Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis les origines
du christianisme jusqu'au II° siècle
TRADUITES ET PUBLIÉES
Par le R. P. Dom H. LECLERCQ
Moine bénédictin de Saint-Michel de Farnborough.
NOTE PRÉLIMINAIRE SUR LA PROCÉDURE
PREMIÈRE JOURNÉE DU PROCÈS 9 JANVIER 1431.
DEUXIÈME JOURNÉE DU PROCÈS 13 JANVIER 1431.
Lecture des informations prises sur la Pucelle.
TROISIÈME JOURNÉE DU PROCÈS 23 JANVIER 1431.
Conclusion de faire enquête préparatoire.
QUATRIÈME JOURNÉE DU PROCÈS 13 FÉVRIER 1431.
Prestation de serment par les officiers de la cause.
CINQUIÈME, SIXIÈME ET SEPTIÈME JOURNÉES 14, 15, 16 FÉVRIER 1431.
CINQUIÈME SÉANCE DU PROCÈS 19 FÉVRIER 1431.
Le ministère de l'Inquisition sera, invoqué.
SIXIÈME SÉANCE DU PROCÈS 19 FÉVRIER 1431.
Réquisition du vicaire de l'inquisiteur.
SEPTIÈME SÉANCE DU PROCÈS 20 FÉVRIER 1431.
Le vicaire de l'inquisiteur se récuse dans la cause.
HUITIÈME SÉANCE DU PROCÈS 21 FÉVRIER 1431.
Première séance publique. Interrogatoire.
Premier interrogatoire après le serment.
NEUVIÈME SÉANCE DU PROCÈS 22 FÉVRIER 1431.
Deuxième interrogatoire public.
Déposition de Hauviette, femme Gérard (1) .
Déposition de Mengette, femme Joyart.
Déposition de Isabellette, femme Gérardin.
Déposition de Jeannette, veuve de Thierselin, clerc de notaire, marraine de Jeanne.
Déposition de Jean Morel, laboureur, parrain de Jeanne.
Déposition de Gérardin, d'Épinal, laboureur, compère de Jeanne.
Déposition de Michel Lebuin, laboureur.
Déposition de Jean Waferin, laboureur.
Déposition de Colin, laboureur.
Déposition de Gérard Guillemette, laboureur.
Déposition de Simonin Musnier, laboureur.
Déposition de Perrin le drapier, ancien marguillier et sonneur de cloches.
Déposition de messire Henri Arnolin, de Gondrecourt-le-Château, prêtre.
Déposition de messire Dominique Jacob,curé de Moutier-sur-Saulx.
Déposition de Bertrand Lacloppe, couvreur en chaume, âgé de 90 ans.
Déposition de Durand , Laxart, laboureur, oncle de Jeanne.
Déposition de Henri le Roger, charron à Vaucouleurs.
Déposition de Catherine, femme du précédent.
Déposition de noble homme Jean de Novelompont, dit Jean de Metz, guide de Jeanne.
Déposition de noble homme Bertrand de Poulengy, écuyer du roi, guide de Jeanne.
Déposition de noble homme sire Aubert d'Ourches, chevalier.
DIXIÈME SÉANCE DU PROCÈS. 24 FÉVRIER 1431.
Troisième interrogatoire public
ONZIÈME SÉANCE DU PROCÈS 27 FÉVRIER 1431.
Quatrième interrogatoire public.
Déposition de messire Simon Charles, président de la Chambre des comptes (1).
Déposition du frère Séguin, frère prêcheur, examinateur de Jeanne à Poitiers.
Déposition de maître Jean Barbin, docteur ès lois, avocat au Parlement.
Déposition de Gobert Thibault, écuyer.
Déposition de maître François Garivel, conseiller général.
Déposition de illustre et très puissant prince Jean, duc d'Alençon.
Déposition de Dunois, le bâtard d'Orléans.
Déposition de Raoul de Gaucourt, grand maître d'hôtel du roi
Déposition de frère Jean Pasquerel, aumônier de Jeanne.
Déposition du chevalier d'Aulon, conseiller du roi, intendant de Jeanne.
Déposition de Simon Beaucroix, écuyer.
Déposition des bourgeois d'Orléans.
Déposition de Charlotte Bouchier, femme Havet (1).
Déposition de Réginalde, veuve de Jean Huré.
Déposition de maître Pierre Compaing, chanoine d'Orléans.
Déposition de Colette, femme de Pierre Milet.
Déposition de Pierre Milet, greffier des Elus de Paris.
Déposition de maître Réginald Thierry, chirurgien du roi.
Déposition de maître Aignan Viole, avocat au Parlement.
Déposition de Thibault d'Armagnac, sire de Thermes, bailli de Chartres.
Déposition de Jean Marcel, bourgeois de Paris.
Déposition du chevalier Aymond de Macy.
Déposition de maître Nicolas de Houppeville, maître ès-arts.
Déposition de Guillaume Manchon, greffier.
Déposition de Guillaume Boisguillaume, greffier.
Déposition de maître Nicolas de Houppeville, maître ès arts.
Déposition de Jean Massieu, huissier.
Déposition de Thomas de Courcelles (1), chanoine d'Amiens, de Laon, de Thérouenne.
DOUZIÈME SÉANCE DU PROCÈS JEUDI 1er Mars.
Cinquième interrogatoire public.
Lettre de Jeanne au comte dArmagnac (1).
Déposition de Jean Massieu, huissier.
Déposition de Jean Tiphaine, chanoine, docteur en médecine.
Déposition de Guillaume Delachambre, médecin.
TREIZIÈME SÉANCE DU PROCÈS SAMEDI 3 MARS.
Sixième interrogatoire public.
SÉANCES XIVe-XIXe DU PROCÈS LES 4, 5, 6, 7, 8, 9 MARS 1431
VINGT-UNIÈME SÉANCE DU PROCÈS LUNDI 12 MARS 1431
Deuxième interrogatoire secret.
Troisième interrogatoire secret
Quatrième interrogatoire secret.
Cinquième interrogatoire secret.
Déposition de Pierre Daron, procureur.
Septième interrogatoire secret.
Huitième interrogatoire secret
Neuvième interrogatoire secret.
TRENTE-UNIÈME SÉANCE DU PROCÈS DIMANCHE DE LA PASSION, 18 MARS.
TRENTE-DEUXIÈME SÉANCE JEUDI 22 MARS.
TRENTE-TROISIÈME SÉANCE SAMEDI 24 MARS.
TRENTE-QUATRIÈME SÉANCE DIMANCHE 25 MARS.
TRENTE-NEUVIÈME SÉANCE SAMEDI SAINT, 31 MARS.
SÉANCES 40e, 41e ET 42e 2, 3, 4 AVRIL 1431.
QUARANTE-TROISIÈME SÉANCE 5 AVRIL 1431.
QUARANTE-QUATRIÈME SÉANCE JEUDI 12 AVRIL 1431.
QUARANTE-CINQUIÈME SÉANCE MERCREDI 13 AVRIL 1431.
QUARANTE-SIXIÈME SÉANCE 18 AVRIL 1431.
QUARANTE-SEPTIÈME SÉANCE MERCREDI 2 MAI 1431.
Déposition de fr. Isambard de la Pierre, frère prêcheur.
QUARANTE-HUITIÈME SÉANCE MERCREDI 9 MAI 1431.
QUARANTE-NEUVIÈME SÉANCE SAMEDI 12 MAI , 1431.
CINQUANTIÈME SÉANCE SAMEDI 19 MAI 1431.
Articles touchant les dits et faits de Jeanne dite la Pucelle (1).
Avis de la Faculté des décrets.
CINQUANTE-UNIÈME SÉANCE MERCREDI 23 MAI 1431.
Déposition de Jean de Mailly, évêque de Noyon.
Déposition de Jean Lefèvre, évêque in partibus de Démétriade.
Déposition de frère Pierre Migiet, prieur de Longueville.
LA RENONCIATION AU CIMETIÈRE DE SAINT-OUEN JEUDI 24 MAI.
Déposition de Jean Massieu, huissier.
Déposition de Guillaume Manchon, greffier.
Déposition de Guillaume Delachambre, médecin.
Déposition de Guillaume Boisguillaume, greffier.
Déposition de Nicolas Taquel, greffier.
Déposition de Jean Monnet, chanoine.
Déposition du chevalier Aymoin de Macy.
Déposition de maître Jean Beaupére, chanoine de Paris, de Besançon, de Rouen.
Déposition de maître Nicolas Dudésert, chanoine.
Déposition de Jean Pave, maître des requêtes.
CINQUANTE-DEUXIÈME SÉANCE JEUDI 24 MAI 1431.
Formule falsifiée de l'abjuration.
Sentence prononcée après la soumission de Jeanne.
CINQUANTE-TROISIÈME SÉANCE JEUDI 24 MAI, APRÈS-MIDI.
Déposition de Jean Massieu, huissier.
Déposition de frère Isambard de la Pierre, frère prêcheur.
Déposition de Guillaume Manchon, greffier.
Déposition de maître Jean Beaupère.
CINQUANTE-QUATRIÈME SÉANCE LUNDI 28 MAI 1431.
CINQUANTE-CINQUIÈME SÉANCE MARDI 29 MAI 1431.
L'EXÉCUTION SUR LA PLACE DU VIEUX MARCHÉ 30 MAI 1431.
CINQUANTE-SIXIÈME SÉANCE MERCREDI 30 MAI, VERS 9 HEURES DU MATIN, A ROUEN, SUR LE VIEUX MARCHÉ.
Déposition de Guillaume Manchon, greffier.
Déposition de Jean Massieu, huissier.
Déposition de frère Jean Toutmouillé, des frères prêcheurs.
Déposition de frère Martin Ladvenu, frère prêcheur.
Déposition de frère Jean de Lenozoles, prêtre de l'ordre des Célestins.
Déposition de frère Isambard de la Pierre, frère prêcheur.
Déposition de maître Nicolas de Houppeville.
Déposition de Guillaume de la Chambre, médecin.
Déposition de Guillaume Boisguillaume, greffier.
Déposition de Jean Riquier, curé d'Heudicoart.
Extrait du « Journal de Paris ».
Le 12 avril, Déposition de fra Roberto Ubaldino de Gaglano, de l'ordre des frères prêcheurs.
Déposition de fra Hieronimo Andrea de Ginis.
Déposition de fra Francesco de Medicis.
Déposition de Piero Cinozzi, perruquier sur la grand' place.
Le 14 avril. Déposition de Francesco di Lorenzo Daranzoti.
Déposition de Fagolo, marchand de cire.
Le 18 avril. Déposition de Luc della Robbia.
Le titre de ce livre en résume tout le contenu. Jeanne d'Arc et Savonarole suffisent à le remplir. Je m'attends à ce que leurs deux noms causent aux lecteurs de ce Recueil une légère surprise ; mais puisque la surprise est le commencement de l'admiration, je m'assure que, cette fois du moins, de la légère surprise sortira une profonde et enthousiaste admiration.
Jeanne d'Arc occupe dans l'histoire humaine une place unique. Et qu'on veuille bien songer à la force de ce mot unique. Pour lui donner sa mesure songeons aux rencontres auxquelles il peut s'appliquer. Partout nous découvrons des groupes plus ou moins illustres, plus ou moins nombreux : Martyres,Vierges,Veuves, Pénitentes, Reines, Princesses, Grandes Dames et Femmes du peuple, contemplatives, gardes-malades et éducatrices, elles sont légion. L'intarissable sève de la grâce chrétienne coule à flots et s'épanche, diversifiant à l'infini les opérations dans les âmes, mais les revêtant toutes d'une splendeur qui tire de la multitude même qu'elle illumine une grande part de son éclat.
Dans l'histoire entière du christianisme deux femmes seulement se présentent à nous avec une gloire, un
II
caractère unique : la Vierge Marie et Jeanne d'Arc ; la Vierge-Mère et la Vierge Guerrière inspirée. Nul ne peut songer à instituer une comparaison entre la Mère de Dieu et celle qui, en aucune manière, n'a été élevée à une dignité de même nature. Il ne s'agit donc pas d'entreprendre l'impossible, mais de situer Jeanne d'Arc à son rang historique dans l'humanité. Nous l'avons qualifiée « Vierge inspirée ». Ce titre n'a, semble-t-il, rien de nouveau et il ne serait pas difficile de nommer d'autres Vierges chrétiennes favorisées des communications surnaturelles les plus relevées et les plus authentiques. Mais si on trouve en elles une vertu et des grâces éminentes, une originalité véritable, on y remarque aussi un je ne sais quoi que nous voudrions appeler un « air de famille », qui existe entre sainte Thérèse et sainte Catherine de Sienne, entre sainte Catherine et sainte Hildegarde, comme entre sainte Gertrude et la bienheureuse Alacoque, entre la bienheureuse Alacoque et Mme Acarie. C'est déjà un premier trait commun que la profession religieuse vouée par le plus grand nombre d'entre elles ; celles mêmes qui n'y viendront que sur le tard, une sainte Radegonde, une sainte Brigitte, une sainte Hedwidge auront, elles aussi, ce trait commun final, auquel il semble qu'elles ne puissent échapper, cette immatriculation monastique, pour
ainsi dire, qui saisit Élisabeth de Hongrie comme Jeanne de Valois, comme Louise de France.
Premier trait caractéristique : Jeanne d'Arc n'est point nonne, elle ne porte ni guimpe ni robe de bure, mais une cuirasse, des chausses et un casque. Second trait : Jeanne prie, veille et jeûne tandis qu'elle mène des gens de guerre, monte à l'assaut et livre des batailles.
III
Dernier trait : Jeanne règle ses actions d'après des commandements dont le caractère surnaturel s'offre à nous dans des conditions uniques de vérification et de certitude (1).
Parmi tant d'ouvrages inspirés par l'extraordinaire jeune fille, très peu se sont attachés à faire ressortir l'importance sans égale de la vie de Jeanne au point de vue des opérations surnaturelles dans l'intelligence humaine. Nous indiquerons ici en quelques mots toute une direction originale de recherches. Un dominicain, frère Isambard de la Pierre, qui assista Jeanne le jour de son supplice, a déposé que « parmi les nombreux propos de Jeanne en son procès. Je remarquai, dit-il, ceux qu'elle tenait sur le royaume et sur la guerre. Elle semblait alors inspirée par l'Esprit-Saint »: Il y a, dans ces quelques paroles, auxquelles personne semble n'avoir pris garde, une curieuse indication. Pour lui donner quelque chose de sa valeur, recueillons d'autres témoignages contemporains.
Et d'abord celui d'un maître Dunois. « En arrivant devant Troyes, Jeanne vint au camp, dressa sa tente près du fossé et fit si merveilleuses diligences que tant n'en auraient pu faire deux ou trois hommes de guerre des plus expérimentés et des plus fameux. Elle besogna tellement pendant cette nuit que, le lendemain, la ville n'eut plus d'autre ressource que de se rendre. »
Le duc d'Alençon, général en chef « Dans le fait de la guerre, Jeanne était fort experte, tant pour manier la lance que pour rassembler une armée, ordonner un combat et faire usage de l'artillerie. Tous s'émerveillaient de
1. Voir la belle bibliographie par M. Pisans LANERY D'ARC.
IV
voir que, dans les choses militaires, elle agît avec autant de sagesse et de prévoyance que si elle eût été un capitaine ayant fait la guerre vingt ou trente ans. C'était surtout au maniement de l'artillerie qu'elle s'entendait. »
Nous pourrions citer d'autres témoignages ; ceux de Simon Charles, de Pierre Milet, d'Aignan Viole, de Thibault d'Armagnac et même celui d'un chanoine, Robert de Farciaux; mais évidemment leurs dires ne sont que l'écho des voix que nous venons d'entendre, tandis que les attestations données par les deux hommes de guerre sous les yeux desquels Jeanne a exercé son commandement ont une importance capitale. L'art de la guerre est tout ensemble un art inférieur et une science des plus compliquées et des plus ardues. Comment Jeanne la possédait-elle? Ce n'était ni par l'étude, « ne sachant ni A ni B », comme elle en convient ; ni par l'expérience, car, dès ses débuts, elle n'hésite pas. Frère Isambard insinue que Jeanne aurait joui d'un secours surnaturel spécial ; mais c'est Dunois, un témoin oculaire, qui a galopé botte à botte avec Jeanne, qui l'a entendue dans le conseil et vue sur le terrain, Dunois, qui a eu à surmonter ses propres préventions contre la jeune fille, qu'il faut entendre :
« Les faits et gestes de Jeanne dans la guerre, dépose-t-il au procès de réhabilitation, me semblent procéder non d'industrie humaine, mais de conseil divin. Ce que je vais dire expliquera ma créance. » Et il raconte les circonstances qui accompagnèrent le déblocus d'Orléans. L'armée de secours arriva par la Sologne, en bel ordre, et s'arrêta en face de Saint-Loup, où les Anglais étaient en force. Les Français étaient commandés par les maréchaux de Rais et de Boussac, l'amiral de Culan, la Hire
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et Dunois. Tous jugeaient impraticable une tentative sur ce point et voulaient mettre le convoi de vivres sur des bateaux qui, à grand hasard, remonteraient le courant, car le vent était tout à fait contraire. Jeanne alla vers Dunois : « Êtes-vous le bâtard d'Orléans, lui dit-elle, est-ce vous qui avez conseillé que je vienne de ce côté de la rivière et que je n'aille pas directement où sont Talbot et les Anglais ? » Dunois répondit : « Moi et de plus sages que moi, avons conseillé ainsi, croyant mieux faire et plus sûrement. En nom Dieu, dit Jeanne, le conseil de NotreSeigneur est plus sûr et plus sage que le vôtre. Vous avez cru me tromper et vous vous trompez davantage vous-même », et elle ajouta quelques mots, disant qu'elle savait qu'on entrerait et qu'on le verrait bien. Aussitôt, dit Dunois, et comme à l'instant même, le vent qui était contraire et rendait fort difficile aux bateaux de remonter le fleuve dans ia direction d'Orléans, le vent tourna et devint favorable. En conséquence, on tendit les voiles à l'instant. Et Dunois conclut : «D'après ce que je viens de dire, il me semble clair que les faits et gestes de Jeanne dans l'armée étaient chose divine plutôt qu'humaine. Ce changement de vent soudain après que Jeanne vient de parler en donnant espoir cle secours, cette entrée d'un convoi, de. vivres malgré les Anglais beaucoup plus forts que l'armée royale, tout cela est de Dieu ». Et il poursuit son idée, cherche de nouvelles preuves des communications surnaturelles de la jeune fille dans les événements où se révèle, suivant son langage, le « doigt de Dieu ».
Parmi ces preuves? quelques-unes n'emportent pas la conviction ; mais leur insuffisance est compensée par les récits de divers témoins, par exemple celui du page et de
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l'aumônier à propos d'un incident survenu à Orléans tandis que Jeanne était logée près de la porte Bannier (1). A travers ce que les dépositions conservent d'imprécis, on croit saisir que Jeanne, étant seule dans sa chambre, fut avertie surnaturellement d'une attaque inopinée de l'ennemi. Encore une fois, nous ne faisons rien de plus que d'indiquer des directions de recherches, n'ayant ni le loisir ni la capacité de nous y engager.
Ces communications visaient-elles un fait déterminé, c'est-à-dire comportaient-elles une instruction spéciale en vue de ce fait, par exemple la révélation d'une disposition stratégique ou d'une formation tactique à adopter? C'est une autre question qui sollicite l'étude. Et puisque nous en sommes à ouvrir des perspectives, ajoutons, pour en augmenter l'intérêt et le charme, qu'elles sont demeurées jusqu'aujourd'hui un mystère. La possibilité même de l'initiation miraculeuse de l'intelligence en matière d'art militaire n'a pas été indiquée, ni soupçonnée peut-être, par l'auteur d'un livre devenu classique sur la Mystique divine, M. le chanoine Ribet. Une question préjudicielle est celle de la compétence de Jeanne et son rôle personnel dans les actions militaires où elle a eu le commandement. Il était de notoriété publique, au dire de maître Aignan Viole, « que Jeanne était aussi experte que possible dans l'art
1. Ajouter le témoignage formel de maître Aignan Viole, avocat au Parlement : « Je n'ai connu la Pucelle, dit-il, qu'au siège d'Orléans. Elle fut logée en ville chez Jean Bouchier. J'ai bien souvenir qu'un jour après dîner, ce fut le jour où la bastille de Saint-Loup fut prise, Jeanne qui dormait s'éveilla tout à coup et dit : « En nom Dieu, nos gens ont bien à besoigner. Apportez mes armes et amenez mon cheval. »
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d'ordonner une armée en bataille et que même un capitaine nourri et élevé dans la guerre n'aurait su montrer tant d'habileté de quoi les capitaines étaient singulièrement émerveillés. » Sur ce point encore, malgré des études récentes, la question reste entière. Le livre de M. le capitaine d'artillerie Paul Marin est loin de réaliser tout ce que son titre promet et de contenir tout ce qu'il devrait (1).
C'en est assez sur un Sujet .que nous ne voulons ni ne pouvons traiter à fond ; ce qui précède suffit, nous l'espérons, pour faire entrevoir l'intérêt qui s'y attache et les conséquences très originales qui en devront sortir.
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Il n'y a qu'un petit nombre de personnages qui puissent rivaliser avec Jeanne d'Are pour l'ardeur des passions soulevées autour de sa mémoire, et pour le mystère persistant sur sa mission, son oeuvre et son abjuration. Jeanne est présentée tour à tour comme une sorcière, comme une voyante, comme une martyre; et comme une intrigante.
Dans la première partie du Roi Henri VI, Shakspeare voit dans Jeanne une démoniaque. C'était ainsi que les Anglais, ses contemporains, la jugeaient. Cependant; plus lucide que ses , compatriotes, Shakspeare entrevoit la raison profonde de cette vie dont le, mobile lui échappe. Grâce à sa pénétration, il semble avoir pressenti le patriotisme de Jeanne d'Arc à travers l'abnégation surhumaine
1. Jeanne Darc tacticien et stratégiste, in-12, Paris, 1590, 4 vol.
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qui ne lui apparaît pourtant que comme une frénésie diabolique. Mais ce n'est qu'une lueur. La Jeanne d'Arc de Shakspeare est une conception mal venue, un personnage conventionnel, tapageur et endiablé. Écoutons-la (1) :
« Le régent triomphe, et les Français fuient ! Venez à notre secours, paroles magiques, charmes puissants ; et vous esprits supérieurs qui m'instruisez de l'avenir et me faites prévoir les événements. (On entend un coup de tonnerre.) Vous, Génies légers, qui servez sous les lois du souverain monarque du Nord, paraissez et secondez-moi dans cette entreprise. (Paraissent les démons.) A cette prompte apparition, je reconnais votre obéissance ordinaire à ma voix. Maintenant, esprits familiers, qui sortez du redoutable empire des régions souterraines, assistez-moi aujourd'hui et faites que la France ait la victoire ! (Les démons se promènent en silence.) Ah ! ne gardez pas plus longtemps ce morne silence. Faut-il vous abreuver de mon propre sang ? Je vais me couper un membre et vous le donner pour gage d'un plus riche salaire ; consentez donc à m'assister. (Les démons baissent la tête.) N'est-il plus d'espoir de secours ? Eh bien, si vous m'accordez ma prière, mon corps sera le prix dont je paierai votre bienfait. (Les démons secouent la tête.) Quoi ? le sacrifice de mon corps et de mon sang ne peuvent vous toucher et obtenir votre assistance accoutumée ? Prenez donc mon âme. Oui, mon corps, mon sang, mon âme, tout plutôt que de laisser la France succomber sous l'Angleterre. (Les démons s'évanouissent.) Hélas, ils m'abandonnent ! L'heure est donc venue où la France doit
1. Henri VI, 1ère partie, acte V, sc. 3.
IX
couvrir d'un voile son superbe panache et laisser tomber sa tête dans le giron de l'Angleterre. Mes anciens enchantements sont impuissants, et l'enfer est trop fort pour que je lutte contre lui. C'en est fait, ô France, ta gloire va tomber en poussière. »
Ces diableries bouffonnes sont, à la date où Shakspeare en fait usage, condamnées à disparaître dans un avenir peu éloigné. Jeanne ne paraîtra plus guère en sorcière que dans quelques ouvrages attardés et tombés vite dans l'oubli. Quelques lignes plus loin, le dramaturge anglais s'efforce d'insinuer un rapide soupçon sur la vertu de Jeanne. C'était, nous le verrons au cours de ce livre, le thème préféré de beaucoup de ses compatriotes lorsqu'ils cherchaient à insulter la jeune fille.
Un certain Glasdal, le promoteur du procès criminel Jean d'Estivet et Shakspeare sont les premiers vulgarisateurs d'une infamie qui trouvera chez Voltaire sa forme dernière. On n'en saurait dire plus sur un tel sujet et l'idée la plus exacte que peuvent s'en faire ceux qui ne veulent pas lire La Pucelle, c'est qu'on n'en peut rien dire, rien citer. La dynastie infâme de Voltaire se perpétue jusqu'à nos jours et l'érudit ne peut se défendre d'une sorte de dégoût, en constatant. sur notre sol l'indestructible vitalité de ces larves déshonorées auxquelles il faut infliger cette honte de ne les nommer point.
D'autres sont venus qui ont fait de Jeanne une hallucinée. Explication plaisante si elle n'était souvent le témoignage d'une préoccupation condamnable. Ceux qui ont adopté cette explication s'y sont résignés, afin de n'avoir pas à se rendre à la conclusion dogmatique qui découle de la constatation des faits surnaturels. M. Henri Martin fut sinon l'inventeur, il eût été bien embarrassé
X
d'inventer chose au monde, du moins le vulgarisateur patenté de cette imagination qui aboutit à faire de Jeanne d'Arc une somnambule.
Nous pourrions faire à quelques autres fantaisies l'honneur de les mentionner, mais le lecteur n'y trouverait sans doute ni plaisir ni profit. Nous laissons donc ces tristes et ridicules inventions qui ne semblent, à la distance morale où nous en sommes, que de coupables travestissements. Ni « amazone », ni « luronne », mais simple, naïve, éveillée, pure comme un ange et vaillante comme un archange, telle fut Jeanne.
Cette Jeanne, celle du procès criminel et du procès de réhabilitation, a été entrevue par quelques âmes très ardentes ou très sincères. Déjà sa contemporaine Christine de Pisan la désigne comme l'envoyée de Dieu que soutient l'inspiration divine, sans laquelle elle ne serait qu'une simple et ignorante bergère :
Considérée ta personne
Qui es une jeune pucelle
A qui Dieu force et pouvoir donne
D'être le champion, et celle
Qui donne à France la mamelle
De paix et douce nourriture,
A mettre à bas la gent rebelle,
Voici bien chose surnaturelle.
Si Josué fit de grandes actions, « il était homme, fort et puissant » ; mais Jeanne n'est qu'une simple bergère plus brave que jamais homme, car tous les preux aux longues aventures ne lui peuvent être comparés.
Christine compare Jeanne à
Hester, Judith et Debora
Qui furent dames de grand prix
Par lesquelles Dieu restaura
Son peuple qui étoit fort pris
et néanmoins : Plus a fait (Dieu) par cette Pucelle. La comparaison était courante chez les contemporains. En 1429, un clerc résidant à Rome ajoute ces mots au manuscrit qu'il vient de terminer : « Mon oeuvre était achevée, lorsque j'ai appris la merveilleuse histoire de l'admirable fille venue,de la part de Dieu,délivrer le royaume de France. Qu'on se rappelle les beaux faits d'une Penthésilée dans l'histoire profane, d'une Débora, d'une Esther, d'une Judith dans l'histoire sacrée, notre Pucelle les surpasse toutes. »
Citons encore trois strophes de Christine qui donnent bien nettement l'idée que les patriotes se faisaient de Jeanne :
Par miracle fut envoyée
Et divine admonition
De l'ange de Dieu convoyée
Au roi, pour sa provision
Son fait n'est pas illusion,
Car bien a été éprouvée
Par conseil en conclusion :
A l'effect la chose est prouvée.
Une fillette de seize ans,
N'est-ce pas chose fors nature,
A qui armes ne sont pesants ?
Ains semble que sa nourriture
Y soit, tant y est forte et dure.
Et devant elle vont fuyant
Les ennemis, ni nul n'y dure.
Elle fait ce[la], maints yeux [le] voyant.
Et d'eux va France désencombrant
En recouvrant châteaux et villes,
Jamais force ne fut si grand,
Soit à cent, soit à mille.
Et de nos gens preux et habiles
Elle est principal capitaine.
Telle force n'eut Hector ni Achille,
Mais tout cela fait Dieu qui la mène.
Christine de Pisan écrivait le 31 juillet 1429, au lendemain
XII
du sacre de Charles VII à Reims, à l'heure du triomphe de Jeanne d'Arc. Quelques années plus tard, en 1456, on représentait en France une sorte de Chronique rimée intitulée le Mistère du siège d'Orléans. C'était alors l'heure du procès de réhabilitation. Dans ce long poème un peu diffus, nous citerons quelques passages qui donnent, croyons-nous, une idée très juste du rôle divin qu'on attribuait à Jeanne. C'est une sorte de scène d'Annonciation et qui, par certains côtés, s'en inspire directement.
L'archange saint Michel va trouver la Pucelle qui est occupée à garder les brebis de son père tout en cousant du linge.
Jeanne, pucelle bienheureuse,
Le Dieu du ciel vers vous m'envoie.
Ne soyez nullement peureuse ;
Mais livrez-vous toute à la joie,
Dieu vous aime et marche avec vous.
L'Anglais doit ployer les genoux
Et d'Orléans quitter la place,
Quand vous l'aurez vu face à face.
Vous mènerez sacrer le roi
Mis par vous hors de tout émoi.
JEANNE
Mon bon seigneur, que dites-vous?
Je ne suis qu'une bergerette,
Une jeune et simple fillette,
Gardant aux champs dessus l'herbette
Les pauvres bêtes de mon père.
Comment telle oeuvre puis-je faire?
Rien en moi qui n'y soit contraire.
Je n'entends goutte aux faits de guerre.
MICHEL
Jeanne, n'ayez peur ni souci.
JEANNE
Dieu pleinement de moi dispose ;
XIII
Mais il faut pour si grande chose
Un homme aux périls endurci.
Mimiez .
Dieu vous veut.
JEANNE
Me voici.
MICHEL
Irez-vous à travers les armes,
Dans le sang, parmi les alarmes?
JEANNE
J'irai, Dieu m'ait en sa merci !
Et toujours en toute saison
Veux être sa pauvre servante.
Le jour de l'attaque des Tourelles,
Jeanne est blessée, elle encourage ses compagnons :
De ma blessure ne vous chaille
En nom Dieu, ce ne sera rien.
Ne délaissez cette bataille
Et ne vous émouvez de rien.
Je sais fort bien ce que je sens,
Je ne suis point si fort blessée
Que je ne revienne en tous sens
Courir, bannière déployée.
Alors elle s'adresse à Dieu ; on va voir à quelle distance nous sommes des diableries de Shakspeare
O Dieu du ciel, en qui je me confie
Dans ce besoin, las, ayez souvenance
Que les Français vous ne délaissez mie !
Faites qu'Anglais n'aient point sur eux puissance !
La nuit tombe. Les Anglais sont battus, les Français rentrés dans la ville sonnent les cloches à toute volée.
XIV
Talbot fait entendre des imprécations, que parmi les auditeurs du Mistère du siège d'Orléans, quelques-uns peut-être, combattants des journées de Saint-Loup et des Tourelles, avaient pu entendre, tandis qu'un grand nombre dans l'assistance se rappelaient cette Jeanne qu'insultait l'Anglais :
Douleur et angoisse m'étreignent
Que je ne sais à qui le dire;
Du deuil que j'ai le coeur me saigne,
Tant suis rempli de peine et d'ire.
Mon corps endure tel martyre
Qu'il est tout prêt à désespoir;
Jamais ne le puis avoir pire.
Rien ne pourrait tant me douloir.
Oh ! ô Dieu ! quelle journée !
Or sont tous mes bons amis morts,
Noyés, tués, mis à l'épée.
Sans en être misericors !
O fausse putain, sur ton corps
Je m'en vengerai, si je puis;
Mourir te ferai sans merci.
Glassidas, vaillant capitaine,
D'Angleterre le plus vaillant,
Pour vous j'endure moult de peine
Autant qu'homme qui soit vivant.
Donner voudrais tout mon pesant
D'or fin, et que fussiez en vie.
Oh ! que n'étais-je là présent !
Hélas! Mort tu ne fusses finie
Et que d'autres, morts avec lui,
Les meilleurs de notre parti!
O fleur de toute noblesse,
Fleur de vaillance et hardiesse,
A ce coup-ci être perdue !
D'Angleterre la grant promesse,
Honneur, vaillantise et largesse,
Bien vous m'avez déçue.
Je ne sais qui vous a fait tomber
Ni qui vous a ainsi souillée,
Je ne crois pas que sous la nue
Y eut gens de votre value
Par le haut Dieu où je me fie
Je renonce à chevalerie
Si de la putain ne me venge
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Et des Français leur félonie
Dix mille en perdront la vie.
Si jamais en guerre me range,
Mon cheval baignerai en fange
Des Français, jusques à la sang[l]e,
En leur sang: de ce me fais fort,
N'y aura prince ni étranger
Ni si huppé que je ne plange
Et que je ne boute à mort.
Aron! aron! aron! j'enrage;
Je sens en mon coeur telle rage
Que je ne sais que devenir,
Quand il me souvient du dommage,
Quand je vois devant mon visage
Mes bons amis ainsi finir,
Tués, noyés piteusement.
Plus ne demande qu'à mourir
Ou m'en venger du déplaisir
Contre Français cruellement.
Le sentiment patriotique qui inspire le Mistère du siège d'Orléans circule partout dans cette oeuvre distinguée, malgré beaucoup de défauts et de maladresses. La remarque n'est pas superflue, car on s'est trop facilement habitué à faire de l'amour de la patrie une vertu moderne que les anciens ignoraient. D'après une école plus bruyante que studieuse et sincère, le patriotisme serait né en France aux environs de 1789. C'est confondre patriotisme avec civisme ; la confusion n'est pas d'hier. Le premier auteur qui, à notre connaissance, l'ait tentée, est un Anglais, Robert Southey, poète lakiste. En 1796, il publia son poème de Joan of Arc, écrit à l'âge de vingt ans, et qui souleva en Angleterre une sensation profonde. On était loin du temps de Shakspeare, mais peut-être ne s'en fût-on pas aperçu sans cette révélation qui marquait d'un trait l'espace parcouru. Il ne s'agissait plus de nationalités ni de sorcelleries. Southey, avec ses amis Wordsworth et Coleridge, avait incliné vers les
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principes de la Révolution française et ses théories philosophiques. Le poète, qui ne voulut voir dans Jeanne d'Arc qu'une exceptionnelle et sublime patriote, précurseur de la Révolution, a mis en tête de la deuxième édition l'avertissement que voici : « Tout fait miraculeux est à présent retranché du poème, et le lecteur, qui connaît la première édition, jugera par là de l'étendue des corrections que nous avons cru devoir faire. » Dès lors Jeanne n'entend ses voix qu'en rêve. Le chagrin d'une de ses amies, dont le mari a été tué à la guerre, lui fait haïr les Anglais. Les conversations d'un militaire, qui traverse son village, éveillent en elle le patriotisme. Rudoyée par ses parents, elle est choyée par un vieil oncle, dont les gâteries donnent lieu à de charmants enfantillages dans le goût anglais. Southey ne conduit son héroïne que jusqu'à Reims; mais il suffit, et son ouvrage est assurément le plus pitoyable de son oeuvre si abondante et, à tant d'égards, si remarquable.
Cet essai malheureux n'était pas fait pour accréditer le type d'une Jeanne d'Arc en uniforme de général de Sambre-et-Meuse ; on en resta là, ou, si l'on essaya de recomposer une Jeanne d'Arc sur le patron de Hoche ou de Marceau, on l'essaya avec tant de timidité et de malchance que personne,ou peu s'en faut, ni prêta attention.
Ce fut une Jeanne d'Arc plus vivante, très vivante et très ressemblante à l'original que Jules Michelet évoqua. On n'a guère dépassé la perfection de ce livre étrange, tour à tour alangui et fougueux, mêlant les libertés de la poésie aux scrupules de l'érudition dans une harmonie puissante et sonore comme la voix même de la vie. Tout le monde a lu et gardé le souvenir de cette Jeanne d'Arc
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comme on garde le souvenir de ceux qu'un jour on a vus.
Cette vision, le livre de Michelet la procura, au printemps de 1847, à un petit vieux, chétif et sale, qui habitait un lodging de Renfield-street, à Glascow, Thomas de Quincey, le « mangeur d'opium». L'Essay que celui-ci a consacré à Jeanne d'Arc, malgré ses inégalités, ses excentricités rebutantes, demeure, croyons-nous, la plus haute et la plus heureuse tentative d'idéalisation dont la jeune fille ait été l'objet. « Pauvre Jeanne d'Arc ! écrivait Sainte-Beuve. Elle a eu bien du malheur dans ce que sa mémoire a provoqué d'écrits et de compositions de diverses sortes. Elle a inspiré à de grands poètes tragiques, aux Shakspeare et aux Schiller eux-mêmes, des inventions odieuses ou absurdes ; elle a inspiré au plus bel esprit et à la plus belle imagination une parodie libertine qui est devenue une mauvaise action immortelle; elle est en possession de faire naître, depuis Chapelain, des poèmes épiques qui sont synonymes d'ennui et que rien ne décourage (1). Quelques vers touchants des Messéniennes qu'on a sus par coeur, sont une bien petite satisfaction après tant d'outrages (2). » Sainte-Beuve, quoiqu'il eût l'esprit très ouvert au mouvement littéraire anglais (4), parait avoir ignoré l'Essay dont nous allons parler (4). Jamais, croyons-nous, Jeanne n'a inspiré d'éloge plus
1. Cf. J. Fabre, Jeanne chantée par les poètes, dans Jeanne d'Arc libératrice de la France, p. 314 sq. ; Procès de réhabilitation, t. II, p. 344, note 1
2. Nouveaux Lundis, t. III, Le Mystère du siège d'Orléans, et à ce propoa,de l'ancien théâtre français.
3. A. Turquet, Sainte-Beuve, Profils anglais, in-12.
4. De Quinceys Works: in-12, Edimburg,1863-1871, t. III, p. 206-245: Joan of Arc, in reference to M. Michelet's History of
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éloquent que celui du pauvre rêveur frissonnant de la fièvre tumultueuse de l'opium. L'éloquence n'est pas seule à y trouver son compte. La grande figure, à force d'être idéalisée, nous paraît de plus en plus proche de l'humanité, et il n'est rien, peut-être, qui aide mieux à caractériser la sublimité de la pure jeune fille que ce résultat imprévu de rencontrer sa description la plus exacte dans la conception la plus poétique.
Quincey commence ainsi son Essay (1) :
« Que faut-il penser d'elle ? Que faut-il penser de la pauvre bergère qui, se levant soudain des collines et des forêts de la Lorraine, comme le berger hébreu des collines et des forêts de la Judée, a laissé là le repos et la sécurité, les mystiques inspirations enracinées dans les solitudes champêtres, pour aller se placer à l'avant-garde de l'armée et occuper, à la droite des rois, un poste plus périlleux encore ? L'enfant hébreu inaugura sa patriotique mission par un acte de victoire que ne renierait aucun homme. Mais ainsi fit la fille de Lorraine... Tous deux furent trouvés sincères et fidèles aux promesses contenues dans leurs premiers actes, Leurs ennemis seuls ont rendu leurs destinées différentes. L'enfant s'est élevé à une splendeur et à une étincelante prospérité, à la fois privée et publique, qui, ayant frappé à jamais la mémoire de son peuple, est restée légendaire pendant mille années jusqu'au jour où le sceptre échappa à Juda. La pauvre fille, délaissée au contraire, n'a jamais bu dans la coupe de repos qu'elle
1. Op. cit., t. III, p. 206.
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avait tendue et la France. Elle ne s'est jamais associée aux chants qui s'élevèrent à Domrémy, son pays natal, comme l'écho des pas des envahisseurs en fuite. Elle n'a point gris part aux. danses joyeuses par lesquelles fut célébrée, dans Vaucouleurs en délire, la délivrance de la France. Non, car sa voix était alors silencieuse ! Non, car ses pieds étaient alors de la cendre ! ... Et quand les tonnerres de la France tout entière tonneront pour proclamer la grandeur de la pauvre bergère qui a tout sacrifié pour le salut de la patrie, ton oreille, innocente et malheureuse jeune fille, aura été fermée depuis cinq siècles. Souffrir et agir, tel a été ton lot sur la terre, ta destinée, qui, pas un seul instant n'a été cachée à tes yeux. Mais la vie, disais-tu, est courte ; long est le sommeil de la tombe. Employons donc cette vie si passagère à faire une provision de gloire pour les rêves divins qui charmeront ce si long sommeil. Cette créature innocente n'a pas cessé un moment de croire au sombre avenir, qui s'approchait si vite. Elle pouvait ignorer le genre de son trépas. Peut-être n'aperçut-elle pas, dans sa vision de l'avenir, l'échafaud embrasé se dressant dans l'air, la foule immense accourant par tous les chemins comme pour une fête de sacre, la colonne de fumée et les langues de flammes, les visages pleins de haine des spectateurs ? Elle a bien pu ne pas distinguer tout cela dans la brume d'un destin dont l'accomplissement était proche. Mais la voix qui la conviait à la mort, cette voix-là, elle l'a toujours entendue !
« Grand était le trône de France, même en ces tristes jours, et grand était celui qui l'occupait. Mais Jeanne savait bien que ni le trône de France ni celui qui l'occupait n'étaient pour elle, et qu'elle était, au contraire,
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elle, pour eux qu'eux par elle devaient sortir de la poussière, et qu'elle n'en sortirait jamais par eux. Magnifiques étaient alors les lis de France, qui, pendant des siècles, ont eu le privilège de voir admirer leur splendeur sur la terre et les mers, jusqu'au jour où la malédiction de Dieu s'unit, pour les flétrir, à la colère des hommes. Mais Jeanne savait bien que les beaux lis de France ne formeraient jamais de guirlande pour elle, que jamais, pour elle, ils ne donneraient bouton, fleur ni calice. »
A mesure qu'il avance vers le terme de cette vie si courte, Quincey éprouve une émotion croissante. L'impassible se fait compatissant, l'égoïste contempteur de sa propre pensée sort de lui-même pour défendre contre tout soupçon, tout irrespect, cette Jeanne qu'il révère dans son intangible beauté ! Michelet, mal inspiré par son sentiment et mal servi par sa perspicacité historique, avait laissé planer sur Jeanne le soupçon d'une prétendue rétractation. « Il faudrait bien peu connaître la nature humaine, écrivait-il, pour douter que, trompée dans son espoir, elle n'ait vacillé dans sa foi [à ses voix]. A-t-elle dit le mot? C'est chose incertaine ; j'affirme, moi, qu'elle l'a pensé (1). »
1. Michelet, Jeanne d'Arc, édit. Hachette, p. 147. C'était là une étrange manière de suppléer à l'histoire documentaire par la psychologie générale. Cette substitution de l'historien à l'histoire est un épisode curieux à l'époque mime où l'on invoquait éperdument l'autorité des faits positifs, dûment constatés. Renan a été un des patrons de la méthode d'improvisation historique. Il écrivait en tête de son dernier ouvrage, l'Histoire du peuple d'Israël : « Comme pour la Vie de Jésus, je réclame pour le présent volume, consacré à des temps fort obscurs, un peu de l'indulgence qu'on a coutume d'accorder aux voyants et dont les voyants ont besoin. Même quand j'aurais mal conjecturé sur quelques points, je suis sûr d'avoir bien Compris dans son ensemble l'oeuvre unique que le Souffle de Dieu, c'est-à-dire l'âme du monde, a réalisée par Israël ». Supprimer les prophètes pour s'établir voyant, c'est plaisant et logique.
« Et moi j'affirme, s'écrie Quincey (1), qu'elle n'en a jamais rien, fait et qu'en aucun sens le mot pensé n'est applicable à ce cas. Ici, c'est la France qui calomnie la Pucelle et cest l'Angleterre qui prend sa défense. M. Michelet peut seulement avancer, en sappuyant sur un raisonnement à priori, que toute femme est susceptible d'une semblable faiblesse ; que Jeanne était une femme ; qu'elle était donc susceptible de cette défaillance. Moi, au contraire, j'argumente non d'après les tendances présumables de la nature, mais sur les faits connus de la matinée du supplice . Comment donc, je le demande, sinon par l'effet d'une pureté égale à celle de l'or, par sa douce et sainte attitude, par la noblesse incomparable de son maintien, la pauvre fille eût-elle arraché des larmes aux ennemis, qui, jusqu'alors, la traitaient en sorcière, des larmes d'enthousiasme et d'admiration? » « Dix mille hommes pleuraient, dit M. Michelet lui-même. Comment donc, soutenue par une fermeté, rehaussée d'un charme angélique, eût-elle poussé ce soldat anglais, qui avait juré d'apporter un fagot à son bûcher et qui remplit son voeu sinistre, à s'éloigner vers une pénitence éternelle, disant qu'il avait vu une colombe sortir des cendres et prendre son vol vers les cieux?... Et si tout cela ne suffisait pas encore, je rapporterais le dernier acte de sa vie comme faisant foi poux elle. Le bourreau avait mis le feu au bûcher, et la fumée, déjà, s'élevait en masses houleuses. Un moine se tenait aux côtés de Jeanne, et, s'oubliant dans son sublime ministère, ne voyait pas le danger: Et
1. Op. cit., p. 215.
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alors, quand le suprême ennemi léchait les pieds du bûcher pour l'étreindre, la plus noble des filles ne pensa qu'au prêtre, au seul ami qui n'eût pas voulu l'abandon ner, et pas du tout à elle-même, lui ordonnant, presque dans son dernier soupir, de songer à lui, de se conserver, et, elle, de l'abandonner à Dieu ! Cette fille, dont le dernier accent fut une manifestation d'abnégation sublime, n'a pu prononcer le mot rétractation ni avec ses lèvres, ni dans son coeur. Non, elle ne l'a pas fait, je l'affirmerais, un mort se levât-il du tombeau pour jurer le contraire.»
Poète pour poète, Quincey contre Michelet, l'affirmation, malgré son intrépidité de part et d'autre, n'en a pas plus de valeur et le point historique resterait en litige ; mais de ces citations se forme, si nous ne nous trompons, l'idée bien nette d'une Jeanne d'Arc très vivante et très semblable à l'humble fille qui porte ce grand nom ; une Jeanne d'Arc offrant la séduction irrésistible d'un être idéal qui aurait existé, une sorte de fée Morgane agile, belle et bienfaisante qui ne se laisserait toucher que par les vierges et par les petits enfants. Il ne faut pas moins que les interrogatoires et les dépositions de deux procès pour placer en pleine histoire cette jeune fille qui semble avoir vécu un fragment de légende épique. Supposons un instant que ses exploits et sa fin formassent la matière d'une histoire biblique, et on entrevoit les belles théories qui démontreraient d'une manière irréfutable que Jeanne est l'héroïne d'un vieux conte populaire dont on ressaisit les migrations dans diverses contrées et qui exprime les aspirations généreuses d'une société naissante. Au lieu de cela, Jeanne est un des personnages les plus certains de l'histoire, un des êtres
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les plus parfaits de l'humanité, une des âmes les plus saintes de christianisme: Sa carrière militaire nous déconcerte, son procès nous angoisse et sa mort nous émeut. A grand'peine gardons-nous notre sang-froid et nos invectives â l'égard de, ces juges, de ces assesseurs et de ces bourreaux qui veulent voir mourir une femme. Mais, ici encore, Quincey nous donne le trait juste, celui qui évoque la gronde âme de Jeanne et son attitude éternelle devant la postérité. C est quand il trace la vision qu'il prête, à l'heure suprême, aux deux personnages en qui s'incarne le drame de Rouen: Jeanne d'Arc et l'évêque de Beauvais, la condamnée et le juge.
« Évêque de Beauvais, ta victime est morte dans les flammes d'un bûcher, et toi sur un lit de plumes. Mais, va, cela se ressemble bien souvent dans, les dernières minutes de la vie ! Dans la crise d'adieu, quand sont ouvertes les portes de la mort et quand la chair se repose de ses combats., souvent le torturé et le bourreau obtiennent de la chair ennemie la même trêve ; tous deux semblablement glissent dans le sommeil ; tous deux semblablement s'éveillent dans le rêve. A l'heure où les brouillards de la nuit s'amassent autour de vous, évêque et fille des champs, quand les pavillons de la mort vont clore sur vous leurs tentures d'ombre, je veux déchiffrer, dans ces ténèbres immenses, les principaux traits de vos deux fuyantes visions.
« La bergère libératrice de la France, du fond de sa prison, du pied de son bûcher, du milieu des flammes où elle agonisait, à l'heure on commença son rêve suprême, vit la source de Domrémy et les forêts pleines de majesté où elle avait erré dans son enfance. La célébration de cette fête de. Pâques, que l'homme avait refusée à son
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coeur défaillant, la résurrection du printemps dont l'avait privée l'obscurité des cachots (elle, si altérée de la liberté glorieuse des bois), lui furent alors restituées par Dieu, comme des joyaux que des brigands lui auraient ravis. Avec elles peut-être (car les minutes de rêve peuvent embrasser les âges), Dieu lui rendit-il le bonheur de l'enfance ? Par un spécial privilège, dans ce rêve d'adieu, une seconde enfance fut peut-être créée pour elle, non attristée, comme la première, par l'ombre d'une redoutable mission à accomplir. Cette mission était désormais remplie ; la tempête était tombée et les derniers lambeaux des orageux nuages étaient déjà emportés très loin. Le sang qu'elle avait à fournir était tiré ; les larmes qu'elle avait à répandre répandues jusqu'à la dernière. La haine qui lui montait de tous les regards, elle l'avait fièrement contemplée, et elle avait supporté tout cela, et elle avait survécu Et sur l'échafaud, dans la dernière lutte, elle avait su glorieusement triompher, victorieusement recevoir les traits de la mort, au milieu des larmes de dix mille ennemis, au milieu des glas succédant aux glas, et des sonneries répondant aux sonneries, pendant que les clairons saluaient son martyre !
« Évêque de Beauvais, parce que l'homme à la conscience mauvaise est, dans ses rêves, guetté et poursuivi par les plus épouvantables de ses forfaits et parce que, sur le miroir mouvant formé sur les marais de la mort (comme les miroirs menteurs du mirage dans les déserts d'Arabie), apparaissent surtout les douces figures de celles que cet homme a perdues, je suis certain que toi aussi tu as vu Domrémy dans ta suprême vision. Cette source dont les témoins ont tant parlé s'est montrée à tes yeux dans la rosée du matin. Mais ni la rosée ni
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l'aube bénie ne pouvaient enlever de sa surface souillée les traces brillantes d'un sang innocent. Près de cette fontaine, tu as vu, évêque, une femme assise qui se cachait la figure. Mais, comme tu approches, cette femme lève vers toi sa face carbonisée. Domrémy pourra-t-il re-connaître les traits de l'enfant que jadis il a connue ? Non, mais toi, évêque, tu les reconnais bien.
« Grand Dieu ! quel gémissement ont entendu les va-lets qui veillent près du lit où repose Sa Grandeur ? Il sort du cur anxieux de leur maître, qui, à ce moment, fuit la fontaine et la femme, et cherche un refuge dans les forêts lointaines. Mais cette femme, il ne saurait l'éviter de cette façon ; il doit, avant qu'il meure, la voir une fois encore. Dans les forêts, où il va chercher la pitié, pourra-t-il trouver un instant de répit ? Non, car un bruit de pas vient l'y relancer encore ! Dans les clairières où, seuls, les cerfs devraient bondir, passent des armées et s'assemblent des nations... Mais quelle est donc cette charpente que des mains humaines dressent avec tant de hâte ? Est-ce l'échafaud d'un martyr et vont-ils, une seconde fois, y traîner la fille de Domrémy ?
«Non, c'est un tribunal qui s'élève jusqu'aux nuages et près duquel deux nations attendent les procédures. Monseigneur de Beauvais va-t-il encore s'asseoir sur le siège du juge et compter encore les heures de l'innocent ? Ah ! non ! le voici au banc des accusés. Tout est prêt, la chambre est remplie, la Cour gagne ses sièges, les témoins sont rangés, le juge prend sa place. Mais voici l'imprévu : « Vous n'avez pas de conseil, Monseigneur ? Je n'ai pas de conseil : ni au ciel, ni sur la terre, je ne trouve d'avocat qui veuille m'assister. En êtes-vous donc à ce point d'abandon ? Hélas ! le temps est court, le bruit
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est grand, la foule est immense; mais, pourtant, je vais chercher quelqu'un pour vous défendre, je sais quelqu'un qui sera votre conseil... Et qui donc vient du côté de Domrémy? Qui vient de Reims dans les robes sanglantes du sacre ? Qui vient de Rouen, la face carbonisée ? C'est elle, c'est la pauvre fille qui n'a pas pu trouver d'avocat pour elle-même que je choisis aujourd'hui pour être le vôtre. C'est-elle, je le promets, qui sera votre défense ; c'est elle qui plaidera pour Votre Grandeur ; oui, c'est elle, évêque, qui parlera quand se tairont les cieux et la terre. »
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Dans les pages qui précèdent nous n'avons fait que rapprocher quelques traits qui concourent à donner de Jeanne d'Arc une idée, non pas nouvelle nous n'avons pas cette prétention mais, à certains égards, moins banale que celle qu'on prend généralement de la jeune fille. C'est à dessein toutefois que nous n'avons rien dit de sa mort et des conditions de cette mort, conditions qui nous ont semblé justifier sa présence parmi les Martyrs dont notre Recueil rappelle le souvenir.
La concession du titre de « martyr » comporte, dans l'Église catholique qui, seule, le confère, des conditions absolues et nécessaires. Si on veut bien m'accorder que je ne les ignore pas, on m'accordera aussi de ne pas entreprendre ici une thèse théologique en vue de faire la preuve que Jeanne d'Arc satisfait à ces conditions. Laissons les vers aux poètes, la théologie aux théologiens. Je me trouve, parmi ceux qui défendent le martyre de Jeanne d'Arc, en assez bonne compagnie, pour
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n'éprouver aucune envie de la quitter. Sans doute, ce martyre n'est pas évident et on peut en donner pour preuve les hésitations qui, un moment, arrêtèrent les consulteurs de la Congrégation romaine chargés de poursuivre la cause de la béatification. Je sais qu'on oppose cette considération que le procès intenté à Jeanne était inspiré par une pensée de vengeance contre la guerrière longtemps victorieuse et une pensée d'avilissement contre le roi de France réduit à l'expédient de tirer service d'une femme livrée à des pratiques coupables. Ceci peut être exact, je ne le conteste pas, et une partie du procès et des dépositions que j'ai réunis dans ce livre tend à le prouver, sinon à le démontrer. Mais, à ce compte, je ferai observer que le procès intenté à NotreSeigneur Jésus-Christ prétend atteindre un perturbateur de l'ordre public, se proclamant roi des Juifs sans l'agrément de l'empereur romain. Je dirai donc en deux mots que ce qui, à mon sens, mérite à Jeanne le titre de martyre, c'est sa mort pour crime imaginaire d'hérésie. Que cette hérésie n'ait été qu'un prétexte, je le reconnais, mais le prétexte a produit tous les effets légaux qu'il contenait en lui-même ; je ne puis admettre, jusqu'à décision de l'autorité supérieure de l'Église sur ce point particulier, que Jeanne, mise à mort en haine de sa foi et de la confession qu'elle n'a cessé d'en faire publiquement, soit privée de la consécration suprême que lui confère une telle mort.
J'ai dit que Jeanne n'avait cessé de faire publiquement confession de sa foi. C'est précisément le point en litige. M, le chanoine Chevalier nous apprend que la poursuite de la béatification de Jeanne d'Arc se trouva arrêtée à Rome par le fait de l'abjuration : si la cédule insérée
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dans le procès était inattaquable, Jeanne avait manqué de l'héroïsme nécessaire. Mgr l'évêque d'Orléans, averti de la circonstance, confia l'examen de la difficulté à un érudit français de marque dont le travail, au jugement du cardinal Parocchi, protecteur de la cause, ne faisait pas avancer la question d'un pas. Mgr d'Orléans s'adressa alors à M. le chanoine Dunand, théologal du chapitre de Toulouse, qui consacra à la question une Étude critique (1), dont la lecture fit une impression favorable auprès des avocats et des consulteurs de la Congrégation. Peu de temps après, M. le chanoine Chevalier, dont l'immense érudition et la pénétrante critique sont également acceptées de tous, aborda à son tour le problème (2) qui tentait peu après un des vétérans autorisés des études médiévales, M. Marius Sepet (3).
Je crois ne pas m'écarter de l'opinion de ces érudits sur le fait de l'abjuration ou, pour parler plus historiquement, de la renonciation du cimetière Saint-Ouen. Je me contenterai d'exposer brièvement ce qui me paraît évident.
Le 24 mai 1431, Jeanne fut amenée dans le cimetière de l'abbaye de Saint-Ouen pour y entendre le prononcé de sa sentence. Dès la veille, l'évêque de Beauvais avait adressé à Jeanne le docteur en théologie Pierre Morice, à qui l'accusée fit les déclarations suivantes : « Quant à
1. P. H. Dunand, L'Abjuration du cimetière Saint-Ouen d'après les textes. Etude critique, in-80, Paris-Toulouse, 1901.
2. U. Chevalier, L'Abjuration de Jeanne d'Arc au cimetière de Saint-Ouen et l'authenticité de sa formule. Etude critique, in-8°, Paris, 1902.
3. Marius Sepet, Jeanne d'Arc au cimetière Saint-Ouen, dans la Revue des Questions historiques, 1903, p. LXXIII, p. 586-606.
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mes fais et mes diz que j'ay diz au procès, je m'y raporte et les veul soustenir. » Item interrogée s'elle cuide et croist qu'elle ne soit point tenue submeictre ses diz et fais à l'Église militant ou à autres que à Dieu, respond : La manière que j'ai tousjours dicte et tenue au procès, je la vueil maintenir quant ad ce ». Item dit que, s'elle estait en jugement et véoit le feu alumé, et les bourrées alumer, et le bourreau prest de bouter le feu, et elle estait dedans le feu, si n'en dyroit-elle autre chose, et soustendroit ce qu'elle a dit au procès jusques à la mort (1) ».
D'après ces dispositions on devait s'attendre, dans la nombreuse assistance de prélats et d'ecclésiastiques groupés sur l'estrade de Saint-Ouen, à une ferme et absolue résistance. Dès le matin, maître Beaupère s'était rendu auprès de Jeanne afin de lui annoncer qu'elle allait être conduite sur un échafaud pour y être «prêchée ». « Si vous êtes bonne chrétienne, lui dit-il, vous direz là que vous mettez tous vos faits et dits en l'ordonnance de notre mère sainte Église et en espécial des juges ecclésiastiques (2). » Peu après, une charrette vint la prendre pour la mener à Saint-Ouen. Arrivée à une petite porte, elle se rencontra avec Loyseleur qu'on lui donnait pour conseiller et dont nous verrons plus tard l'infamie (3). « Jeanne, lui dit-il, croyez-moi, il ne tient qu'à vous d'être sauvée. Reprenez votre habit et faites ce qu'on décidera ; sans cela, vous serez en péril de mort. Si vous faites ce que je vous dis, il vous en arrivera tout bien
1. Procès, t. I, p. 441.
2. Procès, t. II, p. 21.
3. Voir les témoignages du procès de réhabilitation sur ce person.
Page et son rôle auprès de Jeanne.
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et aucun mal ; vous serez mise entre les mains de l'Église (1). »
Jeanne monta sur l'échafaud qui lui était destiné ; elle avait dû apercevoir, et peut-être de son échafaud voyait-elle le bourreau qui était là présent avec sa charrette, attendant qu'on lui livrât la victime. L'évêque de Beauvais donna la parole à maître Guillaume Erard, recteur émérite de l'Université de Paris et chanoine de Langres, chargé de la prédication. Celui-ci prit pour texte ce verset de l'Évangile selon saint Jean : « Le sarment ne peut porter de fruit par lui-même, s'il ne demeure attaché à la vigne. » Il s'engagea dans une longue explication tendant à démontrer que les catholiques ont le devoir de demeurer dans la véritable vigne, qui est notre sainte mère l'Église, plantée de la main du Christ. Jeanne qui, par ses erreurs et ses crimes, s'en est détachée, a scandalisé le peuple chrétien. Edmond Richer témoigne avoir « veu et leu ce sermon plain d'impostures (2) ». Il nous en est parvenu quelques fragments grâce au procès de réhabilitation. Thomas de Courcelles avait retenu ces seuls mots : « L'orgueil de cette femme (3) ». D'autres ont eu la mémoire moins courte : « Ha ! noble maison de France, dit Erard, qui as toujours été protectrice de la foi et la maison très chrétienne, as-tu été ainsi abusée ! et Charles, qui se dit roi et de toi gouverneur, a adhéré comme hérétique et schismatique (tel est-il) aux paroles et faits d'une femme inutile et pleine de tout deshonneur;
1. Procès, t. III, p. 146.
2. Histoire de la Pucelle d'Orléans, 1. II, fo 198 V°, voir encore son Advertissement au lecteur, 1. I, fol. 8 v.
3. Procès, t. III, p. 61.
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et non pas lui seulement, mais tout le clergé de son obéissance et seigneurie, par lequel elle a été examinée et non reprise. C'est grand pitié ! » Erard donna cours deux ou trois fois à ses injures, puis montrant Jeanne du doigt « C'est à toi, Jeanne, à qui je parle et je te dis que ton roi est hérétique et schismatique. » « Par ma foi, messire, repartit vivement Jeanne, révérence gardée, je vous ose bien dire et jurer sous peine de ma vie, que mon roi est le plus noble et sage chrétien qui soit au inonde et qui mieux aime la foi et l'Église et n'est point tel que vous le dites. » Surpris de cette brusque réponse, le prêcheur et l'évêque dirent à l'huissier Massieu : « Faites-la taire (1)». Puis Erard reprit son discours et le continua sans autre incident.
La diatribe achevée, il s'adressa de nouveau à Jeanne :
« Veecy Messeigneurs les juges, qui plusieurs fois vous ont sommée et requise que voulsissiez submectre tous vos fais et diz à nostre mère saincte Église ; et que, en ses diz et fais, estoient plusieurs choses, lesquels, comme il sembloit aux clercs, n'estoient bonnes à dire bu soustenir. »
« A quoy elle respond : « Je vous respondray. » Et à la submission de l'Église, dist : « Je leur ay dit en ce point de toutes les uvres que j'ay faictes, et les diz, snient envoyées à Romme devers nostre saint père le Pape, auquel et à Dieu premier je me rapporte. Et quant aux dis et fais que j'ay fais, je les ay fais de par Dieu. » Item dit que de ses fais et dis elle ne charge quelque personne, ne son roy, ne autre; et s'il y a quelque faulte, c'est à elle et non à autre.
1. Procès, t. II, 15-16-17, 335, 345, 353, 367.
XXXII
« Interroguée se les fais et dis qu'elle a fais, qui sont reprouvez, s'elle les veult révoquer : respond : « Je m'en raporte à Dieu et à notre saint père le Pape. »
« Et pour ce qu'il luy fut dit que il ne suffisoit pas et que on ne pouvoit pas pour... aler querir notre saint Père si Loing ; aussi que les Ordinaires estoient juges chacun en leur diocèse ; et pour ce estoit besoing qu'elle se rapportast à notre mère sainte Église, et qu'elle tenist ce que les clercs et gens en ce se congnoissans en disoient et avoient déterminé de ses diz et fais ; et de ce fut amonestée jusques à la tierce monition (1). »
On vient de lire la minute officielle, mais un des assesseurs, Richard de Grouchet, a déposé au procès de réhabilitation qu'on offrit à Jeanne d'envoyer son procès au Pape pour qu'il en jugeât. « Je ne veux pas que la chose se passe ainsi, dit-elle. Je ne sais pas ce que vous mettriez dans le procès. Je veux être menée au Pape et qu'il m'interroge (2). » L'appel était catégorique et il 'était de droit. Dans le cas particulier, il s'agissait non de faire venir le Pape, mais de l'aller trouver. La cause de Jeanne était une cause majeure qui ne ressortissait pas aux juges de l'ordinaire diocésain ; enfin les privilèges de l'Université de Paris ne s'étendaient pas à l'évêque de Beauvais.
Devant l'insuccès de la prédication de maître Erard, l'évêque de Beauvais brusqua le dénouement. Il s'était rendu au « preschement » muni du texte de deux sentences : l'une abandonnait l'accusée à la justice séculière dans le cas où elle ne se rétracterait pas ; l'autre, si elle acquiesçait à son contenu, la condamnait à une prison
1. Procès, t. I, p. 444-446.
2. Procès, t. II, p. 358.
XXXIII
perpétuelle (1). L'évêque commença la lecture de la première sentence, celle qui entraînait la mort. Il en avait prononcé la plus grande partie, lorsque, si on s'en rapporte à la minute du greffier, Jeanne l'interrompit. Elle était complètement retournée.
« Et après ce, comme la sentence fut encommancée à lire, elle dist qu'elle vouloit tenir tout ce que les juges et l'Église vouldroient dire et sentencièr, et obéir du tout à l'ordonnance et voulenté d'eulx. Et alors, en la présence des dessus dits (juges et assesseurs) et grant multitude de gens qui là estoient, elle révoqua et fist son abjuration en la manière qui ensuit... (2)» On s'attend à lire ici le texte de cette abjuration, mais il n'a pas été inséré dans la minute, qui continue en ces termes : « Et dist plusieurs fois que puisque les gens d'Église disoient que ses apparicions et révélations n'estoient point à soustenir ne à croire, elle ne les vouloit soustenir : mais du tout s'en rapportoit aux juges et à nostre mère saincte Église (3). »
L'interruption de Jeanne nous donne l'impression d'un coup de théâtre. C'est que nous nous imaginons volontiers la scène enveloppée de ce silence recueilli, ordinaire de nos jours dans les cours de justice. Il semble que la réalité, au cimetière Saint-Ouen, soit assez différente de ce type d'audience pour mériter d'être précisée ici. Pendant que l'évêque de Beauvais lit la sentence de condamnation, divers incidents se produisent, on remarque autour de Jeanne un incessant va-et-vient. Loyseleur s'approche de Jeanne et l'engage à reprendre le vêtement
1. Procès, t. III, p. 146.
2. Procès, t. I, p. 446.
3. Procès, t. I, p. 446.
XXXIV
féminin (1). Erard intervient à son tour : « Jeanne, lui dit-il, nous avons grande pitié de toi ; il faut que tu révoques tes dits, ou nous t'abandonnerons à la justice séculière. Je n'ai rien fait de mal, répond-elle ; je crois aux douze articles du Symbole et aux dix préceptes du Décalogue. Au surplus, je m'en remets à la cour romaine et veux croire tout ce qu'enseigne la sainte Eglise (1). » Il semble que ces assauts aient été donnés à Jeanne avec le consentement de l'évêque qui, voyant que l'on ne gagne rien, craint d'arriver trop tôt au bout de la formule et prend le parti de s'interrompre. Erard profite de ce répit pour revenir à la charge. Il lit une cédule préparée d'avance qui contient les points que Jeanne doit révoquer et abjurer. Elle répond à cela qu'elle n'entend point ce que veut dire abjurer et sur ce réclame conseil. Erard charge Massieu de l'instruire. L'huissier s'excuse d'abord, puis obéit. Il donne à entendre à Jeanne que si elle allait à l'encontre de ces articles, elle serait brûlée ; il lui conseille en conséquence de s'en rapporter à l'Église universelle si elle devait abjurer ces articles ou non.
Massieu, toujours compatissant, parlait à voix basse et instruisait Jeanne tout en lui conseillant de signer. Erard soupçonneux lui demanda ce qu'il disait de la sorte et lui défendit de prolonger la consultation. Alors Jeanne s'adressant à Erard, dit à haute voix : « Je m'en rapporte à l'Église universelle si je dois abjurer ou non. » Erard répliqua : « Tu abjureras et signeras présentement
1. Procès, t. III, p. 146.
2. Procès, t. III, p. 122-123.
XXV
cette cédule, ou tu seras brûlée (1). » Puis s'adoucissant il parla de la faire sortir de prison si elle signait (2), d'être mise aux mains de l'Église, d'avoir une femme avec elle, d'aller à la messe, de communier, de ne plus porter de fers (3). Rien ne lui coûtait, il pouvait tout promettre, cela n'engageait point. Pendant ce temps, l'assistance avait remarqué l'interruption de la lecture de la sentence, elle prenait parti, s'agitait, devenait bruyante. « Jeanne, criaient des voix dans la foule, Jeanne, faites ce qu'on vous conseille ; voulez-vous vous faire mourir (4)?» Mais elle ne branlait pas, dominait le tumulte et en pleine possession d'elle-même, disait : « Vous vous donnez bien de la peine pour me séduire (5). »
Les Anglais qui étaient présents en grand nombre Manifestaient bruyamment leur désappointement. Le secrétaire du roi d'Angleterre, Laurent Calot, et d'autres avec lui s'étaient rapprochés de l'évêque de Beauvais et b1i reprochaient de tarder trop à prononcer la sentence, de juger mal, de trahir le roi. L'évêque hors de ai s'emportait : « Vous en avez menti, leur criait-il, vous me le paierez (6) ». Warwick lui-même ne cachait pas son irritation. « Les affaires du roi vont mal, grommelait-il, cette fille va nous échapper. Seigneur, n'ayez crainte, dit un des docteurs présents, nous la rattraperons bien (7). »
Jeanne harcelée, fatiguée, oppressée, terrifiée, comprenait
1. Procès, t. II, p. 17, 331; t. III, p. 156.
2. Procès, t. III, p. 52.
3. Procès, t. I, p. 455 ; t. III, p. 149.
4. Procès, t. III, p. 55.
5. Procès, t. III, p. 123, cf. p. 157.
6. Procès, t. III, p. 90, 146-147,156.,
7. Procès, t. II, p. 376.
XXXVI
de moins en moins tout ce tumulte qui l'environnait. On lui avait parlé de délivrance, elle s'attacha à ce mot (1). Enfin! ses voix ne l'avaient pas déçue, lorsqu'elles lui annonçaient la liberté. Elle se sentit, au sein de ce brouhaha, reprendre pied, la liberté dont on lui parlait était promise sous condition qu'elle abjurerait. Elle le pouvait faire puisque Loyseleur, son conseiller hypocrite, et l'honnête Massieu le lui assuraient. Elle ressaisit donc enfin le fil de sa conduite un instant égaré, elle se retrouvait d'accord avec ses voix, elle dit à haute voix : « Je me soumets au jugement de l'Église, priant saint Michel de me diriger et de me conseiller (2), et n'entend point révoquer quelque chose pourvu qu'il plaise à [Dieu] notre Sire (3). »
C'est presque mot pour mot le type de la minute officielle que nous avons transcrit : « Dist plusieurs fois que puisque les gens d'Église disoient que ces apparicions et revelacions n'estoient point à soutenir ne à croire, elle ne les vouloit soustenir, mais du tout s'en rapportoit aux juges et à nostre mère saincte Église (4). »
Erard s'empressa de prendre acte des paroles de Jeanne. Il donna ordre à Massieu de lire la formule d'abjuration, dont Jeanne répéterait après lui les articles (5). L'huissier commença sa lecture.
Le procès-verbal de condamnation insère ici la cédule d'abjuration dans un texte latin et un texte français qui y
1. Procès, t. III, p. 52 ; Sub hac conditione (quod ipso esset a careribus liberata) et non alias hoc fecit.
2. Procès, t. II, p. 32e.
3. Procès, t. I, p. 458.
4. Procès, t. , p. 446.
5. Procès, t. III, p. 156, 197.
XXXVII
est donné comme celui qui fut lu à Jeanne, qu'elle répéta et accepta. Le voici :
« Toute personne qui a erré et mespris en la foy chrestienne, et depuis, par la grâce de Dieu est retournée en lumière de vérité et à l'union de nostre mère saincte Église, se doit moult bien garder que l'ennemi d'enfer ne le reboute et face recheoir en erreur et en damnation. Pour ceste cause, je Jehanne, communément appelée la Pucelle, misérable pécheresse, après que j'ay cogneu le los de erreur auquel je estoie tenue, et que, par la grâce de Dieu, suis retournée à nostre mère saincte Église, affin que on voye que non pas fainctement, mais de bon cuer et de bonne voulenté, suis retournée à icelle, je con-fesse que j'ay très griefment péchié, en faignant mençongeusement avoir eu révélations et apparicions de par Dieu, par les anges et saincte Katherine et saincte Marguerite, en séduisant les autres, en créant folement et légièrement, en faisant superstitieuses divinations, en blasphémant Dieu, ses Sains et ses Sainctes ; en trespassant la loy divine, la saincte Escripture, les droiz canons; en portant habit dissolu, difforme et deshonneste contre la décence de nature, et cheveux rongnez en ront en guise de homme, contre toute honnesteté du sexe de femme; en portant aussi armeures par grant présumpcion et désirant crueusement effusion de sang humain; en disant que toutes ces choses j'ay faict par le commande-ment de Dieu, des angelz et des Sainctes dessus dictes, et que en ces choses j'ay bien fait et n'ay point mespris ; en mesprisant Dieu et ses sacremens, en faisant sédicions, en ydolatrant pour a[d]ourer mauvais espris, et en invoquant iceulx. Confesse aussi que j'ay esté scismatique et par plusieurs manières ay erré en la foy. Lesquelz
XXXVIII
crimes et erreurs, de bon tuer et sans fiction, je, de la grâce de Nostre Seigneur, retournée à voye de vérité, par la saincte doctrine et par le bon conseil de vous et des docteurs et maistres que m'avez envoyez, abjure, deteste, regnie, et de tout y renonce et m'en dépars. Et sur toutes ces choses devant dictes, me soubmetz à la correction, disposition, amendement et totale détermination de nostre mère saincte Église et de vostre bonne justice. Aussi je jure, voue et prometz à monseigneur saint Pierre, prince des apostres, à nostre saint père le Pape de Romme, son vicaire, et à ses successeurs, et à vous, mes seigneurs, révérend père en Dieu, monseigneur l'evesque de Beauvais, et religieuse personne frère Jehan Le Maistre, vicaire de monseigneur l'Inquisiteur de la foy, comme à mes juges, que jamais, par quelque exhortement ou autre manière, ne retourneray aux erreurs devant diz, desquelz il a pieu à Nostre Seigneur moy delivrer et oster; mais à toujours demourray en l'union de nostre mère saincte Eglise, et en l'obéissance de nostre saint père le Pape de Romme. Et cecy je diz, afferme et jure par Dieu le Tout-Puissant, et par ces sains Evangiles. Et en signe de ce, j'ay signé ceste cédule de mon signe. »
Ainsi signée : JEHANNE + (1).
Au moment où Jeanne apposait son signe à la cédule, on remarqua un sourire sur ses traits. C'était la détente suivant une extrême tension physique et morale qui amenait sur ses lèvres, dans son esprit et dans son coeur, ce sentiment de satisfaction et de soulagement (2).
1. Procès, t. I, p. 447-448.
2. Dunand, op. cit., p. 145-148.
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Mais était-ce la formule que nous venons de transcrire que Jeanne avait signée? M. Marius Sepet se montre disposé à admettre que ce texte français n'est pas l'original lu à Jeanne, mais une traduction faite du texte latin qui serait cet original (1). Ce n'est là qu'une impression. Quoi qu'il en soit, les deux textes, le latin et le français, ont presque la même longueur et les mêmes formules. Après la résistance obstinée et prudente de Jeanne depuis la veille, on est en droit d'être surpris par le revirement soudain que rien ne fait prévoir et qui l'amène non plus à s'en remettre à la décision du Pape ou de ses juges, mais à confesser publiquement la série de crimes et d'erreurs qu'elle a toujours refusé d'avouer. Ne faudra-t-il pas, avant d'admettre cette confession, dans les termes où elle nous est parvenue, nous entourer de tous les secours que l'histoire peut apporter? Le doute qui instinctivement s'attache à cette formule trop explicite n'est pas seulement autorisé par la contradiction entre l'attitude de Jeanne à ce moment et son attitude pendant tout le cours du procès et jusqu'à cet instant. Si invraisemblable que soit une surprise des sens, une émotion soudaine, la peur, pour l'appeler par son nom elle est possible, et cela suffit.
C'est dans une autre direction qu'il faut chercher. Remarquons d'abord que dans cette foule qui a les yeux fixés sur Jeanne, parmi ces assistants dont un bon nombre la touche, lui parle et lui répond, personne ne se porte garant de la signature de la longue cédule ci-dessus transcrite. Il y a plus. Cinq témoins oculaires nient son existence. Écoutons-les déposer :
XL
L'huissier Massieu : « Je sais fort bien que ladite cédule (de l'abjuration) contenait environ huit lignes et pas davantage (1). »
De la Chambre : « Jeanne lut à la suite (de Massieu) une petite cédule, contenant six ou sept lignes, sur un feuillet de papier double et j'étais si près que je pouvais aisément voir les lignes et leur disposition (2). »
Taquel : « Je fus présent à Saint-Ouen, lors du premier « preschement », mais je n'étais pas avec les autres notaires sur l'ambon. J'étais cependant assez près et en position de pouvoir entendre ce qui se faisait et se disait. Je me souviens bien d'avoir vu la même Jeanne quand la cédule d'abjuration lui fut lue, et celui qui la lut fut maître Jean Massieu : elle pouvait contenir environ six lignes de grosse écriture. Et Jeanne la redisait elle-même après ledit Massieu. Cette lettre d'abjuration était en français commençant par Je Jehanne, etc. (3). »
Monnet : « Je vis une certaine cédule d'abjuration, qu'out lut alors ; il me semble que c'était une petite cédule, comme de six ou sept lignes (4). »
Migiet : « Quant au fait de l'abjuration qu'elle fit, elle dura autant, ou à peu près, qu'un Pater noster (5). »
En résumé, la formule prononcée par Jeanne était longue de six ou sept lignes, huit au plus, et de grosse écriture ; la cédule insérée au Procès compte une cinquantaine de lignes. La première débutait par ces mots : Je Jehanne, la seconde commence ainsi : Toute personne
1. Procès, t. III, p. 156.
2. Procès, t. III, p. 52.
3. Procès, t. III, p. 197.
4. Procès, t. III, p. 65.
5. Procès, t. III, p. 132.
XLI
qui a erré, et la formule latine : Quotiens humanæ mentis oculus. Ce n'est pas tout. L'huissier Massieu, nous venons de le dire, a prononcé la formule que Jeanne répétait à mesure après lui. Or voici que mis en présence des pièces du procès il déclare ce qui suit : « Je suis absolument sûr que la cédule (lue par la Pucelle) n'était pas celle dont il est fait mention au Procès, car celle qui a té insérée dans le Procès est différente de celle que j'ai lue et que Jeanne a signée (1). »
Ainsi la cédule d'abjuration insérée au procès, celle que nous avons transcrite et dont l'authenticité laissait planer des doutes est manifestement un faux. Malgré l'honnêteté reconnue des greffiers Manchon, Taquel et Boisguillaume qui doit être mise hors de cause (2), cette conclusion s'impose avec la clarté et la force de l'évidence. Massieu voit son témoignage, confirmé par ceux de De la Chambre, Taquel, Monnet et Migiet; il n'a reçu aucun démenti.
Ne nous reste-t-il aucun espoir de retrouver la for-mule authentique? MM. Dunand et Chevalier ne l'ont pas pensé. Malgré la disparition du document lui-même, il semble possible d'en reconstituer la teneur au moyen des indications contenues dans les dépositions du procès de réhabilitation. Passons-les en revue :
1. Procès, t. III, p. 156. Ajoutez à cela que le promoteur de la réhabilitation confirme expressément le témoignage de Massieu, Procès, t. II, p. 187, 255.
2. Manchon et Boisguillaume, dans leurs dépositions, en 1456, n'ont rien dit de la dimension de la cédule. a La question pour Manchon était particulièrement délicate, écrit M. Sepet, p. 596, note 2, et l'on ne crut pas peut-être nécessaire de le trop presser sur ce point. »
XLII
Taquel : « Cette lettre d'abjuration était en français, commençant par Je Jehanne (1). »
Massieu : « Je me souviens que dans cette cédule il était spécifié que désormais Jeanne ne porterait pas les armes, l'habit d'homme, les cheveux rasés, et beaucoup d'autres choses dont je n'ai pas mémoire (2). »
Du Désert : « J'entendis Jeanne faire l'abjuration, se soumettant à la détermination, au jugement et aux commandements de l'Église (3). »
Moreau : « Je fus présent à Saint-Ouen, à la prédication dont ladite Jeanne fut l'objet. Je vis qu'on lui lisait une cédule; mais que contenait-elle, je l'ignore. Je me souviens pourtant qu'il était dit qu'elle avait commis le crime de lèse-majesté et qu'elle avait séduit le peuple (4). »
M. Dunand a réuni ces indications éparses dans un ordre méthodique de manière à composer un texte sensiblement analogue à celui du document perdu ou supprimé. Voici sa rédaction : « Je Jehanne, promets de ne plus porter à l'avenir l'habit d'homme, ni des armes, ni les cheveux courts. Je confesse avoir commis le crime de lèse-majesté et avoir séduit le peuple. Je me soumets à la détermination, au jugement, aux commandements de l'Église ; et pour les apparitions et révélations que j'ai dit avoir eues, je m'en rapporte totalement à notre mère la sainte Église (5). » Cette restitution est tout à fait acceptable ; néanmoins, ainsi que le fait observer M. Chevalier, « pour avoir la longueur et le contenu indiqué par
1. Procès, t. III, p. 197.
2. Procès, t. III, p. 156.
3. Procès, t. II, p. 338.
4. Procès, t. III, p. 193-194.
5. Etude critique, p. 156-157.
XLIII
les témoins, ce texte ne reste pas moins hypothétique, à cause des mots Multa alia (1) du témoin principal Jean Massieu »
Quatre jours après l'abjuration du cimetière de Saint-Ouen commence le second procès dit de relaps. L'instruction ne comprend qu'un seul interrogatoire subi par Jeanne le 28 mai. Nous dirons plus loin à combien peu de confiance cet interrogatoire nous semble avoir droit dans sa totalité. Relevons dès maintenant ce que dit Jeanne quant aux articles précis et aux circonstances de sa soumission. On va voir que ses paroles concordent assez mal avec le procès-verbal officiel de la séance à Saint-Ouen et le texte falsifié.
« Item luy fut dit qu'elle avoit promis et juré non reprandre ledit abbit de homme. Respond que oncques n'entendi qu'elle eust fait serement de non le prandre.... Item, dit qu'elle avoit reprins, pour ce que on ne luy avoit point tenu ce que on luy avoit promis c'est assavoir qu'elle iroit à la messe et recepvroit son Sauveur, et que on la mectroit hors de fers Interroguée s'elle croist que ses voix soient saincte Marguerite et saincte Katherine : respond que ouil, et de Dieu...Et quant ad ce qui luy fut dit que en l'escharfault avoit dit, mansongneusement elle s'estoit vantée que c'estoient sainctes Katherine et Marguerite: respond qu'elle ne l'entendoit point ainsi faire ou
1. M. Chevalier serait disposé à ne donner à ces deux mots que la valeur d'un simple « etc. » M. Sepet observe très justement que les mots malta alia, qui né sont peut-être qu'une traduction excessive du terme français dont le déposant avait fait usage, doivent en tous cas être interprétés selon les Iimites posées pour la cédule par la déposition elle-même ».
2. L'Abjur. de Jeanne d'Arc, p. 57.
XLIV
dire. Item, dit qu'elle n'a point dit ou entendu révoquer ses apparitions, c'est assavoir que ce fussent sainctes Marguerite et Katherine.... Item, dit qu'elle ne fist oncques chose contre Dieu ou la foy, quelque chose que on luy ait fait révoquer; et que ce qui estoit en la cédule de l'abjuracion, elle ne l'entendoit point. Item, dit qu'elle dist en retire, qu'elle n'en entendoit point révoquer quelque chose, si ce n'estoit pourveu qu'il pleust à Nostre Sire.»
Nous sommes donc autorisés à tenir la cédule insérée au procès pour un document faux et sur ce point l'hésitation semble impossible. Cependant un érudit célèbre, Jules Quicherat, s'est dérobé à l'évidence et a découvert, sur le point capital de la dimension de la cédule, une explication qui ne relève que de l'imagination pure. « S'il y a eu réellement deux copies différentes de la formule, l'une courte et l'autre longue, c'est, dit-il, que la première, destinée à être prononcée, contenait seulement les termes de la rétractation, tandis que l'autre, devant être transcrite dans un document solennel, était amplifiée d'un protocole et de considérations finales dans le style théologique du temps ; et telle se présente dans son développement la pièce du procès ; la rétractation proprement dite s'y réduit à un petit nombre d'articles qui pouvaient tenir en cinq ou six lignes d'écriture (1). »
« En réalité, fait observer à ce propos M. Sepet, si la pièce insérée au procès contient un bref « protocole », on n'y trouve aucune considération finale de théologie, mais un serment explicite et confirmatif de l'abjuration, qui n'a
1. J. Quicherat, Aperçus nouveaux, p. 133 sq. ; Dunand, Etude critique, p. 133 sq.
XLV
point un caractère extérieur à la pièce elle-même. Toutefois, pour plus de sûreté, retranchons ce serment, voeu et promesse finale, aussi bien que le bref protocole du début. Ce qui reste, c'est-à-dire les « termes de la rétractation », comme dit Quicherat, depuis les mots « Je Jehanne », jusqu'à ceux-ci : « et de votre bonne justice », en retranchant même le développement : « Misérable pécheresse, etc. », ce qui reste pouvait-il tenir dans les six, sept ou huit lignes de grosse écriture, grossæ litteræ, en quoi consistait la cédule d'abjuration répétée et signée par Jeanne, selon les témoignages ci-dessus reproduits ? Voici, à cet égard, une comparaison précise. Dans les manuscrits du fonds latin de la Bibliothèque nationale 5965 et 5966, qui sont des expéditions, des « grosses » authentiques du procès de condamnation, mais dont l'écriture est de dimension moyenne, cette partie de la cédule occupe, savoir vingt-cinq lignes dans le premier et vingt-trois lignes dans le second de ces manuscrits (le texte intégral tient quarante-sept lignes dans le premier et quarante-trois dans le second) (1). Un moyen de contrôle nous est encore offert par la déposition de Pierre Migiet. Selon lui, l'abjuration de Jeanne, telle qu'on la lui produisit par écrit, demandait, pour être prononcée, environ le temps d'un Pater noster. Ici, c'est par syllabes qu'il faut compter. Le Pater, y compris l'Amen final, compte cent cinq syllabes, tandis que la cédule d'abjuration
1. Ms. latin 5965, fol. 149 ; ms. latin 5966, fol. 194. « A notre avis, ces manuscrits nous donnent, quant au papier et à l'écriture, une idée suffisamment approximative du feuillet présenté à Jeanne et souscrit par elle. M. le chanoine Dunand a insisté avec raison sur le calcul comparatif que nous venons de faire après lui, mais il n'a pu opérer que sur le texte imprimé. Op. cit., p.47,51 sq., 89 sq. »
XLVI
insérée au procès, réduite selon l'observation de Quicherat, en compte à peu près quatre cents (1).»
A peine résolue cette question de la cédule falsifiée et au moment où le problème semble n'exister plus, une difficulté imprévue surgit. La cédule authentique est-elle la seule que Jeanne ait signée? Voici ce que dépose, en 1456, messire Aymond de Macy : « Pour éviter le péril, Jeanne dit qu'elle était contente de faire tout ce qu'on voudrait. Aussitôt un secrétaire du roi d'Angleterre, là présent, nommé Laurent Calot, tira de sa manche une petite cédule tout écrite qu'il lui donna à signer : « Mais, répondait-elle, je ne sais ni lire ni écrire. » Ce nonobstant, le secrétaire Laurent Calot remit à Jeanne ladite cédule et une plume pour signer. Par manière de dérision, Jeanne fit une espèce de rond. Alors Laurent Calot saisit sa main avec la plume et lui fit faire un autre signe dont le témoin n'avait pas souvenance (2). » Que contenait cette cédule ? Nous l'ignorons absolument. M. Dunand est très disposé à l'identifier avec celle dont parle Thomas de Courcelles et que ce témoin doit avoir vue entre les mains de Nicolas de Venderès avant l'abjuration. Cette cédule débutait ainsi : Quotiens cordis oculus (3).
Dans la supposition de M. Dunand, il faut que cette formule passe des mains de Venderès en celles de Calot qui la transmet à l'évêque de Beauvais, lequel la fait insérer au procès-verbal (4). La haute compétence qu'une
1. M. Sepet, op. cit., p. 598-599.
2. Procès, t. III, p. 123.
3. Procès, t. III, p. 61. Sur tout cet incident, voir une note intéressante de M. Sepet, op. cit., p. 603, note 3.
4. L'explication que M. Sepet donne de cet incident, p. 603-605, parait très ingénieuse, mais un peu arrangée, peut-être,pourle besoin de la cause.
XLVII
étude approfondie de la question confère à M. Dunand ne suffit malheureusement pas à suppléer à ce que cette supposition garde de conjectural. Presque tout dans cet épisode de la seconde cédule reste entouré de Mystère. A quel moment Calot intervient-il ? Est-ce avant ou après la signature de la cédule authentique. Rappelons-nous que nous avons déjà rencontré ce personnage au moment où l'évêque de Beauvais suspendait la lecture de la sentence de condamnation. Les sentiments qu'il témoignait alors ne permettent pas de supposer que la cédule qu'il fit signer à Jeanne eût pour but de la soustraire au supplice qu'il s'irritait quelques instants auparavant de voir retarder. Malgré l'obscurité persistante de tout ce qui a rapport à cet incident, nous serons tenté, conjecture pour conjecture, de distinguer la cédule de Calot de celle de Venderès. Calot, profitant du désordre qui régnait autour de Jeanne, aura voulu brusquer l'événement et faire signer un acte qui, peut-être, ramenait Jeanne au pied du bûcher par quelque subterfuge que nous ignorerons probablement toujours.
Quant à la cédule latine de Venderès dont les premiers mots rappellent de bien près la cédule latine insérée au Procès, nous ignorons son origine, mais nous ne serions pas éloigné de croire que c'était une expédition de la pièce qu'on projetait, dès avant la scène d'abjuration, de substituer à celle qui recevrait l'approbation et la signature de Jeanne.
Ce point éclairci, autant du moins qu'il peut l'être, revenons à la cédule authentique et à sa contrefaçon.
XLVIII
L'insertion dans la procédure d'un document faux révèle une audace qui a semblé à Jules Quicherat dépasser la mesure de ce qu'on peut prêter à l'évêque de Beauvais. « Cauchon, écrit-il, ne se serait point hasardé à une fabrication, ni même à une substitution de pièce (1)). » Avant tout, rappelons que nous avons constaté le fait ; disons en outre que la minute originale ne contient aucune pièce. Il y est dit : « Elle révoqua et fist son abjuration en la manière qui en suit (2). » Suivent trois points ; selon son habitude, Manchon se proposait d'insérer le texte plus tard. Rappelons enfin que l'acte authentique ne fut mis en forme que longtemps après (3). Ainsi dons, en tout état de cause, l'évêque de Beauvais restait insaisissable. Cependant il semble que, dès la première heure, certains bruits indiscrets aient commencé à circuler dans les milieux ecclésiastiques sur l'irrégularité de ce qui s'était passé au cimetière de Saint-Ouen.
Dès le 29 mai, l'évêque réunit les juges et assesseurs dans la chapelle de l'archevêché de Rouen. On lut en leur présence le procès-verbal de l'interrogatoire de la veille et le texte de la cédule d'abjuration. Ensuite l'évêque mit en délibération la qualification de la nouvelle conduite de Jeanne. Trente-sept assesseurs, à la suite de l'abbé Gilles, de Fécamp, la proclamèrent « relapse» et méritant, comme telle, d'être livrée au bras séculier. Cependant ces trente-sept assesseurs et le
1. Aperçus nouveaux, p. 135.
2. Procès, t. I, p. 446.
3. Aperçus nouveaux, p. 133-138, et réfutation par Dunand, op. cit., p. 93-100.
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préopinant réclamèrent une mesure qui doit être relevée ici. Selon eux « il était bon de lire devant Jeanne la cédule et de la lui exposer en lui prêchant la parole de Dieu (1). » Le prieur de Longueville ajouta cette réserve : « Si, en dehors de toute contrainte, cette femme a confessé ce qui est dans la cédule (2). » Ainsi, des doutes commençaient à se faire jour sur la validité de ce qui s'était fait à Saint-Ouen et sur le contenu de la cédule. La lecture et l'explication demandées ne furent d'ailleurs pas faites.
Arrivé à ce point de notre exposition, nous croyons qu'il ne subsiste rien de cette abjuration qui paraissait aux consulteurs romains devoir retarder indéfiniment la cause de Jeanne d'Arc dans le cas où la cédule insérée dans le procès serait inattaquable. Cette formule, nous l'avons montré, est un faux. Avant de quitter notre sujet et pour ne nous dérober à aucune des obscurités qui l'environnent, nous devons aborder un dernier point.
Plusieurs témoins affirment que les Anglais n'avaient pas d'autre désir que de faire mourir Jeanne. L'attitude résolue de la jeune fille pendant tout le procès et dans le cimetière, pendant le « preschement » de maître Erard leur promettait une prompte satisfaction. Déjà, au cours
du procès, Jeanne, conseillée par frère Isambard de la Pierre, avait interjeté appel au Pape ; mais l'évêque président s'était refusé à recevoir cet appel. Sous l'assaut répété de ceux qui lui conseillaient de se soumettre avant que l'évêque eût achevé la lecture de la sentence. de condamnation, Jeanne eut un éclair de mémoire, elle se
1. Procès, t. I, p. 463.
2. Procès, t. I, p. 464.
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rappela la parole de frère Isambard et dit : « Je m'en rapporte à Dieu et à notre saint père le Pape. » Mais on parut ne faire aucun cas de ses paroles, on la harcelait de plus belle pour obtenir d'elle un désaveu. Harassée physiquement et moralement, Jeanne dit encore : « Je me soumets au jugement de l'Église. » A ce coup on avait ce qu'oh voulait, l'évêque interrompit sa lecture. On s'est demandé comment Cauchon, si animé contre la Pucelle dont il ne désirait pas Moins la mort que les Anglais, s'était conduit comme s'il eût voulu lui sauver la vie. Il joua si habilement son rôle que des Anglais eux-mêmes s'y laissèrent prendre et lui en firent un reproche. Cauchon leur fit des réponses probablement préparées à l'avance. A un docteur anglais qui lui disait : « Vous faites mal d'accepter une abjuration pareille. C'est une dérision », l'évêque répliqua : « Vous mentez ; juge en cause de foi, je dois plutôt chercher son salut que sa mort. » En réalité c'est bien et toujours la mort que Cauchon poursuivait, comme les Anglais ; mais plus acharné que ses alliés, il voulait encore le déshonneur de Jeanne, et c'est pour l'obtenir qu'il disjoignit le drame en deux actes dont l'un, l'abjuration, déshonorerait Charles VII, et l'autre supprimerait Jeanne. Pour y parvenir il organisa le guet-apens que fut la scène du cimetière Saint Ouen d'où il voulait voir Jeanne sortir vivante, mais juridiquement déshonorée, le reste viendrait pins tard. Pour l'entourage intimé ce n'était presque pas un mystère. « J'ai ouï dire par quelques personnes qu'après le susdit prêche, le comte de Warwick se plaignit à l'évêque et aux docteurs. « Le roi est mal soutenu, dit-il, puisque Jeanne s'échappe. » A quoi l'un d'eux répondit : « Messire, n'ayez cure ; nous la rattraperons. » Cauchon
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lui-même, arrivé à son but, oubliait de déguiser son infâme calcul. Le jour où Jeanne reprit ses habits masculins, il vint constater le fait de ses propres yeux; puis sortant de la prison il avisa le comte de Warwick qu'entourait une multitude d'Anglais et, le rire aux lèvres, il leur cria à haute et intelligible voix: «Farewell, farewell ! ça y est, faites bonne chère. »
On s'explique maintenant sans peine la manoeuvre de l'évêque. Mais sur le moment de l'abjuration, la plupart n'avaient rien soupçonné de sa duplicité. Quelques clercs passionnés s'étaient même avancés et plaints sans ménagements de son indulgence et de ce qu'ils appelaient sa trahison Jean Marcel, bourgeois dé Paris, nous dit que parmi ces Mécontents se trouvait le secrétaire Laurent Calot. Il ne fallut rien moins que l'évêque de Winchester pour le calmer et arrêter ses invectives. Ce serait alors, d'après M. Sepet, que l'évêque de Beauvals remit à un ecclésiastique présent, secrétaire du grand conseil, ce même Laurent Calot, un papier de petite dimension que celui-ci plaça dans sa manche. C'était une cédule d'abjuration rédigée en latin, peut-être commençant par ces mots : Quotiens cordis oculus, retouchée, amplifiée plus tard et devenue au moment de son insertion dans la procédure : Quotiens humanae mentis oculus.
Quoi qu'il en soit du texte fourni par l'évêque de Beauvais, Calot gravit l'échafaud sur lequel se tenait Jeanne, exhiba sa cédule qu'il présenta comme la détermination même de l'Église à laquelle elle venait de se soumettre, et sans lui en donner connaissance lui fit tracer, de force, une croix, un paraphe, son nom peut-être ou un signe quelconque à la place d'un rond que Jeanne avait d'abord tracé comme par manière de raillerie. Enfin le but était
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atteint. On ne tenait qu'une apparence, une pièce frauduleuse arrachée par la violence ; mais en s'y prenant avec habileté, cette pièce pouvait suffire. Jeanne, prochainement relapse, mourrait déshonorée.
Si on accepte cette hypothèse, Jeanne, somme toute, avait signé. Elle avait cédé à la force, mais ne devait-elle pas résister même à la force ? En ne le faisant pas, n'a-t-elle pas manqué de l'héroïsme nécessaire ? Et cette signature ne la diminue-t-elle pas un peu malgré tout de sa grandeur surhumaine ? Cette question n'est pas indigne de nous retenir quelques instants.
Jusqu'au moment où Jeanne fut amenée sur l'estrade qui lui était réservée dans le cimetière, personne, parmi les conseillers bénévoles ou intéressés de la jeune fille, n'avait prononcé le mot d'abjuration. Tous avaient parlé de soumission à l'Église, d'obéissance au clergé, etc. Aussi au premier mot d'abjuration, Jeanne déclara ignorer ce qu'il signifiait. Elle ne l'avait probablement jamais entendu. Mot et chose lui étaient inconnus. Avant de se risquer dans cet inconnu, elle voulut savoir où il la conduisait et réclama une explication. Massieu la lui donnait quand Erard lui intima de se taire. Les quelques mots échangés alors furent tout ce que Jeanne put connaître, car on n'y revint plus dans la suite (1). Le mot restait pour elle vide de sens. Tous les témoignages recueillis sur ce point spécial confirment ce fait. « Je crois que Jeanne, dépose Boisguillaume, ne la comprenait en aucune façon [la cédule lue devant elle], et qu'elle ne lui fut pas exposée (2). » Manchon dit de son côté
1. Procès, t. III p. 147.
2. Procès, t. III, p. 164.
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« En ce qui concerne les autres choses [en dehors du port des vêtements masculins] qu'on lui disait avoir été abjurées par elle, elle protestait n'avoir rien compris au contenu de l'abjuration (1) . » Et Massieu ajoute : « Je voyais bien que Jeanne ne comprenait pas ladite cédule ni le péril qui la menaçait (2) ». Enfin Jeanne elle-même, nous l'avons entendue, déclare au cours de l'interrogatoire du 28 mai que ce qui était en la cédule, elle ne l'entendait point, et sur ce qu'elle aurait, sur l'échafaud, désavoué ses voix, elle répond qu'elle ne l'entendait point ainsi faire ou dire (3).
A quel mobile a donc cédé Jeanne en consentant à poser un acte dont elle ignorait le sens ? Nous avons dit plus haut que prévenue par ses voix qu'elle redeviendrait libre, Jeanne avait entendu cette promesse de la liberté de son corps. Poussée par les ecclésiastiques qui l'entouraient à une démarche de laquelle, disaient-ils, dépendait sa liberté, habituée à suivre les conseils de plusieurs de ces ecclésiastiques, elle devait aisément se persuader que c'était enfin l'instant et l'événement prédits par ses voix. Mais cette conviction n'était pas absolue, Jeanne hésitait. D'après De la Chambre, elle se décida sur la parole que lui donna maître Erard qu'elle serait délivrée de prison (4).
Jeanne en ce moment solennel où elle risquait sa vie paraissait ne pas s'en douter, mais l'assistance le savait pour elle. Le tumulte devenait énorme. Des pierres
1. Procès, t. III, p. 149.
2. Procès, t. III, p. 157.
3. Procès, t. I, p. 457-458.
4. Procès, t. III, p. 52.
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commençaient à siffler dans l'air et venaient s'abattre sur les tribunes (1), la foule criait, interpellait Jeanne et de toutes parts on la suppliait de se soumettre. Elle y consentit donc ; mais, d'après l'évêque de Noyon, aux yeux des spectateurs, l'abjuration avait l'air d'une plaisanterie. Jeanne elle-même n'en faisait pas de cas, elle s'y décida vaincue par les prières des assistants (2).
Enfin Jeanne éprouva cette horreur de la mort que Jésus lui-même avait consenti à ressentir dans son agonie. Le bourreau l'attendait avec sa charrette attelée pour la conduire sur le bûcher. Erard le lui dit. Comme Jésus, elle se troubla, et d'une parole tenta d'éloigner le calice si telle était la volonté du Père céleste, car en cet instant même elle ne cessait de protester de sa volonté d'obéir à l'Église (3). Sous cette réserve elle céda, sous l'impression de la frayeur « J'aime mieux signer que brûler », dit-elle (4).
Le rapporteur du procès de réhabilitation a exposé ainsi les motifs de nullité de la cédule et de l'abjuration enregistrées dans la procédure de condamnation. La prétendue abjuration imposée à Jeanne par des juges iniques, dit-il, doit être pesée, car celle qui a été insérée dans le procès fut fabriquée après l'achèvement du procès elle est très longue, composée avec artifice, au-dessus de l'intelligence d'une fille simple et ignorante ; il y a plus, c'est une autre formule qui lui a été présentée, toute différente et plus courte ; l'eût-elle prononcée par
1. Procès, t. III, p. 157.
2. Procès, t. III, p. 55.
3. Procès, t. III, p. 147 ; t. II, p. 346, cf. p. 313 ; t. II, p. 21 ; t. III, p. 149.
4. Procès, t. III, p. 157, cf. t. I, p. 457, t. III, p. 149, 164.
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crainte, son acte n'aura aucune portée ; c'est sous le coup de la frayeur produite par la présence du bourreau, le pétillement du feu du bûcher et la menace d'une mort cruelle qu'elle a agi (1). Aussi les juges apostoliques cassèrent-ils et déclarèrent-ils nulle cette prétendue abjuration, fausse, subreptice, extorquée par la violence et la terreur, en présence du bourreau et sous la menace des flammes du hacher, sans que ladite défunte l'ait aucunement prévue ou comprise (2).
L'abjuration a été étudiée au point de vue théologique par M. le chanoine Dunand, qui en a fait ressortir avec une netteté admirable les conséquences touchant la béatification (3). Nous nous bornerons à transcrire ici le résumé qu'en a, donné M. le chanoine Chevalier.
« Par abjuration, exigée des accusés coupables ou suspects en cause de foi, on entend une rétractation extérieure, par devant témoins, et une détestation solennelle de toute hérésie, avec affirmation de la vérité catholique et engagement de persévérer dans la foi de l'Église, sous peine des châtiments édictés par le droit, le tout sous la foi du serment. On a vu les motifs qui poussèrent Cauchon, sauf à mécontenter pour un temps les Anglais, à exiger de Jeanne une abjuration : la double sentence et la double cédule préparées à l'avance ne laissent aucun doute à cet égard. Les règles prescrites aux juges pour qu'il y ait abjuration véritable, relèvent les unes du droit canonique, les autres du droit naturel. D'après les règles canoniques d'ordre positif, le cas de l'abjuration
1. Procès, t. III, p. 273.
2. Procès, t. III, p. 360.
3. Etude critique, p. 101-120.
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de la Pucelle aurait dû être examiné et décidé en séance officielle. Le procès-verbal n'en dit rien : il n'y eut aucun intervalle entre la conclusion de la cause et le prêche de Saint-Ouen (1). Cet acte aurait dû être annoncé au peuple quelques jours auparavant : ce fut un coup de surprise surtout pour l'accusée. Le juge lui-même aurait dû lui faire sommation publique d'abjurer, en précisant les points de la foi catholique sur lesquels elle avait erré. Quoi qu'en dise le texte de la fausse cédule, Jeanne ne prêta pas de serment : aucun témoin n'y fait allusion, et elle-même, au dernier interrogatoire, répondra n'avoir jamais compris qu'elle eût fait serment de ne pas reprendre l'habit d'homme (2). Enfin, séance tenante, un notaire aurait dû dresser un procès-verbal de l'abjuration, exposant les faits, constatant les termes : rien n'en fut exécuté. Au point de vue du droit naturel, il était indispensable que l'inculpée fût mise en mesure d'avoir conscience de l'acte qu'on lui demandait et qu'elle le fît librement : ni les juges, ni le prêcheur ne lui donnèrent aucune explication ; elle-même et les témoins de la réhabilitation ont affirmé qu'elle n'eut pas la claire intelligence de la situation. Inutile de rappeler les violences, les menaces, les promesses mensongères dont on usa pour déterminer sa volonté : elle réserva d'ailleurs entièrement les droits et les devoirs de sa conscience, en protestant qu'elle entendait ne rien révoquer, si ce n'est pourvu que cela plût à Dieu (3). Il y eut donc un semblant
1. Procès, t. I, p. 442.
2. Procès, t. I, p. 455.
3. Procès, t. I, p. 458.
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d'abjuration canonique, il n'y eut pas d'abjuration canonique réelle (1). »
Après le guet-apens du cimetière Saint-Ouen, le clergé paraissait avoir gain de cause Jeanne, au jugement du public, s'était reconnue coupable d'imposture, et le discrédit qui la frappait atteignait encore le roi de France. Toutefois son apparente « abjuration » la soustrayait à la mort. Afin de ressaisir la proie qui échappait, il fallut user d'un stratagème. Toutes les concessions accordées à Jeanne pour la déterminer à signer la cédule : sortie de prison, remise aux mains de l'Église, suppression des fers, assistance à la messe, réception de l'Eucharistie, compagnie d'une personne de son sexe, tout lui était refusé ; elle le dit dans l'interrogatoire du 28 mai : « On ne luy a point tenu ce que on luy avoit promis, c'est assavoir qu'elle iroit à la messe et recepvroit son Sauveur et que on la mectroit hors des fers ». L'interrogatoire attribue à ce déni de justice la reprise de l'habit masculin par Jeanne ; il cache la vérité. Ce n'est pas le sentiment un peu puéril de donnant donnant qui a inspiré en cette grave circonstance la résolution de Jeanne. L'importance excessive donnée pendant tout le cours du procès à l'emploi du vêtement masculin ne lui permettait pas de se faire illusion sur les conséquences qu'on pourrait tirer de la reprise de ce vêtement qu'elle avait quitté de plein gré. Ce fut une circonstance grave qui seule put l'amener à le revêtir de nouveau, cette circonstance était un second guet-apens.
Rentrée le 24 mai dans sa prison, Jeanne prit, dans
1. Chevalier, op. cit., p. 62-G4.
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l'après-midi, les vêtements de femme. A peine avait-elle renoncé à la sauvegarde des chausses solidement nouées par les aiguillettes qu'elle fut victime d'une tentative de viol. Frère Martin Ladvenu dépose, en 1450, que « la simple Pucelle lui révéla que, après son abjuration et renonciacion, on l'avait tourmentée violemment en la prison, molestée, bastue et deschoullée, et qu'un millourt (mylord) d'Angleterre l'avoit forcée (1). » Cette expression navrante est corrigée par le témoignage du même Ladvenu en 1462: « Il a entendu de la propre bouche de Jeanne qu'un grand seigneur anglais s'introduisit dans son cachot et tenta de la violer (2) » ; enfin Jeanne elle-même nous assure le jour de son supplice que son « cors net en entier ne fut jamais corrompu (3) ». Quoi qu'il en soit de la résistance faite par la jeune fille à un misérable, elle se voyait à la merci désormais de pareilles tentatives, renouvelées chaque nuit peut-être; ses gardes profitèrent de la circonstance qu'ils avaient pu faire naître et dans la journée du 27 mai ils saisirent le moment où Jeanne reposait pour enlever subrepticement ses habits de femme et remettre les autres à leur place (4). Elle ne les avait donc pas réclamés. Fidèle à son engagement, et, malgré l'avantage qu'elle pouvait en attendre pour la préservation matérielle de son corps, elle répugnait à les reprendre jusqu'à ce qu'un besoin naturel la forçât à se lever
1. Quicherat, Procès, t. II, p. 8.
2. Id., p. 365.
3. Id., p. 3.
4. Jean de Mailly dépose en 1456 : « Jai entendu raconter quon les lui fit passer par une fenêtre. » Cest le témoignage de Massieu qui est capital sur cet épisode, cest celui que nous suivons.
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dépose en 1456: « J'ai entendu raconter qu'on les lui fit passer par une fenêtre. » C'est le témoignage de Massieu qui est capital sur cet épisode, c'est celui que nous suivons,devant ces hommes et à revêtir les habits masculins (1).
C'était un nouveau triomphe, Non seulement Jeanne était discréditée, mais elle serait brûlée. L'interrogatoire du 28, dont plusieurs passages nous paraissent trop formels pour. n'être pas suspects, n'eut d'autre but que de mettre Jeanne en contradiction avec la formule falsifiée d'abjuration. La reprise du vêtement masculin était le prétexte d'une nouvelle procédure dont l'issue n'était pas douteuse. Jeanne maintiendrait les déclarations qu'elle n'avait pas cessé de maintenir au cimetière Saint-Ouen et qu'elle n'avait pas eu à révoquer dans la formule qu'elle avait signée (2). Le guet-apens produisait son plein effet, puisqu'elle serait condamnée en vertu d'un teste substitué qu'elle ignorait. Jeanne paraît avoir pressenti la fourberie de la formule falsifiée, car elle protesta « qu'elle ne fit oncques chose contre Dieu ou la foy, quelque chose que on luy ait fait révoquer ; et que ce qui estoit en la cédule de l'abjuracion, elle ne l'entendait point (3) ». Avec. cette accusée qui ne s'en laissait pas imposer et gardait bonne mémoire de ses faits et dits, on courait vers un incident qui pouvait compromettre la réputation du « beau procès » de Pierre Cauchon, On tenta de lui faire accroire « que en l'escharfault avait dit : mansongneusement elle s'estoit vantée que c'estoient sainctes Katherine et Marguerite »,
1. Histoire de Charles VII, t. II, p. 224 sq.
2. Item dit « qu'elle dist en retire (où elle était sur l'échafaud) qu'elle n'en entendoit point révoquer quelque chose ». Séance du 28 mai.
3. Séance du 28 mai. Plusieurs autres réponses de cet interrogatoire nous paraissent en contradiction formelle avec celle que nous venons de transcrire.
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elle répondit : « Qu'elle ne l'entendoit point ainsi faire ou dire (1) ». Il était prudent de ne pas trop prolonger l'interrogatoire qui menaçait de révéler le faux commis par les juges.
Cependant, malgré quelques réponses, soit inventées à plaisir, soit altérées, dans le but de représenter Jeanne comme revenant sur sa rétractation, l'évêque ne se sentait pas satisfait. La voix publique parlait haut et il ne pouvait pas ne pas l'entendre. « Plusieurs de ceux qui avaient assisté au procès étaient fort irrités, dépose Pierre Migiet. Ils trouvaient excès de rigueur et injustice dans le traitement infligé à Jeanne. « Mal jugé », telle était la voix commune (2) ». « Tout le peuple, qui avait vu
mourir si saintement et si catholiquement cette fille, conçut une telle aversion contre les juges et principalement contre l'évêque de Beauvais qu'on avait horreur de le voir et que chacun le montrait du doigt, ainsi que
plusieurs témoins l'ont déposé. Or, voulant divertir ce bruit, il fit faire une certaine information d'office, le jeudi septième juin 1431, huit jours après la mort de la Pucelle, qui est un acte hors du procès, non signé ni attesté d'aucuns greffiers ou notaires et conséquemment ne peut faire foi ni témoignages contre cette fille, mais seulement contre ledit évêque, suivant la règle commune que quelqu'un parlant en sa cause et son fait
doit être cru de ce qu'il dit contre lui et non pour lui. On voit ce qu'on doit penser de cette information prétendue
1. Séance du 28 mai. Et encore : Qu'elle n'a point dit ou entendu révoquer ses apparitions, c'est assavoir que ce fussent sainctes Katherine et Marguerite. »
2. Déposition du Prieur de Longueville, en 1456.
tendue en laquelle des témoins, n'étant point libres, déposent le contraire de ce qu'ils ont attesté étant en sauveté et hors de crainte ».
L'Information, faite après l'exécution, sur beaucoup de choses dites par Jeanne à la fin de sa vie et â l'article de la mort est une pièce qui ne peut être passée sous silence. Tout ce que Jeanne n'avait pas dit on le lui faisait dire, et on était assuré maintenant qu'elle ne pourrait rien démentir. Cette procédure clandestine nous permet d'entrevoir les difficultés de la situation dans laquelle se trouvait l'évêque ; il lui fallait non plus condamner Jeanne mais la faire condamner elle-même par ses dernières paroles. Pour atteindre ce résultat, l'évêque improvisa une enquête à laquelle se prêtèrent Nicolas de Venderès, archidiacre d'Eu, Pierre Maurice, Jacques Lecamus, Thomas de Courcelles, Nicolas Loyseleur, tous prêtres ou chanoines, enfin frère Martin Ladvenu et frère Jean Toutmouillé, dominicains. Les notaires et greffiers, plus délicats sur le point d'honneur, après avoir paraphé, scellé, collationné tout le procès se sont arrêtés devant le procès-verbal de l'Information posthume. Manchon déclarera en 1450 que « monseigneur de Beauvais voulut le contraindre à signer ce procès-verbal » ; ce qu'il refusa de faire ; et le greffier Taquel refusera également son visa (2).
Est-ce à dire que ce document ne puisse rien nous
1. Ms. d'Edmond Richer, cité par J. Fabre, Procès de condamnation, p. 388-389.
2. Dans les manuscrits authentiques, ce procès-verbal, au lieu de figurer à sa vraie place, au compte rendu officiel du procès, immédiatement avant l'exposé de la réunion du Vieux-Marché et de la sentence définitive, se trouve relégué à la suite du procès.
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apprendre? Au contraire. Et tout d'abord il nous montre combien peu de valeur avait l'abjuration falsifiée au regard de ceux qui l'avaient fabriquée ; ils n'osaient pas faire fond sur elle et songeaient à répandre l'opinion qu'il en existait une autre prononcée in extremis. La déposition de Nicolas Loyseleur révèle ce projet. Elle est d'une importance considérable en ce qu'elle nous prouve que la scène du cimetière Saint-Otten n'avait pas été terme par le peuple pour une abjuration. « Item lui qui parle, » dit la déposition de Loyseleur, exhorte Jeanne, pour enlever l'erreur qu'elle avait semée dans le peuple, de déclarer publiquement qu'elle l'avait trompé, ayant été trompée elle-même, en ajoutant foi à ces révélations et en les propageant ; de quoi elle demandoit humblement pardon. Jeanne répondit qu'elle le ferait volontiers, mais qu'elle n'espérait pas s'en souvenir, lorsqu'il en serait besoin, c'est-à-dire lorsqu'elle serait en jugement public [sur le lieu de l'exécution ] ; priant son confesseur de le lui rappeler (1) ». En effet, Jeanne a oublié cette abjuration suprême, son confesseur l'a oubliée, tous les juges, assesseurs, greffiers et autres ont également oublié cet acte capital qu'on avait travaillé à obtenir pendant six mois, mais en vain, et qu'on oubliait de provoquer à l'instant où on pensait l'arracher presque à coup sûr. Nous saisissons ici une légende en flagrant délit de génération. Peut-être trouva-t-on sa gestation bien laborieuse. La formule falsifiée d'abjuration pouvait faire le même service. Elle y a, en effet, suffi pendant près de cinq siècles
Cette information posthume nous montre encore, les
1. Information posthume. Depositipit de N. Loyseleur.
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ménagements auxquels étaient tenus les juges de Rouen qui n'osent attribuer à Jeanne le désaveu de la réalité de ses apparitions et se contentent d'un désaveu indirect de leur origine céleste.
Les dépositions des sept personnes qui se prêtèrent à la manoeuvre de Pierre Cauchon contre la mémoire de Jeanne n'ont à nos yeux qu'une valeur trop mince pour être rapportées ici. Ces tristes prêtres ont dit ou laissé dire en leur nom, dans une procédure qu'ils savaient irrégulière, ce qu'on leur a imposé. Le mot d'ordre auquel ils se sont docilement conformés consistait à représenter Jeanne comme désabusée sur ses voix qui lui avaient promis d'être délivrée des prisons et avouant tout net qu'à cette heure suprême elle voyait qu'elle avait été leur dupe. Venderès, Ladvenu, Maurice, Toutmouillé, Lecamus, Th. de Courcelles, Loyseleur, s'entendent pour attester ce point: Malheureusement pour eux la leçon était mal faite; et, comme jadis lès accusateurs de Suzanne, ils se s'ont contredits. Venderès, Ladvenu, prétendent que Jeanne a dit d'elle-même qu'elle sapercevait et voyait qu'elle avait été trompée par les voix; P. Maurice se fait honneur de la réponse « Et lui qui parle disant qu'il apparaissoit bien que c'estoient de malins esperitz qui lui avoient conseillé son entreprinse et qu'elle avoit esté trompée, il lui entendit dire que : Si cestoient de bons ou de malins esperitz elle s'en référeroit là-dessus aux gens d'Église ». Or il s'agit d'une admonitimi faite en présence de Ladvenu, de Maurice et des autres : Courcelles, Loyseleur, Tout-mouillé, Lecamus; et chacun d'eux aura sa version ; nous en avons deux déjà, en voici une troisième, c'est celle du dominicain Toutmouillé : d'après lui c'est Pierre Cauchon,
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en présence de son complice le dominicain Lemaître, vice-inquisiteur, qui aurait dit à Jeanne en français : « Or ça, Jehanne, vous nous avez toujours dit que vos voix vous disoient que vous seriés délivrée et vous véez maintenant comment elles vous ont déceue ; dites-nous maintenant la vérité. » Et alors Jeanne à ce répondit : « Vraiement, je voy bien qu'elles m'ont déceue ». La scène change avec le chanoine Lecamus : « Jeanne disait publiquement et proclamait à haute voix que ses apparitions lui avaient promis de la délivrer ; qu'elle voyait bien qu'elle avait été déçue et que par conséquent ce n'étaient pas de bonnes voix ni de bonnes choses. » Bien plus, d'après lui frère Martin Ladvenu tenant l'hostie consacrée entre les mains dit à Jeanne : « Croyez-vous encore à ces voix ? » Elle répond : « Je crois à Dieu seul et ne veux plus ajouter foi à ces voix, puisqu'elles m'ont trompée ! » Nouvelle mise en scène avec Th. de Courcelles. Celui-ci refuse au chanoine Maurice d'avoir provoqué la réponse de Jeanne et en fait honneur à l'évêque Cauchon. Jeanne dit « pour le sens, au jugement du témoin : « Je vois bien que j'ai été trompée ». Et alors, nous évêque susdit, continue le témoin, nous dîmes à Jeanne qu'elle pouvait bien voir que ces voix n'étaient pas de bons esprits et ne venaient point de Dieu. » Loyseleur avance que Jeanne « dit plusieurs fois qu'elle avait eu réellement des révélations qu'elle en avait été déçue. »
Ce qui subsiste à travers ce tissu de contradictions, c'est la trame mal tissée d'un mensonge. Nous ne saurions pour notre part y voir autre chose. Le caractère clandestin du procès-verbal, le mépris où il a été tenu par les greffiers, le petit nombre de personnages tarés qui
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ont consenti à y figurer, démontre suffisamment que nous n'y pouvons ajouter foi.
Deux chefs se reproduisent uniformément dans les sept dépositions ; ils ont manifestement servi de plan ou de questionnaire. D'une part Jeanne déclare ses visions vaines, d'autre part elle maintient leur vérité. La contradiction saute aux yeux et aussi la mauvaise foi des auteurs du questionnaire. Le seul fait à retenir de cette tentative suprême révélée par l'Information posthume, c'est une scène dont l'odieux dépasse toute imagination. Le 30 mai, de grand matin, l'évêque et sept complices prêtres ou moines envahissent le cachot de la jeune fille que l'huissier Massieu a citée à se mettre en route pour l'échafaud dans une heure. Et contre cette jeune fille, presque une enfant, que son roi, son parti, sa famille, ses amis, ont délaissée, c'est un assaut suprême pour arracher de sa vaillance un mot de lassitude, une plainte découragée, une parole compromettante. Elle qui se plaignait que le vacarme de ses gardiens l'empêchât d'entendre ses voix, n'en pourra être réconfortée ; on la questionne, on l'occupe, on tiraille son attention en tous sens, on la confesse, on la communie. Elle demeure intrépide et calme, la petite Champenoise, si bien que tous ces docteurs ne pourront s'empêcher d'en convenir : « Elle était alors saine d'esprit t et de sens » Pour rencontrer scène pareille, il faut se reporter aux diableries qui forment le fond de l'imagerie du moyen âge. Evêque, moines, chanoines, théologiens, se précipitent sur la
1. Ita Ladvenu, Toutmouillé.
2. Ita P. Maurice.
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pauvrette, déjà pieds et poings liés peut-être, qui n'a que vingt ans, qu'on entraîne et qu'on va brûler (1).
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Je me suis laissé entraîner à parler de Jeanne d'Arc au delà des bornes que je m'étais prescrites ; je ne dépasserai pas ces bornes à propos de Jérôme Savonarole. Ce que je donne dans ce volume de son procès et de sa fin le fait assez connaître et me semble de nature à convaincre les esprits sincères que, dans un Recueil consacré aux « Martyrs », Savonarole n'est pas un intrus.
Le caractère et l'oeuvre de Savonarole ont été très diversement appréciés. Les protestants désireux de se donner une généalogie l'ont revendiqué bruyamment et ont réservé une place dans le monument de Luther, à Worms, au moine florentin. Burckhardt l'a dénigré, saint Philippe Néri l'a loué et le pape Benoît XIV ne l'a pas jugé indigne des honneurs de la canonisation (2). Ce pape rapporte qu'une jeune Florentine, de dix-huit ans, implora le secours du frère Jérôme Savonarole pour la délivrer d'une maladie. A cette occasion, en sa qualité de promoteur de la foi, le cardinal Lambertini dut approfondir tous les écrits de Savonarole, ce qui lui procura l'occasion de se former une opinion qui, sous la plume de ce pape
1. C'est à dessein que nous omettons de parler ici de la mission surnaturelle de Jeanne d'Arc, dont l'étude est étrangère à notre recueil. Nous nous bornons à renvoyer au livre si solide, quoique un peu trop pompeux dans le style, de M. le chanoine Dunand. Etudes critiques d'après les textes sur l'histoire de Jeanne d'Arc, in-8, Paris, 1903, t. I. Les Visions et les Voix.
2. De servorum Dei canonizatione, l. III, c. XXV, p. 17.
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si savant et si pieux, prend une importance considérable.
Son prédécesseur Benoît XIII disait. un jour.:« Si Dieu me fait la grâce d'arriver au paradis, j'aurai la curiosité de rechercher ce qui en est de Savonarole, » et Pie VII disait également : « Dans le ciel, je saurai à quoi m'en tenir, sur cette affaire Savonarole. .» Le terme que ces deux papes assignaient à leur curiosité peut paraître un peu éloigné, et nombre d'historiens ont tenté d'élucider dès ce bas monde le problème historique et théologique. Tous ont pris parti avec une confiance qui n'est pas toujours à la mesure de leur talent. Savonarole a été présenté tour à tour comme un charlatan et. comme un prophète : les plus modérés se sont contentés, de lui assigner une place entre ces deux rôles, extrêmes.
Savonarole paraît, si on s'en rapporte à l'argumentation de Perrimezzi, avoir été l'objet d'une connaissance,surnaturelle accordée dès 1479 à saint
Elu prieur de San-Marco, Savonarole y fit fleurir pendant quelques années les vertus les plus rares. Mais son oeuvre fut. à la fois religieuse et politique. Fra Girolamo prophétise la rénovation de l'Eglise de ,Dieu après le bâtiment de l'Italie. Et il est difficile de ,ne pas voir dans a réforme du Concile de Trente l'aboutissement providentiel de graves événements parmi lesquels. l'invasion de Charles VIII, les guerres du début du XVIe siècle et le siège de Rome par le connétable de Bourbon tiennent les premières places.
Cette réforme morale poursuivie pare Savonarole domina de haut ses préoccupations politiques, et son supplice fut moins la réaction d'un parti que la
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vengeance des libertins effrontés associés à Alexandre VI et à Laurent de Médicis.
Le point délicat de la vie de Savonarole est l'attitude qu'il eut en face du pape. Nous avons dit en quelques mots ce qu'était ce monstre élevé par la simonie au souverain pontificat, brûlé de luxure et livré à loeuvre de chair jusqu'au jour de sa mort.
Cependant cet homme était pape et l'assentiment général qui avait accueilli son élection lui donnait le droit d'exercer le pouvoir apostolique. Savonarole n'en jugea pas ainsi.
Le 21 juillet 1495, le pape manda le religieux à Rome, afin de l'entretenir sur les choses que celui-ci annonçait en les attribuant à l'inspiration divine. Un bref du 8 septembre de la même année déclara Savonarole suspendu de l'enseignement et de la prédication, pendant que sa cause s'instruisait devant le vicaire général de son Ordre. Savonarole demanda à connaître les points qui déplaisaient dans son enseignement, afin qu'il les pût désavouer. Le 16 octobre 1495, il lui fut fait interdiction de prêcher. Le religieux déclara que le pape avait été trompé, et il se fit suppléer pour la prédication de l'Avent.
Le 11 février 1496, la Seigneurie de Florence lui ordonna de prêcher le Carême ; il refusa, mais, à cinq jours de là, il se ravisa et dit avoir reçu une permission du pape. Cependant, à la fin de ce Carême, le pape faisait ouvrir une enquête, pour punir Savonarole comme superstitieux, hérétique, schismatique et désobéissant.
Alexandre proposa à Savonarole le cardinalat s'il s'engageait à cesser de prophétiser ; le religieux refusa. Le visiteur des couvents de Toscane, F. Francesco Mei, ennemi de Savonarole, conseilla au pape d'instituer une
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nouvelle congrégation, dans laquelle seraient compris plusieurs couvents de la Lombardie, de la Toscane étale la province romaine, relevant jusque-là de la congrégation de San-Marco. Alexandre VI érigea la nouvelle congrégation le 7 novembre.Les deux cent cinquante religieux de San-Marco protestèrent, et avec Savonarole refusèrent de s'unir à la nouvelle congrégation toscano-romaine, dans laquelle on prétendait faire vivre ensemble des religieux d'éducation et d'observance différentes. Cette résistance fut le prétexte de l'excommunication lancée le 13 mai, au prix, dit-on, de quatorze mille ducats donnés au pape.
Dès le 22 mai, fra Girolamo se déclara faussement accusé et en appela de son innocence à ses milliers d'auditeurs. Le lendemain, il écrivit une lettre dans laquelle il se louait d'être victime de la calomnie et déclarait ne pouvoir se soumettre à des commandements en violation avec les lois de Dieu et de l'Eglise. Désormais, il se conduisit suivant la ligne que marquaient les docteurs et les canonistes de son temps. Il continua d'exercer librement son ministère pendant les fêtes de Noël
Ce qui suivit se trouvera dans le récit de ses derniers jours.
Savonarole demeure un « personnage de contradiction ». On a dit qu'Alexandre VI voulut se soustraire, sur la fin de sa honteuse vie, à l'infamie de cette mort ordonnée par lui; mais ses remords, s'il en eut, sont ceux du bourreau, et son témoignage n'importe guère. Ce sont les papes qui ont, eux-mêmes, fondé la gloire durable de Savonarole. Jules II fit peindre son portrait parmi ceux des plus grands docteurs de l'Eglise, dans la célèbre fresque de la Dispute du Saint-Sacrement, et il se déclara, en une circonstance publique, prêt à placer le martyr sur
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les autels. Paul VI refusa constamment de laisser déclarer hérétiques les ouvrages de Fra Girolamo. Enfin Benoît XIV vantait la pureté de ses moeurs, l'éclat de ses vertus, le zèle qui le dévorait pour la maison de Dieu ; il ne craignait pas de dire que la mort de ce grand homme prouvait sa mission, et qu'il avait scellé de son sang là. vérité de ses prophéties. Il alla plus loin et fit inscrire le nom de Savonarole dans le catalogue des saints, des bienheureux et des vénérables serviteurs de Dieu, illustres par leur sainteté (1).
De nos jours, les fêtes du centenaire de Savonarole réunissaient au nombre de ses admirateurs de ses dévots peut-être les cardinaux Parocchi, Celesia, Svampa, Bausa, Galeati, Agliardi, Capecelatro, et les archevêques de Colossi, de Tarente, les évêquea de Montepulciano, de San Miniato, de Narni, de Bagnorea, de Chiusi, de Rieti, de Colle, de Sansevero, de Telere Cerreto, de Sovano, de Massa et de Teodoriopolis.
Savonarole, suivant la juste remarque d'Auguste, Geffroy, n'a pas été, à vrai'dire, un grand esprit : il est impossible de le placer au nombre de ces grands hommes qui prennent en main tout un état social pour le régénérer et le transformer. Il a eu des hardiesses incohérentes et non soutenues; sa faible politique n'aurait pas avancé les affaires de l'Italie; son appel au concile suscitait dans le sein de l'Eglise des nouveautés dont il était prêt à s'effrayer tout le premier. Mais il a eu un grand caractère et un grand coeur. Il vit mieux que ses contemporains le trouble profond dont souffrait son siècle, et il tenta de
1. Prosper Lambertini, Opera, in-4°, Prelto, 1841, t. V, p. 326 ; t. VIII, p. 360.
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sauver l'Eglise et l'Italie, en se sacrifiant lui-même. Il puisa cet amour des hommes dans une foi ardente et sincère, qu'une sainte âme pouvait seule concevoir. Son éloquence fit des prodiges, parce qu'elle traduisit l'ardeur de sa soif de justice et de sa charité.
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Périodiquement, autour de la mémoire de Savonarole et de Jeanne d'Arc, se livrent des combats entre théologiens, entre historiens, entre érudits. Il est probable que ces exercices sont aussi glorieux qu'utiles à l'humanité, puisque les champions les plus distingués ne dédaignent pas la poussière et les bourrades de l'arène. Je me contente du rôle plus paisible de spectateur. Ne demandant à personne de partager mes préférences et d'applaudir mes héros, j'aime à croire qu'on me laissera leur rendre mon pacifique hommage. Je ne prétends en aucune manière donner des leçons à l'Eglise romaine ni devancer ses décisions, et me soumets d'avance au jugement qu'elle pourra porter un jour sur le droit que Savonarole et Jeanne d'Arc ont d'être comptés parmi les martyrs. Jusque-là je garde mon opinion et ne demande à personne de l'adopter ou de lire mon livre. Cela ne m'empêchera point d'avoir un grand nombre de coreligionnaires et probablement quelques nouveaux lecteurs. Aux uns et aux autres j'adresse l'hommage qui agrée le plus, celui qui vient de l'homme qui pense, qui aime et qui croit comme nous. A ceux qu'un simple titre deux noms inquiète ou indispose, je conseille dé poser le livre et de ne point l'ouvrir.
2 mars 1906.
Je dois au lecteur quelques explications sur le livre que je lui présente. Ce n'est ni une vie de Jeanne d'Arc, ni une réédition des procès de condamnation et de réhabilitation. Le genre du Recueil dont ce volume fait partie ne permettait ni l'un ni l'autre procédé d'exposition. Ce n'est pas non plus une uvre scientifique à aucun degré. Je me suis expliqué suffisamment à ce sujet dans les volumes précédents. Les personnes désireuses d'étudier la vie et le procès de Jeanne savent généralement qu'elles trouveront les textes originaux dans l'édition définitive en cinq volumes publiée en 1841 et les années suivantes, par Jules Quicherat, pour la Société de l'histoire de Prune. Cette édition contient des textes latins, puisque le procès fut rédigé en langue d'église, sous la surveillance de l'évêque de Beauvais, Pierre Cauchon, par deux prêtres, Thomas de Courcelles et Manchon. Le procès de
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réhabilitation est également exposé en latin par Lecomte et Ferrebouc, notaires en l'Université de Paris (1).
1. Le registre original du procès de condamnation n'a pas été retrouvé. Des cinq expéditions qui en furent faites, deux ont disparu ; l'une a été mutilée en 1456, lors de la sentence de réhabilitation, et conformément à cette sentence qui prescrivait de lacérer les douze articles, base de la condamnation ; l'autre, dont on trouve trace à Orléans en 1475, n'a pas été retrouvée. La Bibliothèque nationale conserve deux expéditions sous les n. 5965, 5966 du fonds latin ; enfin la cinquième expédition, écrite par le greffier Manchon sur beau vélin, appartient à la bibliothèque de la Chambre des députés. (B. 105, g.) Ces documents ont été décrits par J. Quicherat, Procès, t. V, p. 383 sq., et par Vallet de Viriville, Procès de condamnation de Jeanne d'Arc, dite la Pucelle d'Orléans, in-8°, Paris, 1867, avant-propos, p. VI sq. Dès le règne de Louis XII on voit se produire une traduction française dont le manuscrit original se trouve à la bibliothèque d'Orléans, n° 411 (olim Chapitre de la cathédrale). Cette traduction a été publiée par Buchon, dans le Panthéon littéraire, in-8°, Paris, 1838, p. 466 sq. Nous ignorons si c'était le premier essai de traduction. Quoi qu'il en soit, ce n'était pas le dernier. On les voit, en effet, se produire de siècle en siècle (Voir la note de Vallet de Viriville, op. cit. p. 289, relative au ms. Soubise et à sa copie, ainsi qu au ms. d'Armagnac. On ignore ce que le premier et le dernier sont devenus. Quant à la copie, exécutée vers 1720, du ms. Soubise, on la conserve à la bibliothèque de l'Arsenal : Jurispr. franç., n° 114, in-4°; cf. Quicherat, Procès, t. V, p. 420-422). Il existe, en outre, de nombreuses copies postérieures et manuscrites du procès de condamnation.
Le procès de réhabilitation a été rédigé en latin par les notaires officiels sur les minutes des dépositions des témoins recueillies en divers lieux et rédigées par divers clercs. C'est sur ces éléments qu'a été dressé l'acte définitif et authentique en la forme d'un vaste recueil où la déduction du procès présente neuf longs chapitres dans lesquels s'entassent, pêle-mêle, procès-verbaux, mémoires, dépositions, etc. Ce procès de réhabilitation fut délivré en triple expédition. L'une d'elles n'a pas été retrouvée ; les deux autres sont conservées à la Bibliothèque nationale : no 5970 du fonds latin et no 138 du fonds Notre-Dame. Les greffiers se sont efforcés de présenter le procès comme exposé de la propre bouche des juges. Cette rédaction nous a été en partie conservée à côté d'une copie intégrale de la rédaction définitive dans un ms. qui, au IVe siècle, fut la propriété de Claude d'Urfé. (Cf. Vallet de Viriville, p. 4-5.) Ce même ms. renferme un fragment de la minute primitive du procès de condamnation dans sa rédaction française. En effet, quoique l'ensemble du procès-verbal fût écrit en latin, les interrogatoires y étaient formulés en français. La copie de cette minute française est malheureusement incomplète par suite d'un dommage que nous ne connaissons pas, mais qui entraîna la destruction d'un certain nombre de cahiers de parchemin, en sorte que ce qui subsiste ne commence malheureusement qu'au milieu de l'interrogatoire du 3 mars 1431. Ce ms. est conservé à la Bibi. nationale, n° 8838 fonds latin. Telle quelle, outre l'incomparable avantage de faire connaître une partie des réponses de Jeanne dans la langue parlée par elle, la copie de d'Urfé nous fixe sur l'exactitude du procès-verbal authentique en ce qui concerne les interrogatoires. Sauf des divergences de détail assez nombreuses, la version officielle, totalement rédigée en latin, se trouve conforme à ce qui nous reste de l'original français. D'où il est légitime de conclure à la même uniformité pour les interrogatoires dont la minute est perdue ». J. Fabre, Procès de condamn. de Jeanne d'Arc, in-12. Paris, s. d., p. 14.
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Le texte primitif ou minute d'audience consiste en notes recueillies en français. Les dépositions consignées au livre IV du Procès de réhabilitation nous permettent de constater que, outre les trois greffiers officiels, Manchon, Boisguillaume et Taquel, des greffiers officieux, cachés dans l'embrasure d'une fenêtre, derrière un rideau, prenaient, de leur côté, des notes avec la préoccupation de charger l'accusée. Chaque soir, après la séance, on se communiquait les notes prises sur le vif et on discutait la rédaction officielle. Cependant la minute originale française ne fut pas détruite ; conservée dans un cahier séparé, elle fut produite judiciairement lors du procès de réhabilitation, Malheureusement une partie a disparu et le fragment conservé ne s'ouvre qu'à la sixième audience, au milieu des débats du 3 mars 1431. Il nous manque autre chose encore: les informations et enquêtes qui furent faites à l'origine du procès ne sont pas reproduites.
Dans le procès de réhabilitation, nous regrettons
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d'autres lacunes. Les dépositions laissent dans l'ombre les faits et gestes de Jeanne depuis le milieu de l'année 1429 jusqu'à sa captivité. Une autre perte non moins regrettable est celle d'un registre dans lequel étaient consignées les réponses de la jeune fille, fraîchement débarquée de son village, aux interrogations des docteurs de Poitiers. Jeanne y renvoyait fréquemment ses juges de Rouen; néanmoins le registre se perdit de bonne heure, puisqu'il était égaré dès le temps où le procès de 1456 fut instruit.
Telles sont les sources mises en oeuvre par les historiens de Jeanne d'Arc. Parmi ceux-ci, nous distinguerons ceux qui ont donné la traduction des pièces originales ; MM. E. O'Reilly, Vallet (de Viriville) et J. Fabre (1). Ces trois auteurs ont adopté un plan différent de celui que je vais suivre ; si je m'écarte de celui qu'ils ont jugé meilleur pour leur dessein, je n'entends pas le critiquer, mais simplement me conformer à mon but, de même qu'ils ont poursuivi le leur. M. Vallet de Viriville, prenant le texte latin, s'est efforcé de « rendre, autant que possible, par le mot â mot et au complet, la physionomie de l'original »,
1. Vallet de Viriville, Procès de condamnation de Jeanne d'Arc, dite la Pucelle d'Orléans. Traduit du latin et publié intégralement pour la première fois en français d'après les documents manuscrits et originaux, in-8°; Paris, 1867, CIX-314 pp. ; E. O'Reilly, Les deux procès de condamnation, les enquêtes et la sentence de réhabilitation de Jeanne d'Arc, mis pour la première fois intégralement en français d'après les textes latins originaux officiels, avec notes, notices, éclaircissements, documents divers et introduction, 2 vol. in-8°, Paris, 1868, CXII-428 et 539 pp.; J. Fabre, Procès de condamnation de Jeanne d'Arc, d'après es textes authentiques des procès-verbaux officiels, traduction avec éclaircissements, in-12, Paris, s. d., 432 pp. Du même, Procès de réhabilitation de Jeanne d'Arc, raconté et traduit d'après les textes latins officiels, 2 vol. in-12, Paris, 1883, 372 et 400 pp.
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tout en se permettant d' « élaguer les redites et les répétitions de style, qui, dans les instruments primitifs. de cet acte judiciaire, abondent jusqu'à la prolixité la plus fastidieuse ». Cette méthode a paru, à bon droit, criticable. M. E. O'Reilly,après avoir groupé un grand nombre d'indications et de textes utiles, a traduit les pièces relatives aux négociations préliminaires du procès et les deux procès,c'est-à-dire le procès de condamnation avant l'abjuration de Jeanne et après sa rétractation (28-30 mai). Enfin, viennent des observations sur divers témoins du procès de réhabilitation, sur le contenu de leurs dépositions relatives à Jeanne au cours de son procès, sur les actes postérieurs au procès de condamnation et sur les auteurs de la réhabilitation.
M. J. Fabre semble avoir voulu faire de Jeanne d'Arc. le prétexte à ses diatribes déplacées contre le clergé catholique. Ce procédé de mauvais goût indiqué et apprécié une fois pour toutes, il a donné une traduction du procès de condamnation et du procès de réhabilitation, faite « avec une exactitude littérale, sans y supprimer aucune ingénuité, sans y ajouter aucune fioriture ». Cependant il a pensé «pouvoir abréger quelques documents sans intérêt » et modifier légèrement l'aspect du procès en substituant « à la forme indirecte la forme directe. On voit toujours revenir, dans le procès de condamnation, cette formule : Interrogata utrum, respondit quod, et dans le procès de réhabilitation, cette autre formule : Super articulo dicit quod. Ce continuel emploi de la troisième personne est intolérable. On nec peut imaginer rien de plus lourd, ni rien qui prête davantage aux équivoques. Par la substitution de la première personne tout s'anime. On voit les personnages
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en scène. On assiste à un véritable drame ». En outre, dans le texte du procès, les questions des interrogateurs ne sont pas toujours indiquées, et des réponses qui ne se suivent pas, se trouvent juxtaposées, tantôt sans aucune liaison, tantôt sous cette forme : Dixit ulterius.... Item dixit.... Addit quod .... Subjungit quod.... Ulterius confessa fuit quod.... Toutes les fois que cela m'a paru nécessaire, j'ai suppléé aux questions qui manquent (1) ». Dans le procès de réhabilitation, l'auteur a groupé les dépositions des témoins dans un ordre méthodique, négligeant à dessein les pièces du procès et le travail des juges.
Un des érudits qui ont le mieux connu toutes les sources de ce procès célèbre, M. Dufresne de Beaucourt, indiquait en ces termes le travail qu'il eût souhaité voir donner au public: « Se borner à des notices sur le procès de condamnation et les principaux personnages qui y ont été mêlés, puis donner sans autre préambule la traduction du texte du procès ; et grouper enfin, dans une dernière partie, ce qu'il convenait d'extraire et de traduire du procès de réhabilitation. Nous eussions eu ainsi le procès de condamnation dans son intégrité, le procès de réhabilitation dans ce qu'il présente d'essentiel (2). »
Je me suis conformé en partie à ce programme, je l'ai modifié ou complété sur quelques points. Mon dessein n'était pas. de présenter dans leur ensemble les débats et enquêtes des deux procès qui, je l'ai dit plus haut,
1. En faisant précéder ces questions implicitement indiquées d'un signe typographique.
2. Revue des Questions historiques, 1868, t. V, p. 339-340.
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peuvent se trouver aisément dans les ouvrages cités. J'aivoulu présenter d'après les textes judiciaires et quelques extraits des Chroniques contemporaines ce que nous savons de la vie, du procès et de la mort de la jeune martyre. Dans ce but,l'ordre chronologique s'imposait. J'ai donc disposé les extraits des dépositions et procès-verbaux, les lettres et fragments historiques dans l'ordre qui se rapprochait le plus de cette chronologie parfois imprécise des années d'enfance de Jeanne. J'ai eu soin d'indiquer dans les notes la source à laquelle chaque citation est empruntée. Afin de laisser à Jeanne sa physionomie vivante, j'ai donné le texte original de la minute française, contenant les propres paroles de la jeune fille.
Je puis m'abuser, mais, jusqu'à ce qu'on me le prouve, il me semble que la Jeanne d'Arc qu'on verra agir et parler dans ce livre n'est pas trop différente de celle qui a existé.
Au nom du Seigneur, ainsi soit-il.
Ici commence le procès en matière de foi contre défunte femme Jeanne, appelée vulgairement la Pucelle.
A tous ceux qui les présentes lettres verront, Pierre (1), par la miséricorde divine évêque de Beauvais, et frère Jean Lemaître, de l'Ordre des frères prêcheurs, commis, dans le diocèse de Rouen, et chargé spécialement, en qualité de vice-inquisiteur, de suppléer dans ce procès religieuse et prudente personne maître Jean Graverent, dudit Ordre, docteur distingué en théologie, inquisiteur de la foi et de la plaie hérétique, député, par délégation. apostolique, au royaume de France ; salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ auteur et consommateur de la foi.
Il a plu à la céleste Providence qu'une femme nommée Jeanne et vulgairement la Pucelle ait été prise et appréhendée par les gens de guerre dans les bornés et limites de nos diocèse et juridiction.
Or, c'était un bruit public que cette femme, au mépris. de la pudeur et de toute vergogne et respect de son sexe, portait, avec une impudence inouïe et monstrueuse, des habits difformes convenant au sexe masculin.
1. Pierre Cauchon.
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On disait encore que sa témérité l'avait conduite à faire, dire et semer beaucoup de choses contraires à la foi catholique et aux articles de la croyance orthodoxe. Ce faisant, elle s'était rendue gravement coupable tant dans notre diocèse que dans plusieurs autres lieux du royaume.
L'Université de Paris ayant eu connaissance de ces faits, ainsi que frère Martin Belorme, vicaire général de mondit seigneur l'inquisiteur ès perversité hérétique, s'adressèrent aussitôt à l'illustre prince monseigneur le duc de Bourgogne et au noble seigneur Jean de Luxembourg, chevalier, qui tenaient ladite Pucelle sous leur puissance et autorité. Ils requirent lesdits seigneurs, par sommation, au nom du vicaire, sous les peines juridiques, de nous rendre et envoyer ladite femme ainsi diffamée et suspecte d'hérésie, comme au juge ordinaire.
Nous, évêque susdit, remplissant notre office pastoral, travaillant de toutes nos forces à l'exaltation et promotion de la foi chrétienne, avons voulu nous livrer à une enquête légitime sur les faits ainsi divulgués et procéder, avec mûre délibération, conformément au droit et à la raison, à la conduite ultérieure qui nous paraîtrait légitime.
C'est pourquoi nous avons à notre tour, et sous les peines de droit, requis lesdits prince et seigneur de remettre à notre juridiction spirituelle ladite femme pour être jugée.
A son tour, le sérénissime et très chrétien prince notre maître, le roi de France et d'Angleterre (1), a requis lesdits
1. Henri VI d'Angleterre.
seigneurs, pour parvenir au même résultat. Enfin le très illustre duc de Bourgogne et le seigneur susnommé Jean de Luxembourg, accordant favorable accueil auxdites monitions et désirant, dans leurs âmes catholiques, accorder leur aide à des actes ayant pour but l'accroissesement de la foi, ont livré et envoyé ladite Pucelle à notre dit seigneur et à ses commissaires.
Ledit seigneur, dans son zèle et sa royale sollicitude en faveur de la foi, nous a ensuite délivré ladite femme, pour que nous soumettions les faits et dits de la prévenue à une enquête préalable et approfondie, avant de procéder ultérieurement.
En suite de ces actes, nous avons prié l'illustre et célèbre chapitre de Rouen, détenteur de toute la juridiction spirituelle et administration, le siège épiscopal vacant, de nous accorder territoire dans cette ville de Rouen, pour y déduire ce procès : ce qui nous a été gracieusement et libéralement concédé.
Avant de procéder contre ladite Pucelle à la procédure ultérieure, nous avons jugé raisonnable de nous concerter, par une grave et mûre délibération, avec des personnes lettrées et habiles en droit divin et humain, dont le nombre, grâce à Dieu, en cette ville de Rouen, est considérable.
Le jour de mardi, 9e du mois de janvier de l'an du
1. L'année commençait alors à Pâques ; ainsi jusqu'à la date de cette fête tombant cette année-là le 1er avril, les actes portent le millésime 1430, que nous corrigeons partout en 1431.
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Seigneur mil quatre cent et trente[-un], selon le rite et comput de l'Eglise de France, indiction 9e, la quatorzième année du pontificat de notre très saint père et seigneur Martin V, pape par la divine Providence, dans la maison du conseil royal proche du château de Rouen, nous, évêque susdit, avons fait convoquer les maîtres et docteurs qui suivent, savoir :
Messeigneurs
Gilles [de Duremort], abbé de Fécamp, docteur en théologie ;
Nicolas [Le Roux], abbé de Jumièges, docteur en droit canon ;
Pierre [Miget], prieur de Longueville, docteur en théologie ;
Raoul [Roussel], trésorier de l'Eglise de Rouen, docteur en l'un et l'autre droit ;
Nicolas [de Venderès], archidiacre d'Eu, licencié en droit canon ;
Robert [Barbier], licencié en l'un et l'autre droit; Nicolas [Coppequêne], bachelier en théologie, et Nicolas [Loiseleur], maître ès arts.
Ces notables personnages étant réunis, nous leur avons exposé les diligences qui avaient été faites et qui ont été dites ci-dessus, leur demandant de nous éclairer de leurs lumières sur le mode et la conduite à suivre. Ces maîtres et docteurs, en ayant pris connaissance, jugèrent qu'il fallait avoir des informations touchant les faits et dits imputés à cette Pucelle. Déférant à cet avis, nous leur
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avons représenté les enquêtes déjà faites par nos ordres à ce sujet et nous avons décidé d'en faire poursuivre de nouvelles.
Nous avons encore ordonné que toutes ces informations ensemble et à jour fixe déterminé par nous fussent présentées au conseil, afin de le bien éclairer sur la conduite à tenir dans le traitement de toute l'affaire. Pour mieux et plus convenablement opérer ces informations et le reste, il a été délibéré qu'il était besoin de certains officiers spéciaux chargés personnellement de s'y entremettre.
En conséquence, sur l'avis et délibération du conseil, il a été élu par nous, évêque, conclu et délibéré que :
Vénérable et discrète personne maître Jean d'Estivet, chanoine des Eglises de Beauvais et de Bayeux, rempli rait l'office de promoteur ou procureur général en la cause.
Scientifique personne maître Jean de la Fontaine, maître ès arts et licencié en droit canon, a été nommé conseiller commissaire et instructeur.
Prudentes et honorables personnes Guillaume Colles, autrement dit Bois-Guillaume (1), et Guillaume Manchon, prêtres, greffiers de l'officialité de Rouen, d'autorité impériale et apostolique, rempliraient l'office de greffiers ou scribes.
Maître Jean Massieu, prêtre, doyen de la cathédrale de Rouen, a été constitué exécuteur des exploits et convocations à émaner de notre autorité. Le tout en vertu de ce qui est contenu tout au long dans les lettres
1. Ou Bose Guillaume.
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de création données pour chacun de ces offices (1).
Le lundi suivant [treizième de janvier], nous, évêque susdit, avons rassemblé en notre domicile à Rouen messieurs et maîtres :
Gilles, abbé de la Sainte-Trinité de Fécamp, docteur en théologie;
Nicolas de Venderès, licencié en droit canon ;
Guillaume Haiton,
Nicolas Couppequène, bacheliers en théologie ;
Jean de la Fontaine, licencié en droit canon,
Et Nicolas Loyseleur, chanoine de l'Eglise de Rouen.
En présence desquels nous avons exposé ce qui s'était
1. Suivent les, diverses lettres closes et patentes mentionnées dans les actes qui précèdent, ce sont : 1° lettre de l'Université de Paris au duc de Bourgogne (14 juillet 1430) ; 2° lettre de l'Université à Jean de Luxembourg (14 juillet 1430) ; 3° lettre du vicaire général de l'Inquisition au duc de Bourgogne (26 mai 1430) ; 4° sommation faite par nous, évêque susdit, au duc de Bourgogne et à Jean de Luxembourg (14 juillet 1430) ; exploit de signification de la sommation qui précède (14 juillet); lettre de l'Université à l'évêque de Beauvais (21 novembre) ; lettre de l'Université au roi d'Angleterre (21 novembre) ; ordre du roi d'Angleterre de nous livrer ladite Jeanne (3 janvier 1431) ; lettres de territoire à nous accordées par le vénérable chapitre de l'Eglise de Rouen, pendant la vacance du siège (28 décembre 1430); lettres d'institution des notaires (9 janvier 1431) ; lettres d'institution d'un conseiller, commissaire et ordonnateur des témoins (9 janvier) ; lettres d'institution de l'appariteur (9 janvier). Tous ces documents se trouvent dans J. Quicherat et les trois traductions françaises dont nous avons parlé plus haut.
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fait dans la précédente séance, en leur demandant avis sur la marche ultérieure à suivre.
Nous leur avons, en outre, fait donner lecture des informations recueillies au pays natal de cette femme et ès autres lieux, ainsi que de diverses notes sur divers points, les unes stipulées dans ces informations, les autres alléguées par la rumeur publique.
Tout cela vu et entendu, lesdits maîtres ont délibéré qu'il serait dressé là-dessus des articles ou propositions en due forme, afin que la matière pût être distinguée d'une manière plus précise et que l'on pût mieux examiner ultérieurement s'il y a motif suffisant d'introduire citation et instance en cause de foi.
Conformément à cet avis, nous avons résolu de faire dresser de tels articles, et avons commis à ce soin certains docteurs notables dans l'un et l'autre droit, pour y pourvoir avec les notaires (1). Ceux-ci, nous obtempérant avec diligence, ont procédé les dimanche, lundi et mardi qui suivirent.
Le mardi 23, au même lieu, comparurent les assesseurs dénommés en la précédente séance
Nous leur avons fait donner lecture des articles rédigés, en leur demandant avis sur la suite. Ces assesseurs
1. Bois-Guillaume et Manchon.
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déclarèrent alors que ces articles étaient rédigés en bonne forme et qu'il convenait de procéder aux interrogatoires correspondant à ces articles. Ensuite ils dirent que nous pouvions et devions procéder à l'enquête préparatoire sur les faits et dits de la prisonnière.
Acquiesçant à leur avis et attendu que nous sommes occupés ailleurs, nous avons délégué à cette enquête le commissaire ci-dessus Jean de la Fontaine.
Le mardi 13, au même lieu, présents :
Gilles, abbé, etc., Jean Beaupère, Jacques de Tou-raine, Nicolas Midi, Pierre Maurice, Gérard Feuillet, Nicolas de Venderès, Jean de la Fontaine, William Heton, Nicolas Couppequêne, Thomas de Courcelles, Nicolas Loyseleur;
Avons mandé les officiers de la cause, savoir : Jean d'Estivet, promoteur: Jean de la Fontaine, commissaire; Guillaume Boisguillaume, Guillaume Manchon, notaires; et J. Massieu, appariteur; lesquels, sur notre requête, ont prêté serment de bien et fidèlement remplir leurs offices.
Les mercredi, jeudi, vendredi et samedi suivants, par
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le ministère de maître Jean de la Fontaine, commissaire, assisté de deux notaires, il a été procédé à ladite enquête.
Le lundi après les Brandons comparurent, à environ 8 heures du matin, dans notre dite maison d'habitation :
Gilles, abbé de Fécamp ; J. Beaupère, Jacques de Tou-raine, N. Midi, Pierre Maurice, Gérard Feuillet, docteurs en théologie ; N. de Venderès, Jean de la/Fontaine, licenciés en droit canon ; G. Haiton, N. Coupequesne, Th. de Courcelles, bacheliers en théologie ; Nie. Loyseleur, chanoine de Rouen.
Nous, évêque susdit, avons exposé en leur présence qu'une instruction préalable avait été faite par nos soins contre cette femme pour voir s'il y avait lieu à suivre l'action. Nous avons ensuite fait lire, séance tenante, devant lesdits présents, la teneur des articles et dépositions des témoins contenus dans cette information préalable.
Lesquels conseillers, cette pièce ouïe, en délibérèrent longuement, et, sur leur avis, nous avons prononcé qu'il y avait matière suffisante pour faire livrer la prévenue en cause de foi.
En outre, par égard pour le Saint-Siège apostolique, qui a spécialement institué MM. les inquisiteurs pour connaître des affaires de ce genre, nous avons décidé, de
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l'avis des mêmes assesseurs, que M. l'inquisiteur du royaume serait appelé et requis, pour s'adjoindre, s'il lui plaisait, à nous, dans le procès. Et comme le dit inquisiteur pour lors était absent de cette ville de Rouen, nous avons ordonné que son vicaire, présent à Rouen, serait mandé en son lieu et place.
Le même jour, vers quatre heures après midi, comparut audit lieu devant nous, vénérable et discrète personne frère Jean Lemaître, vicaire de M. l'inquisiteur du royaume de France, par lui député pour la métropole et diocèse de Rouen.
Lequel avons sommé et requis de s'adjoindre à nous pour ledit procès, offrant de lui communiquer tout ce qui avait été déjà fait ou se ferait à l'avenir dans la cause. A cela, le vicaire répondit qu'il était prêt à nous montrer sa commission, ou lettres de vicariat, et que, vu la teneur de cette commission, il. ferait volontiers, dans la cause, ce qu'il devrait faire pour l'office de la sainte, Inquisition.
Il représenta cependant que sa commission s'appliquait uniquement au ressort ou diocèse de Rouen. Or, attendu que, encore bien que le chapitre de Rouen nous eût prêté juridiction et territoire en ce diocèse, cependant le présent procès avait été intenté à raison de notre juridiction comme évêque de Beauvais, par ce motif, ledit
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vicaire a émis ce doute : si sa commission pouvait s'étendre à la poursuite du présent procès. Sur ce, nous lui avons fait réponse qu'il se rendît de nouveau, le jour suivant, par-devant nous et que d'ici là nous aviserions, sur ce point.
Le lendemain comparurent au même lieu : Lemaître. Beaupère, Touraine, Midi, Venderès, Maurice, Feuillet, Courcelles, Loyseleur et frère Martin Ladvenu de l'Ordre des frères prêcheurs.
Nous avons exposé en leur présence que, vu la commission du vicaire et ouï l'avis des conseillers auxquels. cette commission a été présentée, nous avions conclu que, le vicaire était autorisé par ladite commission à procéder conjointement avec nous.
Néanmoins, pour plus de sûreté en faveur de ce procès, nous avons décidé d'adresser personnellement sommation et requête à l'inquisiteur général de se rendre cru ce diocèse afin de nous assister ou de se faire suppléer par un vicaire muni dans ce but de pouvoirs spéciaux.
A quoi frère Lemaître a répondu que, tant pour tranquilliser sa conscience que pour donner une marche plus sûre au procès, il ne consentirait d'aucune façon s'entremettre en cette affaire, sauf le cas où il recevrait un pouvoir spécial et dans la limite de ce pouvoir. Toutefois il a consenti, en tant qu'il le pouvait et qu'il lui,
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était permis, à ce que nous, évêque, procédassions plus outre, jusqu'à ce qu'il eût un avis plus éclairé sur la question de savoir si les termes de ladite commission lui permettaient de s'adjoindre au procès.
Après lequel acquiescement, nous avons derechef offert au vicaire communication des actes de notre procédure. Et les opinions des assistants étant recueillies, avons arrêté que ladite femme serait citée à comparaître devant nous le lendemain mercredi 21 février (1).
Le mercredi, vers huit heures du matin, nous évêque, nous sommes rendu à la chapelle royale du château de Rouen, où nous avions cité la prévenue. Là, nous avons pris séance, assisté des révérends pères seigneurs et maîtres [au nombre de 43] (2).
En premier lieu, il a été, devant ces assesseurs, donné lecture des lettres du roi qui nous renvoient la prévenue et des lettres de territoire.
Lecture faite, maître Jean d'Estivet, promoteur, a
1. Suivent la teneur des lettres de vicariat de frère Lemaitre et la lettre de P. Cauchon à l'Inquisiteur général, frère Jean Graverend (22 février 1431). Celui-ci répondit de Constance qu'étant légitimement empêché il déléguait frère Jean Lemaître, qui siégea officiellement à partir du 13 mars.
2. Nous omettons, pour abréger, la liste des assistants de Pierre Cauchon, elle varie presque à chaque séance, mais les noms que nous avons déjà transcrits plusieurs fois s'y retrouvent.
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rapporté qu'il avait fait citer la prévenue à comparaître (1).
A l'exhibition de ce rapport, le promoteur a requis qu'il fût procédé à la comparution. Et entre temps ladite femme ayant demandé à ouïr la messe, nous avons exposé aux assesseurs que, de l'avis de notables maîtres avec qui nous en avons conféré, attendu les crimes dont ladite prévenue est diffamée, notamment la difformité de son habillement dans laquelle elle persévère, nous avons cru devoir surseoir à lui accorder la licence par elle demandée d'entendre la messe et d'assister aux divins offices.
[L'exécution de l'exploit atteste que] ladite Jeanne a en effet répondu que volontiers elle comparaîtrait... et répondrait la vérité aux interrogatoires qui seraient à lui faire ; qu'elle demandait que, dans cette cause, vous voulussiez bien vous adjoindre des ecclésiastiques de ces parties de France [d'où venait la prévenue, c'est-à-dire docteurs de l'obédience du roi Charles VII].
[Jeanne est introduite par l'huissier Jean Massieu, prêtre.]
Pendant que nous disions ce qui précède, la prévenue a été amenée par l'exécuteur des exploits. Nous avons rappelé qu'elle avait été appréhendée sur le territoire de notre diocèse de Beauvais,... à nous envoyée par le roi,... et citée pour répondre en justice des faits criminels qui lui sont imputés...
C'est pourquoi, désirant, dans cette cause, remplir le devoir de notre office à la conservation et exaltation de
1. Suit la lecture des lettres de citation et de l'exécution de l'exploit.
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la foi catholique, avec le secours favorable de Jésus-Christ, dont la cause est en jeu, nous avons préalablement admonesté et requis ladite Jeanne, alors assise devant nous, que, pour accélérer le procès et pour la décharge de sa propre conscience, elle nous dît pleinement sur ce la vérité sans faux-fuyants ni subterfuges.
Là-dessus, nous avons requis l'accusée de prêter serment sur l'Évangile qu'elle dira la vérité.
RÉPONSE DE JEANNE (1) : J'ignore la matière de l'interrogatoire. Peut-être me demanderez-vous telles choses que je ne dois pas vous dire.
CAUCHON : Jeanne, je vous requiers encore de prêter serment de dire la vérité.
JEANNE : De mon père, de ma mère et des, choses que j'ai faites depuis que je pris le chemin de France, volontiers je jurerai. Mais quant aux révélations qui me viennent de Dieu, je n'en ai onques rien dit ni révélé à personne, sinon à Charles mon roi ; je n'en dirai pas plus, dût-on me couper la tête, parce que mon conseil secret mes visions, j'entends m'a défendu d'en dire rien à personne. Au reste, avant huit jours, je saurai bien si je dois rien vous dire.
CAUCHON : Derechef, nous vous avertissons et requérons
1. L'original emploie ici le style indirect : laquelle Jeanne à cela répondit en ces termes : Je ne sais, etc. Et comme nous lui dîmes : Vous jugerez, etc. Elle répondit de nouveau ; Quant à mon père, etc. A cette forme nous substituons le style direct. Seuls les incidents seront présentés sous la forme de réciterons de prêter serment, de dire la vérité dans les choses touchant notre foi.
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JEANNE (à genoux et les deux mains posées sur. le missel) : Je jure de dire la vérité sur les choses qui me seront demandées et que je saurai concernant la foi.
[La prévenue garde le silence sur la condition susdite, c'est-à-dire qu'elle ne dira ou révélera à personne les révélations à elle faites.]
CAUCHON : Votre nom ?
JEANNE : Dans mon pays on m'appelait Jeannette. En France, on m'appelle Jeanne depuis que j'y suis venue.
CAUCHON : Votre surnom ?
JEANNE : Du surnom je ne sais mie.
CAUCHON : Votre lieu de naissance?
JEANNE : Je suis née au village de Domrémy, qui est tout un avec Grus ; c'est à Grus qu'est la principale
église.
CAUCHON : Les noms de vos père et mère ?
JEANNE : Mon père s'appelle Jacques d'Arc, et ma mère Isabelle.
CAucHON : Où avez-vous été baptisée ?
JEANNE : A Domrémy.
CAUCHON : Quels ont été vos parrains 'et marraines ?
JEANNE : Le nom de l'un de mes parrains est Jean Lingué ; un autre : Jean Barrey. L'une de mes marraines s'appelle Agnès ; une autre Sibylle. J'en ai encore eu d'autres, ainsi que j'ai entendu dire à ma mère.
CAUCHON : Quel prêtre vous a baptisée ?
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JEANNE : Messire Jean Minet, à ce que je crois.
CAUCHON : Vit-il encore ?
JEANNE : Oui, j'imagine.
CAUCHON : Votre âge ?
JEANNE : Dix-neuf ans, je pense, environ.
[CAUCHON : Que vous a-t-on appris ?]
JEANNE : Ma mère m'a appris Pater noster, Ave Maria, Credo. Je n'ai appris ma créance d'aucun autre que de ma mère.
CAUCHON : Dites votre Pater noster (1).
JEANNE : Entendez-moi en confession, je vous le dirai volontiers.
[CAUCHON : Derechef, je vous requiers de dire votre. Pater noster.]
[JEANNE : Je ne vous dirai point Pater noster, à moins que vous ne m'écoutiez en confession.]
[CAUCHON : Une troisième fois, je vous requiers de dire Pater noster.]
[JEANNE : Je ne vous dirai Pater noster qu'en confession . ]
CAUCHON : Volontiers, nous vous donnerons un ou deux notables hommes de la langue de France, devant lesquels vous direz Notre Père.
JEANNE : Je ne leur dirai que s'ils m'entendent en confession.
CAUCHON : Jeanne, défense vous est faite de sortir de la prison à vous assignée sans notre congé, sous peine d'être assimilée à un coupable convaincu d'hérésie.
JEANNE : Je n'accepte pas cette défense. Si je
1. Cette demande que nous répétons trois fois est ainsi mentionnée : Cumque iterum pluries super hoc requiremus eam.
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m'échappais, nul ne serait en droit de me reprocher d'avoir rompu ou violé ma foi, car je n'ai ongnes engagé ma foi à personne.
[CAUCHON : Avez-vous à vous plaindre de quelque chose ?]
JEANNE : J'ai à me plaindre d'être enchaînée avec chaînes et entraves de fer.
CAUCHON : Ailleurs vous avez tenté plusieurs fois de vous échapper. C'est pour ce motif qu'il a été donné ordre de vous mettre aux fers.
JEANNE : Il est vrai, je l'ai voulu et le voudrais encore, comme il est permis à tout prisonnier de s'échapper.
CAUCHON : Cela étant, nous évêque, pour plus grande sûreté, commettons à la garde de Jeanne noble homme John Gris (1), écuyer du corps de notre seigneur le roi, et, avec lui, Jean Berwoit et Guillaume Talbot, en leur enjoignant de la bien et fidèlement garder, sans permettre à quiconque de conférer avec elle sans notre congé.
Vous, les trois susdits gardes, les mains sur les saints Évangiles, jurez qu'ainsi vous ferez.
Ce que lesdits gardes ont juré.
Finalement, nous avons assigné Jeanne pour comparaître le lendemain jeudi, 8 heures du matin, dans la chambre de parement, au bout de la grande cour du château.
[Le jeudi 22 février, dans la chambre de parement, au
1. Ou John Grey.
bout de la grande salle du château ; 47 assesseurs siègent à côté de l'évêque.]
CAUCHON : Révérends Pères, Docteurs et Maîtres, frère Jean Lemaître, vicaire de l'Inquisition, présent à l'audience, a été par nous sommé et requis de s'adjoindre au procès ; à l'offre de lui communiquer tous les actes, ledit vicaire a répondu ne se reconnaître de pouvoirs suffisants que pour le diocèse de Rouen, tandis que la cause se jugeait à raison de notre juridiction de Beauvais et sur son territoire prêté.
C'est pourquoi, afin de ne pas invalider le procès et de tranquilliser sa conscience, il avait différé de s'ad, joindre à nous jusqu'à plus ample information ou réception de pouvoirs plus étendus de Monsieur l'inquisiteur. Ledit vicaire, toutefois, a déclaré se prêter volontiers à ce que nous continuassions la procédure sans désemparer.
FR. J. LEMAITRE : Ce que vous exposez est la vérité. J'ai approuvé et j'approuve, autant que je puis et qu'il dépend de moi, que vous poursuiviez.
[Jeanne est introduite devant l'évêque.]
CAUCHON : Jeanne, nous vous requérons, sous les peines de droit, de répéter le serment prêté hier et de jurer simplement et absolument de répondre avec vérité.
JEANNE : J'ai juré hier. Cela doit suffire.
CAUCHON : Nous vous requérons [derechef] de jurer, attendu que toute personne, fût-ce un prince, requise en matière de foi, ne peut refuser le serment.
JEANNE : Je vous ai fait serment hier. Cela doit bien vous suffire. Vous me chargez trop.
[CAUCHON : Une fois encore, jurez.]
JEANNE : Je jure de dire la vérité touchant la foi.
Ensuite, l'illustre professeur en sacrée théologie, maître Jean Beaupère, sur l'ordre et commandement de nous [évêque], interroge comme il suit la prévenue:
[LINTERROGATEUR : [Je commence, Jeanne], par vous exhorter à dire, comme vous l'avez juré, la vérité.
JEANNE : Vous pourriez me demander telle chose sur laquelle je vous répondrai la vérité et, de telle autre, je ne la répondrai pas. Si vous étiez bien informés de moi, vous devriez vouloir que je fusse hors de vos mains. Je n'ai rien fait que par révélation.
[LINTERROGATEUR : Quel âge aviez-vous en quittant la maison paternelle ?
JEANNE : Je ne sais.
[LINTERROGATEUR : Dans votre jeune âge, aviez-vous appris quelque art ou métier ?
JEANNE : Oui, à coudre et à filer. Pour coudre et filer je ne crains femme de Rouen.
[LINTERROGATEUR : N'êtes-vous pas sortie une fois de la maison de votre père ?]
JEANNE : Oui-da, par peur des Bourguignons, je partis de la maison de mon père et m'en fus en la ville de Neuf-château, en Lorraine, chez une femme qu'on appelait la Rousse. J'y demeurai quinze jours.
1. « Selon l'usage et comme l'indiquent divers témoignages du procès de revision, outre l'évêque et l'interrogateur spécial nommé par lui, les assesseurs, particulièrement les six docteurs de l'Université de Paris, interrogeaient Jeanne. En général, les procès-verbaux du procès de condamnation ne précisent point par qui sont faites les questions adressées à Jeanne. Dès lors il est entendu que, dans tout le cours des interrogatoires, cette rubrique : l'interrogateur, pourra désigner, en même temps que l'interrogateur attitré, des interrogateurs quelconques. » (Note de M. J. Fabre.)
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[LINTERROGATEUR : Que faisiez-vous chez votre père ?]
JEANNE : Chez mon père, je faisais le ménage. Je n'allais [guère] aux champs avec les brebis et autres bêtes (1) .
[LINTERROGATEUR : Vous confessiez-vous tous les ans ?
JEANNE : Oui, à mon propre curé, et quand le curé était empêché, à un autre prêtre. Quelquefois aussi, deux ou trois fois, je pense, je me suis confessée à des religieux mendiants. C'était à Neufchâteau. Je communiais à la fête de Pâques.
[LINTERROGATEUR : [Communiez-vous] aux autres fêtes i JEANNE : Passez outre.
[LINTERROGATEUR : Quand avez-vous commencé à entendre des voix ?]
JEANNE : J'avais treize ans quand j'eus une voix de Dieu pour m'aider à me bien conduire. La première fois j'eus grand'peur. Cette voix vint sur l'heure de midi, pendant l'été, dans le jardin de mon père.
[LINTERROGATEUR : Étiez-vous à jeun ?]
JEANNE : J'étais à jeun.
[LINTERROGATEUR : Aviez-vous jeûné la veille ?]
JEANNE : Je n'avais pas jeûné la veille (2) ?
[LINTERROGATEUR : De quel côté entendîtes-vous la
voix ?]
JEANNE : J'ai entendu cette voix à droite, du côté de
1. On reviendra plus loin sur cette question, que le texte donne ici d'une façon un peu obscure.
2. Je suis ici l'interrogatoire d'après M. J. Fabre. Le procès-verbal omet les mots : et tunc erat jejuna qu'on trouve dans l'extrait du procès-verbal du 22 février à la suite de l'article 10 du réquisitoire. Le texte de J. Quicherat est fautif, il omet non dans cette phrase : et ipsa Johanna non jejunaverat die præcedenti. Vallet de Viriville, p. 36, a traduit : j'avais jeûné la veille. Sainte-Beuve avait également adopté cette traduction.
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l'église, et rarement elle est venue à moi sans être accompagnée d'une grande clarté. Cette clarté vient du même côté que la voix, et il y a ordinairement une grande clarté. Quand je vins en France, j'entendais souvent la voix (1).
[LINTERROGATEUR : Comment voyiez-vous cette clarté, puisqu'elle se produisait de côté ?
JEANNE ne répond rien et passe à autre chose. Puis elle dit : Si j'étais dans un bois, j'entendrais bien ces :voix venir.
[LINTERROGATEUR : Comment était la voix ?
JEANNE : Il me semble que c'était une bien noble voix, et je crois qu'elle m'était envoyée de la part de Dieu. A la troisième fois que je l'entendis, je reconnus que c'était la voix d'un ange. Elle m'a toujours bien gardée.
[LINTERROGATEUR : Pouviez-vous la comprendre ?
JEANNE : Je l'ai toujours bien comprise.
[LINTERROGATEUR : Quel enseignement vous donnait la voix pour le salut de votre âme?
JEANNE : Elle m'enseignait à me bien conduire et à fréquenter les églises. Elle m'a dit qu'il était nécessaire que je vinsse en France.
[LINTERROGATEUR : De quelle sorte était cette voix ?
JEANNE : Vous n'en aurez pas davantage aujourd'hui sur cela.
[LINTERROGATEUR : La voix parlait-elle souvent ?]
JEANNE : Deux ou trois fois par semaine elle m'exhortait à partir pour la France.
[LINTERROGATEUR : Votre père savait-il votre départ ?]
JEANNE : Mon père ne sut rien de mon départ. La voix
1. L'extrait du procès-verbal porte magnam vocem audiebat au lieu de illam vocem audiebat.
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me pressait toujours et je ne pouvais plus durer où j'étais.
[LINTERROGATEUR ; Que vous disait la voix?]
JEANNE : Elle me disait que je ferais lever le siège d'Orléans.
[LINTERROGATEUR : Que disait-elle encore ?]
JEANNE: Elle me disait d'aller trouver Robert de Baudricourt, capitaine, et qu'il me donnerait des gens pour cheminer avec moi ; car j'étais pauvre fille, ne sachant ni chevaucher, ni mener guerre.
[LINTERROGATEUR : Continuez.]
JEANNE : J'allai chez mon oncle et lui dis que je voulais demeurer chez lui pendant quelque peu de temps, et j'y demeurai à peu près huit jours. Pour lors je dis à mon oncle qu'il me fallait aller à Vaucouleurs, et mon oncle m'y conduisit. Quand je fus à Vaucouleurs, je reconnus le capitaine (1), quoique je ne l'eusse onques vu auparavant ; ce fut par le moyen de ma voix qui me dit que c'était lui. Je dis alors au capitaine qu'il fallait que je vinsse en France. Deux fois il me repoussa et rejeta ; mais la troisième fois il me reçut et me donna des hommes. Aussi bien la voix m'avait dit que cela serait ainsi.
[LINTERROGATEUR : Parlez-nous touchant le duc de Lorraine.]
JEANNE : Le duc de Lorraine manda qu'on me conduisît vers lui. J'y fus et je lui dis que je voulais aller en France. Le duc m'interrogea sur la recouvrante de sa santé. Mais moi je lui dis que de cela je ne savais mie.
[LINTERROGATEUR : Que dites-vous au duc sur le fait de votre voyage ?]
1. Robert, sire de Baudricourt.
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JEANNE : Je ne lui fis pas de grandes communications sur le fait du voyage. Je lui demandai de me donner son fils avec des gens pour m'accompagner en France, et que je prierais Dieu pour sa santé. J'étais allée vers le duc sans sauf-conduit. De chez lui je revins à Vaucouleurs.
[LINTERROGATEUR : En quel équipage avez-vous quitté Vaucouleurs ? ]
JEANNE : De Vaucouleurs je m'en fus avec un habillement d'homme, portant une épée que m'avait donnée le capitaine, sans autres armes. J'avais pour Mon escorte un chevalier, un écuyer et quatre serviteurs. Je gagnai Saint-Urbain où je pris gîte à l'abbaye. Sur ma route, je rencontrai Auxerre et y entendis la messe à la cathédrale.
[LINTERROGATEUR : Entendiez-vous vos voix pendant votre voyage ?]
JEANNE : J'avais alors souvent mes voix avec celle que j'ai déjà dite.
[LINTERROGATEUR : Dites-nous par quel conseil vous prîtes l'habit d'homme?]
[JEANNE : Passez outre.]
[LINTERROGATEUR : Mais répondez donc?]
[JEANNE : Passez outre.]
[LINTERROGATEUR : Est-ce un homme qui vous le seilla ?]
JEANNE : De cela je ne charge homme quelconque (2).
1. C'est-à-dire son beau-fils, René d'Anjou.
2. Le texte relate ainsi cette partie de l'interrogatoire : « Item requise de déclarer par quel conseil elle avait pris l'habit d'homme, à cela elle refusa à plusieurs reprises de répondre. Finalement elle dit que là-dessus elle ne donnait de charge à personne; et elle varia plusieurs fois. »
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[LINTERROGATEUR : Que dit Baudricourt, le jour de votre départ?]
JEANNE : Robert de Baudricourt fit jurer à ceux qui m'accompagnaient de bien et sûrement me conduire. A moi, il me dit : « Va », et au moment du départ : « Va, et advienne que pourra » !
[LINTERROGATEUR : Que savez-vous du duc d'Orléans qui est prisonnier en Angleterre?]
JEANNE : Je sais que Dieu aime le duc d'Orléans. J'ai eu plus de révélations sur son fait que touchant homme qui vive, excepté mon seigneur le roi.
[LINTERROGATEUR : Dites maintenant pourquoi vous avez pris un habillement d'homme?]
JEANNE : Il a fallu changer mon habillement de femme et m'habiller en homme.
[LINTERROGATEUR : Votre conseil vous l'a-t-il dit?]
JEANNE : Je crois que mon conseil, en cela, m'a bien avisée.
[LINTERROGATEUR Que fîtes-vous à l'arrivée à Orléans ?]
JEANNE : J'ai envoyé une lettre aux Anglais qui étaient devant Orléans. Elle leur disait qu'ils partissent, comme il est porté en la copie de ladite lettre qui m'a été lue en cette ville de Rouen. Sauf deux ou trois mots qui sont dans la copie et pas dans la lettre. Ainsi est dit dans la copie : « Rendez à la Pucelle » ; il faut y mettre : « Rendez au roi ». Il y a aussi ces mots : « corps pour corps » et « chef de guerre », qui n'étaient pas dans ma lettre à moi (1).
1. Cf. J. Quicherat, Procès, t. I, p. 55, note 2. Jeanne avait dicté sa lettre, et sans doute son secrétaire aura ajouté ces mots à son insu. La concordance des copies citées par les hommes du parti français et par les hommes du parti anglais témoigne que la copie lue à Jeanne n'avait pas été falsifiée.
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[LINTERROGATEUR : Racontez ce qui est du fait de la rencontre avec votre prétendu roi.]
JEANNE : J'arrivai sans empêchement auprès de mon roi. Étant au village de Sainte-Catherine de Fierbois, je commençai par envoyer au château de Chinon, où était le roi. J'y fus à midi et me logeai dans une hôtellerie. Après le dîner, j'allai vers le roi, qui était dans le château (1).
[LINTERROGATEUR : Qui vous montra le roi?]
JEANNE : Quand j'entrai dans la chambre du roi, je le reconnus entre les autres, par le conseil et révélation de ma voix, et lui dis que je voulais aller faire la guerre aux Anglais .
[LINTERROGATEUR Lorsque la voix Vous désigna votre
roi, y avait-il quelque lumière?
JEANNE : Passez outre.
[LINTERROGATEUR : Y avait-il là quelque ange au-dessus de votre roi?
JEANNE : Épargnez-moi ; passez outre.
[LINTERROGATEUR : Répondez donc.]
JEANNE : Plus d'une fois, avant que mon roi me mît en oeuvre, il eut des révélations et de belles apparitions.
[LINTERROGATEUR : Quelles révélations et apparitions a eues votre roi ?
JEANNE : Ce n'est pas moi qui vous le dirai. Ce n'est pas encore à répondre. Envoyez vers le roi, et il vous le dira.
1. Au procès de réhabilitation, les dépositions des témoins, notamment celle de Dunois, nous apprennent que Jeanne dut attendre deux jours avant d'être admise devant le roi.
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[LINTERROGATEUR : Comptiez-vous être reçue par le roi ?]
JEANNE : La voix m'avait promis que le roi me recevrait aussitôt après ma venue. Ceux de mon parti re-connurent bien que cette voix m'avait été envoyée de par Dieu; ils ont vu et reconnu [la voix], je le sais bien.
[LINTERROGATEUR : De qui parlez-vous?]
JEANNE : Mon roi et plusieurs autres ont vu et entendu les voix venant à moi ; là était Charles de Bourbon avec deux ou trois autres.
[LINTERROGATEUR : Entendez-vous souvent la voix?
JEANNE : Il n'est pas de jour que je ne l'entende, et aussi en ai bien besoin.
[LINTERROGATEUR : Que lui demandiez-vous?]
JEANNE : Je ne lui ai jamais demandé autre prix final que le salut de mon âme.
[LINTERROGATEUR : La voix vous encourageait-elle à suivre l'armée?]
JEANNE : Ma voix m'a dit que je persistasse devant Saint-Denys en France. J'y voulais rester. Mais, contre ma volonté, les seigneurs m'emmenèrent. Si pourtant je n'eusse été blessée, je ne me fusse retirée.
[LINTERROGATEUR : Où fûtes-vous blessée?]
JEANNE : C'est dans les fossés de Paris, quand j'y vins de Saint-Denys, que je fus blessée. En cinq jours je me trouvai guérie.
[LINTERROGATEUR : Qu'avez-vous entrepris contre Paris ?]
JEANNE : Je fis faire une démonstration en français escarmouche devant la ville de Paris.
[LINTERROGATEUR : Était-ce jour de fête?
JEANNE : Je crois bien qu'oui.
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[LINTERROGATEUR : Était-ce bien fait d'attaquer un jour de fête ?
JEANNE : Passez outre.
Ceci ayant eu lieu, estimant que c'en était assez pour ce jour, nous, évêque, avons remis l'affaire au lendemain samedi, huit heures du matin.
Étant petite fille, j'ai connu Jeannette. Son père et sa mère étaient d'honnêtes laboureurs, gens de bonne renommée et bons catholiques. Je ne sais rien que par ouï-dire sur ses parrains et marraines, parce qu'elle avait quatre ans de plus que moi (2).
Étant petites filles, Jeannette et moi demeurions volontiers ensemble chez son père. C'était un grand plaisir de coucher dans le même lit. Jeannette était bonne, simple et douce. Elle allait volontiers à l'église. Les gens lui disaient qu'elle y allait trop dévotement, et sur ce elle avait honte. J'ai ouï dire au curé de son temps qu'elle se confessait souvent. Elle s'occupait comme les autres petites filles. Au logis, elle faisait le ménage et
1. C'était l'amie préférée de Jeanne; son interrogatoire, traduit ici, est de l'année 1456, au procès de réhabilitation. Pour ces interrogatoires des témoins cités au procès de 1456 je ferai un usage constant de la traduction de M. J. Fabre, voulant, ainsi que lui, « donner à chaque déposition la forme d'un exposé suivi et capable d'intéresser le lecteur ». Toutefois j'ai cru pouvoir, en adoptant le même ordre logique d'exposition, employer des tournures et des expressions qui m'ont semblé préférables.
2. Ce point est inexact, puisque Hauviette avait 45 ans en 1456 et que Jeanne, qui en accusait dix-neuf en 1431, aurait eu alors 44.
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elle filait. Maintes fois je l'ai vue garder Ies bêtes de son père.
Il y avait chez nous un arbre que, depuis l'ancien temps, on nommait l'arbre des Dames. Les vieilles gens disaient qu'il était hanté des dames appelées fées. Cependant, je n'ai jamais ouï citer personne qui ait vu les fées.
Les petits du village, filles et garçons, avec du pain et des noix, allaient à l'arbre des Dames et à la Fontainedes-Groseilliers, le dimanche de Laetare Jerusalem, appelé le dimanche des Fontaines.
J'ai souvenance d'y être allée avec Jeannette, qui était ma camarade, et d'autres filles. Nous mangions, nous courions et nous jouions.
Il arriva que Jeannette s'en fut à Neufchâteau. Je puis jurer qu'elle y fut toujours avec son père et sa mère. Moi aussi j'étais alors à Neufchâteau, et je ne cessai pas de la voir.
Quand Jeannette s'en fut pour toujours de chez nous, elle ne m'avisa point de son départ, je ne le sus qu'après; et je pleurai fort. Elle était si bonne et je l'aimais tant l
Les parents de Jeanne la Pucelle étaient de bons chrétiens, considérés de tout le monde. Elle avait eu plusieurs parrains et marraines. Jean Morel, de Greux, était son parrain ; Jeannette, femme de Thévenin, de Domrémy, et Edite, veuve de Jean Barrey, demeurant à Frébecourt, près de Domrémy, étaient ses marraines.
Nos deux maisons, celle de mon père et celle du père d'Arc, se touchaient. Je connaissais bien Jeannette.
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Souvent nous filions ensemble et faisions de jour ou de. nuit le ménage ensemble. Elle avait été nourrie dans la foi chrétienne et formée aux bonnes moeurs. Elle aimait à aller souvent à l'église. Elle donnait l'aumône avec l'argent du père d'Arc. Elle était bonne, simple, pieuse, si pieuse que ses compagnes et moi lui disions qu'elle l'était trop. Elle allait à confesse volontiers. Je l'ai vue à genoux devant M. le curé plusieurs fois.
Elle était courageuse au travail et à maintes besognes. Jeannette filait, faisait le ménage, allait à la moisson et, à la saison, quand c'était son tour, gardait quelquefois. les bêtes, sa quenouille à la main.
Il y avait chez nous un arbre qu'on appelait aux Loges-les-Dames. C'est un arbre bien ancien. Les vieilles l'ont toujours vu là où il est. Chaque année, au printemps, particulièrement le dimanche de Laetare Jerusalem, dit le dimanche des Fontaines, cet arbre était un lieu de rendez-vous. Filles et garçons y venaient en bande, apportant de petits pains. J'y fus souvent avec Jeannette. Nous mangions sous l'arbre, puis nous allions boire à la Fontaine-des-Groseilliers. Que de fois nous avons mis la nappe sous l'arbre et mangé ensemble ! Après cela, on jouait, on dansait. C'est encore de même aujourd'hui; nos enfants font comme nous faisions.
En un temps, tous ceux de Domrémy s'enfuirent à Neufchâteau avec leurs bêtes. Jeannette fit comme tout le monde. Elle fut à Neufchâteau avec son père et sa mère. Tout le temps, elle fut en leur compagnie et repartit avec eux. Je le sais bien, car j'y étais.
Plus tard, elle voulut aller à Vaucouleurs. Elle dit à Durand Laxart, son oncle, qui demeurait à Burey-le-Petit, de la demander à son père et à sa mère pour
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soigner sa tante. En quittant Domrémy, elle me dit : « Adieu, Mengette, je te recommande à Dieu. »
Depuis mon premier âge, j'ai toujours connu le père et la mère de Jeannette. Pour Jeannette, je l'ai connue, quand j'étais petite fille, aussi longtemps qu'elle demeura chez ses parents. C'était une brave fille, bonne, chaste, pieuse, craignant Dieu, donnant l'aumône, faisant le bien. Elle accueillait les pauvres ; elle les faisait coucher dans son lit et elle, elle allait au coin du foyer. Elle ne dansait pas. Nous, ses compagnes, nous la grondions de cela. Elle aimait le travail, filait, 'cultivait la terre avec son père, faisait le ménage et quelquefois gardait les bêtes.
On ne la voyait pas par les chemins ; elle était le plus souvent dans l'église à prier. Elle aimait les lieux de dévotion et allait de temps en temps à la chapelle de Notre-Dame de Bermont. Je l'ai vue souvent se confesser; car il faut dire qu'elle était ma commère, ayant tenu au baptême mon fils Nicolas. Souvent je l'accompagnais et je la voyais aller à confesse, dans l'église, aux pieds de messire Guillaume, alors curé.
Quand le château était en prospérité, les seigneurs du village et leurs dames allaient prendre du bon temps aux Loges-les-Dames. Le dimanche de Laetare, que nous appelons aussi le dimanche des Fontaines, et certains autres jours, dans la belle saison, ils amenaient avec eux garçons et filles. Je le sais bien, puisque Pierre de Bourlemont, seigneur du village, et sa femme, qui était de
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France, m'y ont conduite avec les autres petites filles du village à divers jours du printemps, et notamment le dimanche des Fontaines. Ce dimanche-là, toute la jeunesse du village, garçons et filles, va à l'arbre jouer et danser. Jeannette venait danser et jouer avec nous. Comme nous, elle portait son petit pain, et puis s'en venait boire à la Fontaine-des-Groseilliers. Aujourd'hui, on va encore à l'arbre des Dames, et petits pains, jeux et danses, tout est resté de mode.
Lors d'un passage d'hommes d'armes, Jeannette s'enfuit à Neufchâteau avec son père et sa mère, ses frères et ses soeurs, emmenant leurs bêtes menacées. Mais son séjour à Neufchâteau ne dura pas longtemps. Elle revint à Domrémy avec son père. Ce que je vous dis là, je l'ai vu. Elle ne voulait pas rester à Neufchâteau et disait qu'elle aimerait mieux demeurer à Domrémy.
C'est Durand Laxart qui amena Jeannette à Robert de Baudricourt. Voici un propos de Durand que j'ai entendu : « Jeannette, disait-il, me pria de dire à son père qu'il fallait qu'elle vînt assister ma femme en couches, afin d'avoir ainsi moyen de se faire conduire par moi à messire Robert. »
C'est tout ce que je sais.
[Cette déposition nous fournit le détail suivant:]
Elle (Jeanne) ne jurait jamais, et, pour affirmer, elle se contentait de dire « sans manque ». Elle n'était pas danseuse, et maintes fois, tandis que les autres chantaient et dansaient, elle allait prier.
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[Le témoin confirme tous les détails donnés et presque dans les mêmes termes ; puis il ajoute.:].
Elle (Jeanne) était si excellente fille que, dans le village, tout le monde l'aimait.
Elle connaissait sa croyance et savait son Pater et son Ave aussi bien qu'aucune de ses pareilles Ses parents n'étaient guère riches, Jeannette vivait honnêtement selon leur condition.
Je suis témoin que Jeannette allait volontiers et souvent à la chapelle dite l'Hermitage de la bienheureuse Marie de Bermont, près de Domrémy. Tandis que ses parents la croyaient dans les champs, à la charrue ou ailleurs, elle était là. Quand elle entendait sonner la messe et qu'elle était aux champs, elle rentrait au village et se, rendait à l'église pour ouïr messe. Je l'affirme, car je l'ai vu.
..
Plus tard, quand Jeannette partit de la maison de son père, elle alla deux ou trois fois à Vaucouleurs parler ait bailli. J'ai ouï dire que Monseigneur Charles, alors duc de Lorraine, voulut la voir et lui donna un cheval noir.
Je n'ai plus rien à déclarer, sinon qu'au mois de juillet je fus à Châlons, au moment où il se disait que le roi allait à Reims se faire sacrer. Je trouvai Jeanne à Châlons et elle me fit cadeau d'une veste rouge qu'elle avait portée.
[Le témoin ajoute les détails qui suivent à ceux que nous savons déjà:]
Du départ de Jeannette pour Vaucouleurs, je ne sais rien. Mais je me rappelle une chose. Au temps où elle avait en tête de quitter le village, Jeannette me dit : «Compère, si vous n'étiez Bourguignon, je vous dirais une chose.» J'ai pensé que c'était une idée de mariage avec un garçon de ses camarades d'enfance.
Plus tard, j'ai revu Jeannette à Châlons. Je m'y trouvai avec quatre habitants de Domrémy. Elle disait qu'elle ne craignait que la trahison.
[Aux détails que nous connaissons, le témoin ajoute. ceux-ci :]
Étant petit garçon, je suis allé plusieurs fois avec Jean nette en pèlerinage à l'Hermitage de la bienheureuse Marie, de Bermont. Elle y allait presque chaque samedi avec une de ses soeurs ; elle apportait des cierges et donnait avec joie pour Dieu ce qu'elle pouvait donner... Elle était toute bonne.
Sur le départ de Jeanne pour Vaucouleurs, je ne sais rien. Mais un jour, la veille de la Saint-Jean-Baptiste, elle me dit : « Il y a, entre Çoussey et Vaucouleurs, une pucelle qui, avant qu'il soit un an, fera sacrer le roi de France. » En effet, l'année d'après, le roi fut sacré à Reims.
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J'étais petit garçon quand Jeannette était petite fille et je la voyais souvent. Nous allions ensemble à la charrue du père d'Arc ou dans les prés et les pâturages, avec d'autres petites filles. Souvent, tandis que nous jouions, Jeannette se tirait à part et parlait à Dieu. D'autres et moi nous la plaisantions là-dessus. Notre curé la citait comme se confessant volontiers.
[Le témoin confirme le détail précédent:]
Jeannette, dit-il, apportait des cierges et était très dé-vote à Dieu et à la sainte Vierge, si bien que mes cama-rades et moi, qui alors étions jeunes, nous nous moquions d'elle à cause de sa dévotion. Jeanne était bonne travailleuse. Elle veillait à la nourriture des bestiaux, s'occupait volontiers de ceux de son père, filait, faisait le ménage, allait à la charrue, bêchait et, son tour venu, ;gardait les bêtes. Je me souviens d'avoir entendu dire par feu notre curé de ce temps-là, messire Guillaume Fronte, que Jeannette était une bonne catholique et qu'il n'avait jamais vu ni ne possédait meilleure qu'elle dans la paroisse.
J'ai connu Jeannette depuis le temps où j'ai pu me connaître moi-même. Elle était bonne, honnête, simple, ne fréquentant que les filles et les femmes honnêtes,
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allant souvent à l'église et à confesse. A mon avis, il n'y avait pas de meilleure qu'elle dans le village.
Je fus à Neufchâteau avec Jeannette. Je l'y vis toujours avec son père et sa mère, sauf que, pendant trois ou quatre jours, ses parents étant présents, Jeannette aida l'hôtesse chez qui ils étaient logés. Cette hôtesse était une honnête femme de Neufchâteau, nommée la Rousse. Je sais bien que Jeanne et ses parents ne restèrent à Neuf-château que quatre ou cinq jours, en attendant la disparition des gens de guerre. Jeannette rentra à Domrémy avec son père et sa mère.
Lorsque Jeannette s'en fut, je la vis passer devant la maison de mon père, avec un oncle à elle nommé Durand Laxart. Elle dit à mon père : « Adieu, je vais à Vaucouleurs. » Plus tard, je sus qu'elle partait pour France.
C'est tout ce que je sais.
J'ai été élevé avec Jeannette... J'ai éprouvé sa bonté, car, étant tout petit, je fus malade et Jeannette m'assista. Quand les cloches sonnaient, Jeannette se signait et s'agenouillait. Elle n'était pas une paresseuse...
Le père de Jeanne, tel que je l'ai vu et connu, était un brave laboureur. Bien des fois j'ai vu Jeanne dans sa jeunesse, avant qu'elle quittât la maison de son père.
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Elle fut toujours une brave fille, de moeurs honnêtes, bonne catholique, assidue à l'église, aimant le pèlerinage de la chapelle de Bermont et se confessant presque chaque mois. J'ai ouï attester par plusieurs habitants de Domrémy ce que j'avance et je l'ai constaté dans une enquête à laquelle je procédai jadis, avec le prévôt d'Andelot.
En effet, en qualité de tabellion, je fus chargé d'informer de par messire Jean de Torcenay, chevalier, alors bailli de Chaumont, muni des pouvoirs et lettres commissoires de Henri VI, soi-disant roi de France et d'Angleterre. J'étais associé pour ce faire à feu Gérard Petit, prévôt d'Andelot. Nous avions mandat d'enquérir sur le fait de Jeanne la Pucelle, alors détenue en prison, était-il dit, dans la ville de Rouen. Feu Gérard et moi. enquêtâmes avec la diligence convenable, et nous nous mîmes à même de pouvoir produire, sur les points marqués, à peu près douze ou quinze témoins pour attester la vérité de notre information. Notre information fut certifiée devant Simon de Thermes ou (Simon de Charmes), écuyer, lieutenant du capitaine de Montclair ; car nous étions suspects ; on nous en voulait de ne l'avoir pas faite mauvaise. Ledit lieutenant manda à messire Jean, bailli de Chaumont, que les faits consignés dans l'information faite par le prévôt et par moi étaient vrais. Ce que voyant, le bailli déclara que nous étions des traîtres, armagnacs 1.
1. Le tabellion Bailly dit vrai et sa déposition est confirmée par celles de Michel Lebuin, et de Jean Jacquard, tous deux de Domrémy. D'après Lebuin, les enquêteurs « ne trouvèrent sur le fait de Jeanne rien qui fût à reprendre » d'après Jacquard, les enquêteurs « ne forçaient personne ». Néanmoins il dit que lesdits commissaires durent se retirer prudemment « par crainte des gens de Vaucouleurs ». Bailly n'avait pas conservé son information ni même une copie et Cauchon, après avoir fait lire, dans la séance du 13 janvier 1431, ces mémoires et documents, semble les avoir fait disparaître. Les assesseurs qui, ultérieurement, firent partie du tribunal n'en eurent pas connaissance et ne la réclamèrent pas. C'étaient gens accommodants. Le procès-verbal officiel ne contient rien au sujet de ces informations de 1430.
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Jeannette est née à Domrémy de Jacques d'Arc et d'Isabellette. Les deux époux étaient de bons catholiques et d'honnêtes laboureurs, estimés de tout le monde. Jeannette fut baptisée à Saint-Remy, l'église paroissiale du village... Depuis le premier âge, dès qu'elle eut connaissance jusqu'à son départ de la maison de son père, Jeannette fut une fillette bonne, chaste, simple, réservée, ne jurant ni Dieu, ni ses saints, craignant Dieu, fréquentant l'église et allant à confesse. Je sais bien ce que je dis, car en ce temps-là j'étais marguillier de l'église de Domrémy, et souvent je voyais Jeannette y venir à la messe ou aux complies.
Lorsque je manquais de sonner les complies, elle me reprenait et me grondait, disant que ce n'était pas bien fait. Elle m'avait même promis de me donner de la laine de ses moutons (1), à condition que je sonnerais exactement.
1. Lanas (ms. du fonds Notre-Dame) tandis que le ms. Bibl. nationale, n° 5970, porte lunas ; ce seraient alors des gâteaux ronds en forme de lunes.
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Il y a chez nous un arbre qu'on appelle communément l'arbre des Dames. J'ai vu une dame châtelaine de notre village, la femme du seigneur Pierre de Bourlemont, ainsi que la mère dudit seigneur, aller quelquefois s'y promener. Elles emmenaient avec elles leurs demoiselles et quelques jeunes filles du village. On emportait du pain, des oeufs, du vin. Au printemps, et le dimanche Laetare, que nous appelons dimanche des Fontaines, filles et garçons ont coutume d'aller à l'arbre des Dames et aux Fontaines. Ils emportent des petits pains, et man-gent sous l'arbre, et s'amusent, et chantent, et dansent. Jeannette, en ses jeunes ans, allait quelquefois, en compagnie des autres fillettes, à l'arbre des Dames et à la Fontaine-des-Groseilliers, pour courir et danser avec ses compagnes.
... Pour ma part, j'ai confessé Jeanne trois fois en carême et une autre fois pour une fête. C'était une bonne enfant, craignant Dieu. A l'église, on la voyait tantôt prosternée devant le Crucifix, tantôt les mains jointes, le visage et les yeux levés vers le Christ ou la sainte Vierge.
Déposition de messire Etienne de Sionne, curé de Roncesseg-sous-Neufchâteau.
... Plusieurs fois j'ai ouï dire par Guillaume Fronte, en son vivant curé de Domrémy, que Jeannette était une bonne et simple fille, dévote, bien éduquée, craignant
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Dieu, telle enfin qu'il n'y avait pas sa pareille dans le village. Elle lui confessait souvent ses péchés. Le même curé me disait que, si Jeannette eût eu de l'argent, elle le lui aurait donné pour faire dire des messes. Chaque jour, quand il était à l'autel, elle assistait à la messe.
... Quelquefois, quand les cloches du village sonnaient complies, elle se mettait à genoux et disait pieusement ses oraisons. C'était une fille bonne et sage.
... Jeannette était une fille bien élevée, simple, douce et pieuse. Elle aimait à se confesser. Elle aimait aussi à fréquenter les églises, particulièrement l'église paroissiale où je la voyais souvent. Elle faisait le ménage et filait, ainsi que font nos fillettes. Tantôt elle allait à la charrue avec son père ; tantôt, quand venait le tour de son père, elle gardait les bêtes.
Jeanne avait bon naturel ; elle était pieuse, patiente, charitable. Elle aimait aller à l'église, était exacte à se confesser, faisait l'aumône aux pauvres toutes les fois. qu'elle le pouvait, Je parle de ce que j'ai vu soit à Domrémy, soit à Burey-le-Petit, dans ma maison, où Jeanne demeura l'espace de six semaines. Elle était laborieuse,
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filait, conduisait la charrue, gardait les bêtes et s'acquittait des autres besognes revenant aux femmes.
J'allai la prendre au logis de son père et l'emmenai chez moi. Elle me disait vouloir aller en France, vers le dauphin, pour le faire couronner. « N'a-t-il pas été dit jadis, me disait-elle, que la France serait désolée par une femme et puis devait être rétablie par une femme ? » Elle me demanda d'aller dire au sire Robert de Baudricourt de la faire conduire là où était monseigneur lé dauphin. Robert me dit à plusieurs reprises : « Ramenez-la au logis de son père et donnez lui des soufflets. »
Quand elle vit que Robert ne la voulait pas faire mener vers le. dauphin, Jeannette prit des habits à moi et me dit qu'elle voulait partir. Elle partit et je fus avec elle jusqu'à Saint-Nicolas. De là, munie d'un sauf-conduit, elle fut amenée auprès du seigneur Charles, pour lors duc de Lorraine. Le duc la vit, lui parla et lui donna quatre francs qu'elle me montra.
Jeannette étant revenue à Vaucouleurs, les gens de Vaucouleurs lui achetèrent des vêtements d'homme, des chaussures et tout un équipement de guerre. En même temps, Alain de Vaucouleurs et moi, nous lui achetâmes un cheval coûtant douze francs, dont nous prîmes la dette à notre charge, mais que fit ensuite payer le sire de Baudricourt. Cela fait, Jean de Metz, Bertrand de Poulengy, Colet de Vienne et Richard l'archer, avec deux serviteurs de Jean et de Bertrand, conduisirent Jeannette au lieu où était le dauphin. Je ne la revis qu'à Reims, au sacre du roi.
Tout ce que je vous ai dit, je l'ai dit jadis au roi.
C'est là tout ce que je sais.
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Quand Jeanne vint à Vaucouleurs, elle logea en ma maison. C'était, il me semble, une très bonne fille. Elle travaillait avec ma femme et allait volontiers à l'église. Je l'ai entendue dire des paroles comme celles-ci : « Il faut que j'aille vers le gentil dauphin. C'est la volonté de mon Seigneur, le roi du ciel, que j'aille à lui. C'est de la part du Roi du ciel que je me suis ainsi présentée. Dussé-je aller sur mes genoux, j'irai. »
Quand Jeanne vint en mon logis, elle portait une robe rouge...
Au moment où elle s'apprêtait à partir, on lui disait : « Comment pourrez-vous faire un semblable voyage, il se rencontre gens de guerre en tous lieux? » Elle répondait : « Je ne crains pas les gens de guerre, car j'ai mon chemin tout aplani ; et, s'il se rencontre des hommes d'armes, j'ai Dieu, mon Seigneur, qui saura bien me frayer la route pour aller jusqu'à messire le dauphin. Je suis née pour ce faire. »
J'ai vu Jeanne pour la première fois quand elle s'en fut de chez son père et que Durand Laxart l'amena chez nous. Elle voulait aller trouver le dauphin. Je l'ai trouvée simple, bonne, douce, fille de bon naturel et de bonne conduite. Elle allait volontiers à la messe et à confesse, Je puis le dire, car je l'ai menée à l'église et l'ai vue se confesser à messire Jean Fournier, qui était pour lors
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curé de Vaucouleurs. Jeanne aimait à filer et filait bien. Je nous revois encore, filant ensemble, chez moi.
Jeanne a demeuré environ trois semaines dans notre logis, en plusieurs fois. Elle fit parler au sire Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs, pour qu'il la menât où était le dauphin. Sire Robert refusa. Un jour, j'aperçus le capitaine Robert qui. venait chez nous en compagnie de messire Jean ? Fournier, notre curé. Ils virent Jeanne à part. Ensuite j'interrogeai Jeanne et elle me raconta ce qui s'était passé. Le curé avait apporté son étole; et, en présence du capitaine,, il l'avait adjurée, disant : « Si tu es chose mauvaise, va-t'en si tu es chose bonne, approche. » Pour lors Jeanne se traîna vers le prêtre et resta à ses genoux. Toutefois elle disait, que le curé n'avait pas bien fait, vu qu'il la connaissait, l'ayant ouïe en confession.
Comme Robert n'était pas disposé à la conduire, au roi, Jeanne me dit : « Bon gré, mal gré, il faut que , j'aille trouver le dauphin. Ne savez-vous pas la prophétie qui dit que la France sera perdue par une femme et, sera relevée par une pucelle des marches de Lorraine? Je me rappelai cette prophétie et demeurai stupéfaite. Le désir de Jeannette était bien fort ; le temps lui pesait comme à une femme enceinte, parce qu'on ne la menait pas vers le dauphin. Depuis lors, beaucoup d'autres' et moi eûmes foi en elle. Aussi arriva-t-il qu'un certain Jacques Alain et Durand Laxart voulurent eux-mêmes la conduire. Ils la conduisirent jusqu'à Saint-Nicolas [-du-Port]; mais ils revinrent à Vaucouleurs. Jeanne leur ayant dit, à ce que j'ai ouï dire, qu'il n'était pas honnête à fille de partir en telles conditions, les gens de Vaucouleurs lui firent faire une tunique, des chausses, des
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guêtres, un éperon, une épée et tout un équipement. Un cheval lui fut acheté, et Jean de Metz, Bertrand de Poulengy, Colet de Vienne, avec trois autres, la conduisirent au lieu où était le dauphin. Je les ai vus monter à cheval et s'en aller.
Je ne sais rien de plus.
La première fois que je vis Jeanne à son arrivée à Vaucouleurs, elle portait une robe rouge, pauvre et usée. Je lui dis : « Ma mie, que faites-vous ici? Faut-il que le roi soit chassé du royaume et que nous soyons Anglais? » Jeanne me répondit : « Je suis venue ici, à chambre du roi, parler au sire de Baudricourt, afin qu'il veuille me conduire ou me faire conduire au roi. Mais il n'a cure de moi ni de mon dire. Pourtant, avant que soit mi-carême, je dois être devers le roi, dussé-je user mes pieds jusqu'aux genoux; car nul au monde, ni rois, ni ducs, ni fille du roi d'Écosse, ni autres, ne peuvent recouvrer le royaume de France. Il n'y a secours que de moi, quoique j'aimerais mieux filer près de ma pauvre mère, vu que ce n'est point là mon état. Mais il me faut aller et le ferai parce que Dieu veut que je le fasse. » Je l lui demandai quel était son seigneur. Elle me répondit : « C'est Dieu. » Alors je donnai à Jeanne ma foi en lui touchant la main, et je lui promis que, Dieu aidant, je la conduirais devers le roi. En même temps, je lui demandai quand elle voudrait partir. Elle me dit : « Plutôt maintenant que demain et demain qu'après. » Je lui demandai encore si elle voulait faire chemin avec ses vêtements
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de femme. Elle me dit : « Je prendrais volontiers habit d'homme. » Pour lors, je lui donnai les vêtements et la chaussure d'un de mes hommes. Ensuite, les gens de Vaucouleurs lui firent faire un costume d'homme, des chausses, des guêtres, tout l'équipement, et lui donnèrent un cheval qui coûta seize francs ou à peu près.
Là-dessus, munie d'un sauf-conduit de Charles, duc de Lorraine, Jeanne s'en fut parler à ce seigneur, et je l'accompagnai jusqu'à Toul. Elle rentra peu après à Vaucouleurs ; et, le premier dimanche de carême que nous appelons le dimanche des Bures, il y aura, ce me semble, vingt-sept ans de cela au carême prochain, Bertrand de Poulengy et moi, avec nos deux servants, Colet, envoyé du roi, et l'archer Richard, nous partîmes pour la mener au roi, alors à Chinon.
Le voyage se fit aux frais de Bertrand et à mes frais. Nous voyageâmes la nuit, de peur des Anglais et des Bourguignons qui étaient maîtres du pays. Nous chevauchâmes sans cesse, l'espace de douze jours. Pendant la route, je disais plusieurs fois à Jeanne : « Ferez-vous bien ce que vous dites?» Elle répondait : « N'ayez crainte. Ce que je fais, je le fais par commandement. Mes frères du paradis me disent ce que j'ai à faire. Voilà quatre ou cinq ans que mes frères du paradis et mon seigneur Dieu m'ont dit d'aller en guerre pour recouvrer le royaume de France. »
En route, Bertrand et moi nous reposions chaque nuit avec elle. Jeanne dormait à côté de moi, serrée dans son habit d'homme. Elle m'inspirait un tel respect quel jamais je n'eusse osé la solliciter à mal ; et je puis bien vous jurer que jamais je n'eus pour elle de pensée mauvaise ni de mouvement charnel. J'avais foi entière dans
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cette pucelle. J'étais enflammé par ses paroles et par l'amour divin qui était en elle.
Pendant la route, Jeanne eût été bien aise d'ouïr toujours la messe. « Si nous pouvions ouïr la messe, disait-elle, nous ferions bien. » Mais, par crainte d'être reconnus, nous ne l'entendîmes que deux fois.
En vérité, je crois que Jeanne ne pouvait qu'être envoyée de Dieu, car elle ne jurait jamais, elle aimait ouïr la messe, elle se signait dévotement, se confessait souventes fois et se montrait zélée à faire l'aumône.
A plusieurs reprises je lui baillai de l'argent qu'elle distribuait pour l'amour de Dieu. Enfin, tout le temps que je fus en sa compagnie, je la trouvai bonne, simple, pieuse, excellente chrétienne, de bonne conduite et craignant Dieu.
Nous arrivâmes ainsi le plus secrètement possible à Chinon. Là, nous présentâmes Jeanne aux conseillers du roi et elle eut à subir force interrogatoires.
Je ne sais rien de plus.
Je fus à plusieurs reprises chez les parents de Jeanne. C'étaient de bons laboureurs. Quant à Jeanne, j'ai entendu dire que c'était une bonne enfant, de bonne conduite, allant à l'église et, à peu près chaque samedi, a l'Hermitage de la bienheureuse Marie de Bermont, où elle apportait des cierges, filant et quelquefois aussi gardant lés bestiaux et les chevaux de son père.
Depuis son départ du logis de son père, je l'ai vue à Vaucouleurs et ailleurs à la guerre. Elle se confessait
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souvent, jusqu'à deux fois en une semaine, communiait et était fort pieuse.
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Jeanne vint à Vaucouleurs vers la fête de l'Ascension de Notre-Seigneur. Je la vis parler au capitaine Robert de Baudricourt. Elle lui disait : « Je suis venue à vous de la part de mon Seigneur, pour que vous mandiez au dauphin de se bien tenir et de ne pas cesser la guerre contre ses ennemis. Avant la mi-carême le Seigneur lui donnera secours. De fait, le royaume n'appartient pas au dauphin, mais à mon Seigneur. Mais mon Seigneur veut que le dauphin soit fait roi et ait le royaume en commande. Malgré ses ennemis le dauphin sera fait roi, et c'est moi qui le mènerai au sacre. » Robert lui dit : « Quel est ton Seigneur? » Et elle dit : « Le roi du Ciel! »
Après cette entrevue, Jeanne s'en retourna au logis de son père, avec un oncle à elle, nommé Durand Laxart, de Burey-le-Petit.
Plus tard, vers le commencement du carême, elle vint à Vaucouleurs chercher compagnie pour aller trouver le dauphin. Ce que voyant, Jean de Metz et moi, nous proposâmes de la conduire au roi, pour lors dauphin.
Après un pèlerinage à Saint-Nicolas, Jeanne s'en fut trouver monseigneur le duc de Lorraine qui lui. avait envoyé un sauf-conduit et la voulait voir. De là elle revint à Vaucouleurs et y logea chez Henri le Royer.
Cependant Jean de Metz et moi fîmes tant, avec l'aide d'autres gens de Vaucouleurs, que Jeanne quitta ses vêtements de femme qui étaient de couleur rouge et que nous lui procurâmes une tunique et des vêtements d'homme, des éperons, des guêtres, une épée et tout ce qui s'ensuit, avec un cheval. Puis moi avec Jean de Metz,
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son servant Julien et Jean de Honecourt, mon servant, accompagnés de Colet de Vienne et de Richard l'archer, nous nous mîmes en route pour aller trouver le dauphin.
La première journée du voyage, craignant d'être appréhendés par les Bourguignons et par les Anglais, nous marchâmes toute la nuit. Les nuits suivantes, Jeanne couchait à nos côtés près de Jean de Metz et moi, tout habillée, avec une couverture sur elle et gardant ses chausses liées à son justaucorps. J'étais jeune pour lors et cependant je ne ressentis contre cette fille aucun désir coupable, aucun appétit charnel, tant la bonté que je voyais en elle m'inspirait de révérence. Pendant les onze jours que dura le voyage, nous eûmes bien des angoisses. Mais Jeanne nous disait toujours : « Ne craignez rien. Vous verrez comme à Chinon le gentil dauphin nous fera bon visage. » En l'entendant parler, je me sentais tout enflammé. Elle était pour moi une envoyée de Dieu.
Je n'ai jamais rien vu de mal chez Jeanne. Elle fut toujours bonne comme si elle eût été une sainte. Elle ne jurait jamais. Pendant le voyage, elle nous disait qu'il serait bien d'entendre la messe. Mais tant que nous étions en pays ennemi, nous ne pouvions. Il ne fallait pas être reconnu.
Voilà comment nous fîmes route ensemble sans grand empêchement et arrivâmes à Chinon,où était le roi, pour lors dauphin. Une fois à Chinon; nous présentâmes la Pucelle aux nobles et aux gens du roi.
Sur les faits et gestes de Jeanne, je m'en rapporte à eux.
Je ne sais rien de plus dont je puisse rendre témoignage.
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La Pucelle me parut être imbue des meilleures murs. Je voudrais bien avoir une fille aussi bonne... Elle parlait moult bien.
[Le samedi 24 février, dans la chambre du parement au. bout de la grande salle du château de Rouen 62 assesseurs siègent à côté de l'évêque.]
CAUCHON : Jeanne, nous vous requérons de dire absolument et simplement la vérité, sans réserve ni condition.
[Cet avis a été répété trois fois.]
JEANNE : Donnez-moi congé de parler.
[CAUCHON : Je vous le donne.]
JEANNE : Par ma foi, vous pourriez me demander telles choses que je ne vous dirais pas, comme par exemple de ce qui touche mes révélations. Car vous pourriez m'amener ainsi à révéler telle chose que j'ai juré de tenir secrète. Je vous le dis : prenez bien garde à ce que vous prétendez que vous êtes mon juge, car vous prenez une grande charge en me chargeant moi-même.
[CAUCHON : Jurez de dire la vérité.]
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JEANNE: Il me semble que c'est assez d'avoir juré deux fois en jugement.
CAUCHON : Voulez-vous ou non jurer simplement et absolument ?
JEANNE : Vous pouvez bien passer par là-dessus. J'ai déjà juré deux fois.
[CAUCHON : Vous serez pour sûr condamnée.]
JEANNE : Toute la clergie de Rouen et de Paris ne saurait me condamner sans droit.
[LINTERROGATEUR : Dites toute la vérité.]
JEANNE : Sur ma venue, je dirai la vérité, mais non pas tout; huit jours ne suffiraient pas à tout dire.
CAUCHON : Prenez avis des assistants pour savoir si vous devez jurer, ou non.
JEANNE : Pour le fait de ma venue en France, je dirai volontiers la vérité, mais rien autrement. Ne m'en rebattez pas davantage.
CAUCHON : En refusant de jurer de dire la vérité, vous vous rendez suspecte.
JEANNE : Je répète ce que j'ai déjà dit.
CAUCHON : Derechef je vous requiers de jurer précisément et absolument.
JEANNE : Je dirai volontiers ce que je sais, et encore pas
tout. Je viens de la part de Dieu et n'ai rien à faire ici. Je
vous prie que vous me renvoyiez à Dieu de qui je viens.
CAUCHON : Jeanne, je vous requiers et avertis de jurer, sous peine d'être chargée de ce qu'on vous impose.
JEANNE : Passez outre.
CAUCHON : Une dernière fois je vous requiers de jurer et vous avertis qu'il vous faut dire la vérité sur tout ce qui touche au procès, car votre refus vous exposerait à un grand péril.
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JEANNE Je suis prête à jurer de dire ce que je sais touchant le procès.
[CAUCHON : Jurez donc alors.]
JEANNE : Je le jure.
CAUCHON : Jeanne, maître Jean Beaupère, docteur insigne, va vous interroger.
LINTERROGATEUR : Jeanne, quand est-ce la dernière fois que vous avez mangé et bu ?
JEANNE : Depuis hier midi je n'ai pas mangé (1).
LINTERROGATEUR : Depuis quand n'avez-vous entendu la voix qui vient à vous?
JEANNE : Je l'ai entendue hier et aujourd'hui.
LINTERROGATEUR : A quelle heure, hier, l'avez-vous entendue ?
JEANNE : Hier, je l'ai entendue trois fois : une fois le matin, une fois à l'heure de vêpres et une troisième fois au coup de l'Ave Maria du soir. Il m'arrive de l'entendre plus souvent encore.
LINTERROGATEUR : Que faisiez-vous hier matin quand vint la voix ?
JEANNE : Je dormais et j'ai été éveillée.
LINTERROGATEUR : Vous a-t-elle éveillée en vous touchant les bras ?
JEANNE : Elle m'a éveillée sans me toucher.
LINTERROGATEUR : La voix était-elle dans votre chambre?
JEANNE : Non, que je sache, mais elle était dans le château.
LINTERROGATEUR : L'avez-vous remerciée ? Vous êtes-vous agenouillée ?
1. On était dans le temps de carême.
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JEANNE : Je l'ai remerciée en me soulevant et m'asseyant sur mon lit, les mains jointes. J'avais demandé son assistance.
[LINTERROGATEUR : Que vous a-t-elle dit ?]
JEANNE : Elle m'a dit de répondre hardiment.
LINTERROGATEUR : Que vous a dit la voix quand vous fûtes éveillée ?
JEANNE : Je demandai conseil à la voix sur ce que je devais répondre, lui disant de demander conseil là-dessus à Notre-Seigneur. La voix me dit : « Réponds hardiment, Dieu t'aidera ».
LINTERROGATEUR : La voix vous a-t-elle dit quelques paroles avant d'être invoquée ?
JEANNE : La voix m'a dit quelques paroles, mais je n'ai pas tout compris. Ce que je sais bien, c'est qu'après mon réveil elle me dit de répondre hardiment. [Et s'adressant à Cauchon :] Vous, évêque, vous dites que vous êtes mon juge prenez garde é ce que vous faites, car en vérité je suis envoyée de la part de Dieu et vous vous mettez en grand danger.
LINTERROGATEUR: La voix a-t-elle eu des avis différents ?
JEANNE : Onques ne lui ai trouvé deux langages contraires. Cette nuit, je l'ai entendue me dire de répondre hardiment.
LINTERROGATEUR : La voix vous a-t-elle défendu de tout dire ?
JEANNE : Je ne vous répondrai pas là-dessus. J'ai des révélations touchant le roi que je ne vous dirai point.
LINTERROGATEUR.: La voix vous a-t-elle défendu de dire des révélations ?
JEANNE : Je n'ai pas été conseillée sur cela. Donnez-
Les Martyrs
moi un délai de quinze jours, et je vous répondrai.
[LINTERROGATEUR : Répondez tout de suite. ]
JEANNE : Je vous demande délai. Si ma voix me le défend, que voulez-vous que je dise ?
LINTERROGATEUR : La voix vous a-t-elle fait aucune défense ?
JEANNE : Croyez bien que ce ne sont pas les hommes qui me l'ont défendu.
LINTERROGATEUR : Vous ne voulez donc pas répondre?
JEANNE : Aujourd'hui je ne répondrai pas. Je dois
attendre, pour me décider, jusqu'à ce que cela m'aura été
révélé.
[LINTERROGATEUR : La voix vient-elle de Dieu ?]
JEANNE : Oui, et par son ordonnance. Je le crois fermement, comme je crois la foi chrétienne et que Dieu, nous a rachetés des peines de l'enfer.
LINTERROGATEUR : La voix que vous dites vous apparaître est-elle un ange, ou Dieu immédiatement, ou bien un saint ou une sainte ?
JEANNE : Cette voix vient de la part de Dieu. , [LINTERROGATEUR : Expliquez-vous.]
JEANNE : Je crois que je ne vous dis pas pleinement ce que je sais. J'aiplus grande crainte de faillir en disant quelque chose qui déplaise à ces voix que je n'ai soucis de vous répondre à vous. Quant à votre question sur ma voix, je vous demande délai.
LINTERROGATEUR : Croyez-vous qu'il déplaise à Dieu qu'on dise la vérité ?
JEANNE : Les voix m'ont dit de révéler certaines choses au roi et non pas à vous. Cette nuit même, la voix m'a dit beaucoup de choses pour le bien de mon roi que je voudrais être dès maintenant sûre de lui, dussè-je ne pas
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boire de vin jusqu'à Pâques. Lui en serait plus joyeux à son dîner (1).
LINTERROGATEUR : Ne pouvez-vous tant faire que la voix, vous obéissant, aille porter au roi le message ?
JEANNE : Je ne sais si la voix y voudrait consentir, sinon que ce fût le vouloir de Dieu et que Dieu le permît. Et si c'est le plaisir de Dieu, il pourra bien le faire révéler au roi, et j'en serais bien contente.
LINTERROGATEUR : Pourquoi la voix ne parle-t-elle plus maintenant au roi, ainsi qu'elle faisait quand vous étiez en sa présence ?
JEANNE : Je ne sais si c'est la volonté de Dieu. N'était la grâce de Dieu, je ne saurais aucunement agir,
LINTERROGATEUR : Votre conseil vous a-t-il révélé que vous vous échapperiez de prison ?
JEANNE : Je ne vous ai à dire.
LINTERROGATEUR : Cette nuit, la voix vous a-t-elle donné conseil et avis de ce que vous devez répondre ?
JEANNE : Si elle m'a avisée là-dessus, je n'ai pas bien compris .
LINTERROGATEUR : Les deux derniers jours que vous avez entendu les voix, est-il venu au même lieu quelque lumière ?
JEANNE : La clarté vient au nom de la voix.
LINTERROGATEUR : Avec les voix voyez-vous autre chose ?
JEANNE : Je ne vous dirai pas tout. Je n'en ai pas congé. Mon serment ne touche point cela. La voix est bonne et digne. Je ne suis pas tenue de vous répondre là-dessus.
1. Charles VII
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Au surplus, donnez-moi par écrit les peints sur lesquels je ne réponds pas actuellement.
LINTERROGATEUR.: La Voix à laquelle vous demandez conseil a-t-elle un visage et des Yeux ?
JEANNE : Vous n'aurez pas encore cela de moi. C'est un dicton des petits enfants que lés gens sont pendus quelquefois pour avoir dit la vérité.
LINTERROGATEUR : Savez-vous être en la grâce de Dieu ?
JEANNE : Si je n'y suis, Dieu m'y mette ; et, si j'y suis, Dieu m'y tienne ! Je serais la plus dolente du monde si je savais ne pas être en la grâce de Dieu. Mais si j'étais en état de péché, je crois que la voix né viendrait pas à moi. Je voudrais que chacun l'entendît aussi bien que je l'entends.
LINTERROGATEUR : Quand l'avez-vous d'abord entendue ?
JEANNE : Je tiens que j'avais treize ans ou à peu près quand la voix vint à moi pour la première fois.
LINTERROGATEUR : Dans votre jeunesse, alliez-vous vous ébattre aux champs avec les autres filles ?
JEANNE : J'y suis bien allée quelquefois, mais je ne sais à quel âge.
LINTERROGATEUR : Ceux de Domrémy tenaient-ils pour le parti bourguignon ou pour le parti adverse?
JEANNE : Je n'y ai connu qu'un seul Bourguignon. J'aurais voulu qu'il eût la tête coupée, toutefois si c'eût été le plaisir de Dieu.
LINTERROGATEUR : Au village de Maxey (1) étaient-ils Bourguignons ou adversaires des Bourguignons ?
1. Aujourd'hui Maxey-sur-Meuse, près de Domremy.
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JEANNE : Ils étaient Bourguignons.
LINTERROGATEUR : La voix vous avait-elle dit, quand vous étiez jeune, de haïr les Bourguignons ?
JEANNE : Depuis que j'eus compris que les voix étaient pour le roi de France, je n'aimai pas les Bourguignons. Les Bourguignons auront la guerre s'ils ne font ce qu'ils doivent, je le sais par ma voix:
LINTERROGATEUR Dans votre jeunesse, avez-vous eu révélation par votre voix que les Anglais viendraient en France?
JEANNE : Les Anglais étaient déjà en France quand les voix commencèrent à me visiter.
LINTERROGATEUR : Fûtes-vous jamais avec les petits enfants qui se battaient pour le parti dont vous êtes?
JEANNE : Je n'en ai pas souvenance: Mais j'ai bien vu plusieurs de Domrémy qui se battaient avec ceux de Maxey revenir tout blessés et sanglants.
LINTERROGATEUR : Avez-vous eu, dans votre jeunesse, grande intention de combattre les Bourguignons?
JEANNE : J'avais grande volonté et affection que mon roi recouvrât son royaume.
LINTERROGATEUR : Auriez-vous bien voulu être homme, quand vous deviez venir en France ?
JEANNE : J'ai répondu déjà à cela.
L'INTERROGATEUR : Ne conduisiez-vous pas les animaux aux champs ?
JEANNE : J'ai répondu déjà à cela. Depuis que je fus un peu grande et que j'eus l'âge de discrétion, je ne gardais pas les bêtes communément, mais j'aidais bien a les mener au pré, ainsi qu'à un château nommé lIle, par crainte des hommes d'armes. Dans mon tout jeune âge, je ne me rappelle, pas si je les gardais ou non.
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LINTERROGATEUR : N'avez-vous pas de souvenir au sujet d'un certain arbre qui existait près de votre village ?
JEANNE : Près de Domrémy il y avait un arbre appelé l'arbre des Dames ; d'autres l'appelaient l'arbre des Fées. Auprès est une fontaine. J'ai ouï dire que les fiévreux boivent de cette fontaine et y vont querir de l'eau pour se remettre en santé. Je l'ai vu moi-même, mais je nej .sais s'ils guérissent ou non.
[LINTERROGATEUR : Ne savez-vous rien autre ?]
JEANNE : J'ai ouï dire que les malades une fois relevés, vont à cet arbre pour se divertir. Il y a un grand .arbre appelé le Fou, d'où vient le beau mai. Il appartenait, d'après le commun dire, à monseigneur Pierre de Bourlemont, chevalier.
[LINTERROGATEUR : Alliez-vous souvent à cet arbre ?]
JEANNE : J'allais parfois avec d'autres filles m'ébattre eu pied de l'arbre et j'y faisais des guirlandes pour l'image de la Notre-Dame de Domrémy. Souventes fois j'ai :ouï dire par des anciens, non ceux de mon lignage que les dames fées le hantaient. J'ai même ouï dire à une de mes marraines, nommée Jeanne, femme du maire Rubery, qu'ellemême avait vu là des fées. J'ignore si c'était vrai ou non. Je n'ai, moi, jamais vu les fées près de cet arbre, que je sache. Si j'en ai vu ailleurs, je ne sais s je les ai vues ou non.
[LINTERROGATEUR : Ne mettiez-vous pas des guirlandes à cet arbre ?]
JEANNE : J'ai vu des filles mettre des guirlandes aux branches de cet arbre ; moi-même j'y en ai mis avec les autres. Tantôt nous les emportions, tantôt nous les laissions.
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[LINTERROGATEUR : Vous mêliez-vous aux divertissements de vos compagnes?]
JEANNE: A partir du moment où je sus que je devais venir en France, je m'en retirai et donnai aux jeux et promenades le moins que je pus. Je ne sais même si, depuis l'âge de raison, j'ai dansé au pied de l'arbre. J'ai bien puy danser avec les autres enfants, mais j'y ai plus chanté que dansé.
[LINTERROGATEUR : N'y a-t-il pas aussi un bois près de Domrémy ?]
JEANNE : Il y a là un bois qu'on nomme le Bois-Chênu, qu'on voit de la porte de mon père. Il en est à moins d'une demi-lieue.
[LINTERROGATEUR : Ce bois est-il hanté par les fées ?]
JEANNE : Je ne sais et n'ai pas ouï dire qu'il fût hanté par les fées. Mais j'ai ouï conter par mon frère qu'on disait dans le pays : « Jeannette a pris son fait près de l'arbre des Fées ». Il n'en est rien et je le lui ai dit.
[LINTERROGATEUR : Ne vous a-t-on pas regardée comme l'envoyée du Bois-Chênu ?]
JEANNE : Quand je vins vers mon roi, quelques-uns me demandaient si, dans mon pays, il y avait quelque arbre qui s'appelait Bois-Chênu, parce qu'il y avait des prophéties disant que des environs de ce bois devait venir une pucelle qui ferait des merveilles. Mais à cela je n'ajoutai pas foi,
LINTERROGATEUR : Jeanne, voulez-vous avoir un habit de femme ?
JEANNE : Donnez-m'en un, je le prendrai et partirai. Autrement, non. Je suis contente de celui-ci, puisqu'il plaît à Dieu que je le porte.
[La séance est levée et renvoyée au mardi de la semaine suivante.]
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[Le mardi 27 février, dans la chambre du parement au bout de la grand'salle du château de Rouen. 53 assesseurs siègent autour de Cauchon.]
CAUCHON : Jeanne, nous vous requérons de jurer de dire la vérité sur le fait du procès.
JEANNE : Volontiers je jurerai de dire la vérité sur le fait du procès, mais non sur ce que je sais.
CAUCHON : Nous vous requérons de jurer de dire la vérité sur tout ce qui vous sera demandé.
JEANNE : Vous devez vous contenter. J'ai assez juré.
CAUCHON : Maître Jean Beaupère, interrogez-la. LINTERROGATEUR : Comment vous êtes-vous portée
depuis samedi dernier ?
JEANNE : Vous voyez bien comment je me suis portée. Je me suis portée le mieux que j'ai pu.
LINTERROGATEUR : Jeûnez-vous chaque jour de ce carême ?
JEANNE : Est-ce de votre procès ?
LINTERROGATEUR : Oui.
JEANNE : Oui vraiment. Eh bien, j'ai jeûné tous les jours de ce carême.
LINTERROGATEUR : Depuis samedi avez-vous entendu la voix ?
JEANNE : Oui vraiment et plusieurs fois.
LINTERROGATEUR : Samedi, à l'audience, avez-vous entendu la voix ?
JEANNE : Ceci n'est pas de votre procès.
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[LINTERROGATEUR : C'est du procès. Répondez donc.]
JEANNE : Je l'ai entendue.
LINTERROGATEUR : Que vous a-t-elle dit, ce samedi ?
JEANNE : Je ne l'entendais pas bien, ni rien que je pusse vous redire, jusqu'à mon retour dans ma chambre.
LINTERROGATEUR : Que vous a dit la voix à votre retour ?
JEANNE : Elle m'a dit de vous répondre hardiment. [LINTERROGATEUR : A quel propos vous l'a-t-elle dit?]
JEANNE : Je demande conseil à ma voix sur les questions que vous me faites.
[LINTERROGATEUR : La voix vous a-t-elle dit de cacher quelque chose ?]
JEANNE : Je répondrai volontiers sur ce que Dieu me permettra de révéler. Quant à ce qui touche les révélations concernant le roi de France, je ne les dirai pas sans congé de ma voix.
LINTERROGATEUR : La voix vous a-t-elle défendu de tout dire ?
JEANNE : Je ne l'ai pas bien comprise.
LINTERROGATEUR : Que vous a dit la voix en dernier lieu ?
JEANNE : Je lui ai demandé conseil relativement à quelques points sur lesquels j'avais été interrogée.
[LINTERROGATEUR : La voix vous a-t-elle conseillé sur ces points ?]
JEANNE : Sur quelques points j'ai eu conseil. Sur d'autres vous aurez beau me demander réponse, je n'en ferai pas sans congé de ma voix. Si je répondais sans congé, peut-être n'aurais-je plus mes voix en garant. Mais quand j'aurai congé de Dieu, je ne craindrai pas de parler, vu que j'aurai bon garant.
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LINTERROGATEUR : Est-ce la voix,d'un ange qui vous parlait ? ou bien celle d'un saint ou d'une sainte, ou la voix de Dieu directement ?
JEANNE : C'est la voix de sainte Catherine et de sainte Marguerite. Là-dessus, j'ai congé de Notre-Seigneur. Que si vous en doutez, envoyez à Poitiers où j'ai autrefois été interrogée.
LINTERROGATEUR : Comment savez-vous que ce sont ces deux saintes ? Les distinguez-vous bien l'une de l'autre ?
JEANNE: Je sais bien que ce sont elles. Je les distingue bien l'une de l'autre.
LINTERROGATEUR : Comment cela ?
JEANNE : Par le salut qu'elles me font.
LINTERROGATEUR : Y a-t-il longtemps qu'elles communiquent avec vous ?
JEANNE : Il y a bien sept ans passés qu'elles m'ont prise sous leur garde.
LINTERROGATEUR : A quoi les reconnaissez-vous ?
JEANNE : Elles se nomment à moi.
LINTERROGATEUR : Ces saintes sont-elles vêtues de même étoffe ?
JEANNE : Je ne vous en dirai pas davantage à cette heure. Je n'ai pas congé de le révéler. Si vous ne me croyez, allez à Poitiers.
LINTERROGATEUR : Ne nous cachez rien.
JEANNE: Ces choses sont au roi de France, non à vous.
LINTERROGATEUR : Ces saintes sont-elles du même âge ? JEANNE : Je n'ai pas congé de vous le dire.
LINTERROGATEUR : Ces saintes parlent-elles à la fois ou l'une après l'autre ?
JEANNE : Je n'ai point congé de vous le dire. Cependant j'ai toujours eu conseil de toutes les deux.
LINTERROGATEUR : Laquelle des deux vous est apparue la première ?
JEANNE : Je ne les ai point connues tout de suite. Je l'ai bien su jadis, mais je l'ai oublié. Si j'en ai congé, je vous le dirai volontiers. C'est d'ailleurs marqué au registre de Poitiers.
[LINTERROGATEUR : N'y a-t-il que les saintes qui vous aient apparu ?]
JEANNE : J'ai reçu aussi confort de saint Michel. [LINTERROGATEUR : Laquelle des apparitions vous est venue la première ?
JEANNE : C'est saint Michel.
[LINTERROGATEUR : Y a-t-il longtemps que vous avez eu la voix de saint Michel ?
JEANNE : Je ne vous nomme pas la voix de saint Michel ; mais je vous parle du grand confort venu de lui.
[LINTERROGATEUR : Quelle fut la première voix qui vint à vous quand vous aviez treize ans ou environ ?
JEANNE : Ce fut saint Michel. Je le vis devant mes yeux et il n'était pas seul, mais bien accompagné d'anges du ciel.
[LINTERROGATEUR : Est-ce de vous-même que vous vîntes en France ?]
JEANNE : Je ne vins en France que par l'ordre de Dieu.
LINTERROGATEUR : Vîtes-vous saint Michel et les anges en corps et en réalité ?
JEANNE: Je les vis des yeux de mon corps aussi bien que je vous vois. Quand ils s'en furent, je pleurai, et j'aurais bien voulu qu'ils m'emportassent avec eux.
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LINTERROGATEUR : En quelle figure était saint Michel ?
JEANNE : Il n'y a pas de réponse là-dessus ; je n'ai pas encore congé de vous le dire.
LINTERROGATEUR : Que vous dit saint Michel cette première fois ?
JEANNE : Vous n'en aurez pas réponse aujourd'hui. [LINTERROGATEUR : VOS voix vous ont-elles dit ce que dit saint Michel ?]
JEANNE : Elles m'ont dit de répondre hardiment. [LINTERROGATEUR : Pourquoi dire à votre roi ce que vous nous cachez ?]
JEANNE : J'ai bien dit à mon roi en une fois tout ce qui m'avait été révélé, parce que j'allais à lui. Mais, maintenant, je n'ai pas congé de vous révéler ce que saint Michel m'a dit. Je voudrais bien que vous qui m'interrogez vous eussiez copie du livre qui est à Poitiers, pourvu qu'il plût à Dieu.
LINTERROGATEUR : Vos voix Vous ont-elles défendu de
dire vos révélations sans congé d'elles?
JEANNE: Je ne vous réponds pas encore là-dessus. Sur ce dont j'aurai congé je répondrai volontiers. Je n'ai pas bien compris si mes voix me l'avaient défendu.
LINTERROGATEUR : Quel signe donnez-vous que vous teniez cette révélation de la part de Dieu et que ce soient bien sainte Catherine et sainte Marguerite qui conversent avec vous ?
JEANNE : Je vous ai assez dit que ce sont elles. Croyez-m'en si vous voulez.
LINTERROGATEUR : Vous est-il défendu de le dire?
JEANNE : Je n'ai pas bien compris si cela m'est permis ou non.
LINTERROGATEUR : Comment savez-vous faire la
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distinction que sur tels points vous devez répondre et sur d'autres non ?
JEANNE : Sur quelques points j'ai demandé congé, sur d'autres je l'ai.
[LINTERROGATEUR : Aviez-vous congé de Dieu pour venir en France ?]
JEANNE : J'aurais mieux aimée être tirée à quatre chevaux que de venir en France sans congé de Dieu.
LINTERROGATEUR : Dieu vous a-t-il prescrit de prendre l'habit d'homme ?
JEANNE : Le fait de l'habit est peu de chose et des moindres. Je n'ai pris cet habit par le conseil d'aucun homme qui soit au monde. Je n'ai pris cet habit ni fait quoi que ce soit, que du commandement de Dieu et des anges
LINTERROGATEUR : Ce commandement à vous fait de prendre l'habit d'homme est-il licite?
JEANNE : Tout ce que j'ai fait, c'est par commandement de Notre-Seigneur. S'il me commandait d'en prendre un autre, je le prendrais, puisque ce serait par le commandement de Dieu.
LINTERROGATEUR : N'avez-vous pas pris ce vêtement par l'ordre de Robert de Baudricourt ?
JEANNE : Non.
LINTERROGATEUR : Pensez-vous avoir bien fait de prendre l'habit d'homme ?
JEANNE : Tout ce que j'ai fait par le commandement de Notre-Seigneur, je cuide l'avoir bien fait et j'en attends bon garant et bonne aide.
LINTERROGATEUR : Dans ce cas particulier, en prenant l'habit d'homme, pensez-vous avoir bien fait ?
JEANNE : Je n'ai rien fait au monde que par le commandement de Dieu,
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LINTERROGATEUR : Quand Vous vîtes la voix qui venait à vous, y avait-il de la lumière ?
JEANNE : Il y avait beaucoup de lumière de toutes parts, ainsi qu'il convient. Elle ne vient pas toute à vous.
LINTERROGATEUR : Y avait-il un ange sur la tête de votre roi, quand vous le vîtes pour la première fois ?
JEANNE : Par Notre-Dame, s'il y était, je n'en sais rien, je ne l'ai pas vu.
LINTERROGATEUR : Y avait-il de la lumière ?
JEANNE : Il y avait plus de trois cents hommes d'armes et cinquante flambeaux ou torches, sans compter la lumière spirituelle. Rarement j'ai révélations qu'il n'y ait de la lumière.
LINTERROGATEUR : Comment votre roi a-t-il cru vos dires ?
JEANNE : Il avait bonnes enseignes et par son clergé.
LINTERROGATEUR : Quelles révélations eut votre roi ?
JEANNE : Vous ne les aurez pas de moi encore de cette année. Pendant trois semaines j'ai été interrogée par les clercs à Chinon et à Poitiers. Mon roi eut un signe touchant mes faits avant d'y avoir créance. Les clercs de mon parti furent d'avis que dans mon fait il n'y avait rien que de bon.
LINTERROGATEUR : Avez-vous été à Sainte-Catherinede-Fierbois ?
JEANNE : Oui, j'y ai oui trois messes en un jour. Ensuite j'allai à Chinon.
[LINTERROGATEUR : En quelle manière êtes-vous entrée en communication avec le roi ?j
JEANNE : (Etant encore à Sainte-Catherine-de-Fierbois), j'envoyai lettres au roi pour savoir si j'entrerais dans la ville où il était. Je lui dis que j'avais fait cent cinquante lieues pour venir vers lui. Il me semble même qu'il y avait dans ces lettres que je saurais le reconnaître entre tous les autres.
[LINTERROGATEUR : Aviez-vous une épée ?]
JEANNE : J'avais une épée que j'avais prise à Vaucouleurs.
[LINTERROGATEUR : N'aviez-vous pas une autre épée ?)]
JEANNE : Etant à Tours ou à Chinon, j'envoyai querir une épée qui était dans l'église de Sainte-Catherine-de-Fierbois, derrière l'autel. Cette épée fut trouvée sur-lei champ, toute rouillée.
LINTERROGATEUR : Comment saviez-vous que cette épée était là ?
JEANNE : Je le sus par mes voix. Il y avait par-dessus cinq croix. Onques n'avais vu l'homme qui l'alla querir. 'écrivis aux gens d'Eglise du lieu d'avoir pour agréable ne j'eusse cette épée, et les clercs me l'envoyèrent. Elle était sous terre, pas fort avant, et derrière l'autel comme il me semble. Au fait, je ne sais pas au juste si elle était devant l'autel ou derrière. Je cuide avoir écrit qu'elle était derrière. Aussitôt qu'ils eurent trouvé cette arme, les clercs du lieu la frottèrent. La rouille tomba aussitôt sans efforts. Ce fut un marchand d'armes de Tours qui l'alla querir. Les clercs du lieu me donnèrent un fourreau ; ceux de Tours également. Les deux fourreaux qu'ils me firent étaient de velours vermeil et l'autre de drap noir. J'en fis faire encore un autre de cuir bien fort.
[LINTERROGATEUR : Aviez-vous l'épée de Fierbois quand vous fûtes prise ?]
JEANNE : Quand je fus prise, je ne l'avais point. Je la
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portai constamment depuis que je l'eus jusqu'à mon départ de Saint-Denis, après l'assaut de Paris.
[LINTERROGATEUR : Quelle bénédiction fîtes-vous ou fîtes-vous faire sur cette épée ?]
JEANNE : Je ne l'ai point bénite ni fait bénir. Je ne l'eusse su faire.
[LINTERROGATEUR : Vous teniez beaucoup à cette épée ?] JEANNE : Je l'aimais bien parce qu'elle avait été trouvée
dans l'église de Sainte-Catherine que j'aimais bien.
LINTERROGATEUR : Avez-vous été à Coulonge-la-Vineuse ?
JEANNE : Je ne sais.
LINTERROGATEUR : Avez-vous posé quelquefois votre épée sur l'autel pour la rendre plus fortunée ?
JEANNE : Non, que je sache.
LINTERROGATEUR : N'avez-vous jamais fait des prières pour que votre épée fût plus fortunée ?
JEANNE : Il est bon à savoir que j'aurais voulu voir tout mon harnais bien fortuné.
LINTERROGATEUR : Aviez-vous votre épée quand vous fûtes prise ?
JEANNE : Non, j'en avais une qui avait été prise sur un Bourguignon.
LINTERROGATEUR : Où est restée l'épée de Fierbois ? dans quel village?
JEANNE : A Saint-Denis, j'ai offert une épée et des armes, mais ce n'était pas celle-là.
[LINTERROGATEUR : Aviez-vous cette épée à Lagny ?]
JEANNE : Je l'avais à Lagny. De Lagny à Compiègne je portai l'épée du Bourguignon que j'ai dit. C'était une bonne épée de guerre, bonne à donner de bonnes buffes et de bons torchons.
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[LINTERROGATEUR : Où avez-vous laissé l'épée de Fierbois ?]
JEANNE : Dire où je la laissai ne touche point le procès et ne répondrai pas là-dessus quant à maintenant.
[LINTERROGATEUR : En quelles mains est votre avoir ?]
JEANNE : Mes frères ont mes biens, chevaux, épée et le reste, ainsi le crois, montant à plus de douze mille écus.
LINTERROGATEUR : Quand vous allâtes à Orléans, aviez-vous un étendard ou bannière, et de quelle couleur ?
JEANNE : J'avais une bannière dont le champ était semé de lis. Il y avait la figure du monde et deux anges à ses côtés. Elle était de toile blanche, de celle qu'on appelle boucassin. Il y avait écrit dessus : Jhesus Maria, comme il me semble, et elle était frangée de soie.
LINTERROGATEUR : Ces noms Jhesus Maria étaient-ils écrits en haut, en bas ou sur le côté ?
JEANNE : Sur le côté, comme il me semble.
LINTERROGATEUR : Qu'aimez-vous mieux, votre bannière ou votre épée?
JEANNE : J'aimais quarante fois mieux ma bannière que mon épée.
LINTERROGATEUR : Qui vous fit faire cette peinture sur la bannière ?
JEANNE : Je vous ai assez dit que je n'ai rien fait que du commandement de Dieu.
[LINTERROGATEUR : Qui portait votre bannière ?]
JEANNE : C'est moi-même qui portais ladite bannière quand je chargeais les ennemis, pour éviter de tuer personne. Je n'ai jamais tué un homme.
LINTERROGATEUR : Quelle compagnie vous donna votre roi quand il vous mit en oeuvre ?
JEANNE : Il me donna dix ou douze mille hommes.
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D'abord j'allai à Orléans, à la bastille de Saint-Loup, et puis à la bastille du Pont.
LINTERROGATEUR : A quelle bastille fut-ce que vous fîtes retirer vos hommes ?
JEANNE : Je ne m'en souviens pas.
[LINTERROGATEUR : Vous attendiez-vous à la levée du siège d'Orléans ?]
JEANNE : J'étais bien sûre de [faire] lever le siège d'Orléans, par une révélation que j'avais eue, et je l'avais dit à mon roi avant d'y venir.
LINTERROGATEUR : Au moment de l'assaut, ne dîtes-vous pas à vos gens que vous recevriez seule les flèches, viretons, pierres lancées par les canons et machines ?
JEANNE : Non ; en preuve il y eut plus de cent blessés ; mais je dis bien à mes gens : N'ayez doute, vous lèverez le siège.
[LINTERROGATEUR : Fûtes-vous blessée ?]
JEANNE : A l'assaut de la bastille du Pont, je fus blessée d'une flèche ou vireton au cou. Mais j'eus grand confort de sainte Catherine et fus guérie en quinze jours. D'ailleurs pour cela je ne laissai de chevaucher et besogner,
LINTERROGATEUR : Saviez-vous que vous seriez blessée ?
JEANNE: Je le savais bien et l'avais dit à mon roi ; mais que, nonobstant ce, il me laissât agir. Cela m'avait été révélé par les voix des deux saintes, savoir sainte Catherine et sainte Marguerite.
[LINTERROGATEUR : Dans quel moment fûtes-vous blessée?]
JEANNE : C'est moi qui la première hissai une échelle à la bastille du Pont ; c'est en levant l'échelle que je fus touchée au cou par ce vireton.
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LINTERROGATEUR : Pourquoi n'admîtes-vous point à traiter le capitaine de Gergeau ?
JEANNE : Les seigneurs dé mon parti répondirent aux Anglais qu'ils n'auraient pas le délai de quinze jours demandé par eux, mais qu'ils se retirassent sur l'heure, eux et leurs chevaux.
[LINTERROGATEUR : Et vous, que dîtes-vous ?]
JEANNE: MOI, je dis qu'ils se retireraient de Gergeau avec leurs petites cottes, la vie sauve; s'ils voulaient, sinon ils seraient pris d'assaut.
[LINTERROGATEUR : Communiquâtes-vous alors avec votre voix sur ce délai ?
JEANNE : Il ne m'en souvient pas.
[La séance est levée et remise au jeudi suivant.]
Ce fut l'année même où le roi m'envoya en ambassade à Venise que Jeanne le vint trouver. Je revins [de Venise] vers le mois de mars. Alors je sus par Jean de Metz, le guide de Jeanne, que Jeanne était là, attendant d'être reçue par le roi.
Le conseil du roi délibéra sur la question si on l'introduirait ou non auprès du roi. Tout d'abord on l'interrogea elle-même, lui demandant pourquoi et dans quel but elle était venue. Elle dit en commençant qu'elle ne dirait rien que parlant au roi. Alors on lui dit que c'était au nom
1. Il était maître des requêtes en 1429.
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même du roi qu'on lui demandait des explications ; aussi elle fit connaître le motif de sa mission. Elle dit : « J'ai deux choses en mandat de la part du Roi des cieux : l'une, lever le siège devant Orléans, l'autre, conduire le roi à Reims pour son sacre et son couronnement. »
L'ayant ouïe, plusieurs conseillers déclarèrent que le roi ne devait accorder nulle créance à cette fille. D'autres dirent que puisqu'elle se disait envoyée de Dieu et avait à parler au roi, le roi devait au moins l'entendre. Le roi voulut que les clercs et gens d'Église l'examinassent au préalable. Ce qui fut fait.
Ensuite, et non sans difficulté, on décida que le roi entendrait Jeanne. Mais quand elle entra au château de Chinon pour venir devant le roi, le roi derechef, sur l'avis des principaux de sa Cour, hésita à lui donner audience. Alors on représenta au roi que Robert de Baudricourt lui avait annoncé par lettre l'envoi de cette femme ; qu'elle avait été amenée à travers des provinces occupées par l'ennemi, et qu'elle avait, de manière en quelque sorte miraculeuse, traversé à gué de nombreuses rivières pour arriver jusqu'à lui. Cela décida le roi, qui accorda l'audience.
Informé qu'elle venait, le roi se retira en arrière des autres. Cependant Jeanne le reconnut et lui fit révérence. Elle s'entretint longtemps avec lui. Après quoi le roi se montra joyeux. Mais, ne voulant rien faire sans le conseil dés clercs, le roi envoya Jeanne à Poitiers pour y être derechef examinée par les clercs de la ville. Quand le roi connut qu'elle l'avait été et qu'on ne trouvait que du bien en elle, il fit confectionner des armes, lui donna des gens et l'établit chef de guerre.
Jeanne était une fille fort simple en toutes ses actions,
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excepté au fait de la guerre, où elle était supérieurement experte.
Moi qui parle, j'ai entendu de la bouche du roi beaucoup de bonnes paroles à son adresse. C'était à Saint-Benoît-sur-Loire. Le roi avait pitié de Jeanne et de toute la peine qu'elle se donnait. Il l'engagea à prendre du repos. Alors Jeanne lui dit en pleurant : « N'ayez doute, vous gagnerez tout votre royaume et serez bientôt couronné ».
Étant absent pour lors, je ne sais ce qui se passa à Orléans, que par ouï-dire. Je tiens ceci du seigneur de Gaucourt. Jeanne étant à Orléans, les capitaines qui avaient le poids de la guerre avaient décidé qu'il n'était pas opportun qu'on donnât un assaut le [lendemain du] jour où fut prise la bastille des Augustins ; et c'est le sire de Gaucourt qui fut commis à la garde des portes pour empêcher qu'on ne sortît. Jeanne ne l'eut pas à gré. A son avis, les hommes d'armes devaient sortir avec les gens de la ville et donner l'assaut à la bastille. Maints bourgeois et maints hommes d'armes pensaient ainsi. Jeanne dit au sire de Gaucourt : « Vous êtes un vilain homme. Veuillez ou non, les gens d'armes viendront et gagneront comme ils ont gagné ». En effet, malgré la défense du sire de Gaucourt, les hommes d'armes sortirent et allèrent à l'assaut de la bastille de Saint-Augustin (lisez : des Tourelles), qui fut prise de force. Selon ce qu'il me dit, le sire de Gaucourt fut ce jour-là en très grand péril.
Jeanne escorta le roi à Troyes. Le roi voulait traverser cette ville pour aller à Reims se faire couronner. Étant devant les murailles de Troyes, comme on manquait de vivres, l'armée se mit à désespérer et fut sur le point de retourner. Alors Jeanne dit au roi : « N'ayez doute, demain vous aurez la ville » .
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Jeanne prit sa bannière, et, suivie de beaucoup de gens de pied, elle donna ordre de faire des fascines pour combler les fossés. Le lendemain Jeanne cria : « A l'assaut ! » en faisant le geste de jeter les fascines dans les fossés. A cette vue les gens de Troyes craignant l'assaut envoyèrent au roi pour traiter. L'entente faite, le roi entra dans la ville en grande pompe. Jeanne était à son côté, sa bannière à la main.
Peu après, le roi sortit de Troyes avec son armée et alla à Châlons, puis à Reims. Le roi craignait de rencontrer à Reims de la résistance. Jeanne lui dit : « N'ayez crainte, les bourgeois de Reims vous viendront au-devant » ; et elle l'assura qu'avant qu'il fût sous les murs de la ville, les bourgeois se rendraient. Ce qui faisait craindre au roi la résistance des gens de Reims, c'est qu'il manquait d'artillerie et de machines de siège. Ainsi il eût été empêché s'ils se fussent montrés rebelles. Mais Jeanne lui disait : « Avancez hardiment et ne doutez de rien. Si vous voulez énergiquement avancer, vous gagnerez tout votre royaume. »
Je cuide que Jeanne est venue de Dieu : car elle faisait les oeuvres de Dieu, se confessant souvent et communiant à peu près chaque semaine. Elle semonçait fort les hommes d'armes quand elle leur voyait faire chose à non faire. Lorsqu'elle était sous son armure et à cheval, elle ne descendait jamais de sa monture pour des nécessités naturelles, et tous les hommes d'armes admiraient qu'elle pût si longtemps demeurer à cheval.
Je ne sais rien de plus.
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Avant de connaître Jeanne, j'avais entendu dire par maître Pierre, de Versailles, maître en théologie, qu'un jour, parlant d'elle, il avait ouï conter le fait suivant par quelques hommes d'armes. Ces hommes d'armes étaient allés à la rencontre de Jeanne lors de sa venue vers le roi et s'étaient placés en embuscade pour s'emparer d'elle et de ses compagnons. Mais, au moment où ils cuidaient la prendre, ils n'avaient pu se mouvoir de place, et tandis qu'ils demeuraient comme cloués, Jeanne s'éloigna avec ses compagnons sans empêchement.
J'ai vu Jeanne pour la première fois à Poitiers. Le conseil du roi était réuni dans cette ville dans la maison d'une dame Lamacée et, parmi les conseillers, se trouvait l'archevêque de Reims, alors chancelier de France. On m'avait mandé ainsi que maître Jean Lombart, lecteur en sacrée théologie à l'Université de Paris ; Guillaume Lemaire, chanoine de Poitiers, bachelier en théologie ; guillaume Aimery, lecteur en sacrée théologie, de l'ordre lies frères prêcheurs ; frère Pierre Turrelure, du même ordre ; maître Jacques Madelon, et plusieurs autres que je ne me rappelle pas. On nous avait dit que nous étions mandés de la part du roi pour interroger Jeanne, avec charge de rapporter devant le conseil ce qu'il nous en semblerait. On nous adressa donc au logis de maître Rabateau, à Poitiers, pour interroger Jeanne qui y demeurait. Nous nous y rendîmes et fîmes à Jeanne plusieurs questions.
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Entre autres questions, maître Lombart demanda à Jeanne :
« Pourquoi êtes-vous venue ? Le roi veut savoir quel mobile vous a poussée à le venir trouver. »
Elle répondit de grande manière : « Comme je gardais les animaux, une voix m'apparut. Cette voix me dit : « Dieu a grande pitié du peuple de France. Il faut que toi, Jeanne, tu ailles en France. »Ayant ouï cela, je me mis à pleurer. Lors la voix me dit : « Va à Vaucouleurs. Tu trouveras là un capitaine qui te conduira sûrement en France et près du roi. Sois sans crainte. » J'ai obéi à la voix. Et je suis arrivée au roi sans empêchement quelconque.
Là-dessus, maître Guillaume Aimery la prit ainsi à partie : « D'après vos dires, la voix vous a dit que Dieu veut délivrer le peuple de France de la calamité où il est. Mais si Dieu veut délivrer le peuple de France, il n'est pas nécessaire d'avoir des hommes d'armes. En nom Dieu, répondit Jeanne, les gens d'armes batailleront, et Dieu donnera victoire. » Cette réponse plut et maître Guillaume en fut content.
Moi qui parle, je demandai à Jeanne quel idiome parlait sa voix. « Un meilleur que le vôtre », me répondit-elle. Et, en effet, j'ai le parler limousin.
L'interrogeant derechef, je lui dis : « Croyez-vous en Dieu? Oui, mieux que vous », me répondit-elle. « Mais enfin, lui dis-je ,Dieu ne veut pas qu'on vous croie, s'il n'apparaît quelque signe montrant qu'il faut vous croire. Nous ne saurions conseiller au roi, sur une simple assertion, de vous confier et de mettre en péril des hommes d'armes. N'avez-vous donc rien d'autre à dire? » Elle répondit : « En nom Dieu, je ne suis pas
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venue à Poitiers pour faire signes. Mais menez-moi à Orléans, et je vous montrerai signes pourquoi je suis envoyée. » Elle ajouta : « Qu'on me donne des hommes en si grand nombre qu'on le jugera bon, et j'irai à Orléans. »
En même temps elle nous dit quatre choses futures qui sont arrivées depuis : premièrement, que les Anglais seraient détruits, le siège d'Orléans et la ville affranchie de ses ennemis, après sommation préalable par ladite Jeanne ; deuxièmement, que le roi serait sacré à Reims ; troisièmement, que la ville de Paris serait remise dans l'obéissance du roi ; quatrièmement, que le duc d'Orléans reviendrait d'Angleterre. Or, moi qui parle, j'ai vu ces quatre choses s'accomplir.
Nous dîmes cela au conseil du roi et opinâmes que, vu l'extrême nécessité et péril où était Orléans, le roi pouvait s'aider d'elle et l'envoyer en cette ville.
Au surplus, les autres commissaires et moi nous nous étions enquis de la vie et des moeurs de Jeanne. Nous trouvâmes qu'elle était bonne chrétienne, vivant catholiquement et jamais oisive. Pour savoir plus au juste quelle était sa vie intime, on avait mis auprès d'elle des femmes qui rapportaient au conseil tous ses faits et gestes.
Moi, je crois que Jeanne fut envoyée de Dieu, car, quand elle parut, le roi et ses sujets n'avaient plus d'espérance . Tous cuidaient qu'il n'y avait qu'à fuir.
Je me rappelle très bien qu'on demanda à Jeanne pourquoi elle portait une bannière. Elle dit : « Je ne veux pas bne servir de mon épée, je ne veux tuer personne. »
Quand elle entendait jurer en vain le nom de Dieu, elle était très en colère. Ceux qui juraient ainsi lui faisaient
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horreur. Elle disait à La Hire, qui était coutumier de tels jurements et reniait souvent le nom de Dieu : « Ne jurez plus et quand vous voudrez renier Dieu, reniez votre bâton.» Depuis, en effet, quand il se trouvait en présence de Jeanne, La Hire ne jurait plus que par son bâton.
Je ne sais rien de plus.
... Jeanne fut envoyée à Poitiers pour y être examinée. J'étais alors dans cette ville et j'ai connu Jeanne pour la première fois. A son arrivée, Jeanne fut logée dans le logis de Jean Rabateau. Pendant qu'elle y fut, la femme dudit Rabateau me conta que, chaque jour, après dîner, elle se tenait à genoux un long espace de temps, qu'elle faisait de même la nuit et que souvent elle entrait dans un petit oratoire de la maison pour y prier longtemps.
Au cours des délibérations [des clercs], maître Jean Erault, lecteur en théologie, raconta avoir ouï-dire par une certaine Marie d'Avignon, jadis venue auprès du roi, qu'elle avait annoncé à celui-ci que le royaume de France était appelé à souffrir beaucoup et à supporter force calamités ; qu'elle avait eu beaucoup de visions touchant le royaume de France, et entre autres choses voyait beaucoup d'armures qui lui étaient présentées à elle Marie et qu'elles lui causaient de l'épouvante, dans la crainte d'être forcée de les prendre : mais qu'il lui avait été dit de ne rien craindre, vu que ce n'était pas elle qui aurait à s'armer, mais bien une pucelle, qui viendrait,
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après elle, prendrait ces armes et délivrerait le royaume de France de ses ennemis
Voici un fait que je tiens de la bouche de maître Pierre de Versailles. Un jour où il se trouvait à Loches avec Jeanne, certaines gens, se jetant dans les jambes de son cheval, lui baisaient les pieds et les mains. Maître Pierre dit à Jeanne : « Vous faites mal de souffrir telles choses. Cela ne vous est pas dû. Défendez-vous-en ; car vous entraînez les hommes à l'idolâtrie ». Jeanne répondit:
« En vérité, je ne saurais m'en garder, si Dieu ne m'en gardait » .
Bref, à mon sens, Jeanne était bonne catholique ; et tout ce qu'elle a fait est de Dieu. Si j'en parle de la sorte, c'est qu'en toutes choses, dans sa vie, dans le boire, dans le manger, elle était d'une vertu singulière.
Jamais je n'ai ouï parler d'elle en mal. Je l'ai toujours entendue réputer et maintenir brave fille et excellente chrétienne.
J'étais à Chinon quand Jeanne vint trouver le roi, demeurant pour lors en cette ville. Mais en ce temps je n'eus pas grande connaissance de Jeanne.
Plus tard, je l'ai mieux connue, quand le roi s'en fut à Poitiers et Jeanne avec lui, qui logea dans le logis de maître Jean Rabateau. A Poitiers, Jeanne fut interrogée et examinée... dans le logis de maître Jean Rabateau.
Quand nous arrivâmes à son logis, Jeanne vint au-devant de moi, et, me frappant sur l'épaule, me dit : « Je voudrais bien avoir plusieurs hommes d'aussi bonne volonté ». Maître Pierre de Versailles lui dit : « Nous
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venons vers vous de la part du roi. Je crois bien voir, dit-elle, que vous venez pour m'interroger. » Et elle ajouta : « Je ne sais ni a ni b ». « Pourquoi donc venez-vous ? » demandèrent les théologiens. Elle répondit : « Je viens de la part du Roi des cieux pour faire lever le siège d'Orléans et conduire le roi à Reims pour qu'il soit sacré et couronné. Avez-vous du papier et de l'encre ? Maître Jean Erault, écrivez ce que je vais vous dire (1):
« Au duc de Bethfort, soi-disant régent le royaume de France, ou à ses lieutenans estans devant la ville d' Orliens.
+ JHESUS, MARIA +
Roy d'Angleterre, et vous, duc de Bethfort qui vous dictes régent le royaume de France ; vous, Guillaume de la Poule, conte de Suffort ; Jehan, sire de Talebot ; et vous, Thomas, sire d'Escales, qui vous dictes lieutenans dudit duc de Bethfort, faictes rason au Roy du ciel [de son sanc royal] ; rendez à la Pucelle qui est cy envoiée de par Dieu, le roy du ciel, les clefs de toutes les bonnes villes que vous avez prises et violées en France. Elle est ci venue de par Dieu [le Roy du ciel] pour réclamer le sanc royal (2). Elle est toute prête de faire paix se vous lui voulez faire raison, par ainsi que France vous mectrés jus (= rendrez) et paierez de ce que l'avez tenue. Et entre vous, archiers, compaignons de guerre gentilz,
1. La déposition résume la lettre par sa première phrase. Nous la transcrivons ici intégralement. Cette lettre reparaîtra à l'audience publique du 1er mars.
2. Allusion au duc d'Orléans, prisonnier des Anglais dont Jeanne réclamait la délivrance.
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et autres qui estes devant la [bonne] ville d'Orliens, alez vous en en vos païs, de par Dieu ; et se ainsi ne le faictes, attendez nouvelle de la Pucelle qui vous ira voir briefment à vos bien grans dommaiges. Roy d'Angleterre se ainsi ne le faictes, je suis chief de guerre, et en quel-que lieu que je actaindray vos gens en France, je les en ferai aler, veuillent ou non veuillent, et si ne veullent obéir, je les ferai tous occire. Je suis cy envoiée de par Dieu, le roy du ciel, corps pour corps, pour vous bouter hors de toute France [encontre tous ceulx qui vouldroient porter traïson, malengin ne domaige au royaulme de France] (1). Et si veullent obéir, je les prandray a mercy. Et n'aïez point en vostre oppinion que vous ne tendrez mie ( que vous tiendrez jamais) le royaume de France [de] Dieu, le Roy du ciel, filz [de] sainte Marie ; ainz le tendra le roy Charles, vrai héritier ; car Dieu, le Roy du ciel, le veult, et lui est révélé par la Pucelle ; lequel entrera à Paris en bonne compaignie. Se ne voulez croire les nouvelles de par Dieu et la Pucelle, en quelque lieu que nous vous trouverons, nous ferrons (=férir, frapper) dedans [à horions] et y ferons ung si grant hahay que encore a-il mil ans que en France ne fut si grant, se vous ne faictes raison.
Et croyez fermement que le Roy du ciel envoiera plus de, force à la Pucelle, que vous ne lui sauriez mener de tous assaulx, à elle et à ses bonnes gens d'armes ; et aux horions verra-on qui ara meilleur droit de Dieu du ciel
1. La partie de cette phrase placée entre crochets manque au texte du Procès, au Journal du siège, à la Chronique de la Pucelle et au Registre delphinal. Elle se trouve uniquement dans la copie contemporaine.
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[ou de vous]. Vous, duc de Bethfort, la Pucelle vous prie et vous requiert que vous ne vous faictes mie détruire. Si vous lui faictes raison, encore pourrez-vous venir en sa compaignie, l'où que les Franchois feront le plus bel faict que oncques fut fait par la chrestienté. Et faictes response se vous voulez faire paix en la cité d'Orliens ; et se ainsi ne le faictes, de vos bien grans domaiges vous souviengne briefment. Escript ce mardi [de la] semaine saincte.
[De par la Pucelle]. »
Maître Pierre de Versailles et maître Jean Erault ne firent cette fois rien autre dont je me souvienne.
Jeanne demeura à Poitiers autant que le roi.
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Je n'ai point assisté aux événements d'Orléans. L'opinion commune était que tout s'était fait par le moyen de Jeanne et comme miraculeusement.
Le jour où le seigneur Talbot, qui avait été pris à Patay, fut conduit à Beaugency, j'allai à Beaugency. De Beaugency Jeanne alla à Jargeau avec les hommes d'armes. De là elle revint à Tours où était notre seigneur le roi. De Tours on se remit en route vers Reims pour le sacre et le couronnement du roi. Jeanne disait au roi et aux hommes de guerre : « Allez hardiment et n'ayez crainte. Tout tournera bien. Vous ne trouverez personne qui puisse vous nuire. Vous ne rencontrerez même pas de résistance.» Elle ajoutait : « Je ne redoute pas le manque de monde, force, gens me suivront. »
Jeanne fit rassembler l'armée entre Troyes et Auxerre. On se trouva en grand nombre ; car chacun suivait la Pucelle.
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Le roi et ses gens arrivèrent à Reims sans encombre. Le roi voyait les portes des villes s'ouvrir spontanément devant lui.
Jeanne était une bonne chrétienne, assidue à la messe où elle assistait tous les jours et faisant fréquemment la communion. Elle se fâchait fort quand elle entendait jurer. « C'est là un bon signe, » disait à ce propos le confesseur du roi qui s'enquérait avec sollicitude de sa vie et de ses faits et gestes.
A l'armée, Jeanne était toujours avec les hommes. d'armes. J'ai ouï dire par beaucoup qui vivaient en sa, familiarité que jamais ils ne ressentirent de concupiscence pour elle, alors même qu'ils avaient parfois la volonté d'être incontinents. Onques ils ne présumèrent mal d'elle. La concupiscence, croyaient-ils, ne pouvait l'offenser. Assez souvent ils parlaient des péchés de la chair et il était prononcé des paroles capables d'allumer les sens. Voyaient-ils Jeanne, approchaient-ils de sa per ,sonne, ils ne pouvaient prolonger l'entretien ; bien plus, ils perdaient soudain tout appétit charnel. Sur ce point j'ai interrogé force gens à qui il est arrivé d'être couchés de nuit en compagnie de Jeanne'. Ils me répondaient conformément à la déposition que vous venez d'entendre, et ils m'assuraient que jamais, à la vue de Jeanne, ils n'avaient éprouvé de désir charnel.
Je ne sais rien de plus.
... Il fut demandé à Jeanne pourquoi elle appelait le roi dauphin, au lieu de lui donner son nom de roi. Elle répondit : « Je ne l'appellerai pas roi jusqu'à ce qu'il aura
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été couronné et sacré à Reims. C'est dans cette ville que je l'entends conduire. »
Un jour, je chassais aux cailles, près Saint-Florentlez-Saumur ; un de mes courriers me vint dire qu'il était arrivé près du roi une fille qui se disait envoyée de Dieu pour mettre en fuite les Anglais et délivrer Orléans. Sur ce, je m'en fus le lendemain à Orléans. J'y trouvai ladite Jeanne devisant avec le roi. Quand je fus près, Jeanne demanda qui j'étais : « C'est mon cousin, le duc d'Alençon, » répondit le roi. « Vous, soyez le très bienvenu, me dit Jeanne. Plus on sera ensemble du sang du roi de France, mieux cela sera. »
Le jour d'après, Jeanne vint à la messe du roi, et, quand elle l'aperçut, elle lui fit révérence. Le roi la mena dans une chambre. Le seigneur de la Trémouille et moi étions avec lui. Il avait fait retirer tous autres et nous avait retenus. Alors Jeanne adressa au roi plusieurs requêtes et particulièrement de faire don de son royaume au Roi des cieux, après ce le Roi des cieux ferait pour lui ce qu'il avait fait pour ses prédécesseurs et le replacerait en l'état de ses pères. Ce même jour, le roi étant allé à la promenade, Jeanne fit en sa présence une course, lance en main. Ayant vu comme elle avait bonne mine à courir et porter la lance, je lui donnai un cheval.
Le roi finit par décider que Jeanne serait examinée par les gens d'Église... Mais là-dessus les souvenirs me manquent. Dans la suite, un jour qu'elle dînait avec
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moi, Jeanne me déclara qu'elle avait été beaucoup examinée, mais savait et pouvait plus de choses qu'elle n'avait dit à ceux qui l'interrogeaient...
Le roi m'envoya vers la reine de Sicile (1)m'occuper des préparatifs d'un convoi de vivres pour l'armée qui devait être dirigée sur Orléans. Je trouvai près de la reine le seigneur Ambroise de Loré et le seigneur Louis, dont je ne me rappelle pas l'autre nom (2), qui préparaient le convoi. Mais l'argent manquait. Pour en avoir et payer les vivres, je revins vers le roi. Je lui dis que les vivres étaient prêts et qu'il ne restait qu'à avoir de quoi les solder, ainsi que les hommes d'armes. Le roi envoya des gens qui délivrèrent les sommes nécessaires, si bien qu'hommes et vivres, tout fut prêt pour marcher sur Orléans et tenter de faire lever le siège.
Jeanne, à qui le roi avait fait faire une armure et des armes, fut envoyée avec l'armée et partit.
De ce qui se passa en route et à Orléans je ne sais rien que par ouï-dire; je ne m'y trouvai pas et je ne partis pas avec le convoi. Mais ce que je sais bien, ayant vu plus tard les fortifications élevées par les Anglais, c'est que les bastilles de l'ennemi furent prises par miracle plutôt que par la force des armes. C'est vrai surtout du fort des Tourelles, au bout du pont, et du fort des Augustins. Si je rue fusse trouvé dans l'un ou l'autre avec un petit nombre d'hommes d'armes, j'aurais bien osé défier pendant six ou sept jours la puissance d'une armée, et il me semble bien que les agresseurs n'auraient
1. Yolande d'Aragon, belle-mère de Charles VII.
2. Probablement Louis de Culan, amiral de France.
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pu s'en rendre maîtres. Au reste, j'ai entendu des capitaines qui avaient pris part aux opérations déclarer que ce qui s'était fait à Orléans tenait du miracle; que c'était là une oeuvre d'en haut, non une oeuvre humaine. C'est ce que m'a dit notamment, à plusieurs reprises, le seigneur Ambroise de Loré, naguère gouverneur de Paris.
Après la levée du siège d'Orléans, je revis Jeanne, que je n'avais plus vue depuis son départ d'auprès du roi. Nous fîmes tant qu'il fut rassemblé jusqu'à 600 lances. Notre désir était de marcher sur Jargeau, que les Anglais occupaient. La première nuit nous couchâmes dans un bois. Le lendemain, à la pointe du jour, arrivèrent d'autres gens d'armes du roi, que conduisaient le seigneur bâtard d'Orléans, le seigneur Florentin d'Illiers et quelques autres capitaines. Une fois réunis, nous nous trouvâmes au nombre de 1.200 lances environ.
Il y eut alors contestation entre les capitaines. Les uns étaient d'avis qu'on donnât l'assaut ; les autres étaient d'avis contraire, alléguant la force et le nombre des Anglais. Voyant ces difficultés entre nous, Jeanne nous , dit : « Ne craignez quelque multitude que ce soit : n'hésitez pas à donner l'assaut aux Anglais, Dieu conduit notre armée. Si je n'avais l'assurance que Dieu conduit notre oeuvre, j'aimerais mieux garder les brebis que de m'exposer à de si grands périls. » Là-dessus nous marchâmes vers Jargeau, croyant gagner les faubourgs et y passer la nuit. Mais, sachant notre approche, les Anglais vinrent à notre rencontre et tout d'abord ils nous repoussèrent. Jeanne prit son étendard et se mit à attaquer, en invitant les hommes d'armes à avoir bon coeur. Nous fîmes si bien que les gens du roi purent se loger cette nuit dans les faubourgs de Jargeau.
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Vraiment je crois bien que Dieu conduisait notre oeuvre ; car, pendant cette nuit, les gens du roi ne firent pour ainsi dire aucune garde, et si les Anglais eussent ait une sortie, nous eussions été en grand danger.
Nous préparâmes l'artillerie et, dès le matin, nous fîmes marcher machines et bombardes. Puis, au bout de quelques jours, nous tînmes conseil sur ce qu'il y avait à aire pour prendre la ville aux Anglais. Nous étions en conseil, lorsqu'il nous fut rapporté que La Hire conférait avec le duc de Suffolk. A cette nouvelle, les autres et moi, qui avions la charge de l'expédition, nous fûmes mécontents de La Hire. Il fut mandé et vint.
La Hire venu, l'assaut fut résolu. Les hérauts d'armes se mirent à crier : « A l'assaut ! » Et Jeanne me dit : « Avant, gentil duc, à l'assaut ! » II me semblait qu'en commençant si promptement l'assaut, nous allions trop vite en besogne. Jeanne me dit : « Ne doutez pas. L'heure est bonne, quand il plaît à Dieu. Il faut besoner quand Dieu veut. Besognez, et Dieu besognera. » Un peu après elle me dit : « Ah ! gentil duc, as-tu peur ? Ne sais-tu pas que j'ai promis à ta femme de te n'amener sain et sauf ? » Et en effet, lorsque je quittai ma femme pour venir à l'armée avec Jeanne, ma femme lui dit : « Jeannette, je crains beaucoup pour mon mari. Il 'sort à peine de prison, et il a fallu dépenser tant d'argent pour sa rançon que je le prierais bien volontiers de rester an logis. » A quoi Jeanne répondit: « Madame, soyez sans crainte. Je vous le rendrai sain et sauf et en tel ou meilleur état qu'il n'est. »
Durant l'assaut, comme j'étais à une certaine place, Jeanne me dit : « Retirez-vous de là. Si vous ne vous retirez, cette machine vous tuera. » Je me retirai, et
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peu après la machine que Jeanne m'avait désignée tua le sire du Lude, à la place même d'où je m'étais tiré. Tout cela me fit une grande impression. J'étais fort émerveillé des paroles de Jeanne et de la vérité de ses prédictions.
Jeanne marcha à l'assaut, et moi avec elle. Comme nos gens envahissaient la place, le duc de Suffolk fit crier qu'il me voulait parler. Il ne fut pas écouté et l'assaut continua. Jeanne était sur une échelle, tenant à la main un étendard. L'étendard fut frappé et Jeanne elle-même fut frappée par une pierre qui vint tomber sur sa chapeline (1). Le coup avait jeté Jeanne à terre. Elle se releva et dit aux hommes d'armes : « Amys, amys, sus ! sus ! Notre Sire a condempné les Anglois. A cette heure ils sont nôtres, ayez bon coeur ! » Et à l'instant Jargeau fut pris.
Les Anglais se retirèrent vers les ponts. Les Français les y poussèrent et leur tuèrent plus de 1.100 hommes.
La ville prise, l'armée, Jeanne et moi, nous allâmes à Orléans, d'Orléans à Meung-sur-Loire, où les Anglais occupaient la ville, sous le commandement de l'enfant de Warwick, et de Scales. Me trouvant près de Meung avec un petit nombre d'hommes d'armes, je passai la nuit dans une église et y fus en grand péril.
Le lendemain on alla sur Beaugency ; on rallia, chemin faisant, d'antres soldats du roi et on attaqua les Anglais de la ville. A la suite de cette attaque, les Anglais découvrirent la ville et se retirèrent dans le château. De notre côté, nous établîmes des gardes devant le château, crainte que l'ennemi n'en sortît. Là-dessus nous apprîmes l'arrivée
1. Casque léger en forme de calotte.
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du seigneur connétable avec un corps d'armée. Jeanne, d'autres capitaines et moi en furent mécontents. Nous voulûmes même nous retirer, parce que le roi nous avait donné commandement de ne pas recevoir dans notre société le seigneur connétable. Je dis à Jeanne : « Si le connétable vient, je m'en irai. » Le lendemain, avant l'arrivée du connétable, la nouvelle courut que les Anglais marchaient sur nous en grand nombre, conduits par le seigneur Talbot. Nos gens crièrent : « A l'arme ! » et comme je voulais toujours me retirer à cause de l'arrivée du connétable, Jeanne me dit qu'il était besoin de s'aider. Enfin, les Anglais rendirent le château par composition, et se retirèrent avec un sauf-conduit que je leur accordai, étant alors lieutenant du roi.
Ils étaient partis, quand vint un homme de la compagnie de La Hire qui dit aux autres capitaines du roi et à moi : « Les Anglais marchent sur nous. Nous allons les avoir en face. Ils sont bien là-bas mille hommes d'armes. » L'entendant parler, Jeanne demanda ce que disait cet homme d'armes. On le lui dit. Alors elle dit au seigneur connétable : « Ah ! beau connestable, vous n'estes pas venu de par moy ; mais puisque vous êtes venu, vous serez le bien venu. »
Beaucoup parmi les gens du roi craignaient et disaient qu'il serait bon de s'assurer des chevaux. Mais Jeanne dit ; « En nom Dieu, il les fault combattre. S'ils estoient pendus aux nues, nous les a[u]rons; car Dieu nous les envoie pour que nous les châtions. » Et elle affirmait son assurance de la victoire. « Le gentil roy, disait-elle, a[u]ra aujourd'huy la plus grant victoire qu'il eut piéça (= de longtemps). Et m'a dit mon conseil qu'ils sont tous nostres. » De fait l'ennemi fut battu et mis en pièces
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sans grande difficulté. Talbot, entre autres, fut pris. Il y eut une grande tuerie d'Anglais et on s'en vint au village de Patay, en Beauce. C'est là que Talbot fut amené devant moi et le seigneur connétable. Jeanne était présente. Je dis à Talbot : « Vous ne croyiez pas ce matin qu'il vous adviendrait ainsi. » Talbot dit : « C'est la fortune de la guerre. » Nous retournâmes ensuite vers le roi, et il fut décidé qu'on irait sur Reims pour le sacre.
Maintes fois j'ai entendu Jeanne disant au roi qu'elle durerait un an, pas beaucoup plus, et qu'on pensât à bien besogner pendant cette année ; car, selon son dire, elle avait quatre charges : mettre en fuite les Anglais ; faire couronner et sacrer le roi à Reims, délivrer le duc d'Orléans des mains de l'ennemi, et faire lever le siège d'Orléans.
Jeanne était chaste et elle haïssait fort cette espèce de femmes qui suivent les armées. Un jour, à Saint-Denys, au retour du sacre du roi, je la vis qui poursuivait une jeune prostituée l'épée à la main ; elle brisa même son épée dans cette poursuite.
Elle s'irritait aussi grandement quand elle entendait jurer les hommes d'armes et elle les grondait avec véhémence. Elle me grondait moi en particulier, car il m'arrivait de jurer. Mais quand je la voyais, je cessais mes jurements.
Quelquefois à l'armée j'ai couché avec elle à la paillade (1) à côté d'autres hommes d'armes ; j'ai pu la voir quand elle mettait son armure, et de temps en temps je voyais
1. C'est-à-dire « sur la paille »
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ses seins qui étaient fort beaux ; mais jamais je n'eus de désir charnel à son sujet.
Autant que j'ai pu en juger, je tiens Jeanne pour bonne catholique et prude femme. Je l'ai vue maintes fois recevoir le corps du Christ. A la vue du corps de Notre-Seigneur, elle se prenait souvent à pleurer avec une grande abondance de larmes. Elle communiait deux fois la semaine et se confessait fréquemment.
Dans tous ses faits, hors le fait de la guerre, Jeanne était simple et vraiment jeune fille. Mais dans le fait de la guerre elle était fort experte, tant pour porter la lance que pour réunir une armée et ordonner un combat et disposer l'artillerie. Tous s'émerveillaient de voir que, dans les choses militaires, elle, agît avec autant de sagesse et de. prévoyance que si elle eût été un capitaine ayant guerroyé vingt ou trente ans. C'était surtout au maniement de l'artillerie qu'elle s'entendait.
Je ne sais rien de plus.
Je crois que Jeanne fut envoyée de Dieu. Ses faits et gestes dans la guerre me semblent procéder non d'industrie humaine, mais de conseil divin. Ce que je vais dire expliquera ma créance.
J'étais à Orléans, alors assiégé, quand le bruit courut qu'une jeune fille, vulgairement appelée la Pucelle, avait passé à Gien. Elle disait aller auprès du gentil dauphin avec mission de faire lever le siège d'Orléans et mener le. dauphin à Reims pour le sacre. Ayant la garde d'Orléans et la lieutenance générale du roi, j'envoyai le seigneur de Villars, sénéchal de Beaucaire, et Jamet du
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Thillay, depuis bailli de Vermandois, se renseigner sur cette Pucelle. Ils me rapportèrent, en présence du peuple entier d'Orléans, très avide de savoir la vérité sur l'arrivée de cette Pucelle, qu'ils avaient vu Jeanne près du roi, à Chinon ; que le roi, à première vue, n'avait pas voulu la recevoir, et qu'elle avait dû même passer deux jours à attendre une audience, bien qu'elle persistât à dire : « Je suis venue pour faire lever le siège d'Orléans et conduire le dauphin à Reims. Il me faut des hommes, des chevaux et des armes.
Trois semaines ou un mois se passèrent, pendant lesquels le roi fit examiner Jeanne en tous ses dits et faits par des clercs, des prélats et des docteurs, pour savoir s'il pourrait l'accueillir avec sûreté. En même temps il s'occupa de réunir une multitude d'hommes d'armes pour mener à Orléans un convoi de vivres. Ayant été avisé qu'il n'y avait rien de mal dans le fait de la Pucelle, il l'envoya en compagnie du seigneur archevêque de Reims, alors chancelier de France, et du seigneur de Gaucourt, actuellement grand maître d'hôtel du roi, à Blois, où vinrent les seigneurs chargés de mener le convoi, savoir les seigneurs de Rais et de Boussac, maréchaux de France, le seigneur de Culan, amiral de France, La Hire et le seigneur Ambroise de Loré, nommé depuis gouverneur de la ville de Paris.
Tout ce monde se joignit à l'armée et à la Pucelle. On se mit en route ; et on arriva, par la Sologne, en bon ordre, au bord de la Loire, jusqu'en face de l'église Saint Loup, où les Anglais étaient nombreux et en force.
Ni aux autres capitaines, ni à moi-même, il ne nous semblait possible que l'armée qui conduisait le convoi fût capable de résister et de faire entrer les vivres par ce
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côté. Force était de recourir à des bateaux par lesquels entrerait le convoi. Mais c'était difficile, car il fallait remonter le courant, et le vent était absolument contraire.
Alors Jeanne me dit : « Êtes-vous le bâtard d'Orléans ? Oui, répondis je, et je me réjouis de votre arrivée. Est-ce vous qui avez conseillé que je vienne ici, de ce côté de la rivière, et que je n'aille pas directement où étaient Talbot et les Anglais ? » Je lui dis : « Moi et de plus sages que moi, nous avons donné conseil, croyant faire mieux et plus sûrement. En nom Dieu, répliqua Jeanne, le conseil de Notre-Seigneur est plus sûr et plus sage que le vôtre, Vous avez cru me tromper, et vous vous trompez davantage vous-même ; car je vous amène meilleurs secours qu'il n'en est onques advenu à chevalier ni ville au monde, vu que c'est le secours du Roi des cieux. Toutefois il ne vous vient pas par amour de moi, il procède de Dieu même, qui, à la requête de saint Louis et de saint Charlemagne, a eu pitié de la ville d'Orléans et n'a pas voulu que les ennemis eussent à la fois le corps du duc et sa ville. »
Aussitôt et comme à l'instant même, le vent qui était contraire et rendait fort difficile aux bateaux de vivres la montée du fleuve dans 1a direction d'Orléans, le vent tourna et devint favorable. En conséquence on tendit les. voiles à l'instant. J'entrai dans les bateaux, et avec moi y entra Nicole de Giresmes, aujourd'hui grand prieur de France. Nous longeâmes l'église Saint-Loup et nous passâmes outre malgré les Anglais. Dès ce moment j'eus bonne espérance de Jeanne plus que je n'avais fait jusque-là.
Je lavais suppliée de se résoudre à passer la Loire et à entrer dans Orléans où elle était fort désirée. De cela elle
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fit difficulté, disant qu'elle ne voulait pas abandonner son monde. Pour rester avec ces gens d'armes, bien confessés, pénitents et de bonne volonté, elle refusait de venir. Je fus trouver les chefs de guerre qui avaient refusé de conduire les hommes d'armes, et je leur demandai en grâce de trouver bon, dans l'intérêt du roi, que Jeanne entrât à Orléans. Eux avec toute leur compagnie iraient jusqu'à Blois où ils passeraient la Loire pour venir à Orléans, faute de passage plus rapproché. Lesdits capitaines accueillirent ma requête. Ils consentirent à passer par Blois, et Jeanne vint avec moi. Elle portait son étendard qui était blanc et où se trouvait figuré Notre-Seigneur tenant à la main une fleur de lis. La Hire passa la Loire avec elle; et nous entrâmes tous ensemble à Orléans.
D'après ce que je viens de raconter, il me semble clair que les faits et gestes de Jeanne dans l'armée étaient chose divine plutôt qu'humaine. Ce changement de vent subit après que Jeanne vient de parler en donnant espoir de secours ; cette entrée d'un convoi de vivres malgré les Anglais beaucoup plus forts que l'armée royale ; cette affirmation de la jeune fille qu'elle sait par vision que saint Louis et saint Charlemagne priaient Dieu pour le salut du roi et de la ville d'Orléans, tout cela est de Dieu.
Un autre fait dans lequel je vois le doigt de Dieu. Comme je voulais aller chercher les hommes d'armes qui passaient la Loire à Blois, pour secourir Orléans, Jeanne n'était disposée ni à les attendre ni à consentir que j'allasse les chercher ; mais elle voulait sommer sans répit lès assiégeants de lever le siège, ou, s'ils refusaient, leur donner l'assaut. De fait, elle adressa aux Anglais une sommation, rédigée en sa langue maternelle et toute en paroles
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bien simples (1). Dans cette lettre elle leur disait en substance qu'ils eussent à se retirer du siège et à retourner en Angleterre, sans quoi elle leur donnerait un grand assaut qui les forcerait à s'en aller. La lettre fut envoyée au seigneur Talbot. Or j'affirme que depuis cette heure, tandis qu'auparavant 200 Anglais mettaient en fuite 800 ou 1000 des nôtres, il nous suffit de quatre ou cinq cents hommes de guerre pour lutter contre toute la puissance des Anglais, et il nous arriva de tenir si bien en respect les assiégeants qu'ils n'osaient plus sortir des bastilles qui leur servaient de refuge.
Je dirai un autre fait dans lequel je vois également le doigt de Dieu. Le 27 mai, nous commençâmes de grand matin l'attaque contre le boulevard du Pont, lorsque Jeanne fut blessée d'une flèche qui lui pénétra la chair entre le cou et l'épaule, de la longueur d'un demi-pied. Ce nonobstant, Jeanne ne se retira pas de la bataille, et elle n'accepta pas de remède pour sa blessure. L'assaut dura depuis le matin jusqu'à huit heures du soir, dans telles conditions qu'il n'y avait en quelque sorte espérance aucune de vaincre ce jour-là. Moi, j'étais d'avis de faire retirer l'armée et de rentrer dans Orléans. Sur ce, la Pucelle m'aborde et me requiert d'attendre encore un peu. En même temps, elle monte à cheval, se retire dans une vigne, seule à l'écart, et y reste en prière l'espace d'un demi-quart d'heure ; puis elle revient, prend son étendard en ses mains et se place sur les bords du fossé, pressant l'ennemi. A sa vue les Anglais frémissent et sont saisis d'épouvante ; les soldats du roi reprennent coeur et
1. 5 mai 1429. Nous en donnons le texte dans la déposition de l'aumônier de Jeanne.
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courent à l'escalade. Le boulevard est assailli. Pas de résistance. La bastille fut prise ; les anglais qui y étaient s'enfuirent et tous périrent. Classidas (Glasdale) et les autres principaux capitaines avaient cru trouver une re-traite dans la tour du pont d'Orléans. Ils tombèrent dans lé fleuve et s'y noyèrent. Ce Classidas était l'homme qui parlait de la Pucelle le plus injurieusement, de la manière la plus vilaine et la plus ignominieuse.
La bastille prise, la Pucelle, nos hommes d'armes et moi rentrâmes dans Orléans ety fûmes reçus avec grande joie et affection. Jeanne fut conduite en son logis pour le pansement de sa blessure. Un chirurgien l'ayant pansée, elle songea à réparer ses forces et prit quatre ou cinq tranches de pain qu'elle trempa dans l'eau rougie. Là, se bornèrent en ce jour sa nourriture et sa boisson.
Le lendemain, de très grand matin, les Anglais sortirent de leurs tentes et se rangèrent en bataille, prêts au combat. A cette vue, la Pucelle se leva du lit et s'arma simplement d'une légère cotte de mailles. Sa volonté fut qu'on n'attaquât point les Anglais ni qu'on exigeât rien d'eux, mais qu'on leur permît de se retirer. Et, de fait, ils se retirèrent sans être poursuivis. Orléans était délivré.
Après la délivrance d'Orléans, la Pucelle, d'autres capitaines et moi, allâmes au château de Loches, demander au roi d'expédier dés troupes reprendre les villes et châteaux situés sur la Loire, Meung, Beaugency, Jargeau, à seule fin de rendre plus libre et plus assuré son sacre à Reims. Là-dessus Jeanne adressait au roi les plus nombreuses et les plus vives instances, lui disant de se hâter et de ne pas tarder davantage. Le roi fit toute la diligence possible. Il envoya le duc d'Alençon, d'autres
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capitaines et moi, travailler, en compagnie de Jeanne, au recouvrement de ces places. Toutes furent réduites en peu de jours ; mais elles ne le furent que grâce à l'intervention de la Pucelle, c'est ma conviction.
Les Anglais avaient concentré une grande armée pour la défense des places susdites qu'ils occupaient. Nous avions investi le château et le pont de Beaugency, lorsque l'armée anglaise arriva au château de Meung-sur-Loire, encore aux mains de l'ennemi ; et le château de Beaugency fut pris avant que cette armée pût venir au secours des Anglais,qui y étaient assiégés.
A la nouvelle que Beaugency était remis sous la puissance du roi, tous les corps anglais se réunirent en une seule armée. Nous pensâmes qu'ils voulaient livrer bataille ; nous , ordonnâmes nos troupes, et nous nous disposâmes en guerre, tout prêts .à recevoir l'ennemi. A ce moment le. connétable, plusieurs autres et moi étant présents, le duc d'Alençon, dite à Jeanne « Que dois-je faire ?» Jeanne lui répondit à voix haute : « Ayez tous de bons éperons. » A ces mots, ceux qui étaient là demandèrent à Jeanne : « Que dites-vous ? Nous tournerons donc le dos ? Non, répondit-elle. , Ce sont les Anglais qui tourneront le, dos. Ils ne se défendront pas et seront battus, et vous. aurez besoin de bons éperons pour courir après eux. » Il en arriva ainsi. Les Anglais s'enfuirent ; et, tant morts que prisonniers, il y en eut plus de 4000.
Je me souviens d'autre chose. A Loches, où nous étions allés le trouver, Jeanne et moi, après le siège d'Orléans, le roi était dans sa chambre de retraite, ayant avec lui son confesseur, le seigneur Christophe d'Harcourt, évêque de Castres, et le seigneur de Trèves en
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Anjou, ancien chancelier de France, lorsque Jeanne, qui se disposait à entrer chez lui, frappa à la porte. Presque aussitôt, elle franchit le seuil; se mit à genoux et, tenant embrassées les jambes du roi, elle lui dit ces paroles ou d'autres semblables « Gentil dauphin, ne tenez pas davantage tant et de si interminables conseils; mais venez au plus vite à Reims pour prendre votre digne couronne. Est-ce votre conseil qui vous dit cela Iui dit le seigneur d'Harcourt. Oui, répondit-elle, et je suis très fort aiguillonnée là-dessus.» D'Harcourt reprit: «Ne voudriez-vous pas dire ici, en présence du roi, la manière de votre conseil, quand il vous parle? » Jeanne Iui répondit en rougissant « Je crois comprendre ce que vous voulez savoir, et je vous le dirai volontiers. » Alors le roi : « Jeanne, vous plaît-il bien de déclarer ce qu'on vous demande, en présence des personnes ici présentes ? « Oui », répondit-elle ; et elle ajouta les paroles suivantes ou d'autres semblables « Quand je suis contrariée en quelque manière, parce qu'on fait difficulté d'ajouter foi à ce que je dis de la `part de Dieu, je me retire à l'écart, et je prie Dieu, me plaignant à lui de ce que ceux à qui je parle ne me croient pas facilement. Ma prière à Dieu achevée; jentends une voix qui me dit : « Fille Dé (fille de Dieu), va, va, va, je serai à ton aide, va. » Et quand j'entends cette voix, j'ai grande joie ; même je voudrais toujours l'entendre ». Et, chose frappante, en répétant ce langage de ses voix, elle était dans un ravissement merveilleux, les regards levés vers le ciel.
J'ai encore souvenance qu après les victoires que j'ai dites, les seigneurs du sang royal et les capitaines voulurent que le roi allât en Normandie et non à Reims. Mais la Pucelle fut toujours d'avis d'aller à Reims pour
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le sacre. Comme raison de son opinion, elle disait qu'une fois le roi sacré et couronné, la puissance de ses ennemis irait toujours en diminuant et que finalement ils ne pourraient nuire ni au royaume ni au roi. Tout le monde se rangea à l'avis de Jeanne.
La première étape du roi et de l'armée fut devant Troyes. Il tenait conseil avec les princes de son sang et les autres chefs de guerre pour aviser si on resterait devant la ville et si on l'assiégerait, ou s'il serait expédient de passer outre et d'aller droit à Reims, en laissant Troyes sur son chemin. Le conseil du roi était divisé par des avis divers. On ne savait le plus utile, lorsque la Pucelle survint, entra au conseil et dit ces paroles ou d'autres semblables : « Gentil dauphin, donnez ordre à vos gens de venir assiéger la ville de Troyes, et ne perdez pas le temps en de plus longs conseils car, en nom Dieu, avant trois jours je vous ferai entrer dans la place, ou de bon gré et par amour, ou par force et courage ; et grande sera la stupéfaction de la fausse Bourgogne. »
A l'instant Jeanne vint au camp, dressa sa tente près du fossé, et fit si merveilleuses diligences que tant n'en auraient pu faire deux ou trois hommes de guerre des plus expérimentés et des plus fameux. Elle besogna tellement pendant cette nuit, que, le lendemain, l'évêque et les bourgeois de Troyes donnèrent leur obéissance au roi, tout frémissants et tout tremblants. Depuis, on sut qu'à partir du moment où Jeanne avait donné au roi l'avis de ne pas se retirer devant la ville, les habitants perdirent courage et ne songèrent plus qu'à chercher asile dans les églises.
La ville de Troyes ayant fait soumission, le roi alla à
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Reims. Il y trouva complète obéissance ; là eut lieu son couronnement et son sacre.
Après le sacre, quand le roi vint à la Ferté et à Crespy en Valois, le peuple accours au-devant de lui, transporté de joie et criant : « Noël ! » La Pucelle chevauchait alors entre l'archevêque de Reims et moi. Elle se prit à dire : « Voici un bon peuple. Je n'en ai pas vu nulle part ailleurs qui montrât tant de joie de l'arrivée d'un si noble roi. Et plût à Dieu que je fusse assez heureuse, quand je finirai mes jours, pour être inhumée sur cette terre ! » A ces mots l'archevêque lui dit : « O Jeanne, en quel lieu avez-vous espoir de mourir? Où il plaira à Dieu, dit-elle. Je ne suis sûre ni du temps ni du lieu ; et je n'en sais pas plus que vous. Mais je voudrais bien qu'il plût à Dieu, mon Créateur, que maintenant je me retirasse, laissant là mes armes, et que j'allasse servir mon père et ma mère en gardant leurs brebis avec ma soeur et mes frères qui seraient grandement joyeux de me voir. »
Maintenant, de la vie de Jeanne, de ses moeurs et de sa tenue au milieu des hommes d'armes, je n'ai que du bien à dire. Jamais il n'y eut plus sobre qu'elle. Le seigneur d'Aulon, chevalier, aujourd'hui sénéchal de Beaucaire, qui, vu sa grand sagesse et honnêteté, avait été mis par le roi à côté de Jeanne quasi pour veiller sur elle, m'a dit plusieurs fois qu'il ne croyait pas qu'aucune femme pût 'être plus chaste que Jeanne ne l'était. Ni les autres ni moi, quand nous étions près d'elle, nous n'avions de pensée mauvaise. Selon moi, il y avait là quelque chose de divin.
Chaque jour, Jeanne avait coutume, le soir, à la tombée de la nuit, de se retirer dans une église. Elle faisait sonner les cloches à peu près une demi-heure et réunissait les religieux mendiants qui suivaient l'armée du roi. Alors elle se mettait en oraison et faisait chanter par les frères mendiants une antienne en l'honneur de la bienheureuse Vierge, mère de Dieu.
Il y avait quinze jours que le comte de Suffolk avait été fait prisonnier à la prise de Jargeau lorsque fut envoyée audit comté une cédule en papier contenant quatre vers. Ces quatre vers portaient qu'une Pucelle devait venir du Bois-Chenu et chevaucherait sur le dos des archers et contre eux.
Pour finir, je dirai qu'il arrivait à Jeanne de parler en plaisantant des choses de la guerre, et qu'afin de donner coeur aux hommes d'armes elle a pu annoncer beaucoup d'événements militaires qui peut-être ne se sont pas accomplis ; mais je déclare que, quand elle parlait sérieusement de la guerre, de son fait et de sa vocation, elle se bornait à affirmer qu'elle était envoyée pour lever le siège d'Orléans, pour secourir le pauvre peuple opprimé dans cette ville et dans les lieux voisins et pour mener sacrer le roi à Reims.
[Cette déposition ne nous est parvenue que très abrégée. Les rédacteurs se sont contentés de signaler les principaux points en faisant remarquer le complet accord de Gaucourt avec Dunois.]
(Lors du secours d'Orléans) Jeanne avait expressément prédit qu'avant peu le temps et le vent changeaient. Or c'est ce qui eut lieu aussitôt qu'elle eut parlé...
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Jeanne était sobre dans le boire et le manger. Il ne sortait de sa bouche que de bonnes paroles servant pour l'édification et le bon exemple. Elle était très chaste. Jamais je n'ai ouï qu'un homme eût été avec elle la nuit. Loin de là, la nuit elle avait avec soi une femme couchant en sa chambre. Elle se confessait souvent, vaquait assidûment à l'oraison, entendait chaque jour la messe et faisait des communions fréquentes. Elle ne souffrait pas qu'on proférât devant elle des paroles vilaines ou des blasphèmes, et elle montrait par ses discours et par ses actes combien elle avait de telles choses en horreur.
Je ne sais rien de plus.
L'année où Jeanne vint à Chinon, j'avais quatorze ou quinze ans, et j'étais, en qualité de page, de la suite du seigneur de Gaucourt, capitaine dudit lieu de Chinon.
Jeanne arriva à Chinon en compagnie de. deux gentils-hommes qui la présentèrent au roi. Plusieurs fois je la vis aller et venir chez le roi. Elle prit logis dans une tour du château de Couldray, près de Chinon ; j'y demeurai avec elle tout le temps qu'elle y resta. J'étais continuellement en sa compagnie pendant le jour ; mais la nuit elle avait des femmes avec elle.
Je me souviens fort bien que pendant que Jeanne habitait la tour du Couldray, des personnes de qualité vinrent pendant plusieurs jours s'entretenir avec elle. Je ne sais ce qu'elles faisaient ou disaient. Toujours en les voyant entrer, je me retirais.
Vers le même temps et dans cette même tour où j'étais
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avec elle, je vis maintes fois Jeanne à genoux. Elle paraissait en prières mais je n'entendais pas bien ce qu'elle disait. Assez souvent elle pleurait.
Peu après, Jeanne fut conduite à Poitiers, puis à Tours, dans la maison de la femme Lapau. A Tours, le duc d'Alençon donna à Jeanne un cheval que j'ai vu précisément au logis Lapau. C'est à Tours encore que je devins page de Jeanne avec un nommé Raymond. Depuis lors je restai toujours avec Jeanne et allai constamment: en sa compagnie, la servant en l'office de page tant à Blois qu'à Orléans et jusqu'à ce qu'on allât devant, Paris.
Durant le séjour de Jeanne à Tours, le roi lui fit faire une armure complète et lui donna une maison militaire.
De Tours Jeanne se rendit à Blois, en compagnie d'hommes d'armes, ayant grande confiance en elle. Elle demeura quelque temps à Blois avec les troupes du roi. Combien de temps ? Je ne m'en souviens pas. Mais on finit par décider de quitter Blois et d'aller à Orléans par la Sologne. Jeanne partit tout armée avec une escorte d'hommes d'armes. Elle leur disait sans cesse d'avoir confiance en Dieu et de confesser leurs péchés. En route je l'ai vue communier.
Quand nous fûmes proche d'Orléans par le chemin de Sologne, Jeanne, plusieurs autres et moi, fûmes conduits au delà de l'eau, sur le côté de la ville d'Orléans, et de là entrâmes dans cette ville. Pendant le trajet de Blois à Orléans, Jeanne avait été fortement meurtrie pour avoir dormi tout armée la nuit du départ de Blois.
A Orléans elle fut logée dans le logis du trésorier de la ville, en face la porte Bannier. Il me semble même qu'elle reçut dans ce logis le sacrement de l'Eucharistie.
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Le lendemain de notre entrée dans la ville, Jeanne alla trouver le bâtard d'Orléans et s'entretint avec lui. Au retour, elle était fort courroucée, parce que, disait-elle, on avait décidé qu'il n'y aurait pas d'attaque ce jour-là.
Néanmoins, elle s'en fut à un boulevard qu'occupaient les gens du roi, vis-à-vis d'un boulevard des Anglais ; et là, parlant aux Anglais qui étaient sur le boulevard en face d'elle, elle leur dit : « En nom Dieu, retirez-vous, sinon je vous chasserai. » L'un d'eux, appelé le bâtard de Granville, lui dit plusieurs injures : « Veux-tu donc, lui criait-il, que nous nous rendions à une femme ? » Et il appelait les Français qui étaient avec Jeanne, « maquereaulx, mescréans ». Sur ce, Jeanne revint à son logis et monta dans sa chambre.
Je croyais qu'elle allait dormir, lorsque presque aussitôt elle descendit et me dit : « Ha, sanglant garson, vous ne me disiez pas que le sang de France feust répandu ! » En même temps elle m'ordonna, d'aller querir son cheval. Pendant que j'y allai, elle se fit armer par la dame de la maison et sa fille. A mon retour, je la trouvai déjà armée. Elle me commanda d'aller chercher son étendard qui était resté dans sa chambre, et je le lui passai par la fenêtre. L'étendard une fois en sa main, elle partit au galop vers la porte de Bourgogne. « Courez après elle, » me dit l'hôtesse. Ainsi fis-je.
Il y avait en ce moment une escarmouche vers la bastille Saint-Loup, et dans cette escarmouche le boulevard fut pris.
En route, Jeanne rencontra quelques Français blessés, ce qui la fâcha beaucoup. Pourtant les Anglais s'apprêtaient à faire bonne défense. Jeanne s'avança contre eux
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en grande hâte. Aussitôt qu'ils l'aperçurent, les Français se mirent à jeter de grands cris, et fut prisé la bastille Saint-Loup.
D'après ce que j'ai ouï dire, quelques clercs qui étaient parmi les Anglais revêtirent leurs ornements ecclésiastiques pour venir au-devant de Jeanne. Jeanne les reçut et les fit conduire en son hôtel sans. permettre qu'on leur fit aucun mal. Quant aux autres Anglais, ils furent tués par les gens d'Orléans.
Le soir, Jeanne vint souper en son hôtel. Elle était très sobre. Bien des fois, en toute une journée, elle n'a mangé qu'un morceau de pain. J'admirais qu'elle mangeât si peu. Lorsqu'elle restait chez elle, elle mangeait seulement deux fois par jour.
Le lendemain, vers trois heures, les hommes d'armes du roi passèrent la bastille de Saint-Jean-le-Blanc, qu'ils prirent ainsi que la bastille des Augustins, Jeanne passa la Loire avec eux. J'étais là, lui parlant. On rentra à Orléans, et Jeanne coucha dans son hôtel avec quelques femmes, selon son habitude. Chaque nuit, autant que possible, elle avait une femme pour compagne de lit. Quand elle n'en pouvait trouver en guerre et en campagne, elle couchait tout habillée.
[Le jour suivant, on prit la bastille du Pont],,le lendemain, tous les Anglais qui étaient autour d'Orléans se retirèrent à Beaugency et à Meung. L'armée du roi, avec Jeanne, alla les y chercher. Offre fut faite de rendre Beaugency honorablement ou de combattre. Mais le jour du combat venu, les Anglais décampèrent de Beaugency. Les gens du roi les poursuivirent avec Jeanne. La Hire conduisit l'avant-garde ; de quoi Jeanne fut fort contrariée ; car elle désirait avoir la charge de l'avant-garde.
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La Hire tomba sur les Anglais. On se battit. La victoire fut à nous. Presque tous les Anglais furent tués.
Jeanne, qui était très compatissante, eut grand pitié d'une telle boucherie. Voici un trait qui le prouve. Un Français qui menait quelques Anglais prisonniers venait de frapper l'un d'eux à la tête si fortement que l'homme tomba comme mort. A cette vue, Jeanne mit pied à terre, et fit confesser l'Anglais, en lui soutenant la tête et en le consolant selon son pouvoir.
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Autant que j'ai pu la connaître, Jeanne était une bonne et prude femme, vivant catholiquement. Elle aimait beaucoup à entendre la messe et elle n'y manquait jamais, sauf les cas d'impossibilité. Elle était très fâchée quand elle entendait blasphémer Dieu et jurer. Je sais que souvent, quand monseigneur le duc d'Alençon jurait ou disait quelque parole blasphématoire, Jeanne le reprenait. En général, dans l'armée, personne n'eût osé jurer ou blasphémer devant elle, crainte de ses réprimandes.
Jeanne ne voulait pas, de femmes dans l'armée. Un jour, près de Château-Thierry, ayant aperçu, montée sur un cheval, une femme qui était la maîtresse d'un homme d'armes, elle se mit à la poursuivre l'épée à la main. L'ayant atteinte, elle ne la frappa point, mais l'avertit avec douceur et charité de ne plus se trouver dorénavant dans la compagnie des hommes d'armes ; sinon, elle lui en donnerait regret.
Voilà tout.
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J'étais au Puy, où se trouvait la mère de Jeanne, ainsi que quelques-uns de ceux qui l'avaient menée au roi quand j'ouïs parler pour la première fois de Jeanne et de sa venue à la cour. Ces gens, ayant fait connaissance avec moi, me dirent : « Il faut venir avec nous près de Jeanne. Nous ne vous laisserons que quand nous vous aurons conduit auprès d'elle. » Je vins donc avec eux à Chinon, puis à Tours.
J'étais précisément lecteur dans un couvent de cette ville. A Tours, Jeanne demeurait pour lors au logis de Jean, Dupuy, bourgeois de la ville: Nous l'y rencontrâmes. Mes compagnons lui dirent : « Jeanne, nous vous avons amené ce bon Père. Quand vous le connaîtrez bien, vous l'afinerez bien. » Jeanne leur répondit « Le bon Père me rend bien contente. J'ai déjà entendu parler de lui et dès demain je me veux confesser à lui. » Le lendemain je l'ouïs en confession, et je chantai la messe devant elle. Depuis cette heure, j'ai toujours suivi Jeanne et n'ai cessé d'être son chapelain jusqu'à Compiègne.
On m'a dit que quand Jeanne vint au roi, elle fut, à deux reprises, visitée par des femmes. On voulait savoir ce qu'il en était d'elle, si elle était homme ou femme, déshonorée ou vierge. Elle fut trouvée femme, mais vierge et pucelle. Elle fut notamment visitée, paraît-il, par la dame de Gaucourt et par la dame de Trèves.
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Au moment où Jeanne entrait au château de Chinon pour aller parler au roi, un cavalier se mit à dire : « N'est-ce pas là la Pucelle ? Jarnidieu ! si je l'avais une
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nuit, je ne la rendrais pas telle que je l'aurais prise. Ha ! lui dit Jeanne, en nom Dieu, tu le renies et tu es. si près de la mort ! » Moins d'une heure après cet homme tomba dans l'eau et se noya. Je tiens ce fait de la bouche de Jeanne et de plusieurs autres personnes qui déclaraient avoir été présentes.
Le seigneur comte de Vendôme introduisit Jeanne dans la chambre du roi. Le roi l'apercevant lui demanda son nom. Elle dit : « Gentil dauphin, j'ai nom Jeanne la Pucelle, et vous mande le Roi des cieux par moi que vous serez sacré et couronné à Reims, et que vous serez le lieutenant du Roi des cieux qui est roi de France. » Après beaucoup de questions du roi, Jeanne reprit : « Je te dis de la part de messire que tu es vrai héritier de France et. fils du roi, et il m'envoie à toi pour te conduire à Reims afin que tu y reçoives ton couronnement et ton sacre, si tu en as la volonté. »
A la suite de cet entretien, le roi dit à son entourage que Jeanne lui avait parlé de certaines choses secrètes. que nul ne savait ni ne pouvait savoir hormis Dieu, et qu'ainsi il avait bien confiance en elle.
Tout ce que je viens de dire je le tiens de Jeanne, car je ne fus témoin de rien.
Jeanne me disait qu'elle était vexée de tant d'interrogatoires ; qu'on l'empêchait de faire sa besogne, qu'elle était impatiente d'agir, qu'il en était temps.
Elle avait demandé aux messagers de son Seigneur son Seigneur c'était Dieu ce qu'elle devait faire. Ils lui dirent de prendre l'étendard. Elle se fit donc faire un étendard où était représenté notre Sauveur assis en jugement sur les nuées du ciel, et où figurait un ange tenant en ses mains une fleur de lis que le Sauveur
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bénissait. J'étais à Tours quand cet étendard y fut bénit.
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Jeanne était très dévote envers Dieu et la bienheureuse Marie. Elle se confessait presque chaque jour et communiait fréquemment. Quand elle était en un lieu où il y avait tin couvent de mendiants, elle me disait de lui remémorer les jours où les petits enfants des mendiants recevaient le sacrement de l'Eucharistie, pour qu'elle communiât avec eux. Et c'était son plaisir de communier avec les petits enfants des mendiants. Quand elle se confessait, elle pleurait.
Ayant quitté Tours pour aller à Orléans, nous fûmes à Blois deux ou trois jours environ, attendant les vivres qu'on y chargeait sur les bateaux. A Blois, Jeanne me dit de faire faire une bannière autour de laquelle se rassembleraient les prêtres et d'y faire peindre l'image de Notre-Seigneur crucifié. La bannière une fois terminée, Jeanne, chaque jour, matin et soir, me faisait convoquer tous les prêtres. Ceux-ci, réunis, chantaient des antiennes et des hymnes en l'honneur de la bienheureuse Marie. 'Jeanne était avec eux. Elle ne permettait à aucun homme d'armes d'y être s'il ne s'était confessé le jour même, et telle les avisait tous de se confesser pour venir à la réunion, vu que tous les prêtres qui en étaient se tenaient prêts à recevoir tout pénitent de bonne volonté.
Le jour où on quitta Blois pour aller à Orléans, Jeanne fit rassembler tous les prêtres. La bannière en tête, ils ouvrirent la marche. Les hommes d'armes suivaient. Le cortège sortit de la ville, par le côté de la Sologne, en chantant : Veni creator Spiritus, et plusieurs autres antiennes.
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Ce jour-là et le lendemain on coucha dans les champs.
Le troisième jour, on arriva en vue d'Orléans... Les gens d'armes du roi, qui menaient un convoi de vivres, s'avancèrent jusque dans le voisinage de l'ennemi, si bien que Français et Anglais pouvaient, avec leurs yeux, se dévisager mutuellement. Mais la rivière était en ce moment si basse que les bateaux ne pouvaient monter ni venir jusques à la rive où étaient les Anglais. Heureusement, comme par un coup soudain, une crue d'eau se fit. Les bateaux purent aborder. Jeanne y entra avec des hommes d'armes et pénétra dans Orléans.
Pour moi, sur l'ordre de Jeanne, je retournai à Blois avec les prêtres et la bannière. Peu de jours après, à la suite d'une quantité d'hommes d'armes, je vins à Orléans, par la Beauce, avec la bannière et les prêtres, sans aucun empêchement. Jeanne vint à notre rencontre et nous entrâmes tous ensemble dans la ville. Il n'y eut pas de résistance : nous fîmes entrer le convoi sous les yeux mêmes des Anglais C'était merveilleux. Les Anglais étaient en grande puissance et en grande multitude, excellemment armés et prêts au combat ; ils voyaient bien que ces gens du roi faisaient maigre figure vis-à-vis d'eux. Ils nous voyaient, ils entendaient chanter nos prêtres au milieu desquels je me trouvais portant la bannière. Eh bien ! ils demeurèrent tous impassibles et n'attaquèrent ni les clercs ni les hommes d'armes.
A peine étions-nous à Orléans que, pressés par Jeanne, les hommes d'armes sortirent de la ville pour aller attaquer les Anglais et donner l'assaut à la bastille Saint-Loup. Ce jour-là, d'autres prêtres et moi, nous rendîmes après dîner, au logis de Jeanne. Au moment où nous
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arrivions, nous l'entendîmes qui criait : « Où sont ceux qui me doivent armer ? Le sang de nos gens coule à terre. » Ayant été armée, elle sortit précipitamment et courut à la bastille Saint-Loup où avait lieu l'attaque. En route, Jeanne rencontra plusieurs blessés. Elle en eut très grande douleur. Peu après, elle marcha avec les autres à l'assaut et fit si bien que, violemment et par force, la bastille fut prise. Ceux qui s'y trouvaient furent faits prisonniers. Je me rappelle que cet assaut eut lieu la veille de l'Ascension. Il y eut là force Anglais mis à mort. Jeanne s'en affligeait beaucoup, parce que, disait-elle, ces pauvres gens avaient été tués sans confession ; et elle les plaignait fort. Sur place elle se confessa à moi. En même temps elle me prescrivit d'avertir publiquement tous les hommes d'armes de confesser leurs péchés et de rendre grâces à Dieu de la victoire obtenue ; sinon, elle ne les aiderait plus et même ne resterait pas en leur compagnie.
Ce même jour, veille de l'Ascension, Jeanne dit que dans cinq jours le siège d'Orléans serait levé et qu'il ne resterait plus un seul Anglais devant la ville. Or tel fut l'événement.
Ainsi, comme je l'ai dit, nous prîmes ce jour-là, la bastille de Saint-Loup. Elle renfermait plus de cent hommes d'élite et bien armés. Il n'y en eut pas un qui ne fût tué ou pris.
Le soir de ce jour, étant en mon logis, Jeanne me dit que le lendemain, qui était le jour de l'Ascension de Notre-Seigneur, elle s'abstiendrait de guerroyer et de s'armer par révérence de bette fête solennelle ; et que ce jour-là elle voulait se confesser et communier.
Ce qu'elle fit. Elle ordonna que nul ne sortît le
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lendemain de la ville et allât attaquer ou faire assaut, qu'il ne se fût préalablement confessé. Elle dit encore qu'on veillât que les femmes dissolues ne fissent partie de sa suite, car, à cause de leurs péchés, Dieu permettrait qu'on eût le dessous.
C'est en ce jour de l'Ascension que Jeanne écrivait aux Anglais retranchés en leurs bastilles en cette manière (1) :
« Vous, hommes d'Angleterre, qui n'avez aucun droit en ce royaume de France, le Roi des cieux vous mande et ordonne par moi Jehanne la Pucelle, que vous quittiez vos bastilles et retourniez en vos pays. Sinon je ferai de vous un tel hahu qu'il y en aura perpétuelle mémoire. Voilà ce que je vous écris pour la troisième et dernière fois, et je ne vous écrirai plus.
Ainsi signé : « JHÉSUS MARIA, Jehanne la Pucelle. »
« Je vous aurais envoyé mes lettres plus honnêtement ; mais vous retenez mes hérauts ; vous avez retenu mon héraut Guyenne. Veuillez me le renvoyer et je vous renverrai quelques-uns de vos gens qui ont été pris à la bastille Saint-Loup; car ils ne sont pas tous morts. »
La lettre écrite, Jeanne prit une flèche, attacha au bout la missive avec un fil et ordonna à un archer de la lancer aux Anglais en criant : « Lisez, ce sont nouvelles ». La flèche arriva aux Anglais avec la lettre. Ils lurent la lettre, puis ils se mirent à crier avec très. grandes clameurs : « Ce sont nouvelles de la putain des Armagnacs. » A ces mots Jeanne se mit à soupirer et à
1. 5 mai 1429.
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pleurer beaucoup, invoquant le Roi des cieux à son aide. Bientôt elle fut consolée, parce que, disait-elle, elle avait eu des nouvelles de son Seigneur.
Le soir, après souper, Jeanne me dit qu'il faudrait le lendemain me lever plus tôt que je n'avais fait le jour de l'Ascension et que je la confesserais de très grand matin.
En conséquence, le lendemain vendredi, je me levai dès la pointe du jour; je confessai Jeanne et je chantai la messe devant elle et tous ses, gens. Puis, elle et les hommes d'armes allèrent à l'attaque, qui dura du matin jusqu'au soir. Ce jour-là, la bastille des Augustins fut prise après un grand assaut.
Jeanne, qui avait l'habitude de jeûner tous les vendredis, ne le put cette fois parce qu'elle avait. eu trop à faire. Ainsi elle soupa. Elle venait d'achever son repas lorsque vint à elle un noble et vaillant capitaine dont je ne me rappelle pas le nom. Il dit à Jeanne : « Les capitaines ont tenu leur conseil. Ils ont reconnu qu'on était bien peu de Français, eu égard au nombre des Anglais, et que c'était par une grande grâce de Dieu qu'ils avaient obtenu quelques avantages. La ville étant pleine de vivres, nous pouvons tenir en attendant le secours du roi. Dès lors le conseil ne trouve pas expédient que les hommes d'armes fassent demain une sortie. » Jeanne répondit : « Vous avez été à votre conseil ; j'ai été au mien. Or, croyez que le conseil de mon Seigneur s'accomplira et tiendra et que le vôtre périra. » Et s'adressant à moi qui étais près d'elle : « Levez-vous demain de très grand matin, encore plus que vous ne l'avez fait aujourd'hui, et agissez le mieux, que vous pourrez. Il faudra vous tenir toujours près de moi, car demain j'aurai fort à faire et plus ample besogne que je
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n'ai jamais eue. Et il sortira demain du sang de mon corps au-dessus du sein.
Donc, le lendemain samedi, dès la première heure, je me levai et célébrai la messe. Puis Jeanne alla à l'assaut de la bataille du Pont où était l'Anglais Clasdas (Glgsdale). L'assaut dura depuis le matin jusqu'au coucher du soleil sans interruption. A cet assaut, l'après-dîner, Jeanne, comme elle l'avait prédit, fut frappée d'une flèche au-dessus du sein. Quand elle se sentit blessée, elle craignit et pleura, et puis fut consolée, comme elle disait.
Quelques hommes d'armes la voyant ainsi blessée voulurent la charmer. Mais elle refusa, et dit : « J'aimerais mieux mourir que de faire chose, que je susse être un péché, ou contraire à la volonté de. Dieu. Je sais,' bien que je dois mourir un jour ; mais je ne sais ni quand, ni où, ni comment, ni à quelle heure. S'il peut être apporté remède à ma blessure sans péché, je veux bien être guérie. » On appliqua sur la blessure de l'huile d'olive dans du lard ; et ce pansement fait, Jeanne se confessa à moi en pleurant et se lamentant. Ensuite, elle retourna derechef à l'assaut, en criant : Clasdas, Clasdas, ren-ti, ren-ti au Roi des cieux l Tu m'as appelée putain ; j'ai grand'pitié de ton âme et de celle des tiens. » A cet instant Clasdas;, armé de la tête aux pieds, tomba dans le fleuve de la Loire et fut noyé. Jeanne, émue de pitié, se mit à pleurer fortement pour l'âme de Clasdas et des autres, noyés là en grand nombre.
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J'ai souvent ouï Jeanne assurer qu'il n'y avait dans !son fait qu'un pur ministère ; et , quand on lui disait : « Mais rien de tel ne s'est vu. comme ce qui se voit en votre fait : en aucun livre on ne lit telles choses;» elle
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répondait: « Mon Seigneur a un livre dans lequel onques mil clerc n'a lu, tant soit-il parfait en cléricature. »
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(TEXTE ORIGINAL.)
Et premièrement dit que vingt-huict ans a, ou environ, le roi estant en la ville de Poictiers, lui fut dit que ladicte Pucelle, laquelle estoit des parties de Lorraine, avoit esté amenée audit seigneur par deux gentilzhommes, eulx disans estre à Messire Robert de Baudricourt, chevalier, l'un nommé Bertrand, et l'autre Jean de Mès, et [icelle] présentée pour laquelle venir, luy qui parle alla audit lieu de Poictiers.
Dit que, après ladicte presentacion, parla ladicte Pucelle au roy nostre sire secretement, et luy dist aucunes choses secrètes : quelles, il ne sait ; fors tant que, peu de temps agréa, icelluy seigneur envoia quérir aucuns des gens de son conseil, entre lesquelz estoit ledit depposant? Lors auxquelx il d'ist que ladicte Pucelle luy avoit dit qu'elle luy estoit envoiée de par Dieu pour luy aidier à recouvrer son royaulme, qui pour lors pour la plus grant partie estoit occuppé par les Angloys, ses ennemys anciens.
Dit que après ces paroles par ledit seigneur aux gens de sondit conseil déclairées, fut advisé interroger ladicte Pucelle, qui pour lors estoit de l'âge de seize ans, ou environ, sur aucun poins touchant la foy.
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Dit que, pour ce faire, fist venir ledit seigneur certains maistres en théologie, juristes et aultres gens expers, lesquels l'examinèrent et interroguèrent sur iceulx poins bien et diligemment.
Dit qu'il estoit présent audit conseil quant iceulx maistres firent leur raport de ce que avoient trouvé de ladicte Pucelle ; par lequel fut par l'un d'eulx dit publiquement qu'ilz ne véoient, sçavoient ne cognoissoient en icelle Pucelle aucune chose, fors seulement tout ce que puet estre en bonne chrestienne et vraye catholique : et pour telle la tenoient, et estoit leur advis que estoit une très bonne personne.
Dit aussi que ledit raport fait audit seigneur par les-dits maistres, fut depuis icelle Pucelle baillée à la royne de Cecille (Sicile) mère de la royne nostre souveraine dame, et à certaines dames estans avecques elles ; par lesquelles icelle Pucelle fut veue, visitée et secrètement regardée et examinée ès secrètes parties de son corps ; mais après ce qu'ilz eurent veu et regardé tout ce que faisoit à regarder en ce cas, ladicte dame dist et relata au roy qu'elle et ses dictes dames trouvoient certainement que c'estoit une vraye et entière pucelle, en laquelle n'aparoissoit aucune corrupcion ou violence.
Dit qu'il estoit présent quand la dicte dame fit sondit raport.
Dit oultre que, après ces choses ouyes, le roy, con-sidérant la grant bonté qui estait en icelle Pucelle et ce qu'elle lui avoit dit que de par Dieu luy estoit envoiée, fut par ledit seigneur conclu en son conseil que d'ilec en avant il s'aideroit d'elle au fait de ses guerres, actendu que pour ce faire luy estoit envoiée.
Dit que adonc fut déliberé qu'elle seroit envoiée dedans
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la cité d'Orléans, laquelle estoit adonc assiégée par les-dits ennemys.
Dit que pour celuy furent baillez gens, pour le service de sa personne, et autres pour la conduite d'elle.
Dit que pour la garde et conduite d'icelle fut ordonné ledit depposant par le roy nostredit seigneur.
Dit aussi que pour la seureté de son corps, ledit seigneur feist faire à Iadicte Pucelle harnois tout propre pour son dit corps, et ce fait, luy ordonna certaine quantité de gens d'armes pour icelle et ceulx de sa dicte compaignie mener et conduire seurement audit lieu d'Orléans.
Dit que incontinent après se mist à chemin avecque ses dictes gens pour aller celle part.
Dit que tantost après qu'il vint à la congnoissance de monseigneur de Dunoys, que pour lors on appeloit monseigneur le bastard d'Orléans, lequel estoit en ladicte cité pour la préserver et garder desdits ennèmys, que la-dicte Pucelle venoit celle part, tanstot feist assembler certaine quantité de gens de guerre pour lui aller nudevant, comme la Hire et aultres. Et pour ce faire et plus seurement l'amener et conduire en ladicte cité, se mirent iceluy seigneur et sesdictes gens en ung bateau, et par la rivière de Loire alerent au devant d'elle environ ung quart de lieue, et là la trouvèrent.
Dit que incontinent entra ladicte Pucelle et il qui parle audit bateau, et le résidu des dictes gens entrèrent en la dicte cité seurement et sauvement ; en laquelle mondit seigneur de Dunoys la feist logierbien et honestement en l'ostel d'un des notables bourgeois d'icelle cité, lequel avoit espousé l'une des notables femmes d'icelle.
Dit que, après ce que mondit seigneur de Dunoys, la
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Hire et certains aultres capitaines du party du roy nostredit seigneur eurent conféré avec ladicte Pucelle, qu'estoit nécessaire de faire pour la tuicion (protection), garde et deffense de ladicte cité et aussi par quel moyen\ on pourroit mieulz grever lesdits ennemis : fut entre eulx advisé et conclu qu'il estoit nécessaire faire venir certain nombre de gens d'armes de leur dit party, qui estoient lors ès parties de Blois, et les falloit aller querir. Pour laquelle chose mettre à execusion et pour iceulx amener en ladicte cité, furent commis mondit seigneur de Dunoys, il qui parle et certains aultres capitaines, avecque leurs gens ; lesquelz allèrent audit pays de Bloys pour iceulx amener et faire venir.
Dit que, ainsi qu'ilz furent presz à partir pour aler querir iceulx qui estoient audit païs de Bloys, et qu'il vint à la notice de ladicte Pucelle, incontinent monta icelle à cheval, et la Hire avecques elle, et avecques certaine quantité de ses gens yssit hors aux champs pour garder que lesdits ennemis ne leur portassent nul dom-mage. Et pour ce faire, se mist ladicte Pucelle avecques sesdictes gens entre Post de sesdits ennemis et ladicte cité d'Orléans, et y fisc tellement que, nonobstant la Brant puissance et nombre des gens de guerre estans en Post (à l'armée) desdits ennemis, touttefoiz, la mercy Dieu, passèrent lesdits seigneurs de Dunoys et il qui parle avecques toutes leurs gens, et seurement allèrent leur chemin ; et pareillement s'en retourna ladicte Pucelle et sesdictes gens en ladicte cité.
Dit aussi que tantost qu'elle sceut la venue dessusdits, et qu'ils amenoient les aultres qu'ilz estoient allez querir pour le renfort de ladicte cité, incontinent monta à cheval icelle Pucelle et avecques une partie de ses gens ala
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audevant d'iceulx, pour leur subvenir et secourir, si besoing en eust esté.
Dit que au veu et sceu desdits ennemis entrèrent les-dits Pucelle, de Dunoys, mareschal la Hire, et qui parle et leur dictes gens en icelle cité sans contradictions, quelxconques.
Dit plus que ce mesme jour, après disner, vint mondit seigneur de Dunoys au logis de ladicte Pucelle ; ouquel il qui parle et elle avoient disné ensemble. Et en parlant à elle, lui dist icelluy seigneur de Dunoys qu'il avoit sceu pour vray par gens de bien que ung nommé Falstoff, capitaine desdits ennemys, devoit brief venir par devers iceulx ennemys estans oudit siège, tant pour leur donner secours et renforcier leur ost, comme aussi pour les advitailler ; et qu'il estoit dejà à Yinville. Desquelles paroles ladite Pucelle fut toute resjoye, ainsi qu'il sembla à qui il parle; et dist à mondit seigneur de Dunoys telles paroles ou semblables : a Bastard, bastard, ou nom de Dieu, je te commande que tantost que tu sçauras la venue dudit Falstof, que tu me le faces sçavoir : car, s'il passe sans que je le sache, je te promets que je te feray oster la teste. » A quoy lui respondit ledit seigneur de Dunoys que de ce ne se doubtast, car il le luy feroit bien sçavoir.
Dit que, après ces parolles, il qui parle, lequel estoit las et travaillé, se mist sur une couchette en la chambre de ladicte Pucelle, pour ung peu soy reposer, et aussi se mist icelle avecques sadicte hotesse sur üng aultre lit pour pareillement soy dormir et reposer; mais ainsi que ledit depposant commençoit à prendre son repos, soubdainement icelle Pucelle se leva dudit lit, et en faisant grand bruit l'esveilla. Et lors luy demanda il qui parle
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qu'elle vouloit ; laquelle lui respondit : « En nom Dé, mon conseil m'a dit que je voise contre les Anglois ; mais je ne sçay se je doy aler à leurs bastilles ou contre Falstof, qui les doibt avitailler. » Sur quoi se leva ledit depposant incontinent, et le plus tost qu'il peust arma ladicte Pucelle.
Dit que ainsi qu'il l'areuvit, ouvrent grand bruit et grand cri que faisoient ceulx de ladicte cité, en disant que les ennemys portoient grand dommaige aux
Dit que incontinent il qui parle suyvit ladicte Pucelle ; mais sitost ne sceut aller qu'elle ne peust jà à icelle porte.
Dit que ainsi qu'ilz arrivoient à icelle porte, virent que l'on apportoit l'un des gens d'icelle cité, lequel estoit très-fort blécié ; et adonc ladicte Pucelle demanda à ceulx qui le portoient qui estoit celuy homme ; lesquelz lui respondirent que c'estoit un
Dit que, à celle heure, ladicte Pucelle, il qui parle, et plusieurs aultres gens de guerre en leur compaignie, yssirent hors de ladicte cité pour donner secours auxdits
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parle que onques n'avoit vu tant de gens d'armes de leur parti comme il fist alors.
Dit que de ce pas tirèrent leur chemin vers une très forte bastille desdits ennemis, appelée la bastille Saint-Lop, laquelle incontinent par lesdits
Dit que, ce fait, se retrahirent ladicte Pucelle et ceulx de sadicte compaignie en ladicte cité d'Orléans, en laquelle ilz se refreschirent et reposèrent pour iceluy jour.
Dit que le lendemain ladicte Pucelle et sesdictes gens, voyant la grande victoire par eulx le jour précédent obtenue sur leursdits ennemys, yssirent hors de ladicte cité en bonne ordonnance, pour aller assaillir certaine autre bastille estant devant ladicte cité, appelée la bastille de Saint-Jehan-le-Blanc : pour laquelle chose faire, pour ce qu'ilz virent que bonnement ilz ne povoient aler par terre à icelle bastille, obstant ce que lesdits ennemis les avoient fait une aultre très forte au pié du pont de ladicte cité, tellement que leur estoit impossible d'y passer, fut conclu entre eulx passer en certaine isle estant dedans la rivière de la Loire, et ilec feroient leur assemblée pour aler prendre ladicte bastille de Saint-Jean-le-Blanc ; et pour passer l'aultre bras de ladicte rivière de Loire, firent amener deux bateaux, desquelz ilz firent un, pont, pour aller à ladicte bastille.
Dit que, ce fait, alèrent vers ladicte bastille, laquelle ilz trouvèrent toute désamparée, pour ce que les Anglois qui estoient icelle, incontinent qu'ils aperceurent la venue desditz
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en une aultre plus forte et plus grosse bastille, appelée la bastille des Augustins.
Dit que, voians lesdits
Dit que, pour plus seurement eulx retourner et passer, fut ordonné demeurer derrière des plus notables et vaillans gens de guerre du parti desdits
Dit que, ainsi que lesdits
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grant et bien armé, auquel, pour ce qu'il passoit oultre, il qui parle dit que ilec demoura un peu avecques les aultres, pour faire résistance auxdits ennemis, ou cas que besoing seroit ; par lequel luy fut incontinent respondu qu'il n'en feroit rien. Et adonc ledit Alphonse Iuy dist que aussi y povoit-il demourer que les autres, et qu'il y avoit d'aussi vaillans comme luy qui demouroient bien. Lequel respondit à icelui Alphonse que non faisoit pas luy.
Sur quoy eurent entre eulx certaines arrogantes paroles, et tellement qu'ilz conclurent aller eulx deux l'un quant l'autre sur lesdits ennemis, et adonc seroit veu qui seroit le plus vaillant, et qui mieulx d'eulx deux feroit son devoir. Et eulx tenans par les mains, le plus grand cours qu'ils peurent, allèrent vers ladicte bastille desdits ennemis et furent jusques au pié du palis.
Dit que ainsi qu'ilz furent audit palis d'icelle bastille, il qui parle vit dedans ledit palis ung grant, fort et puissant Anglois, bien en point et armé, lequel leur résistoit tellement qu'ilz ne povoient entrer audit palis. Ët lors, il qui parle montra ledit Anglois à ung nommé maistre Jehan le Canonier, en luy disant qu'il tirast à iceluy Anglois, car il faisoit trop grant grief, et portoit moult de dommage à ceulx qui vouloient approcher ladicte bastille ; ce que fist ledit maistre Jehan ; car incontinent qu'il l'aperceut, il adressa son trait vers luy, tellement qu'il le gecta mort par terre ; et lors lesdits deux hommes gaignièrent le passage, par lequel tous les autres de leur compaignie passèrent et entrèrent en ladicte bastille ; laquelle très aprement et à grant diligence ils assaillirent de toutes parts, par tel party que dedans peu de temps ils la gaignèrent et prindrent d'assaut. Et là furent tuez et
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prins la pluspart desdits ennemis ; et ceux qui se peurent sauver se retrahirent en ladicte bastille des Tournelles, estant au pié dudit pont. Et par ainsi obtindrent ladicte Pucelle et ceulx estans avecques elle victoire sur lesdits ennemis pour icelluy jour. Et fut ladicte grosse bastille gaignée, et demourèrent devant icelle lesdits seigneurs et leurs gens, avecques ladicte Pucelle, tout icelle nuyt.
Dit plus que, le lendemain au matin, ladicte Pucelle envola querir tous les seigneurs et capitaines estans devant ladicte bastille prinse, pour adviser qu'estoit plus à faire : par l'advis desquels fut concluz et délibéré assaillir ce jour ung gros bolevart que lesdits Anglois avoient fait, devant ladicte bastille des Tournelles, et qu'il estoit expédient l'avoir et gaigner devant que faire autre chose. Pour laquelle chose faire et mettre à execucion, allèrent d'une part et d'aultre lesdits Pucelle, capitaines et leurs gens iceluy jour, bien matin, devant ledit bolevart, auquel ilz donnèrent l'assaut de toutes pars, et de le prendre firent tout leur effort et tellement qu'ils furent devant icelluy boulevart depuis le matin jusques au soleil couchant, sans iceluy pouvoir prendre ne gaigner. Et voïans lesdits seigneurs et capitaines estans avecques elle que bonnement pour ce jour ne le povoient gaigner, considéré l'eure qu'estoit fort tarde, et aussi que tous estoient fort las et travaillez, fut concluz entre eulx faire sonner la retraicte dudit ost ; ce qui fut fait et à son de trompete sonné que chascun se retrahist pour iceluy jour. En faisant laquelle retraicte, obstant ce que iceluy qui portoit l'estendart de ladicte Pucelle et le tenoit encores debout devant ledit boulevart, estoit las et travaillé, bailla ledit estendart à ung nommé le Basque, qui estoit audit seigneur de Villars ; et pour ce que il qui
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parle cognoissoit ledit Basque estre vaillant homme, et qu'il doubtoit que à l'occasion de ladicte retraicte mal ne s'en inscrivist, et que lesdites bastilles et boulevart demourast ès mains desdits ennemys, eut ymaginacion que, se ledit. estendart estoit bouté en avant, pour la grant affection qu'il oongnoissoit estre ès gens de guerre estans illec, ilz pourroient par ce moyen gaignier iceluy boulevart. Et lors demanda il qui parle audit Basque, s'il entroit et alloit au pié dudit boulevart, s'il le suivroit, lequel lui dist et promist de ainsi le faire. Et adonc entra il qui parle dedans ledit fossé et alla jusque au pié de la dove dudit boulevart, soy couvrant de sa targecte pour doubte des pierres, et laissa sondit compaignon de l'aultre cousté, lequel il cuidoit qu'il le deust suivre pié à pié ; mais pour ce que, quand ladicte Pucelle vit sondit estandart ès mains dudit Basque et qu'elle le cuidoit avoir perdu, ainsi que celuy qui le portoit estoit rentré oudit fossé, vint ladicte Pucelle, laquelle print ledit estandart par le bout en telle manière qu'il ne le povoit avoir, en criant : « Haa t mon estandart ! mon estandart t » et branloit ledit estandart, en manière que l'ymaginacion dudit deposant estoit que en ce faisant les autres cuidassent qu'elle leur feist quelque signe ; et lors il qui parle s'escria : « Ha, Basque ! est-ce que tu m'as promis ? » Et adonc ledit Basque tira tellement ledit estendart qu'il le arracha des mains de ladicte Pucelle, et ce fait, alla à il qui parle et porta ledit estandart. A l'occacion de laquelle chose tous ceulx de Post de ladicte Pucelle s'assemblèrent, et derechief se rallièrent, et par si grant aspresse assaillirent ledit boulevart que, dedens peu de temps après, iceluy boulevart et ladicte bastille furent par eulx prins et desdits ennemis abandonné ; et entrèrent les
dits
Et dit il qui parle [que] ce jour mesme il avoit ouï dire à ladicte Pucelle : « En nom Dé (Dieu) on entrera ennuyt en la ville par le pont » . Et ce fait, se retrahirent icelle Pucelle et sesdictes gens en ladicte ville d'Orléans, en laquelle il qui parle la fist habiller ; car elle avoit esté blécié d'un trait audit assault.
Dit aussi que le lendemain tous lesdits Angloys qui encore restoient demourez devant ladicte ville, de l'autre part d'icelle bastille des Tournelles, levèrent le siège et s'en allèrent comme tous confuz et desconfitz. Et pour ainsi, moïennant l'aide de Notre-Seigneur et de ladicte Pucelle, fut ladicte cité délivrée des mains desdits ennemis.
Dit encores que, certain temps après le retour du sacre du roy, fut advisé par son conseil estant lors à Mehun-sur-Yèvre, qu'il estoit très nécessaire recouvrer la ville de la Chérité (la Charité) que tenoient lesdits ennemis ; mais qu'il falloit avant prandre la ville de Saint-Pierre-le-Moustier, que pareillement tenoient iceulx ennemis.
Dit que, pour ce faire et assembler gens, ala ladicte Pucelle en la ville de Bourges, en laquelle elle fist son assemblée, et de là avecques certaine quantité de gens d'armes, desquieulx monseigneur d'Elbret (d'Albret) estoit le chief, allèrent asségier (assiéger) ladicte ville de Saint-Pierre-le-Moustier.
Et dit que, après ce que ladicte Pucelle et ses dictes gens eurent tenu le siège devant ladicte ville par aucun temps, qu'il fut ordonné donner l'assault à cette ville ; et ainsi fut fait, et de la prendre firent leur devoir ceulx qui
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là estoient; mais, obstant le grant nombre de gens d'armes estans en ladicte ville, la grant force d'icelle et aussi la grant résistance que ceulx du dedans faisoient, furent contraints et forcés lesdits
Et dit il qui parle que à celle heure, quelque chose qu'elle dist, n'avoit pas avecques elle plus de quatre ou cincq hommes, et ce scet-il certainement et plusieurs aultres qui pareillement la virent : pour laquelle cause luy dist derechief qu'elle s'en alast d'ilec, et se retirast comme les aultres faisoient. Et adonc lui dist qu'il luy feist apporter du fagoz et cloies pour faire un pont sur les fossés de ladicte ville, affin qu'ilz y peussent mieulx approuchier. Et en luy disant ces paroles s'escria à haulte voix et dist : « Aux fagoz et aux cloies tout le monde, affin de faire le pont! » Lequel incontinent après fut fait et dressé. De laquelle chose iceluy depposant fut tout esmerveillé ; car incontinent ladicte ville fut prinse dassault, sans y trouver pour lors trop grant résistence.
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Et dit il qui parle que tous les faits de ladicte Pucelle lui sembloient plus faits divins et miraculeux que autrement, et qu'il estoit impossible à une si jeune pucelle faire telles oeuvres sans le vouloir et conduite de Notre-Seigneur,
Dit aussi il qui parle, lequel, par l'espace d'un an entier, par le commandement du roy nostre dit seigneur, demoura en la compaignie de ladicte Pucelle, que, pendant iceluy temps, il n'a veu ni cogneu en elle chose qui ne doive estre en une bonne chrestienne ; et laquelle il a toujours veue et cogneue de très bonne vie et honneste conversation, en tous et chacuns de ses faits.
Dit aussi qu'il a congneu icelle Pucelle estre très dé-vote créature, et que très dévotement se maintenoit en oyant le divin service de Nostre-Seigneur, lequel continuellement elle vouloit ouyr, c'est assavoir, aux jours solempnelz, la grant messe au lieu où elle estoit, avec les heures subséquentes, et aux aultres jours une basse messe ; et qu'elle estoit accoustumée de tous les jours ouyr messe, s'il luy estoit possible.
Dit plus que, par plusieurs foys, a veu et sceu qu'elle se confessoit et recepvoit Nostre-Seigneur, et faisoit tout ce que à un bon chrestien et chrestienne appartient de faire, et sans que oncques, pendant ce qu'il a conversé avecques elle, il luy ait ouy jurer, blasphémer ou par-jurer le nom de Nostre-Seigneur, ne de ses saints, sous quelque cause ou occasion que ce feust.
Dit outre que, non obstant ce qu'elle feust jeune fille, belle et bien formée, et que, par plusieurs foiz, tout en aidant à icelle armer que autrement, il luy avoit veu les tetins, et autrefoiz les jambes toutes nues, en la faisant apareilier de ses plaies ; et que d'elle approuchoit souventes
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foiz, et aussi qu'il feust fort jeune et en sa bonne puissance, toutesfoiz oncques, pour quelque veue ou atouchement qu'il eust vers ladicte Pucelle, ne s'esmeut son corps à nul charnel désir vers elle, ne pareillement ne faisoit nul autre quelconque de ses gens et escuiers, ainsi qu'il qui parle leur a ouy dire et relater par plu-sieurs foiz.
Et dit que, à son advis, elle estoit très bonne chrestienne : et qu'elle devoit estre inspirée ; car elle aimoit tout ce qu'un bon chrestien doit aimer, et par espécial elle aimoit fort ung bon preudhomme qu'elle savoit estre de vie chaste.
Dit encore plus qu'il a ouy dire à plusieurs femmes qui ladicte Pucelle ont veue par plusieurs foiz nue, et sceu de ses secretz, que oncques n'avoit eu la secrecte maladie des femmes et que jamais nul n'en put riens cognoistre ou appercevoir par ses habillemens ne aultrement.
Dit aussi que, quand ladicte Pucelle avoit aucune chose à faire pour le fait de sa guerre, elle disoit à il qui parle que son conseil luy avoit dit ce qu'elle devoit faire .
Dit qu'il l'interrogea qui estoit sondit conseil ; laquelle lui respondit qu'ils estoient trois ses conseillers desquels l'un estoit toujours résidamment avecques elle, l'autre aloit et venoit souventes foiz vers elle et la visitoit ; et le tiers estoit celuy avecques lequel les deux aultres délibéroient. Et advint que, une foiz entre les aultres, il qui parle luy priast et requist qu'elle lui voulsist une fois montrer icelluy conseil : laquelle lui respondit qu'il n'es-\toit pas assez digne ne vertueux pour icelluy veoir. Et isur ce se désista ledit depposant de plus avant luy en parler ne enquérir.
Et croit fermement ledit depposant, comme dessus a
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dit, que, veu les faiz, gestes et grans conduites d'icelle Pucelle, qu'elle estoit remplie de tous les biens qui p[e]u[v]ent et doivent estre en une bonne chrestienne.
Et ainsi l'a dit et depposé comme dessus est escript, sans amour, faveur, haine ou subornacion quelconques, mais seulement pour la seule vérité du fait, et ainsi. comme il a veu et congneu estre en ladicte Pucelle.
... Jeanne couchait toujours avec des jeunes filles, et ne voulait pas coucher avec de vieilles femmes.
... Dans l'armée, elle n'aurait oncques admis que des gens de sa compagnie fissent le moindre vol. Si on lui offrait des vivres qu'elle sût acquis par pillerie, jamais.. elle n'en voulait user. Un jour, un Ecossais lui donna à entendre qu'elle venait de manger d'un veau volé. Elle en fut fort irritée et voulut frapper cet Ecossais.
Elle ne pouvait tolérer que les femmes de mauvaise vie chevauchassent dans l'armée avec les hommes d'armes. Aucune n'eût osé se trouver en sa présence. Dès qu'elle en rencontrait, elle les forçait à partir, à moins que nos hommes ne voulussent les épouser.
... J'ajouterai que Jeanne voyait avec déplaisir et douleur que certaines bonnes femmes vinssent à elle pour la saluer. Cela lui semblait une espèce d'adoration et elle s'en irritait.
C'est tout ce que je sais.
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[Tous les témoins s'accordent en ce qui suit.]
Nous n'avons jamais rien observé nous permettant de conjecturer que Jeanne se fît gloire d'aucune de ses louables actions. Loin de là : elle rapportait tout à Dieu. Autant qu'il lui était possible, elle résistait au peuple pour empêcher qu'on l'honorât ou la glorifiât. Elle préférait être seule et en un lieu solitaire que de se trouver en société avec les hommes, hors quand il en était besoin dans le fait de la guerre. Quant à ses moeurs, voilà ce que nous avons à dire : nous fréquentions souvent Jeanne à Orléans et jamais nous n'avons vu en elle chose répréhensible. Nous n'y avons trouvé qu'humilité, simplicité, chasteté, dévotion à Dieu et à l'Église. C'était grande consolation d'avoir commerce avec elle.
La nuit je couchais seule avec Jeanne. Je n'ai jamais remarqué en elle rien de mal, ni dans ses paroles ni dans ses actes. Tout y était simplicité, humilité, chasteté. C'était sa coutume de se confesser souvent... D'habitude, avant d'aller à un assaut, Jeanne ne manquait pas de se confesser et de communier après avoir entendu la messe.
1. Elle avait neuf ans, dix ans tout au plus en 1129.
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... Voici une chose que je me souviens d'avoir vue et ouïe. Un jour, un seigneur marchant en pleine rue se mit à jurer honteusement et à renier Dieu. Jeanne fut témoin et entendit tout. Cela la troubla fort. S'étant aussitôt avancée vers le seigneur qui jurait, elle le prit par le cou et lui dit : Ah ! maître, osez-vous renier notre Sire et notre Maître ? En nom Dieu, vous vous en dédirez avant que je parte d'ici. Aussi pressé, le seigneur se repentit et s'amenda. Voilà ce que j'ai vu. Je ne sais rien de plus.
... Je n'ai rien à ajouter aux précédents témoins, sauf que j'ai vu Jeanne, pendant la messe, verser des larmes en abondance au moment de l'élévation. Je me souviens parfaitement qu'elle amenait les hommes d'armes à confesser leurs péchés. Moi qui parle, j'ai vu La Hire se confesser à son instigation et par son conseil. Plusieurs autres de sa société firent de même.
... Le matin du jour où la bastille du Pont fut prise, Jeanne étant dans la maison de son hôte [Jacques Bouchier], on lui apporta une alose. A cette vue elle dit à son hôte : « Gardez-la jusqu'au soir, parce que je vous amènerai ce soir un godon et repasserai par-dessus le pont. »
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... Sur le propos tenu par Jeanne le jour où la bastille du Pont fut prise, je ne puis que confirmer la déposition de ma femme.
... J'ajouterai que j'ai ouï dire par le sire de Gaucourt et par d'autres capitaines que Jeanne était fort docte au métier des armes. Tous s'étonnaient de son habileté.
Voici une chose dont j'ai été témoin. Jeanne était au siège de Saint-Pierre-le-Moustier. Quand la ville fut prise d'assaut, les hommes d'armes s'apprêtèrent à piller l'église et à enlever les vases et autres objets précieux ; mais Jeanne s'y opposa avec une virile énergie, et par ses défenses elle réussit à empêcher qu'on ne touchât à rien.
Je n'ai connu la Pucelle qu'au temps du siège d'Orléans. Elle fut logée en cette ville chez Jean Bouchier. J'ai bien souvenir qu'un jour, après dîner, ce fut le jour où la bastille de Saint-Loup fut prise, Jeanne qui dormait s'éveilla tout à coup et dit : « En nom Dieu, nos gens ont bien à besoigner. Apportez mes armes et amenez mon cheval. »
... On disait que Jeanne était aussi experte que possible dans l'art d'ordonner une armée en bataille, et que même un capitaine nourri et élevé dans la guerre n'aurait
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su montrer tant d'habileté : de quoi les capitaines étaient singulièrement émerveillés... En tout, hors le fait de la guerre, elle était si simple que c'était merveille...
... Je l'ai vue (Jeanne) aux assauts faits contre les bastilles de Saint-Loup, des Augustins, de Saint-Jeanle-Blanc et du Pont. Dans tous ces assauts elle fut si valeureuse et se comporta en telle manière qu'il ne serait pas possible à homme quelconque d'avoir meilleure attitude dans le fait de la guerre. Tous les capitaines s'émerveillaient de sa vaillance et de son activité et des peines et labeurs qu'elle supportait.
... Dans le fait de la guerre, pour conduire et disposer les troupes, pour ordonner la bataille et animer les soldats, elle se comportait comme si elle eût été le plus habile capitaine du monde, de tout temps formé à la guerre.
Quand Jeanne arriva à Chinon, j'étais à Bourges où était la reine.
En ce temps-là il y avait dans ce royaume, et notamment dans les parties restées sous l'obédience du roi, une si grande calamité et pénurie d'argent que c'était pitié. Tous les sujets du roi étaient comme désespérés. Je sais bien ce qui en est, car alors mon mari était receveur général et se trouvait n'avoir que quatre écus
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tant de l'argent du roi que de son propre argent. Les Anglais assiégeaient Orléans ; il n'y avait aucun moyen d'y porter secours.
En cette calamité Jeanne parut. C'est ma ferme croyance qu'elle vint de la part de Dieu. Il l'envoya pour relever le roi et les Français demeurés fidèles au roi. A cette heure on ne pouvait rien espérer que de Dieu.
Je n'ai vu Jeanne qu'au temps où le roi revint du sacre de Reims. Il se rendit à Bourges où était la reine et moi avec elle. Le roi approchant de la ville, la reine alla au-devant de lui jusqu'à Selles en Berry, et j'y fus avec.
Pendant que la reine allait vers le roi, Jeanne prit les devants et vint saluer la reine. On la conduisit à Bourges et, par ordre de monseigneur d'Albert, elle logea chez moi, malgré le dire de mon mari qui m'avait annoncé qu'elle devait loger chez un certain Jean Duchesne.
Jeanne resta dans notre logis l'espace de trois semaines ; elle couchait, mangeait et buvait. Presque toutes les nuits je couchais avec elle. Jamais je ne vis ni ne pus soupçonner en elle rien de mauvais. Elle se gouvernait en honnête femme et bonne catholique. Elle se confessait très souvent, aimait à assister à la messe et maintes fois me demanda de l'accompagner à Matines, où j'allai et la conduisis à plusieurs reprises, sur ses instances .
Il nous arrivait souvent de deviser. Je lui disais : « Si vous ne craignez point d'aller aux assauts, c'est que vous savez bien que vous ne serez pas tuée. » « Je ne suis pas plus sûre que les autres gens de guerre », me répondait-elle.
Quelquefois Jeanne me racontait comment elle avait été examinée par les clercs et qu'elle leur avait fait cette
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réponse « Il y a ès livres de Notre-Seigueur plus que ès vôtres ».
Jeanne m'a raconté que le duc de Lorraine, qui était malade, voulut la voir. Ils eurent ensemble un entretien, où elle lui dit qu'il se gouvernait mal, et qu'onques ne guérirait s'il ne s'amendait ; et elle l'exhorta à reprendre sa bonne épouse.
Jeanne avait fort en horreur le jeu de dés. Elle était bien simple et ignorante. A mon regard, elle ne savait absolument rien, hors le fait de la guerre.
J'ai souvenance que maintes femmes venaient à mon logis quand Jeanne y demeurait. Elles lui apportaient des patenôtres et autres objets de piété pour les lui faire toucher... Jeanne riait et disait : « Touchez-les vous-mêmes. Ils seront tout aussi bons par votre toucher que par le mien ».
Jeanne était très large en aumônes, et bien volontiers elle subvenait aux pauvres et aux indigents : « J'ai été envoyée, disait-elle, pour la consolation des pauvres et. des indigents. »
Plusieurs fois j'ai vu Jeanne au bain ou à l'étuve. Au-tant que j'ai pu en juger, je ne doute pas qu'elle ne fût vierge. D'après ce que je sais d'elle, tout était innocence dans son fait, hormis le fait des armes: Elle montait à cheval et maniait la lance comme l'eût fait le meilleur chevalier. L'armée en était dans l'admiration.
Voici un fait que je tiens de Jeannotin Simon, tailleur de robes. Mme la duchesse de Bedford ayant fait faire
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pour Jeanne une tunique de femme, Jeannotin, au moment où il se disposait à l'en revêtir, prit Jeanne doucement par le sein. Cela indigna Jeanne qui envoya à Jeannotin une maîtresse gifle.
J'ai vu Jeanne emprisonnée au château de Beaucroix, je l'ai vue souvent dans la prison et lui ai souvent parlé. Il m'arriva même, jouant avec elle, de chercher à toucher ses tétons en tâchant de lui glisser ma main dans le sein. Mais elle ne le supportait pas et me rudoyait si fort qu'elle pouvait. C'était une fille qui se comportait honnêtement tant en paroles qu'en actes.
Jeanne était une fille simple et ignorante du droit. Il n'était pas dans ses moyens de présenter sa défense dans un pareil procès, bien qu'elle ait fait preuve d'une grande constance dont beaucoup tiraient argument pour conclure qu'elle avait une aide spirituelle.
Je n'ai jamais pensé que l'évêque de Beauvais eût engagé ce procès pour le bien de la foi et par zèle de la justice, avec le désir de ramener Jeanne. Il obéit simplement à la haine qu'inspirait le dévouement de Jeanne au roi de France ; loin de céder à la crainte, il ne fit que suivre sa propre volonté. Je l'ai vu rendre compte au ré-gent [le duc de Bedford] et à Warwick de ses négociations pour l'achat de Jeanne ; il ne se tenait pas de
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joie et leur parlait avec animation, mais je n'ai pu comprendre. Ensuite il alla conférer à l'écart avec Warwick.
La majorité des assesseurs, eux aussi, procédèrent de leur plein gré. Quant aux autres, l'espérance ou la peur les décidèrent... Durant tout le cours du procès, le vice-inquisiteur, Fr. Jean Lemaître, fut en proie à une terreur extrême. Maintes fois je fus témoin de ses angoisses. Je sais également, et si ma mémoire est bonne, c'est précisément deJean Lemaître que je tiens ceci, que des menaces furent adressées par le comte de Warwick à Frère Isambard. On lui dit qu'il serait noyé en Seine s'il ne se taisait ; et tout cela parce qu'il dirigeait Jeanne dans ses réponses et les répétait aux greffiers.
En ce qui me concerne, ie fus convoqué au procès le premier jour, mais, étant empêché, je n'y vins pas. Le lendemain je vins ; mais je ne fus pas admis, je fus même chassé par l'évêque parce que, dans une conversation avec maître Michel Colles, j'avais dit qu'il y avait péril à intenter un tel procès et pour plusieurs motifs. Ce propos fut rapporté à l'évêque qui me fit enfermer dans la prison royale de Rouen, d'où je ne sortis que sur la prière de l'abbé de Fécamp.
Mon avis, dans les quelques conférences où je l'avais donné, fut que ni l'évêque ni ses messieurs ne pouvaient juger Jeanne parce qu'ils étaient du parti contraire et que ce n'était pas là une bonne manière de procéder ; que d'ailleurs elle avait déjà été examinée par le clergé de Poitiers et par l'archevêque de Reims, métropolitain de celui de Beauvais. Cet avis mit l'évêque en grande colère. Il me fit citer devant lui . Je lui dis qu'il n'était pas encore juge, ni moi son justiciable, que je relevais de l'official de Rouen, et je m'en fus. Mais comme je me disposais
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à comparaître devant l'official de Rouen, je fus arrêté, conduit au château, et mis en prison. J'en demandai le motif ; on me répondit que l'arrestation avait eu lieu à la requête de l'évêque de Beauvais.
... Enfin, sur les instances du seigneur abbé de Fécamp, je fus mis en liberté. D'après ce qu'on m'apprit, quelques messieurs réunis par l'évêque avaient opiné pour un exil en Angleterre ou ailleurs, hors de Rouen. Mes amis et le seigneur abbé de Fécamp m'évitèrent ce désagrément.
Monseigneur de Beauvais et les maîtres qu'on fit venir de Paris, et les Anglais, à l'instancg desquels fut mené tout le procès, procédèrent par haine. Ils ne pardonnaient pas à Jeanne d'avoir combattu le parti anglais, et, en la frappant, ils voulaient atteindre le roi de France
On m'obligea à prendre part au procès en qualité de greffier. Je le fis, bien malgré moi. Mais je n'aurais pas osé résister à un ordre des seigneurs du conseil royal. C'étaient les Anglais qui poussaient ce procès qui eut lieu à leurs frais. Ce n'est pas à dire que l'évêque de Beauvais ou le promoteur aient cédé à la pression des Anglais. Ils s'acquittèrent de leur besogne bien volontiers. Je ne dirai pas la même chose des assesseurs et autres conseillers. Ils n'auraient osé résister. Il n'y en avait pas un qui n'eût peur.
Au début du procès, on s'assembla dans une maison près du château. Furent présents : l'évêque de Beauvais, l'abbé de Fécamp, maître Nicolas Loyseleur et plusieurs autres. J'y fus mandé. L'évêque me dit : « Il vous faut
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bien servir le roi. Nous voulons faire un beau procès contre cette Jeanne. Avisez un autre greffier qui vous assiste. » Je nommai Boisguillaume, et il me fut adjoint.
En cette qualité de greffier j'ai bien connu Jeanne. Il me semble qu'elle était bien simple, quoique, dans ses réponses, il y eût souvent beaucoup de sagesse mêlée à beaucoup de naïveté, comme on peut le voir au procès. Selon moi, dans une cause si embrouillée, il lui eût été impossible de suffire à sa défense contre de si grands, docteurs, si elle n'eût été inspirée.
Avant le procès et au cours du procès, Jeanne requit plusieurs fois qu'on la conduisît dans la prison épiscopale. On ne l'écouta point ni sa demande. Je crois au reste que les Anglais ne l'eussent pas livrée à l'évêque, et que celui-ci n'eût pas consenti à la laisser sortir du château.
Pas un seul parmi les conseillers n'eût osé soulever la question. Tous redoutaient l'évêque et les Anglais.
Maître Jean Lohier, notable, clerc normand, vint à Rouen, après le commencement du procès. L'évêque de Beauvais le manda et le questionna sur la cause introduite. J'ignore la réponse faite à l'évêque. Je n'étais pas présent ; mais le lendemain je rencontrai maître Lohier dans l'église Notre-Dame de Rouen et lui demandai : « Avez-vous vu le procès ? » « Je l'ai vu, me répondit-il, et ainsi que je l'ai dit à l'évêque, ce procès ne vaut rien. Impossible de le soutenir, pour plusieurs raisons. Il lui manque d'abord la forme de procès ordinaire. Ensuite, il est déduit dans le château, en lieu clos et fermé, où juges et assesseurs, n'étant pas en sûreté, n'ont pas pleine et entière liberté de dire bonnement ce qu'ils veulent; de plus, le procès touche à plusieurs personnes qui ne sont pas appelées à comparaître, et on y met en jeu
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notamment l'honneur du roi de France, dont Jeanne suivit le parti sans citer le roi ni son mandataire. Enfin, ni libellés, ni articles n'ont été donnés ; et cette femme, qui est simple fille, est dépourvue de conseil pour répondre à tant de maîtres, à de si graves, spécialement touchant les révélations. Pour tous ces motifs le procès me paraît invalide. » Il ajouta : « Vous voyez leur manière de procéder. Ils la prendront, s'ils peuvent, par ses paroles. Ils tireront avantage des assertions où elle dit : « Je sais de certain », au sujet de ses apparitions. Mais si elle disait : « Il me semble », au lieu de « Je sais de certain », m'est avis qu'il n'est homme qui la pût condamner. Je vois bien qu'ils agissent plus par haine que par tout autre sentiment. Ils veulent faire mourir Jeanne. Aussi ne me tiendrai-je plus ici. Je n'y veux plus être. Ce que j'y dis déplaît. »
De fait, Mgr de Beauvais était fort indigné contre ledit Lohier. Néanmoins il l'avait pressé de demeurer pour voir la conduite du procès, à quoi Lohier répondit qu'il ne demeurerait point. Incontinent, l'évêque de Beau-vais, alors logé en la maison où demeure à présent maître Jean Bidault, près Saint-Nicolas-le-Paincteur, était venu trouver les maîtres Jean Beaupère, Jacques de Touraine, Nicolas Midi, Pierre Maurice, Thomas de Courcelles et Loyseleur. « Voilà Lohier qui veut nous bailler belles interlocutoires en notre procès, leur dit-il. Il veut tout calomnier et dit que le procès ne vaut rien. Qui l'en voudrait croire, il faudrait tout recommencer, et tout ce que nous avons ne vaudrait rien. On voit bien de quel pied il cloche. Par saint Jean, nous n'en ferons rien, mais continuerons notre procès comme il est commencé. »
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Cela se passait l'après-dîner d'un samedi, en carême. Le lendemain matin, maître Lohier avait avec moi l'entretien que j'ai dit. Le jour même il quitta Rouen. Il n'aurait plus osé y demeurer et, de fait, il a toujours depuis demeuré en cour de Rome, où il est mort, doyen de rote:
Maître Jean de Lafontaine fut le lieutenant de Mgr de Beauvais pour les interrogatoires, depuis le début du procès jusqu'à la semaine de Pâques.
Pendant la Semaine Sainte, maître Jean de Lafontaine vint trouver Jeanne, accompagné de deux religieux de l'ordre des Frères Prêcheurs, frère Isambard de la Pierre et frère Martin Ladvenu, afin de la décider à se soumettre à l'Église, l'avertissant qu'elle devait croire et tenir que l'Église c'était le Pape et ceux qui président en l'Église militante ; qu'elle ne devait point hésiter à se soumettre au Souverain Pontife et au concile, vu que plusieurs notables clercs tant de son parti que d'ailleurs s'y trouvaient ; et que, si elle ne le faisait, elle se mettrait en grand danger. Le lendemain de cet avertissement; Jeanne dit qu'elle consentait à se soumettre au Pape et au concile. A cette nouvelle, l'évêque demanda qui donc, la veille, était allé parler à Jeanne, et il fit venir le garde anglais pour s'enquérir là-dessus. Le garde lui répondit que c'étaient Jean de Lafontaine, frère Isambard et frère Martin. Tous étaient absents. Alors l'évêque se courrouça très fort contre Jean Lemaître, vicaire de l'inquisiteur. Bientôt Jean de Lafontaine connut tout et qu'il était en danger à cause de cette affaire. Il quitta Rouen, et depuis oncques n'y retourna. Quant aux deux religieux, Jean Lemaître pria pour eux et dit que si on leur faisait déplaisir, il ne paraîtrait plus de sa personne au procès ;
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sans cette menace ils eussent été en péril de mort. Dès lors, défense fut faite par le comte de Warwick que personne n'eût accès auprès de la Pucelle, sinon Mgr de Beauvais ou qui viendrait de par lui.
Je citerai encore maître Nicolas de Houppeville, qui fut en grand péril pour avoir refusé d'obtempérer à la sommation à lui adressée d'assister au procès.
Je citerai encore Jean de Châtillon. Au cours des interrogatoires faits à Jeanne, il se montra favorable en disant qu'elle ne pouvait être tenue de répondre à des questions trop difficiles. Ses critiques, dont les termes m'échappent, déplurent aux autres assesseurs. Ils lui dirent à plusieurs reprises de les laisser en repos. « Il faut pourtant, répliqua Jean de Châtillon, que j'acquitte ma conscience. » Là-dessus grand mouvement. L'évêque dit à Jean de Châtillon : « Taisez-vous et laissez parler les juges ». Alors on lui signifia de ne plus paraître aux séances sans y être mandé.
Dans une séance, frère Isambard, parlant à Jeanne, tâchait de la diriger et l'avisait sur le fait de la soumission à l'Église : « Taisez-vous, au nom du diable », lui cria l'évêque.
Parmi les docteurs les plus animés contre Jeanne, j'ai remarqué Beaupère, Midi et Jacques de Touraine. J'ajouterai Nicolas Loyseleur. Celui-ci se fit passer auprès de Jeanne pour un compatriote. Mon confrère Boisguillaume et moi fûmes avisés de la chose par le seigneur de Warwick, l'évêque de Beauvais et maître Loyseleur. Ils nous dirent : « Cette Jeanne dit merveille sur ses apparitions. Pour savoir plus à plein la vérité de sa bouche, nous nous sommes avisés de ceci : maître Nicolas feindra qu'il est Lorrain et du parti de Jeanne il entrera dans la
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prison en habit laïque ; les gardes se retireront et on les laissera seuls ». Il y avait dans une chambre voisine une ouverture faite exprès où on nous fit placer, mon confrère et moi, pour entendre ce que disait Jeanne. Nous étions là, entendant tout sans être vus. Loyseleur causa avec Jeanne; on lui donnait des nouvelles imaginaires. Il lui parla du roi et ensuite des révélations. Jeanne répondait à ses questions, persuadée qu'il était de son pays et de son parti. L'évêque et le comte nous dirent de noter les réponses de Jeanne. Je dis que cela ne se pouvait faire ; qu'il n'était pas honnête d'engager ainsi le procès ; qu'au surplus, si Jeanne disait de telles choses dans les formes régulières, nous l'enregisterions volontiers.
Jeanne avait grande confiance en Loyseleur, si bien que plusieurs fois il l'opït en confession. En général, elle n'était jamais menée devant ses juges que ledit Loyseleur n'eût au préalable conféré avec elle. Il n'était point permis à Jeanne de se confesser à personne qu'à lui.
Un jour, l'évêque. le comte de Warwick et moi, nous entrâmes dans la prison de Jeanne et la trouvâmes les deux pieds dans les fers. J'ai ouï dire alors que, la nuit, elle était attachée par une chaîne de fer qui ceignait le corps ; mais je ne l'ai pas vue attachée ainsi.
Jeanne vivait-elle catholiquement ? Il ne m'appartient pas d'en juger. Ce que je sais, c'est qu'au cours du procès, je l'ai entendue demander à entendre la messe, notamment les dimanches des Rameaux et de Pâques. Elle voulait, le jour de Pâques, se confesser et recevoir le corps de Notre-Seigneur. Elle se plaignait beaucoup du refus qu'on lui opposait.
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Jeanne était dans une forte prison, les fers aux pieds. On lui avait laissé un lit. Elle avait des gardes anglais dont elle se plaignait maintes fois, disant qu'ils l'opprimaient fort et la maltraitaient.
J'ai entendu dire par des gens dont j'oublie les noms . que Jeanne avait été visitée par des matrones et qu'elle avait été trouvée vierge. On ajoutait que c'était madame la duchesse de Bedford qui avait fait faire cette visite et que le duc de Bedford était en un lieu secret d'où il voyait toutes choses.
Maître Nicolas Loyseleur , se feignant cordonnier, originaire des marches de Lorraine et prisonnier du parti de Charles VII, entrait de temps en temps dans la prison de Jeanne et l'exhortait à ne pas donner créance à tous ces gens d'Eglise, « car, lui disait-il, si tu leur donnes créance, tu seras détruite ». Je crois que l'évêque de Beauvais était bien au courant; sans cela Loyseleur n'eût pas osé agir comme il fit. Beaucoup d'assesseurs au procès en murmuraient. Ce Loyseleur finit par mourir de mort subite dans une église.
C'est de façon semblable que maître Jean d'Estivet s'introduisit dans la prison de Jeanne. Il se fit passer pour prisonnier comme avait fait Loyseleur. Ce d'Estivet eut la fonction de promoteur, et, dans l'affaire, il se montra très passionné en faveur des Anglais, auxquels il voulait plaire. C'était d'ailleurs un mauvais homme, cherchant sans cesse querelle aux greffiers et à ceux qui procédaient suivant les cas de justice. Il lancait force injures à Jeanne, l'appelant paillarde, ordure. Je crois bien que
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c'est Dieu qui le punit en la mort, car la sienne fut misérable. On le trouva dans un bourbier aux portes de Rouen.
En outre, j'ai ouï dire comme un fait constant que tous ceux qui condamnèrent Jeanne périrent misérablement. Ainsi maître Nicolas Midi fut frappé de la lèpre peu de jours après (1), et l'évêque Cauchon mourut subitement tandis qu'on le rasait.
Voici un bruit alors très répandu à Rouen. Certains personnêges, racontait-on, se faisant passer pour des hommes d'armes du parti de Charles VII, furent introduits en secret auprès de Jeanne. Ils l'exhortaient à ne pas se soumettre à l'Église, si elle ne voulait courir le risque d'un jugement défavorable. On expliquait par leurs conseils ses variations sur le fait de la soumission à l'Église. Dans le nombre de ces émissaires qui, pour séduire Jeanne, feignaient d'appartenir au roi de France, j'entendis mentionner maître Nicolas Loyseleur.
D'après la rumeur commune, maître NicolasLoyseleur, s'introduisant auprès de Jeanne, s'était fait passer pour prisonnier et, par cette feinte, l'avait induite à dire et à faire des choses à elle nuisibles, touchant la soumission à l'Église.
1. Il n'en mourut pas. En 1438, il avait fait « peau neuve » et haranguait Charles VII à l'entrée du roi dans sa bonne ville de Paris.
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J'ai moi-même souvenir qu'une fois Loyseleur fut commis au soin de conseiller Jeanne. Or cet homme lui était contraire, voulant plutôt la décevoir que la conduire.
... Jeanne était dans la prison du château sous la garde de John Gris (Grey). Elle avait les jambes tenues par des chaînes de fer. Etait-ce ainsi toujours? Je ne sais
Je n'ai pas entendu jamais mettre en délibération que Jeanne dût être visitée pour voir si, oui ou non, elle était vierge. Ce qui me paraît vraisemblable, ce que je crois d'après le dire du seigneur évêque de Beauvais et d'après ce que j'en ai ouï moi-même, c'est que Jeanne a été trouvée vierge. Si elle n'eût pas été trouvée telle, m'est avis que le procès n'eût point passé la chose sous silence.
Au sujet de maître Nicolas Loyseleur, voici ce que je sais. A plusieurs reprises je lui ai ouï conter qu'il avait eu maints entretiens avec Jeanne sous un habit d'emprunt. Qu'y disait-on ? Je ne sais. En tous cas, je me souviens avoir conseillé à Loyseleur de se faire connaître à Jeanne et de lui signifier qu'il était prêtre. Je crois aussi que ledit Loyseleur a ouï Jeanne en confession.
1. 22 août 1429
[Séance au même lieu ; 58 assesseurs.]
CAUCHON : Jeanne, nous vous sommons et requérons de prêter simplement et absolument le serment de dire la vérité sur ce qui vous sera demandé.
JEANNE : Je suis prête à jurer de dire la vérité sur tout ce que je saurai touchant le procès, ainsi que je vous l'ai dit antérieurement.
CAUCHON : Pourquoi cette réserve?
JEANNE : Je sais beaucoup de choses qui ne touchent pas le procès, et il n'est pas besoin de vous les dire.
CAUCHON : Allez-y sans cette réserve.
JEANNE : De tout ce que je saurai véritablement et qui
touche le procès, je vous en parlerai volontiers.
CAUCHON : Nous vous sommons et requérons de jurer
sans cette réserve.
JEANNE : Ce que je saurai de vrai touchant le procès, je le dirai.
CAUCHON : Jurez sur l'Évangile.
JEANNE : De ce que je sais touchant ce procès, je vous dirai volontiers la vérité. Je vous en dirai autant que si j'étais devant le pape de Rome.
L'INTERROGATEUR : Que dites-vous touchant notre seigneur le pape et qui croyez-vous vrai pape?
JEANNE : Il y en a donc deux ?
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LINTERROGATEUR : N'avez-vous pas reçu une lettre du comte d'Armagnac vous demandant auquel des trois papes
il devait obéir ?
JEANNE : Le comte m'a bien écrit à ce sujet. Je répondis entre autres choses que quand je serais à Paris ou ailleurs, en repos, je lui écrirais. Je me disposais à monter à cheval quand je répondis ainsi au comte.
LINTERROGATEUR : Voici une copie de la lettre du comte et de votre réponse. On va vous lire l'une et l'autre.
« Ma très chère dame, je me recommande humblement à vous, et vous supplie, pour Dieu, que, attendu la division qui est actuellement en la sainte Église universelle, sur le fait des papes, car il y a trois prétendants à la royauté, dont l'un demeure à Rome et se fait appeler Martin, auquel tous les rois chrétiens obéissent; un second demeure à Paniscole, au royaume de Valence, et se fait appeler pape Clément VII ; le troisième, on ne sait où il demeure, sinon seulement le cardinal de Saint-Etienne, et peu de gens avec lui, et il se fait appeler Benoît XIV.
« Le premier qui se dit pape Martin fut élu à Constance du consentement de toutes les nations de chrétiens ; celui qui se fait appeler Clément fut élu à Paniscole, après la mort du pape Benoît XIII, par trois de ses cardinaux ; le troisième, qui se nomme Benoît XIV, fut élu secrètement par le cardinal de Saint-Etienne lui-même. Veuillez supplier Notre-Seigneur Jésus-Christ que, par sa miséricorde infinie, il nous veuille par vous déclarer qui est des trois susdits le vrai pape, et auquel il lui plaira
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qu'on obéisse dorénavant, ou à celui qui se dit Martin, ou à celui qui se dit Clément, ou à celui qui se dit Benoît.
Nous serons tout prêts à faire le vouloir et plaisir de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Tout vôtre.
JHESUS + MARIA.
« Comte d'Armagnac, mon très cher et bon ami, moi, Jeanne la Pucelle, vous fais savoir que votre message est venu par devers moi, lequel m'a dit que vous l'aviez envoyé par deçà pour savoir de moi auquel des trois papes par vous mentionnés vous deviez croire. Je ne puis bonnement vous informer au vrai pour le présent, jusques à ce que je sois à Paris ou ailleurs de loisir. Je suis pour le présent trop empêchée au fait de la guerre. Mais, quand vous saurez que je serai à Paris, envoyez un messager par devers moi, et je vous ferai savoir tout au vrai auquel vous devez croire, et ce que j'en aurai sû par le conseil de mon droiturier et souverain Seigneur, le Roi de tout le monde, et ce que vous en aurez à faire, à tout mon pouvoir.
A Dieu je vous recommande, Dieu soit garde de vous Ecrit à Compiègne, le XXIIe jour d'août.
1. Jeanne aurait dei dire : dictée. En effet, la concordance de toutes les copies de cette lettre ne permet pas d'imputer une falsification aux Anglais ; c'est le secrétaire de Jeanne qui aura transcrit inexactement ces paroles.
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LINTERROGATEUR : La copie qui vient de vous être lue renferme-t-elle bien votre réponse ?
JEANNE : Je puis avoir fait cette réponse en partie, non le tout.
LINTERROGATEUR : Avez-vous déclaré savoir par le conseil du Roi des rois ce que ledit comte devait faire en cette circonstance ?
JEANNE : Je n'en sais rien.
LINTERROGATEUR : Faisiez-vous doute à qui le comte devait obéir?
JEANNE : Je ne savais que mander au comte, parce qu'il me requérait de lui faire savoir à qui Dieu voulait qu'il obéît. Quant à moi, je tiens et crois que nous devons obéir à notre seigneur le pape qui est à Rome.
LINTERROGATEUR : Est-ce là tout?
JEANNE : Je dis au messager du comte autre chose que ce qui est contenu dans cette copie des lettres. Si cet envoyé ne se fût pas retiré aussitôt, il eût été jeté à l'eau, non toutefois par ma volonté.
LINTERROGATEUR : Sur le fond de la question, que répondîtes-vous ?
JEANNE : Sur la question d'obédience, je répondis que je ne savais pas ; mais je lui mandai plusieurs choses qui ne furent point couchées par écrit. Pour moi, je crois au seigneur pape qui est à Rome.
LINTERROGATEUR : Pourquoi avez-vous écrit que vous donneriez à un autre moment réponse sur la question, puisque vous croyez au pape qui est à Rome?
JEANNE Ma réponse avait trait à autre chose qu'au fait des trois souverains pontifes.
LINTERROGATEUR : N'avez-vous pas dit que sur le fait des trois pontifes vous auriez conseil?
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JEANNE : En nom Dieu, je n'ai jamais écrit ni fait écrire sur le fait des trois pontifes.
LINTERROGATEUR : Aviez-vous l'habitude de mettre en tête de vos lettres Jhesus Maria avec une croix?
JEANNE : Sur aucunes oui, sur d'autres non. Quelquefois je mettais une croix afin que mon correspondant ne fit pas ce que je lui mandais.
LINTERROGATEUR : Voici maintenant en quels termes vous avez écrit au roi notre sire, au duc de Bedfort et à d'autres.
[Nous avons donné cette lettre dans la déposition de l'écuyer Gobert Thibault.]
LINTERROGATEUR : Reconnaissez-vous cette lettre?
JEANNE : Oui, sauf trois mots. Au lieu de : rendez à la Pucelle, il faut : rendez au roi. Les mots chef de guerre et corps pour corps n'étaient pas dans la lettre que j'ai envoyée.
LINTERROGATEUR : N'est-ce pas un seigneur qui vous a dicté cette lettre?
JEANNE : Aucun seigneur ne m'a oncques dicté cette lettre, c'est moi qui l'ai dictée. Avant de l'expédier, il est vrai que je l'ai montrée à quelques-uns de mon parti.
LINTERROGATEUR ; Croyez-vous qu'il arrivera mal aux Anglais ?
JEANNE : Avant qu'il soit sept ans les Anglais perdront un plus grand gage qu'ils ne firent devant Orléans. Ils perdront toute la France, et cela par la victoire que Dieu enverra aux Français.
LINTERROGATEUR : Comment savez-vous cela?
JEANNE : Je le sais bien par révélation ; cela arrivera avant sept ans, et je serais bien navrée que cela fût seulement différé.
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LINTERROGATEUR : Vous ne pouvez savoir telle chose.
JEANNE : Je le sais par révélation, aussi sûrement que je vous sais là devant moi.
LINTERROGATEUR : Quand cela arrivera-t-il ?
JEANNE : Je ne sais le jour, ni l'heure.
LINTERROGATEUR : En quelle année?
JEANNE : Vous ne l'aurez pas encore; mais je voudrais bien que ce fût avant la Saint-Jean.
LINTERROGATEUR : N'avez-vous pas dit que cela arrivera avant la Saint-Martin d'hiver ?
JEANNE : J'ai dit qu'avant la Saint-Martin d'hiver, on verrait bien des choses; et il pourra bien se faire qu'on voie les Anglais jetés bas.
LINTERROGATEUR : Qu'avez-vous dit à John Grey, votre gardien, au sujet de la Saint-Martin ?
JEANNE : Je vous l'ai dit.
LINTERROGATEUR : Par qui savez-vous que cela doit arriver ?
JEANNE : Par sainte Catherine et sainte Marguerite. LINTERROGATEUR : Saint Gabriel était-il avec saint Michel quand il vint à vous?
JEANNE : Je ne m'en souviens pas.
LINTERROGATEUR : Depuis mardi dernier avez-vous conversé avec sainte Catherine et sainte Marguerite?
JEANNE : Oui, mais je ne sais l'heure.
LINTERROGATEUR : Quel jour?
JEANNE : Hier et aujourd'hui. Il n'y a pas de jours que je ne les entende.
LINTERROGATEUR : Les voyez-vous toujours dans le même vêtement?
JEANNE : Je les vois toujours sous la même forme; et leurs têtes sont couronnées très. richement.
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LINTERROGATEUR : Et le reste de leurs costumes? Leurs robes ?
JEANNE : Je ne sais.
LINTERROGATEUR : Comment savez-vous que ce qui vous apparaît est homme ou femme ?
JEANNE : Je le sais bien. Je le reconnais à leurs voix et parce qu'elles me l'ont révélé. Je ne sais rien que par révélation et par ordre de Dieu.
LINTERROGATEUR : Quelle figure voyez-vous ?
JEANNE : La face.
LINTERROGATEUR : Ont-elles des cheveux?
JEANNE : Il est bon à savoir qu'elles en ont.
LINTERROGATEUR : Y a-t-il quelque chose entre leurs couronnes et leurs cheveux ?
JEANNE : Non.
LINTERROGATEUR : Leurs cheveux sont-ils longs et pendants ?
JEANNE : Je ne sais.
LINTERROGATEUR : Ont-elles des bras ?
JEANNE : Je ne sais si elles ont des bras ou d'autres membres.
LINTERROGATEUR : Vous parlent-elles ?
JEANNE : Leur langage est bon et beau, je les entends très bien.
LINTERROGATEUR : Comment parlent-elles, puisqu'elles n'ont pas de membres?
JEANNE : Je m'en réfère à Dieu.
LINTERROGATEUR : Quelle espèce de voix est-ce ?
JEANNE : Cette voix est belle et douce et humble, et elle parle français.
LINTERROGATEUR : Sainte Marguerite ne parle donc pas anglais ?
JEANNE. : Comment parlerait-elle anglais, puisqu'elle n'est pas du parti des Anglais ?
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LINTERROGATEUR Sur leurs têtes couronnées, comme vous l'avez dit, vos saintes ont-elles des anneaux aux oreilles?
JEANNE : Je n'en sais rien.
LINTERROGATEUR: Avez-vous vous-même des anneaux?
JEANNE (s'adressant à Cauchon) : Vous, évêque, vous en, avez un à moi, rendez-le moi.
LINTERROGATEUR: N'aviez-vous pas d'autre anneau ?
JEANNE: Les Bourguignons m'en ont un autre. Mais vous, évêque, montrez-moi le susdit anneau, si vous l'avez.
LINTERROGATEUR : Qui vous a donné l'anneau qu'ont les Bourguignons ?
JEANNE : Mon père ou ma mère.
LINTERROGATEUR : Y avait-il aucun nom dessus ?
JEANNE : Il me semble que les noms Jhesus Maria y étaient écrits. Je ne sais qui les y fit écrire. Je crois qu'il n'y avait pas de pierre à cet anneau qui me fut donné à Domrémy.
LINTERROGATEUR : Qui vous a donné l'autre anneau?
JEANNE : Mon frère me l'a donné. Vous l'avez présentement. Je vous charge, évêque, de le donner à l'Eglise.
LINTERROGATEUR :N'avez-vous guéri personne avec l'un ou l'autre de vos anneaux ?
JEANNE : Oncques je n'ai fait de guérison avec aucun de mes anneaux.
LINTERROGATEUR : Sainte Catherine et sainte Marguerite n'ont-elles pas conversé avec vous sous l'arbre dont il a déjà été fait mention ?
JEANNE : Je n'en sais rien.
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LINTERROGATEUR : Les saintes vous ont-elles parlé à la fontaine proche de l'arbre ?
JEANNE : Oui, je les y ai entendues ; mais je rappelle pas ce qu'elles m'y ont dit.
LINTERROGATEUR : Que vous ont-elles promis là ou ailleurs ?
JEANNE : Elles ne m'ont fait aucune promesse, par congé de Dieu.
LINTERROGATEUR : Quelles promesses vous ont-elles faites ?
JEANNE : Cela n'est pas de votre procès. Sur certaines choses elles m'ont dit que mon roi sera rétabli dans son royaume, le veuillent ou non ses adversaires.
LINTERROGATEUR : Ne vous ont-elles pas fait d'autre promesse ?
JEANNE : Elles m'ont promis de me conduire en paradis et je les en ai bien requises.
LINTERROGATEUR : N'avez-vous pas d'autre promesse ?
JEANNE : Oui, une autre, mais je ne la dirai pas. Elle ne touche pas au procès.
LINTERROGATEUR : Dites-la tout de même.
JEANNE : Avant trois mois je vous la dirai.
LINTERROGATEUR : Vos voix Vous ont-elles dit qu'avant trois mois vous seriez délivrée de prison ?
JEANNE : Cela n'est pas de votre procès. Cependant j'ignore quand je serai délivrée. Ceux qui voudraient m'ôter de ce monde pourraient bien s'en aller devant moi.
LINTERROGATEUR : Votre conseil vous a-t-il dit que vous seriez délivrée de la prison où vous êtes présentement ?
JEANNE : Reparlez-m'en dans trois mois, je vous répondrai.
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LINTERROGATEUR : Répondez donc tout de suite.
JEANNE : Demandez aux assistants, sous leur serment, si cela touche au procès. Là-dessus délibération des assistants qui opinent tous que cela est du procès.
LINTERROGATEUR : Vous Voyez bien. Répondez donc.
JEANNE : Je vous ai toujours bien dit que vous ne sauriez pas tout. Il faudra qu'un jour je sois délivrée. Je veux avoir congé pour le dire. Ainsi je demande un délai.
LINTERROGATEUR : Les voix vous ont-elles défendu de dire la vérité ?
JEANNE : Voulez-vous que je vous dise ce qui regarde le roi de France ? Il y a beaucoup de choses qui ne sont pas du procès.
LINTERROGATEUR: Mais que savez-vous donc touchant votre roi ?
JEANNE : Je sais que mon roi gagnera le royaume de France ; je le sais aussi bien que je sais que vous êtes là devant moi, siégeant au tribunal. Je serais morte, n'était ;cette révélation qui me conforte chaque jour.
LINTERROGATEUR : Qu'avez-vous fait de votre mandragore ?
JEANNE : Je n'ai, ni oncques n'eus de mandragore. J'ai bien ouï dire qu'il y en a une près de mon village, mais je n'en ai oncques vu.
LINTERROGATEUR : Vous savez pourtant ce que c'est ?
JEANNE : J'ai ouï dire que c'est une chose dangereuse et mauvaise à garder. Je ne sais d'ailleurs à quoi cela sert.
LINTERROGATEUR : En quel lieu est cette mandragore dont vous avez ouï parler ?
JEANNE : J'ai ouï dire qu'elle est en terre près de l'arbre des fées. J'ignore le lieu ; j'ai aussi oui dire qu'au-dessus de cette mandragore il y a un coudrier.
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LINTERROGATEUR : A quoi avez-vous ouï dire que sert cette mandragore?
JEANNE : A faire venir de l'argent, mais je n'en crois mie.
LINTERROGATEUR : Vos voix Vous ont-elles parlé de cela?
JEANNE: Mes voix ne m'ont jamais rien dit là-dessus.
LINTERROGATEUR: Quelle figure avait saint Michel quand il vous apparut ?
JEANNE : Je ne lui ai pas vu de couronne et de ses vêtements je ne sais rien.
LINTERROGATEUR : Etait-il nu ?
JEANNE : Pensez-vous que Dieu n'ait pas de quoi le vêtir ?
LINTERROGATEUR : Avait-il des cheveux ?
JEANNE : Pourquoi les lui aurait-on coupés ?
LINTERROGATEUR : Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu saint Michel?
JEANNE : Je n'ai pas vu saint Michel depuis que j'ai quitté le château à Crotoy (1). Je ne le vois pas bien souvent.
L'INTERROGATEUR : A-t-il des cheveux ?
JEANNE : Je né sais.
LINTERROGATEUR : Avait-il une balance ?
JEANNE : Je ne sais:
LINTERROGATEUR : Quel effet produit sa vue ?
JEANNE : J'ai grande joie en le voyant ; et il me semble
que quand je le vois, je ne suis pas en péché mortel. LINTERROGATEUR : Vos voix Vous ordonnent-elles de
vous confesser ?
1. Vers le 21 novembre 1430.
JEANNE : Sainte Catherine et sainte Marguerite me font volontiers me confesser quelquefois, tantôt l'une, tantôt l'autre.
LINTERROGATEUR : Vous croyez-vous exempte de péché mortel ?
JEANNE : Si je suis en péché mortel, c'est sans le savoir.
LINTERROGATEUR: Quand vous vous confessez, ne croyez-vous pas être en péché mortel ?
JEANNE : Je ne sais si j'ai été en péché mortel. Je ne crois pas en avoir fait les oeuvres. A Dieu ne plaise que j'aie jamais été en tel état ! A Dieu ne plaise que je fasse ou aie fait oeuvre qui charge mon âme !
LINTERROGATEUR : Quel signe avez-vous donné à votre roi que vous veniez de la part de Dieu ?
JEANNE : Je vous ai toujours répondu que vous ne me l'arracherez pas de la bouche. Allez-le-lui demander.
LINTERROGATEUR : Avez-vous juré de ne pas révéler ce qui vous sera demandé touchant le procès ?
JEANNE : Je vous ai déjà dit que je ne vous dirai pas ce qui touchera le fait de notre roi. De tout ce qui le regarde je n'en parlerai pas.
LINTERROGATEUR : Ne savez-vous pas le signe que vous avez donné à votre roi?
JEANNE : Vous ne le saurez pas de moi.
LINTERROGATEUR : Mais cela touche le procès.
JEANNE : De ce que j'ai promis de bien tenir secret je ne dirai rien.
LINTERROGATEUR : Pourquoi ?
JEANNE : Je l'ai promis en tel lieu que je ne pourrais vous le dire sans parjure.
LINTERROGATEUR : A qui l'avez-vous promis ?
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JEANNE : A sainte Catherine, à sainte Marguerite, et cela a été montré au roi.
LINTERROGATEUR : Les saintes vous avaient-elles requise de faire cette promesse ?
JEANNE : J'ai fait ma promesse aux deux saintes sans qu'elles m'en requièrent, uniquement de moi-même. Trop de gens me l'auraient demandé si je n'eusse fait cette promesse à mes saintes.
LINTERROGATEUR : Quand vous montrâtes le signe au roi, y avait-il quelqu'un avec lui ?
JEANNE : Je ne pense pas qu'il y eut personne autre, bien qu'il se trouvât beaucoup de monde assez près.
LINTERROGATEUR : Avez-vous vu une couronne sur la tête du roi quand vous lui avez montré ce signe ?
JEANNE : Je ne puis le dire sans parjure.
LINTERROGATEUR : Votre roi avait-il une couronne à Reims ?
JEANNE : Mon roi, je pense, a pris avec joie la couronne qu'il a trouvée à Reims. Mais une bien riche couronne lui fut apportée par la suite. Il ne l'a point attendue, pour hâter son fait, à la requête de ceux de la ville de Reims, afin d'éviter la charge des hommes de guerre. S'il eût attendu , il aurait eu une couronne mille fois plus riche.
LINTERROGATEUR : Avez-vous vu cette couronne plus riche ?
JEANNE : Je ne puis vous le dire sans parjure, et si je ne l'ai pas vue, je sais par ouï dire à quel point elle est riche et somptueuse.
La séance est levée.
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Je ne sais, sur la famille de Jeanne et sur sa vie avant le procès, que ce qu'elle en a dit elle-même pendant les interrogations ; je ne l'ai connue qu'à Rouen. J'y fus l'exécuteur des mandements contre elle en qualité de clerc de maître Jean Benedicite [d'Estivet], promoteur en la cause. Mon office m'amenait là, toutes les fois que Jeanne était appelée. C'est moi qui l'amenais et la ramenais. Aussi avais-je grande familiarité avec elle ; je la trouvais simple, bonne et pieuse. D'après ce que je vis, il me semble qu'on ne procéda, ni selon la raison, ni selon l'honneur de Dieu et de la foi catholique, mais par haine, par fureur, avec le dessein formé de ruiner l'honneur du roi de France que Jeanne servait, et par vengeance afin e la faire mourir. Les gens du procès obéissaient aux Anglais plus qu'à la justice.
Voici les faits qui me meuvent à parler ainsi :
Une fois, comme je la conduisais devant les juges, Jeanne me demanda s'il n'y avait pas sur le chemin quelque église ou chapelle dans laquelle fût le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; je lui dis que oui et lui montrai une chapelle située au-dessous du château, près de notre chemin. Alors Jeanne me supplia de la faire passer devant pour qu'elle pût saluer Dieu et prier. J'y consentis volontiers, et la laissai s'agenouiller en face de la chapelle. Inclinée jusqu'à terre, Jeanne pria dévotement. Le fait fut rapporté à l'évêque de Beauvais, il en fut mécontent et m'ordonna de ne plus tolérer à l'avenir de telles oraisons. De son côté, le promoteur Benedicite
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[d'Estivet] me réprimanda : « Truand, disait-il, qui te fait si hardi de laisser approcher de l'église, sans licence, cette putain excommuniée ? Je te ferai mettre en telle tour que tu ne verras ni lune, ni soleil d'ici un mois, si tu le fais plus » . Mais je n'obéis point. Le promoteur s'en aperçut ; il se mit alors plusieurs fois devant la porte de la chapelle, entre Jeanne et moi, pour l'empêcher de faire ses oraisons devant ladite chapelle.
Autre fait. Au quatrième ou au cinquième jour du procès, comme je ramenais Jeanne du tribunal à la prison, un prêtre appelé maître Eustache Turquetil, chantre de la chapelle du roi d'Angleterre, m'interrogea en ces termes : « Que te semble de ses réponses ? Sera-t-elle brûlée ? Qu'adviendra-t-il ? » Je lui répondis : « Jusqu'ici je n'ai vu que bien et honneur en elle et n'y connais rien de répréhensible ; mais je ne sais ce qu'il en sera à la fin. Dieu le sache ». Cette réponse fut redite aux gens du roi par ce prêtre. On ajouta que je n'étais pas bon pour le roi, et à cette occasion je fus mandé l'après-dîner par l'évêque qui me gourmanda durement, m'avisant de bien prendre garde ou qu'on me ferait boire plus que de raison. Je crois bien que si le greffier Manchon ne m'eût excusé, je n'en fusse jamais échappé, on m'eût jeté à la Seine.
Voici encore un incident qui survint au lendemain de l'abjuration de Jeanne, le jour de la sainte Trinité. Jeanne venait de reprendre l'habit d'homme. On dit la chose à maître André Marguerie qui survint au château. Marguerie répondit qu'il ne suffisait pas de voir Jeanne vêtue de l'habit d'homme, qu'il fallait savoir les motifs qu'elle avait eus de reprendre cet habit. A l'instant un Anglais leva sa hache contre lui en l'appelant : « Traître
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Armagnac ». Marguerie s'enfuit. De ce fait il demeura tout bouleversé et malade.
Je sais ceci de certain touchant la captivité de Jeanne.
Elle était enfermée au château de Rouen, dans une chambre du premier étage. On y montait par huit marches, et il s'y trouvait un lit. Jeanne était attachée par une chaîne à une grosse pièce de bois longue de cinq ou six pieds, pourvue d'une serrure servant à fermer la chaîne.
Cinq Anglais, de la condition la plus vile, de ceux qu'on nomme « houspilleurs », la gardaient. Ces hommes souhaitaient fort la mort de Jeanne. Très souvent ils la tournaient en dérision et elle le leur reprochait.
Un serrurier, Etienne Castille, m'a dit avoir construit pour Jeanne une cage de fer où elle était maintenue droite, attachée par le cou, les pieds et les mains, et que ce traitement dura depuis l'arrivée de Jeanne à Rouen jusqu'au commencement du procès. Mais je ne l'ai jamais vue en cet état. Quand je l'emmenais et la ramenais, elle avait toujours les pieds hors des fers.
Je sais que, sur l'ordre de la duchesse de Bedford, on visita Jeanne pour savoir si elle était vierge ou non. La visité fut faite par Anne Bavon et par une autre femme dont le nom ne me revient pas. La visite terminée, ces femmes déclarèrent que Jeanne était vierge et sans tache. Je tiens le fait d'Anne Bavon elle-même. En conséquence, la duchesse de Bedford fit défendre aux gardes et à tous autres de violenter Jeanne.
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Je fus mandé à Rouen pour assister au procès. La première fois je refusai ; la seconde fois je m'y rendis. Je craignais les Anglais et de provoquer leur colère par ma résistance.
Etant venu, je vis Jeanne et j'assistai à son interrogatoire.
La séance avait lieu dans une petite salle derrière la grande salle du château. Jeanne tenait de fort beaux propos, répondait avec prudence, sagesse et grande hardiesse.
Ce jour-là maître Beaupère conduisait l'interrogation et questionnait Jeanne. Toutefois maître Jacques de Toussaint, de l'ordre des frères Mineurs, questionnait lui aussi. Je me souviens parfaitement que maître Jacques demanda à Jeanne si elle avait jamais été en lieu où les Anglais eussent été tués. A quoi elle répondit : « En nom Dieu, si ay. Comme vous parlez doulcement ! Que ne partaient-ils de France et n'allaient-ils en leur pays ! » Il y avait là un grand seigneur d'Angleterre dont le nom ne me revient pas. En entendant ces paroles, il dit : « Vraiment, c'est une bonne femme, si elle était Anglaise ». En parlant ainsi, il s'adressait à maître Guillaume Dujardin et moi.
De fait, il n'est docteur si grand et si subtil qui, interrogé par de grands docteurs et dans une si grande assemblée comme l'était Jeanne, n'eût été bien démonté et perplexe.
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Jeanne avait sa prison dans une tour du château. Je l'y ai vue, les deux jambes chargées de fer. Là où elle était, il y avait un lit.
Jeanne étant tombée malade au cours du procès, les juges me mandèrent de la visiter. Le nommé d'Estivet me conduisit auprès d'elle. En présence dudit d'Estivet, de maître Guillaume Delachambre, docteur en médecine, et de plusieurs autres, je tâtai le pouls à Jeanne pour savoir la cause de son mal et lui demandai : « Qu'avez-vous ? D'où vient votre peine ? » Elle me dit que l'évêque i' de Beauvais lui avait envoyé une carpe, qu'elle en avait ; mangé et qu'elle se doutait que c'était la cause de son mal. Là-dessus d'Estivet l'invectiva. Il se plaignit de ses mauvais propos et l'appela « paillarde » en cette façon : « C'est toi, paillarde , qui as mangé des harengs et autres choses à toi contraires ». « Je ne l'ai pas fait », répondit-elle ; et il y eut entre elle et lui un assez long échange de paroles injurieuses. Pourtant j'en voulais savoir plus sur la maladie de Jeanne. J'appris de quelques personnes présentes qu'elle avait été affligée d'un fort vomissement.
J'ai entendu dire par maître Pierre Maurice, qu'il avait ouï dire Jeanne en confession et n'en avait jamais ouï de semblable de la bouche d'un docteur ou d'un homme quelconque ; qu'aussi croyait-il que Jeanne marchait justement et saintement à Dieu.
On m'a raconté que Jeanne avait été visitée pour savoir si, oui ou non, elle était vierge et qu'elle fût trouvée telle. Personnellement, je sais, autant que mon art
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me l'a permis de connaître, qu'elle était vierge et sans tache, car, dans une maladie, je l'ai vue quasi nue (1), ayant dû la visiter.
Lors d'une indisposition de Jeanne, le cardinal d'Angleterre et le comte de Warwick m'envoyèrent chercher. Je parus devant eux en compagnie de maître Guillaume Desjardins et d'autres médecins. Le comte de Warwick nous dit : « Jeanne, à ce qu'on m'a rapporté, a été malade. Je vous ai mandés pour que vous pensiez à la guérir. Le roi ne veut pas pour rien au monde qu'elle meure de mort naturelle ; car il l'a chère, l'ayant chèrement achetée. Il entend qu'elle ne trépasse que par justice et soit brûlée. Faites donc le nécessaire. Visitez-la avec grand soin et tâchez qu'elle soit rétablie ».
Nous allâmes donc la visiter, Guillaume Desjardins, d'autres et moi; nous la palpâmes au côté droit et lui trouvâmes de la fièvre, d'où nous conclûmes à une saignée. Nous en prévînmes le comte de Warwick qui nous dit : « Une saignée? Prenez garde. Elle est rusée et pourrait bien se tuer ». Néanmoins la saignée eut lieu et la guérison suivit immédiatement.
Jeanne rétablie, survint maître d'Estivet qui se livra envers elle à des paroles offensantes. Il l'appela putain, paillarde. Ces injures mirent Jeanne fort en colère, si bien que la fièvre reprit et qu'elle eut une rechute..
Quels sentiments animaient les juges de Jeanne? Je m'en remets à leurs consciences. Je sais que. je n'ai pas donné d'avis au procès, quoique j'aie donné une signature,
1. Quia vidit eam quasi nudam, cum visitaret eam de quadam infirmitate et palpavit in renibus et erat multum stricta, quantum percipere potuit ex aspectu.
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mais par contrainte et forcé par l'évêque de Beauvais. Je m'étais plusieurs fois excusé auprès de lui, en disant que ce n'était pas mon métier d'opérer en pareille matière. Finalement on m'avertit que si je ne souscrivais pas comme les autres à l'avis qui prévalait, il m'adviendrait mal d'être venu à Rouen. Voici dans quelles conditions je signai. J'ajoute que maître Jean Lohier et maître Nicolas de Houppeville furent menacés. Il fut même question de les noyer pour les punir de ne pas participer au procès.
J'ai vu une fois le seigneur abbé de Fécamp interroger Jeanne. Maître Jean Beaupère l'interrogeait en même temps, et les questions se croisaient nombreuses et variées. Jeanne n'aurait pas voulu répondre à tant de questions à la fois. Elle dit donc aux deux docteurs qu'ils lui faisaient grande injustice de tant la tourmenter et qu'elle avait déjà répondu à toutes ces questions. Je me souviens également qu'une fois, interrogée par l'évêque et quelques meneurs, elle dit que ni eux ni l'évêque étaient ses juges. Je lui ai entendu dire encore qu'elle se soumettait au jugement du pape.
[Même lieu 42 assesseurs.]
CAUCHON : Jeanne, nous vous requérons de jurer simplement et absolument de dire la vérité sur ce qui vous sera demandé.
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JEANNE : Ainsi que j'ai déjà fait, je suis prête à jurer.
(Jeanne jure en touchant des mains les Évangiles. )
LINTERROGATEUR : Vous avez dit que saint Michel avait des ailes, et vous n'avez pas parlé du corps et des membres de sainte Catherine et de sainte Marguerite. Qu'en voulez-vous dire ?
JEANNE : Je vous ai dit ce que je sais et que je ne vous répondrai pas autre chose.
LINTERROGATEUR : Avez-vous bien vu saint Michel et les saintes ?
JEANNE : J'ai vu saint Michel et les saintes, aussi bien que je sais bien qu'ils sont saint et saintes dans le paradis.
LINTERROGATEUR : En avez-vous vu autre chose que la face ?
JEANNE : Je vous ai dit tout ce que j'en sais.
LINTERROGATEUR : Dites-le encore.
JEANNE : Pour ce qui est de vous dire tout ce que je sais, j'aimerais mieux que vous me fissiez couper le cou.
[LINTERROGATEUR : Vous devez tout dire.]
JEANNE : Je dirai volontiers tout ce que je saurai touchant le procès.
LINTERROGATEUR : Croyez-vous que saint Michel et saint Gabriel aient des têtes naturelles ?
JEANNE : Je les ai vus de mes yeux, et je crois que ce
sont eux aussi fermement que Dieu est.
LINTERROGATEUR : Croyez-vous que Dieu les ait formés sur la manière et en la forme que vous les voyez ?
JEANNE : Oui.
LINTERROGATEUR : Croyez-vous que Dieu les ait créés dès le principe, en cette manière et en cette forme ?
JEANNE : Vous n'aurez autre chose présentement, sauf ce que j'ai répondu.
LINTERROGATEUR : Avez-vous par révélation que vous échapperez ?
JEANNE : Cela ne touche pas votre procès. Voulez-vous que je parle contre moi ?
LINTERROGATEUR : Vos voix ne vous ont-elles rien dit ?
JEANNE : Cela n'est pas de votre procès. Je m'en réfère au procès. Si tout vous regardait, je vous dirais tout.
LINTERROGATEUR : Quand comptez-vous pouvoir vous échapper?
JEANNE : Pour moi, je ne sais ni le jour ni l'heure où je m'échapperai.
LINTERROGATEUR : Vos voix vous ont-elles dit quelque chose en général ?
JEANNE : Oui vraiment. Elles m'ont dit que je serais délivrée ; mais je ne sais ni le jour ni l'heure, et que je fasse gai visage.
LINTERROGATEUR : Quand vous arrivâtes pour la première fois près de votre roi, ne s'enquit-il pas si c'était par révélation que vous aviez changé d'habit ?
JEANNE : Je vous en ai répondu, je ne me rappelle pas si cela me fut demandé. C'est écrit à Poitiers.
LINTERROGATEUR : Ne vous souvenez-vous pas si les maîtres qui vous ont examinée en une autre obédience, quelques-uns pendant un mois, d'autres pendant trois semaines, vous ont interrogée sur ce changement d'habit ?
JEANNE : Je ne m'en souviens pas. Au fait, ils m'ont demandé où j'avais pris cet habit d'homme, et je leur ai dit que je l'avais pris à Vaucouleurs.
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LINTERROGATEUR : Les maîtres susdits vous demandèrent-ils si c'était par ordre de vos voix que vous aviez pris cet habit ?
JEANNE : Je ne m'en souviens pas.
LINTERROGATEUR : Votre roi, votre reine et d'autres de votre parti vous ont-ils quelquefois requise de déposer l'habit d'homme ?
JEANNE : Cela n'est pas de votre procès.
LINTERROGATEUR : Au château de Beaurevoir, n'en fûtes-vous pas requise ?
JEANNE : Oui vraiment, et je répondis que je ne déposerai cet habit sans le congé de Dieu. [Je vous dirai aussi que la demoiselle de, Luxembourg requit le seigneur de Luxembourg que je ne fusse pas livrée aux Anglais (1).]
(Ici commence le fragment de la minute française du greffier Guillaume Manchon, conservée dans le manuscrit d'Urfé (2).)
Item dit que la demoiselle de Luxembourg et la dame: de Beaurevoir luy offrirent abit de femme ou drap à le faire, et lui requirent qu'elle le portast, et elle répondit qu'elle n'en avoit pas le congié de Nostre-Seigneur, et qu'il n'estoit pas encore temps.
Interroguée se messire Jehan de Pressy et autres, à Arras, lui offrirent point d'abit de femme, respond :
1. Détail omis dans le procès-verbal de la séance et consigné dans l'extrait du procès-verbal.
2. Nous faisons nôtre ce qu'a écrit Vallet de Viriville : « Quant à la minute française, au gré de plus d'un lecteur, il semblera, nous le craignons, qu'il eût été nécessaire de la traduire en langage moderne. Mais céder à cette tentation eût été un acte de vandalisme et de profanation. Nous nous sommes borné à expliquer, chemin faisant, les locutions ou les mots qui pouvaient présenter, de nos jours, au lecteur un, embarras sensible. »
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« Luy et plusieurs autres le m'ont plusieurs fois demandé ».
Interroguée s'elle croist qu'elle eust délinqué ou fait péchié mortel de prendre habit de femme, respond qu'elle fait mieulx d'obéir et servir son souverain Seigneur, c'est assavoir Dieu. Item dit que s'elle le deust avoir fait, elle l'eust plustost fait à la requeste de ces deux dames que d'autres dames qui soient en France, excepté sa royne.
Interroguée se, quant Dieu luy révéla qu'elle muast son abit, se ce fust par la voix de saint Michel, de saincte Katherine ou saincte Marguerite, R. « Vous n'en aurés maintenant autre chose ».
Interroguée, quant son roy la mit premier en oeuvre et elle fist faire son estaindart, se les gens-d'armes et autres gens de guerre firent faire pennonceaulx à la manière du sien, R. « Il est bon à savoir que les seigneurs maintenoient leurs armes. Item, R. Les aucuns compaignons de guerre en firent faire à leur plaisir, et les autres non ».
Interroguée de quelle matière ilz les firent faire, se ce fut de toille ou de drap, R. « C'estoit de blans satins, et y en avoit en aucuns les fleurs de liz », et n'avoit que deux ou trois lances de sa compaignie ; mais les compaignons de guerre aucunes fois en faisoient faire à la semblance des siens, et ne faisoient cela fors pour cognoistre les siens des autres.
Interroguée s'ilz estoient guères souvent renouvellés, R. « Je ne sçay ; quant les lances estoient rompues, l'on en faisoit de nouveaulx » .
Interroguée s'elle dist point que les pennonceaulx qui estoient en semblante des siens estoient eureux, R. Elle
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leur disoit bien à la fois: « Entrez hardiment parmy les Anglois », et elle mesme y entroit.
Interroguée s'elle leur dist. qu'ilz les portassent hardiment et qu'ilz airoient bon eur (bonne fortune), R. Elle leur dist bien ce qui estoit venu et qui adviendroit encore.
Interroguée s'elle gectoit ou faisoit point mectre de eaue benoitte sur les pennonceaulx, quant on les prenoit de nouvel, R. « Je n'en sçay rien » ; et s'il a esté fait, ce n'a pas esté de son commandement.
Interroguée s'elle y en a point veu gecter, R. « Cela n'est point de votre procès » ; et s'elle y en a veu gecter; elle n'est pas advisée maintenant de en respondre.
Interroguée se les compaignons de guerre faisoient point mectre en leurs pennonceaulx : Jhesus Maria, R. « Par ma foy, je n'en sçay rien ».
Interroguée s'elle a point tournié (tourner, tournoyer) ou fait tournier toilles par manière de procession autour d'un chastel ou d'église, pour faire pennonceaulx, R. Que non et n'en a rien veu faire.
Interroguée, quant elle fut devant Jargeau, que c'estoit qu'elle portoit derrière son heaulme, et s'il y avoit aucune chose ront, « Par ma foy, il n'y avoit rien » .
Interroguée s'elle congnust oncques frère Ricard : respond : « Je ne l'avoys oncques veu quant je vins devant Troyes ».
Interroguée qu'elle chière (figure) frère Ricard lui feist, R. Que ceulx de la ville de Troyes, comme elle pense, l'envoièrent elle, disans ilz doubtoient que ce ne feust pas chose de par Dieu ; et quand il vint devers elle, en approuchant, il faisoit signe de la croix, et gectoit eaue benoicte, et elle lui dist : « Approchez hardiement, je ne m'envouleray pas ».
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Interroguée s'elle avoit point veu, ou fait faire aucuns ymaiges ou painctures d'elle et à sa semblance, R. Qu'elle vit Arras une paincture en la main d'un Escot (Ecossais) et y avoit la semblance d'elle tout armée, et présentoit unes lettres à son roy, et estoit agenoullée d'un genoul. Et dit que oncques ne vit ou fist faire autre ymaige ou paincture à la semblance d'elle.
Interroguée d'un tablel chieux son hoste, où il avoit trois femmes painctes, et escript : « Justice, Paix, Union ». R. Qu'elle n'en sçait rien.
Interroguée s'elle sçait point que ceulx de son party aient service, messe, et oraison pour elle, R. Qu'elle (n'en sçait rien, et s'ilz en font service, ne l'ont point fait apar son commandement ; et s'ilz ont prié pour elle, il Iluy est advis qu'ilz ne font point de mal.
Interroguée se ceulx de son party croient fermement qu'elle soit envoyée de Dieu, R. « Ne sçay s'ilz le croyent et m'en actend à leur couraige : mais si ne le croient, si mis-je envoiée de par Dieu ».
Interroguée s'elle cuide pas que en créant qu'elle soit envoyée de par Dieu, qu'ilz aient bonne créance, R. S'ils traient qu'elle soit envoyée de par Dieu, ils n'en sont point abusez.
Interroguée s'elle sçavoit point bien le couraige de ceulx de son party, quant ilz luy baisoient les piez et les mains, et les vestemens d'elle, R. Beaucoup de gens la véoient (voyaient) volontiers ; et (aussi) dit qu'ilz baisoient les mains (moins) ses vestemens qu'elle pou voit. Mais venoient les pouvres gens voulentiers à elle. our ce qu'elle ne faisoit point de deplaisir, mais les supportoit à son pouvoir.
Interroguée quelle révérence luy firent ceulx de
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Troies à l'entrée, R. « Ilz ne m'en firent point » ; et dit oultre que, à son advis, frère Ricard entra quant (en même temps qu') eulx à Troies, mais n'est point souvenance s'elle le vit à, l'entrée.
Interroguée s'il fist point de sermon à l'entrée de la venue d'elle, R. Qu'elle n'y arresta guères et n'y jeust oncques (n'y coucha pas) ; et quant au sermon, elle n'en sçait rien.
Interroguée s'elle fut guères de jours à Rains (Reims), R. « Je crois que nous y fusmes quatre ou cinq jours. »
Interroguée s'elle y leva point d'enfant, R. Que , à Troyes en leva ung, mais de Rains n'a point de mémoire, ne de Chasteau-Tierry, et aussi deux en leva à Saint-Denis Et volontiers mectoit nom aux filz Charles, pour l'honneur de son roy et aux filles Jehanne : et aucunes fois, selon ce que les mères vouloient.
Interroguée se les bonnes femmes de ville touchoient point leurs agneaulx (anneaux) à Panel qu'elle portoit, R. Maintes femmes ont touché à ses mains et à ses agneaulx ; mais ne sçait point leur couraige ou intention.
Interroguée qu'ilz furent ceulx de sa compaignie qui prindrent papillons devant Chasteau-Tierry en son estaindart, R. Qu'il ne fust oncques fait ou dist de leur party, mais ce ont fait ceulx du party de deça, qui l'ont controuvé (imaginé).
Interroguée qu'elle fist à Rains des gans où son roy fut sacré, R. « Il y oult (eut) une livrée de gans pour bailler aux chevaliers et nobles qui là estoient. Et en y oult ung qui perdit ses gans » ; mais ne dist point qu'elle les feroit retrouver. Item dit que son estaindart fut en l'église de Rains ; et luy semble que son estaindart fut
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assés près de l'autel ; et elle mesmes luy (le) tint ung poy(un peu) et ne sçait point que frère Ricard le tenist.
Interroguée, quant elle aloit par le pais, s'elle recepvoit souvens sacrement de confession et de l'autel (communion quant elle venoit ès bonnes villes, R. Que ouil, à la fois,
Interroguée s'elle recepvoit lesdiz sacremens en abit d'omme, R. Que ouil ; mais ne a point mémoire de le avoir reçu en armes.
Interroguée pourquoy elle prinst la haquenée de l'evesque de Senlis, R. Elle fut achetée deux cents salus ; si les eùst ou non, elle ne sçait ; mais en oult assignation (il y eut un mandat de payement), où il en fust payé ; et si (de plus) lui rescrit (récrivit) que il la reairoit (recouvrerait) s'il vouloit, et qu'elle ne la vouloit point rien et qu'elle ne valoit rien pour souffrir paine (comme une bête de fatigue).
Interroguée quelle aaige avoit l'enfant à Laigny qu'elle ala visiter, R. L'enfant avoit trois jours ; et fut apporté à Laigny à Nostre-Dame, et luz fut dit que les pucelles de la ville estoient devant Nostre-Dame, et qu'elle y voulsist aler prier Dieu et Nos tre Dame qu'il lui voulsist donner la vie ; et elle y ala, et pria avec les autres. Et finalement il y apparut vie, et bailla (respira) trois fois ; et puis fut baptizé, et tantost mourut, et fut enterré en terre saincte. Et y avoit trois jours, comme l'on disoit, que en l'attifant n'y estoit apparu vie, et estoit noir comme sa Coste (1), mais quand il baisla, la couleur lui commença à
1. Cotte, jupon noir.
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revenir. Et estoit avec les pucelles à genoulz devant Nostre-Dame à faire sa prière.
Interroguée s'il fut point dit par la ville que ce avoit elle fait faire et que ce estoit à sa prière, R. « Je ne m'en enqueroye point ».
Interroguée s'elle congneust point Katherine de la Rochelle ou s'elle l'avoit veu, R. Que ouil, à Jargeau et à Montfaucon en Berry.
Interroguée s'elle luy monstra point une Dame vestue de blanc qu'elle disoit qui luy apparoissoit aucunes fois, R. Que non.
Interroguée qu'elle lui dist, R. Que cette Katherine lui dist qui venoit à elle une dame blanche vestue de drap d'or, qui luy disoit qu'elle alast par les bonnes villes et que le roy lui baillast des héraulx et trompectes, pour faire crier quiconques airoit (aurait) or, argent ou trésor mucié (caché) , qu'il apportast tantoust (aussitôt), et que ceulz qui ne le feroient, et qui en aroient de mutiez, qu'elle les congnostroit bien, et sçaroit trouver lesdiz trésors ; et que ce seroit pour paier les gens d'armes d'icelle Jehanne. A quoy ladite Jehanne respondit que elle retournast à son mary, faire son mesnaige et nourrir ses enfans. Et pour en savoir la certaineté, elle parla à saincte Marguerite ou saincte Katherine, qui luy dirent que du fait de icelle Katherine n'estoit que folie, et estoit tout nient (néant). Et escript (écrivit) à son roy qu'elle luy diroit ce qu'il en devoit faire ; et quant elle vint à luy dist que c'estoit folie et tout nient du fait de ladite Katherine ; toutes voies frère Richart voul oit que on la mist en oeuvre ; et en ont esté très mal [contents] d'elle, lesdits frère Richart et ladicte Katherine.
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Interroguée s'elle parla point à Katherine de la Rochelle du fait d'aler à la Charité, R. Que ladicte Katherine ne luy conseilloit point qu'elle y alast, et que il faisoit trop froit, qu'elle n'yroit point.
Item dit à ladicte Katherine, qui vouloit aler devers le duc de Bourgogne pour faire paix, qui (qu'il) luy sembloit que on n'y trouveroit point de paix, si ce n'estoit par le bout de la lance.
Item dit qu'elle demanda à celle Katherine se celle dame venoit toutes les nuys ; et pour ce, coucheroit avec elle. Elle y coucha, et veilla jusques à mynuit, et ne vit rien ; et puis s'endormit. Et quand vint au matin, elle demanda s'elle estoit venue ; et luy respondit qu'elle estoit venue ; et lors dormoit ladicte Jehanne et l'avoit peu esveiller. Et lors luy demanda s'elle vendroit point 'l'andeniain, et ladicte Katherine luy respondit que ouil. Pour laquelle chose dormit, icelle Jehanne de jour, afin qu'elle peust veiller la nuit. Et coucha la nuit ensuivant avec ladicte Katherine, et veilla toute la nuit ; mais ne 'vit rien, combien que souvent lui demandast : « Vendra elle point ? » Et ladicte Katherine luy respondit : « Ouil, tantost ».
Interroguée [sur ce] qu'elle fist sur les fossés de La Charité, R. Qu'elle y fist faire ung assault ; et dit qu'elle n'y gecta ou fist gecter eaue par manière de aspersion.
Interroguée pour quoy elle n'y entra, puis qu'elle avoit commandement de Dieu, R. Qui vous a dit que je avois commandement de y entrer ?
Interroguée s'elle oult point de conseil de sa voix, R. Qu'elle s'en vouloit venir en France.; mais les gens d'armes luy disrent que c'estoit le mieulx d'aler devant la Charité premièrement.
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Interroguée s'elle fut longuement en celle tour de Beaurevoir, R. Qu'elle y fut quatre mois ou environ, et dist, quant elle sceut les Anglois venir, elle fut moult courroucée, toutes voies ses voix lui défendirent plusieurs fois qu'elle ne saillist (sauta) ; et enfin pour la doubte des Anglois, sailli et se commanda à Dieu et à Nostre-Dame, et fut blécée. Et quant elle eust sailli, la voix de saincte Katherine luy dist qu'elle fiste bonne chiére et qu'elle gariroit, et que ceulx de Compiègne airoient secours.
Item dit qu'elle prioit tousjours pour ceulx de Compiègne, avec son conseil.
Interroguée qu'elle dist, quant elle eust sailly, R. Que aucuns disoient que elle estoit morte, et tantoust qu'il apparut aux Bourguegnons qu'elle estoit en vie, ilz lui dirent qu'elle estoit saillir.
Interroguée selle dist point qu'elle aimast mieulx à mourir que d'estre en la main des Angloys, R. Qu'elle aymeroit mieulx rendre l'âme à Dieu que d'estre en la main des Anglois.
Interroguée s'elle se courouça point, et s'elle blasphéma point le nom de Dieu, R. Qu'elle n'en maugréa oncques ne sainct ne saincte, et qu'elle n'a point accoustumé à jurer.
Interroguée du fait de Suessons ( Soissons), pour ce que le capitaine avoit rendu la ville et que elle avoit regnoié (et qu'elle avait dit ou reniant) Dieu, que s'elle le tenoit, elle le feroit tranchier en quatre pièces, R. Qu'elle ne regnoia oncques sainct ne saincte et que ceulx qui l'ont dit, ou raporté, ont malentendu (1).
Jeanne est conduite en prison.
1. Nous interrompons ici la citation de la minute française.
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Ensuite, nous évêque susdit, nous dîmes que continuant le procès et sans l'interrompre, nous appellerions quelques docteurs et gens habiles en l'un et l'autre droit, divin et humain, qui recueilleraient ce qui est à recueillir dans les choses confessées par ladite Jeanne ; et, après les avoir visitées et recueillies, s'il y avait quelques points sur lesquels il semblât d'interroger à nouveau ladite Jeanne, elle serait interrogée par quelques commissaires par nous députés, sans incommoder pour cela tout l'ensemble des assistants. Nous avons ordonné que le tout serait rédigé par écrit, afin que, chaque fois qu'il y aurait lieu, lesdits docteurs et jurisconsultes pussent en délibérer et émettre leurs opinions et conseils. Nous leur dîmes qu'ils eussent dès maintenant à étudier et voir, chez eux, touchant le sujet et ce qu'ils avaient déjà ouï du procès, ce qui leur semblerait à faire ; en les priant d'en référer à nos commissaires présents et futurs, ou de conserver devers eux ces notions, pour en délibérer plus mûrement et utilement, en temps et lieux convenables et d'en rendre leur sentiment. Nous avons enfin défendu à tous et chacun des assesseurs de s'éloigner de Rouen sans notre permission avant la fin de ce procès.
La séance est levée.
FIN DE LA PREMIÈRE SESSION PUBLIQUE
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[Dans la maison de l'évêque de Beauvais.]
Item le dimanche 4 et les lundi, mardi, mercredi, jeudi et vendredi suivants, nous évêque susdit, convoquâmes, dans notre logis, à Rouen, plusieurs solennels docteurs et maîtres, et autres habiles en droit divin et humain. Ceux-ci, ayant recueilli par nos ordres les confessions et réponses de ladite Jeanne, firent également un extrait des points sur lesquels ces réponses paraissaient insuffisantes et sur lesquels on estimait qu'elle devait être interrogée de nouveau. Sur ces recueils et extrait, du conseil et avis des susdits, nous avons conclu qu'il serait procédé à cet interrogatoire ultérieur. Et comme, attendu nos diverses occupations, nous ne pouvions pas toujours y vaquer en personne, nous avons délégué vénérable et discrète personne maître Jean de la Fontaine, maître et licencié, etc., ci-dessus nommé, pour interroger judiciairement ladite Jeanne en notre nom. Nous l'avons commis à ce titre le vendredi 9 susdit, présents les docteurs et maîtres : Jean Beaupère, Jean de Touraine, Nicolas Midi, Pierre Maurice, Thomas de Courcelles, Nicolas Loyseleur et Guillaume Manchon, ci-dessus nommés.
10 mars 1431
Item le samedi suivant, 10 mars, nous, évêque, nous sommes rendu à une chambre du château de Rouen qui avait été assignée à ladite Jeanne pour prison. Là en présence et assisté de notre commissaire député [J. de la Fontaine], Nicolas Midi, G. Feuillet et de Jean Fécard, et maître Jean Mathieu, prêtres, témoins appelés, nous avons requis ladite Jeanne de faire et prêter serment qu'elle dirait la vérité sur ce qu'on lui demanderait :
R.(1) Je vous promet que je diray vérité de ce qui touchera vostre procès ; et plus me contraindrés jurer, et plus tart vous le diray.
Interroguée par Jean de la Fontaine, commissaire, en ces termes : « Par le serement que vous avez fait, quant vous venistes derrenièrement à Compiègne, de quel lieu estiés-vous partie ? » R. Que (elle venait) de Crespy en Valoys.
Interroguée, quand elle fut venue à Compiègne, s'elle fut plusieurs journées avant qu'elle feist aucune saillie, R. Qu'elle vint à heure secrète du matin, et entra en la ville, sans ce que ses annemis le sceussent quières, comme elle pense ; et ce jour mesmes, sur le soir, feist la saillie dont elle fut prinse.
Interroguée se à la saillie l'en sonna les cloches, R. Se on les sonna, ce ne fut point à son commandement ou par son seu ; et n'y pensoit poinct ; et si (aussi bien) ne se souvient s'elle avoit dit que on les sonnast.
1. Reprise de la minute française.
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Interroguée s'elle fist cette saillie du commandement de sa voix, R. Que en la sepmaine de Pasque derrenièrement passé, elle estant sur les fossés de Meleun, luy fut dist par ses vois, c'est assavoir, saincte Katherine et saincte Marguerite, qu'elle seroit prinse avant qu'il fust la Sainct-Jehan, et que ainsi faillait qui fust fait, et qu'elle ne sesbahit et print tout en gré, et que Dieu lui aideroit.
Interroguée se depuis ce lieu de Meleun luy fut point dit par ses dictes vois qu'elle seroit prinse, R. Que ouil, par plusieurs fois, et comme tous les jours. Et à ses voix requéroit, quant elle seroit prinse, qu'elle fust morte tantoust, sans long travail de prison, et ilz luy disrent qu'elle prinst tout en gré, et que ainsi la falloit faire ; mais ne luy disrent point l'eure ; et si elle l'eust sceu, elle n'y fust pas alée ; et avoit plusieurs fois demandé sçavoir l'eure et ilz ne lui dirent point.
Interroguée se ses voix lui eussent commandé qu'elle fust saillie et signifié qu'elle eust esté prinse, s'elle y fust alée, R. S'elle eust sceu l'eure, et qu'elle deust estre prinse, elle n'y fust point alée voulentiers ; toutes voies elle eust fait leur commandemeut en la fin, quelque chose qui luy dust estre venue.
Interroguée se, quand elle fit cette saillie, s'elle avoit eu voix de partir et faire celle saillie, R. Que ce jour ne sceut point [par avance] sa prinse, et n'eust autre commandement de yssir (sortir) ; mais toujours luy avait esté dit qu'il falloit qu'elle feust prisonnière.
Interroguée se, à faire celle saillie, s'elle passa par le pont, respond qu'elle passa par le pont et par le boulevart, et ala avec la compaignie des gens de son party sur les gens de monseigneur de Luxembourg, et les rebuta par deux fois jusques au logeis des Bourguegnons, et à la
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tierce fois jusques à my le chemin; et alors les Anglois, qui là estoient, coupèrent les chemins à elle et ses gens, entre elle et le boulevart ; et pour ce se retrairent ses gens ; et elle en se retraiant es champs en costé, devers Picardie, près du boulevart, fut prinse ; et estoit la rivière entre Compiègne et le lieu où elle fut prinse ; et n'y avoit seullement, entre le lieu où elle fut prinse et Compiègne, que la rivière, le boulevart et le fossé dudit boulevart.
Interroguée se en icelluy estaindart, le monde est painct, et deux angles (anges), etc., R. Que ouil et n'en eust oncques que ung.
Interroguée quelle signifiante c'estoit que prendre Dieu tenant le monde et ses deux angles, R. Que saincte Katherine et saincte Marguerite Iuy disrent qu'elle prinst hardiement, et le portast hardiement, et qu'elle fist mettre en paincture là le Roy du ciel. Et ce dist à son roy, mais très envis (à contre-coeur), et de la signifiance ne sçait autrement.
Interroguée s'elle avoit point escu et armes, R. Qu'elle n'en eust oncques point ; mais son roy donna a ses frères armes, c'est assavoir, ung escu d'asur, deux fleurs de liz d'or et une espée parmy ; et en ceste ville a devisé à ung painctre celles armes, pour ce qui luy avoit demandé quelles armes elle avoit. Item, dit que ce fut donné par son roy à ses frères, à la plaisance d'eulz, sans la requeste d'elle, et sans révélation.
Interroguée s'elle avait ung cheval, quand elle fut prinse, coursier ou haquenée, R. Qu'elle estoit à cheval, et estoit ung demi coursier celluy sur qui elle estoit, quand elle fut prinse.
Interroguée qui luy avoit donné cellui cheval, R. Que son roy, ou ses gens luy donnèrent de l'argent du roy;
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et en avoit cinq coursiers de l'argent du roy, sans les trotiers (trotteurs) où il en avoit plus de sept.
Interroguée s'elle eust oncques autres richesses de son roy que ces chevaulx, R. Qu'elle ne demanderoit rien à son roy, fors bonnes armes, bons chevaulx et de l'argent à paier les gens de son hostel.
Interroguée s'elle n'avoit point de trésor, R. Que 10 ou 12 mille [francs] qu'elle a vaillant, n'est pas grand trésor à mener la guerre, et que c'est peu de chose, et lesquelles choses ont ses frères, comme elle pense, et dit que ce qu'elle a, c'est de l'argent propre de son roy.
Interroguée quel est le signe qui vint à son Roy, R. Que il est bel et honnouré, et bien créable, et il est bon, et le plus riche qui soit.
Interroguée pourquoy elle ne voult aussi bien dire et monstrer le signe dessus dit, comme elle voult (voulut) avoir le signe de Katherine de la Rochelle, R. Que, se le signe de Katherine eust esté aussi bien monstré devant notables gens d'Eglise et autres, arcevesques et évesques, c'est assavoir devant l'arcevesque de Rains et autres évesques dont elle ne sçait le nom (et mesmes y estoit Charles de Bourbon, le sire de la Trimoulles, le duc d'Alençon et plusieurs autres chevaliers qui le veirent et offrent aussi bien comme elle voit ceulx qui parloient à elle aujourdhuy), comme celluy dessus dit estre monstré, elle n'eust point demandé sçavoir le signe de ladicte Katherine. Et toutes voies elle sçavoit au devant (antérieurement) par saincte Katherine et saincte Marguerite, que, du fait de la dicte Katherine de la Rochelle, ce estoit tout néant.
Interroguée se le dit signe dure encore, R. « Il est bon à sçavoir, et qu'il durera jusques à mil ans, et
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oultre ». Item que ledit signe est en trésor du roy.
Interroguée ce, (si) c'est or, argent ou pierre précieuse, ou couronne, R. « Je ne vous en diray autre chose ; et ne sçaroit homme deviser aussi riche chose comme est le signe ; et toutes voies le signe qui vous fault, c'est que Dieu me délivre de vos mains, et est le
glus certain qu'il vous sçache envoyer ».
Item dit que, quant elle deust partir pour aller à son roy, luy fut dit par ses voix : « Va hardiment ; quant tu seras devers le roy, il aura bon signe de te recepvoir et croire ».
Interroguée quant le signe vint à son roy, quelle reverence elle y fist, et s'il vint de par Dieu : respond qu'elle mercis Nostre-Seigneur de ce qui (qu'il) la délivra de la paine des clercs de par delà qui argüoient contre elle et se agenoulla plusieurs fois.
Item dit que ung angle (ange) de par Dieu, et non de par autre, bailla le signe à son roy ; et elle en mercis \moult de fois Notre Seigneur.
Item dit que les clercs de par delà cessèrent à la arguer, quant ilz eurent sceu ledit signe.
Interroguée se les gens d'église de par delà veirent le signe dessus dit, R. Que quant son roy et ceulx qui estoient avec luy eurent veu ledit signe, et mesmes l'angle (ange) qui le bailla, elle demanda à son roy s'il estoit content; et il respondit que ouil. Et alors elle party et s'en ala en une petite chappelle assés près et ouyt lors dire que après son portement, plus de trois cens per sonnes veirent ledit signe.
Dit outre que par l'amour d'elle, et qu'ilz la laissassent à interroguer, Dieu vouloit permeictre que ceulx de son Party qui veirent ledit signe, le veissent.
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Interroguée se son roy et elle firent point de reverence à l'angle (ange) quant il apporta le signe, respond que ouil, d'elle, et se agenoulla et oulta (ôta) son chaperon.
Ce jour, au logis de l'évêque de Beauvais, frère Jean Lemaître, de l'ordre des Frères prêcheurs, reçoit avis et communication de la teneur des lettres de commission à lui adressées par fr. J. Graverent, du même ordre, grand inquisiteur de France, aux termes desquelles lettres ledit fr. Jean Lemaître est commis et député à déduire et terminer, jusqu'à sentence définitive inclusivement, la cause de Jeanne.
[Dans la prison de Jeanne, furent présents : Cauchon et 6 assesseurs.]
Requise par Monseigneur l'évêque de dire la vérité, R. « De ce qui touchera vostre procès, comme autre-fois vous ay dit, je diray voulentiers vérité. » Elle jura ainsi présents maître Thomas Fievé et Nicolas de Hubert, ainsi que J. Carbonnier.
Interroguée ensuite par Me J. de la Fontaine, délégué, 1° se l'ange qui apporta le signe parla point, R. Que ouil, et que il dist à son roy que on la mist en besoigne, et que le pais seroit tantoust allégié.
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Interroguée se l'angle (ange) qui apporta ledit signe fut l'angle (ange) qui premièrement apparu à elle, ou se ce fut ung autre, R. C'est tousjours tout ung, et oncques ne luy faillit.
Interroguée se l'angle (ange) luy a point failli, de ce qu'elle a esté prinse, aux biens de fortune, respond qu'elle croist, puisqu'il plaist à Nostre Seigneur ; c'est le mieulx qu'elle soit prinse.
Interroguée se, ès biens de grâce, l'angle (ange) luy a point failli, R. « Et comme me faudrait-il, quand il me conforte tous les jours ? » Et enctend cest confort, que c'est de saincte Katherine et saincte Marguerite.
Interroguée s'elle les appelle ou s'ilz viennent sans ,[être] appelés, R. Ils viennent souvent sans [être] appellés, et autre fois s'ilz ne venoient bien tost; elle requerroit Nostre Seigneur qu'il les envoyast.
Interroguée s'elle les a aucunes fois appellées, et ilz n'estoient point venues, R. Qu'elle n'en oult oncques besoing pour qu'elle ne les ait.
Interroguée se sainct Denis apparut oncques à elle, R. Que non qu'elle saiche.
Interroguée se, quant elle promist à Nostre Seigneur de garder sa virginité, s'elle parloit à luy, R. Il debvoit bien suffire de le promeictre à ceulx qui étoient envoyés de par luy, c'est assavoir, saincte Katherine et saincte Marguerite.
Interroguée qui la meut de faire citer ung homme à Toul, en cause de mariage, R. « Je ne le fecs pas citer ; mais ce fut il qui me fist citer ; » et là jura devant le juge dire la vérité ; et enfin qu'elle ne luy avoit poinct fait de promesse. Item dit que la première fois qu'elle oy (ouit) sa voix, elle vo[u]a sa virginité, tant qu'il plaisoit à Dieu,
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Et estoit en l'aage de XIII ans ou environ. Item dit que ses voix la asseurèrent de gaigner son procès.
Interroguée se de ces visions elle a poinct parlé à son curé ou autre homme d'église, R. Que non : mais seulement à Robert de Baudricourt et à son roy. Et dit oultre qu'elle ne fust poinct contraincte de ses voix à le céler ; mais doubtoit (craignoit) moult de la révéler, pour doulte des Bourguegnons, qu'ilz ne la empeschassent de son voyage, et par spécial doubtoit moult son père, qu'il ne la empeschast de son véage faire.
Interroguée s'elle cuidoit bien faire de partir sans le congié de père ou mère, comme il soit ainsi que on doit honnourer père et mère, R. Que en toutes autres choses elle a bien obéy à eulx, excepté de ce partement, mais depuis leur en a escript, et luy ont pardonné.
Interroguée se, quant elle partit de ses père et mère, elle cuidoit poinct péchier, R. e Puisque Dieu le commandoit, il le convenoit faire. » Et dit oultre, puisque Dieu le commandoit s'elle eust cent pères et cent mères, et s'il eust été fille de roy, si (alors même) fust-elle partie.
Interroguée s'elle demanda à ses voix qu'elle deist à son père et à sa mère son partement, R. Que, quant est de père et de mère, ilz estoient assés contens qu'elle leur dist, se n'eust esté la paine qu'ilz luy eussent fait, s'elle leur eust dit ; et quant est d'elle, elle ne leur eust dit pour chose quelconque.
Item dit que ses voix se raportoient à elle de le dire à père et mère, ou de s'en taire.
Interroguée se, quant elle vit sainct Michiel et les angles (anges), s'elle leur faisoit reverence, Q. Que ouil ; et baisoit la terre après le partement où ilz avoient repposé, en leur faisant reverence
Interroguée se ilz estoient longuement avec elle, R. Ilz eut beaucoup de fois entre les chrestiens, que on ne les voit pas ; et les a beaucoup de fois veuz (sçus ?) entre les chrestiens.
Interroguée se de sainct Michel ou de ses voix, elle a poinct eu de lettres, R. « Je n'en ai point de congié de us le dire ; et entrecy et huit jours, je en respondray ulentiers ce que je sçauray. »
Interroguée se ses voix l'ont point appellée fille de eu, fille de l'Eglise, la fille au grand cuer (coeur), R. Que au devant du siège d'Orléans levé, et depuis, tous les jours, quant ilz parlent à elle, l'ont plusieurs fois appelée Jehanne la Pucelle, fille de Dieu.
Interroguée, puisqu'elle se dit fille de Dieu, pourquoy elle ne dist voulentiers Pater noster, R. Elle le dist voulentiers ; et autrefois, quant elle refusa le dire, cestoit en intention que Monseigneur de Beauvès la confessast.
LUNDI 12 MARS, APRÈS-MIDI.
[Même local, mêmes assesseurs, l'évêque absent.] Interroguée des songes de son père, R. Que quant elle estoit encore avec ses père et mère, luy fut dit par plusieurs fois par sa mère, que son père disoit qu'il avoit songé que avec les gens d'armes s'en iroit la dicte Jeanne sa fille ; et en avoient grant cure ses père et mère de la bien garder, et la tenoient en grant subjection ; et elle
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obeissoit en tout, si non au procès de Toul, au cas de mariage (1) .
Item dit qu'elle a ouy dire à sa mère que son père disoit à ses frères : « Si je cuidoye que la chose advenist que j'ay songié d'elle, je vouldroye que la noyessiés et se vous ne le faisiés, je la noieroye moy mesures. » Et à bien peu [s'en fallut] qu'ilz ne perdissent le sens, quand elle fut partie à aler à Vaucouleur.
Interroguée se ces pensées en songesvenoient à son père [de] puis qu'elle eust ses visions, R. Que ouil, plus de deux ans puis qu'elle oult les premières voix.
Interroguée se ce fust à la requeste de Robert ou d'elle, qu'elle prinst abit d'omme, R. Que ce fut par elle et non à la requeste d'omme du monde.
Interroguée se la voix lui commanda qu'elle prist abit d'homme, R. « Tout ce que j'ay fait de bien, je l'ay fait par le commandement des voix. » Et dit oultre, quand à cest habit, en respondra autrefois, que de présent n'en est point advisée; mais demain en répondra.
Interroguée se en prenant habit d'omme, elle pensoit mal faire, R. Que non; et encore de présent, s'elle estoit en l'autre party, et en cest habit d'omme, lui semble que ce seroit ung des grands biens de France, de faire comme elle faisoit au devant de sa prinse.
Interroguée comme[nt] elle eust délivré le duc
1. Un jeune homme de Toul s'était épris de Jeannette avant son départ pour Vaucouleurs. Il commença de la rechercher, et argua d'une prétendue promesse de la jeune fille. Les parents de celle-ci, n'y voyant qu'un moyen de la détourner de sa mission, encouragèrent les poursuites judiciaires du jeune homme qui, nous l'avons vu dans le précédent interrogatoire, convint enfin devant le juge « qu'elle ne luy avoit point fait de promesse ».
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d'Orléans, R. Qu'elle eust assés prins de sa prinse des Angloys pour le ravoir et sy elle n'eust assés prinse de-çà, elle eut passé la mer pour le aler querir à puissance en Angleterre.
Interroguée se saincte Marguerite et saincte Katherine uy avoient dit, sans condition et absolument, qu'elle grendroit gens suffisans pour avoir le duc d'Orléans qui esto' it en Angleterre, ou autrement qu'elle passeroit la mer pour le aler querir et admener dedans trois ans,' R. Que ouil, et qu'elle dit à son roy qu'il la laissast faire des prisonniers. Dit oultre d'elle que s'elle eust duré trois ans sans empeschement, elle l'eust délivré.
Item dit qu'il n'y avoit plus bref terme que de trois ans et plus long que d'un an, mais n'en a pas de présent mémoire.
Interroguée du signe baillé à son roy, R. Qu'elle en aura conseil à sainte Katherine.
MARDI 13 MARS 1431.
Même lieu. L'évêque de Beauvais annonce aux assesseurs et à l'accusée que vu les lettres à lui adressées par l'inquisiteur, fr. Jean Lemaître se joint à la cause.
Reprise de l'interrogatoire :
Interroguée premièrement du signe baillé à son roy, quel [il] fut, R. « Estes-vous content que je me parjurasse? »
Interroguée par monseigneur le vicaire de l'Inquisiteur s'elle avoit juré et promis à saincte Katherine non
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dire ce signe, R. « J'ay juré et promis non dire ce signe, et de moy-mesme, pour ce que on m'en chargeoit trop de le dire. » Et adonc dist ellemesmes : « Je promets que je n'en parleray plus à homme. »
Item dit que le signe, ce fut que l'angle (ange) certifioit à son roy en luy apportant la couronne, et luy disant que il avoit tout le royaume de France entièrement à l'aide de Dieu, et moyennant son labour (travail) ; et qu'il la meist en besoingne, c'est assavoir que il luy baillast des gens d'armes, autrement il ne seroit mye si tost couronné et sacré.
Interroguée se depuis hier ladicte Jehanne a parlé à saincte Katherine, R. Que depuis elle l'a ouye ; et toutes voies luy a dit plusieurs fois qu'elle responde hardiment aux juges de ce qu'ils demanderont à elle, touchant son procès.
Interroguée en quelle manière l'angle (ange) apporta la couronne, et s'il la mist sur la teste de son roy, R. Elle fut baillée à un arcevesque, c'est assavoir celui de Rains, comme il lui semble, en la présence du roy ; et estoit ellemesmes présente ; et est mise au trésor du roy.
Interroguée du lieu où elle fut apportée, R. Ce fut en la chambre du roy, en chastel de Chinon.
Interroguée du jour et de l'eure, R. « Du jour, je ne sçay, et de l'eure, il estoit haulte heure; » autrement n'a mémoire de l'eure; et du moys, en moys d'avril ou de mars, comme il luy semble, en mois d'avril prouchain ou en cest présent moys, à deux ans, et estoit après Pasques (1).
1. La date précise de la réception de Jeanne est le 10 mars 1429, avant Pâques.
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Interroguée se la première journée qu'elle vit le signe, se son roy le vit, R. Que ouil; et que il le eust luymesmes.
Interroguée de quelle manière estoit ladicte couronne,
« C'est bon assavoir qu'elle estoit de fin or, et estoit si riche que je ne sçaroye nombrer la richesse » ; et que la couronne signifioit qu'il [ob]t[i] endrois le royaume de France.
Interroguée s'il y avoit pierrerie, R. « Je vous ay dit ce que j'en sçay. »
Interroguée s'elle la mania ou baisa, R. Que non.
Interroguée se l'angle (ange) qui l'apporta venoit de hault, ou sil venoit par terre, R. « Il vient de hault ; » et, entend, il venoit par le commandement de Notre-Seigneur; et entra par Puys de la chambre.
Interroguée se l'angle (ange) venoit par terre et erroit marchoit) depuis l'uys de la chambre, R. Quant il vint devant le roy, il fit révérence au roy, en se inclinant devant lui, et prononçant les parolles qu'elle a dictes du signe ; et avec celuy ramentevoit (souvenait) la belle jiacience qu'il avoit eu, selon les grandes tribulacions qui luy estoient venues; et depuis l'uys la (porte) il marchoit et erroit sur la terre, en venant au roy.
Interroguée quelle espace [y] avoit de Puys jusques au roy, R. « Comme elle pense, il y avoit bien espace de la longueur d'une lance ; et par où il estoit venu, s'en retourna. »
Item dit que quant l'angle (ange) vint, elle l'accompagna, et ala avec luy par les degrés à la chambre du roy; et entra l'ange le premier ; et puis ellemesmes dit au roy : « Sire, velà vostre signe, prenez lay. »
Interroguée en quel lieu il apparut à elle, R. « J'estoie
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presque toujours en prière, afin que Dieu envoyast le signe au roy; et estoie en mon lougeis (logis), qui est chieux (chez) une bonne femme près du chastel de Chinon, quand il vint ; et puis nous en alasmes ensemble au roy; et estoit bien accompagné d'autres angles (anges) avec luy, que chacun ne véoit pas. » Et dist oultre, ce n'eust esté pour l'amour d'elle et de la oster de paine des gens que la argüoient, elle croit bien plusieurs gens veirent l'ange dessus dit, qui ne l'eussent pas ven.
Interroguée se tous ceulx qui là estoient avec le roy, veirent l'angle (ange), R. Quelle pense que l'arcevesque de Rains, les seigneurs d'Alençon et de la Trémouille et Charles de Bourbon le veirent. Et quand est de la couronne, plusieurs gens d'église et autres la veirent, qui ne virent pas l'angle (ange).
Interroguée de quelle figure, et quel grant (grandeur) estoit ledit angle (ange), R. Qu'elle n'en a point congié et demain en respondra.
Interroguée de ceux qui estoient en la compaignie de l'angle, tous d'une mesme figure, R. lls se entreressembloient volontiers les aucuns et les autres non, en la manière qu'elle les véoit; et les aucuns avoient elles (ailes) ; et si en avoit de couronnés, et les autres non; et y estoient en la compaignie sainctes Katherine et Marguerite, et furent avec l'angle (ange) dessus dit, et les autres angles (anges) aussi, jusque dedans la chambre du roy.
Interroguée comme celluy angle (ange) se départit d'elle, R. Il départit d'elle en celle petite chapelle; et fut bien courroucée de son partement, et pleuroit, et s'en fust voulontiers allée avec luy, c'est assavoir son âme.
Interroguée se au partement elle demeura joyeuse, ou
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effréée et en grand paour, R. « Il ne me laissa point en paour ne effrée; mais estoie courroucée de son partement. »
Interroguée se ce fut par le mérite d'elle que Dieu envoya son angle (ange), R. Il venoit pour grande chose ; ce fut en espérance que le roy creust le signe, et qu'on laissast à la arguer, et pour donner secours aux bonnes gens d'Orléans et aussi pour le mérite du roy et du bon duc d'Orléans.
Interroguée pourquoy elle, plus tost que ung autre, R. « Il pleust à Dieu ainsi faire par une simple pucelle, pour rebouter les adversaires du roy. »
Interroguée se il a esté dit à elle où l'angle (ange) avoit prins celle couronne, R. Quelle a esté apportée de par Dieu ; et qu'il n'a orfaivre en monde qui la sceust faire si belle ou si riche ; et où il la prinst, elle s'en raporte à Dieu, et en sçait point autrement où elle fut prinse.
Interroguée se celle couronne fleuroit point bon et avoit odeur, et s'elle estoit point reluisant, R. Elle n'a point mémoire de ce; et s'en advisera. Et après dit: elle sent bon et sentira; mais qu'elle soit bien gardée, ainsi qu'il apartient ; et estoit en manière de couronne.
Interroguée se l'angle (ange) luy avoit escript Iectres, R. Que non.
Interrogée quel signe eurent le roy, les gens qui estoient avec luy, et elle, de croire que c'estoit ung angle (ange), R. Que le roy le creust par l'anseignement des gens d'église qui là estoient, et par le signe de la couronne.
Interroguée comme[nt] les gens d'église sceurent que c'estoit ung angle (ange), R. « Par leur séance et par ce qu'ilz estoient clercs. »
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Interroguée d'un prêtre concubinaire, etc., et d'une tasse perdue, répond : « De tout ce je n'en sçay rien, ne oncques n'en ouy parler. »
Interroguée se, quand elle ala devant Paris, se elle l'eust par révélacion de ses voix de y aler, R. Que non; mais à la requeste des gentilzhommes, qui vouloient faire une escarmouche ou une vaillance d'armes, et avoit bien entencion d'aler oultre et passer les fossés.
Interroguée aussi d'aler devant La Charité s'elle eust révélacion, R. Que non; mais par la requeste des gens d'armes, ainsi comme autrefois elle a dit.
Interroguée du Pont-l'Evesque, s'elle eust point de révélacion, R. Que [de]puis ce qu'elle oult révélacion à Melun qu'elle seroit prinse, elle se raporta le plus du fait de la guerre à la voulenté des cappitaines ; et toutes voies ne leur disoit point qu'elle avoit révélacion d'estre prinse.
Interroguée se ce fut bien fait, au jour de la Nativité de Notre-Dame qu'il estoit feste, de aller assaillir Paris, R. C'est bien fait de garder les festes de Notre-Dame ; et en sa conscience luy semble que c'estoit et seroit bien fait de garder les festes de Notre-Dame, depuis ung bout jusques à l'autre.
Interroguée s'elle dist point devant la ville de Paris : « Rendez la ville de par Jhesus ». R. Que non ; mais dist : « Rendez-la au roi de France. »
14 MARS 1431.
Le mercredi quatorze mars, fr. Jean Lemaître nomme à l'office de greffier Nicolas Taquel, prêtre du diocèse de Rouen, notaire impérial.
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14 MARS.
[A la prison, l'évêque absent.]
Interroguée premièrement quelle fut la cause pour quoy elle saillit de la tour Beaurevoir, R. Qu'elle avait ouy dire que ceulx de Compiègne, tous jusques à l'aage de sept ans, devoient estre mis à feu et à sanc, et qu'elle aymoit mieulx mourir que vivre après une telle destruction de bonnes gens ; et fut l'une des causes. L'autre qu'elle sceust qu'elle estoit vendue aux Angloys, et eust eu plus cher mourir que d'estre en la main des Angloys, ses adversaires.
Interroguée se ce sault, ce fut du conseil de ses voix, R. Saincte Katherine luy disoit presque tous les jours qu'elle ne saillist point, et que Dieu luy aideroit, et mesmes à ceulx de Compiègne ; et ladicte Jehanne dist à saincte Katherine, puisque Dieu aideroit à ceulx de Compiègne, elle y vouloit estre. Et saincte Katherine luy dist : « Sans faulte, il fault que prenés en gré, et ne seriés point délivrée tant que aiés veu le roy des Anglois. Et la dicte Jehanne répondoit : « Vrayement ! je ne le voulsisse point voir : j'aymasse mieulx mourir que d'estre mise en la main des Angloys. »
Interroguée s'elle avoit dit à saincte Katherine et saincte Marguerite : Laira Dieu (Dieu laissera-t-il) mourir si mauvaisement ces bonnes gens de Compiègne, etc. ? » R. Qu'elle n'a point dit si mauvaisement ; mais leur dist en celle manière : « Comme[nt] laira Dieu
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mourir ces bonnes gens de Compiègne, qui ont esté et sont si loyaulz à leur seigneur ! »
Item dit que, [de]puis qu'elle fut ch eue, elle fut deux ou trois jours qu'elle ne vouloit mengier , et mesmes aussi pour ce sault fut grevée tant, qu'elle ne povoit ne boire ne mangier ; et toutes voies fut reconfortée de saincte Katherine, qui luy dit qu'elle se confessast, et requérist mercy à Dieu de ce qu'elle avoit sailli ; et que sans faulte ceux de Compiègne aroient secours dedans la Saint-Martin d'yver. Et adoncque se prinst à revenir, et à commencer à mangier ; et fut tantoust guérie.
Interroguée, quant elle saillit, s'elle se cuidoit tuer, R. Que non, mais en saillant se recommanda à Dieu, et cuidoit par le moyen de ce sault, eschaper et évader qu'elle ne fust livrée aux Angloys (1).
Interroguée se, quant la parolle luy fut revenue elle regnoia et malgréa (renia et maugréa) Dieu et ses sains, pour ce que ce est trouvé par l'information, comme disoit l'interrogant. R. Qu'elle n'a point de mémoire ou qu'elle soit souvenant, elle ne regnoia ou malgréa oncques Dieu ou ses sains, en ce lieu ou ailleurs ; et ne s'en est point confessée, quar elle n'a point de mémoire qu'elle l'ait dit ou fait.
Interroguée s'elle s'en veult raporter à l'information faicte ou à faire, R. « Je m'en raporte à Dieu et non à aultre, et à bonne confession. »
Interroguée se ses voix luy demandent dilacion de respondre, R. Que saincte Katherine luy respond à la
1. Jeanne ne s'étoit pas lancée dans l'espace, mais elle se laissa choir, dit l'interrogatoire suivant et, en effet, un texte apprend qu'elle avait fait des draps un lien attaché à sa fenêtre et communiquant avec le sol.
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fois, et aucunes fois fault ladicte Jehanne à entendre, pour la turbacion des personnes et par les noises (disputes) de ses gardes; et quant elle fait requeste à saincte Katherine et tantoust elle et sainte Marguerite font requeste à Notre-Seigneur, et puis du commandement de Notre-Seigneur donnent responce à la dicte Jehanne.
Interroguée, quant elles viennent, s'il y a lumière avec elles, et s'elle vit point de lumière, quant elle oyt en ehastel la voix, et ne sçavoit s'elle estoit en la chambre, R. Qu'il n'est jour qu'ilz (qu'elles) ne viennent en ce chastel, et [ain]si ne viennent point deux lumières ; et de celle fois oyt la voix, mais n'a point mémoire s'elle vit lumière, et aussi s'elle vit saincte Katherine.
Item dit qu'elle a demandé à ses voix trois choses : l'une son expedicion ; l'autre que Dieu aide aux
Item requist, se ainsi est, qu'elle soit menée à Paris, qu'elle ait le double de ses interrogatoires et responces, afin qu'elle le baille à ceulx de Paris, et leur puisse dire : « Vécy comme j'ay esté interroguée à Rouen, et mes responces» et qu'elle ne soit plus travaillée de tant de demandes.
Interroguée pour ce qu'elle avoit dit que Monseigneur de Beauvez ce mectoit (se mettait) en danger de la meictre en cause, et quel danger, et tant de Monseigneur de Beauvais que des autres, R. Quar (que) c'estoit, et est, qu'elle dist à Monseigneur de Beauvez : « Vous dictes que vous estes mon juge, je ne scay se vous l'estes ; mais advisez bien que ne jugés (jugiez) mal, [attendu] que vous vous mectriés en grant danger ; et vous en advertis, afin que se Notre-Seigneur vous en chastie, que je fais mon debvoir de vous le dire. »
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Interroguée quel est ce péril ou danger, R. Que saincte Katherine luy a dit qu'elle auroit secours, et qu'elle ne sçait se ce sera estre délivrée de la prison, ou quant elle seroit en jugement, s'il y vendroit aucun trouble, par quel moien elle pourroit estre délivrée ; et pense que ce soit ou l'un ou l'autre. Et le plus luy dient ses voix : qu'elle sera délivrée par grant victoire ; et après luy dient ses voix : Pran (prends) tout en gré, ne techaille (soucie) de ton martire, tu t'en vendras enfin en royaulme de paradis. » Et ce luy dient ses voix simplement et absoluement, c'est assavoir sans faillir ; et appelle ce, martire, pour la paine et adversité qu'elle souffre, en prison, et ne sçait se plus grand souffrera, mais s'en actent (rap-porte) à Nostre-Seigneur.
Interroguée se depuis que ses voix luy ont dit qu'elle ira en la fin au royaulme de paradis, s'elle se tient asseurée d'estre sauvée, et qu'elle ne sera point dainpnée en enfer, R. Qu'elle croist ce que ses voix luy ont dit qu'elle sera saulvée aussi fermement que s'elle y fust jà. Et quant on luy disoit que ceste responce estoit de grant pois, aussi respond elle qu'elle le tient pour ung grant trésor.
Interroguée se après ceste révélacion, elle croist qu'elle ne puisse faire péchié mortel, R. « Je n'en sçay rien, mais m'attend du tout à Notre-Seigneur. »
Et quant à test article, par ainsi qu'elle tiègne le sérement et promesse qu'elle a fait à Notre-Seigneur, c'est assavoir qu'elle gardast bien sa virginité de corps et âme.
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Ce que je sais pour l'avoir ouï de maintes personnes, c'est que Jeanne faisait merveille dans ses réponses et qu'elle avait une mémoire étonnante. Ainsi, un jour qu'on l'interrogeait sur un point dont elle avait eu à parler auparavant, elle répondit, quoiqu'il y eut huit jours écoulés : « Tel jour j'ai été questionnée » ; ou bien « Il y a huit jours que j'ai été questionnée, là-dessus et voici comme j'ai répondu ». « Ce n'est pas exact », dit Boisguillaume, un des greffiers. « Jeanne dit
vrai », dirent quelques-uns des assistants. On lut ce qu'elle avait répondu au jour indiqué, et il se trouva que Jeanne avait raison. De quoi elle s'égaya disant à Boisguillaume : « Si une autre fois vous êtes en faute, je vous tirerai l'oreille. »
MERCREDI 14 MARS 1431, APRÈS MIDI.
[Dans la prison, l'évêque absent.]
Interroguée se il est besoing de se confesser, puis-qu'elle croist à la relation de ses voix qu'elle sera sauvée, R. Qu'elle ne sçait point qu'elle ait péchié mortellement ; mais s'elle estoit en péchié mortel, elle pense que saincte Katherine et saincte Marguerite la délesseroient tantost. Et croist, en respondant à l'article précédent : on ne sçait trop nettoyer la conscience.
Interroguée se, depuis qu'elle est en ceste prison, a point regnoye (renié) ou malgréé Dieu, R. Que non ;
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et que aucunes fois, quant elle dit : « Bon gré Dieu » ou a saint Jehan » ou a Nostre-Dame », ceulx qui peuvent avoir rapporté, ont mal attendu (entendu).
Interroguée se de prendre ung homme à rançon, et le faire mourir prisonnier, ce n'est point péchié mortel, R. Qu'elle ne l'a point fait.
Et pour ce que on lui parloit d'un nommé Franquet d'Arras, qu'on fit mourir à Laigny, R. Qu'elle fut consentante de luy de le faire mourir, se il l'avoit deservi (mérité), pour ce qu'il confessa estre murdrier, larron et traictre. Et dit que son procès dura quinze jours, et en fut juge le baillif de Senlis, et ceulx de la justice de Laigny. Et dit qu'elle requéroit avoir Franquet pour ung homme de Paris, seigneur de l'Ours (1) ; et quant elle sceut que le seigneur fut mort, et que le baillif luy dist qu'elle vouloit faire grant tort à la justice, de délivrer celui Franquet, lors dit-elle au baillif : « Puisque mon homme est mort, que je vouloye avoir, faictes de icelluy ce que debvroyés (devriez) faire par justice. »
Interroguée s'elle bailla l'argent ou fit bailler pour celuy qui avoit prins ledit Franquet, R. Qu'elle n'est pas monnoyer ou trésorier de France, pour bailler argent.
Et quant on lui a ramentue (rappellé) qu'elle avoit assailli Paris a jour de feste; qu'elle avoit eu le cheval de monseigneur (l'évêque) de Senlis, qu'elle s'estoit laissée cheoir de la tour de Beaurevoir; qu'elle porte habit d'homme ; qu'elle estoit consentante de la mort de Franquet d'Arras, s'elle cuide point avoir péchié mortel,
1. Elle dit qu'elle demandait à échanger Franquet contre un Parisien, maître de l'hôtel à l'enseigne de l'Ours (rue Saint-Antoine).
R. Au premier, de Paris : « Je n'en cuide point estre en péchié mortel, et se je l'ay fait, c'est à Dieu d'en çongnoistre, et en confession à Dieu et au presbtre. »
Au second, du cheval de Senliz R. Qu'elle croist fermement qu'elle n'en a point de péchié mortel envers nostre sire, pour ce qu'il [le cheval] se estime à deux cents salua d'or, dont il en oult assignation ; et toutes voies il fut renvoyé au seigneur de la Tremoulle pour le rendre à monseigneur de Senliz ; et ne valoit rien le dit cheval à chevaucher pour elle. Et si dit qu'elle ne le osta pas de l'évesque ; et si dist aussi qu'elle n'estoit point contente, d'autre part, de le retenir, pour ce qu'elle oyt que l'evesque en estoit mal content que on avoit prins son cheval et aussi pour ce qu'il en valoit rien pour gens d'armes. Et en conclusion, s'il fut paié de l'assignation qui luy fust faicte, ne sçait, ne aussi s'il eust restitution de sou cheval, et pense que non.
Au tiers [point], de la tour de Beaurevoir, R. « Je le fisoye non pas en espérance de moy désespérer (suicider), !mais en espérance de sauver mon corps, et de aler seeourirplusieurs bonnes gens qui estoient en nécessité ». Et après le sault s'en est confessée, et en a requis mercy Notre,Seigneur, en a pardon de Nostre-Seigneur. Et croist que ce n'estoit pas bien fait de faire ce sault ; mais fust mal fait. Item dit qu'elle sçait qu'elle en a pardon par la relation de saincte Katherine après qu'elle en fut confessée ; et que, du conseil de saincte Katherine, elle s'én confessa.
Interroguée s'elle en oult grant pénitence, R. Qu'elle en . porta une grant partie, du mal qu'elle se fist en chéant.
Interroguée se, ce mal fait qu'elle fist de saillir, s'elle
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croist que ce fust péchié mortel, R. « Je n'en sçay rien, mais m'en actend à Nostre-Seigneur. »
Au quart [point], elle porte abit d'homme, R. « Puis que je fais par le commandement de nostre Sire, et en son service, je ne cuide point mal faire ; et quant il lui plaira à commander, il sera tantoust mis jus (je le déposerai).
JEUDI 15 MARS 1431.
[Dans la prison, en présence de l'évêque.]
Après les monicions faictes à elle, et réquisitions que, s'elle a fait quelque chose qui soit contre nostre foy,. qu'elle s'en doit rapporter à la determinacion de l'Église, R. Que ces responses soient veues et examinées par les clercs ; et puisque on luy die s'il a quelque chose qui soit contre la foy chrestienne, elle sçara bien à dire par son conseil qu'il en sera, et puis en dira ce que en aura trouvé par son conseil. Et toutes voies, s'il y a rien de mal contre la foy chrestienne que nostre Sire [Dieu] a commandée, elle ne vouldroit [le] soutenir, et seroit bien courroucée d'aler encontre.
Item luy fut déclairé l'Église triomphant et l'Église militant, que c'estoit de l'un [et] de l'autre. Item requist que de présent elle se meist en la détermination de l'Église de ce qu'elle a fait ou dit, soit bien ou mal, R. « Je ne vous en respondray autre chose pour le présent. »
La dite Jehanne fut requise et interroguée sous serment, et d'abord qu'elle dist la manière comme elle cuida
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esehaper du chastel de Beaulieu, entre deux pièces de boys, R. Qu'elle ne fut oncques prisonnière en lieu qu'elle ne se eschappast voulentiers ; et elle estant en icelluy, Chastel, eust confermé (enfermé) ses gardes dedans la tour, n'eust été le portier qui la advisa et la rencontra.
Item dit, ad ce que il luy semble, qu'il ne plaisoit pas à leu qu'elle eschappast, pour celle fois, et qu'il falloit, qu'elle veist le roy des Angloys, comme ses voix lui avoient dit, et comme dessus [est] escript.
Interroguée s'elle a congié de Dieu ou de ses voix de. partir de prison toutes les fois qu'il plaira à elle, R. « Je l'ay demandé plusieurs fois, mais je ne l'ay pas encore.»
Interroguée se de présent elle partiroit, s'elle véoit, son point de partir, R. S'elle véoit luis ouvert, elle s'en iroit, et se luy seroit le congié de Nostre-Seigneur. Et croist fermement, s'elle véoit Puys ouvert, et ses gardes et. les autres Angloys n'y sceussent résister, elle entendroit Aue ce seroit le congié, et que Nostre Seigneur lui envoyeroit secours; mais sans congié ne s'en iroit pas, se ce n'estoit s'elle faisoit une entreprise pour s'en aler, pour sçavoir si nostre Sire (Dieu) en seroit content. elle allègue : « Aide-toy, Dieu te aidera », et le dit pour ce que, selle s'en aloit, que on ne deist pas qu'elle s'en fust allée sans congié.
Interroguée, puis qu'elle demande à oïr messe, que il semble que ce seroit le plus honneste qu'elle fust e1n abit de femme ; et pour ce fut interroguée lequel elle aymeroit [mieulx], prendre abit d'homme et non oyr messe, R. Certiffiés-moy de oïr messe, si je suys en habit de femme ; et sur ce je vous respondray.
A quoy luy fut dit par l'interrogant : « Et je vous
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certiffie que vous orrez (entendrez) messe, mais [à condition] que soyés en abit de femme ». R. « Et que dictes-vous, se je ay juré et promis à nostre roy non maictre jus cest abit. Toutes voies je vous respond : Faictes-moy une robe longue jusques à terre, sans queue, et me la baillez à aller à la messe , et puis au retour, je repandroy l'abit que j'ay ».
Et interroguée de prendre du tout l'abit de femme pour aler ouyr messe, retpond : « Je me conseilleray sur ce, e puis vous respondray ». Et oultre requist, en l'honneur de Dieu et Notre-Dame, qu'elle puisse ouyr messe en ceste bonne ville.
Et ad ce luy fut dit qu'elle prenge abit de femme simplement et absolument. Et elle répond : « Baillez-moy abit comme une fille de bourgoys, c'est assavoir houppelande longue, et je le prendray, et mesme le chaperon de femme pour aler ouyr messe ». Et aussi le plus instamment qu'elle peust, requiert que on luy lesse cet habit qu'elle porte et que on la laisse ouyr messe sans le changier.
Interroguée se de ce qu'elle a dit et faict, elle veult [se] submeictre et supporter en la détermination de l'Eglise, respond : « Toutes mes oeuvres et mes fais sont tous en la main de Dieu, et m'enactend à luy, et vous certifie que je ne vouldroie rien faire ou dire contre la foy chrétienne ; et se je avoye rien fait ou dit qui fust sur le corps de moy, que les clers sceussent dire que ce fust contre la foy chrestienne que nostre Sire ait establie, je ne [le] vouldroie soutenir, mais le bouteroye hors (je le désavouerais).
Interroguée s'elle s'en vouldroit point submectre ou (à) l'ordonnance de l'Eglise, R. « Je ne vous en respondray
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maintenant autre chose; mais samedi envoyés-moy le clerc, se n'y voulés venir, et je luy respondray de ce à l'aide de Dieu, et sera mis en escript ».
Interroguée se, quant ses voix viennent, s'elle leur fait révérence absoluement comme à ung sainct ou saincte, R. Que ouil. Et s'elle ne l'a fait aucunes fois, leur en a crié mercy et pardon depuis. Et ne leur sçait faire si grande révérence comme à elles appartient; car ellecroist fermement que ce soient saincte Katherine et Marguerite. Et semblablement dit de saint Michel.
Interroguée pour ce que ès saincts de paradis on fait olontiers oblacion de chandelles, etc., se à ces saincts ou sainctes qui viennent à elle, elle a point fait oblacion de chandelles ardans ou d'autres choses, à l'église ou ailleurs, ou fait dire des messes, R. Que non, se ce n'est en offrant à la messe en la main du presbtre, et en l'onneur de saincte Katherine ; et croist que c'est l'une de celles qui se apparust à elle ; et n'en a point tant alumé comme elle feroit volontiers à saincte Katherine et Marguerite qui sont au paradis, qu'elle croist fermement que ce sont celles qui viennent à elle.
Interroguée se quant elle meictre ces chandelles devant l'ymaige de saincte Katherine, elle les meict, ces chandelles, en l'honneur de celle qui se apparut à elle, R. «Je le fais en l'onneur de Dieu, de Notre-Dame et de saincte Katherine, qui est au ciel; et ne fais point de différence ade saincte Katherine qui est au ciel et descelle qui se ,apport (apparaît) à moy. »
Interroguée s'elle le meict en l'onneur de celle qui se apparut à elle, R. Que ouil, car elle ne meict point de différence entre celle qui se apparut à elle et celle qui est au ciel.
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Interroguée s'elle fait et accomplist toujours ce que ses voix lui commandent, R. Que de tout son devoir elle accomplit le commandement de Nostre-Seigneur à elle fait par ses voix, de ce qu'elle en sçait entendre ; et ne luy commandent rien, sans le bon plaisir de Nostre-Seigneur.
Interroguée se en fait de la guerre elle a rien [fait], sans le congié de ses voix, R. « Vous en estes tous respondus [vous en avez la réponse]. Et lisés bien votre livre (le procès) et vous le trouverés ». Et toutes voies dit que à la requeste des gens d'armes fut fait une vaillance d'armes devant Paris, et aussi ala devant La Charité à la requeste de son roy ; et ne fut contre ne par le commandement de ses voix.
Interroguée se elle fist oncques aucunes choses contre leur commandement et volonté, R. Que ce qu'elle a peu et sceu faire, elle l'a fait et accomply à son povoir ; et quant est du sault du don[j]on de Beaurevoir, qu'elle fist contre leur commandement, elle ne s'en peust tenir ; et quant elles veirent sa nécessité, et qu'elle ne s'en scavoit et povoit tenir, elles luy secourirent sa vie et la gardèrent de se tuer. Et dit oultre que, quelque chose qu'elle prist oncques en ses grans affaires, elles l'ont
toujours secourue; et ce est signe que ce soient bons esperis.
Interroguée s'elle a point d'autre signe que ce soient
bons esperis, R. « Saint Michel le me certifia avant que les voix me venissent ».
Interroguée comme elle congneust que c'estoit saint Michiel, R. « Par le parler et le langage des angles (anges) » ; et le croist fermement que l'estoient angles (anges).
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Interroguée comme elle congneust que c'estoit langaige d'angles (anges), R. Que elle le creust assés tôt, et en ceste volenté de le croire. Et dit en oultre que saint Michiel, quand il vint à elle, luy dist que sainctes Katherinē et Marguerite vendroient (viendraient) à elle, et qu'elle feist par leur conseil, et estoient ordonnées pour la conduire et conseiller en ce qu'elle avoit à faire ; et qu'elle le creust de ce qu'elles luy diroient, et que c'estoit far le commandement de Notre-Seigneur.
Intèrroguée de l'Annemy (le diable) se mectoit en fourme ou signe d'angle (ange), comme[nt] elle congnoistroit que ce fust bon angle ou mauvais angle (ange), R. Qu'elle congnoistroit bien se ce seroit saint Michel, u une chose contrefaicte comme luy (d'après lui).
Item respont que à la première fois elle fist grant doubte se c'estoit saint Michiel, et à la première fois oult grand paour ; et si le vist maintes fois, avant qu'elle sceut que ce fust saint Michiel.
Interroguée pourquoy elle congneust plus tost que c'estoit saint Michiel à la fois que elle creust que c'estoitil, que à la fois première, R. Que à la première fois elle estoit jeune enfant, et oult paour de ce ; depuis lui enseigna et monstra tant, qu'elle creust fermement que c'estoit-il.
Interroguée quelle doctrine il luy enseigna, R. « Sur toutes choses il luy disoit qu'elle fust bonne enfant, et que Dieu luy aideroit ; et entre les autres choses qu'elle venist au secours du roy de France. Et une plus grande partie de ce que l'angle (ange) lui enseigna est en, ce livre (procès); et luy raconta l'ange la pitié qui estoit, en royaume de France. »
Interroguée de la grandeur et stature de celluy angle
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(ange), dit que samedi elle en respondra avec l'autre chose dont elle doit respondre, c'est assavoir ce qu'il en plaira à Dieu. Interroguée s'elle croist point grant péchié de courroucer saincte Katherine et saincte Marguerite qui se apparent (apparaissent) à elle, et de faire (agir) contre leur commandement : dit que ouil, qui le sçait [avoir fait doit s'] amender et que le plus qu'elle les courrouçast oncques, à son advis, ce fut du sault de Beaurevoir et dont elle leur a crié mercy, et [aussi] des autres offenses qu'elle peust avoir faictes envers elle[s].
Interroguée se saincte Katherine et saincte Marguerite prendroient vengencecorporelle pour l'offence, R. Qu'eIle ne sçait et qu'elle ne leur a point demandé.
Interroguée, pour ce qu'elle a dit que, pour dire vérité, aucunes fois l'on est pendu; et pour ce, s'elle [se] sçait en elle quelque crime ou faulte, pour quoy elle peust ou deust mourir, s'elle le confesseroit, R. Que non.
Samedi 17 MARS
[Dans la prison.]
Interroguée sous serment de donner response en quelle fourme et espèce, grandeur et habit, vient saint Michiel, R. « Il estoit en la fourme d'un très vray preudomme » ; et de l'abit et d'autres choses, elle n'en dira plus autre chose. Quant aux angles (anges), elle les a veus de ses yeux, et n'en aura-t-on plus autre chose d'elle.
Item dit qu'elle croist aussi fermement les ditz et les fais de saint Michiel, qui s'est apparu à elle, comme elle
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croisa que Nostre-Seigneur Jeshu-Crist souffrit mort et passion pour nous, et ce qui la meust à le croire, c'est le bon conseil, confort et bonne doctrine qu'il luy a fais et donnés.
Interroguée s'elle se veult [sou]maictre de tous ses diz et fais, soit de bien ou mal, à la détermination de nostre mère saincte Eglise, R. Que quant à l'Eglise, et l'aime et a vouldroit soustenir de tout son povoir pour nostre foy chrestienne, et n'est pas elle que on doive destourber ou empescher d'aler à l'église ne de ouyr messe. Quant aux bonnes oeuvres qu'elle a faictes et de son advènement, il faut qu'elle s'en actende au Roy du ciel, qui l'a envoyée à Charles, filz de Charles, roy de France, qui sera roy de France ; « et verrés que les Françoys gaigneront bien tost lune grande besoigne que Dieu envoyeroit aux
Et requise de dire le terme, dit : « Je m'en attend à Nostre-Seigneur».
Interroguée de dire s'elle se rapportera à la déterminacion de l'Eglise, R. « Je m'en rapporte à Nostre-Seigneur, qui m'a envoyée, à Notre-Dame et à tous les benoits saincts et sainctes du paradis ». Et Iuy est advis que c'est tout ung de Nostre-Seigneur et de l'Eglise, et que on n'en doit point faire de difficulté, en demandant pour quoy on fait difficulté que ce ne soit tout ung.
Adonc luy fut dit que il y a l'Eglise triomphant, où est Dieu, les saincts, les angles (anges) et les âmes saulvées. L'Eglise militant, c'est nostre saint Père le Pape, vicaire de Dieu en terre, les cardinaulx, les prélas de l'Eglise et clergié, et tous bons chrestiens et catholiques; laquelle
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Eglise bien assemblée ne peut errer, et est gouvernée du saint Esprit. Et pour ce, interroguée s'elle se veult raporter à l'Eglise militant, c'est assavoir c'est celle qui est ainsi déclairée, R. Qu'elle est venue au roy de France de par Dieu, de par la vierge Marie et tous les benoitz sains et sainctes du paradis, et l'Eglise victorieuse de là hault, et de leur commandement ; et à celle Eglise là elle submeict tous ses bons fais, et tout ce qu'elle a fait ou à faire. Et de respondre s'elle se submeictra à l'Eglise militant, dit qu'elle n'en respondra maintenant autre chose.
Interroguée qu'elle dit à cel habit de femme que on luy offre, affin qu'elle puisse aler oyr messe, R. Quant à l'abit de femme, elle ne le prendra pas encore, tant qu'il plaira à Nostre Seigneur. Et se ainsi est qu'il la faille mener jusques en jugement, qu'il la faille desvestir en jugement, elle requiert aux seigneurs de l'Eglise, qu'ils luy donnent la grâce de avoir une chemise de femme et un queuvrechief en sa teste ; qu'elle ayme mieulx mourir que de révoquer ce que Nostre Seigneur luy a fait faire, et qu'elle croist ferméement que Nostre Seigneur ne luira (laissera) à advenir de la meictre si bas, par chose, qu'elle n'ait secours bien tost de Dieu et par miracle.
Interroguée, pour ce qu'elle dit qu'elle porte habit d'omme par le commandement de Dieu, pourquoy elle demande chemise de femme en article de mort, R. Il luy suffist qu'elle soit longue.
Interroguée se sa marraine qui a veu les fées, s'elle est réputée saige femme (1), R. Qu'elle est tenue et réputée
1. Femme instruite.
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bonne prude femme, non pas devine ou sorcière.
Interroguée, pour ce qu'elle a dit qu'elle prendroit abit de femme, mais que on la laissast aler, se ce plairoit à Dieu, R. Se on luy donnait congié en abit de femme, elle se meictroit tantoust en abit d'omme, et feroit ce qui luy est commandé par Notre Seigneur ; et t'a autresfois ainsi respondu, et ne feroit pour rien le sèrement qu'elle ne se armast et meist en abit d'omme, pour faire le plaisir de Nostre-Seigneur.
Interroguée de l'aage et des vestemens de sainctes Katerine et Marguerite, R. « Vous estes respondus de ce que vous en aurez de moi ; et n'en airés [aurez) aultre chose ; et vous en ay respondu tout au plus certain que je sçay ».
Interroguée s'elle croièt point au devant de aujourd'huy que les fées feussent maulvais esperis, R. Qu'elle n'en sçavoit rien.
Interroguée s'elle sçait point que sainctes Katherine et Marguerite haient les Angloys : respond : « Elles ayment ce que Nostre-Seigneur ayme, et haient ce que Dieu hait. »
Interroguée se Dieu hait les Angloys, R. Que de l'amour ou haine que Dieu a aux Angloys, ou que Dieu leur feit à leurs ames, ne sçait rien ; mais sçait bien que ilz seront boutez hors de France, excepté ceulx qui y mourront ; et que Dieu envoyera victoire aux
Interroguée se Dieu estoit pour les Angloys, quand ilz estoient en prospérité en France, R. Qu'elle ne sçait se Dieu hayèt (haïssait) les
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Interroguée quel garand et quel secours elle se attend avoir de Nostre-Seigneur, de ce qu'elle porte abit d'homme, R. Que, tant de l'abit que d'autres choses qu'elle a fais, elle n'en a voulu avoir autre loyer, sinon la salvacion de son ame.
Interroguée quelz armes elle offrit à saint Denis, R. Que [elle offrit] ung blanc harnas entier à ung homme d'armes, avec une espée ; et la gaigna devant Paris.
Interroguée à quelle fin elle les offrit, R. Que ce fut par devocion, ainsi que il est accoustumé par les gens d'armes quant ilz sont bléciés : et pour ce qu'elle avoit esté bléciée devant Paris, les offrit a saint Denis, pour ce que c'est le cry de France.
Interroguée se c'estoit pour ce que on les armast (qu'on s'en armât), R. Que non.
Interroguée de quoi servoient ces cinq croix qui estoient en l'espée qu'elle trouva à Saincte-Katherine de Fier-boys, R. Qu'elle n'en sçait rien.
Interroguée qui la meust de faire paindre angles (anges), avecque bras, piés, jambes, vestemens, respond : « Vous y estes respondus ».
Interroguée s'elle les a fait paindre tielz qu'ilz viennent à elle, R. Que elle les a fait paindre tiels en la manière qu'ilz sont pains ès églises.
Interroguée se oncques elle les vit en la manière que ilz furent pains, R. « Je ne vous en diray autre chose ».
Interroguée pourquoy elle n'y fist paindre la clarté qui venoit à elle avec les angles [anges] ou les voix, R. Que il en Iuy fust point commandé.
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SAMEDI 17 MARS 1431, APRÈS-MIDI.
[Dans la prison].
Interroguée se les deux angles (anges) qui estoient pains en son estaindart représentoient sainct Michel et saint Gabriel, R. Qu'ilz n'y estoient fors seullement pour l'amour de Nostre-Seigneur, qui estoit painct en l'estandart ; et dit qu'elle ne fist faire celle représentation des deux angles (anges), fors seullement pour l'onneur de Notre-Seigneur, qui y estoit figuré tenant le monde.
Interroguée se ces deux angles (anges) qui estoient figurés en l'estaindart estoient les deux angles (anges) qui gardent le monde, et pourquoy il n'y en avoit plus [pas davantage], veu qu'il lui estoit commandé par Nostre Seigneur, par la voix des sainctes Katherine et Marguerite, qui luy dirent : « Pren estaindart de par le Roy du ciel », elle y fist faire celle figure de Nostre Seigneur et de deux angles [anges], et de couleur, et tout le fist par leur commandement. »
Interroguée se alors elle leur demanda se en vertu de celluy estaindart elle gaigneroit toutes les batailles où elle se bouteroit, et qu'elle auroit victoire, R. Qu'ilz luy dirent qu'elle le prinst hardiement, et que Dieu luy aideroit.
Interroguée qui aidoit plus, elle à l'estaindart, ou l'estaindart à elle, R. Que de la victoire de l'estaindart ou d'elle, c'estoit tout à Nostre Seigneur.
Interroguée de l'espérance d'avoir victoire estoit
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fondée en son estaindart ou d'elle, R. « Il estoit fondé en Nostre-Seigneur et non ailleurs ».
Interroguée se ung autre l'eust porté qu'elle se il eust eu aussi bonne fortune comme elle de le porter, R. « Je n'en sçay rien, je m'en actends à Nostre-Seigneur. »
Interroguée se ung des gens de son party luy eust baillé son estaindart à porter ; s'elle l'eust porté, s'elle y eust eu aussi bonne espérance comme en celluy d'elle, qui Iuy estoit disposé de par Dieu ; et mesmement celuy de son roy, R. « Je partage plus voulentiers celluy qui m'estoit ordonné de par Nostre-Seigneur; et toutes voies du tout je m'en actendoye à Nostre Seigneur ».
Interroguée de quoy servoit le signe qu'elle mectoit en ses lectres, Jhesus, Maria, R. Que les clercs escripvans ses lectres luy mectoient; et disoient les aucuns qui (qu'il) luy appartenoit mettre ces deux mots Jhesus, Maria.
Interroguée se il luy a point esté révélé, s'elle perdoit sa virginité, qu'elle perdoit son eur (fortune), et que ses voix ne luy v[i]endroient plus, R. « Cela ne m'a point esté révélé ».
Interroguée, s'elle estoit que ses voix luy venissent, attend à Nostre Seigneur ».
Interroguée s'elle mariée, s'elle croist point R. « Je ne sçay ; et m'en
pense et croist ferméement que son roy feist bien de tuer ou faire tuer monseigneur de Bourgongne, R. Que ce fust grand dommaige pour le royaume de France ; et quelque chose qu'il y eust entr'eulx, Dieu l'a envoyée au secours du roy de France.
Interroguée, pour ce qu'elle a dit à monseigneur de Beauvez qu'elle respondroit autant à monseigneur et à ses commis, comme elle feroit devant nostre saint père
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le Pape, et toutesfois il y a plusieurs interrogatoires à quoy elle ne veult respondre, se elle respondoit point plus pleinement qu'elle ne fait devant monseigneur de Beauvez, R. Qu'elle a respondu tout le plus vray qu'elle a sceu ; et s'elle sçavoit aucune chose qui luy venist à mémoire qu'elle n'ait dit, elle [le] diroit voulentiers.
Interroguée de l'ange qui apporta le signe à son roy, de quel aaige, grandeur et vestement...
Interroguée se il luy semble qu'elle soit tenue respondre plainement vérité au Pape, vicaire de Dieu, de tout ce que on luy demandéroit touchant la foy et le fait de sa conscience, R. Qu'elle requiert qu'elle soit menée devant luy; et puis respondra devant luy tout ce qu'elle Idevra respondre.
Interroguée se l'un de ses agneaulx (anneaux) où il estoit escript Jhesus Maria, de quelle matière. il estoit, R. Elle ne sçait proprement : et s'il est d'or, il n'est pas de fin or ; et si ne sçait se c'estoit or ou lettons (laiton) ; et pense qu'il y avoit trois croix et non autre signe qu'elle saiche, excepté Jhesus Maria.
Interroguée pourquoy c'estoit qu'elle regardoit voulentiers cet anel, quant elle aloit en fait de guerre, R. Que par plaisance et par l'onneur de son père et de sa mère; et elle, ayant son anel en sa main et en son doy, a touché à saincte Katherine qui luy appareist.
Interroguée en quelle partie de ladicte saincte Katherine, R. « Vous n'en aurés autre chose. »
Interroguée s'elle baisa ou accola oncques sainctes Katherine et Marguerite, R. Elle les a accolez toutes deux.
Interroguée se ilz fleuroient bon, R. « Il est bon à savoir (certainement) et sentoient bon. »
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Interroguée se, en accolant, elle y sentoit point de chaleur ou autre chose, R. Qu'elle ne les povoit point accoler sans les sentir et toucher.
Interroguée par quelle partie elle les accoloit, ou par hault, ou par bas, R. Il affiert (convient) mieulx à les accoler par le bas que par le hault.
Interroguée s'elle leur a point donné de chappeaulx (couronnes de fleurs), R. Que en l'onneur d'elles, à leurs ymaiges ou remembrance, ès églises, n'en a point baillé dont elle ait mémoire.
Interroguée quant elle mectoit chappeaulx en l'arbre, s'elle les meictoit en l'onneur de celles qui luy appairoient, R. Que non.
Interroguée se quant ces sainctes venoient à elle, s'elle leur faisoit point révérence, comme de se agenouillier et incliner, R. Que oui] , et le plus qu'elle povoit leur faire de révérence, elle leur faisoit ; que elle sçait que ce sont qui sont celles, en royaume de paradis.
Interroguée s'elle sçait rien de ceulx qui vont à retire avec les fées, R. Qu'elle n'en fist oncques, on sceust quelque chose, mais a bien ouy parler, et que on y aloit le jeudi, mais n'y crois point, et croist que ce soit sorcerie.
Interroguée se on fisc point flotter ou tournier son estaindart au tour de la teste de son roy, R. Que non qu'elle saiche.
Interroguée pourquoy il fut plus porté en l'église de Raims, au sacre, que ceulx des autres capitaines, R. « Il avoit esté à la paine, c'estoit bien raison qu'il fût à l'onneur ! »
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Nos souveraines et très redoubtées dames, plaise vous semoir que yer le roy arriva en ceste ville de Rains, ou quel il a trouvé toute et pleine obéissance. Aujourd'hui a esté sacré et couronné ; et a esté moult belle chose à voir le beau mystère, car il a esté auxi solempnel et accoustré de toutes les besongnes y appartenans, auxi bien et si convenablement pour faire la chose, tant en abis royaux et autres choses à ce nécessaires, comme s'il eust mandé un an auparavant ; et y a eu autant de gens que c'est là chose infinie à escrire, et auxi la grande joye que chacun en avoit.
Messeigneurs le duc d'Alençon, le comte de Clermont, le comte de Vendosme, les seigneurs de Laval et de La Trémoille, y ont esté en abis royaux, et monseigneur d'Alençon a fait le roy chevalier, et les dessusditz représentoient les pairs de France ; monseigneur «Albret a tenu l'espée durant ledit mystère devant le roy ; et pour les pairs de l'Église y estoient avec leurs croces et mitres messeigneurs de Rains et de Chalons, qui sont pairs ; et en lieu des autres, les évêques de Séez et d'Orléans et deux autres prélas, et mondit seigneur de Rains y a fait ledit mystère et sacre qui lui appartient.
Pour aller querir la sainte ampolle en l'abaye de Saint-Renig et pour l'apporter en l'église de Nostre-Dame, où a esté fait le sacre, furent ordonnez le mareschal de Bossas, les seigneurs de Rays, Graville et l'admirai, avec
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leurs quatre bannières que chacun portoit en sa main, armez de toutes pièces et à cheval, bien accompagnez pour conduire l'abbé dudit lieu, qui apportoit ladite ampolle ; et entrèrent à cheval dans ladite grande église et descendirent à l'entrée du choeur, et en cet estat l'ont rendue après le service en ladite abaye ; lequel service a duré depuis neuf heures jusqu'à deux heures. Et à l'heure où le roy fut sacré, et auxi quand l'on lui assist la couronne sur la teste, tout homme cria : Noël ! et trompettes sonnèrent en telle manière qu'il sembloit que les voultes de l'église se deussent fendre.
Et durant ledit mystère, la Pucelle s'est tousjours tenue joignant le roy, tenant son estandart en la main. Et estoit moult belle chose de voir les belles manières que tenoit le roy et auxi la Pucelle. Et Dieu sache si vous y avez esté souhaitées.
Demain s'en doibt partir le roy tenant son chemin vers obéissance. La Pucelle ne fait doubte qu'elle ne mette Paris en obéissance.
Nos souveraines et redoubtées dames, nous prions le benoistSaint-Esprit qu'il vous donne bonne vie et longue. Escript à Rains, ce dimanche xvue de juillet.
Vostres humbles et obéissants serviteurs
BEAUVEAU, MOREAL, LUSSÉ.
Les écritures du procès sont communiquées aux assesseurs à la fin de les étudier et examiner.
On décide qu'il sera rédigé un résumé par articles.
Dans la prison de Jeanne, en présence de l'évêque, du vice-inquisiteur et six assesseurs, le greffier Guillaume Manchon donne lecture en langue française à Jeanne du registre des interrogatoires et réponses.
Pendant ladite lecture Jeanne dit que son surnom était d'Arc ou Rommée et que dans son pays les filles portaient le nom de leur mère. Elle ajouta qu'on lût tout de suite les demandes et les réponses, et que ce qui serait lu sans contradiction de sa part elle le tenait pour vrai et confessé.
Sur l'article de prendre l'habit de femme, elle dit: « Donnez-moi une robe de femme pour aller chez ma mère, et je m'en habillerai ». Elle dit cela pour être mise dehors, et qu'une fois dehors elle aviserait à ce qu'elle aurait à faire.
Finalement, après lecture elle confessa qu'elle croyait avoir dit tout ce qui venait d'être lu, sans y contre-dire.
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A la demande formulée plusieurs fois par Jeanne et renouvelée la veille d'ouïr la messe en raison de la solennité des Rameaux, l'évêque et ses assesseurs opposent l'obligation de revêtir l'habit de femme tel que le portent les femmes du lieu de sa naissance. Jeanne réitère sa demande d'entendre la messe avec ses vêtements d'homme et de recevoir l'eucharistie le jour de Pâques. A trois objurgations nouvelles elle répond qu'elle ne peut quitter encore l'habit d'homme. « Il lui fut dit enfin qu'elle se consultât avec ses voix pour se remettre en femme, afin de pouvoir communier à Pâques. R. Qu'elle ne communiera pas en cette condition. Elle prie qu'on la laisse entendre la messe dans l'habit qu'elle porte, cet habit ne changeant pas son âme et n'ayant rien de contraire à l'Eglise ».
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Il est décidé que le lendemain commencera le procès ordinaire suivant le procès préparatoire.
Le promoteur Jean d'Estivet expose son réquisitoire et remet au tribunal l'acte d'accusation. La requête est mise en délibération aussitôt en présence de Jeanne.
L'évêque offre ensuite à ladite Jeanne de lui désigner et attribuer un conseil.
« A quoi ladite Jehanne respondit : Premièrement de ce que [vous m'] admonnestez [pour] mon bien et de nostre foy, je vous mercye et à toute la compagnie aussi. Quant au conseil que me offrés, aussi je vous mercy e, mais je n'ay point de intencion de me départir du conseil de Notre-Seigneur. Quant au sèrement que voulés que je face, je suis preste de jurer dire vérité de tout ce qui touchera vostre procès. Et elle jura en touchant les saints évangiles. »
Maître Thomas de Courcelles commence l'exposé des
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articles ou lecture de l'acte d'accusation, en français. Cette lecture occupe les séances du mardi 27 et du mercredi 28 mars. Il requiert que par l'évêque et le vice-inquisiteur « ladite Jeanne soit prononcée et déclarée sorcière et sortilège, devineresse, fausse prophétesse, invocatrice et conjuratrice des malins esprits, superstitieuse, impliquée et adonnée aux arts magiques, mal sentant dans et de notre foy catholique, schismatique en l'article [du droit canon] Unam sanctam (1) et plusieurs autres; douteuse, déviée, sacrilège, idolâtre, apostate de la foi ; maldisante et malfaisante, blasphématrice envers Dieu et ses saints ; séditieuse, perturbatrice et impéditive de la paix, excitatrice aux guerres, cruellement avide de sang humain et incitatrice à le répandre ; abandonnant sans vergogne toute décence et convenance de son sexe, usurpant impudemment un habit difforme et l'état d'homme d'armes ; par ces motifs et autres, abominable à Dieu et aux hommes ; prévaricatrice des lois divine, naturelle, et de la discipline de l'Eglise ; séductrice de princes et de populaires, en permettant et consentant, au mépris et dédain de Dieu, qu'elle fust vénérée et adorée ; en donnant ses mains et ses vêtements à baiser ; usurpatrice du culte et des honneurs divins ; hérétique ou du moins véhémentement suspecte d'hérésie ; et que sur et pour ces faits, conformément aux sanctions divines canoniques, elle soit punie et corrigée ».
Nous ne pouvons reproduire cet acte d'accusation qui n'est qu'un perpétuel mensonge. Les réponses de Jeanne s'y trouvent travesties avec une impudence qui confond.
1. Il s'agit d'une décrétale de Boniface VIII. Elle fait partie des « Extravagantes ».
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Nous allons en citer un passage pris au début. Qu'on se rappelle l'interrogatoire public du 24 février et les dépositions des témoins dont nous l'avons fait suivre, on verra alors ce que devient la cause présentée par le promoteur.
« Item ladite Jeanne avoit coutume de fréquenter lesdits arbre et fontaine [de Domremy] et souvent de nuit; quelquefois de jour, principalement aux heures des offices, afin d'y être seule ; elle a pris part à des rondes qui s'opéraient en dansant à l'entour ; ensuite elle appendait aux branches de l'arbre des guirlandes formées de diverses herbes et fleurs, en disant et chantant auparavant, ainsi qu'après, certains poèmes et chansons, accompagnés d'invocations, sortilèges et maléfices ; desquelles guirlandes le lendemain matin il ne se retrouvait plus rien ».
Devant cette explosion d'inepties, Jeanne répond tranquillement « qu'elle s'en réfère à sa réponse précédente [qu'elle n'en a jamais rien su ni rien fait] ; quant au reste de ce qui est contenu audit article, nie ».
Nous ferons comme Jeanne, nous écarterons ce ramas dans lequel la niaiserie le dispute à l'impudence, et nous ne relèverons que quelques réponses qui ajoutent une lumière au procès et à la psychologie de la jeune fille.
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Requise de dire le Credo. R. Demandez à mon confesseur à qui je l'ai dit.
Ladite Jeanne attribue à Dieu, à ses anges et à ses saints, des prescriptions qui sont contraires à l'honnêteté féminine, prohibées par la loi divine, abominables à Dieu et aux hommes et interdites par les sanctions ecclésiastiques
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sous peine d'excommunication ; comme de revêtir des habits d'homme courts, brefs et dissolus, tant en vêtement de dessous et chausses, que autres. D'après le même précepte, elle a mis quelquefois des vêtements somptueux et pompeux, d'étoffes précieuses et draps d'or, de fourrures, et non seulement elle s'est habillée de robes courtes (huques), mais aussi de tabards (paletots flottants) et de robes fendues de chaque côté. Il est notoire qu'elle fut prise portant une huque de drap d'or ouverte de chaque côté, coiffée de chapeaux ou bonnets d'hommes ; les cheveux tondus en rond à la manière des hommes ; généralement et au mépris de la vergogne de son sexe, et non seulement elle s'est habillée d'une manière qui blessait toute pudeur féminine, mais même celle qui convient à des hommes bien morigénés ; elle a usé de tous les affublements et vêtements par lesquels se distinguent les hommes les plus dissolus ; et cela en portant aussi des armes invasives... R. « Vous en estes assés respondus. »
(Interrogatoire dans la prison sur divers points touchant lesquels Jeanne avait différé de répondre.]
1° Interroguée s'elle se veult rapporter au jugement de l'Eglise qui est en terre, de tout ce qu'elle a dit on fait, soit bien ou mal, spécialement des cas, crimes et déliz que on luy impute, et de tout ce qui touche son procès,
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R. Que de ce que on luy demande elle s'en raportera à l'Eglise militante, pourveu que elle ne luy commande chose impossible à faire. Elle appelle ce qu'elle répute impossible, c'est que les fais qu'elle a diz et fais, déclairez au procès des visions et révélations qu'elle les p faictes de par Dieu, et ne les révoquera pour quelque chose ; et de ce que Notre Sire luy a fait faire et commandé et commandera, et ne le lesra pour homme qui vive, et luy seroit impossible de les révoquer. Et en cas que l'Eglise lui vouldroit faire faire autre chose au con-traire des commandements qu'elle dit à luy fait, elle ne le feroit pour quelque chose.
Interroguée se l'Eglise militant luy dit que ses revelacions sont illusions ou choses dyaboliques, ou superstitions, ou mauvaises choses, elle s'en raportera à l'Eglise, R. Qu'elle raportera à Nostre Seigneur, duquel elle fera toujours le commandement, et qu'elle sçait bien que ce qui est contenu en son procès , qu'il est venu par le commandement de Dieu ; et ce qu'elle a affermé [au]dit procès avoir fait du commandement de Dieu, luy seroit impossible faire le contraire. Et en cas que l'Eglise militante luy commanderoit faire le contraire, elle ne s'en rapporteroit à homme du monde, fors à Nostre Seigneur, qu'elle ne feist tousjours son bon commandement.
Interroguée s'elle croist point qu'elle soit subjecte à l'Eglise qui est en tout, c'est assavoir à nostre saint père le pape, cardinaulx, arcevesques, évesques et autres prélas d'Eglise, R. Que ouil, Nostre Sire premier servi.
Interroguée s'elle a commandement de ses voix qu'elle se submecte point à l'Eglise militant, qui est en terre, ni au jugement d'icelle, R. Qu'elle ne respond chose qu'elle prengne en sa teste, mais ce qu'elle respond,
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c'est du commandement d'icelle ; et ne commande point qu'elle ne obéisse à l'Eglise, Nostre Sire premier servi.
Interroguée se à Beaurevoir et Arras, on ailleurs, elle a point eu de limes, respond : « Se on en a trouvé sur moy, je ne vous ay autre chose à respondre. »
Cela fait, nous nous sommes retirés.
Il est fait un résumé de l'accusation sous forme de douze articles qui comprennent sommairement et compendieusement beaucoup des dits et assertions de l'accusée.
Les douze articles destinés à servir de base aux consultations et à la condamnation sont transmis aux consulteurs, mais non à l'accusée. Certains commandements qu'on avait jugé convenable d'y introduire furent omis, ainsi qu'il ressort d'une pièce produite par le greffier Manchon au procès de réhabilitation, laquelle pièce contient les corrections et additions proposées.
ARTICLE I. Et d'abord une femme dit et affirme que, lorsqu'elle avait treize ans ou environ, elle a vu de ses yeux corporels saint Michel qui la consolait et quelquefois
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saint Gabriel, lesquels tous deux lui apparurent en effigie corporelle. Quelquefois aussi elle vit une grande multitude d'anges: Depuis, saintes Catherine et Marguerite se sont fait voir corporellement à cette femme. Elle les voit chaque jour, entend leurs voix, les a embrassées et baisées, les touchant sensiblement et corporellement. Elle a vu les têtes desdits anges et saintes ; d'autres parties de leur personne, ou de leurs vêtements, elle n'a rien voulu dire. Lesdites saintes lui ont plusieurs fois parlé près d'une fontaine, située près d'un grand arbre, appelé communément l'arbre des fées. La renommée court au sujet de ces arbres et fontaine que les dames fées les hantent et que des fiévreux y vont, quoique ce soit profane, pour recouvrer la santé. Là et ailleurs elle a révéré lesdites saintes et leur a fait révérence.
De plus, elle dit que ces saintes apparaissent et se montrent à elle couronnées de couronnes très belles et précieuses. Depuis ce moment, et à plusieurs reprises, elles disent à cette femme, par ordre de Dieu, qu'il lui falloit se rendre auprès d'un prince séculier, promettant que par la main de cette femme et de son assistance ledit prince recouvrerait à force d'armes un grand domaine temporel, ainsi que sa gloire mondaine, et aurait victoire de ses adversaires ; que ce prince la recevrait et lui donnerait à cet effet un commandement militaire. Elles lui prescrivirent, de la part de Dieu, de s'habiller en homme, ce qu'elle a fait et continue si persévéramment qu'elle a déclaré aimer mieux mourir que de quitter cet habit. Elle a fait cette déclaration tantôt pure et simple, tantôt en ajoutant : à moins d'un exprès commandement de Dieu. Elle a également préféré être privée des sacrements et de l'office divin en temps prescrit par l'Eglise,
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plutôt que de quitter l'habit d'homme et prendre celui de femme. Ces saintes l'auraient également favorisée pour s'éloigner, âgée de dix-sept ans, de la maison paternelle, à l'insu et contre le gré de ses parents, pour se mêler aux gens d'armes, vivant avec eux de jour et de nuit, sans avoir jamais, ou rarement, aucune femme auprès d'elle.
Les mêmes saintes lui ont dit et prescrit beaucoup d'autres choses, pour lesquelles elle se dit envoyée par Dieu et par l'Eglise triomphante, l'Église victorieuse des saints qui jouissent déjà de la béatitude, auxquels elle soumet toutes ses louables actions. Quant à l'Eglise, elle a différé et refusé de s'y soumettre, elle, ses dits et faits : quoiqu'elle ait été itérativement avertie et requise ; disant qu'il lui était impossible de faire le contraire de ce qu'elle a affirmé dans son procès, par ordre de Dieu, et qu'elle ne s'en rapportera à la détermination ou jugement d'aucun être vivant. Elles lui ont, dit-elle,révélé qu'elle obtiendra la gloire des bienheureux avec le salut de son âme, si elle garde sa virginité, qu'elle leur a vouée la première fois qu'elle les a vues et entendues.
ARTICLE II. Item elle dit que son prince a été instruit par un signe, de sa mission. Ce signe fut que saint Michel s'approcha dudit prince, en compagnie d'une multitude d'anges, les uns couronnés, les autres ailés, ainsi que saintes Catherine et Marguerite. L'ange et cette femme marchaient ensemble sur terre par les chemins, les escaliers et la chambre, tout le long du parcours, suivis des autres anges ou saintes. Un ange remit audit prince la couronne très précieuse d'or, et s'inclina devant lui en faisant révérence. Une fois elle a dit que lors de cette réception merveilleuse son prince était seul, ayant seulement de la compagnie à quelque distance ; une autre fois, à ce qu'elle croit, un archevêque reçut le signe ou couronne et le transmit audit prince en présence et à la vue de divers seigneurs laïques.
ARTICLE III. Item elle a reconnu et constaté que celui qui la visite est saint Michel, par le bon conseil, le réconfort, la bonne doctrine qu'il lui donne et fait; aussi par-ce qu'il se nomme et dit : « Je suis saint Michel.» Semblablement, elle connaît distinctement l'une et l'autre saintes Catherine et Marguerite, parce qu'elles se nomment et la saluent. C'est pourquoi elle croit en saint Michel qui lui apparaît ainsi. Elle écrit que les paroles dudit saint sont bonnes et vraies, comme elle croit que Notre-Seigneur Jésus-Christ a souffert et est mort pour notre rédemption.
ARTICLE IV. Item elle dit et affirme qu'elle est sûre, de certains événements futurs et pleinement contingents, qu'ils arriveront, comme elle est certaine de ce qu'elle voit actuellement devant elle. Elle se vante d'avoir et avoir eu connaissance de choses cachées, par les révélations verbales de ses voix : par exemple, qu'elle sera délivrée des prisons et que les Français feront en sa compagnie un fait plus beau qu'il n'a jamais été fait par toute la chrétienté. Elle a connu par révélation, sans autre instruction, des gens qu'elle n'avait jamais vus ; elle a révélé et manifesté une épée cachée.
ARTICLE V. Item elle dit et affirme que du commandement de Dieu et de son bon plaisir elle a pris, porté, continuellement porte et revêt habit d'homme. Depuis elle a dit : que Dieu lui ayant ordonné de porter l'habit d'homme, il lui fallait avoir robe courte, chaperon, gippon, braies et chausses à aiguillettes, cheveux coupés
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en rond au-dessus des oreilles, ne gardant rien de son sexe que ce que la nature lui a donné. Dans cet habit elle a reçu plusieurs fois l'Eucharistie. Elle a refusé de le quitter comme il est dit ci-dessus. Elle a ajouté que si elle retournait en habit d'homme et armée comme avant sa prise, ce serait le plus grand des biens qui pût advenir au royaume de France ; que pour rien au monde elle ne s'engagerait à ne pas le faire, obéissant à Dieu et à ses ordres.
ARTICLE VI. Item elle confesse et affirme qu'elle a fait écrire beaucoup de lettres, dont quelques-unes portaient ces noms Jhesus Maria, avec le signe de la croix. Quelquefois elle mettait une croix et alors elle ne voulait pas que l'on fit ce que mandait la dépêche. En d'autres elle dit qu'elle ferait tuer ceux qui n'obéiraient pas, et que « l'on verrait aux coups de quel côté est le droit divin du ciel ». Souvent elle dit qu'elle n'a rien fait que par révélation et ordre de Dieu.
ARTICLE VII. Item elle dit et confesse que, à l'âge de dix-sept ans environ,elle, spontanément et par révélation, alla trouver un écuyer qu'elle n'avait jamais vu ; quittant ainsi la maison paternelle contre la volonté de ses parents qui demeurèrent presque fous à la première nouvelle de son départ. Elle le requit de la conduire ou faire conduire au prince susdit. L'écuyer, capitaine alors, lui donna sur sa demande un costume masculin, ainsi qu'une épée, et la fit conduire par un chevalier, son écuyer et quatre compagnons d'armes. Arrivés devant le prince, elle lui dit qu'elle voulait guerroyer contre ses adversaires. Elle lui promit de le mettre en grande domination, qu'elle vaincrait ses ennemis et qu'elle était envoyée du ciel. La prévenue affirme qu'en agissant ainsi elle a bien fait et par révélation divine.
Jeanne d'Arc
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ARTICLE VIII. Item dit et confesse que elle-même, personne ne la contraignant ni forçant, se précipita d'une tour très haute, préférant mourir plutôt que de se voir livrée aux mains de ses adversaires et que de survivre à la destruction de Compiègne. Dit aussi qu'elle ne put se soustraire à cette action; et cependant saintes Catherine et Marguerite susdites le lui avaient défendu, et elle dit que c'est grand péché de les offenser. Mais elle sait bien, dit-elle, que ce péché lui a été remis depuis qu'elle s'en est confessée. Elle dit en avoir eu révélation.
ARTICLE IX. Item que lesdites saintes lui promirent de la conduire au paradis, si elle conservait bien la virginité qu'elle leur a vouée, tant de corps que d'âme. Elle en est aussi sûre que si elle était déjà dans la gloire des bienheureux. Elle ne pense pas avoir fait acte de péché mortel, car, à son avis, si elle y était, saintes Catherine et Marguerite ne la visiteraient pas comme elles font chaque jour.
ARTICLE X. Item que Dieu aime certains [princes déterminés et nommés encore errants, et les aime plus qu'il n'aime ladite femme. Elle le sait par révélation desdites saintes, qui lui parlent français et non anglais, n'étant pas du parti de ces derniers. Depuis qu'elle a su par révélation que ses voix étaient pour le prince susdit, elle n'a pas aimé les Bourguignons.
ARTICLE XI. Item qu'elle a plusieurs fois fait révérence aux voix et esprits susdits, qu'elle appelle Michel, Gabriel, Catherine et Marguerite, se découvrant la tête, fléchissant les genoux, baisant la terre sous leurs pas, leur vouant sa virginité, quelquefois embrassant, baisant Catherine et Marguerite. Elle les a touchées sensiblement et corporellement, leur a demandé conseil et
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secours, les a invoquées ; quoique non invoquées, elles la visitent souvent. A acquiescé et obéi à leurs conseils et commandements, et cela dès le principe, sans demander conseil à quiconque, tel que père, mère, curé, prélat ou autre ecclésiastique. Néanmoins, croit fermement que sesdites révélations viennent de Dieu et par son ordre. Elle le croit aussi fermement que la foi et que Notre-Seigneur Jésus-Christ a souffert et est mort pour nous ; ajoutant que si un malin esprit lui apparaissait, qui feignît être saint Michel, elle saurait bien discerner s'il est saint Michel, ou non. Dit que sans être contrainte ou requise aucunement, elle a juré à saintes Catherine et Marguerite, qui lui apparaissent, qu'elle ne révélerait pas le signe de la couronne à donner au prince vers qui elle était envoyée. A la fin ajoute : à moins de permission de le faire.
ARTICLE XII. Item que si l'Eglise lui commandait d'agir contre le précepte qu'elle dit avoir reçu de Dieu, elle ne le ferait pas pour chose quelconque, affirmant que ses actes incriminés sont l'oeuvre de Dieu et qu'il lui serait impossible de faire le contraire. Elle ne veut s'en référer là-dessus à la détermination de l'Eglise militante ni d'aucun homme du monde, mais seulement à Notre-Seigneur Dieu, dont elle accomplira toujours les préceptes, principalement en ce qui concerne ces révélations et les actes qui lui ont été ainsi inspirés. Dit qu'elle n'a pas pris sur sa tête ces réponses, mais par les préceptes de ses voix et par leurs révélations. Lui a été cependant plusieurs fois déclaré par les juges et autres présents l'article Unam sanctam Ecclesiam catholicam, en lui exprimant que tout fidèle accomplissant le voyage d'ici-bas est tenu d'y obéir, de soumettre ses faits et dits à
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l'Eglise militante, principalement en matière de foi et qui touche à la doctrine sacrée, ainsi qu'aux sanctions de l'Eglise.
Sur les douze articles précités ont délibéré en la chapelle du logis épiscopal les seize docteurs et six bacheliers en théologie dont les noms suivent : Erard Ermengard président, Jean Beaupère, Guillaume Lebouchier, Jean de Touraine,. Nicolas Midi, P. de Miget, prieur de Longueville, M. du Quesnoy, J. de Nibat, P. de Houdenc, J. Lefèvre on Fabri, P. Maurice, Guill. Théroade, G. Feuillet, Richard Dupré et Jean Charpentiers, docteurs ; G. Haiton, N. Coppequesne, Is. de la Pierre, Th. de Courcelles, bacheliers ; Raoul Sauvage, licencié ; N. Loyseleur, maître ès arts.
Les susdits ont délibéré ce qui suit :
« Nous disons que, ayant diligemment considéré, conféré et pesé la qualité de la personne; ses dits, faits, apparitions, la fin; la cause, leurs circonstances, et tout ce qui est contenu dans les documents communiqués, il est à penser que ces apparitions et révélations qu'elle se vante et affirme avoir eues de Dieu, par les anges et les saintes, n'ont pas eu lieu comme il vient d'être dit, mais que ce sont bien plutôt des fictions d'invention humaine en procédant du malin esprit ; qu'elle n'a pas eu des signes suffisants pour y croire et savoir ; qu'il y
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a dans lesdits articles des mensonges fabriqués ; des invraisemblances légèrement admises par cette femme ; des divinations superstitieuses ; des actes scandaleux et irréligieux ; des dires téméraires, présomptueux, pleins de jactance ; blasphèmes envers Dieu et les saints ; impiété envers les parents quelques-uns non conformes au précepte d'aimer son prochain ; idolâtrie ou au moins fiction erronée ; propositions schismatiques de l'unité, de l'autorité et du pouvoir de l'Eglise ; malsonnantes et véhémentement suspectes d'hérésie.
« En croyant que ses apparitions sont saints Michel, Catherine et Marguerite, en croyant que leurs dits et faits sont bons comme elle croit en la foi chrétienne, elle mérite d'être tenue pour suspecte d'errer en la foi, car si elle entend que les articles de la foi ne sont pas plus sûrs que ses visions, elle erre en la foi. Dire aussi, comme dans les articles V et I, qu'en ne recevant pas les sacrements, etc., elle a bien fait, c'est blasphémer Dieu et errer en la foi ».
La délibération des docteurs sert de base à celles d'autres gens d'Eglise dont les adhésions se succèdent à partir du 13 avril.
Denis Gastinel, chanoine, estime que « l'inculpée est infectée, suspecte en la foi,, véhémentement erronée,. schismatique, hérétique, entachée de doctrine perverse, contraire aux bonnes: moeurs, à la décision de l'Eglise, aux conciles généraux, saints canons, lois civiles, humaines ou politiques ; séditieuse, injurieuse à Dieu, à l'Eglise et à tous les fidèles ;... Si elle s'amende... la prévenue doit être abandonnée au bras séculier pour expier son crime. Si elle abjure, qu'il lui soit accordé le bénéfice de l'absolution ; et, selon la coutume, qu'elle soit renfermée
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en prison, nourrie du pain de douleur et de l'eau d'angoisse pour pleurer ses fautes et ne plus les commettre. »
Jean Basset, chanoine, official de Rouen, adresse une consultation tout à fait normande : « Je n'ai que peu ou rien à dire sur une matière si grande en la foi, si ardue, i difficile, surtout en ce qui touche les révélations. Toutefois, sauf protestation, et sous votre correction, voici ce que je crois devoir dire :
« Sur les révélations, ce que dit cette femme est divinement possible ; mais comme elle n'en justifie pas par miracles avérés ni par le témoignage de la sainte Ecriture, elle ne doit pas être crue. »
Le reste est à l'avenant.
Gilles, abbé de Fécamp. « Vous désirez avoir ma délibération. Mais après tant et de tels docteurs, que leurs pareils ne sont peut-être pas trouvables dans l'univers, utile peut concevoir mon ignorance ou mon élocution inérudite enfanter? A peu près rien. Je m'arrête donc avec eux tous en tout ; j'adhère à leurs délibérations, en y ajoutant mes protestations et soumissions préalables et accoutumées. »
J. Guesdon, dominicain... s'associe aux théologiens
réunis au logis de l'évêque.
Jean Maugier, chanoine, qualifie l'opinion des mêmes théologiens « bonne, juste, sainte, plausible, conforme
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aux sacrés canons, aux sanctions canoniques, aux sentences de nos docteurs ».
Jean Brullot, chanoine et chantre, « attendu les motifs qui le doivent rattacher à l'opinion de mes maîtres et supérieurs unanimes et nombreux », attendu quelques autres raisons assurément de moindre prix, acquiesce à l'opinion des théologiens.
Nicolas de Vendères, archidiacre d'Eu. « Dis et tiens que messeigneurs et maîtres ont bien, pieusement et doucement procédé. »
Gilles Deschamps, chanoine ; Nicolas Cavai, chanoine ; Robert Barbier, chanoine ; Jean Alépée, chanoine ; Jean Hulot de Châtillon, chanoine ; Jean de Bonesque, aumônier de l'abbaye de Fécamp ; Jean Guarin, chanoine ; le vénérable chapitre de l'Eglise de Rouen ; Aubert Morel et Jean du Chemin, avocats de la cour de l'officia-lité de Rouen ; onze avocats de la cour de Rouen ; Phili bert de Montjeu, évêque de Coutances ; Zanon de Castiglione, évêque de Lisieux ; Nicolas, abbé de Jumièges ; Guillaume, abbé de Cormeilles, et plusieurs autres font preuve de la même servilité et réclament des peines ou moins sévères.
Toutes ces consultations se placent entre le 13 avril et le 13 mai. Deux d'entre elles méritent une particulière attention : c'est d'abord celle de Philibert de Montjeu, évêque de Coutances, qui écrit ce qui suit : « Après de si grands docteurs consultés, je réponds à la requête de Votre Paternité en vous donnant, du moins mal que je puis, mon sentiment, en m'abstenant de qualifier chaque point, afin qu'il ne semble pas que je veuille en remontrer à Minerve.
« Assurément, je pense que cette femme a un esprit
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subtil, enclin au mal, agité par un instinct diabolique et 'vide de la grâce de l'Esprit saint. Témoin saint Grégoire, et si l'on considère les dires de cette femme, il y a deux signes qui attestent la présence de la grâce, et dont manque évidemment cette femme... Si elle révoque ce u'elle doit révoquer, il faut la conserver sous bonne garde jusqu'à ce que sa correction et amendement soient bien manifestés. Si elle refuse, il faut la traiter en hérétique opiniâtre. »
L'évêque de Lisieux, un Milanais ayant nom Zanoni, répond en ces termes : « Je ne vois pas dans l'inculpée es signes ou indices d'une admirable sainteté, ni d'une mie exemplaire... Je dis que, attendu la basse condition de la personne, attendu ses assertions ou propos pleins de fatuité ou de folies présomptueuses, la forme et le mode de ses visions, etc., il est à présumer que de deux choses l'une : ou ce sont illusions et fallaces des démons, qui clans les bois se déguisent en anges et entre temps s'affublent des apparences et ressemblances de diverses personnes : ou ce ne sont que mensonges, inventés et fabriqués à dessein pour duper les rudes et les ignorants. »
Le 18, nous, juges, accompagnés de M. Guillaume Boucher, Jacques de Touraine, Maurice du Quénoy, Nicolas Midi, Guillaume Adelie et Guillaume Hecton, nous sommes transportés dans la chambre où Jeanne était détenue.
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En présence de ces personnes, nous, évêque susdit, nous nous adressâmes à ladite Jeanne, qui alors se disait malade. Nous lui dîmes que ces docteurs et maîtres venaient à elle familièrement et charitablement, la visiter dans sa maladie, pour la réconforter et la consoler.
Nous lui rappelâmes ensuite que, par diverses et plusieurs fois, elle avait été interrogée solennellement, sous la grave prévention qui lui est imputée par-devant de notables clercs.
Item que plusieurs de ses dits et faits avaient semblé défectueux.
Item : attendu qu'elle ne saurait, étant ignorante et illettrée, connaître et discerner touchant certains articles à elle imputés s'ils sont contraires à notre foi, sainte doctrine et approbation des docteurs de l'Eglise, ces clercs offraient de lui donner bon et salutaire conseil, pour s'en instruire ; qu'elle voulût donc aviser de recevoir et choisir quelqu'un ou quelques-uns des assistants ; pour se conseiller dans sa conduite, et que si elle ne le faisait, que messeigneurs les juges lui en délégueraient pour la conseiller et réduire.
Item qu'ils offraient à cet effet de lui donner pour conseils quelques docteurs en théologie, droit canon et civil.
Item il lui fut dit que si elle ne voulait recevoir conseil, et se conduire par le conseil de l'Eglise, elle serait en très grand péril.
R. Il me semble, veu la maladie que j'ay, que je suis en grant péril de mort. Et se ainsi est que Dieu vueille faire son plaisir de moy, je vous requier avec confession, et mon saulveur aussi, et d'estre ensevelie en la terre saincte.
Ad ce luy fut dit : Se vouloiés (si vous vouliez) avoir les droictures et sacremens de l'Eglise, il fauldroit que vous feissiez comme les bons catholiques doyvent faire, et vous submessiés (soumissiez) à saincte Eglise.
R. Je ne vous en sçaroye maintenant autre chose dire.
Item, luy fut dit que, tant plus se crainct de sa vie pour la maladie, tant plus se devroit amender sa vie ; et ne auroit pas les droiz de l'Eglise. R. Se le corps meurt en prison, je me actend que le faciez mectreenterre saincte ; se ne l'y faictes mettre, je m'en actend à Nostre Seigneur.
Item luy fut [dit] que autre fois elle avoit dit en son procès que s'elle avoit fait ou dit quelque chose qui fust contre nostre foy chrestienne, ordonnée de Notre Seigneur, qu'elle ne [le] vouldroit point soustenir.
R. « Je m'en actend à la responce que j'en ay faicte et à Nostre Seigneur. »
Item, luy fut faicte interrogacion, pour ce qu'elle dit avoir eu plusieurs fois révélations de par Dieu, par saint Michiel, sainctes Katherine et Marguerite ; se il venoit aucune bonne créature qui affirmast avoir eu révélacion de par Dieu, touchant le fait d'elle, s'elle le croiroit.
R. Qu'il n'y a crestien au monde qui venist devers elle,
qui se deist (dit) avoir eu révélacion, qu'elle ne sceust (sait) s'il disoit vray ou non ; et le sçaroit par sainctes Katherine et Marguerite.
Interroguée se elle ymagine point que Dieu puisse révéler chose à une bonne créature, qui luy soit incongneue : R. Il est bon à savoir que ouil; mais je n'en croiroye homme ne femme se je n'avoye aucun signe.
Interroguée s'elle croit que la saincte Escripture soit révélée de Dieu, R. « Vous le sçavés bien ; et est bon à savoir que ouil »
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Item fut sommée, exhortée et requise de prendre le bon conseil des clercs et notables docteurs, et le croire pour le salut de son âme.
Sa dernière réponse, (interroguée si elle se soumettait elle et ses actions à notre saincte mère l'Eglise), fut à savoir : ( Quelque chose qui m'en doive advenir, je n'en ferai ou dirai autre chose ; car j'en ai dit devant au procès. »
Et ce ainsi fait, les vénérables docteurs là présents, c'est à savoir maîtres Guillaume le Bouchier, Maurice du Quesnoy, Jacques de Touraine, Guillaume Adelie et Gérard Feuillet, l'exhortèrent instamment pour qu'elle voulût se soumettre à notre sainte mère l'Eglise et ce en alléguant de nombreux exemples et autorités de la sainte Ecriture ; et, entre autres exhortations, maître Nicolas Midi allégua en françois le chapitre 18 de saint Mathieu, si ton frère, etc. Ce à quoi Jeanne répondit qu'elle étoit bonne chrétienne et vouloit mourir telle.
Interroguée, puisqu'elle requiert que l'Eglise luy baille son Créateur s'elle se vouldroit submectre à l'Eglise et on lui promectroit bailler,R. Qui de celle submission, elle n'en respondra autre chose qu'elle a fait ; et qu'elle ayme Dieu, le sert et est bonne chrestienne, et vouldroit aidier et soutenir saincte Eglise de tout son povoir.
Interroguée s'elle vouldroit point qui en ordonnast une belle et notable procession pour la réduire en bon estat, s'elle n'y est, R. Qu'elle veult très bien que l'Eglise et les catholiques prient pour elle.
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En présence de l'évêque et de soixante-trois témoins, il est procédé à l'admonition publique de Jeanne par l'archidiacre d'Evreux, J. de Châtillon.
Jeanne introduite, nous l'avons avertie d'être attentive et avons prié l'archidiacre de commencer. Ce qu'il a fait en remontrant d'abord à ladite Jeanne que tout chrétien est tenu de se soumettre à l'Eglise et à son autorité.
« Requise si elle veut se corriger et s'amender conformément à la délibération des clercs, respond : « Luisez (lisez) vostre livre », c'est assavoir la cédule que tenoit ledit monseigneur l'arcediacre, « et puis je vous respon droy : « Je me actend à Dieu, mon Créateur, de tout ; je l'aime de tout mon coeur. »
« Et interroguée s'elle veult plus respondre à celle monition générale, R. «Je m'en actend à mon juge : c'est le Roy du ciel et de la terre ».
Après cette admonition générale, ledit archidiacre adressa divers avis spéciaux àla prévenue, conformément au mémorial ou programme ci-après :
En premier lieu, il lui fut rappelé qu'autrefois elle avait dit que si on trouvait quelque erreur dans ses faits et dits, elle était prête à s'amender. Ce qui était une bonne et pieuse pensée. Or l'examen des clercs a mis en lumière dans ses réponses bien des points défectueux. Ne pas se soumettre à leur correction, ce serait de la part de Jeanne se mettre en grand péril de corps et d'âme.
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R. Qu'autant elle a répondu autrefois sur ce sujet, autant elle en répond maintenant.
Item luy fut déclairé [ce] que c'est que l'Eglise militante,etc. Et admonestée de croire et tenir l'article Unam sanctam Ecclesiam, etc., et à l'Eglise militante se submeictre (soumettre), R. « Je croy bien l'Eglise d'icy bas; mais de mes fais et dis, ainsi que autrefois j'ay dit, je me actend [et] rapporte à Dieu.
Item dit : « Je croy bien que l'Eglise militant ne peut errer ou faiblir ; mais quant à mes dis et mes fais, je les meicts et rapporte du tout à Dieu, qui me a fait faire ce que je ay fait ».
Item dit qu'elle se submect à Dieu, son Créateur, qui [le] luy a fait faire ; et s'en reporte à luy, à sa propre personne.
Item interroguée s'elle veult dire qu'elle n'ait point de juge en terre et se nostre saint père le Pape est point son juge, R. « Je ne vous en diray autre chose. J'ai bon maistre, c'est assavoir Notre-Seigneur, à qui je me actend de tout, et non à autre ».
Item luy fut dit que, s'elle ne vouloit croire l'Eglise et l'article Ecclesiam sanctam catholicam, qu'elle seroit hérétique de le soustenir, et seroit pugnie d'estre arse par la sentence d'autres juges, R. « Je ne vous en diray autre chose, et se je véoye le feu, si diroye je tout ce que je vous dy, et n'en feroye autre chose ».
Interroguée si le conseil (concile) général, comme nostre saint Père, les cardinaulx, etc., estoient cy, s'elle s'i vouldroit rapporter et submeictre, respond : « Vous n'en tirerés autre chose. »
Interroguée s'elle se veult submeictre à nostre saint père le Pape, R. « Menés m'y, et je lui respondray. Et autrement n'en a voulu respondre.
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Item, de l'abit, etc. R. de icelluy habit, qu'elle vouloit bien prendre longue robe et chaperon de femme, pour aler à l'église et recepvoir son Saulveur, ainsi que autre-fois elle a respondu, pourveu que, tantoust après ce, elle le meist jus, et reprinst cestuy que elle porte.
Item, du seurpius qui luy fut exposé de avoir prins abit d'omme, et sans nécessité, et en espécial qu'elle est en prison, etc., R. « Quand je auray fait ce pourquoy je suis envoyée de par Dieu, je prendray habit de femme. »
Interroguée s'elle croist qu'elle face bien de prendre habit d'omme, R. « Je m'en actend à Nostre-Seigneur!»
Item, à l'exhortacion que on luy faisoit, c'est assavoir, que en ce qu'elle disoit qu'elle faisoit bien, et qu'elle ne peichoit point en portant ledit habit, avec les circonstances touchant le fait de prandre et porter le dit abit, et en ce qu'elle disoit que Dieu et les saincts [le] luy faisoient faire, elle les blasphémoit, comme plus à plain est contenu en ladicte cédule, elle erroit et faisoit mal,R. Qu'elle ne blasphème point Dieu ne ses saints.
Item amonnestée de se désister de porter l'abit, et de croire qu'elle face bien de le porter, et de reprandre abit de femme, R. Qu'elle n'en fera autre chose.
Interroguée se, toutes fois que saincte Katherine et Marguerite viennent, s'elle se signe, R. Que aucunes fois elle fait signe de la croix, à l'autre fois, non.
Item des révélations : R. Que de ce, elle s'en raporte à son juge, c'est assavoir Dieu ; et dit que ses révélations sont de Dieu sans autre moyen.
Interroguée si du signe baillé à son roy, elle se veult rapporter à l'arcevesque de Rains, au sire de Boussac, Charles de Bourbon, La Tremoulle et La Hire, aus
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quieulz ou aucund'eulz elle autresfois a dit avoir monstré ceste couronne, et qu'ilz estoient présens, quant l'angle (ange) apporta ladite couronne... et la bailla audit arcevesque ; ou s'elle se veult rapporter aux autres de son party, lesquieulz escriprent soubz leurs seaulz qu'il en est, R. « Baillez ung messagier, et je leur escripray de tout ce procès ». Et autrement ne s'i est voulu croire ne rapporter à eulx.
Item sur la témérité de sa croyance au sujet des choses futures, etc., R. « Je m'en rapporte à mon juge, c'est assavoir Dieu, et ad ce que autresfois j'ay respondu, qui est aulivre » (au procès).
Item interroguée se on luy envoye deulx, ou trois, ou quatre des chevaliers de son party, qpi viennent par sauf conduit cy, s'elle s'en veut rapporter à eulx de ses apparitions et choses contenues en cest procès, R. Que on les face venir, et puis elle respondra. Et autrement ne s'i est voulu raporter ne submeictre de cest procès.
Interroguée se à l'Eglise de Poictiers, où elle a esté examinée, elle se veult raporter et submeictre, R. « Me cuidez-vous prandre par ceste manière, et par cela attirer à vous? u
Item, en conclusion, d'abondant et de nouvel, fut admonnestée généralement de se submeictre à l'Eglise, et sur paine d'estre laissée par l'Eglise ; et se l'Eglise la laissoit, elle seroit en grand péril du corps et de l'âme et se pourroit bien meictre en péril de encourir paines du feu éternel, quant à l'âme, et du feu temporel, quant au corps. et par la sentence des autres juges,R. « Vous ne ferés jà ce que vous dictes contre moy, que il ne vous en pregne mal au corps et à l'âme. »
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Interroguée qu'el[le] di[s]e une cause pourquoy elle ne se rapporte à l'Eglise à quoy elle ne voult faire autre reponce. »
[Les clercs se retirent, Jeanne est reconduite en prison.]
Jeanne avait dix-neuf ans environ, elle était ignorante (1) , mais très intelligente. On lui fit subir des interrogatoires trop difficiles, subtiles et cauteleux à tel point que les grands clercs et gens bien lettrés qui,étaient là présents n'y eussent donné réponse qu'à grand'peine.
Maintes fois elle répondait patiemment sur des points où elle était profondément ignorante, ainsi qu'on peut le voir au procès que le greffier Manchon a rédigé avec impartialité.
Parmi tant de choses qui se dirent au procès, je remarquai les réponses de Jeanne touchant le royaume et la guerre. Elle semblait alors inspirée par l'Esprit-Saint. Mais quand elle parlait de sa personne, elle accommodait certaines choses. Toutefois je ne crois pas ce qu'elle dit la dût faire condamner pour hérésie.
L'interrogatoire durait parfois pendant trois heures le matin, et on tenait une deuxième séance l'après-midi. Aussi ai-je entendu souvent Jeanne se plaindre de ce ce qu'on lui faisait trop de questions.
1. Dans sa déposition Fr. Martin Ladvenu dit : « Pauvre fille, assez simple, très ignorante, qui à grand'peine savait Pater noster et Ave Maria ! »
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Selon moi les juges respectaient tellement quellement les formes du droit. Mais dans la déduction du procès comme dans la sentence, ils procédèrent par malignité de vengeance plus que par zèle de justice.
L'ignorance de Jeanne touchant l'Eglise fut, je crois, la cause qui la retenait de s'y soumettre, Pendant une grande partie du procès, quand on la questionnait sur sa soumission à l'Eglise, Jeanne entendait par là, la réunion des juges et assesseurs là présents. Mais enfin Pierre Morice l'endoctrina sur l'Eglise. Dès qu'elle le sut, elle fit toujours acte de soumission envers le pape, ne demandant qu'à être conduite vers lui.
Un jour en ma présence, on sollicitait Jeanne de se soumettre à l'Eglise. Elle répondit qu'elle se soumettrait volontiers au Saint-Père, requérant d'être menée à lui, mais qu'elle ne voulait pas se soumettre à ceux qui étaient là, en particulier à l'évêque de Beauvais, parce qu'ils étaient ses ennemis capitaux. Je pris la parole pour lui conseiller de se soumettre au concile général de Bâle en ce moment réuni. Jeanne me demanda ce qu'était un concile général. Je lui répondis que c'était une congrégation de toute l'Eglise, et que là il y avait autant de prélats et de docteurs de son parti que de l'autre. Alors Jeanne se mit à dire : « Oh ! puisqu'en ce lieu sont aucuns de notre parti, je veux bien me rendre et soumettre au concile de Bâle. »
Aussitôt me reprenant avec grand dépit et irritation, l'évêque de Beauvais s'écria : « Taisez-vous de par le diable. » Pour lors, le greffier, messire Guillaume Manchon, demanda à l'évêque s'il devait enregistrer cette soumission de Jeanne au concile de Bâle. L'évêque lui dit que non, que ce n'était pas nécessaire; qu'il se gardât bien de l'écrire. Sur quoi Jeanne dit à l'évêque : « Ha vous écrivez bien ce qui fait contre moi, et vous ne voulez pas écrire ce qui fait pour moi. » Je crois en effet que la déclaration de Jeanne ne fut pas enregistrée et il s'ensuivit dans l'assemblée un grand murmure.
A causé de cela et d'autre chose, Ies Anglais et leurs officiers me menacèrent horriblement, disant que si je ne me taisais, ils me jetteraient à la Seine. Je fus particulièrement menacé par le comte de Warwick.
[A Rouen, dans la grosse tour du château.
Jeanne a été requise et admonestée de dire la vérité sur plusieurs points qui lui furent rappelés et remontrés ; sur lesquels points elle avait nié ou déguisé la vérité. Il lui a été dit que si elle n'avouait pas la vérité, elle serait mise à la torture, dont les instruments sont prêts et présents.
Voyant l'endurcissement de la prévenue et son mode de répondre et craignant que l'application de la torture fût peu efficace, nous y avons sursis pour le moment iusqu'à ce que nous en eussions délibéré.
« Après les requisitions et monitions à elle faites par les juges et assesseurs, R. Vraiment, se vous me deviez faire détruire les membres et faire partir l'âme du corps, si, ne vous diroi-je autre chose ; et se aucune chose vous en disoy-je, après si diroye-je toujours que vous me le auriés fait dire par force. »
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Item dit que, à la Sainte-Croix [fête du 3 mai], oult le confort de saint Gabriel; « Et croiez que ce fust sainct Gabriel » ; et l'a sceu par ses voix que c'estoit saint Gabriel,
Item dit qu'elle [a] demandé conseil à ses voix s'elle se submectroit à l'Eglise, pour ce que les gens d'église la pressoient fort de se submectre à l'Eglise, et ils luy ont dit que, s'elle veult que Nostre-Seigneur luy aide, qu'elle s'actende à luy de tous ses fais.
Item dit qu'elle sçait bien que Nostre-Seigneur a esté toujours maistre de ses fais, et que l'ennemy [le diable] n'avoit oncques eu puissance sur ces fais. Item, dit qu'elle a demandé à ses voix qu'elle sera arse (brûlée) et que lesdictes voix luy ont respondu que elle se attende à no'stre Sire, et il luy aidera.
Item du signe de la couronne qu'elle dit avoir baillé à l'arcevesque de Rains, interroguée s'elle veult rapporter à luy respond : « faictes-le y[ci] venir, et que je l'oye parler, et puis je vous respon[d]ray ; ne il ne oseroit dire le contraire de ce que je vous en ay dit. »
Le samedi suivant, dans notre maison d'habitation à Rouen, furent présents par devant nous, juges, les assesseurs ci-dessous dénommés.
Après avoir rappelé ce qui s'est passé mercredi dernier, nous avons mis en. délibération si Jeanne serait appliquée à la torture.
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Il en a été délibéré comme suit :
Me Raoul Roussel, trésorier de l'Église de Rouen, a dit que non, de peur qu'un procès si bien fait pût être calomnié.
Me Nicolas de Venderès et A. Marguerie, chanoine de Rouen, non pour le moment.
Me P. Erard, non ; il y a assez ample matière contre elle pour qu'on n'ait pas besoin de la torture.
R. Barbier, D. Gastinel : non.
Aubert Morel, Th. de Courcelles : oui.
N. Couppequesne, I. Ledoux, Is. de la Pierre ; non, mais qu'elle soit exhortée de se soumettre à l'Eglise.
N. Loyseleur : Il me semble que pour le remède de son âme, il seroit bon de mettre ladite Jeanne à la torture. Toutefois s'en rapporte à l'avis des préopinants.
Me G. Hecton, qui survint : non.
Me Jean Lemaître dit qu'il faut demander de nouveau la prévenue si elle veut se soumettre à l'Eglise militante.
Attendu ces votes, nous avons conclu qu'il n'étoit pas nécessaire ni expédient de l'appliquer à la torture, et qu'il seroit passé outre.
[Dans la chapelle du palais archiépiscopal de Rouen, l'évêque et le vice-inquisiteur, juges, assistés de cinnante docteurs et maîtres.]
Le 19 avril, Me Jean Beaupère, Jacques de Touraine
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et Nicolas Midi quittaient Rouen afin d'aller soumettre les douze articles qu'on a lus plus haut à leurs collègues de l'Université de Paris. Celle-ci fut convoquée le 29 avril, et il fut décidé que la décision à prendre serait confiée à la Faculté de théologie et à la Faculté des décrets, lesquelles, leur travail achevé, le soumettraient au corps entier de l'Université. Ce qui fut fait le 14 mai, toutes Facultés réunies.
I. Quant au 1er article,... attendu la fin, le mode, la matière desdites révélations, la qualité de la personne, le lieu et autres circonstances, que ces révélations sont des mensonges feints, séducteurs et pernicieux, ou que les apparitions et révélations susdites sont superstitieuses et procèdent des esprits malins et diaboliques : Belial, Satan et Behemmoth.
II. Ce que contient le 2e ne lui paraît pas vrai, mais mensonger, présomptueux, séductif, pernicieux, feint et dérogatif pour la dignité des anges.
III. Les signes ne sont pas suffisants. Ladite femme croit légèrement et affirme témérairement. De plus, dans la comparaison qu'elle fait elle mécroit et erre en la foi.
IV. Superstition, assertion divinatoire et présomptueuse, accompagnée d'une vaine jactance.
V. Blasphème envers Dieu ; mépris de Dieu dans ses
1. « Soumis par ladite Faculté au jugement de notre saint-père le pape et au saint concile général », dit le texte. Il ne fut donné aucune suite à cette réserve.
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sacrements ; prévarication de la loi divine, de la doctrine sacrée, des sanctions ecclésiastiques ; mécréance, erreur eu la foi, vaine jactance, La prévenue est en outre suspecte d'idolâtrie et d'exécration d'elle et de ses vêtements, pour parler la langue des anciens gentils.
VI. La prévenue est traîtresse, dolosive, cruelle, ayant soif de l'effusion du sang humain, séditieuse, procoquant à la tyrannie, blasphématrice de Dieu en ses mandements et révélations.
VII. Elle est impie envers ses parents, méconnaît le précepte d'honorer ses père et mère ; scandaleuse, blasphémeuse envers Dieu, erre en la foi, s'engage en promesse téméraire et présomptueuse.
VIII. Pusillanimité tournant au désespoir et au suicide, assertion présomptueuse et téméraire ; quant à la rémission de sa faute, faux sentiment du libre arbitre.
IX. Assertion présomptueuse et téméraire, mensonge pernicieux, contradictoire au précédent article ; mal senti en la foi.
X. Assertion présomptueuse et téméraire, divination ,superstitieuse, blasphèmes envers saintes Catherine et Marguerite. Transgresse le commandement d'aimer son prochain.
XI. Idolâtre, invocatrice des démons ; erre en la foi ; affirmation téméraire ; serment illicite.
XII. Schismatique, mal pensante de l'unité et autorité de l'Eglise, apostate et opiniâtrée jusqu'ici dans l'erreur.
I. Elle est schismatique, le schisme étant la séparation illicite, par inobédience, de l'unité de l'Eglise, etc.
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II. Elle erre en la foi contre Unam sanctam. Et, dit saint Jérôme, quiconque y contredit n'est pas seulement mal avisé, malveillant et non catholique, mais hérétique.
III. Apostate ; car sa chevelure, que Dieu lui a donnée pour voile, elle l'a fait couper mal à propos, et de même, laissant habit de femme, elle s'est vêtue en homme.
IV. Menteuse et devineresse se disant envoyée de Dieu, se vantant de parler avec les anges et les saints.
V. Par présomption de droit, cette femme erre en la foi : 1° étant anathème par les canons de l'autorité et demeurant longuement en cet état ; 2° parce qu'elle dit aimer mieux ne pas recevoir corpus Christi, etc., plutôt que de reprendre habit de femme. Elle est aussi véhémentement suspecte d'hérésie, et doit être diligemment examinée sur les articles de foi.
VI. Elle erre en ce qu'elle dit être sûre d'aller en paradis, etc... Si donc ladite femme, charitablement admonestée, n'abjure publiquement au gré du juge et ne donne pas satisfaction convenable, elle doit être abandonnée au bras séculier, pour la juste punition de son crime.
Lecture de ces pièces étant donnée, les docteurs et maîtres présents à l'assemblée délibèrent sur la cause.
[Dans une chambre du château de Rouen, voisine de la prison de Jeanne. L'évêque Cauchon et le vice-inquisiteur
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de la foi siégeant en leur tribunal ; les évêques de Thérouenne et de Noyon, maîtres J. de Châtillon, J. Beaupère, N. Midi, G. Erard, F. Maurice, A. Marguerie, N. de Venderès, et J. d'Estivet, promoteur.]
Maître Pierre Maurice lisant une cédule, fait à l'accusée un exposé de ses manquements. Il reproduit en douze griefs la substance des douze articles déjà connus avec un résumé de la délibération de l'Université de Paris.
Jeanne a ensuite été admonestée en français, ainsi qu'il suit :
« Jeanne, ma chère amie, il est temps maintenant, pour la fin de votre procès, de bien peser ce qui a été dit. Déjà quatre fois, tant par monseigneur de Beauvais que par les docteurs commis à cet effet, vous avez été avertie et admonestée soit publiquement, soit à part, et vous l'êtes de nouveau pour l'honneur et révérence de Dieu, pour la foi et la loi de Jésus-Christ, pour le rassérénement des consciences, pour l'apaisement du scandale causé, pour votre salut de l'âme et du corps. On vous a également démontré le dommage que vous avez encouru pour votre tulle et votre corps, à moins que vous ne corrigiez et amendiez vos faits et vos dits en les soumettant à l'Eglise et en acceptant son jugement ; ce à quoi jusqu'ici vous n'avez pas voulu entendre.
Déjà plus d'un, parmi vos juges, aurait pu se contenter des éléments acquis à la cause. Cependant par zèle pour le salut de votre âme et de votre corps, ils ont transmis l'examen de cette matière à l'Université de Paris, qui est la lumière des sciences et l'extirpatrice des hérésies. Après avoir reçu les délibérations de cette compagnie, vos juges ont commandé que vous seriez avertie de nouveau de vos erreurs, scandales et défauts, vous priant,
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exhortant et avertissant, par les entrailles de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui, pour la rédemption du genre humain, a voulu souffrir une mort si cruelle, de corriger vos faits et de les soumettre à l'Eglise, comme tout bon chrétien doit le faire. Ne permettez pas que vous soyez séparée de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui vous a créée pour participer à sa gloire. N'élisez pas volontairement la voie de damnation éternelle avec les ennemis de Dieu, qui chaque jour s'efforcent d'inquiéter les hommes, en prenant le masque du Christ, des anges et saints, soi-disant tels, comme il est à plein contenu dans les vies des Pères et les Ecritures.
Conséquemment, si de telles visions vous sont apparues, n'y attachez pas votre créance. Repoussez au contraire de telles imaginations, acquiescez à l'avis des docteurs de l'Université de Paris, et autres, qui connaissent la loi de Dieu et la sainte Ecriture. Ils vous représentent que l'on ne doit pas croire à de telles apparitions, ni à aucune nouveauté insolite et prohibée, à moins de prophétie et de miracle.
Or ni l'un ni l'autre n'appuie votre présomption. Vous y avez cru légèrement, au lieu de recourir à la prière et à la dévotion, pour vous en assurer. Vous n'avez pas invoqué non plus de prélat ou autre docteur ecclésiastique qui pût vous instruire : ce que néanmoins vous auriez dû faire, attendu votre état intellectuel et votre simplicité.
Prenons un exemple : si votre roi, de son autorité, vous avait donné à garder quelque forteresse, en vous défendant d'y recevoir aucun survenant ; quelqu'un, je suppose, se présente en disant qu'il vient de par le roi : eh bien ! s'il ne vous offrait en même temps des lettres ou
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autres signes certains, vous ne devriez pas le croire et le recevoir. De même, lorsque Notre-Seigneur Jésus-Christ montant au ciel, commit à l'apôtre saint Pierre et à ses successeurs le gouvernement de son Eglise, il leur défendit pour l'avenir d'accepter qui que ce fût se pré-sentant en son nom, à moins qu'ils n'en justifiassent autrement que par leurs propres assertions. Donc, tenez pour certain que vous ne deviez pas croire à ceux que vous dites s'être ainsi présentés à vous ; et nous, nous ne devons pas vous croire, puisque le Seigneur nous commande le contraire.
1° Jeanne, vous devez considérer ceci : lorsque vous étiez sur les domaines de votre roi, si un chevalier ou autre natif ou sujet, de son obéissance, s'était insurgé en disant : Je n'obéirai pas au roi, ni ne me soumettrai à ses officiers ; ne l'auriez-vous pas jugé condamnable ?
Quel jugement porterez-vous donc de vous-même, enfantée par le sacrement de baptême en la foi du Christ, devenue fille de l'Eglise et l'épouse de Jésus-Christ, si vous n'obéissez aux officiers du Christ, c'est-à-dire aux prélats de l'Eglise ? Quel jugement donnerez-vous de vous-même ? Désistez-vous, je vous prie, de vos assertions, si vous aimez Dieu, votre créateur, votre précieux époux et votre salut. Obéissez à l'Eglise en acceptant son jugement. Sachez que si vous ne le faites, si vous persévérez dans cette erreur, votre âme sera damnée au supplice et aux tourments éternels ; et, pour votre corps, je doute beaucoup qu'il vienne à perdition.
Ne vous laissez pas retenir par le faux respect humain, par la vergogne inutile, qui peut-être vous dominent, à raison des grands honneurs que vous avez eus et que vous aurez perdus en agissant comme je vous dis.
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Préférez à cela l'honneur de Dieu et votre salut, tant de l'âme que du corps. Vous perdrez l'un et l'autre si vous ne faites pas ce que je vous dis, car vous vous séparez ainsi de l'Eglise et de la foi que vous avez promise au, saint baptême. Vous enlevez à l'Eglise l'autorité de Dieu, qui cependant la guide, la conduit et gouverne de son autorité et de son esprit. Il a dit aux prélats de l'Eglise :. « Qui vous écoute, m'écoute ; qui vous méprise, me méprise ». Donc, en ne voulant pas vous soumettre à l'Eglise, de fait vous vous retirez, vous refusez de vous. soumettre à Dieu, vous errez contre l'article Unam sanctam ; et, quant à ce qu'est l'Eglise ou son autorité, on vous l'a précédemment déclaré dans les précédentes. admonitions.
Donc, au nom de mes seigneurs de Beauvais et le vicaire de l'Inquisistion, vos juges, je vous avertis, prie, exhorte, afin que, par la piété que vous portez à la Passion de votre Créateur, par l'amour que vous portez à votre salut spirituel et corporel, vous corrigiez et amendiez les susdites erreurs ; que vous retourniez à la voie de vérité en obéissant à l'Eglise, en vous soumettant aux jugements et déterminations sus-énoncés. En agissant ainsi, vous sauverez votre âme ; vous rachèterez,. je pense, votre corps de la mort. Mais si vous ne le faites pas, si vous persévérez, sachez que votre âme sera vouée à la damnation, et votre corps, je le crains, à la destruction. Que Jésus-Christ daigne vous préserver. »
Sur le premier et sur les autres articles ; sur les qualifications exposées solennellement à ladite Jeanne par maître P. Maurice, sur les admonitions et requêtes charitables faites à ladite Jeanne, celle-ci répond : « Quant à
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mes fais et mes diz que j'ay diz au procès, je m'y raporte et les veulx soustenir. »
Item interroguée s'elle cuide et croist qu'elle ne soit point tenue submeictre ses diz et fais à l'Eglise militant ou à autres que Dieu,R. « La manière que j'ay tous-jours dicte et tenue en procès, je la vueil maintenant. quand ad ce ». Item dit que, s'elle estoit en jugement, et véoit le feu alumé, et les bourreaux alumer, et le bourreau prest de bouter le feu, et elle estoit dedans le feu, si n'en dyroit-elle autre chose, et soustendroit ce qu'elle a dit en procès jusqu'à la mort.
Nous avons ensuite demandé au promoteur et à l'accusée s'ils voulaient ajouter quelque chose. Sur leur réponse négative, nous avons procédé à la conclusion de la cause, selon la teneur d'une cédule que nous, évêque, tenions en nos mains, dont la teneur suit :
Nous, juges compétents, nous déclarant et agissant comme tels sur votre renonciation et vous ayant pour renoncé nous concluons en la cause. La cause conclue nous vous assignons au jour de demain pour entendre par nous faire droit et prononcer la sentence ; comme aussi pour faire et procéder ultérieurement ainsi qu'il sera de droit et de raison.
[La séance est levée.]
... La veille de la prédication qui eut lieu à Saint-Ouen, je fus témoin d'une exhortation adressée à Jeanne. Mais les détails ne m'en sont pas restés. Le lendemain j'assistai à la prédication faite à Saint-Ouen par maître Guillaume Erard. Il y avait là deux estrades ou échafauds.
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Sur un échafaud était l'évêque de Beauvais, plusieurs autres et moi. Sur le second échafaud se tenaient le prédicateur Guillaume et Jeanne. Les paroles dites par le prédicateur je ne me les rappelle pas, mais je me rappelle bien que ce jour-là ou la veille, Jeanne dit que, si dans ses propos ou ses actes il y avait quelque mal, bien ou mal cela procédait d'elle et que son roi ne lui avait rien fait faire.
La prédication finie, je m'aperçus qu'on donnait un ordre à Jeanne. J'imagine qu'il s'agissait de l'abjuration. On lui disait : « Jeanne, faites ce qu'on vous conseille. Voulez-vous vous faire mourir ? » Ces paroles vraisemblablement la touchèrent. Elle abjura.
Après l'abjuration force gens disaient : « C'est une pure boufferie. Jeanne n'a fait que se moquer. »
Dans le nombre un Anglais, homme d'église et docteur, qui appartenait à la maison du cardinal d'Angleterre, apostropha ainsi l'évêque de Beauvais : « Vous procédez dans cette matière avec trop grande complaisance et vous vous montrez favorables à Jeanne. Vous mentez, répondit l'évêque. Taisez-vous, docteur », cria le cardinal.
Ainsi que je l'ai dit, plusieurs assistants disaient qu'ils ne faisaient pas cas de cette abjuration et qu'elle n'était qu'une plaisanterie. Il me semble en effet que Jeanne ne prenait guère son abjuration au sérieux ni n'en tenait grand compte. A mon avis, tout ce qu'elle en fit, elle le fit vaincue par les prières des assistants.
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... Ce qui est sûr, c'est que le procès était fait aux frais des Anglais (1); de plus, je sais fort bien que tous ceux qui assistèrent au procès n'avaient pas leur pleine liberté. Personne n'osait rien dire de peur d'être noté. Ainsi, une fois on demandait à Jeanne si elle était en état de grâce. Je fis remarquer que c'était là une très grosse question, et que Jeanne n'était pas tenue d'y répondre. Aussi l'évêque me cria : « Vous, vous auriez mieux fait de vous taire. »
... Jeanne fut-elle visitée ? Je l'ignore. Mais un jour, comme on lui demandait pourquoi on l'appelait la Pucelle et si elle l'était d'effet, elle répondit: «Je puis bien dire que je suis telle ; et, si vous ne le croyez, faites-moi visiter par des femmes. » Et elle se montrait prête à subir tout examen, pourvu qu'il fût fait par des femmes comme c'est la coutume.
On adressait à Jeanne beaucoup de questions embarrassantes, dont pourtant elle ne se tirait pas mal. Il arrivait que les interrogateurs interrompaient la suite de leurs demandes et passaient d'un sujet à un autre, pour voir si elle ne se contredirait pas. Parfois même ils tournaient leurs questions en telle manière qu'il était à peine possible à Jeanne de répondre. L'homme le plus sage du monde aurait difficilement trouvé de quoi dire. Les
1. Jean de Mailly termine sa déposition ainsi : « Une chose qui est à ma connaissance c'est que l'évêque de Beauvais qui dirigeait le procès ne le dirigeait point à ses frais, mais aux frais du roi d'Angleterre. Les dépenses qu'il faisait, les Anglais les payaient.
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interrogatoires se prolongeaient deux ou trois heures. Les docteurs eux-mêmes sortaient de là très fatigués.
Un jour, durant le procès, comme Jeanne était interrogée sur ses apparitions et qu'on lui lisait un article de ses réponses, il me sembla que l'article avait été inexactement consigné, et que Jeanne n'avait pas répondu ainsi. « Faites attention, Jeannette , lui dis-je, Relisez cela », dit-elle alors au greffier. La lecture faite, Jeanne fit observer au greffier qu'elle avait dit toute contraire, et que le procès-verbal n'était pas exact. Le texte de la réponse fut corrigé et maître Guillaume Manchon dit à Jeanne d'être attentive pour tout le reste.
J'étais là quand maître Nicolas Midi prononça son sermon sur la place du Vieux-Marché. Un détail dont je me souviens, c'est qu'après le sermon Jeanne adressa une prière à tous les prêtres présents, demandant qu chacun d'eux dît une messe pour elle. Sa fin fut une fin bien chrétienne. Elle trépassa en jetant ce cri : « Jésus, Jésus. » Elle pleurait tant et faisait de si pieuses lamentations que je ne crois pas qu'il soit un homme de coeur assez dur pour voir un pareil spectacle sans être ému jusqu'aux larmes. L'évêque de Thérouenne et tous les docteurs qui étaient là pleuraient, tellement ils étaient pris de compassion.
... Selon ma créance et comme j'ai pu en juger par les effets, les Anglais poursuivaient Jeanne d'une haine capitale; ils l'abhorraient; ils avaient soif de sa mort par tous moyens ; et cela, parce qu'elle avait été au secours de notre sire très chrétien, le roi de France. J'ai ouï
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un chevalier d'Angleterre me dire que les Anglais la craignaient plus que cent hommes d'armes. On disait qu'elle avait un sort. A la pensée de ses victoires on entrait en épouvante (1) ....
Jeanne dans ma créance avait alors vingt ans. Dans sa simplicité elle se figurait que les Anglais devaient lui rendre sa liberté contre rançon ; elle ne pouvait croire qu'ils voulussent la faire mourir. Ils la mirent en prison séculière et la tinrent bien enchaînée. Personne ne lui parlait. Elle avait pour gardiens des Anglais qui ne la laissaient pas approcher. D'après ce qu'on disait, elle était durement traitée et avait les fers aux pieds et aux mains, mais je ne l'ai pas vu...
Voici un fait que je connais par ouï dire. Un homme vint la trouver de nuit en tenue de captif ; se fit passer auprès d'elle pour un prisonnier du parti de notre sire le roi de France et lui persuada de persister dans ses déclarations, ajoutant que les Anglais n'oseraient lui faire aucun mal. D'après ce que m'a rapporté le greffier Guillaume Manchon, ce prétendu prisonnier était Nicolas Loyseleur...
A mon avis, personne n'aurait osé prendre sur soi de conseiller Jeanne ou de la défendre. Il y avait deux catégories de gens parmi ceux qui participèrent au jugement: d'une part, ceux qui ne se sentaient pas tout à fait libres ; de l'autre, ceux qui ne faisaient que suivre les volontés.
A coup sûr, attendu la haine que les Anglais avaient
1. Rymer, Foedera, a publié plusieurs documents qui renseignent sur cet état d'esprit, en particulier un édit du 3 mai 1430 : De proclamationibus contra capitaineos et soldarios tergiversantes incantationibus Puellae terrificatos. 23 décembre 1430 : De fugitivis ab exercitu quos terriculamenta Puellae exanimaverant arrestandis.
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conçue contre Jeanne, on a toute raison de dire que le procès fut injuste ainsi que la sentence. Selon moi, le but du procès était de diffamer le roi de France.
Je reviens au fait de l'abjuration que Jeanne prononça. La formule était écrite d'avance. C'était long à peu près comme Notre Père
Plusieurs de ceux qui avaient assisté au procès étaient fort irrités. Ils trouvaient excès de rigueur et d'injustice dans le traitement infligé à Jeanne. « Mal jugé », telle était la voix commune.
Au cimetière Saint-Ouen, maître Guillaume Erard, après avoir fort blâmé Jeanne, cria encore : « Ha ! France ! tu es bien abusée, toi qui as été la maison très chrétienne, Charles, qui se dit roi et de toi gouverneur, s'est attaché comme hérétique et schismatique aux paroles et faits d'une femme malfaisante, diffamée et pleine de tout déshonneur ; et non pas lui seul, mais le clergé de son obédience et seigneurie, par lequel elle a été examinée et non reprise, comme elle a dit. » Ledit Erard répéta deux ou trois fois ces propos sur le roi. Puis, levant le doigt, il dit à Jeanne : « C'est à toi, Jeanne,. que je parle, et je te dis que ton roi est hérétique et schismatique. » A quoi elle répondit : « Par ma foi, messire, révérence gardée, je vous ose bien dire et jurer sur peine de ma vie que c'est le plus noble chrétien de tous les chrétiens et qui mieux aime la foi et l'Eglise, et n'est point tel que vous dites. » Lors le prêcheur me dit : « Fais-la taire. »
Erard, à la fin de sa prédication, lut une cédule contenant les articles, il l'invitait à abjurer et à révoquer. Jeanne répondit qu'elle n'entendait pas ce que cela voulait dire et que là-dessus elle avait besoin de conseil. Erard me passa la cédule pour la lire à Jeanne. Je la lus.
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Je me souviens quil y était dit que Jeanne ne porterait plus les armes, ni l'habit d'homme, ni les cheveux taillés en rond, sans compter d'autres points dont je ne me souviens pas. Cette cédule, je puis l'affirmer,ne contenait que sept lignes, huit tout au plus. Je sais positivement que ce n'était pas la même qui est mentionnée au procès ; la formule que j'ai lue et que Jeanne a signée était différente de celle qui a été insérée au procès.
Comme on pressait Jeanne de signer la cédule, il s'éleva un grand tumulte dans l'assemblée. J'entendis l'évêque crier : « Vous me le payerez ». Il ajouta : « Je viens d'être insulté. Je ne procéderai pas plus avant jusqu'à ce qu'il m'ait été fait amende honorable. »
Pendant ce temps j'avertissais Jeanne du péril qui la menaçait, au sujet de la signature de cette cédule; je voyais bien qu'elle ne comprenait ni la cédule, ni le danger imminent pour elle.. Jeanne demandant conseil, Erard m'avait dit : « Conseillez-la pour cette abjuration ». D'abord, je m'étais excusé ; puis je dis à Jeanne : « Comprenez bien que si vous allez à l'encontre d'aucun desdits articles, vous serez brûlée. Je vous conseille de vous en rapporter à l'Eglise universelle si vous devez abjurer ces articles ou non. » Guillaume Erard me dit : « Eh bien 1 que lui dites-vous ? » Je fais connaître à Jeanne le texte de la cédule et je l'invite à signer; mais elle déclare qu'elle ne saurait signer. » A ce moment Jeanne dit à haute voix : « Je veux que l'Eglise délibère sur ces articles. Je m'en rapporte à l'Eglise universelle si je les dois abjurer ou non. Que la cédule soit lue par l'Eglise et par les clercs aux mains desquels je dois être placée. Si leur avis est que je doive la signer et faire ce qui m'est dit, je le ferai volontiers.» Maître Erard répartit : « Fais-le maintenant;
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sinon tu seras brûlée aujourd'hui même, » et il me défendit de conférer davantage avec Jeanne. Celle-ci dit alors qu'elle aimait mieux signer que brûler. Au même instant un grand tumulte s'éleva parmi le populaire. Il y eut plusieurs pierres jetées, par je ne sais qui. De fait, avant de quitter la place, Jeanne abjura les articles. Elle fit une croix avec une plume que je lui donnai (1).
Au départ j'avisai Jeanne qu'elle requît d'être menée aux prisons d'Eglise, et qu'elle y avait droit puisque c'est l'Eglise qui la condamnait. Même chose fut requise auprès de l'évêque de Beauvais, par quelques-uns des assistants dont j'ai oublié les noms. Mais l'évêque répondit : « Menez-la au château d'où elle est venue. » Et ainsi fut fait.
Ce même jour, après dîner, devant le conseil de l'Eglise, Jeanne déposa l'habit d'homme et prit l'habit de femme, ainsi qu'il lui était ordonné. C'était le jeudi ou le vendredi de la Pentecôte. L'habit d'homme fut mis dans un sac dans la chambre même où Jeanne était détenue prisonnière. Elle demeura sous la garde de cinq Anglais. La nuit, il en restait trois dans la chambre et deux dehors à la porte de la chambre. Jeanne, couchée, avait les jambes tenues par deux paires de fers et le corps enserré par la chaîne qui, traversant les pieds de son lit, tenait à une grosse pièce de bois et fermait à. clef. En cet état elle ne pouvait changer de place.
1. Rapprochez les dépositions de Manchon, Boisguillaume, Taquel, Courcel, Jean de Mailly, Guillaume de la Chambre, Guillaume du Désert, Jean Monnet, Jean de Lenozoles, Aimond de Macy, Guesdon, Moreau, qui établissent l'existence d'une formule falsifiée de l'abjuration.
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Lorsque le procès fut complètement instruit, des consultations furent demandées, la collation fut faite, et on décida que Jeanne serait prêchée. On la conduisit sur urr échafaud. Je me souviens que dans la prédication qui fut faite, maître Jean Erard proféra, entre autres, les paroles suivantes : « Ha, noble maison de France qui as toujours été protectrice de la foi, as-tu été ainsi abusée, de t'attacher à une hérétique et schismatique ! C'est grande pitié ! » A quoi la Pucelle fit une réponse que je ne me rappelle pas, sauf qu'elle y faisait grand éloge de son roi, en, disant que c'était le meilleur chrétien et le plus sage qui fût au monde. Sur ce, ledit Erard et monseigneur de Beauvais dirent impérieusement à l'huissier Massieu « Faites-la taire ».
Deux sentences étaient préparées : l'une d'abjuration, l'autre de condamnation. L'évêque les avait toutes demi sur lui. Déjà il avait produit la sentence de condamnation et ,en donnait lecture. Maître Nicolas Loyseleur continuait à presser Jeanne de faire ce qu'il lui avait dit et de prendre un habit de femme. Il y eut un court temps d'arrêt pendant lequel un Anglais qualifia l'évêque de traître. « Vous mentez », lui répondit l'évêque. A ce moment Jeanne se déclara prête à obéir à l'Eglise
Aussitôt on lui fit prononcer l'abjuration dont on lui donna lecture. Je ne sais si elle répéta ce qui était lu, ou si elle se contenta, la lecture faite, de déclarer qu'elle disait de même. Ce que je sais, c'est qu'elle souriait. Le bourreau était là, avec sa charrette, attendant qu'on lui donnât Jeanne pour la brûler.
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Je n'ai pas vu faire la cédule d'abjuration ; mais elle avait été faite, une fois les opinions recueillies, avant qu'on se rendît à la place Saint-Ouen. Je ne me souviens pas qu'on eût lu ou expliqué à Jeanne la formule d'abjuration, si ce n'est au moment même où elle abjura.
Comme, en revenant du prêche de Saint-Ouen, après l'abjuration, Loyseleur dit à la Pucelle : «Jeanne, vous avez fait une bonne journée. S'il plaît à Dieu, vous avez sauvé votre âme. Or çà, dit-elle, entre vous gens d'Eglise, menez-moi en vos prisons, et que je ne sois plus en la main de ces Anglais. » Sur quoi monseigneur de Beauvais : « Menez-la où vous l'avez prise. » En conséquence, Jeanne fut ramenée au château d'où elle était partie.
Au cours du procès on lui demanda pourquoi elle ne revêtait pas un habit de femme et ne reconnaissait pas qu'il y a indécence pour une personne de son sexe d'avoir une tunique d'homme ainsi que des chausses attachées avec force cordons étroitement serrés, Jeanne se plaignit à lui et au comte de Warwick. « Je n'oserais quitter ces chausses, dit-elle, ni les garder sans qu'elles fussent fortement attachées. Vous savez bien, l'un et l'autre, que mes gardes ont plusieurs fois tenté de me violer. Une fois même, comme je criais, vous, comte de Warwick, vous êtes venu à mes cris pour me secourir ; et si vous n'étiez venu, j'aurais été violée par mes gardes. »
Lors du sermon prêché par Guillaume Erard [au cimetière Saint-Ouen], je me trouvai dans l'assistance. Je ne me souviens pas cependant de ce qui fut dit dans le
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sermon. Mais j'ai bonne souvenance de l'abjuration de Jeanne. Elle différa longtemps à la faire. Enfin, maître Guillaume Erard l'y détermina, en lui disant de faire ce qu'on lui conseillait et qu'elle sortirait de prison. Sous cette condition, non autrement, elle se décida, et lut ensuite certaine autre petite cédule contenant six ou sept lignes sur une feuille de papier double. J'étais si près que je pouvais voir les lignes en leur nombre.
Au sujet de la cédule d'abjuration qui fut faite lors de la première sentence, je sais qu'elle fut lue en public. Par qui ? Je l'ai oublié. Selon moi, Jeanne n'y comprenait rien ; et il ne lui fut pas donné d'explication. Pendant un long espace de temps, elle refusa de signer cette cédule d'abjuration. Enfin, de force et par crainte, elle signa, en faisant une croix.
J'ai assisté à la prédication de Saint-Ouen. Je n'étais pas sur l'estrade avec les autres greffiers ; niais j'étais assez près pour tout voir et tout entendre. J'avais les yeux sur Jeanne, je me le rappelle bien, quand la cédule d'abjuration lui fut lue. C'est messire Jean Massieu qui, la lut. Elle comprenait à peu près six lignes de grosse écriture. Jeanne répétait à mesure que Massieu lisait. Cette formule d'abjuration était en français et commençait par ces mots : Je Jeanne... Après l'abjuration, Jeanne fut condamnée à la prison perpétuelle et conduite au château.
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J'ai assisté au prêche de Saint-Ouen ; je me souviens d'avoir vu la cédule d'abjuration qui fut lue alors. A ce qu'il me semble, c'était une petite cédule de six ou sept lignes.
Jeanne fut conduite sur la place, devant Saint-Ouen. Elle dit qu'elle était contente de faire tout ce qu'on voudrait. Aussitôt un secrétaire du roi d'Angleterre, là présent, nommé Jean Calot, tira de sa manche une petite cédule tout écrite, qu'il lui présenta à signer. « Mais, répondit-elle, je ne sais ni lire ni écrire.» Ce nonobstant, le secrétaire Laurent Calot revint à Jeanne avec ladite cédule et une plume pour signer. Par manière de dérision, Jeanne fit une espèce de rond. Alors Laurent Calot prit la main de Jeanne qui tenait la plume et lui fit tracer un signe dont je n'ai pas souvenir.
... Avant que Jeanne fût menée à Saint-Ouen, j'eus congé d'entrer dès le matin dans la prison où elle était, et je l'avertis qu'elle serait tantôt conduite à l'échafaud pour être prêchée. « Si vous êtes bonne chrétienne, lui dis-je, vous direz là que vous soumettez tous vos faits et dits à notre sainte Mère l'Eglise et spécialement aux juges ecclésiastiques. Ainsi ferai-je, » me répondit-elle.
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J'assistai à la prédication de Saint-Ouen. J'y vis et entendis l'abjuration de Jeanne, se soumettant à la détermination, au jugement et aux commandements de l'Eglise. Un docteur anglais fut mécontent que l'évêque acceptât cette abjuration de Jeanne, parce qu'elle en prononçait quelques mots en riant. Il dit à l'évêque : « Vous faites mal d'accepter une abjuration pareille. C'est une dérision. » L'évêque lui répondit avec humeur : « Vous mentez. Juge en cause de foi, je dois plutôt chercher son salut que sa mort. »
Après le prêche de Saint-Ouen, comme on ramenait Jeanne en prison au château de Rouen, les soldats l'insultaient et leurs chefs les laissaient faire. Les principaux d'entre les Anglais étaient en grande irritation contre l'évêque de Beauvais et les assesseurs, parce que Jeanne n'avait pas été trouvée coupable, condamnée et mise à mort. L'indignation fut telle qu'au moment où l'évêque et les docteurs revenaient du château, quelques Anglais, disant qu'ils avaient mal gagné l'argent du roi, levèrent leurs épées sur eux. Cependant ils ne les frappèrent pas.
J'ai ouï qu'après ce prêche le comte de Warwick se plaignit à l'évêque et aux docteurs : « Le roi est mal soutenu, dit-il, puisque Jeanne s'échappe. » A quoi l'un d'eux répondit : « Messire, n'ayez cure, nous la rattraperons bien. »
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[Dans la préface de ce livre nous avons montré l'iniquité de la séance du cimetière de Saint-Ouen. Les preuves de l'imposture sont aujourd'hui évidentes ; et l'abjuration, au sens où on l'entendait, n'a jamais été faite. Jeanne a témoigné de sa soumission, de sa déférence ; elle n'a rien désavoué de son passé. La formule qu'elle a consenti à signer ne contredit en rien ses affirmations au procès. Elle n'a eu ni faiblesse, ni chute : ce point est indiscutable. Afin de permettre l'étude de cet épisode, nous donnons ici, non pas le récit véritable, mais le document falsifié du faux acte d'abjuration.]
Ledit jour jeudi après la Pentecôte, au matin, nous juges, nous sommes transportés en lieu public dans le cimetière de l'abbaye de Saint-Ouen de Rouen, Jeanne étant présente devant nous sur un échafaud ou ambon. Là, nous avons d'abord fait prononcer une solennelle prédication par illustre maître Erard, docteur en sainte théologie, pour l'admonition salutaire de ladite Jeanne et de tout le peuple assistant en grande multitude. Nous assistaient:
Révérendissime père en Jésus-Christ (de Beaufort) par la permission divine cardinal prêtre du titre de Saint-Eusèbe, de la sacro-sainte Eglise romaine, vulgairement appelé le cardinal d'Angleterre ;
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RR. PP. en Dieu les évêques de Thérouanne, Noyon, Norwich ;
Messeigneurs les abbés de la Sainte-Trinité de Fécamp, de Saint-Ouen de Rouen, de Jumièges, de Bec-Hélôuin, de Cormeilles, de Saint-Michel-au-péril-de-la-Mer, de Mortemer, de Préaux ;
Les prieurs de Longueville-Giffard et de Saint-Lô de Rouen ;
Maîtres J. de Châtillon, J. Beaupère, N. Midi, P. Houdenc, P. Maurice, J. Foucher, G. Haiton, N. Coppequesne, Th. de Courcelles, R. Sauvage, R. du Grouchet, P. Minier, J. Pigache, J. Duchemin, M. du Quesnoy, G. Boucher, J. Lefèvre, R. Roussel, J. Garin, N. de Venderès, J. Pinchon, J. Ledoux, R. Barbier, A. Marguerie, J. Alépée, Aubert-Morel, J. Colombel, D. Gatinel.
Le docteur susnommé a pris son thème au chap. XV de saint Jean : « Le palmier ne peut fructifier par lui-même s'il ne reste en la vigne ». Il dit ensuite que tout catholique devait rester en la vraie vigne de notre sainte mère l'Eglise que la droite du Christ a plantée. Il a montré que ladite Jeanne s'était séparée de l'unité de cette même sainte mère l'Eglise, par beaucoup d'erreurs et de crimes graves : qu'elle avait ainsi maintes fois scandalisé le peuple chrétien ; admonestant Jeanne et tout le peuple.
Après la prédication, M. le prédicateur dit à Jeanne : « Veecy Messeigneurs les juges, qui plusieurs fois vous ont soumis et requise que voulsissiez submectre tous vous fais et dis à nostre mère saincte Eglise : et que, en ses diz et fais, estoient plusieurs choses, lesquels, comme il sembloit aux clercs, n'estoient bonnes à dire ou soustenir. »
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A quoy elle respond : « Je vous respondray ». Et à la submission de l'Eglise, dist : « Je leur ay dit en ce point de toutes les oeuvres que j'ay faictes, et les diz soient envoyés à Romme devers nostre saint père le pape, duquel et à Dieu premier je me rapporte. Et quant aux dis et fais que j'ay fais, je les ay fais de par Dieu. »
Item dit que, de ses fais et dis, elle ne charge quelque personne, ni son roy, ni autre ; et s'il y a quelque faulte, c'est à elle et non à autre.
Interroguée se les fais et dis qu'elle a fais, qui sont réprouvez, s'elle les veult révoquer, R. « Je m'en raporte à Dieu et à nostre saint père le pape. »
Et pour ce, il luy dit que il ne suffisoit pas, et que on ne povoit pas pour [cela] aler querir nostre saint père si Loing ; aussi que les ordinaires estoient juges chacun en leur diocèse ; et pour ce estoit besoing qu'elle se rapportast à nostre mère saincte Eglise, et qu'elle tenist ce que les clercs et gens en ce se congnoissans en disoient et avoient déterminé de ses diz et fais, et de ce fut amonnestée jusques à la tierce monition.
Et après ce, comme la sentence fut encommencée à lire, elle dit qu'elle vouloit tenir tout ce que les juges et l'Eglise vouldroient dire et sentencier, et obéir du tout à l'ordonnance et voulenté d'eulx. Et alors, en la présence des dessusdits et grant multitude de gens qui là estoient, elle révoqua et fist son abjuration en la manière qui en suit...
Et dist plusieurs fois que, puisque les gens d'Eglise disoient que ses apparicions et révélations n'estoient point à soustenir ni à croire, elle ne vouloit soutenir; mais du tout s'en rapportoit aux juges et à nostre mère saincte Eglise.
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Et ensuite la sentence fut prononcée par MM. les juges comme il sera exprimé ci-après.
Toute personne qui a erré et mespris en la foy chrestienne, et depuis, par la grâce de Dieu, est retournée en lumière de vérité et à l'union de nostre mère saincte Eglise, se doit moult bien garder que l'ennemi d'enfer ne le reboute et fasse recheoir en erreur et damnation.
Pour ceste cause, je Jehanne, communément appelée la Pucelle, misérable pécheresse, après ce que j'ay cogneu les las (lacs) de erreur ouquel je estoie tenue, et que, par la grâce de Dieu, sui retournée à nostre mère saincte Eglise, affin que on voye que non pas fainctement, mais de bon cuer et de bonne volonté, sui retournée à icelle, je confesse que j'ay très griefment péchié, en faignant mençongeusement avoir eu révélacions et apparicions de par Dieu par les anges et saincte Katherine et saincte Marguerite; en séduisant les autres, en criant (croyant) facilement et légièrement, en faisant superstitieuses divinacions, en blasphémant Dieu, ses sains et ses sainctes ; en trespassant la loy divine, la saincte Escripture, les droiz canons ; en portant habit dissolu, difforme et déshonneste contre la décence de nature et cheveux rongnez en ront en guise de homme, contre toute honnesteté du sexe de femme ; en portant aussi armeures par grant présomption; en désirant crueusement effusion de sang humain ; en disant que toutes ces choses j'ay fait par le commandement de Dieu, des angelz et des sainctes dessus dictes, et que en ces choses j'ay bien fait et n'ay point mespris en mesprisant Dieu et ses
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sacrements; en faisant sédicions et ydolatrant, par aourer (adorer) mauvais esperis, est en invocant iceulx.
Confesse aussi que j'ay esté scismatique et que par pluseurs manières ay erré en la foy. Lesquelz crimes et erreurs, de bon cuer et sans fiction, je, de la grâce de Nostre-Seigneur, retournée à voye de vérité, par la saincte doctrine et par le bon conseil de vous et des docteurs et maistres que m'avez envoyez, abjure, déteste, regnie et de tout y renonce et m'en dépars.
Et sur toutes ces choses devant dictes, me soubmetz à la correction, disposition, amendement et totale déterminacion de nostre mère saincte Eglise et de vostre bonne justice. Aussi je vous jure et prometz à monseigneur saint Pierre, prince des apostres, à nostre saint père le pape de Romme, son vicaire et à ses successeurs, et à vous, mes seigneurs, révérend père en Dieu, monseigneur l'évesque de Beauvais, et religieuse personne frère Jehan le Maistre, vicaire de monseigneur l'Inquisiteur de la Foy, comme à mes juges, que jamais, par quelque exhortement ou autre manière, ne retourneroy aux erreurs devant diz, desquelz il a pieu à nostre seigneur moy délivrer et oster; mais à toujours demourer en l'union de nostre mère saincte Eglise, et en l'obéissance de nostre saint père le pape de Romme.
Et cecy je diz, afferme et jure par Dieu le Tout-Puissant, et par ces sains Evangiles. Et en signe de ce, j'ay signé ceste cédule de mon signe ; ainsi signée : JEHANNE.
Au nom de Dieu, amen. Tous les pasteurs de l'Eglise qui veulent garder le troupeau du Seigneur doivent surtout
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s'efforcer de résister, par une vigilance constante et la plus grande sollicitude, à déjouer les embûches de l'ennemi, semeur perfide, qui cherche à infecter de ses fraudes les ouailles de Dieu. Cela est surtout nécessaire dans ces temps périlleux où de faux prophètes sont annoncés par l'Ecriture comme devant venir au monde, introduisant avec eux des sectes de perdition et d'erreur. Ceux-ci pourraient en effet séduire les fidèles du Christ par des doctrines nouvelles et étrangères, si notre sainte mère l'Eglise, appuyée sur les canons des saines doctrines, ne mettait ses soins attentifs à repousser leurs interventions erronées. C'est pourquoi, par-devant nous, Pierre, etc., et Jean, etc., juges compétents, toi, Jeanne, dite la Pucelle, tu as été déférée et appelée en jugement doctrinal, à raison de divers crimes pernicieux. Nous donc, vu ton procès et spécialement tes réponses, vu la délibération des docteurs, tant de la faculté de théologie que de l'Université de Paris, vu la délibération de beaucoup d'autres clercs et docteurs étant à Rouen ; après en avoir sincèrement délibéré avec des zélateurs pratiques de la foi chrétienne, considérant tout ce qui dans cette cause est à considérer, etc.
Nous, ayant devant les yeux le Christ et l'honneur de la foi orthodoxe, afin que notre jugement provienne du visage de Dieu, nous disons et prononçons que tu as très gravement manqué en feignant menteusement des révélations et apparitions divines; en séduisant autrui; en croyant avec légèreté et témérité, en divination superstitieuse ; en blasphémant Dieu et les saints ; en prévariquant contre la loi, la saincte Ecriture et les sanctions canoniques ; en méprisant Dieu dans ses sacrements, suscitant des séditions, encourant le crime
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de schisme et en errant contre la foi catholique.
Cependant, attendu que, plusieurs fois admonestée et mise en demeure, enfin, le secours de Dieu aidant, revenant, nous le croyons, au giron de notre sainte mère l'Eglise, d'un coeur contrit, avec une foi non feinte, tu as ouvertement de ta bouche révoqué tes erreurs, repoussées ou dissipées par une prédication publique, et que tu les as abjurées, ainsi que toute hérésie, de vive voix par une déclaration publique, nous t'absolvons par les présentes, conformément aux sanctions canoniques, des liens de l'excommunication dont tu avais été liée. Si ton retour à l'Eglise est l'acte d'un coeur sincère et d'une foi non feinte, tu observeras fidèlement les injonctions qui t'ont été et qui te seront prescrites. Or donc, et attendu les délits téméraires que tu as commis, comme il a été dit, contre Dieu et la sainte Eglise, nous te condamnons finalement et définitivement, comme pénitence à expier pour ton salut, à la prison perpétuelle avec le pain de douleur et l'eau d'angoisse, afin que tu pleures tes péchés et que les ayant pleurés, tu ne les commettes plus à l'avenir, sauf notre grâce et mitigation.
A ladite heure (après-midi), nous frère Jean Lemaître, vicaire susdit, assisté de N. Midi, N. Loyseleur, Th. de Courcelles, Is. de la Pierre et plusieurs autres, nous sommes transportés dans la prison de Jeanne où elle
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était. Il lui a été exposé par nous et d'autres, que Dieu, en ce jour, lui avait fait une grande grâce, et aussi les ecclésiastiques, en la recevant en grâce et miséricorde de notre sainte mère l'Eglise; que, par ces motifs, elle devait obéir humblement à la sentence et au commandement des juges et ecclésiastiques ; quelle devait abandonner tout à fait ses anciennes erreurs et inventions, sans y plus revenir. Nous lui avons signifié que si elle y retombait, l'Eglise ne la recevrait plus, mais l'abandonnerait totalement. Ensuite il lui a été dit qu'elle quittât ses habits d'homme et prît ceux de femme, comme il lui avait été commandé par l'Eglise.
Ladicte Jeanne a répondu qu'elle prendrait volontiers l'habit de femme et qu'elle obéissait ponctuellement aux ecclésiastiques. Ayant donc reçu l'habillement féminin qui lui était présenté, elle le revêtit en dépouillant sur le champ son costume d'homme. Elle se laissa en outre enlever et raser les cheveux qu'elle portait auparavant taillés au rond.
Le dimanche, qui était le jour de la Trinité, voici ce qui se passa. Jeanne me l'a dit à moi-même. Le jour se leva et Jeanne dit aux Anglais, ses gardes : « Déferrez-moi et je me lèverai. » Alors un de ces Anglais lui tira ses habits de femme qu'elle avait sur elle. On vida le sac où était l'habit d'homme; on jeta cet habit sur son lit, en lui disant : « Lève-toi », et on serra dans le sac les habits de femme. Jeanne se couvrit de l'habit dhomme qu'on lui avait donné. En même temps, elle disait « Messieurs vous savez que cela m'est défendu. Sans faute, je ne la
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prendrai point ». Mais ils refusèrent de lui rendre l'autre, si bien que le débat dura jusqu'à midi. A la fin, étant obligée de faire ses besoins, Jeanne fut contrainte de sortir dehors et de prendre cet habit; et, après qu'elle fut retournée, on ne lui en voulut pas donner d'autre, nonobstant quelque supplication ou requête qu'elle en fit.
C'est le mardi après la Trinité, avant le dîner, que Jeanne me raconta tout cela. Ce jour-là le promoteur l'avait quittée pour aller avec monseigneur de Warwick et j'étais demeuré seul avec elle. Incontinent je demandai à Jeanne pourquoi elle avait repris l'habit d'homme, et me fit le récit qu'on vient de lire.
Le dit dimanche de la Trinité divers conseillers et gens d'église furent mandés au château, après dîner, pour constater que Jeanne avait repris l'habit d'homme. Je n'y fus pas avec eux, mais je les rencontrai auprès du château tout transis de peur. Ils disaient que les Anglais, avec haches et épées, les avaient bien furieusement pourchassés, les appelant traîtres avec d'autres injures.
Après que Jeanne eut été vue pendant tout ce jour de la Trinité, avec l'habit d'homme repris par elle, on remit à sa disposition pour le lendemain les vêtements de femme.
Cette reprise de l'habit d'homme fut cause de la condamnation et jugement de relaps : condamnation injuste d'après ce que j'ai vu et connu de Jeanne.
Lorsque, malgré sa renonciation, Jeanne eut repris l'habit d'homme, plusieurs autres et moi l'entendirent se justifier de ce fait, protestant publiquement que les
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Anglais lui avaient fait en la prison beaucoup de tort et de violence quand elle portait les vêtements de femme. Jê la vis éplorée, le visage plein de larmes et défigurée et changée, de telle sorte que j'en eus pitié et compassion.
On la déclara devant tous hérétique obstinée et relapse; elle dit très haut : « Si vous, messeigneurs de l'Eglise, m'eussiez conduite et gardée en vos prisons, par aventure il n'en eût pas été ainsi. »
Jeanne avait demandé à être conduite aux prisons de l'Eglise. On le lui refusa. Je tiens de sa propre bouche qu'elle se trouva en butte à une tentative de viol de la part d'un lord anglais. C'est pour ce motif et en vue de pouvoir résister plus efficacement, disait-elle, qu'elle avait repris l'habit d'homme. On avait eu d'ailleurs l'habileté de laisser son vêtement tout près d'elle dans sa prison.
Jeanne fut, sur le fait de l'habit, déclarée relapse. En sortant d'auprès d'elle, l'évêque de Beauvais disait aux Anglais qui attendaient dehors : Farewell (adieu); faites bonne chère ; c'est fait. » Moi-même je vis et entendis l'évêque quand il se réjouissait avec les Anglais et disait devant tout le monde au comte de Warwick et à d'autres: « Elle est pincée ».
Le dimanche qui suivit l'abjuration et qui était la fête de la Trinité, nous maîtres-greffiers et d'autres gens devisant du procès, nous fûmes mandés par l'évêque et par le comte de Warwick pour nous rendre au château de Rouen. « Jeanne, nous disait-on, avait repris l'habit d'homme et était relapse ». Nous allâmes au château ; mais quand nous fûmes arrivés à la grande cour, en
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l'absence de l'évêque, voilà que des Anglais en armes vinrent nous assaillir. Ils étaient au moins cinquante, peut-être quatre-vingts, peut-être même cent. Ils nous invectivaient, disant que nous tous, gens d'Eglise, étions faux, traîtres, armagnacs, mauvais conseillers, ayant gâté le procès. Leur colère venait, je pense, de ce que Jeanne n'avait pas été brûlée à la suite de la première prédication. C'est à grand'peine et avec grande frayeur que nous échappâmes et sortîmes du château. Pour ce jour-là nous ne fîmes rien.
Le lendemain, lundi, je fus derechef mandé au château par l'évêque et par le comte. Je répondis que je n'irais point si je n'avais entière sûreté, vu la peur que j'avais eue la veille. Et, en effet, je n'y fusse pas revenu, n'eût été l'envoi qui me fut fait d'un des gens de monseigneur de Warwick, qui me conduisit jusqu'à la prison, où je trouvai les deux juges et quelques autres avec eux, quoique en petit nombre.
L'abjuration faite, Jeanne revêtit en sa prison l'habit de femme. Mais, le vendredi ou samedi d'après, il fut rapporté aux juges qu'elle se repentait d'avoir laissé l'habit d'homme et pris l'habit de femme derechef. C'est pourquoi mon seigneur de Beauvais envoya maître Nicolas Midi et moi, dans l'espoir que nous parlerions à Jeanne pour l'admonester et l'induire à persévérer dans le bon propos qu'elle avait eu sur l'échafaud et à se garder d'une rechute. Mais nous ne pûmes trouver celui qui gardait le chef de la prison. Tandis que nous attendions le gardien,
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quelques Anglais qui étaient dans la cour du château prononcèrent des paroles de menace à notre adresse. C'est Midi qui me les rapporta. Ils disaient : « Qui les jetterait tous deux dans la rivière, ce serait bien fait. » Sur ces propos, nous nous en retournâmes. Comme nous traversions le pont du château, ledit Midi ouit et me rapporta des propos pareils tenus par d'autres Anglais. Cela nous épouvanta, et nous nous en retournâmes sans parler à Jeanne.
Le lundi suivant 28 mai, en présence de R. P. en J.-C. et seigneur Monseigneur l'évêque de Beauvais, et de religieuse personne frère Jean Lemaître, vicaire..., s'assemblèrent mes seigneurs maîtres : N. de Venderès, G. Haiton, Th. de Courcelles, frère Is. de la Pierre. Furent aussi présents : Jacques Camus, Nicolas Bertin, Julien Flosquet et J. Gris. Par-devant lesquels comparut ladite Jeanne. Or, comme celle-ci était vêtue et habillée en homme, à savoir de robe courte, chaperon, gippon, et autres vêtements masculins, vêtements que, par ordre de mes seigneurs, elle avait naguère quittés pour reprendre. habit de femme, nous l'avons interrogée pour savoir quand et pourquoi elle avait repris habit d'homme.
R. Qu'elle a nagaires reprins ledit abit d'omme, et lessié l'abit de femme.
Interroguée pourquoy elle l'avoit prins, et qui luy avoit fait prandre, R. Qu'elle l'a prins de sa vollenté, sans nulle contraincte, et qu'elle ayme mieulx l'abit d'omme que de femme.
Item luy fut dit qu'elle avoit promis et juré non
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repprandre ledit abit d'homme, R. Que oncques n'entendi qu'elle eust fait le serement de non le prendre.
Interroguée pour quelle cause elle l'avoit reprins. R. Que, pour ce qu'il luy estoit plus licite de le reprendre et avoir habit d'omme, estant entre les hommes, que de avoir habit de femme. Item dit qu'elle l'avoit reprins, pour ce que on ne luy avoit point tenu ce qu'on luy avoit promis, c'est assavoir qu'elle iroit à la messe et recevroit son Sauveur, et que on la mectroit hors des fers.
Interroguée s'elle avoit abjuré et mesmement de celui habit non reprandre, R. Qu'elle ayme mieulx à mourir que de estre ès fers, mais se on la veult laisser aler à la messe et oster hors des fers et meictre en prison gracieuse, et qu'elle eust une. femme, elle sera bonne et fera ce que l'Eglise vouldra.
Interroguée se, depuis jeudi, elle a point ouy ses voix, R. Que ouil.
Interroguée qu'elles luy ont dit, R. Qu'elles luy ont dit que Dieu luy a mandé par sainctes Katherine et Marguerite la grande pitié et trayson que elle consenty en faisant l'abjuracion et révocacion pour sauver sa vie ; et que elle se dampnoit pour sauver sa vie.
Item dit que, au devant de jeudi, que ses voix luy avoient dit ce que elle feroit, qu'elle fist ce jour.
Dit oultre que ses voix luy disrent en l'escharfault que elle respondit à ce prescheur hardiement, et lequel prescheur elle appeloit faulx prescheur, et qu'il avoit dit plusieurs choses qu'elle n'avoit pas foictes.
Item dist que, !se elle disoit que Dieu né l'avoit envoyée, elle se dampneroit ; que vray est que Dieu l'a envoyée.
Item dist que ses voix luy ont dit depuis, que avoit fait
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grande mauvestié de ce qu'elle avoit fait, de confesser qu'elle n'eust bien fait.
Item, dit que de paour du feu, elle a dit ce qu'elle a dit.
Interroguée s'elle croist que ses voix soient saincte Marguerite et saincte Katherine, R. Que ouil et de Dieu.
Interroguée de la couronne, R. « De tout je vous en ay dit la vérité au procès, le mieulx que j'ay sceu. »
Et quant ad ce qui luy fut dit que en l'escharfault avoir dit, mansongeusement elle s'estoit vantée que s'estoient sainctes Katherine et Marguerite, R. Qu'elle ne l'entendoit point ainsi faire ou dire.
Item dit qu'elle n'a point dit ou entendu révoquer ses apparicions, c'est assavoir que ce fussent sainctes Marguerite et Katherine ; et tout ce qu'elle a fait, c'est de paour de feu, et n'a rien révoqué que ce ne soit contre la vérité.
Item dit qu'elle ayme mieulx faire sa pénitance à une fois, c'est assavoir à mourir, que endurer plus longuement pairle en chartre.
Item dit qu'elle ne fit oncques chose contre Dieu ou la foy, quelque chose que on luy ait fait révoquer ; et que ce qui estoit en la cédule de l'abjuracion, elle ne l'entendoit point.
Item dit qu'elle dist en l'eure [qu'elle était sur l'échafaud] qu'elle n'en entendoit point revoquer quelque chose, se ce n'estoit pourvu qu'il plust à nostre Sire (Dieu).
Item dit que se les juges veullent, elle reprandra l'habit de femme ; du résidu, elle n'en fera autre chose.
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[Dans la chapelle de l'archevêché, à Rouen.]
Dernière délibération.
N. de Venderès : Jeanne doit être et est considérée hérétique. La sentence ayant été portée par les juges, Jeanne doit être abandonnée au bras séculier, avec prière de la vouloir traiter bien doucement.
Gilles, abbé de Fécamp : Jeanne est relapse. Cependant il est bon de lui relire la cédule comminatoire qui lui a été lue dernièrement et de la lui expliquer en lui prêchant la parole divine . Cela fait, les juges ont à la déclarer hérétique, puis à l'abandonner au bras séculier avec prière de la traiter bien doucement.
J. Pinchon : Elle est relapse. Pour le reste s'en rap-porte aux théologiens. G. Erard : Relapse, et partant doit être abandonnée (comme M. de Fécamp).
R. Gilbert, comme G. Erard.
L'abbé de Saint-Ouen, J. de Châtillon, E. Emengard, G. Boucher, le prieur de Longueville, G. Haiton, A. Marguerie, J. Alépée, J. Garin, comme M. de Fécamp.
D. Gastinel : Cette femme est hérétique et relapse ; elle doit être abandonnée au bras séculier sans recommandation de la traiter doucement.
P. de Vaux : idem.
P. de Houdenc, J . Nibat, Guillaume abbé de Mortemer, J. Guesdon, N. Coppequesne, G. du Desert, P. Maurice, Baudribosc, Caval, Loyseleur, Desjardins, Tiphaine, du
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Livet, du Crotoy, P. Correl, Ledoux, Colombel, Morel, Ladvenu, Dugrouchet, Pigache, Delachambre médecin, comme M. de Fécamp.
Th. de Courcelles, Is. de la Pierre, comme M. de Fécamp. Ils ajoutent que cette femme doit être encore avertie charitablement pour le salut de son âme, en lui représentant qu'elle n'a plus rien à espérer de sa vie temporelle.
J. Mauget, comme M. de Fécamp.
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Par exploit de Jean Massieu, prêtre, Jeanne, ayant été citée, comparaît :
Présents et assistants : Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, et fr. Jean Lemaître, de l'ordre de Saint-Dominique,juges .
[Henri de Beaufort, cardinal d'Angleterre (1).]
Les évêques de Thérouanne et de Noyon.
J. de Châtillon, A. Marguerie, N. de Venderès, R. Roussel, D. Gastinel, G. le Bouchier, Th. de Courcelles, J. Alépée, P. de Houdenc, P. Maurice, G. Haiton, le prieur de Longueville, R. Gilebert, [J. Lefebvre,
1. Le cardinal d'Angleterre témoin au cimetière de Saint-Ouen ne figure pas parmi les membres présents au Vieux-Marché, Cf. L'Averdy. Notice des mss. du procès, in-4°, 1790, p. 155, ne 111. II parait toutefois certain, d'après divers témoignages, que le prélat assiste au prononcé et à l'exécution de la sentence, Quicherat, Procès, t. II, p. 6; t. III, p. 185; Vallet de Viriville, Procès, p. 240, notes.
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J. Garin (1)] et beaucoup d'autres seigneurs et maîtres, ecclésiastiques, fut amenée ladite Jeanne par-devant nous, par Jean Massieu, à la vue du peuple réuni en foule, et placée sur un échafaud ou ambon. Pour l'admonester salutairement et édifier les peuples, une prédication solennelle a été faite par illustre docteur eu théologie M. Nicolas Midi. Celui-ci a pris pour thème la parole de l'apôtre écrite au chapitre XIe de la Ire aux Corinthiens : « Si un membre souffre, tous les autres membres souffrent. »
La prédication finie, nous avons de nouveau averti ladite Jeanne qu'elle pourvût au salut de son âme; qu'elle songeât à ses méfaits pour en faire pénitence avec vraie contrition. Nous l'avons exhortée de croire aux conseils des clercs et notables hommes qui l'instruisaient et enseignaient touchant son salut ; spécialement des deux vénérables frères qui l'assistaient et que nous y avions commis pour cet effet (2). Cela fait, nous évêque et vicaire, eu égard à ce qui précède. D'où il résulte que ladite femme, obstinée dans ses erreurs, ne s'est jamais sincèrement désistée de ses témérités et crimes infâmes; que, bien plus et loin de là, elle s'est montrée évidemment plus condamnable, par la malice diabolique de son obstination en feignant une contrition fallacieuse et une pénitence et amendement hypocrite, avec parjure du saint nom de Dieu et blasphème de son ineffable majesté; attendu qu'elle s'est montrée ainsi, comme obstinée, incorrigible,
1. Ces noms figurent dans un acte spécial dressé pour commémorer les condamnations et produit en justice lors du procès de réhabilitation. Cf. Quicherat, Procès, t. III, p. 386.
2. Fr. Isambard de la Pierre et fr. Martin Ladvenu, dominicains.
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hérétique et relapse indigne de toute grâce et communion que nous lui avions miséricordieusement offertes dans notre première sentence ; tout considéré, sur la délibération et conseil de nombreux consultants, nous avons procédé à notre sentence définitive, en ces termes .
Au nom de Dieu, amen. Toutes les fois que le venin pestilentiel de l'hérésie s'attache à l'un des membres de l'Eglise, et le transfigure en un membre de Satan, il faut s'étudier avec un soin diligent à ce que l'infâme contagion de cette lèpre ne puisse gagner les autres parties du corps mystique de Jésus-Christ. Les préceptes des saints Pères ont en conséquence prescrit qu'il valait mieux séparer du milieu des justes les hérétiques endurcis que de réchauffer un serpent aussi pernicieux pour le reste des fidèles dans le sein de notre pieuse mère l'Eglise. C'est pourquoi nous, Pierre, etc., Jean, etc.., juges compétents en cette partie, nous t'avons déclarée par juste jugement, toi, Jeanne, vulgairement appelée la Pucelle, être tombée en diverses erreurs et crimes de schisme, idolâtrie, invocation des démons et beaucoup d'autres délits. Néanmoins comme l'Eglise ne ferme pas son sein au pécheur qui y retourne, nous, pensant que tu avais de bonne foi abandonné ces erreurs et ces crimes, attendu que certain jour tu les as désavoués, que tu as publiquement juré, voué et promis de n'y plus retourner sous aucune influence ou d'une manière quelconque, mais que tu préférais demeurer fidèlement et constamment dans la communion, ainsi que dans l'unité de l'Eglise catholique et du pontife romain, comme il est plus explicitement contenu dans ta cédule souscrite de ta propre main ; attendu néanmoins que, après cette abjuration, séduite dans ton coeur par l'auteur de schisme et d'hérésie, tu es retombée dans ces délits, ainsi qu'il résulte de tes déclarations, ô honte! itératives, comme le chien retourne à son vomissement; attendu que nous tenons pour constant et judiciairement manifeste que ton abjuration était plutôt feinte que sincère.
Pour ces motifs, nous te déclarons retombée dans les sentences d'excommunication que tu as primitivement encourues, relapse et hérétique, et par cette sentence émanée de nous siégeant au tribunal, nous te dénonçons et prononçons, par ces présentes, comme un membre pourri, qui doit être rejeté et retranché de l'unité ainsi que du corps de l'Eglise, pour que tu n'infectes pas les autres. Comme elle, nous te rejetons, retranchons et abandonnons à la puissance séculière, en priant cette puissance de modérer son jugement envers toi en deçà de la mort et de la mutilation des membres, priant aussi que le sacrement de pénitence te soit administré, si en toi apparaissent les vrais signes de repentir.
Suit la sentence spéciale d'excommunication.
Le mercredi, au point du jour, avant la sentence et le départ du château, Jeanne communia suivant sa demande. Pouvait-on donner la communion à une personne ainsi déclarée excommuniée et hérétique ? Ne fallait-il pas absolution en forme de l'Eglise? Les juges et conseillers mirent ce point en délibération et décidèrent de lui accorder, sur sa requête, le sacrement de l'Eucharistie, avec l'absolution.
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Jeanne fut menée à son supplice avec une grande troupe d'hommes d'armes, au nombre d'environ quatre-vingts, portant épées et bâtons. Je la vis amener à l'échafaud. Sur la place étaient rangés sept à huit cents hommes de guerre. Ils entouraient Jeanne, si bien que personne n'eût été assez hardi pour lui parler, excepté frère Martin Ladvenu et maître Jean Massieu.
Jeanne ouït patiemment le sermon tout au long. Après, elle fit ses prières et lamentations, bien notablement et dévotement, de telle sorte que les juges, les prélats et tous les autres assistants furent provoqués à grands pleurs et larmes en la voyant exprimer ses pitoyables regrets et faire ses douloureuses complaintes. La sentence de l'Eglise venait d'être prononcée et Jeanne savait qu'elle allait mourir. Elle fit ses plus belles oraisons, recommandant son âme à Dieu, à la sainte Vierge et à tous les saints, les invoquant et demandant pardon et à ses juges et aux Anglais et au roi de France et à tous les princes du royaume. Je me retirai et ne vis pas le reste. Jamais je ne pleurai tant pour chose qui m'advint. Encore un mois après je ne m'en pouvais bonnement apaiser. C'est pourquoi de l'argent que j'avais eu du procès en rémunération de mes peines et labeurs, j'achetai un petit missel, que j'ai encore, comme souvenir de Jeanne et afin d'avoir occasion de prier pour elle.
J'ai ouï dire qu'à la suite de la sentence du juge d'Eglise qui la livrait au bras séculier, Jeanne fut conduite au bailli là présent, et que celui-ci sans autre délibération ou sentence, faisant signe de la main, dit : « Menez ! Menez ! » Et Jeanne fut menée au bûcher.
J'ai ouï dire encore par les témoins que Jeanne, à sa fin, avait invoqué le nom de Jésus. Elle ne voulut jamais
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révoquer ses révélations et y persista jusqu'à la dernière heure. De l'avis de tous, sa mort fut bien chrétienne. Pour moi, oncques ne vis aucun chrétien, plus grand signe de pénitence finale.
Le mercredi suivant eut lieu l'exécution. Dès le matin, après avoir ouï deux fois Jeanne en confession, frère Martin Ladvenu m'envoya trouver l'évêque de Beauvais pour l'informer qu'elle s'était confessée et demandait la communion. L'évêque réunit quelques docteurs. Après qu'ils eurent délibéré il revint me dire : « Dites à frère Martin de lui donner la communion et tout ce qu'elle demandera ». Je revins au château et avisai frère Martin.
Certain clerc, messire Pierre apporta à Jeanne le corps de Notre-Seigneur, mais avec bien de l'irrévérence, sur une patène enveloppée du conopée dont on couvre le calice, sans lumière, sans cortège, sans surplis et sans étole. Frère Martin en fut mécontent. Il envoya querir une étole et de la lumière, puis il communia Jeanne. J'y étais. Elle reçut l'hostie très dévotement et en répandant beaucoup de larmes.
Cela fait, Jeanne fut conduite au Vieux-Marché; frère Martin et moi nous la conduisîmes. Il y avait plus de 800 hommes d'escorte portant haches et glaives. Sur le chemin, Jeanne faisait de si pieuses lamentations que frère Martin et moi ne pouvions nous tenir de pleurer.
Au Vieux-Marché, Jeanne ouït le sermon de maître Nicolas Midi bien paisiblement. Le sermon fini, maître Midi dit à Jeaiine : « Jeanne, va en paix, l'Eglise ne peut plus te défendre et te livre au bras séculier. » A ces mots,
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Jeanne, s'étant agenouillée, fit à Dieu les plus dévotes oraisons. Elle eut une merveilleuse constance, montrant apparences évidentes et grands signes de contrition, pénitence et ferveur de foi, tant par ses piteuses et dévotes lamentations que par ses invocations de la benoîte Trinité, de la benoîte glorieuse Vierge Marie et de tous les benoîts saints du paradis, parmi lesquels elle en nommait expressément plusieurs. Au milieu de ses lamentations, dévotions et attestations de vraie foi, elle demandait merci très humblement à toute manière de gens, de quelque condition ou état qu'ils fussent, tant de l'autre parti que du sien, en requérant qu'ils voulussent prier pour elle et en leur pardonnant le mal qu'ils lui avaient fait. Elle continua ainsi longtemps, environ une demi-heure. A cette vue les juges assistants se mirent à pleurer avec abondance. Plusieurs des Anglais présents reconnaissaient et confessaient le nom de Dieu au spectacle d'une si notable fin. Ils étaient joyeux d'y avoir assisté, disant que ç'avait été une bonne femme.
Quand Jeanne fut abandonnée par l'Eglise, j'étais encore avec elle. Elle requit avec grande dévotion qu'on lui donnât une croix. Un Anglais en fit une avec le bout d'un bâton et la lui donna. Jeanne la reçut dévotement, la baisa tendrement, faisant de piteuses lamentations et oraisons à Dieu notre Rédempteur qui souffrit en la croix pour notre salut ; de laquelle croix elle avait le signe et la représentation. Elle mit cette croix en son sein, entre sa chair et son vêtement. De plus, elle me demanda humblement de lui faire avoir la croix de l'église afin qu'elle la vît continuellement jusqu'à la mort. Je fis tant que le clerc de la paroisse Saint-Sauveur la lui apporta. Quand on la lui eut apportée, Jeanne l'embrassa bien fort et longuement
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en pleurant, et elle la serra dans ses mains jusqu'à ce que (son corps fût lié au poteau.
Pendant que Jeanne faisait ses dévotions et pieuses lamentations, les soldats anglais et plusieurs de leurs capitaines nous harcelaient, ayant hâte qu'elle fût mise entre leurs mains pour la faire plus tôt mourir. Je réconfortais Jeanne sur l'échafaud du mieux que je pouvais quand ils me dirent : « Comment, prêtre, nous ferez-vous dîner ici? » Et incontinent, sans aucune forme ni signe de jugement, ils l'envoyèrent au feu en disant au bourreau : « Fais ton office. » Accompagnée de frère Martin, Jeanne fut conduite et liée, et jusqu'au dernier moment elle continua les louanges et lamentations dévotes envers Dieu, saint Michel, sainte Catherine et tous les saints. En mourant, elle cria à haute voix : JÉSUS !
Je tiens de Jean Fleury, clerc et greffier du bailli, qu'au rapport du bourreau, le corps étant réduit en cendres, le coeur de Jeanne était resté intact et plein de sang.
On donna ordre au bourreau de recueillir tout ce qui restait de Jeanne et de le jeter à la Seine. Il le fit.
Le jour où Jeanne fut brûlée, je me trouvai dès le matin en la prison avec frère Martin Ladvenu que l'évêque de Beauvais lui avait envoyé pour l'induire à vraie pénitence et l'entendre en confession ; ce que ledit Ladvenu fit bien soigneusement et charitablement.
Quand il annonça à Jeanne la sentence des juges et qu'elle ouït la dure et cruelle mort qui l'attendait, elle cria douloureusement et piteusement, se tira et arracha
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les cheveux : « Hélas, me traite-t-on ainsi horriblement et cruellement qu'il faille que mon corps net et entier qui ne fut jamais corrompu soit aujourd'hui consumé et réduit en cendres ! Ah ! ah ! j'aimerais mieux être décapitée sept fois que d'être ainsi brûlée. Hélas ! si j'eusse été en la prison ecclésiastique à laquelle je m'étais soumise et que j'eusse été gardée par les gens d'Eglise, non pas par mes ennemis et adversaires, il ne me fût pas si misérablement arrivé malheur. Oh ! j'en appelle devant Dieu, le grand juge, des grands torts et ingravances qu'on me fait. » Et elle se plaignait merveilleusement des oppressions et violences qu'on lui avait faites.
Après ces plaintes survint l'évêque de Beauvais auquel elle dit incontinent : « Evêque, je meurs par vous. » Il commença à lui faire des remontrances, disant : « Ah ! Jeanne, prenez tout en patience, vous mourez pour ce que vous n'avez pas tenu ce que vous aviez promis et que vous êtes retournée à votre premier maléfice. » Et la pauvre Pucelle lui répondit : « Hélas ! si vous m'eussiez mise aux prisons de cour d'Eglise et rendue entre les mains de concierges ecclésiastiques compétents et convenables, ceci ne fût pas advenu. C'est pourquoi j'en appelle de vous devant Dieu. » Pour lors je sortis et n'ouïs plus rien.
La Pucelle me révéla qu'après son abjuration, on l'avait tourmentée violemment en la prison, molestée et battue, et qu'un lord anglais avait tenté de la violer. Elle disait publiquement et elle me dit à moi que c'était la cause pour laquelle elle avait repris l'habit d'homme.
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Avec la permission des juges, avant le prononcé de la sentence, j'entendis Jeanne en confession et je lui administrai le corps de Notre-Seigneur. Elle le reçut avec grande dévotion et beaucoup de larmes. Son émotion était telle que je ne saurais l'exprimer.
Le matin de ce jour qui était un mercredi, tandis que j'étais avec Jeanne pour la préparer au salut, l'évêque de Beauvais et quelques chanoines de Rouen entrèrent : Quand elle vit l'évêque, Jeanne lui dit : « Vous êtes cause de ma mort, vous m'aviez promis de me mettre aux mains de l'Eglise et vous m'avez remise aux mains de mes pires ennemis. » Près de sa fin elle disait encore à l'évêque : « Hélas ! je meurs par vous, car si vous m'eussiez donnée à garder aux prisons d'Eglise, je ne serais pas »
Au lieu de procéder régulièrement, on s'en tint à la sentence épiscopale et il n'y eut pas de sentence laïque. C'est là un fait dont je suis certain, car je ne quittai pas Jeanne depuis sa sortie du château jusqu'au moment où elle rendit l'esprit. Après qu'elle eut été abandonnée par l'Eglise au bras séculier, deux sergents anglais la contraignirent de descendre de l'échafaud, la menèrent au lieu de l'exécution et la livrèrent au bourreau. Pourtant le bailli et la cour séculière étaient présents, assis sur un échafaud. Mais, je le répète, il n'y eut pas de condamnation portée par eux.
Le bourreau disait : « Jamais l'exécution d'aucun criminel ne m'a donné tant de crainte que l'exécution de cette pucelle ; d'abord à cause de sa réputation et du grand bruit fait autour d'elle, puis à cause de la manière cruelle dont elle a été liée et affichée. » De fait les Anglais avaient fait faire un haut échafaud en plâtre, et
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au dire du bourreau, il ne la pouvait bonnement ni facilement expédier, ayant peine à atteindre jusqu'à elle. De tout cela il était fort marri et il avait grande compassion de la façon atroce dont on faisait mourir Jeanne.
Je puis attester la grande et admirable contrition de Jeanne, sa continuelle confession et repentance. Elle prononçait toujours le nom de Jésus et elle invoquait dévotement l'aide des saints et saintes du paradis.
Jusqu'à sa dernière heure, comme toujours, Jeanne affirma et maintint que ses voix étaient de Dieu, que tout ce qu'elle avait fait elle l'avait fait par ordre de Dieu, et qu'elle ne croyait pas avoir été trompée par ses voix ; enfin que ses révélations étaient de Dieu.
J'ai souvenir d'avoir été présent au prêche du Vieux-Marché. Dès le matin avant le prêche, je vis porter à Jeanne le corps du Christ, en grande solennité. On chantait lés litanies ; on disait : « Priez pour elle ! » et il y avait une grande multitude de flambeaux. Je n'assistai point à la communion de Jeanne. Mais depuis, j'ai entendu dire qu'elle avait reçu le bon Dieu fort dévotement et avec grande abondance de larmes.
A son dernier jour, Jeanne se confessa et communia. La sentence ecclésiastique fut ensuite prononcée. Ayant assisté à tout le dénouement du procès, j'ai bien et clairement vu qu'il n'y eut pas de sentence portée par le juge séculier. Celui-ci était à son siège, mais il ne
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formula pas de conclusion. L'attente avait été longue. A la fin du sermon, les gens du roi d'Angleterre emmenèrent Jeanne et la livrèrent au bourreau pour être brûlée. Le juge se borna à dire au bourreau, sans autre sentence : « Fais ton office. »
Frère Martin Ladvenu et moi suivîmes Jeanne et restâmes avec elle jusqu'aux derniers moments. Sa fin fut admirable tant elle montra grande contrition et belle repentance. Elle disait des paroles si piteuses, dévotes et chrétiennes que la multitude des assistants pleurait à chaudes larmes. Le cardinal d'Angleterre et plusieurs autres Anglais ne purent se tenir de pleurer ; l'évêque de Beauvais, même lui, versa quelques pleurs.
Comme j'étais près d'elle, la pauvre pucelle me supplia humblement d'aller à l'église prochaine et de lui apporter la croix pour la tenir élevée tout droit devant ses yeux jusqu'au pas de la mort, afin que la croix où Dieu pendit, fût, elle vivante, continuellement devant sa vue.
C'était bien une vraie et bonne chrétienne. Au milieu des flammes, elle ne s'interrompit pas de confesser à haute voix le saint nom de Jésus, implorant et invoquant l'aide des saints du paradis. En même temps elle disait qu'elle n'était ni hérétique, ni schismatique comme le portait l'écriteau. Elle m'avait prié de descendre avec la croix, une fois le feu allumé, et de la lui faire voir toujours. Ainsi je fis. A sa fin, inclinant la tête et rendant l'esprit, Jeanne prononça encore avec force le nom de Jésus. Ainsi signifiait-elle qu'elle était fervente en la foi de Dieu, comme nous lisons que le firent saint Ignace d'Antioche et plusieurs autres martyrs. Les assistants pleuraient.
Un soldat anglais qui la haïssait mortellement avait
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juré qu'il mettrait de sa propre main un fagot au bûcher de Jeanne. Il le fit. Mais à ce moment, qui était celui où Jeanne expirait, il l'entendit crier le nom de Jésus. Il demeura terrifié et comme foudroyé. Ses camarades l'emmenèrent dans une taverne près du Vieux-Marché pour le ragaillardir en le faisant boire. L'après-midi, le même Anglais confessa en ma présence à un frère prêcheur de son pays, qui me répéta ses paroles, qu'il avait gravement erré, qu'il se repentait bien de ce qu'il avait fait contre Jeanne, qu'il la réputait maintenant bonne et brave pucelle ; car au moment où elle rendait l'esprit dans les flammes il avait pensé voir sortir une colombe blanche volant du côté de la France.
Le même jour, l'après-midi, peu de temps après l'exécution, le bourreau vint au couvent des frères prêcheurs trouver frère Martin Ladvenu et moi. Il était tout frappé et ému d'une merveilleuse repentance et angoissante contrition. Dans son désespoir il redoutait de ne jamais obtenir de Dieu indulgence et pardon pour ce qu'il avait fait à cette sainte femme. « Je crains fort d'être. damné, nous disait-il, car j'ai brûlé une sainte. »
Ce même bourreau disait et affirmait que nonobstant l'huile, le soufre et le charbon qu'il avait appliqués contre les entrailles et le coeur- de Jeanne, il n'avait pu venir à bout de consumer et réduire en cendres ni les entrailles ni le coeur. Il en était très perplexe, comme d'un miracle évident.
Je me trouvais là quand Jeanne sortit du château pour se rendre au lieu de son supplice. Il y avait environ cent-vingt
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hommes qui la conduisaient, ayant haches et glaives. Jeanne pleurait très fort. La compassion me prit. Je n'eus pas la force d'aller jusqu'au lieu du supplice.
... J'ouïs dire que les Anglais avaient amené Jeanne à reprendre l'habit d'homme. On racontait que les habits de femme lui avaient été soustraits et les habits d'homme mis à la place : d'où cette conclusion qu'on l'avait injustement condamnée.
J'assistai à la dernière prédication qui fut faite au Vieux-Marché, à Rouen, par maître Nicolas Midi, après laquelle Jeanne fut brûlée. Les fagots étaient tout prêts et Jeanne faisait de si pieuses lamentations et exclamations que beaucoup pleuraient. Quelques Anglais riaient; j'entendis Jeanne prononçant ces mots ou d'autres semblables : « Ha ! Rouen ! j'ay grant paour que tu ne ayes à souffrir de ma mort ! » Un moment elle se mit à crier « Jésus » et à invoquer saint Michel. Puis elle expira dans les flammes.
J'ouïs dire en ce temps-là que le jour où il vit Jeanne condamnée à mort, Loyseleur eut le coeur torturé par le remords et voulut monter sur la charrette pour crier pardon à Jeanne. Cela indigna les nombreux Anglais présents, si bien que sans l'intervention du comte de Warwick, Loyseleur eût été tué. Le comte enjoignit à Loyseleur de sortir de Rouen au plus vite s'il tenait à la vie.
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Maître Pierre Morice visita Jeanne dès le matin avant qu'on la conduisît au prêche du Vieux-Marché. « Maître Pierre, lui dit-elle, où serai-je ce soir ? N'avez-vous pas bonne espérance dans le Seigneur? répondit maître Pierre. Oui, reprit-elle. Dieu aidant je serai en paradis. » Maître Pierre m'a raconté cela.
Quand Jeanne vit mettre le feu au bûcher, elle se mit à crier d'une voix forte : JÉSUS ! et toujours, jusqu'à son trépas, cria : JÉSUS !
Une fois morte, les Anglais, redoutant qu'on ne fît courir le bruit qu'elle s'était échappée, ordonnèrent au bourreau d'écarter un peu les flammes pour que les assistants la pussent voir morte.
Pendant l'exécution, maître Jean Alépée, alors chanoine de Rouen, était à mes côtés. Il pleurait que c'était merveille et je lui entendis dire : « Plut à Dieu que mon âme fût au lieu où je crois être l'âme de cette femme. »
Jeanne fut bientôt estainte et sa robe toute arse (toute brûlée) ; et fut veue de tout le peuple toutte nue et tous les secretz qui peu[v]ent estre ou doibvent en femme, pour oster les doubtes du peuple. Et quand ils l'[eu]rent assez à leur gré veue, toutte morte, le bourrel remist le feu grant sur sa p[a]u[v]re charongne qui tantôt fut toutte comburée et os et cha[i]r mis en cendre.
A FLORENCE, LE 23 MAI 1498
Les tentatives plus généreuses qu'utiles pour innocenter Alexandre VI des infamies sans nombre et sans mesure qui souillèrent sa vie privée et son pontificat sont demeurées sans résultat. Ce « monstre », ainsi que l'appelait Joseph de Maistre, occupa le trône pontifical pendant onze années (1492-1503). Le récit de sa vie privée avant et depuis son élévation à la tiare souillerait les pages de ce livre. Sa conduite comme prince temporel n'est pas moins répréhensible. Avide d'assurer à ses fils la souveraineté de l'Italie centrale, il ne recula pas devant le démembrement à leur profit du domaine patrimonial de l'Eglise. Les chrétiens soucieux' de l'honneur de cette Eglise ne purent se résoudre à un tel spectacle et il s'en trouva un grand nombre pour se jeter à corps perdu dans un essai de réforme générale prêché à Florence par un dominicain du couvent de San-Marco, le frère Jérôme Savonarole, né à Ferrare en 1452. Servi par un incomparable talent oratoire, Savonarole s'éleva contre la dépravation qui régnait à Florence, contre les tendances immorales et antichrétiennes de l'humanisme contemporain,
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contre la politique corruptrice du pape et des Médicis. Le roi de France, Charles VIII, ayant expulsé les Médicis de Florence, le pouvoir politique passa aux mains du parti populaire dirigé par Savonarole, dont la prédication dépassa souvent en véhémence celle des vieux prophètes de la Judée. Uni si rare talent, un pouvoir absolu, des erreurs de] jugement et de conduite, devaient ameuter contre lui une foule d'ennemis qui le dénoncèrent à Alexandre VI. Mandé à Rome pour s'y disculper, Savonarole ne s'y rendit pas et déclara qu'Alexandre, étant coupable de simonie, n'était point pape à ses yeux. L'excommunication fut alors lancée contre le tribun et l'interdit jeté sur Florence. Ce serait s'écarter du cadre de ce Recueil que de suivre l'histoire passionnante de la prédication de Savonarole ; elle nous imposerait d'ailleurs la discussion des idées émises par lui, discussion qui est étrangère à notre dessein. C'est donc seulement la période des derniers jours qui appartient à ce livre, c'est elle que nous allons; retracer en nous aidant des documents contemporains.
Le procès nous a été conservé par Mansi avec quelques altérations et par Quétif, mais d'une manière incomplète. C'est le procès rédigé par Ser Ceccone avec une partialité inique, en s'aidant des aveux de fra Girolamo pendant la torture, aveux arrangés impudemment mais avec tant de maladresse et, pour dire le mot, de folie, qu'ils portent avec eux la marque de l'imposture. Ce procès est devenu, dans l'édition princeps, une rareté bibliographique. Ceci ,s'explique en disant que la Seigneurie elle-même donna ordre de la retirer de la circulation, à la suite du scandale que provoquait un pareil document.
On a dit qu'il avait existé un procès authentique et un
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procès-verbal des interrogatoires rédigé avec fidélité, mais que cette pièce fut confiée à un tiers, ou dérobée jusqu'après la mort de fra Girolamo. Le bruit courut qu'un certain Jean Berlinghieri en était détenteur. Fra Benedetto et le P. Marco della Casa s'en portent garants et disent en avoir eu connaissance ; mais J. Berlinghieri anéantit lui-même avant de mourir le précieux document.
Un troisième procès, celui du 19 avril, aurait été rédigé encore par Ser Ceccone avec son infidélité ordinaire ; Vivoli prétend avoir vu les pièces sincères sur lesquelles il établit ses impostures.
Enfin l'instruction faite au mois de mai, ou quatrième procès, fut dirigée par les commissaires du Saint-Siège.
En définitive, il faut user du procès de Ser Ceccone qui, à travers ses impostures, garde une trame de vérité et contient d'utiles enseignements.
En l'année 1497, fra Dominique Buonvicini, compagnon de fra Jérôme Savonarole, prêchant à Prato, avait été défié par un franciscain nommé fra Francesco di Puglia qui prêchait dans , une autre église. Fra Francesco lui proposa d'entrer avec lui dans le feu pour voir, par cette épreuve, lequel des deux avait raison. Fra Domenico accepta de grand coeur. Le jour fixé, le franciscain avait disparu et ne se laissa plus trouver.
Fra Girolamo était persuadé de l'efficacité de ces sortes d'épreuves, et dans les premiers jours du mois de janvier de l'année 1498 il proposa de gravir une colline avec ses adversaires, le Saint-Sacrement dans les mains, et là, de prier Dieu de faire descendre le feu du ciel sur ceux qui ne marcheraient pas dans les voies de la vérité. Vers le même temps il écrivit au pape, au général de son ordre
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et au général des franciscains trois lettres dans lesquelles il leur proposait de se rendre lui-même avec la personne qu'on lui désignerait devant un tombeau. Celui des deux qui ressusciterait le mort qui s'y trouverait devrait désormais être cru en tout. A cette nouvelle, Pic de la Mirandole le jeune écrivit à fra Girolamo pour le prier de faire choix de son oncle lorsqu'il exécuterait cette résurrection. Mais le pari ne fut pas tenu.
Fra Domenico, qui prêchait en cette année 1498 à San-Nicola-del-Cocomero, ne ménageait pas les railleries aux franciscains qui, après l'avoir provoqué, s'étaient retirés sans l'affronter. Fra Francesco di Puglia, qui prêchait à Santa-Croce, déclara que cette fois il tenterait l'épreuve, mais contre fra Girolamo en personne. Les pères du couvent de San-Marco, vivement contrariés par cette provocation, firent proposer sous main à fra Francesco de retirer ses paroles ; mais les franciscains veillaient et firent tant de bruit que l'épreuve du feu présentée à fra Girolamo devint bientôt l'unique affaire des Florentins. Les choses devinrent telles que la Seigneurie évoqua le litige devant elle.
Fra Girolamo pouvait encore refuser de souscrire à l'engagement pris sans son aveu par fra Domenico et il le fit tout d'abord, protestant qu'il n'avait aucun démêlé avec le prêcheur de Santa-Croce. Il ne s'opposait pas à ce que celui-ci entrât dans le feu pour prouver que l'excommunication portée contre fra Girolamo était valable ; mais lui Girolamo s'en tenait aux raisons irréfutées qu'il avait données pour la déclarer vaine et de nul effet, Alors on lui rappela ses bravades de jadis, lorsqu'il se disait prêt à entrer dans le feu pour justifier de la vérité de ses discours.
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Fra Girolamo excédé accepta enfin, mais il mit à son acceptation des conditions qui la rendaient illusoire. Il voulait entrer dans le feu en présence de tous les ambassadeurs de tous les princes chrétiens, y compris le légat du pape et, dans le cas où l'épreuve lui serait favorable, il exigeait qu'on lui laissât entreprendre sur-le-champ la réforme de l'Eglise.
Cependant le peuple, impatient d'un spectacle nouveau et curieux, réclamait à grands cris le miracle. La Seigneurie intervint et proposa un autre arrangement. Un magistrat, Jean Canacci, imagina de remplacer le bûcher ardent par une cuve d'eau tiède dans laquelle les deux champions seraient plongés ; celui des deux qui en sortirait sans être mouillé serait proclamé vainqueur. Cet expédient ridicule n'était pas du goût de fra Girolamo, qui redoutait moins le péril du feu que la ruine probable de son crédit, de sa réforme et le massacre de ses religieux et de ses partisans.
L'accord définitif se fit sous les yeux de la Seigneurie. On convint que fra Francesco ne monterait sur le bûcher que si fra Girolamo y montait en personne. En cas d'empêchement ils seraient remplacés par fra Domenico et un franciscain, fra Giuliano Rondinelli, qui se joindraient à leurs maîtres si ceux-ci tentaient l'épreuve eux-mêmes. La convention fut écrite et signée par trois des champions : la signature de fra Girolamo manque.
L'excitation croissait dans la ville. Beaucoup de partisans venaient se faire inscrire à San-Marco pour entrer dans le feu, si les franciscains trouvaient des champions à leur opposer. Pour apaiser les esprits, la Seigneurie décida que l'épreuve aurait lieu ; toutefois elle ne voulut rien faire relativement à l'ordonnance et aux dispositions
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à prendre sans avoir consulté au préalable les Pères de San-Marco.
Une commission de dix membres régla les conditions de l'épreuve. Elle fit choix du vendredi 6 avril, ensuite du samedi 7, veille du dimanche des Rameaux. Elle fit dresser sur la place de la Seigneurie un bûcher long de quarante brasses, au milieu duquel était tracé un étroit sentier allant du toit des Pisans (1) à la fontaine de l'Ammanato (2) Les adversaires devaient franchir ce sentier après que les flammes l'auraient envahi Fra Girolamo obtint de la Seigneurie qu'au lieu de la Ringheria, réservée aux deux ordres, on leur cédât la loge d'Orcagna, appelée Loggia de Lanzi, qui était moins découverte. Les dominicains y élevèrent une cloison et dressèrent un autel dans le compartiment qui leur était concédé.
La garde de la place fut remise au capitaine Giovacchino della Tecchia, à la tête de cinq cents soldats ; mais la défiance était si générale, que cinq cents jeunes gens du Compagnacci vinrent en armes, sous les ordres de Dolto Spini, pour soutenir les franciscains ; de son côté, Maruccio Salviati amena trois cents Frateschi pour défendre, en cas de besoin, fra Girolamo.
La foule envahit la place tandis que fra Girolamo chantait la messe à San-Marco et distribuait la communion à de nombreux fidèles. Il leur adressa quelques paroles et dit entre autres choses : « Autant que cela m'a été révélé, si l'épreuve se fait, la victoire est à nous, et fra Domenico en sortira sain et sauf. Mais se fera-t-elle ou ne se fera-t-elle pas ? Voilà ce que le Seigneur ne m'a
1. Aujourd'hui la poste aux lettres.
2. Elle n'existait pas encore à cette époque.
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pas révélé. Si vous me demandez ce que j'en pense, je dis, au moyen de mes lumières purement humaines, qu'il est plus probable qu'elle se fera. »
Au moment où fra Girolamo terminait son exhortation, il reçut l'ordre de se rendre sur la place. Les religieux de San-Marco, de Fiesole et de Prato, se dirigèrent processionnellement vers le lieu de l'épreuve, suivis d'une foule de leurs partisans appelés Piagnoni, portant tous à la main une croix rouge, signe de ralliement. Fra Girolamo, revêtu des habits sacerdotaux, portait le Saint-Sacrement. Les franciscains étaient déjà arrivés, mais ils gardaient le silence, tandis que les dominicains psalmodiaient sur un ton élevé. Fra Domenico vint s'agenouiller devant le Saint-Sacrement, que fra Girolamo avait déposé sur l'autel. Cependant, comme on ne voyait pas Francesco di Puglia et son second, le bruit courut qu'ils étaient en pourparlers avec la Seigneurie.
Celle-ci venait d'envoyer dire aux religieux de se rendre au bûcher et de tenter l'épreuve. Fra Domenico et Rondinelli, qui ne faisait que d'arriver, se dirigèrent de ce côté. Mais les franciscains voyant que fra Domenico allait entrer dans le feu revêtu des vêtements sacerdotaux, s'y opposèrent formellement, arguant que ces vêtements pouvaient être enchantés. Devant cette exigence inattendue, fra Girolamo proposa que son confrère changeât d'habits avec un des religieux de San-Marco, ce qui fut accepté.
Fra Domenico se rendit donc dans une des salles du palais. Les frères mineurs qui l'accompagnaient exigèrent qu'il se mît devant eux entièrement nu, afin de s'assurer qu'il n'avait sur lui ni charme, ni talisman. Au retour, fra Domenico parut escorté de deux franciscains
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qui ne le quittèrent plus, dans la crainte que fra Girolamo n'enchantât son délégué.
Cette difficulté aplanie, une autre surgit. Fra Domenico voulait entrer dans le feu avec la petite croix rouge des Piagnoni; les frères mineurs s'y opposèrent; on en référa à fra Girolamo, qui invita fra Domenico à laisser le crucifix et à prendre entre ses mains l'hostie consacrée déposée sur l'autel. Cette proposition souleva une énorthe clameur ; mais fra Girolamo déclara que fra Silvestro Maruffi connaissait par révélation qu'il devait en être ainsi, et rien ne put l'ébranler.
Le peuple qui ignorait ces disputes, et trouvait le temps de l'attente trop long, manifestait bruyamment son impatience. Les discussions s'élevaient sur tous les points de la place. Le désordre allait croissant, et un nommé Dolfo Spini perça avec quelques gens dans la direction de fra Girolamo pour le tuer. Maruccio Salviati, devinant son intention, traça sur le sol un trait avec la pointe de son épée et déclara à Spini que s'il allait au delà, il l'en ferait repentir. Spini se le tint pour dit. Soudain une forte pluie qui menaçait depuis déjà quelque temps commença à tomber, et on en profita de part et d'autre pour déclarer que Dieu interdisait l'épreuve. La Seigneurie s'empressa de faire donner l'ordre aux religieux de rentrer chez eux. Les franciscains revinrent] chanter le Te Deum à Santa-Croce. Fra Girolamo réclama une garde pour rentrer rau couvent de San-Marco sans encombre, et il partit sous escorte, suivi des imprécations de la (populace. Au dire de Nardi, le Saint-Sacrement le préserva seul des coups qu'on lui voulait porter. A San-Marco, fra Girolamo fit un sermon et récit des événements de cette journée, chanta quelques
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psaumes et congédia , ceux qui l'avaient accompagné.
L'effet de cette journée sur le peuple de Florence fut désastreux pour le prestige de fra Girolamo. Les désertions commencèrent. Luc degli Albizzi quitta Florence et se rendit dans ses terres. Beaucoup firent comme lui. Dès le lendemain des événements 8 avril les prieurs s'assemblèrent et portèrent un décret qui donnait à fra Girolamo douze heures pour quitter le territoire de la république et interdisait la chaire à tous les religieux de San-Marco. Le décret ne put être exécuté.
Ce même jour, fra Mariano degli Ughi, du couvent de San-Marco, devait prêcher à la cathédrale. Il en fut empêché par un groupe de turbulents qui se mirent à sortir de l'église aux cris de : « Aux armes ! A San-Marco ! »
Fra Girolamo était au couvent où l'ordre d'exil lui avait été remis, et il se disposait à obéir ; mais il ne pouvait songer en ce moment à se montrer dans la rue, sous peine d'être massacré. On le retint de force. Cette désobéissance, dont on ignorait les vrais motifs, détermina les membres de la Seigneurie, déjà fort animés contre fra Girolamo, et qui lui étaient en majorité défavorables, à charger la faction des Compagnacci de s'emparer de San-Marco et de fra Girolamo.
Les plus exaltés d'entre les Compagnacci envahirent l'église où l'on chantait vêpres et insultèrent les assistants. On parvint à les repousser et on ferma les portes. Aussitôt le parti des Arrabbiatti commença le siège.
Pendant ce temps, fra Girolamo revêtit les ornements sacerdotaux et organisa une procession solennelle dans le cloître et les corridors du couvent ; puis il rentra à l'église et vint adorer le Saint-Sacrement.
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Sur ces entrefaites, la Seigneurie envoya l'ordre à tous les laïques enfermés dans le couvent de l'évacuer sur-le-champ. Un grand nombre se hâta d'obéir maintenant que la situation devenait grave. Quelques acharnés, animés par fra Domenico, entreprirent de se défendre.
San-Marco était en état de défense. On y avait introduit en grand secret des arquebuses et quelques coulevrines. Fra Girolamo l'ignorait peut-être. Quoi qu'il en soit, il interdit de faire usage de la force. Mais on ne lui obéissait plus. La défense était héroïque et tenait depuis plusieurs heures contre les forces renouvelées des assaillants. La Seigneurie avait envoyé à Francesco Valori l'ordre de comparaître devant elle. Celui-ci, au moment d'obéir, vit sa femme massacrée, son neveu étouffé, sa maison pillée ; il se mit en chemin ; mais, quelques pas plus loin, il fut massacré. La populace, enivrée de sang, revient à San-Marco. En ce moment on affichait un décret qui menaçait de la potence tous ceux qui n'avaient pas quitté le couvent. Ce fut le signal du départ des derniers défenseurs ; néanmoins quelques rares laïques s'obstinèrent, et, appuyés par seize religieux, soutinrent la lutte sans faiblir. Fra Benedetto avait pris le commandement de leur petite troupe. Il était dans le cloître peintre en miniatures ; le péril de son maître en avait fait un héros.) Baldo Inghiranni et Francesco Davanzali le secondaient. Fra Girolamo et quelques frères chantaient devant l'autel.
L'ennemi venait de recevoir un renfort de huit cents hommes. C'étaient des pillards bien plus que des combattants. Ils s'étaient rendus à la très sainte Annonciata d'où ils avaient passé dans les bâtiments de la Sapience annexés à San-Marco. Après les avoir mis à sac, ils s'engagèrent dans le souterrain qui conduisait dans le
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convent. Ils l'envahirent et coururent au réfectoire où ils mangèrent le repas préparé pour la communauté ; alors, avec de grands cris, ils se dirigèrent vers l'église. Fra Girolamo leur fit ouvrir la porte qui mène de la sacristie dans le choeur. A la vue des moines sinistres, la torche allumée dans la main, les assaillants tombèrent la face contre terre. On leur prit leurs armes, et on les poussa ,vers le clocher où on les enferma.
On se battait dans l'église. Quelques frères maniaient des cierges attachés à une pertuisane. Il y avait déjà environ cinquante hommes tués ou hors de combat quand tin de ceux qui étaient enfermés dans le clocher sonna la cloche. La Seigneurie, craignant un conflit général, donna ordre au capitaine Giovacchino de braquer l'artillerie contre l'église. Fra Girolamo vit que la lutte devenait impossible ; il prit le Saint-Sacrement dans ses mains et, suivi de ses frères, se rendit processionnellement dans la petite salle de la bibliothèque, appelée Libreria Greca, où quelques amis leur apportèrent de quoi apaiser leur faim. En ce moment on proclamait la confiscation contre tous les laïques présents dans San-Marco et qui no s'en retireraient pas sur-le-champ. Ce fut le signal de la débandade générale.
A peine entrés dans la Libreria Greca, les religieux virent entrer des commissaires porteurs d'un ordre de livrer les pères Savonarole, Buonvicini et Maruffi. Le reste de la communauté obtenait grâce entière. Fra Girolamo consulta ses frères. Ceux-ci demandèrent aux envoyés d'exhiber une commission écrite. Les hommes n'en avaient pas. Ils durent s'éloigner, car, de crainte d'un piège, les frères ne consentirent pas au départ des religieux désignés.
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Il restait un moyen de sauver les frères menacés ; mais fra Malatista Sacramoro s'opposa à ce que le couvent courût pour eux de nouveaux dangers. « Dans les périls, dit-il, le pasteur doit savoir exposer sa vie. » Fra Girolamo répondit qu'il était prêt à se livrer.
Les commissaires revinrent porteurs d'un ordre écrit aux termes duquel fra Girolamo et ses deux compagnons seraient ramenés libres à San-Marco après un simple interrogatoire. Fra Girolamo savait ce que valaient de telles promesses. Il prit la parole en latin, exhorta ses frères dans le bien, protesta de sa joie de mourir pour son troupeau et rappela l'ingratitude de Florence pour ses véritables serviteurs. Ensuite, il reçut la communion et donna encore quelques conseils touchant l'administration de la maison. Enfin il sortit, accompagné de fra Domenico. On ne put découvrir fra Silvestro, qui s'était caché pendant le combat.
Quand les prisonniers parurent sur la place San-Marco, les mains liées derrière le dos, la foule se précipita sur eux pour les mettre en pièces. On leur lançait des pierres ; et pour empêcher que les projectiles ne les atteignissent, les gens de l'escorte furent obligés de croiser les piques par-dessus la tête des prisonniers. Cependant on parvenait jusqu'à eux; on les frappait. Comme au Christ on leur criait : « Prophétise qui t'a frappé. » Un homme prit les mains liées de fra Girolamo et lui tordit les doigts qu'il avait fort délicats, ce qui arracha à la victime un cri de douleur; un autre lui donna un coup de pied dans le derrière, disant que c'était là que résidait l'esprit de prophétie. Ce traitement ne prit fin qu'en pénétrant dans le palais. Bientôt les deux religieux y furent rejoints par fra Silvestro, sorti de sa cachette et trahi par fra Malatesta.
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Le jour même la Seigneurie fit connaître au pape Alexandre VI les événements qui venaient de s'accomplir. Le pape répondit par quatre brefs. Le premier félicitait la Seigneurie et demandait que fra Girolamo lui fût gré à la frontière des États romains. Le deuxième bref conférait au vicaire général de l'archevêque et au chapitre de la cathédrale le pouvoir d'absoudre quiconque aurait péché le jour des Rameaux dans l'attaque du couvent, eût-on commis un homicide ; de publier un jubilé à Florence avec indulgence plénière et réconciliation des Piagnoni qui abandonneraient leur parti. Le troisième bref était adressé aux franciscains et le quatrième à fra Francesco di Puglia qu'on y louait sans réserve de leur zèle et de leur conduite.
Le 9 avril, les prisonniers comparurent devant la Seigneurie et furent sommés de déclarer si leurs prédictions venaient de Dieu. Fra Girolamo affirma qu'il était inspiré. Malgré la foi jurée, on les retint en prison. On fit même arrêter les principaux du parti des Piagnoni ; Andrea Combini, Pietro Ciaozzi, Francesco Davanzati, Lionel Boni furent conduits au Bargello; d'autres, parmi lesquels Pagolantonio Soderini et Battista Ridoffi, eurent le temps de prendre la fuite. Les religieux de San-Marco furent consignés dans le couvent, et toute communication avec les personnes de l'extérieur leur fut interdite. Enfin, la Seigneurie décréta que la cloche de San-Marco serait donnée aux franciscains ainsi qu'une somme annuelle à l'anniversaire du 7 avril. Quand les frères mineurs se présentèrent à la porte San-Miniato pour toucher leur argent, le citoyen chargé du paiement leur dit : « Recevez le prix du sang du juste que vous avez livré » : Accipite pretium sanguines juste, quem tradidistis.
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La Seigneurie ordonna encore de substituer aux Dix de balie et au tribunal des Huit, favorables à fra Girolamo, des juges pris parmi les vainqueurs de la veille. Une commission de cent membres fut réunie et décida que le procès serait poursuivi à Florence. Là-dessus, les prieurs nommèrent une commission à laquelle il fallut bientôt, sur l'ordre du pape, adjoindre deux chanoines.
Dès le 9 avril les interrogatoires se multiplièrent; mais fra Girolamo y fit des réponses d'une obscurité calculée.
Le 10, les interrogatoires furent suspendus. Ils reprirent le 11 et se poursuivirent sans interruption jusqu'au 19, mêlés aux dépositions des témoins. Pendant cet intervalle fra Girolamo fut appliqué plusieurs fois à la question. A Chaque fois, il infligea à ce procédé juridique, contraire à toute justice, l'unique témoignage de mépris qui demeurât à sa disposition ; il répondit affirmativement à tout ce qu'on lui demanda. A peine l'avait-on déposé à terre, il désavouait les aveux qu'il venait de faire.
Chargé, dit-il, de faire signer, en juin ou juillet 1497, la pétition de San-Marco au pape pour obtenir l'absolution de fra Girolamo, il s'acquitta autant qu'il put de sa mission. Les frères s'étaient engagés à recueillir, s'il le fallait, les signatures de milliers de citoyens. Fra Silvestro gronda fra Roberto pour avoir laissé signer des hommes du peuple, disant qu'on ne voulait que des signatures importantes. J'en renvoyai donc plusieurs; mais, de
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peur qu'ils ne se fâchassent, je fus obligé de laisser signer toutes sortes de gens. Les uns arrivaient d'eux-mêmes, les autres étaient conduits par des frères. Suivent les noms d'une foule de citoyens qui devaient venir et qu'on attendit inutilement. En revanche, il en vint beaucoup qu'on n'eût jamais pensé voir. Francesco Valori voulait brûler la pétition. Pour moi, je tenais la doctrine de Savonarole pour solide, vraie et non hérétique. J'étais secrétaire de fra Girolamo, surtout quand il avait beaucoup à faire ou qu'il composait ses traités Della fede et De simplicible christianae vitae et tous ses autres ouvrages.
J'écrivais aussi ses lettres dans le commencement, du moins celles qui n'avaient pas d'importance ; je le suivais et je l'accompagnais. Depuis deux ou trois ans je ne me suis plus mêlé de sa correspondance. Fra Nicolo da Melano m'a remplacé.
Il m'a été impossible de prendre en fraude fra Girolamo. J'ai toujours vu en lui de grandes marques de sainteté; la dévotion, l'humilité, la prière, de bonnes paroles, des moeurs pures, d'excellents exemples, une conversation admirable, une doctrine saine, ferme et solide. Je crois que fra Domenico est un homme d'une vie pure; nais c'est un esprit borné, trop porté à croire les révélations, les songes des bonnes femmes et des cerveaux étroits et faibles. Ceux d'entre nous qui montraient quelque incrédulité vivaient dans un martyre continuel.
Je voyais fra Silvestro passer tout le jour dans le cloître à bavarder dans des groupes de citoyens, ce qui faisait murmurer beaucoup de nos frères. Il y avait toujours des étrangers plein sa cellule, les cloîtres ou le jardin.
Je me plaignais de cela et l'appelais une tyrannie, ainsi que beaucoup d'autres ; mais je n'osais pas résister, voyant
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beaucoup de bons effets, d'union des âmes et de vie commune.
J'avais des scrupules de conscience et me tenais tranquille. Fra Girolamo me grondait, et je lui demandais pardon.
Je n'ai jamais prêché sur les affaires d'Etat. Il est vrai que, croyant aux prophéties de fra Girolamo, j'ai exposé beaucoup d'allégories, me gardant de toute interprétation forcée, et je disais que l'excommunication était nulle. Je serais allé dans le feu si notre vicaire général me l'avait commandé.
J'ai vraiment cru fra Girolamo envoyé de Dieu ; je m'en repens et j'en demande l'absolution.
Je ne me suis jamais aperçu qu'il y eût des intelligences entre fra Girolamo et les citoyens, quoique je fusse ordinairement auprès de lui.
Il déclare que fra Roberto l'invita à accompagner fra Girolamo au sermon ; il demanda si l'on pouvait avoir des armes, pensant que la Seigneurie ne s'y opposait pas puisque les valets en portaient.
Fra Francesco de Médicis m'invita souvent à coucher à San-Marco, parce qu'ils avaient des soupçons. J'y vis sept ou huit personnes qu'on avait convoquées comme moi : Bartolommeo Bartolommei le mercier, Nicholaio le bonnetier, Luca d'Andrea della Robbia, Jacopo del Bientina, Lazerello da Filicaia, Diofebo della Stufa, Zanobi le fripier.
J'ai vu porter des armes chez Davanzoti. Le dimanche
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des Rameaux, au moment du combat, j'ai vu des caisses d'armes.
Le témoin a été blessé à la tête.
Semblable à la précédente.
Résumé de la déposition par le greffier. Le témoin se défend de rien savoir. Il avoue cependant qu'il connaissait tous les frères.
Il parle d'une procession faite à San-Marco.
Détail des armes.
Il donne les noms de ceux qu'il a vus en armes le dimanche des Rameaux.
Fra Luca d'Andrea della Robbia déclare que les frères étaient avec les séculiers dans le choeur, au moment de l'assaut du couvent, munis de torches. Lui-même était armé ainsi que Lionello Boni, Francesco Davanzoti, Jacobo della Bientina, Girolamo Gini, Pagolo della Robbia, et beaucoup d'autres dont il ignore le nom.
Fra Girolamo était avec le Saint-Sacrement, dans le
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choeur. Ceux qui s'y trouvaient avec lui étaient pour la plupart désarmés et ne portaient que des torches. Quelques-uns cependant avaient des armes, quatre ou six environ, dont Pagolo della Robbia et Nicholo le bonnetier.
Le peuple entre; nous prenons des épées et courons à sa rencontre. Je vais dans le second cloître, je blesse un assaillant aux reins, je donne un coup de pommeau de mon épée à un autre sur le visage, j'en dépouille plusieurs et je donne leurs armes à mes frères.
Les dépositions des témoins n'apportaient pas les preuves de culpabilité dont les juges croyaient avoir besoin. Ils songèrent alors à utiliser les aveux que fra Girolamo faisait pendant la torture. Dans ce but ils cherchèrent un esprit délié et une plume habile à présenter les paroles de l'accusé sous le jour le plus défavorable à lui-même et à son parti ; ils trouvèrent Ser Ceccone.
Ser Ceccone avait pris part à la conjuration du Palleschi. Après la découverte du complot, il s'était réfugié à San-Marco. Fra Girolamo traita son adversaire vaincu avec bonté et lui permit d'échapper à toutes les recherches. Dès que Francesco degli Albizzi, l'un des commissaires, comprit le rôle que cet homme s'apprêtait à jouer, il refusa de siéger et donna sa démission, disant qu'il ne, voulait pas se souiller du sang du juste.
Ser Ceccone fabriqua un procès. Pour y mettre la dernière main, la commission rogatoire , fit, citer six religieux de San-Marco à comparaître devant elle, le 19 avril. dans la grande salle du Conseil, en présence de deux vicaires de l'archevêque de Florence, de l'évêque de Fiesole, de quelques chanoines de la cathédrale et de
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plusieurs citoyens nobles. Lorsqu'ils furent tous rassemblés, Ser Ceccone donna lecture du procès tel qu'il l'avait rédigé, et les magistrats demandèrent à Savonarole s'il tenait pour vrai tout ce qu'on venait de lire. Fra Girolamo répondit : « Ce que j'ai écrit est vrai. » On fit signer les six religieux et les deux vicaires généraux. En prenant la plume, fra Malatesta Sacromoro cria à son ancien maître : Ex ore tuo credidi, et ex ore tuo discredo. Fra Girolamo feignit de ne rien entendre. On le requit de signer à son tour; il refusa et toutes les instances n'obtinrent rien.
La Seigneurie étant, sur ces entrefaites, arrivée au terme de ses pouvoirs et se défiant d'un revirement en faveur de l'accusé dans le Grand Conseil, prit la mesure suivante. Le jour où l'on devait élire ses successeurs, la Seigneurie fit mettre hors du Conseil, avant le vote, deux cents citoyens choisis parmi les plus obstinés partisans de fra Girolamo. Par ce moyen le vote était assuré, et le nouveau gonfalonier de justice ne fut autre que Veri de Médicis.
Le 21 avril les religieux de San-Marco, pervertis ou abusés, renièrent leur ancien maître, se défendirent sur les plus jeunes de la communauté de la résistance à main armée opposée aux assaillants ; enfin ils sollicitèrent le pape Alexandre VI de maintenir leurs privilèges.
Le premier soin de la nouvelle Seigneurie fut de faire reviser le procès, pour la forme, par le tribunal des Huit. Le second fut de demander au pape l'autorisation de prononcer la sentence contre fra Girolamo et de la faire exécuter. Alexandre VI réclama une fois de plus que l'accusé lui fût livré ; mais la Seigneurie maintint le droit de la République et s'excusa par la raison d'Etat de ne pas acquiescer au désir du pape. Dans une lettre du
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6 mai à l'ambassadeur Bonsi, les prieurs ajoutaient cette raison : Le peuple désire voir de ses yeux l'exécution. C'est aussi le moyen de hâter la ruine du parti des Piagnoni à qui la vue du supplice de leur chef fera perdre leurs dernières espérances. Enfin on craignait que fra Girolamo révélât des secrets d'Etat, et en conséquence on invitait le pape à se contenter de se faire représenter par des commissaires chargés d'instruire, de condamner et d'exécuter en son nom. Le pape agréa ce dernier parti.
En attendant l'arrivée des commissaires, fra Girolamo et ses compagnons eurent quelques jours de repos et de calme (du 19 avril au 19 mai). Fra Girolamo écrivit un commentaire du psaume 50e et en commença un autre sur le psaume 30e. Mais la plume et le papier lui ayant été enlevés, l'oeuvre demeura inachevée.
Les commissaires du pape étaient fra Giovacchino, Turriano de Venise, général de l'ordre de Saint-Dominique, et don Francesco Romolino, prêtre espagnol, auditeur du gouverneur de Rome. Le premier était un homme jusque-là honorable et juste ; on ignore par quelle faiblesse soudaine il avait consenti à se faire l'exécuteur de la vengeance d'Alexandre VI qui avait confié à l'Espagnol la sentence tout écrite, ainsi que ce dernier, s'en vantait avec impudence.
Les commissaires arrivèrent le 19 mai.
Le 20 mai, fra Girolamo et fra Silvestro comparurent devant don Romolino. Fra Girolamo maintint sa doctrine, déclara ses aveux arrachés par la torture et ajouta que si on l'y soumettait de nouveau, il désavouait d'avance ce qu'il dirait alors. Le juge s'abandonna à l'intempérance de son caractère, accabla d'injures fra Girolamo et le fit mettre à la torture. Celui-ci avoua tout ce qu'on
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voulut. Il en fut de même de fra Silvestro. Quant à fra Domenico, il ne fut pas compris dans cette instruction, et on crut qu'il serait mis hors de cause et aurait la vie sauve. Un Arrabbiato fit savoir à don Romolino que si fra Domenico échappait, il reprendrait, l'oeuvre de fra Girolamo, et qu'ainsi mieux valait le faire mourir. « Un mauvais moine de plus ou de moins, peu importe », dit Romolino.
Le 22 mai, au soir, on vint annoncer aux accusés leur condamnation et son exécution dès le lendemain. Fra Girolamo demeura calme. On le mit en chapelle avec Jacopo Nicolini. Celui-ci l'aborda par ces mots : « Je ne viens pas recommander la résignation à celui qui a ramené un peuple entier dans les voies de la vertu Faites votre devoir », dit fra Girolamo. Il refusa de Souper à cause de la difficulté ordinaire de ses digestions et afin de n'être pas distrait des graves pensées de la :mort. Il se confessa, médita et pria : mais enfin, succombant à la fatigue, il demanda à son compagnon de poser quelques instants sa tête sur ses genoux et s'endormit presque aussitôt. Pendant son sommeil il parlait et riait ce dont Jacopo Nicolini s'étonnait fort.
Fra Domenico apprit sa sentence avec calme. Prieur de Fiesole, il écrivit aux frères une lettre simple et touchante ; il recommanda de faire relier les oeuvres de fra Girolamo, den garder une copie dans la libreria et une autre au réfectoire pour être lue chaque jour au repas.
Fra Silvestro fut accablé par la nouvelle de la condamnation.
Fra Girolamo demanda à revoir une dernière fois ses compagnons de lutte et de souffrance. Fra Domenico avait demandé à être brûlé vif ; il lui reprocha affectueusement
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de choisir ; fra Silvestro voulait parler au peuple, il lui recommanda le silence.
Le 23 mai, à l'aube, les trois condamnés furent conduits dans la chapelle du palais et y reçurent la communion. Fra Girolamo prit un instant l'hostie dans ses mains, et demanda pardon à Dieu et aux hommes des fautes de sa vie.
Ensuite on s'achemina vers le lieu de l'exécution. Un échafaud était dressé à hauteur d'homme, couvert de matières inflammables d'où s'élevait une potence en forme de croix. Une sorte de porte en bois, partant de la Ringhiera, y conduisait. Cette installation était si grossière et si mal gardée que des enfants s'étaient introduits par-dessous les arches de cette passerelle et passaient des bâtons pointus entre les jointures des planches afin de faire trébucher et de blesser les trois condamnés. La foule encombrait la place, morne par endroits, délirante ailleurs. D'énormes clameurs réclamaient le supplice.
Sur la Ringhiera se dressaient trois autels. Le premier, près de la grande porte du palais, était réservé à fra Benedetti Pagagnotti, évêque de Vaison, chargé de la dégradation. Fra Sebastiano Buontempi, prieur de Sainte-Marie-Nouvelle, devait enlever l'habit religieux à fra Girolamo. Le deuxième tribunal était réservé aux commissaires apostoliques, le troisième aux Huit de garde.
Après avoir descendu le grand escalier du palais, les trois condamnés furent dévêtus, ne gardant que la chemise, et ils s'avancèrent nu-pieds sur le perron. Ils furent conduits devant le premier autel où ils furent revêtus des ornements sacerdotaux et aussitôt dégradés. L'évêque de Vaison dit à fra Girolamo : « Je te sépare de
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l'Eglise militante et de l'Eglise triomphante ». «De l'Eglise triomphante ! Non ! Tu ne le peux pas, » répondit Savonarole.
La cérémonie terminée, les trois furent amenés au deuxième autel, où Romolino lut la sentence de mort apportée de Rome ; on les y déclarait convaincus d'hérésie. Puis on leur offrit indulgence plénière de leurs péchés ; ils la reçurent avec humilité.
Devant le troisième autel, les juges civils confirmèrent la sentence.
Alors on marcha au supplice.
Arrivés au pied du gibet, les martyrs s'agenouillèrent et demandèrent en vain qu'on attachât la chemise aux genoux. Fra Silvestro mourut le premier en récitant ces paroles : « Mon Dieu, je remets mon esprit entre vos mains » ; fra Domenico le suivit, fra Girolamo vint le dernier.
« Il mourut convaincu de son innocence et pénétré des plus vifs sentiments de charité. Soutenu par l'espérance, il ne démentit pas sa fermeté et ne laissa échapper aucune parole qui fût un aveu ou une protestation. »
Avant d'expirer, certains crurent l'entendre dire : « Ah ! Florence, que fais-tu aujourd'hui ? »
C'était le mercredi 23 mai 1498, veille de l'Ascension.
Les corps furent brûlés et les cendres jetées dans l'Arno.
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Le document qu'on va lire est traduit en français pour la première fois d'après le texte italien resté inédit jusqu'en 1898, conservé à la Biblioteca Riccardiana de Florence, Cod. 2053, a. c. 108-118, et publié par P. Villari et E. Casanova : Scelta di prediche e scritti di fra Girolamo Savonarola con nuovi documenti intorno alla sua vita. Firenze, 1898, p. 3-28.
+ JESU + MARIA +
La vie du P. fr. Jérôme fut toujours pleine de franchise et sans tache. Avant tout il se montra très obéissant à ses parents, à ses supérieurs, à ses égaux et à ses inférieurs. Il vécut dans le monde à l'abri de tout reproche comme les siens et bien d'autres me l'ont rapporté. Devenu plus tard religieux (à 21 ans), il me disait avec la franchise qui le caractérisait : « Quant aux trois voeux essentiels et principaux, je n'ai jamais compris, cherché, ni voulu une chose, fût-ce la plus petite, qui eût pu donner du trouble ou du scandale. » Et quant au voeu de pauvreté en ce qui touche à sa nourriture, elle était très sobre et très simple ; ce qui touche ses vêtements, il était
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toujours heureux de porter une étoffe simple et grossière, et il aurait voulu voir ainsi tous les autres religieux. Quand il parlait 'avec ses frères, bien qu'il parlât peu avant sa venue parmi nous en Toscane, il avait l'habitude de répéter sans cesse : « Nous sommes loin de ressembler à nos anciens frères. » Et me parlant un jour sur les abus dont nous étions témoins, il me causait de celui auquel la religion était en train d'aboutir, un jour que nous passions par le couvent de Modène ou de Padoue je ne sais, quand ouvrant une porte il vit une table garnie de frères convers, et entre autres choses il remarqua beaucoup de tourtes de massepain. Alors il fut pris d'un tel zèle pour l'honneur de Dieu qu'il ne put se contenir et s'écria : « Paresseux, vous paierez cela un jour. » Quant à la chasteté, non seulement je n'ai pas trouvé un seul homme qui ait eu des soupçons sur lui, mais même qui ait jamais songé à douter de sa vertu. Un respectable Père me disait : « Je l'ai confessé en Lombardie plus de cent fois, et je ne saurais dire s'il avait commis un péché véniel, » et il faisait de sa vie de grands éloges. Quant à l'obéissance à laquelle il s'était appliqué plus qu'à toutes les autres vertus, attendu qu'elle est directement opposée à l'orgueil, (et si parfois celui-ci peut l'imiter, il n'est pas possible néanmoins qu'il ne se fût pas trahi de quelque façon pendant un si grand laps de temps, surtout si l'on considère qu'il avait joui de la familiarité des hommes les plus distingués et les meilleurs de notre époque), et malgré cela il fut le plus obéissant des hommes non seulement à ses supérieurs, mais même à ses égaux et à ses inférieurs.
Et bon nombre de nos frères de Lombardie m'ont dit expressément : « Bien qu'il parlât peu, cependant quand
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il le faisait il se montrait tellement affable et humble que le plus petit des frères l'aurait fait aller ou, s'arrêter comme il l'aurait voulu. » Il ne paraît pas possible que si cet homme avait été faux il eût pu rendre si heureux ceux qui liaient conversation avec lui, et que néanmoins il montrât tant de goût pour la solitude. Que dis-je, il n'y avait pas de coeur si affligé qu'il fût ou si endurci dans le mal que l'on voudra qui ne sentît son coeur se fondre au son de sa voix ; et de ce fait nous avons bon nombre de témoignages. Parmi les fruits portés par la vie et la doctrine de cet homme, celui-ci est particulièrement digne d'attention. Ace moment bien des personnes à Florence, nobles, marchands, artisans, plébéiens, étaient arrivées à la dernière limite en fait de foi et des choses de Dieu, comme on le leur disait publiquement et que leur vie déshonnête le manifestait ; elles tournaient tout le monde en ridicule, et comme elles ne manquaient pas d'esprit ni d'adresse, elles pervertissaient le reste de la cité, quand ce serviteur de Dieu commença ses prédications.
Bien qu'ils eussent conservé quelques beaux usages de politesse et qu'ils fussent tenus pour les meilleurs hommes de Florence, ils n'en restaient pas moins dénués de tout amour de Dieu et du prochain ; mais comme ces prédications découvraient leurs vices sans nombre ignorés jusque-là, ils se sont ingéniés de leur mieux pour déprécier, je ne dis pas les choses futures qu'il prêchait, mais même sa doctrine, et tous les efforts que, de concert avec des prêtres et des religieux italiens, ils ont tentés pour couvrir leurs vices et leur vergogne, n'ont abouti qu'à les rendre plus éclatants.
Mais revenons à la première espèce en les appelant
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publicains et gens de mauvaises moeurs. Quand ils vinrent boire l'eau de ces prédications, ils pensaient bien qu'il en serait de celle-ci comme de celles qu'ils avaient bues autrefois, mais tout au contraire ils en ont été enivrés à ce point qu'ils ont abandonné leurs habitudes, leurs impudicités, pour vivre d'une vie chaste et sainte, rendant non seulement le bien mal acquis, mais donnant leurs biens, leur réputation et même la vie ; car pour ne pas commettre de péché, ou seulement quand ils ont cru qu'il n'y allait que de l'honneur de Dieu, ils n'ont pas hésité à exposer plus d'une fois leur propre vie, si bien que toute la finesse qu'ils avaient déployée à mal faire, ils l'ont tournée vers le bien et la gloire de Dieu en rendant le bien mal acquis, qui était représenté par des sommes considérables montant, comme le disait un jour le P. fr. Jérôme dans un de ses sermons, à plus de 100.000 ducats ; bien plus, ils prêtaient sans intérêt, faisaient beaucoup d'aumônes ; finalement, après la mort du P., ayant été condamnés à plusieurs milliers de florins, ils ont supporté cela avec beaucoup de patience. Quant à la réputation, il est vrai que pendant un certain temps tous ceux qui croyaient étaient protégés, mais quand le P. eût été frappé et qu'il ne servait plus à rien de faire bon marché de son honneur personnel et de souffrir pour le Christ, immédiatement les vapeurs tombèrent, les étoiles restèrent au firmament ; alors les plus grands, les plus nobles furent bafoués, conspués par la plus vile populace, pris, tourmentés de supplices divers, mis à mort même comme
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étaient innocents; comment ne pas craindre qu'au sortir des mains de la justice ils ne tirassent d'eux, quelque vengeance? aussi, pour s'en mettre à l'abri, ils leur signifièrent que toute charge leur était interdite aux uns pour deux, aux autres pour trois ans ; mais tout le monde ou à peu près ayant reconnu leur innocence et leur patience, ils furent rétablis dans leur ancien état et placés au nombre des premiers magistrats de la cité. Loin de venger leurs injures, ils s'appliquèrent à rendre à tous une exacte justice. Que dirai-je de la mort de quelques-uns, je ne dis pas de la patience dont ils firent preuve dans leur dernier supplice, mais de la joie dont ils surabondaient dans cette nuit tragique de leur arrestation à Saint-Marc !
Entre tous un jeune homme de naissance noble qui de loup était changé en agneau, de démon, je veux dire de très orgueilleux, était devenu très doux et humble (et vraiment j'en puis parler, car je le connaissais bien pour avoir eu avec lui des relations fort familières) ; lui qui auparavant était toujours prêt à mettre l'épée à main, blasphémateur et plein de vices, et maintenant rempli de vertus. Il tomba en quelque sorte à mes pieds frappé à mort, et d'un visage heureux et enjoué il me demanda la sainte communion en disant : « Père, je suis plus content que je ne l'ai jamais été ; le Seigneur m'a fait une trop grande grâce. » Et tenant en main sa petite croix rouge il la baisait en disant : Ecce quam bonum. La joie qui illuminait son visage était si grande que tous les assistants désiraient mourir comme lui. Et ainsi après avoir été communié par le frère Dominique de Pescia, il expira en embrassant ladite croix et en répétant ces mots : Ecce quam bonum.
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Ce père conduisit à la vraie simplicité de Jésus-Christ une autre classe d'hommes : des théologiens, des philosophes, des canonistes, des légistes ; c'étaient les plus illustres qui fussent dans notre cité. Parmi eux était le comte Jean de la Mirandole, génie profond que j'ai sou-vent entendu comparer par le P. fr. Jérôme à saint Augustin et saint Thomas. Tout d'abord opposé à son oeuvre, il en devint ensuite le protecteur et le soutien. Puis ce fut maître Dominique Benivieni, homme d'une vie et d'une doctrine tout à fait remarquables, unique dans notre ville. Un jour, se trouvant à Rato in S. Dominico, il invita tout le gymnase de Pise à venir et le sermon qu'il leur fit dura 3 heures. Ils y étaient à peu près tous, surtout les principaux lecteurs des cours. Dans un sermon il montra l'excellence de la foi. Il parla avec tant de force et d'efficacité que tout le monde ou à peu près en fit son profit et surtout ses adversaires, au point que Messire Ulivier, chanoine florentin tenu pour le premier philosophe d'Italie, disait publiquement tout haut après le sermon : « Venez, mes disciples, et tous les autres avec eux ; allons, portons tous nos livres et suivons cet homme, encore en sommes-nous à peine dignes. » Et tqus les autres ennemis devinrent amis, fréquentaient ses prédications autant qu'ils le pouvaient, accusaient publiquement leur erreur et défendaient la vérité. Ledit Messire Ulivier vint tout un hiver entendre fr. Jérôme à Saint-Marc et restait jusqu'à deux heures de nuit, non sans éprouver grande incommodité, car il était âgé et corpulent. J'en entendis beaucoup alors qui demandaient au père qu'il leur donnât l'habit. Mais il mourut.
Il me reste enfin, il me reste à raconter le fruit que cette doctrine a porté chez les jeunes garçons et filles de
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la cité. Mais d'abord chez celles-ci. Elles ne pensaient qu'à se parer d'une manière légère et peu modeste ; elles passaient à faire cela la plus grande partie de leur temps.
Tout cela, grâce aux prédications du P., elles l'abandonnèrent. Je ne dis pas qu'elles renoncèrent à ce qui convenait à leur rang, mais seulement à ce qui était superflu ou immodeste. Les nobles surtout disaient à leurs mères : « Tout cet argent que vous consacrez à nos parures, donnez-le aux pauvres du Christ. » Et s'étant ainsi données au Seigneur, elles vivaient toues dans une très grande charité.
Mais pourrai-je jamais raconter en quelque langue humaine le changement et conversion admirable, étonnante et en quelque manière impossible de tant de milliers d'enfants de toute condition ! Et tout d'abord ce qu'ils étaient auparavant et combien profondément plongés dans tous les vices. Cela tous les hommes de cette cité le savent, portant avec orgueil des vêtements immodestes, la manière dont ils portaient leurs cheveux, non seulement on les aurait pris pour des enfants d'un autre sexe, mais même pour des filles de mauvaise vie. D'ailleurs ils étaient aussi peu modestes dans leurs paroles que dans leurs oeuvres, s'adonnant surtout au crime de sodomie, qui, chose horrible ! avait fait de Florence une autre Sodome. A cela ils joignaient la passion du jeu, l'habitude du blasphème, et s'adonnaient à tous les genres de vices. Mais à la parole dudit Père, ils changèrent merveilleusement, ils laissèrent toute superfluité dans le vêtement, le soin de leurs cheveux et autres vanités furent abandonnés. Ils se corrigèrent des vices susdits et devinrent tellement fervents qu'ils étaient un exemple pour Florence tout entière. Sur leur visage resplendissait
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comme une lumière de grâce divine, et par eux s'opéraient des oeuvres merveilleuses. Ils s'ingéniaient surtout à extirper les jeux de la cité et des environs ; divisés en groupes de 25 ou 30, ils allaient voir où se trouvaient les joueurs, si l'on jouait; ils les engageaient à se séparer d'abord par de bonnes paroles, puis ils employaient la menace, et enfin, s'il le fallait, ils employaient la violence, leur enlevant de force les Cartes, les dés et tous autres instruments de jeu. Ils avaient même réussi à se faire craindre tant, à l'intérieur et à l'extérieur de la ville, que les joueurs ne les attendaient pas, car ils les savaient impitoyables. Que s'ils n'avaient pu réussir par leurs propres forces, ils avaient de leur côté la protection des Huit et des seigneurs qui es favorisaient de tout leur pouvoir. Durant tant de temps on ne releva pas un seul scandale. A cette époque, par conséquent, la ville s'astreignit à mener une vie bonne et sainte ; et au lieu de jouer aux pierres, pernicieux désordre que pendant des centaines d'années, bien des dames, des magistrats et des centaines de prédicateurs n'avaient jamais pu abolir malgré tous leurs efforts, P. Jérôme le fit d'un seul mot, et ces enfants, les premiers de la ville, au lieu de cailloux, allaient recueillir des aumônes pour les pauvres et pour le Mont-de-Piété, et ils réunirent des centaines de ducats, supportant avec patience les critiques et les injures grossières qu'on ne leur ménageait pas. Une fois entre autres, j'étais présent quand un homme d'une cinquantaine d'années et de noble extraction, mais de peu de vertu, leur cria fort en colère : « Vous êtes des hommes de bien, mais vous n'en reproduisez guère les traits. Laissez donc cela tranquille, donnez-vous du bon temps et jouez aux
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cailloux comme autrefois. » L'un d'eux lui répliqua avec douceur : « O notre père, nous pensions que vous nous loueriez de ceci, et que vous nous blâmeriez de jouer aux cailloux, et vous faites tout le contraire. » Il répondit furieux : « Vous n'êtes qu'un tas de grincheux, » et il s'éloigna fort en colère. Il leur arriva souvent que ceux qui auraient dû être leurs modèles les empêchaient de bien faire par la parole et par les actions. Mais que dirai-je de leur grande obéissance à leurs parents ? Vous savez combien c'est difficile d'élever des enfants à Florence. Non seulement ils étaient devenus très obéissants à leurs parents, mais encore leur conversation était avec tous pleine de mansuétude et de courtoisie ; ils parlaient surtout de Jésus-Christ, et cela sans hypocrisie, mais en toute sincérité. Ils étaient tellement empressés aux sermons du P. Jérôme et avides d'entendre la parole divine, que tous les matins ils étaient les premiers à s'emparer des places, et, ce qui est peu naturel à leur âge, ils restaient là deux et trois heures et plus, récitant leurs prières dans un silence parfait, ou chantant des litanies ou tout autre cantique, jusqu'au moment où le Père montait en chaire. Je crois que tous les matins ils étaient réunis plus de 2.000 ; à la fin même ce nombre s'était accru de beaucoup, à tel point que le P. Jérôme leur recommanda de se diviser par quartiers d'après les quatre quartiers de Florence, de faire eux-mêmes leur surveillance et de rester bien et louablement occupés. Ces dits enfants résolurent donc de purger la ville de beaucoup de vanités et superfluités, telles que cartes, tables de jeu, dés, échecs, peintures et bas-reliefs indécents, harpes, luths, miroirs, fard, parfums et fioles à parfums et toutes choses semblables.
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Ils allaient ces excellents enfants, de maison en maison, demandant avec grande modestie qu'on leur remît ces objets. Beaucoup s'exécutaient pour l'amour de Dieu et les enfants le bénissaient. Mais d'autres fois ils avaient affaire à des scélérats qui leur disaient des vilenies, les frappaient même, mais leur patience ne se démentait pas. Cela dura plusieurs mois, les objets réunis par eux étaient presque infinis ; on les estima à plusieurs milliers de ducats. Tout cela fut porté en présence de tout le peuple sur la place des Seigneurs, où l'on éleva d'abord une belle construction en bois, puis on y disposa avec un goût admirable tous ces objets, et enfin aux accents des trompettes et du fifre, en présence des enfants, on les fit flamber, à la grande joie de tous. C'était le jour de carnaval que cela se passa ; ce jour-là même, à Saint-Marc, il y eut plusieurs milliers de communiants, hommes, femmes, enfants, avec chants d'hymnes, à ce point qu'il semblait que les anges fussent venus du ciel pour s'associer aux jubilations des hommes.
Voilà ce qui se passait à Florence du temps du P. fr. Jérôme. Combien ces fruits étaient admirables ! Combien glorieuse était cette cité ! Je me souviens que le P. Jérôme fit faire le dimanche des Rameaux une procession d'enfants vêtus de blanc ; ils étaient plus de 5.000; on les compta exactement, tant le fait parut admirable et surprenant.
Ils marchaient avec une tenue si modeste que tout le monde était émerveillé. Chaque quartier avait sa bannière sous laquelle ils s'avançaient portant une croix rouge et un rameau d'olivier à la main, et une couronne sur la tête. Une multitude innombrable d'hommes et de femmes venait après eux. A la fin de la procession, ils
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se réunirent tous sur la place de Saint-Marc, tous les frères du couvent de Saint-Marc sortirent et tous ensemble, vêtus de blanc, ils organisèrent des chants et des danses à l'instar de David autour de l'Arche. Ce fut vraiment un jour admirable, exquis, dans lequel, par excès de joie et d'allégresse, tout ce peuple perdit un peu la tête.
Une seconde fois ils firent le tour de la ville et ils recueillirent encore des objets lascifs plus nombreux et plus beaux. Malheureusement il se trouva là un assez grand nombre de gens dont la malignité empêcha l'exécution de ce qu'on avait projeté, parce que le fr. Jérôme fut pris et mourut à cette époque.
Cependant ces objets lascifs furent brûlés plus tard dans le jardin de Saint-Marc. Que si quelqu'un veut se mettre plus amplement au' courant du fruit admirable porté par ces enfants, qu'il lise l'ouvrage considérable que Jérôme Benivieni a écrit sur ce sujet dans les odes et sonnets qu'il a composés au sujet de ces processions et fêtes.
L'an du Seigneur 1481, fr. Jérôme des frères prêcheurs de l'observance faisait ses études à Saint-Marc des Anges à Ferrare; mais la guerre allumée entre les Vénitiens et le duc de Ferrare détermina ses supérieurs à l'envoyer au couvent de Saint-Marc. Vincent Bandella, qui en était prieur et connaissait sa science et sa bonté, le chargea de donner des leçons dans sa maison. Un frère certainement consciencieux m'a dit que Fr. Jérôme était universellement tenu en grande vénération pour sa doctrine et sa vie exemplaire et qu'il les exhortait tous à étudier l'Ecriture sainte; il ajoutait que plus d'une fois il l'avait vu arriver au cours les yeux baignés de larmes
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provoquées par ce qu'il avait médité avant de donner sa leçon; et parce qu'il la possédait parfaitement tous les auditeurs étaient très satisfaits. Il fut choisi pour prêcher le carême suivant à Saint-Laurent ; mais comme tout le monde fut mécontent de sa prononciation et de ses gestes, il arriva qu'à la fin du carême nous étions moins de 25, y compris les hommes, les femmes et les enfants. Cet échec le fit renoncer à la chaire pour se consacrer tout entier à l'enseignement, et il retourna en Lombardie. Plus tard, en 1489, les fr. de Saint-Marc le redemandèrent comme lecteur et le chapitre le leur accorda. Ainsi il commença par enseigner la logique, et tous les pères désirèrent que tous les jours de fête après vêpres il parlât à l'église sur quelque passage de la sainte Ecriture. C'est ainsi que par obéissance, le premier dimanche d'août 1489, il commença son exposition de l'Apocalypse. Sur ce texte if établit quatre points de vue généraux : 1° la vérité de la foi de Jésus-Christ ; 2° la vérité de la bonne vie chrétienne ; 3° le renouvellement de l'Eglise ; 4° la conversion des infidèles.
L'année suivante, 1490 il fut élu prieur de Saint-Marc. -Comme un grand nombre des frères, comme tous, avaient apprécié sa doctrine, sa bonté, la douceur de son commerce, toujours rempli de -la sagesse divine, s'emparant toujours plus des coeurs et doucement les encourageant à s'appliquer à tirer quelque profit de la vie spirituelle, et à éviter les mauvaises habitudes du temps présent, bon nombre d'entre eux le supplièrent de leur trouver un moyen d'arriver à cette perfection . Comme il paraissait impossible d'atteindre ce but tant qu'ils seraient tous ensemble, ils mirent en avant l'idée de se séparer de la province de Lombardie, disant que
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cela ne serait pas une innovation, car anciennement la Lombardie et la Toscane étaient séparées. En peu de temps plus de 100 frères souscrivirent à cette proposition faite par main de notaire. A cette vue il mit la main à l'oeuvre et réussit, malgré l'opposition de l'opinion et l'influence puissante de bon nombre de princes italiens et autres prélats. Pendant que ces affaires se traitaient, il faisait faire quatre fois par jour une oraison conventuelle pour ce motif spécial. Il y avait contre ce projet tant d'opposition et de difficultés que bon nombre des signataires se prirent à craindre d'être dispersés par leurs frères de Lombardie. Mais lui leur dit plusieurs fois publiquement d'avoir confiance, que l'affaire réussirait certainement, car telle était la volonté de Dieu. Je sais cela de plusieurs personnes qui l'ont entendu de sa propre bouche. Plus tard, le succès une fois obtenu, les frères lui manifestèrent leur crainte qu'à sa mort cette séparation ne durât pas ; il répondit qu'elle durerait parfaitement.
Le dernier jour où le bref de séparation fut accordé, S. S. Alexandre VI ayant réuni tous les cardinaux en consistoire pour l'exposition des affaires courantes, il leur dit que ce jour-là il ne donnerait aucune signature, qu'ils prissent patience, car il avait à régler des choses importantes. A la fin dela journée, vers 23 h. 1/2, il congédia les cardinaux, ne gardant avec lui que celui de Naples, notre protecteur. Alors celui-ci tira le bref de son sein et dit: « Très-Saint-Père, je demande à Votre Sainteté de vouloir bien signer ce bref. » Le Pape de s'y refuser absolument, et le cardinal avec de douces paroles, avec quelques efforts, lui enleva l'anneau du doigt et le signa, et ayant obtenu du Pontife la permission de se
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retirer il le remit au frère Dominique de Peschia, qui l'attendait à la porte avec son compagnon. Munis ainsi de leur bref, ils descendent l'escalier du palais tandis que les frères Lombards le montent avec les lettres des princes au Souverain Pontife (je crois que parmi elles se trouvait celle du duc de Milan) et des autres prélats qui demandaient de ne pas faire cette séparation. Quand ils furent montés et eurent présenté ces lettres, le Pape répondit : « S'ils étaient arrivés quelques minutes plus tôt, ils obtenaient gain de cause. » Huit jours avant le jour de l'obtention du bref, le vicaire général de Lombardie manda au fr. Jérôme sous peine d'excommunication de venir le trouver au reçu de la lettre, sans excuse qui tienne ; ce dit ordre il l'envoie au prieur de Fiesole en lui ordonnant à lui aussi d'aller le porter immédiatement au reçu de la lettre au frère Jérôme et de le lui remettre en mains propres, et pour qu'il arrivât plus sûrement il en envoie une copie en poste. Mais écoutez ce qu'il advint. Le jour où le porteur de la lettre arriva, ledit prieur était venu à Florence pour les affaires du couvent. Le porteur remit la lettre au vicaire du couvent en lui disant combien elle était importante et s'en revint à Florence. Le vicaire la prit, et, pour ne la pas oublier, il entra dans la cellule du prieur et la posa sur son bureau en disant : « Il n'est pas possible qu'il ne la voie pas en rentrant. »
Le soir le prieur rentra ; le vicaire oublia la lettre et le prieur ne la vit point et la chose passe ainsi huit ou neuf jours. Puis, quand Dieu le voulut, le prieur, regardant sur son bureau, voit cette lettre, l'ouvre et prenant un compagnon part immédiatement pour Florence pour la faire exécuter. Il la donne au fr. Jérôme qui la lit et lui
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répond en souriant : « Mon père prieur, si vous me l'aviez remise hier, j'aurais fait tout ce qu'elle contient ; mais hier soir nous avons reçu un bref qui nous sépare de la Lombardie. » Pensez quel coup ce fut pour le prieur, quand il pensa que lui et son vicaire étaient responsables de cet échec. Ceci m'a été conté plusieurs fois par fr. Silvestre en public et en particulier.
Expliquant donc l'Apocalypse, le susdit frère Jérôme reprenait vivement les vices et montrait par les Ecritures que la rénovation de l'Eglise était rendue nécessaire par les péchés des clercs, et il répétait souvent : « Je dois être une grêle qui cassera la tête de ceux qui ne seront pas à couvert. » De sorte que beaucoup de bourgeois, poussés par leurs intérêts personnels, pour éviter de déplaire au peuple et aussi à Laurent de Médicis, profitaient des bonnes relations qu'ils avaient avec fr. Jérôme, l'engageaient fortement à ne pas prêcher de cette façon mais à le faire à la manière ancienne. A tous il répondait que son genre de prédication était le vrai, qu'il devait se généraliser et porter de grands fruits. Quelques mots des prédicateurs fameux, disait-il, ne lui feraient pas un nom, tandis que son enseignement resterait malgré toutes les contradictions et tribulations qu'il suscitait. C'est pourquoi, voyant que la réputation de ce père grandissait sans cesse et que dans les sermons il ne respectait personne, puisqu'il mettait trop à nu son occulte tyrannie, Laurent de Médicis essaya de se le rendre favorable par les mêmes moyens qui lui avaient réussi auprès des autres prédicateurs ; mais comme ils échouaient misérablement, il lui envoya six des principaux citoyens : D. Bonsi, G. Vespucci, F. Valori, P. Soderini, P. Pandolfini, B. Rucellai, qui tous avaient rempli avec éclat et habileté les fonctions
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d'ambassadeurs, les uns auprès du pape, du roi de Naples, et les autres à Venise et à Milan. Ils devaient lui dire qu'ils venaient d'eux-mêmes le trouver, mais uniquement pour les intérêts de la cité, afin de l'engager à prêcher comme tout le monde et à ne pas toucher aux choses futures et à ne pas faire de personnalités. Ils se rendirent, à Saint-Marc et l'engagèrent à renoncer aux sujets de ses sermons ; mais d'après ceux qui les entendirent ils avaient une telle peur d'exposer cette demande que leur langue paraissait s'attacher au palais. Fr. Jérôme leur répondit : « Vous prétendez venir à moi émus seulement par l'amour du bien général de votre cité, or il n'en est pas ainsi. Vous êtes les envoyés de Laurent de Médicis ; mais dites-lui de ma part qu'il est, lui, citoyen de Florence et le premier, tandis que je suis un simple étranger. Il n'a qu'à partir promptement et à faire pénitence ; Dieu veut châtier lui et les siens, lui doit déguerpir, moi je dois rester. » Si bien que nul des six he trouva mot à dire, et qu'ils s'en retournèrent. Cela je l'appris le jour même ; plus tard il le raconta en chaire en présence de deux de ces citoyens qui reconnurent la véracité des circonstances qu'il rappelait.
Laurent, voyant qu'il était arrivé à un effet opposé à celui qu'il voulait, essaya d'un autre. Il tenta de le déshonorer par des hommes d'Eglise.
A cette époque il y avait maître Mariano della Barba, frère ermite de l'observance. Il avait prêché à Florence plus de quarante carêmes et avait toujours eu un auditoire admirable ; ses sermons avaient été suivis plus que ceux d' aucun autre prédicateur depuis plus de trente ans et au delà. Pour lui, ledit Laurent avait bâti le couvent de San-Gallo et lui avait accordé bien d'autres bienfaits, ce
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qui l'avait mis en grande réputation auprès de tous les hommes de bien ; lui de son côté le louait du haut de la chaire, mais adroitement, car il était rusé. Il s'entend donc avec le fr. Mariano pour organiser son sermon, dans lequel on exposera que c'est un acte présomptueux de prêcher et de prédire ce qui arrivera, que ces prédictions ne sont pas conformes à l'usage et ne servent qu'à soulever le peuple. Laurent n'eut pas de peine à obtenir cela du fr. Mariano, tant à cause de ses bienfaits passés que par la peine qu'il éprouvait à constater que son auditoire diminuait chaque jour et surtout était abandonné par les gens de bien et de tête. Il prêcha donc le jour de l'Ascension de 1491, si je ne me trompe, au couvent de San-Gallo après vêpres et prit pour texte : « Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments, etc. », et il s'exprima en des termes qui trahissaient si fort sa passion que ses amis et ses protecteurs ne purent s'empêcher de l'apercevoir et d'en convenir. J'assistais moi-même à ce sermon, car je penchais de son côté plutôt que de celui du fr. Jérôme, et je me souviens que ce fut une des causes qui en déterminèrent bon nombre d'autres à abandonner sa chaire. Il y avait àce sermon Laurent et le comte Jean de la Mirandole qui lui aussi, encore à ce moment, était opposé au fr. Jérôme, messer Agnolo de Montepulciano et presque toute la fleur des gens de bien. Le résultat du sermon fut qu'il divisa tout le monde et lui fit perdre en outre toute son ancienne réputation; je crois même qu'il fut la cause première de l'éloignement du comte de la Mirandole et de beaucoup d'autres. A cette raison vint s'ajouter celle-ci. On rapporta à fr. Jérôme ce qui s'était passé, et le dimanche suivant ou celui la Pentecôte il prit le même
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texte : « Il ne vous appartient pas de connaître les temps, etc. », et expliqua si bien comment il faut entendre ces paroles que tout l'auditoire fut très satisfait. Puis, avec grande douceur, il ajouta en terminant : « Mon cher frère, je serais bienheureux si vous étiez présent, mais on vous rapportera mes paroles. Ne vous souvient-il pas que vous êtes venu me trouver il y a quelques jours ici à Saint-Marc et qu'avec grande humilité et mansuétude vous m'avez témoigné que notre manière de prêcher vous plaisait beaucoup et qu'elle était appelée à porter de grands fruits, vous mettant même à ma disposition pour tout ce qui serait en votre pouvoir et me promettant de le faire avec empressement et autres paroles semblables t Qui donc vous a ainsi tourné? » Il fut clair pour tous que ce changement avait eu pour cause le désir de faire plaisir '' à quelqu'un et le dépit de voir ses auditeurs l'abandonner. i Je crois même que l'humiliation qu'il ressentait de se -voir ainsi délaissé le détermina à se retirer à Rome, où plusieurs années durant, en public et en particulier, il essaya de ruiner fr. Jérôme et l'ordre de Saint-Dominique tout entier. A cette époque survint une sérieuse maladie dont presque tout le monde fut atteint, et les médecins lui conseillèrent d'aller prendre les eaux de Pouzzoles. Là il vécut en grande pompe et apparat, si bien qu'il étonna tous les baigneurs. Il rentrait à Rome, quand on lui apprit que quatre de ses frères s'étaient noyés avec leurs robes. Cette nouvelle le frappa tellement qu'il en perdit la tête et mourut sans recevoir d'autres sacrements. Dans sa folie il ne cessait de répéter : « Vite à Rome, à Rome, le pape me réclame, je suis cardinal », et semblables paroles ; voilà comment il finit.
Laurent, ayant épuisé inutilement tous les moyens, se
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décida à rester tranquille et à attendre les événements ; il voyait que le peuple et beaucoup de gens de bien tenaient fr. Jérôme en grande estime et il jugeait plus honorable pour lui de ne pas employer la violence. Sur ces entrefaites, Dieu permit qi e Laurent tombât malade ; le mal s'aggrava et il fut bientôt en danger de mort ; alors il manda fr. Jérôme auprès de lui en disant expressément: « Allez me chercher le fr. Jérôme, je ne connais pas de meilleur religieux que lui. » Ils allèrent donc le trouver à Careggi. où il était alors, et après quelques mots : « Je veux me confesser, dit Laurent. Bon, répondit fr. Jérôme ; mais avant de vous entendre je veux vous dire trois choses ; si vous les faites, je n'ai aucun doute sur votre salut. Dites, répondit-il, je les ferai. » Et le père dit : « Laurent, vous devez avoir une grande foi. Je l'ai telle que vous la désirez. Vous devez restituer le bien mal acquis. Père, je le veux faire, et si je ne le puis par moi-même, je le ferai faire par mes héritiers. Il vous faut rendre à la ville et à la république son ancienne liberté, et la remettre solidement dans son premier état. »
Il ne répondit pas cette fois. Le P. se retira sans entendre sa confession, et le prince mourut quelque temps après. Cet entretien fut entendu par fr. Silvestre qui mourut avec le fr. Jérôme, et je crois bien l'avoir entendu raconter par fr. Jérôme lui-même. Il avait également prédit à bon nombre de ses amis, dans la sacristie de Saint-Marc, la mort de Laurent de Médicis, celle du pape Innocent VIII, du roi Alphonse, fils de Ferdinand, la venue du roi de France en Italie, et la perte de l'Etat du duc de Milan. Maître Domenico Benivieni affirme comme le sachant pertinemment que
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fr. Jérôme révéla à plusieurs personnes le secret de leur coeur, entre autres à fr. F. Chierichino, receveur de l'ordre des prêcheurs. Celui-ci ne marchait pas dans la vraie voie, dans le droit chemin, mais sournoisement, dans le fond de son coeur, il était l'ennemi de fr. Jérôme. Comme le Père l'en reprenait, il niait et disait en pleurant: « Désormais, je ne le serai plus ni de vous ni de vos oeuvres. » Finalement fr. Jérôme lui dit : « Tu fais semblant de me croire, au fond il n'en est rien ; tu seras mon adversaire. Mais finalement, Dieu te découvrira. » Ce fut lui qui pour se justifier devant Alexandre VI, tira de son sein une lettre écrite par quelques frères de Saint-Marc contre le P. Jérôme et la montra au S. Pontife en disant: a Voyez, S. Père, voilà les lettres des fr. de Saint-Marc, » Elles servirent plus tard d'excuse au Pontife, qui disait au maître général de l'ordre : « Ce sont vos frères qui me l'ont livré. » Ce mauvais fr. mourut sans penser que son heure fût venue et sans recevoir les derniers sacrements de l'Église ; il répétait avec des exclamations enfantines et dignes d'une femmelette : « Comment, est-ce possible que je vais mourir ? » et autres paroles analogues. Il s'en trouva un autre, fr. N. Marucelli, qui lui aussi vivait hypocritement d'une vie plus digne d'un conventuel que d'un observantin ; à celui-là le Père révéla un secret du coeur que Dieu seul, me disait plus tard le fr., avait pu lui faire connaître ; .ce secret était tel que le fr. changea tellement de vie que sa conversion étonna tout le monde. A cette même époque il dit à maître Vincenzio Bandella, alors général de l'ordre : « Un temps viendra où vous pourrez aider cette oeuvre et la congrégation et vous n'en ferez rien. » Ce qui eut lieu.
En 1494, dans un sermon donné à Saint-Marc, il dit
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formellement, ce qui fit sourire bien des auditeurs, car le monde était en paix : « Croyez-moi, je vous dis que sous peu il viendra de là un homme qui rappellera Cyrus; Dieu sera son guide et personne ne pourra lui résister. Il prendra les cités, les forteresses, et tous les courages seront anéantis. » Il fit aux Florentins les mêmes prédictions. « Quand viendra ce nouveau Cyrus, alors, Florence, tu seras comme prise d'ivresse, ne sachant vers qui te tourner; puis, quand tu auras reçu bien des conseils, je te prendrai à revers, c'est-à-dire avec celui qu'elle aurait dû perdre. » C'est ce qui arriva. Quand on sut en effet que le roi de France voulait partir avec toute son armée, soir et matin on réunissait le conseil qui se terminait toujours sans prendre de décision, tant les sentiments étaient divers, car la plupart voulaient s'allier au roi de France et abandonner celui de Naples. Mais comme ils voyaient Pierre et Laurent de Médicis et ses partisans du côté de Ferdinand, ils n'osaient pas parler au conseil, mais après la séance ils se lançaient des brocards. Je me souviens que les citoyens s'excusaient avec l'ambassadeur du roi qui leur répondait : « Je sais tout, j'ai déjà avisé le roi. »
Ils s'allièrent ainsi avec Ferdinand. Les paroles rapportées plus haut, je les ai entendues plusieurs fois de la bouche même du Père. Il dit que de ce jour dataient toutes les tribulations de l'Italie et que dans ces temps Rome devait être submergée. Il disait encore en public et en particulier « Mon enseignement est ma lumière, il trouvera beaucoup de tribulations et de contradictions, plus grandes que celles des martyrs, car il a contre lui deux sagesses et deux malices ; mais il n'aura jamais le dessous, car de lui doit sortir tout le renouveau de l'Eglise. »
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Il dit encore, pendant que le roi de France était à Pise, que les Florentins avaient à endurer bien des tribulations, mais que leur état ne serait pas détruit. La venue du roi de France fut pour Pise une occasion de se révolter et de se séparer de Florence ; il annonça que sans user de violence elle reviendrait sous peu en leur pouvoir et cela plutôt d'une façon miraculeuse, et que ce serait la dernière ruine des Pisans. Il ajoutait que déjà cinq ans auparavant fr. Dominique de Pescia leur avait prédit dans cette même lumière prophétique. Un autre frère m'assure qu'il a entendu cette prophétie pendant qu'il étudiait à Pise et que ces paroles lui causèrent un grand étonnement. A cette même époque remonte l'annonce de la révolution de l'état de Florence au moment où le roi serait à Pise, sans que l'on sût encore quel parti il faudrait prendre.
Le roi de France vint ensuite à Florence ; il y demeura huit jours non sans redouter le peuple, qui par deux fois prit les armes. Le jour de son départ, dans la matinée, Pietro Capponi lacéra les articles que le roi et quelques Florentins avaient conclus à San-Reparata. Ils avaient arrêté le jour où la ville serait mise à sac et le roi faisait prendre les armes à ses soldats. Fr. Jérôme était à table quand, sur la demande instante de la Seigneurie, si je ne me trempe, il recommanda à ses frères d'aller faire oraison) , en se levant de table et qu'ils y restassent prosternés à terre jusqu'à son retour ; qu'il soupçonnait que ce jour ? le un grand fléau s'abattrait sur la cité et qu'il allait trouver le roi en personne. Il prit pour l'accompagner :Tomaso Busini et alla trouver le roi, qui logeait alors dans la maison de Pierre de Médicis. Arrivé à la porte, il trouve la garde royale qui lui dit : « Où allez-vous, vous autres ? Retournez-vous-en, ni le roi ni ses barons ne veulent
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voir personne, vous autres surtout, afin que vous ne les empêchiez pas de se mettre à faire le sac de la ville comme ils se le proposent. » Et tandis que fr. Jérôme était là, ne sachant quel parti prendre, il s'éloigna un. peu, et suivant ce que T. Busini m'a dit en propres termes : « Nous passâmes la 1re, la 2e et la 3e garde et nous nous trouvâmes en face de la porte du roi sans avoir dit une parole, et arrivés dans l'appartement où il se trouvait déjà tout en. armes, le fr. Jérôme commença à lui parler avec beaucoup de force, lui disant que Dieu voulait qu'il s'en allât sans rien faire à la ville, sans quoi malheur lui arriverait. Il fut tellement effrayé des paroles du Père, qu'après avoir conclu les articles acceptés par fr. Jérôme sans la participation d'aucun citoyen de. Florence, il ne tarda pas à monter à cheval sans autres confidents, qu'un petit nombre des siens et sortit de la ville à la surprise universelle. » Je me souviens de l'avoir vu passer presque sans escorte par la porte Sainte-Marie. Le fr. Jérôme raconta ceci en chaire, en disant à ceux : qui n'approuvaient pas ses paroles qu'ils payaient d'ingratitude les bienfaits de Dieu. Cela se passait le 28 octobre 1494. Il prédit la chute du roi de Naples (le roi de France était alors à Rome). En chaire, il dit formellement : «Bientôt, bientôt, je dépouillerai le roi de son baudrier », et par là il voulait bien désigner le roi de Naples, comme cela parut manifeste dans le cours des sermons qui suivirent. Ces paroles cependant furent tournées en dérision par les marchands de Florence, qui savaient quels grands approvisionnements le roi avait faits au point de vue de la résistance.
En attendant, du côté des Français tout allait sans ordre aucun ; d'ailleurs, il n'en pouvait être autrement,
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car beaucoup d'eux allaient l'épervier sur le poing. Quand je pense à cela, il me semble que ceux qui viendront après nous ne pourront s'empêcher de croire que c'est de l'imagination pure et que personne ne nous croira, si bien qu'en chevauchant non seulement il soumit le royaume, mais que s'il avait voulu l'Italie tout entière il l'aurait eue.
Il prédit encore après la conquête du royaume de Naples qu'il reviendrait sur ses pas, au lieu de se diriger sur Constantinople, comme on le croyait généralement, à ce point que déjà les populations du littoral jusqu'à Andrinople avaient abandonné leurs foyers et que les Turcs craignaient son arrivée.
A son retour de Naples, le roi s'arrêta à Sienne et le bruit se répandait qu'il allait faire au retour ce qu'il n'avait point fait à l'aller : c'était d'incendier les villes. Le Père annonça que le roi enverrait l'orage se décharger ailleurs ; et ce fut ainsi. Il dit également que si le roi ne rendait pas la paix aux Florentins et ne les traitait pas bien, son fils mourrait, et que de plus Dieu le ferait mourir également. C'est ce qui arriva.
Aux Florentins qui avaient fondé un nouveau gouvernement. depuis l'expulsion de Pierre de Médicis, il annonça que leur nouveau régime ne se soutiendrait pas, parce qu'il n'était pas conforme à la volonté divine ; qu'ils devaient en établir un autre et que celui-ci durerait. On regardait cela comme impossible, d'abord parce que c'était chose nouvelle et aussi parce que tous ceux qui, à cette époque, faisaient partie du gouvernement y étaient opposés. Cependant, comme beaucoup de gens de bien et le peuple approuvaient les idées du Père, les membres du gouvernement furent obligés d'agir comme
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des hommes qui étudient la question, bien que les trois quarts d'entre eux fussent opposés. Pour arriver à une solution plus pratique, ils restaient souvent en délibération jusqu'à 5 et 6 heures du soir, et toujours la conclusion était: « Nous devons suivre la mode ancienne. » Tous les matins un de ces membres qui était mon ami de coeur, et tout à fait décidé à suivre la forme antique, me disait en parlant sur la question : « Nous sommes tous d'accord sur ce point : plutôt la mort que de renoncer à notre forme ancienne de gouvernement. » Mais écoutez ce qui arriva quand ils se réunirent pour la dernière fois comme pour éviter les insultes 'du peuple et des gens de bien : c'était vers les 7 heures un soir du mois de décembre 1494. Ils avaient mis dans un de leurs projets bien des articles que, d'après eux, le peuple n'accepterait pas, ou bien qui seraient pour eux une source d'ennuis. Comme nous en causions ensemble il me dit : « Oui, nous avons fait cela ; mais je sais bien que ce projet ne passera pas parmi nous quand nous en viendrons au vote. » Il ajoutait : « D'ailleurs, quand même il serait voté, il est tellement rempli de difficultés pratiques qu'il ne tiendra pas deux mois. » Je lui répliquai : « Il tiendra de toute façon, car un autre conseil et une autre seigneurie viendront qui s'apercevront de vos ruses et les feront disparaître. » C'est ce qui arriva. Et cette constitution est allée en se perfectionnant de jour en jour comme l'avait prédit fr. Jérôme .
Il prédit que, si par la malignité de quelqu'un ce gouvernement nouveau venait à tomber, en peu de temps on le relèverait et que, cette fois, il serait parfait. Mais, comme je l'ai déjà observé, ceux qui avaient conçu et rédigé notre constitution actuelle s'y étaient pris de telle
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sorte que, selon leurs intentions, elle devait échouer dans la réunion des seigneurs et de leurs collègues. On la soumit donc au scrutin de ces citoyens au nombre de 37. Quelle ne fut pas leur surprise et celle de tout le peuple quand les fèves sortirent toutes noires, alors que quelques-uns affirmaient tout haut : « Je sais que j'ai mis une fève blanche. » D'autres tout penauds gardaient le silence ; si bien que ce fait parut merveilleux même aux adversaires de fr. Jérôme, d'autant plus qu'il avait dit plusieurs fois dans ses sermons : « De toute façon vous la ferez, que vous le vouliez ou non, les fèves blanches sortiront noires de l'urne. »
Il annonça qu'il y aurait une paix générale entre les citoyens de Florence, alors que déjà le nom de gris et de blancs s'était répandu dans toute la ville. Les gris c'étaient les partisans des Médicis, les blancs le parti populaire. L'un et l'autre commençaient à s'attaquer publiquement, non sans péril, car à ce moment il semblait reçu que chacun pouvait se venger lui-même, bien que fr. Domenico de Ponzo des fr. mineurs de l'observance prêchât alors le contraire. Le P. Jérôme leur disait : « De gré ou de force, vous la ferez cette paix, car telle est la volonté de Dieu. » Et finalement elle se fit. Et celui qui pendant longtemps s'y était opposé, appuyé par bien d'autres, la proposa de lui-même quand il fut gonfalonier ; il en fut lui-même tout étonné quand elle fut réalisée. Un de ses adhérents lui en fit reproche ; il répondit : « J'ai pensé que je ne pouvais pas faire mieux, » alors que précédemment il avait formellement défendu à qui que ce fût d'en parler. Dans l'administration précédente il se trouvait six ou sept membres qui auraient voulu exiler le Père, mais ils
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n'osèrent le faire par crainte d'un soulèvement populaire.
Ils décidèrent alors de réunir le conseil et d'inviter à y prendre part deux religieux de tous les couvents de Florence et même deux membres du chapitre de la cathédrale de Saint-Laurent, ainsi que d'autres citoyens choisis, quatorze environ ; tous avaient été avisés du service qu'on attendait d'eux ; ils devaient donc se préparer et se mettre en état de confondre le fr. Jérôme. Quand ils furent réunis, on fit avertir ce dernier qu'il était attendu au conseil pour affaire grave. Quand il fut arrivé auprès d'eux et que les seigneurs furent tous rendus, un frère de notre Ordre des prêcheurs, quoique conventuel, commença, comme il en avait reçu l'ordre, à critiquer les prédications du fr. Jérôme et lui reprocha de se mêler des affaires de l'État. Il lui répondit qu'il n'y avait rien de répréhensible ni dans le ler ni dans le 2e chef d'accusation, car beaucoup de saints en avaient donné l'exemple. Il ajouta qu'il était bien pénible de voir que ses frères eux-mêmes étaient les premiers à lui faire la guerre, que cependant il en était content, car la pareille était arrivée à Jésus-Christ lui-même. Et tour à tour chacun parla pour arriver à la même conclusion, à savoir qu'il ne devait pas se mêler des affaires du gouvernement. Il répondit à tous avec beaucoup de force, les convaincant par les Ecritures et leur fermant la bouche à tous ; il parla plus de deux heures ; à la fin l'un des membres impatienté se lève et dit : «Parle-nous clairement, dis-nous si c'est de la part de Dieu ou non que tu agis ainsi et nous te croirons tous. Je n'ai jamais parlé en secret, mais ouvertement, » répondit-il. A ces mots tous gardèrent le silence et la division se mit entre eux. Ils se séparèrent donc sans avoir rien décidé ; et quand ils
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furent partis le P. fut chaudement loué sur place de ses répliques excellentes et pleines de mansuétude.
Au moment où beaucoup de Florentins tentaient de faire rentrer Pierre de Médicis, il prédit publiquement qu'il ne recouvrerait jamais le gouvernement de Florence et que, s'il rentrait pour s'en emparer, il y trouverait uni échec définitif.
Et quand ce même Pierre se présenta avec ses gens à la porte de Saint-Pierre Gattolini, appelé par Bernardo del Nero, alors gonfalonier, pour entrer dans Florence, le Père annonça qu'il n'y entrerait pas, mais que néanmoins il ne fallait pas renoncer à employer les moyens humains. Comme en ce moment tout le monde était sens dessus dessous, même nos frères, en marchant par hasard dans le couvent je trouvai le fr. Jérôme devisant avec le fr. Domenico da Pescia. En passant près d'ému j'entendis ces mots du fr. Jérôme : « Que feront-ils au dernier jour, s'ils se laissent ainsi saisir d'épouvante par' si peu de chose? » Il est évident qu'ils ne pensaient à rien, tandis que tous les autres étaient remplis de crainte.
Il prédit qu'ils avaient à instituer un gouvernement qui n'admettrait ni des courses à prix ni des rondes ; est comme lorsqu'il disait en chaire de ces choses tellement contraires à la coutume, et qu'on aurait volontiers crié au scandale, tant elles paraissaient impossibles à réaliser, si grande était l'opposition qu'elles rencontraient, le, Père ajoutait : « Souvenez-vous de ce qui arriva pour la constitution et la paix : je vous disais alors que les fèves blanches deviendraient des fèves noires, je vous dis qu'il en sera de même cette fois et que bon gré mal gré vous le ferez. » En effet, cela eut lieu ainsi, car Giovachinio
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Gasconi, un des hommes justes et bons de la cité qui faisait partie du collège, avait plusieurs fois tenté avec quelques-uns de ses collègues de proposer cet article comme étant à l'honneur de Dieu et propre à éviter beaucoup de péchés mortels ; comme on ne voulait pas lui donner satisfaction, il s'en était lavé les mains en quelque manière. Or il arriva que la Seigneurie eut besoin de quelque chose, et pensant que quelques-unss de nos collègues et moi nous ne lui serions pas favorables, on me fait appeler et on m'annonce qu'on va soumettre ma proposition au scrutin, pensant bien qu'elle échouerait et qu'alors tout ennui de ce côté serait fini pour eux. On la mit aux voix et, à la surprise universelle, elle ne recueillit que des boules noires. Dès lors fut aboli le jeu dangereux des pierres que jusqu'à cette heure tant d'arrêts et de peines terribles n'avaient pu abolir. Cela le fr. Jérôme l'avait obtenu d'un mot et avait tourné vers des objets tout opposés les coeurs des enfants, comme nous l'avons déjà exposé bien au long.
Il fit faire une procession le dimanche des Rameaux, et comme la pluie était tombée durant un mois ,sans discontinuer il disait : « Priez la sainte Vierge de nous faire la grâce de n'avoir pas de pluie. » Or le matin venu et aussi l'heure de commencer la procession, la pluie recommence de telle sorte qu'il en fut vivement affligé ; alors il se met en prières, et après quelques instants il se relève et dit : « Commencez la procession, il ne pleuvra pas, » et de fait le ciel se rasséréna au point que tout le monde en fut dans l'admiration, et que ceux qui n'ont pas été témoins du fait ne pourraient le concevoir. De telle sorte que ceux qui n'avaient pas foi en lui, et les magistrats et tous les hommes s'étaient fait donner une croix rouge
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avec le rameau, sautaient et criaient même sur la place : « Vive Jésus-Christ notre Roi ! » En voyant ce qui se passait sur la place, beaucoup de ceux qui en étaient témoins et qui connaissaient leur qualité et leur condition ne pouvaient s'empêcher d'admirer comment Dieu, en un moment, avait changé tous les coeurs.
Il prédit que Pise ne serait pas prise au moment où les Florentins s'étaient mis en campagne et en avaient poussé le siège à ce point que d'heure en heure on attendait la nouvelle de la reddition. Un soir,sur les 23 heures, arriva un cavalier portant une lettre d'après laquelle quand il arriverait à Florence les Florentins seraient dans la place. Puis il en vint un second vers la 6e heure de nuit disant qu'à son départ de Pise son parti commençait à y entrer ; en effet, quelques hommes d'armes réussirent à y pénétrer. Un des Dix, partisan de la guerre, alla immédiatement à Saint-Marc annoncer que Pise avait succombé. Fr. Jérôme lui dit en souriant : « Avant que Pise soit tombée entre vos mains, votre front suera plus de sept fois. » Ces paroles je les ai entendues moi-même une seconde fois du haut de la chaire.
Un jour l'Empereur était venu à Pise et l'avait quittée pour aller assiéger Livourne, de telle sorte qu'on ne pensa plus ni à Pise ni à Livourne, mais seulement au péril que courait la république de Florence. Un grand murmure s'éleva à cette occasion dans la cité tout entière contre le fr. Jérôme ; on disait ouvertement : « Maintenant nous ne pouvons pas en douter, c'est ce fr. qui nous a dupés, » et le Père dit à qui voulait l'entendre que l'Empereur n'entreprendrait rien contre la république de Florence et comment bientôt il s'en retournerait par le même chemin qu'il était venu. La même prédiction
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d'ailleurs avait été faite par fr. Domenico da Pescia, car dans un de ses sermons il suppliait l'Empereur de la part de Dieu de ne pas faire du mal à la ville de Florence, mais plutôt de rentrer dans ses Etats par le même chemin ; et il ajoutait qu'il en serait ainsi.
Je ne puis passer sous silence ce qui eut lieu pendant que j'étais à Fiesole avec le fr. Jérôme, fr. Dominique et fr. Malatesta. Le fr. Malatesta se tourne un soir vers le fr. Dominique, qui n'avait pas encore parlé en public de la situation actuelle, et lui dit : «
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est le roi de cette cité. » Et tout se passa comme il leur avait été dit.
Plusieurs fois il avait annoncé que les renards mangeraient les poules et cela eut lieu. Quelques hommes très rusés et des premiers citoyens de la cité s'entendirent pour rétablir secrètement Pierre de Médicis à Florence; le complotfut découvert et les coupables, B. del Nero, N. Ridolfi, G. Pucci, L. Tornabuoni, G. Cambi mis à mort. Puis on demanda à fr. Jérôme si c'était à cela que se rapportait sa prophétie. Il répondit évasivement qu'il voulait parler d'un plus gros renard. Aujourd'hui je crois qu'elle s'est vérifiée dans le duc de Milan, dans Monseigneur Ascagne et dans la trahison faite en faveur des Médicis. Nous verrons plus tard.
A fr. Valori, quand il fut en dernier lieu gonfalonier de la justice, il prédit que s'il ne punissait pas tous les coupables, Dieu lui ferait subir à lui les châtiments qu'il aurait épargnés aux autres il n'avait donc rien à redouter, quoique les affaires lui parussent d'importance, puisque c'est pour cela que Dieu l'avait élevé à cette dignité. Et cela je le lui ai entendu dire dans une chambre d'infirmerie, il tenait ces propos à l'un des seigneurs nommés en même temps que fr. Valori, et le priait de les lui répéter de sa part. Plus tard, le Père les lui dit à lui-même, et tout se réalisa à la lettre, car il eut tous les dossiers en main, et ses compagnons étaient tout disposés à faire justice s'il l'eût voulu ; mais comme il ne fit pas son devoir, intimidé qu'il était par le nombre des coupables, ceux-ci lui firent subir à lui-même les peines que sa miséricorde leur avait épargnées.
Un soir, à Fiesole, il dit à ses frères : « Qu'il ne prenne à personne la fantaisie de prophétiser, parce que Dieu fait
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faire à ses prophètes des choses qui paraissent contraires à la nature et à toute raison humaine, et qu'il faut cependant qu'elles se fassent. » Ces paroles ne furent comprises qu'après sa mort. Plus tard, dans l'explication qu'il fit des psaumes de la pénitence, il omit le Miserere et passa aux suivants. Les frères lui en demandèrent la raison. « Vous l'entendrez volontiers, dit-il, quand le moment sera venu, et que je le commenterai en son temps. » C'est ce qu'il fit d'une manière admirable pendant qu'il était en prison.
A l'époque où la peste se déclara à St-Marc, le fr. Maruffi venait du dehors pour voir le fr. Jérôme il rencontre le fr. Domenico da Pescia, et s'écarte; alors le P. Jérôme lui dit : « Pourquoi avoir peur? Ne savons-nous pas quelle mort nous attend? Il n'y a que l'heure qui nous échappe. » C'est ainsi que plusieurs fois il annonça sa mort.
Remarquez la manière dont il s'exprima dans un sermon donné dans le palais des Seigneurs en décembre 1493. Je l'ai entendu moi-même : « Écoute ce que je te dis, et ne l'oublie jamais. Tu provoqueras Dieu contre toi. Car un temps viendra où les innocents seront accusés, et par les tourments on les contraindra à se dire coupables d'actes qu'ils n'ont point commis, on les punira pour des crimes dont ils sont innocents, et ainsi tu provoqueras la colère de Dieu contre toi, qu'il n'y a rien qui irrite autant le Seigneur. » Et dans le même sermon il dit encore : « La cité se divisera en deux camps, celui des bons et celui des mauvais. » En outré, prêchant un jour à Santa-Reparata et voyant la foule qui l'écoutait, afin de pouvoir contenter tout le monde, il donna rendez-vous pour tel jour sur la place de
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Saint-Marc. Quand tout le peuple fut réuni, il monta sur la plus haute marche de l'escalier de Saint-Marc, là il entra dans la chaire qu'on lui avait préparée et avec le Saint-Sacrement dans la main fit mettre tout le peuple à genoux et lui dit : « Priez tous le Seigneur de faire descendre sur moi le feu du ciel et de me brûler en votre présence si je vous dupe. » Cette scène dura un quart d'heure, pendant lequel le peuple pleurait et implorait le secours de Dieu.
Il faut remarquer que lorsqu'il parla de l'épreuve du feu, beaucoup d'hommes, de femmes, d'enfants, s'offrirent, même par écrit, pour la tenter, persuadés qu'ils sortiraient indemnes.
Un jour que le Père était avec moi dans le jardin, un enfant de grande beauté lui présente une cédule dans laquelle il s'offrait pour subir l'épreuve du feu, et comme si l'écrit ne suffisait pas, il se prosterna jusqu'à terre et supplia qu'on lui accordât cette permission. Le P. Jérôme lui dit : « Va, cher enfant, ce désir est bon et il a grandement fait plaisir au Seigneur, » et il me dit alors : « J'ai reçu beaucoup de cédules de cette sorte, mais aucune ne m'a fait autant de plaisir que celle de cet enfant. Que Dieu soit loué! »
Notez, quant au procès, que quand fr. Jérôme fut dans le palais, G. Berlinghieri, membre de la Seigneurie et président, se fit apporter tous les papiers qui étaient renfermés dans le bureau du Père et il en donna quelques-uns à ses amis, il eût même son propre procès de la main de fr. Jérôme. Il ne voulut jamais le communiquer à personne. Finalement, sur le point de mourir, il le fit brûler secrètement. Et quand ensuite on le lui demandait il répondait : « Hélas ! si je le faisais connaître, certainement on couperait en morceaux 400 citoyens de cette ville, » voulant dire par là que les accusations portées ne valaient pas une simple chiquenaude.
Notez que fr. Jérôme raconta au susdit comment on avait tenté trois fois de l'empoisonner, et la dernière tentative était due aux hommes du duc de Milan qui lui avaient donné une lamproie. Mais un signe de croix l'avait sauvé. Le même duc avait envoyé des hommes de même acabit avec ordre de l'assassiner coûte que coûte. Il y eut encore quinze citoyens qui firent entre eux le serment de lui ôter la vie. Mais l'un d'eux, touché de repentir, révéla le complot à fr. Barthélémy de qui je le tiens. A cette époque les portes du couvent étaient rigoureusement gardées, on ne laissait entrer que ceux qui avaient été préalablement examinés de très près, et même encore avait-on donné à fr. Jérôme un ais pour se défendre contre une attaque inopinée, aussi n'allait-il jamais que sous bonne escorte jusqu'à Sainte-Marie-des-Fleurs. Notez encore que fr. Jérôme fut abandonné de ses frères, et les séculiers ses amis devinrent si peu nombreux qu'on les aurait comptés avec le nez (sic).
Enfin, notez au sujet de son procès et de sa mort comment un jour un des citoyens considérables de ceux qui examinèrent fr. Jérôme dans sa boutique approvisionnée d'étoffes de laine ou de soie dit en parlant avec Maître Ceccone : « Quoi donc, le fraie n'a rien avoué? alors nous sommes vaincus et ce peuple nous lapidera », et autres propos semblables. « Laissez-moi faire, répliqua Ceccone, je m'arrangerai pour qu'il n'en soit pas ainsi. » C'est ce qu'il fit. Je tiens ceci de quelqu'un qui était caché dans une soupente au-dessus d'eux, tandis qu'ils pensaient être seuls. Mais tout se sait.