrivée du P. André Kim il se convertit, fit une confession générale, et par la ferveur de sa pénitence édifia grandement les chrétiens que sa chute avait scandalisés.

Pierre Tseng et Jean Tjieun subirent, à diverses reprises, les interrogatoires et les tortures accoutumées, c'est-à-dire la bastonnade sur les jambes et la poncture des bâtons. Pierre surtout eut horriblement à souffrir. Ils refusèrent de répondre à la plupart des questions qu'on leur adressait, et ne voulurent dénoncer personne. Pendant leur séjour au Keum - pou, ils virent plusieurs fois Mgr Berneux, mais on ne sait s'ils purent lui parler. On les conduisit au supplice attachés à des croix, comme on avait fait pour Jean Nam et Thomas Hong. Ils furent décapités de la même manière, et, selon la loi, on laissa les corps exposés pendant trois jours. La femme de Jean parvint, en donnant de l'argent aux satellites, à racheter le corps de son mari, et le fit enterrer auprès de sa mère sur la montagne No-Ko-san. Le corps de Pierre fut jeté dans les champs, pour y être la pâture des animaux immondes et des oiseaux de proie. Mais Dieu le garda, et, après quelques jours, les chrétiens purent le recueillir

 

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et l'ensevelir dans une même tombe avec Jean Nam, auprès du théâtre de leur commun triomphe.

Quelques mots maintenant de Mathieu Ni, que nous avons laissé gisant à terre, presque à l'agonie, dans la maison de Pierre Tseng. Il n'est mort ni en prison, ni sous le sabre du bourreau, et cependant il peut être compté comme une des premières victimes de la persécution.

Quand les satellites vinrent chercher Pierre, le pauvre malade ne cessait de crier du coin où il était étendu :

« Et moi aussi, je suis chrétien, prenez-moi!

— Que dit ce pauvre idiot? répondaient les satellites ; dans son délire il se débat avec les gens de sa secte. Pourquoi t'emmener? afin d'avoir la peine de t'enterrer? »

Les deux jours suivants, il se traîna plusieurs fois jusqu'au seuil de la porte, répétant d'une voix plaintive :

« Emmenez-moi, je suis chrétien. »

Mais personne n'était plus là pour s'occuper de lui et lui donner un peu de nourriture ; ses forces, épuisées par la maladie et par la faim, l'abandonnèrent tout à fait, et le matin du 1er mars il rendit à Dieu sa belle âme. Il était âgé de quarante-quatre ans, et il y avait un peu plus de quatre ans qu'il était baptisé. Le lendemain de sa mort, un païen qui passait dans la rue vit son cadavre, et par pitié l'emporta et l'ensevelit sur la montagne Ouai-a-ko-kaï, dans le lieu où furent transportés plus tard les corps de Mgr Berneux et des autres martyrs de Sai-nam-to.

 

Le jour même de l'exécution de Mgr Berneux et de ses compagnons, deux autres missionnaires étaient amenés à la capitale. C'étaient MM. Pourthié et Petit-nicolas arrêtés ensemble au séminaire de Pai-rong.

 

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Dès le 28 février, un courrier leur avait apporté le billet de M. de Bretenières qui annonçait l'arrestation de l'évêque, et, par ses récits, avait répandu la terreur chez les chrétiens du voisinage. Les missionnaires extrêmement surpris, ne pouvant croire tout d'abord à une persécution aussi soudaine, résolurent d'attendre avant de quitter leur poste. M. Pourthié rassura les néophytes, et leur dit de ne pas se presser d'enfouir en terre les divers objets de religion. La neige épaisse qui couvrait la vallée de Pai-rong et les montagnes environnantes semblait une garantie contre l'invasion subite des satellites. D'ailleurs M. Pourthié, depuis longtemps atteint d'une maladie de poitrine et de crachements de sang, était incapable de s'enfuir. Il écrivait, ce jour-là même, à un de ses confrères : « Je vous trace ces quelques lignes, étendu sur ma natte où les souffrances me tiennent cloué. Que faire dans ces étranges circonstances? S'il faut aller se cacher dans quelque caverne des montagnes, je ne m'en sens nullement la force. »

Le lendemain, plusieurs satellites de la capitale lancés à la poursuite du mandarin Jean Nam, ne l'ayant pas trouvé chez lui, couchèrent par hasard à une au-berge distante de Pai-rong de trois quarts de lieue seulement. Ils y rencontrèrent des satellites du district, qui connaissaient la présence des missionnaires dans le voisinage, sans cependant savoir exactement le lieu de leur résidence. Leur plan fut bientôt combiné, et tous ensemble se mirent en route. Sur le chemin, ils virent une vieille femme qui fuyait en pleurant. Ils eurent bientôt reconnu qu'elle était chrétienne, et l'ayant frappée de leurs bâtons, ils lui lièrent les mains derrière le dos, et la forcèrent de les conduire jusqu'au séminaire. Ils y arrivèrent sans que personne les eût aperçus et eût pu donner l'alarme; les deux prêtres furent arrêtés dans leur chambre. Tout d'abord on saisit aussi le

 

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vieux catéchiste Joseph Tjiang, qui était nominalement propriétaire de là maison. « Que voulez-vous faire de ce pauvre vieillard? » dit M. Pourthié aux satellites ; « laissez- le donc descendre de lui-même dans la tombe ; » et il leur donna quelque argent qu'il avait sur lui. Joseph fut aussitôt relâché. Pendant la nuit, M. Pourthié, qui avait les mains liées derrière le dos, parvint à se glisser sans bruit dans un coin où étaient divers papiers importants, et fit signe à un chrétien qui se trouvait à côté de les cacher ailleurs; mais celui-ci par timidité refusa de s'en charger, et tous ces papiers furent pillés avec le reste des effets. Le lendemain, 3 mars, à 9 heures du matin, on plaça les confesseurs chacun sur un boeuf, on leur passa le cordon rouge sur les épaules, mais sans leur lier les mains, on les coiffa du bonnet rouge des grands criminels, et on se mit en route pour la capitale. La distance est de trois journées, mais M. Pourthié était tellement affaibli par la maladie, que les satellites, par égard pour son état, consentirent à faire les étapes moins longues, et l'on mit cinq jours pour arriver à Séoul.

Pendant le chemin, les deux confesseurs tenaient relevés, les bords de leur bonnet, et, dans tous les villages et hameaux que l'on rencontra, une foule immense de païens vinrent, avec une curiosité avide, contempler le. visage et la tournure des deux maîtres d'Occident. Tous étaient stupéfaits de l'air de gaieté et de satisfaction qui paraissait sur leurs traits. A la ville de Iangtsi, un des employés du mandarin regardait d'un air triste ces jeunes hommes que l'on conduisait à la mort. Il s'approcha de M. Petitnicolas et lui dit à demi voix : « Maître, si on regarde votre âme, ce que vous faites est bien beau; mais si on regarde votre corps, c'est bien déplorable. » A ces paroles, inattendues de la part d'un païen, le missionnaire ému lui prit la main en témoignage

 

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de satisfaction, lui demanda qui il était, il ajouta d'un ton affectueux qu'il ne désespérait pas de le revoir un jour. Dans un autre village, où l'on devait passer la nuit, un groupe de païens causaient entre eux des Européens que l'on mettait à mort, et particulièrement de l'évêque. Quelques-uns répétaient, d'un air moqueur, les calomnies habituelles contre les missionnaires. M. Petitnicolas s'approcha d'eux, les reprimanda de ce qu'ils jugeaient et condamnaient, d'une manière aussi téméraire et aussi injuste, des maîtres de religion qui jamais n'avaient fait de mal à personne, et parvint à faire cesser leurs propos inconvenants.

Arrivés à la capitale, MM. Pourthié et Petitnicolas furent immédiatement traduits devant le grand juge du tribunal de droite, le même qui avait interrogé leurs confrères. On leur posa les mêmes questions : Vos noms? votre pays? qui vous a amenés? Qu'êtes-vous venus faire? Connaissez-vous l'évêque Tjiang (Mgr Berneux), etc. Ils y firent des réponses analogues à celles déjà données.

« Qu'arrivera-t-il si on vous fait mourir? ajouta le juge.

— Après notre mort, dit M. Petitnicolas, la Corée subira de grands désastres. »

Divers témoignages nous apprennent que M. Pourthié, épuisé par la maladie, ne prononça que quelques mots devant le grand juge. M. Petitnicolas portait habituellement la parole. C'est pour cela, peut-être, qu'il fut plus souvent et plus cruellement flagellé, et percé de bâtons pointus. M. Pourthié, dit-on, ne subit que trois fois cette double torture. On se dispensa envers les nouveaux prisonniers de la plupart des formalités légales employées pour les premiers confesseurs. Ils demeurèrent à la prison du Kou-riou-kan, et ne furent point envoyés au Keum-pou; leur sentence, rendue

 

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presque aussitôt, fut exécutée le troisième jour après leur arrivée. Le 11 mars, on les conduisit à Sai-nam-to, avec les mêmes cérémonies que l'on avait faites trois jours auparavant pour les autres missionnaires et un grand déploiement de troupes; tout se passa de la même manière. La tête de M. Pourthié tomba au premier coup, celle de M. Petitnicolas au troisième seulement.

En se rendant au lieu du supplice, les missionnaires étaient accompagnés de deux chrétiens qui suivirent glorieusement leurs traces : c'était Marc Tieng et Alexis Ou.

Quand éclata la persécution, Alexis fut arrêté avec seize autres chrétiens. Le mandarin, qui venait de recevoir de la cour les ordres les plus pressants, sévit contre eux avec la dernière rigueur. Alexis avait déjà le corps tout déchiré et les os de la jambe mis à nu, lorsqu'à un second interrogatoire, il eut la faiblesse de prononcer une parole d'apostasie. On le relâcha immédiatement.

A peine sorti du tribunal, il se mit à pleurer, et apprenant par les gens du mandarin l'arrestation de Me Bernegx et de M. de Bretenières, il s'écria : « Je suis perdu; à qui maintenant confesser mon crime? où trouver le pardon? » Puis, sans le moindre retard, dans l'énergie d'une contrition sincère, il fit panser ses plaies, se procura un cheval et partit pour la capitale. « Laissez-moi, disait-il à ceux qui voulaient l'arrêter; laissez-moi, peut-être est-il déjà trop tard. Je veux confesser ma faute, et, à la capitale, où je suis connu des chrétiens, je veux que tous soient témoins dé ma honte et de mon repentir. » A peine arrivé à Séoul, il courut chez le catéchiste Marc Tieng, et, trouvant la maison pleine de satellites, il se déclara hautement chrétien. On l'arrêta immédiatement, et on le conduisit à la prison

 

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du Kou-riou-kan, où il eut le bonheur de rencontrer Mgr Berneux. Fortifié par l'absolution de son péché, et par les exhortations que lui fit ce vénérable prélat qui l'avait enfanté à Jésus-Christ, il supporta les tourments avec une constance inébranlable. Le juge, qui savait son histoire, essaya à plusieurs reprises de le gagner.

« Jeune comme tu es, tu dois tenir à la vie?

— J'y tiens, répondit naïvement Alexis.

— Vis donc !

            — Je ne demande pas mieux.

            — Oui, mais pour cela tu as une parole à dire, celle que tu as dite déjà.

            — Oh ! non. Je ne veux pas vivre à ce prix. »

Et les supplices recommençaient plus violents qu'auparavant. Alexis Ou fut conduit à la mort avec Marc Tieng, à la suite de MM. Pourthié et Petitnicolas, et exécuté avec eux.

Six mois plus tard, au commencement de septembre, la persécution étant un peu assoupie, les chrétiens de la capitale songèrent à donner une sépulture plus convenable aux martyrs de Sai-nam-to. Ordinairement pauvres, ils l'étaient encore bien plus après les désastres de cette terrible année, et ils eurent beaucoup de peine à recueillir entre eux l'argent nécessaire pour acheter des cercueils. Plusieurs femmes donnèrent l'anneau qu'elles portaient au doigt, leur unique ornement. A l'heure marquée, quarante chrétiens arrivèrent la nuit par différents chemins à l'endroit où les martyrs avaient été enterrés. Ils exhumèrent les sept corps, c'est-à-dire, ceux de Mgr Berneux, des cinq missionnaires, et d'Alexis Ou. Celui de Marc Tieng avait été, nous l'avons vu plus haut, racheté par sa femme quelques jours après l'exécution. Ils arrangèrent ces corps en ordre, un à un, chaque tête près du tronc, et les mettant provisoirement à l'abri des animaux, ils

 

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s'en retournèrent, car il allait faire jour. Le surlendemain ils revinrent, apportant sept cercueils, des linges, de l'eau bénite, et le livre des prières pour les morts. Ils creusèrent trois fosses très spacieuses, formant entre elles un triangle. Dans la fosse la plus large, au sommet de ce triangle, ils placèrent d'abord le cercueil de Mgr Berneux, puis à sa, droite et un peu plus bas celui de M. de Bretenières , et sur une même ligne avec celui= ei, à gauche de l'évêque, le cercueil d'Alexis Ou. Dans la fosse de droite, ils déposèrent MM. Pourthié et Petitnicolas, et dans celle de gauche MM. Beaulieu et Dorie. Il paraît que la tête de M. Dorie a été changée avec celle de M. Petitnicolas; les chrétiens qui présidaient à la reconnaissance des corps, n'ayant vu ni l'un ni l'autre de ces missionnaires de leur vivant, ont pu facilement commettre cette erreur. Près de chaque cercueil, on a mis dans des cendres, une petite écuelle renversée, au fond de laquelle est écrit le nom. C'est là, à une demi-lieue au sud de la capitale, sur la montagne appelée Ouai-a-ko-kai, que reposent les corps des martyrs, en attendant le jour de la résurrection glorieuse.

 

En quelques jours, six missionnaires avaient été mis à mort, mais les dénonciations de Ni Son-i, avaient appris qu'il y en avait au moins neuf en Corée, et le traître ayant fourni des indications sur les lieux de séjour habituel, des satellites de la capitale avaient été envoyés dans ces diverses directions. Le jour même où MM. Pourthié et Petitnicolas étaient exécutés à Sainam-to, Mgr Daveluy fut arrêté à son tour. En quittant la capitale, où il avait été inutilement appelé par le régent, Mgr Daveluy était revenu dans le Nai-po, continuer la visite des chrétientés. Il y était encore occupé, quand un billet de M. de Bretenières lui apprit l'arrestation du vicaire apostolique. Tout d'abord il ne put

 

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croire à une persécution violente, et pensa que le gouvernement tenait à avoir sous la main les évêques et les missionnaires pour mieux se tirer des complications politiques avec les Russes, ou dans quelque autre but

non encore expliqué. Aussi, voyant que les satellites lancés à la poursuite des Européens commettaient des violences abominables, pillant, frappant, torturant les chrétiens, et les plaçant entre la mort et l'apostasie, pour leur faire dénoncer leurs prêtres, il eut un instant l'idée de se livrer. Il'écrivit à MM. Féron et Ridel pour leur faire part de son intention, sans les engager à l'imiter, sans le leur défendre non plus : « Faites, leur disait-il, ce que le bon Dieu vous inspirera. En apprenant que Mgr Berneux allait être condamné à mort, il ordonna de préparer une barque, écrivit à la hâte un exposé de la situation, et chargea quelques matelots chrétiens de gagner la pleine mer, afin de remettre cette lettre au premier navire européen ou chinois qu'ils pourraient rencontrer. Les messagers n'étaient pas encore partis quand il reçut la nouvelle du martyre du vicaire apostolique et de ses trois compagnons. Il fit une seconde lettre donnant des détails plus complets sur le danger pressant où se trouvait la mission. La nuit même, la barque mit en mer, mais elle ne rencontra aucun navire, et, après avoir louvoyé inutilement pendant quinze jours, elle allait regagner la côte, lorsqu'on aperçut une petite jonque de contrebandiers chinois qui consentirent à prendre les lettres. La seconde fut perdue en route, la première arriva en Mandchourie, à Mgr Verrolles, longtemps après les événements.

M. Aumaître faisait alors l'administration dans le canton de Sou-en, à Sai-am-kol. Les bruits de persécution ayant jeté le trouble parmi les chrétiens, il fut obligé d'interrompre son travail, et se rendit près de

 

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Mgr Daveluy, dont il était peu éloigné, pour lui demander ses conseils et ses ordres. Mgr Daveluy fit appeler immédiatement M. Huin, qui se trouvait à deux lieues de là, au village de Sei-ko-ri, et ils passèrent, les trois ensemble, un jour entier. En se quittant, ils dirent à quelques chrétiens de confiance qu'ils n'espéraient guère échapper, parce que leur présence était trop connue, et que d'ailleurs la fuite était à peu près impossible dans un pays de plaines comme le Nai-po. Mgr Daveluy resta à Keu-to-ri, où la réunion avait eu lieu; M. Aumaître alla à So-tel, village distant d'une lieue et demie, et M. Huin retourna à Sei-ko-ri. Les deux jours suivants, les villages de Keu-to-ri et de So-tel furent envahis et visités jusqu'à sept fois par des bandes de satellites. Mgr Daveluy et M. Aumaître se jetèrent la nuit dans une petite barque, sans aucune espèce de provisions, afin de gagner la mer; mais un vent contraire s'éleva; pendant deux jours il fut impossible de quitter la rive, et, à la fin, voyant qu'ils étaient encore plus exposés aux recherches des satellites sur cette barque que dans leurs maisons, ils regagnèrent les villages qu'ils avaient quittés.

Mgr Daveluy logeait chez le catéchiste Nicolas Song. Un parent de ce dernier, chrétien assez tiède, voulut aller à la capitale pour avoir des nouvelles certaines, et obtint de l'évêque, non sans difficulté, la permission de partir et de l'argent pour sa route. C'était le 10 mars. Le 11, au matin, cet individu revint disant qu'il avait rencontré des satellites qui venaient prendre les Européens. Mgr Daveluy, qui se méfiait de lui, refusa de le voir. Cet homme était-il un traître? on l'ignore; mais quelques heures après son arrivée, les satellites entraient dans le village. A leur tête, se trouvait Philippe Pak, élève en théologie du collège de Pai-rong, qui fut de suite reconnu par les chrétiens. Ce malheureux jeune

 

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homme, qui, peu de jours auparavant, avait été torturé et jeté en prison au chef-lieu du dictrict, jouait-il en effet le rôle de Judas? Tous, et Mgr Daveluy le premier, le crurent alors. Deux ou trois mois plus tard, Philippe Pak a protesté qu'on l'avait tiré de prison malgré lui, parce que les satellites ne savaient pas le chemin de Keu-to-ri, et qu'on l'avait mis de force sur un cheval afin qu'il leur servît de guide. Quoi qu'il en soit, au moment où le village fut envahi, Mgr Daveluy, cédant aux instantes prières des chrétiens, se cacha sous un tas de bois sec, à côté du panier qui renfermait sa chapelle. Les satellites, fouillant toutes les maisons, arrivèrent à celle de Nicolas Song, et l'un d'entre eux, d'un coup de pied donné dans le bois, découvrit le panier. Encouragé par ce premier succès, il donna un autre coup de pied un peu plus loin, et découvrit la tête de l'évêque. Effrayé, il fit un pas en arrière, mais Mgr Daveluy se levant lui dit :

« Ne crains pas. Qui cherches-tu?

— Les hommes d'Occident, répondit le satellite.

— Alors, prends-moi, car je suis l'un d'eux. »

Les autres satellites accoururent, et sans lier l'évêque, ils se contentèrent de le garder dans sa propre chambre, mais ils garrottèrent le maître de la maison, Nicolas Song.

Les satellites cependant pressaient Mgr Daveluy d'indiquer la retraite des autres missionnaires qu'on les avait chargés de saisir. Le prélat, convaincu que des trahisons multipliées avaient fait disparaître toute chance de fuite, et ne voulant pas exposer inutilement les chrétiens au pillage, à la torture, peut-être à l'apostasie, consentit à appeler près de lui M. Huin, à la condition formelle que personne n'accompagnerait les messagers qu'il chargerait de sa lettre. Il espérait ainsi sauver la chrétienté de Sei-ko-ri. On lui promit solennellement

 

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tout ce qu'il voulut, mais cette promesse fut violée de suite, et de la porte de sa chambre il put voir des satellites partir avec les deux chrétiens qu'il envoyait. On ne tint nul compte de ses reproches et de ses réclamations.

Après son entrevue avec Mgr Daveluy et M. Aumaître, M. Huin, revenu dans sa chrétienté, avait le jour suivant continué l'administration et entendu quelques confessions. Il voulait même célébrer la sainte messe, afin de distribuer la communion, mais les chrétiens les plus sages insistèrent pour qu'il se retirât dans un autre village. Pendant la nuit, il vint à No-peu-moi, où un noble chrétien, nommé Paul Sin, lui offrit une retraite. Là aussi se trouvaient des satellites qui, soupçonnant Paul de cacher. un Européen et n'osant pas néanmoins violer le privilège de sa noblesse en pénétrant chez lui de vive force, firent pendant toute la journée un tapage effroyable autour de la maison. Un noble païen, ami de Paul, le tira d'embarras. Il menaça les satellites, glissa quelque argent dans la main de leurs chefs, et obtint enfin leur éloignement. Pendant ce temps, M. Huin avait été obligé de se réfugier dans une petite armoire pratiquée dans le mur, où il pouvait à peine entrer. Il y passa plus d'une heure, replié sur lui-même, et ne respirant qu'avec difficulté. La nuit venue, il gagna un autre village, nommé Soi-tjai, distant de deux lieues, et, quelques heures après, deux chrétiens, accompagnés de cinq satellites, pénétraient dans sa chambre. C'étaient les messagers de Mgr Daveluy. M. Huin jeta les yeux sur la lettre et leur dit :

« L'évêque a été arrêté ce matin; il m'invite à aller le rejoindre. Cela suffit. »

Les satellites lui firent une foule de questions, et lui demandèrent, entre autres, s'il y avait longtemps qu'il n'avait vu les autres prêtres. M. Huin, convaincu que M. Aumaître était déjà arrêté, répondit :

 

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« J'ai vu le P. O...

— Le P. O... ! reprirent-ils; tiens, il paraît qu'il y en a encore un troisième dans le voisinage ! »

M. Huin garda le silence. Son domestique, par qui l'on a su tous ces détails, dit alors aux satellites :

« L'homme dans la maison duquel nous nous trouvons maintenant n'est pas chrétien. Si nous restons jusqu'au jour, on saura ce qui s'est passé, et il en résultera pour lui un grand dommage. Partons de suite. »

Ils y consentirent, et le 12 mars, dans la matinée, le missionnaire fut amené près de Mgr Daveluy.

En apprenant l'arrestation du prélat, M. Aumaître comprit qu'il lui était impossible d'échapper longtemps aux recherches qui se faisaient dans tous les villages des alentours, et songea seulement à ne compromettre aucun des chrétiens qui étaient à son service. En conséquence, après s'être bien informé du chemin qui conduisait à Keu-to-ri, il les congédia tous, et partit seul. Arrivé au village, il entra dans une maison chrétienne, en attendant que Mgr Daveluy le fît appeler. Le matin même, celui-ci, en entendant les satellites réclamer le P. O... dont avait parlé M. Huin, lui avait envoyé une lettre pour lui dire de se livrer. Mais les porteurs de la lettre, ayant pris un autre chemin, ne l'avaient pas rencontré en route. A leur retour, ils trouvèrent les trois missionnaires réunis dans la chambre qui leur servait de prison. Satisfaits de leur expédition, et de la manière dont les 'Européens s'étaient rendus, les satellites se montrèrent pleins d'égards pour eux. Ils ne les lièrent point, ne commirent aucun dégât dans le village, et, sur leur demande, délièrent et mirent en liberté les chrétiens arrêtés. C'étaient, outre le serviteur de M. Huin, le catéchiste Nicolas Song, le séminariste Philippe Pak et Luc Huong, serviteur de Mgr Daveluy. Mais ce dernier refusa de partir, et déclara qu'il suivrait

 

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celui qui était à la fois son maître et son père.

Luc Hong, d'une famille païenne assez riche, avait été élevé avec le plus grand soin par son père, qui comptait sur lui pour assurer la fortune de sa maison. Lui-même racontait qu'il n'aurait pas alors échangé ses espérances pour un mandarinat ordinaire. Il fit mieux. Vers l'âge de vingt ans, sur les exhortations de son professeur de chinois, il se convertit à la religion chrétienne, et gagna quelques-unes des personnes de sa famille. Mais son père, déçu dans ses calculs, effrayé de la ruine qui le menaçait, l'accabla d'injures et de mauvais traitements. Luc les supporta avec une patience admirable, puis, voyant qu'il ne pouvait ouvrir la bouche sans provoquer les blasphèmes de son père, il résolut de faire violence au ciel, et de ne plus prononcer une seule parole jusqu'à ce qu'il eût obtenu sa conversion. Pendant deux ans, il resta muet. On le crut malade; on lui administra des remèdes de toute nature qui plusieurs fois faillirent le tuer. Mais il tint ferme, et Dieu lui accorda enfin la grâce qu'il demandait. Son père se fit chrétien, et sa conversion amena celle de toute la famille. C'était après la persécution de 1839. A l'arrivée de Mgr Ferréol, Luc s'attacha tout entier au service de la mission, Mgr Ferréol songea à le faire prêtre, car sa femme consentait à se séparer de lui pour vivre dans la continence ; mais comme il n'y a point en Corée de monastère de femmes régulièrement établi, le saint-siège ne jugea pas à propos d'accorder la permission demandée. Le père de Luc étant mort, son frère aîné eut bientôt, par une gestion maladroite, dilapidé la fortune de la famille qui fut réduite à la misère. Luc donna d'abord aux siens tout ce qu'il possédait en propre, puis, pour leur venir plus efficacement en aide, il essaya, sans autre capital que la confiance des chrétiens, diverses spéculations malheureuses, et

 

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ne réussit qu'à ruiner ses bailleurs de fonds. Les missionnaires craignant que les rapports qu'ils avaient eus avec lui ne lui donnassent un certain crédit, et ne fussent un piège pour ceux auxquels il empruntait de l'argent, lui fermèrent leur porte. Cette espèce d'ostracisme dura dix ans. En 1858, M. Féron décida Luc à renoncer à toutes ses entreprises, et le prit avec lui comme professeur de chinois. Après quoi il fut successivement catéchiste de M. Joanno et de Mgr Berneux, et enfin attaché à Mgr Daveluy pour l'aider à la composition et à la correction des livres. Il vivait avec la plus grande frugalité, et tout ce qu'il recevait, soit des missionnaires, soit des chrétiens, était employé à payer ses dettes; aussi avait-il recouvré la confiance de tous, et ses créanciers eux-mêmes avaient pour lui beaucoup de respect et d'affection. Il ne voulut point se séparer de Mgr Daveluy, et le suivit, en effet, jusqu'à la mort.

Il avait alors cinquante-deux ans.

Les satellites restèrent deux jours à Keu-to-ri avant de reprendre le chemin de la capitale. Ils se montrèrent honnêtes et prévenants envers leurs prisonniers, et semblèrent écouter avec plaisir les exhortations qui à plusieurs reprises leur furent adressées. Mgr Daveluy, satisfait de leur façon d'agir, leur distribua quelques centaines de sapèques qu'il avait à la maison. Là-dessus, deux ou trois de ceux qui avaient assisté à l'arrestation de Mgr Berneux, et avaient vu les valeurs assez considérables que le régent avait fait enlever, demandèrent à Mgr Daveluy où étaient ses propres richesses.

Tout ce que j'avais, répondit le prélat, a été brûlé, il y a quelques mois seulement, à Panga-sa-kol, lorsque ma maison a été incendiée.

C'est vrai, dirent quelques autres satellites ; nous avons appris que la maison de l'évêque a été brûlée avec tous les livres et objets qu'elle contenait. »

 

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Et comme les premiers murmuraient :

« Taisez-vous! leur cria un des chefs ; vous devriez savoir qu'un évêque des chrétiens ne peut pas mentir. » Au moment de partir, les satellites de la capitale qui étaient venus faire l'arrestation à Keu-to-ri, avaient promis une lettre en forme de sauf-conduit aux habitants de ce village, pour les protéger contre d'autres bandes; mais ils partirent sans l'avoir écrite, chargeant de ce soin les satellites de Kong-tsiou, qui n'en firent rien non plus. Aussi ce malheureux village, l'une des plus importantes chrétientés de la Corée, a-t-il été ensuite traité comme une ville prise d'assaut et entièrement ruiné.

On ne lia point les confesseurs pour les conduire à la capitale ; la corde rouge était passée sur leurs épaules, et on les avait coiffés du bonnet à larges bords. Une joie sainte éclatait sur leurs visages, au grand étonnement de tous les païens qui accouraient pour les voir passer. A la ville de Pieun-taik, on leur avait servi un fort bon dîner gras ; mais c'était jour d'abstinence, ils ne voulurent point y toucher. Les satellites étonnés  en demandèrent la raison, et quand ils surent que c'était pour obéir à la loi religieuse, ils s'excusèrent sur leur ignorance et se hâtèrent de préparer d'autres mets. Arrivés à la capitale, les confesseurs furent conduits à la prison du Kou-riou-kan. On n'a aucun détail précis sur les interrogatoires et les tortures qu'ils eurent à subir. On sait seulement qu'ils ne furent point transférés au Keum-pou comme leurs prédécesseurs, et que, devant les juges, Mgr Daveluy, qui possédait à fond la langue coréenne, fit de fréquentes et longues apologies de la religion chrétienne. Pour cette raison peut-être, mais surtout parce qu'il était un des grands maîtres de la religion, il eut à souffrir plus souvent et plus rudement que ses compagnons la bastonnade sur

 

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les jambes, les coups de planche, et la poncture des bâtons aiguisés. Le quatrième jour, on porta leur sentence. Mais le roi était alors malade et une nombreuse troupe de sorciers, réunis au palais, faisaient pour le guérir mille cérémonies diaboliques ; de plus il devait bientôt célébrer son mariage. On craignit que le supplice des Européens ne nuisît à l'effet des sortilèges, et que l'effusion de sang humain dans la capitale ne fût d'un fâcheux augure pour les noces royales. Ordre fut donné d'aller exécuter les condamnés dans la presqu'île de Sou-rieng, canton de Po-rieng, à vingt-cinq lieues au sud de Séoul. On les emmena de suite, en leur adjoignant un autre confesseur, Joseph Tjiang, catéchiste de Pai-rong et maître de maison de M. Pourthié.

Joseph Tjiang Nak-sio, du village de Neg-tji-tji, district de Souen, avait été baptisé en 1826, et avait converti presque tous les membres de sa famille. C'était un chrétien instruit, prudent, et d'une rare piété, et M. Maubant, à peine arrivé en Corée, se hâta de le nommer catéchiste, fonction qu'il exerça toute sa vie. Quatre fois les persécutions l'obligèrent à se réfugier dans les montagnes, et à transporter son domicile dans des districts éloignés. Il était établi à Pai-rong depuis douze ans, lorsqu'en 1855, M. Maistre vint y bâtir le séminaire, et il resta seul chargé des trois premiers élèves jusqu'à l'arrivée de M. Pourthié à la fin de l'année suivante. Depuis lors, il fut tout à la fois le procureur du collège et le catéchiste de la chrétienté environnante, exerçant cette double charge avec un zèle, une patience, une ferveur au-dessus de tout éloge. M. Pour-

thié disait souvent que Joseph était son bras droit.

Quoique réduit à un état voisin de l'indigence, il ne voulut jamais rien recevoir pour ses services, et il employait ses moments libres au travail des mains, pour

 

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gagner sa nourriture et celle de sa famille. Nous avons dit plus haut que M. Pourthié avait, en donnant de l'argent aux satellites, fait relâcher Joseph, arrêté en même temps que lui. Mais celui-ci ne quitta point la maison, et le lendemain, au départ des. missionnaires, il monta sur un boeuf et les suivit. On avait fait une demi-lieue lorsque M. Pourthié, tournant la tête, aperçut Joseph. Il fit des reproches aux satellites, qui le forcèrent à s'en retourner, Joseph obéit en pleurant. Il resta cinq jours dans sa maison, et n'ayant plus rien à manger, car les satellites avaient tout pillé, il alla chercher quelque nourriture chez un chrétien du village de No-rel-kol, à trois lieues de Pai-rong. Les satellites occupaient ce village ; Joseph fut reconnu par quelques-uns d'eux et immédiatement arrêté. Le mandarin de Tsiei-tsieun, ayant entendu les accusations portées contre lui, en référa à la capitale. On lui répondit : « Si cet homme est véritablement le maître de maison des prêtres européens, envoyez-le ici; sinon, faites-le apostasier et renvoyez-le chez lui. » A toutes les demandes du mandarin, Joseph répondit en confessant sa foi, et en déclarant que c'était bien lui, et nul autre, qui était le maître de maison des missionnaires. Vainement ce magistrat, qui, touché de la figure vénérable de Joseph, voulait le sauver de la mort, essaya à diverses reprises, par lui-même et par ses subalternes, de lui faire changer un seul mot de sa déclaration, Joseph y persista. Le mandarin écrivit de nouveau au gouvernement, et quatre satellites furent envoyés de la capitale pour y amener le confesseur. On l'enferma dans la prison du Kou-riou-kan, et, après avoir passé par les interrogatoires et les tortures d'usage, il fut condamné à mort. C'est lui, dit-on, qui sollicita et obtint la grâce d'être envoyé au supplice avec Mgr Daveluy et ses compagnons.

Les cinq martyrs furent conduits à Sou-rieng à cheval.

 

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Leurs jambes, brisées par la bastonnade, étaient enveloppées de papier huilé retenu par quelques morceaux de toile; sur la tête, ils portaient le bonnet jaune, et, autour du cou, la corde rouge. Leurs cœurs surabondaient de joie, et plusieurs fois, au grand étonnement des satellites et des curieux, ils adressèrent à Dieu leurs ferventes actions de grâce en chantant des psaumes et des cantiques. Le jeudi saint, au soir, ils étaient arrivés à quelque distance du lieu de l'exécution. Mgr Daveluy entendit les satellites qui formaient entre eux le plan de faire, le lendemain, un assez long détour afin d'aller montrer les condamnés dans une ville voisine. « Non! s'écria-t-il aussitôt en les interrompant, ce que vous dites là est impossible. Vous irez demain droit au lieu de l'exécution ; car c'est demain que nous devons mourir. » Dieu, qui approuvait le pieux désir de son serviteur de verser son sang pour Jésus-Christ le jour même où le Sauveur a versé son sang pour nous, donna à ses paroles un tel accent d'autorité que tous, chefs, satellites et soldats, ne répliquèrent pas un mot, et lui obéirent ponctuellement.

Le lieu choisi pour l'exécution était une plage de sable sur le bord de la mer. Outre les préparatifs ordinaires, on avait disposé auprès de la tente du mandarin neuf soldats avec des fusils chargés et prêts à faire feu, en cas de besoin, sur les confesseurs. Deux cents autres soldats formaient la haie, pour maintenir la foule qui accourait de toutes parts. Quelques chrétiens se glissèrent parmi les curieux. Ils racontent qu'au dernier moment, le mandarin ordonna aux prêtres européens de le saluer en se prosternant à terre. Mgr Daveluy dit qu'ils le salueraient la française, ce qu'ils firent : mais le magistrat, blessé dans son orgueil, les fit jeter à terre devant lui. Mgr Daveluy fut décapité le premier. Une douloureuse circonstance vint, en prolongeant

 

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son agonie, augmenter sa conformité avec le Sauveur souffrant. Après avoir déchargé un premier coup qui fit une plaie mortelle, le bourreau s'arrêta. C'était un calcul de ce malheureux : il n'avait point fixé le salaire de son oeuvre de sang, et refusait de continuer, à moins d'une forte somme. Il fallut que les employés de la préfecture discutassent la question, ce fut long, puis qu'ils s'entendissent avec le bourreau, ce fut plus. long encore. Le démon de l'avarice les possédait trop de part et d'autre pour qu'ils fissent attention à leur victime, dont les membres se tordaient convulsivement. Enfin le marché fut conclu, et deux nouveaux coups de sabre mirent le martyr en possession de la gloire. M. Aumaître suivit et reçut deux coups; un seul suffit pour chacun des autres confesseurs. Avant l'exécution, par un raffinement de barbarie ignoble, Mgr Daveluy avait été complètement dépouillé de ses vêtements; on avait laissé aux autres leurs pantalons, mais, dans la nuit, des misérables vinrent les leur enlever.

Les corps restèrent exposés trois jours, pendant lesquels ni les chiens, ni les corbeaux, qui cependant abondent dans ce pays, n'osèrent en approcher. Le soir du troisième jour, les païens du voisinage les ensevelirent dans le sable, au lieu même de l'exécution. Quelques semaines plus tard, la famille apostate de Luc Hoang vint déterrer son corps. Au commencement de juin, quand la persécution fut un peu assoupie, quelques chrétiens allèrent recueillir les corps des quatre autres martyrs; tous étaient intacts, celui de M. Huin seul portait une légère trace de corruption. Ils apportèrent ces restes précieux près d'un village du district de Hong-san, à trois lieues de la côte, et,n'ayant pas le moyen d'acheter des cercueils séparés, ils creusèrent une seule fosse très large, placèrent sous chaque corps une planche épaisse et les enterrèrent ensemble.

 

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Il y avait vingt et un ans que Mgr Daveluy était entré en Corée avec Mgr Ferréol, et neuf ans qu'il avait été sacré évêque par Mgr Berneux. Ce dernier ayant été mis à mort le 8 mars, Mgr Daveluy, en vertu de son titre de coadjuteur avec future succession, lui succéda le jour même, et fut vicaire apostolique pendant vingt-deux jours. C'était le cinquième évêque de Corée. Nous avons eu si souvent occasion de parler de ce vénérable prélat, de citer ses lettres, de mentionner ses travaux pour l'histoire des martyrs, pour la composition et la correction de livres pieux en langue coréenne, qu'il est inutile d'y revenir. A un zèle ardent du salut des âmes, à une persévérance infatigable dans le travail, Mgr Daveluy joignait une grande mortification et une résignation parfaite à la volonté divine. Dieu qui aime à purifier et à perfectionner ses élus, permit qu'il fût tourmenté non seulement par de continuelles infirmités, mais par des peines intérieures très violentes. Cette dernière épreuve dura plus de cinq ans. Il la supporta avec une patience admirable ; il profita de cette croix pour s'unir plus intimement à Jésus crucifié, et mérita ainsi le bonheur d'être mis à mort le même jour que son Sauveur.

M. Aumaître n'était dans la mission que depuis deux ans et demi, M. Huin que depuis huit mois. Dans ce court intervalle, ils s'étaient fait aimer et apprécier de leurs confrères et des chrétiens par leur piété sincère, leurs vertus et leur ardeur au travail. Dieu, qui sonde les coeurs et les reins, se contenta de leur bonne volonté, et les trouva mûrs pour le ciel. M. Huin disait en allant au supplice : « Il ne m'en coûte ni de mourir jeune, ni de mourir d'un coup de sabre; mais il m'en coûte beaucoup de mourir sans avoir rien fait pour le salut de ces pauvres païens. »

La persécution de 1866 avait, dés les premiers jours,

 

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sévi avec une rigueur et une rapidité sans exemple. Le 15 février, la plupart des missionnaires de Corée comptaient encore sur la liberté religieuse ; à la fin de mars, la chrétienté, écrasée sous une succession de désastres inouïs, était noyée dans le sang de ses pasteurs et de ses principaux fidèles. La rage des suppôts de l'enfer s'était déchaînée, non seulement à la capitale, mais dans tout le pays. Nous avons raconté la mort des chrétiens qui suivirent les missionnaires au martyre. Voici quelques détails sur cinq de ceux qui, dans les provinces, à la même époque, imitèrent leur constance et partagèrent leur triomphe.

« Je vous envoie, écrivait M. Féron, le 25 septempre 1866, les notes suivantes, malheureusement incomplètes, sur quelques-uns de nos martyrs.

« Paul O Pan-tsi, baptisé en 1857 ou 1858, était de famille noble, mais vivait dans une grande pauvreté à Ki-tsiang-kol , canton de Tsin-tsien. Né dans l'opulence, ne songeant ni à s'instruire, ni à travailler, il avait eu une jeunesse oisive et dissipée, et le défaut de conduite ? avait réduit à la misère. Depuis sa conversion, il supportait la pauvreté avec une résignation chrétienne, et remplissait ses devoirs avec beaucoup d'exactitude. Arrêté le 10 ou 11 mars 1866, par les satellites de Tsiong-tsiou, il fut amené à la prison de cette ville, avec un jeune homme du même village. Il avait déjà subi un interrogatoire et souffert le supplice du tsioul ou ploiement des os des jambes, lorsqu'il vit arriver à la prison Paul Pai, de qui je tiens les détails suivants. Ils furent interrogés ensemble. Paul O Pan-tsi parla peu, se déclara chrétien, refusa de dénoncer personne, et ne répondit que par des dénégations aux questions concernant les missionnaires. La torture ne lui arracha que quelques soupirs; elle fut abrégée, parce que ce jour-là le roi offrait des sacrifices. Dans

 

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le trajet du prétoire à la prison, un des bourreaux asséna sur la tête du confesseur un coup de bâton qui fit jaillir le sang. Paul se contenta de dire :

« Lorsqu'on voudra me tuer, qu'on me tue ; mais, en attendant, pourquoi me frapper sans l'ordre du mandarin? »

Cette observation lui attira de nouveaux coups et de nouvelles injures. Cependant le mandarin, qui ne voulait pas faire mourir les trois prisonniers, mit tout en oeuvre pour leur arracher un acte d'apostasie. Un de ses secrétaires, envoyé dans ce but, demanda à Paul ce que signifiaient les mots : Jésus, Marie, qu'il prononçait au milieu des tourments.

« C'est, répondit-il, notre manière d'invoquer le secours de Dieu. »

Les deux autres prisonniers eurent le malheur de faiblir; on les relâcha. Paul O Pan-tsi fut étranglé le lundi ou le mardi de la semaine sainte (26 ou 27 mars), à l'âge de cinquante ans. Son corps, recueilli par les chrétiens, a été inhumé dans un terrain appartenant à sa famille.

« Hyacinthe Hong demeurait à Nong-tsiou, canton de Tsik-san. Il était aveugle depuis cinq ans et sexagénaire. Le 15 mars 1866, les satellites entrèrent dans sa maison. Ses premières paroles furent :

« Je suis chrétien.

            — Mais comment as-tu pu apprendre la religion puisque tu es aveugle? qui t'a instruit?

            — J'ai sucé l'instruction chrétienne avec le lait de ma mère; c'est sur ses genoux que j'ai appris la vraie doctrine. D'ailleurs, il n'y a que cinq ans que mes yeux se sont obscurcis.

            — Si tu n'apostasies, nous allons te lier, et on te tuera.

*      Je ne puis renier mon Dieu, et il y a longtemps

 

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que je désire donner ma vie pour lui. » On le conduisit à Tsik-san, où il se déclara chrétien, et refusa d'apostasier. Barbe Ioun, son compagnon de captivité, raconte qu'on ne mit Hyacinthe à la torture qu'une seule fois mais avec une barbarie atroce. Après l'avoir dépouillé de ses vêtements, lié par les pieds, les mains et les cheveux, les bourreaux le frappèrent avec une extrême violence, puis il fut remis en prison, chargé d'une lourde cangue, et resta sept jours dans cet état. Le mandarin lui faisait servir à manger; mais, comme il y avait dans la prison une quinzaine de chrétiens, hommes, femmes et enfants, auxquels on n'accordait pas la même faveur et qui mouraient de faim, Hyacinthe leur distribuait presque tout ce qui lui était apporté. Désespérant de vaincre sa fermeté, le mandarin de Tsik-san l'envoya à Kong-tsiou, au gouverneur de la province. Le dernier jour du voyage, les satellites, sous prétexte que l'argent manquait, le laissèrent sans nourriture; et, durant les cinq jours suivants, c'est-à-dire jusqu'à sa mort, on ne lui donna pas même une goutte d'eau.

« Au dernier interrogatoire, le gouverneur lui fit appliquer la torture. Huit bourreaux (quatre de chaque côté) le frappaient sans relâche; ils ne s'interrompaient que pour laisser au mandarin le temps de lui adresser cette question :

« Es-tu encore chrétien?

— Oui, » répondait le martyr. Et on ne l'entendit même pas pousser un gémissement. Le supplice recommença à trois reprises différentes ; c'était toujours la même réponse, bien que plus d'une fois on fût obligé de le délier pour le faire revenir à lui, car la violence des coups lui faisait perdre connaissance. Ajoutons que, la nuit précédente, les satellites l'avaient déjà torturé en lui ramenant la tête jusque sur les pieds passés dans des

 

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ceps, tandis qu'il avait les bras étendus en croix. Ce supplice était si douloureux que le patient demanda qu'on le fît cesser; les satellites refusèrent à moins qu'il ne renonçât à se déclarer chrétien. Hyacinthe Hong fut étranglé le lundi saint, 26 mars. Son fils, qui avait pris la fuite, a mieux aimé vivre dans l'indigence que de s'exposer au danger de l'apostasie en réclamant ses biens confisqués.

« Thomas Song, dit Tcha-sien-i, de Keu-to-ri, âgé de vingt-huit ans, était fidèle à ses devoirs, mais d'un caractère assez peu énergique, et ne présageant pas l'héroïsme dont il fit preuve dans la confession de sa foi. Je ne sais pas au juste le jour de son arrestation ; elle eut lieu de la manière suivante. Quatre ou cinq jours après l'arrestation de Mgr Daveluy, les satellites de Tek-san avaient pillé les maisons de quelques chrétiens du village de Keu-to-ri. Le mandarin ayant promis de faire restituer les objets volés, Thomas reçut commission de les réclamer. Mais, au lieu de tenir sa promesse, le mandarin l'interrogea sur la religion. Thomas la con-fessa hardiment, et fut jeté en prison. Là les satellites le maltraitèrent de telle sorte que, lorsqu'on l'envoya au gouverneur de Kong-tsiou, ils furent obligés de le porter. Chaque jour ils le dépouillaient de ses vêtements, le garrottaient, et le frappaient à coups de bâton. Une fois, l'ayant suspendu par les pieds, ces misérables lui couvrirent le visage d'ordures. En recevant cet ignoble outrage, Thomas dit simplement :

« C'est bien!

— Pourquoi? demandèrent les bourreaux.

— Parce que c'est bien pour un pécheur, qui a fait couler le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ. J'avais soif; ce que vous me faites, c'est pour expier le fiel et le vinaigre que lui ont fait boire mes péchés. »

Une autre fois, on le laissa suspendu si longtemps,

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que ses compagnons de captivité, émus de compassion, le délièrent, au risque d'être eux-mêmes battus. On voulait frictionner ses membres enflés et en exprimer le sang corrompu, il ne le souffrit pas. « Ce n'est pas la peine, » répondit-il. « Du reste, Jésus et Marie sont venus toucher mes blessures. » Et l'on assure, en effet, que, dès le lendemain, ses plaies étaient cicatrisées.

« On était alors en carême, et Thomas observait avec une scrupuleuse exactitude les jeûnes et les abstinences de l'Eglise, jeûnes et abstinences dont la rigueur était doublée par ses autres souffrances et par l'insuffisante nourriture donnée aux prisonniers. De même, rien ne put lui faire omettre aucune de ses pratiques ordinaires de piété. Son oncle, apostat et délateur, lui écrivit pour l'engager à apostasier; il rejeta !la lettre avec indignation, ce qui lui valut un surcroît de mauvais traitements. Touché du regret d'avoir poussé les choses si loin, le mandarin voulait sauver Thomas Song; mais, ne pouvant obtenir ni un acte, ni même un mot qui lui permît de le renvoyer comme apostat, il s'avisa d'un expédient singulier : ce fut de lui dire que, s'il n'arrachait avec ses dents un morceau de sa propre chair, il le regarderait comme ayant obéi, et le renverrait.

« Quand je proteste que je n'apostasierai jamais, répondit Thomas, pourquoi voulez-vous me faire passer pour apostat? Mon corps appartient à Dieu, et il ne m'est pas permis de lui faire du mal ; mais le mandarin a sur moi l'autorité paternelle, et puisqu'il exige cette preuve de mon attachement à la foi, la voici. »

Et d'un coup de dent, il s'arracha un morceau de chair à chaque bras. Ces blessures durent être bien douloureuses : car, après sa mort, on les trouva affreusement envenimées. Il arriva à Kong-tsiou le vendredi ou le samedi saint, et fut aussitôt présenté au gouverneur, qui le fit mettre trois fois de suite à la question. On le

 

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remporta sans connaissance, et, le même jour, il fut étranglé dans la prison, ainsi que deux femmes chrétiennes, sur lesquelles je n'ai encore que des détails insuffisants. Leurs corps ont été précieusement recueil-lis. »

Une lettre de M. Calais donne quelques renseignements sur les deux femmes dont il est ici question. L'une était Suzanne Kim, originaire d'une ancienne famille chrétienne de Tchouk-san, dans le Kieng-kei, et femme de Jean Sim. L'autre, dont on ne sait pas le nom, était la veuve d'un nommé Kim.

Quand éclata la persécution, Suzanne, se croyant trop exposée dans le village où elle demeurait avec son mari, se retira avec ses trois enfants, dont le plus jeune n'avait que deux mois, auprès de son frère et de sa vieille mère, dans le village de Hai-sa-tong. C'est là qu'elle fut saisie par les satellites avec sa mère et la veuve de Kim. D'autres chrétiens, arrêtés en même temps, apostasièrent, et furent relâchés sur-le-champ. Les trois femmes furent conduites au mandarin: mais, chemin faisant, les satellites voyant que la mère n'avait pas la force de les suivre, s'en débarrassèrent en la renvoyant chez elle. Les deux prisonnières comparurent devant le mandarin de Tsien-an, qui, ému de compassion à la vue des petits enfants de Suzanne, employa tour à tour les caresses et les menaces pour obtenir l'apostasie de ces courageuses chrétiennes, sans toutefois les mettre à la torture. A la fin, il les renvoya à Kong-tsiou, chef-lieu de la province. C'était les envoyer à la mort. Suzanne le comprit et confia ses enfants à un chrétien qui devait les reconduire à leur père. A Kong-tsiou, les deux femmes eurent à subir, à plusieurs reprises, des supplices si cruels, que leurs jambes et plusieurs de leurs côtes furent rompues ; mais elles ne laissèrent pas échapper une plainte. On les reporta à la prison, où on les étrangla

 

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le même jour que Thomas Song. Leurs corps, jetés dans les champs, furent ensuite enterrés par les chrétiens dans une même fosse.

Il y eut, en outre, dans les différentes provinces, une vingtaine d'autres martyrs, dont trois dans le Piengan, deux dans le Hoang-hai, les autres à Kong-tsiou, à Song-to, etc.; mais il a été impossible d'obtenir des documents précis sur leur nombre, leurs noms et les circonstances de leur mort. Ordre était donné dans tout le royaume de brûler les livres et objets de religion que l'on pourrait saisir. La surveillance mutuelle de cinq en cinq maisons, responsables les unes des autres, était rétablie avec beaucoup de rigueur, surtout dans les grandes villes ; les mandarins devaient par tous les moyens possibles obtenir l'apostasie des chrétiens. La plupart d'entre eux profitèrent d'une aussi belle occasion de satisfaire à la fois leur rapacité et leur haine du nom chrétien. Ils torturèrent cruellement tous les néophytes qui leur tombèrent sous la main, pillèrent et brûlèrent leurs maisons et les réduisirent à la plus affreuse misère. Beaucoup d'autres mandarins cependant se mirent peu en peine d'exécuter strictement les ordres de la cour. Quelques-uns même, opposés par principe à la persécution, inventèrent des stratagèmes pour tirer les chrétiens d'embarras, et un certain nombre de prisonniers furent, après des interrogatoires insignifiants, relâchés comme apostats, sans avoir en réalité donné aucun signe d'apostasie.

Au mois de septembre 1866, on reçut au séminaire des Missions Étrangères une lettre de M. Ridel, qui donnait les premiers détails des événements que nous venons de raconter. Les aspirants étaient à Meudon, dans la maison de campagne du séminaire. Le soir, le supérieur leur annonça qu'en Corée, dans l'espace de quelques jours, neuf confrères, dont deux évêques et

 

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sept missionnaires, avaient versé leur sang pour Jésus-Christ. A cette glorieuse nouvelle, un cri de joie sortit de leurs coeurs, et aussitôt, improvisant une illumination dans les branches dès grands érables qui protègent la statue de la sainte Vierge, ils chantèrent un Te Deum d'action de grâces, avec l'invocation, neuf fois répété : « Reine des martyrs, priez pour nous. » Quelles autres paroles eussent pu célébrer plus dignement un pareil triomphe? Quelles autres pourraient mieux en clore le récit? Oui, nous vous louons, ô Dieu! vous que chante l'armée des martyrs aux vêtements sans tache; vous que la sainte Eglise catholique confesse et glorifie jusqu'aux extrémités du monde ! Te Deum laudamus...; te martyrum candidatus laudat exercitus; te per orbem terrarum sancta confitetur Ecclesia.

 

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