Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis les origines
du christianisme jusqu'au XXe siècle
TRADUITES ET PUBLIÉES
Par te R. P. Dom H. LECLERCQ
Moine bénédictin de Saint-Michel de Farnborough
MORT DE DEUX JIFIAQUES ET DE LEURS ENFANTS AU FINGO (Japon), LE 11 JANVIER 1609.
Protestation de Joachim Vatanabe Ficogyemon.
Lettre de Michel Ficoyemon au P. Vice-Provincial. (Après la sentence)
Lettre de Jean Tingoro au P. Vice-provincial.
Lettre de Michel Ficogemon au R. P. de Baeza.
Lettre de Jean Tingoro au P. de Baeza, son père spirituel.
LA PERSÉCUTION AU JAPON DE 1613 A 1624
LA PERSÉCUTION DE LA RELIGION CHRÉTIENNE AU JAPON
LETTRES DU P. SPINOLA, MARTYR A NANGAZAKI, LE 10 SEPTEMBRE 1622
A D. Massimiliano Spinola, son cousin (1).
Au P. Provincial du Japon (même époque).
A un P. de la Compagnie, au Japon.
Au P. de Baeza, recteur de Nangazaki.
Le même au P. Jéronirno Ruiz, visiteur de la province de Japon et Chine.
Le P. Spinola, prisonnier, au P. Zola (1).
Lettre du P. Pietro Paolo Navarro au P. Recteur de Nangazaki (1622).
Le même à un P. de la Compagnie (1).
Le même au P. Matheus de Couros.
Le même au P. de Baeza, provincial.
Le même au P. Matheus de Couros.
LE MARTYRE DE SAINT JOSAPHAT KUNCEVICZ, A VITEBSK, LE 12 NOVEMBRE 1623.
SAC DU COUVENT DES ANNONCIADES, A TIRLEMONT, LE 9 JUIN 1635
RELATION DE LA SUPÉRIEURE DES ANNONCIADES
PRISONS DU PÈRE DE NOBILI ET DU PÈRE SÉBASTIEN MAYA, AU MADURÉ, EN 1640 ET 1642
DU P. FRANÇOIS-JOSEPH BRESSANI JÉSUITE, CHEZ LES IROQUOIS, A PARTIR DU 29 AVRIL 1644.
RELATION DU P. BRESSANI, ADRESSÉE AU P. GÉNÉRAL MUTIO VITTELLESCHI.
DEUXIÈME LETTRE DU P. BRESSANI AU P. GÉNÉRAL.
LES PREMIERS MARTYRS DE L'ÉGLISE DE LA COCHINCHINE.
NOTE SUR LES « RELATIONS » DES MISSIONNAIRES JÉSUITES
LE MARTYRE DU P. ISAAC JOGUES, JÉSUITE, AU PAYS DES IROQUOIS, LE 18 OCTOBRE 1646
LE MARTYRE DES PÈRES DE BREBEUF ET LALEMANT, JÉSUITES, AU CANADA, LE 16 MARS 1649
LE BIENHEUREUX ANDRÉ BOBOLA, JÉSUITE, MARTYR A IANOW (POLOGNE), LE 16 MAI 1657
LE MARTYRE DU BIENHEUREUX ANDRÉ BOBOLA
CHAPITRE III DU GLORIEUX MARTYRE DE NICOLAS CASETI.
PERSÉCUTIONS ET MARTYRES A LA COCHINCHINE. A FAï-FO, JANVIER ET FÉVRIER 1665.
PERSÉCUTIONS ET MARTYRES A LA COCHINCHINE.
Lettre du P. Cholenec au P. du Halde.
LE MARTYRE DU VÉNÉRABLE PÈRE JEAN DE BRITO, A OUREJOUR (MADURÉ), LE 4 FÉVRIER 1693.
Lettre du P. Lainez, supérieur de la mission de Maduré, aux Pères de la Compagnie.
MORT D'UNE JEUNE FILLE TURQUE, NOMMÉE MARIE-THÉRÉSE, PRÈS DE SEYDE, A LA FIN DE L'ANNÉE 1697.
MORT DE LA JEUNE MARIE-THÉRÈSE.
BIBLIOGRAPHIE. Relatione della gloriosa morte di IX cristiani Giaponesi, etc., Roma. 1611, in-8°. F. GUERREIRO, Relacion annual da India e Japoo, nos annos 1604 e 1605 (et années suivantes), Evora, 1608, in-8°. L. PAGÉS, Histoire de la religion chrétienne au Japon depuis 1598 jusqu'à 1651, t. I (Paris, 1869, in-8°), p. 85, 116, 138, 153, 171, et tome II (1870), P. 86 à 93. DE CHARLEVOIX S. J., Histoire et description générale du Japon, in-12, Paris, 1736, t. V, p. 173-179, ajoute ces renseignements sur les reliques : « Les fidèles profitèrent d'une solennité publique pour enlever les corps des martyrs ; on eut plus de peine à avoir leurs têtes, mais on y réussit enfin : on les rejoignit aux troncs, et ces sacrées reliques furent portées à Arima, à l'exception de celle du plus petit des deux enfants, que le père Ferraro, qui l'avait baptisé; retint à Conzura. »
Toutes les Églises étaient en paix, excepté celle de Fingo. Canzouyedono, l'un des plus vaillants généraux de l'empire, mais homme perdu de murs, ne pouvait tolérer la religion chrétienne, qui réprouvait ses excès. Trois Jifiaques ou frères de charité, emprisonnés depuis longtemps à Yachchiro, reçurent en l'année 1606 la visite d'un missionnaire. L'un d'eux, Joachim, était alors à l'extrémité ; il rédigea avant de mourir la protestation suivante :
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Moi Joachim, je déclare que la cause pour laquelle j'ai été présentement fait prisonnier n'est autre que le fait d'avoir divulgué la sainte foi au nom de Jésus-Christ Notre-Seigneur, en vue de son divin amour et de son service, et c'est pour cette cause que je souffre et que j'ai souffert jusqu'à ce moment de nombreuses épreuves dans cette prison. Je déclare encore, et je proteste que, quoique dans la prison, par l'effet de la maladie, je puisse proférer ou que j'aie proféré des paroles dépourvues de sens et d'autres erronées, que rien n'est et n'a été de ma volonté, mais est provenu de ce que j'étais hors de moi-même et que j'ignorais le sens de mes paroles. Mais me trouvant à cette heure en possession de mon sens et de mon entier jugement, je déclare, comme si présentement je parlais en confession, que l'essence et la vérité de mon intention n'est autre que ce que j'ai dit : je le répète, et j'ajoute que si ma captivité devait durer dix ou vingt ans, je serais toujours prêt et empressé pour la souffri de très grand coeur pour l'amour de Dieu et la gloire de son saint Nom. Enfin, si quelque chose que ce fût se trouvait exciter en moi de contraire à ma volonté présente et à ma ferme résolution, je dis qu'elle devrait être attribuée à ce que je ne serais pas dans mon bon sens et dans mon parfait jugement ; et afin de confirmer la vérité des faits et constater qu'il n'existe aucune autre pensée en moi, je le constate et le proclame en présence du seigneur Père Luis, et je le laisse par écrit et avec ma signature.
« Fait le 17 de la cinquième lune, et de la onzième année de l'ère Dgiocho.
« VATANABE FICOYEMON JOACMIM. »
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Joachim mourut le 26 août, en prison, et les deux survivants, Michel Mitsonichi Ficoyemon et Jean Fattori Tingoro, virent leur captivité devenir plus rigoureuse encore. « Leurs nouveaux gardes étaient pareils à ceux de saint Ignace, des bêtes farouches que les bienfaits mêmes rendaient plus cruelles. Jean se vit, comme un autre Job, tenté par sa femme, jeune encore, étrangère, et faible de santé, et que les juges avaient dépouillée de tout. Jean l'exhortait à la patience et à la confiance en Dieu, s'affligeant intérieurement de ne pas trouver son épouse semblable à celles de ses deux collègues. Il tomba gravement malade, et dans le même temps on le priva de l'assistance d'une esclave fidèle qui lui apportait sa nourriture ; de sorte qu'il demeura souvent des journées entières sans aucun secours. Mais, tandis que le corps s'affaiblissait, la vigueur spirituelle et la volonté de souffrir s'accroissaient merveilleusement. Le P. de Baeza, apprenant que Jean ne se soignait pas, lui fit commander de s'occuper de son corps. Jean obéit humblement. »
En 1609, Michel et Jean étaient dans la quatrième année de leur captivité, lorsque deux gouverneurs principaux, Noiri Kiouzo et Caniye Jofioye, demandèrent à Canzouyedono « la délivrance des deux prisonniers ou leur exil, ou, si le prince ne voulait point y condescendre, leur sentence de mort, afin qu'ils fussent délivrés des rigueurs d'une captivité perpétuelle. L'intervention des deux gouverneurs n'eut pas le succès qu'ils s'étaient promis. Le tyran ordonna de décapiter les deux prisonniers ainsi que leurs femmes. Il consentit toutefois à épargner ces dernières ; mais, peu de jours après, il ordonna le supplice des deux jeunes enfants des prisonniers, créatures angéliques , âgés de douze et de six ans.
« On avertit Michel et Jean de leur condamnation ;
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ils écrivirent alors de touchants adieux adressés aux missionnaires leurs pères spirituels et d'autres lettres pour les apostats afin de les exciter à la pénitence. »
« Avec la grâce de Dieu j'écris cette lettre pour donner les bonnes fêtes de la Nativité à Votre Révérence, et lui dire que la Majesté divine accorde une faveur beaucoup trop grande à un immense pécheur et dépourvu de tout mérite, ainsi que je suis, en permettant que depuis quatre ans je demeure en cette prison pour la confession de son très saint Nom, supportant des épreuves sans nombre et de toute nature avec une si vive allégresse et consolation, qu'il me semble n'être prisonnier que depuis un seul jour ; j'attribue cette grâce à la miséricorde infinie du Seigneur, et telle que mon imparfaite et misérable intelligence ne la peut concevoir. Dans ces derniers temps Dieu m'a visité par une grave maladie et j'ai craint de mourir en la prison ; mais il a daigné prolonger ma vie, afin de se servir de moi, misérable, pour rendre témoignage à sa loi sainte. Je ne puis, dans m bassesse et mon indignité, lui rendre les actions de grâces que je lui dois : je puis seulement, avec l'humilité et la révérence les plus profondes, confesser le don inestimable qu'il m'accorde et reconnaître le bienfait. des messes et des oraisons de Votre Révérence et des autres Pères et Frères de la Compagnie. Je me confesse très obligé envers tous et particulièrement envers Votre Révérence, et je prie tous de daigner continuer à m'assister.
« Le 7 janvier 1609. »
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(Après la sentence.)
« Avec la grâce de Dieu j'écris à Votre Révérence. Enfin est venue l'heure prédestinée par la divine Providence, où (selon que je l'ai toujours désiré) je dois offrir à Notre-Seigneur ma femme et mes enfants, ma maison et tout au monde, en même temps que ma vie, pour l'amour, la gloire et l'honneur de ce Seigneur et pour sa sainte foi. Je ne puis dans mon style grossier exprimer toute l'estime que je fais et toute la profonde connaissance que j'ai acquise de cette faveur insigne. Je ne puis rendre à Votre Révérence toutes les grâces que je lui dois pour les saints et salutaires conseils qu'Elle m'a donnés et pour l'amour qu'Elle m a témoigné dans ces circonstances, et en particulier pour le continuel souvenir qu'Elle a eu de moi dans ses messes et dans ses oraisons. Moi qui suis un très grand pécheur, j'ai; pendant l'espace de quatre ans, enduré avec joie les épreuves de la prison, et j'ai vu s'écouler comme une heure les printemps et les automnes ; et en cet instant, j'offre à Notre-Seigneur tout ce qui m'appartient, et ma vie même.
« Dans mon insuffisance je m'arrête ici, etc. »
« Par la faveur de la divine Providence, j'écris cette lettre à Votre Révérence. Il y a quatorze ans qu'étant allé à Nangazaki pour consoler Lucia à l'occasion de la mort de Benoît son mari, je me rappelai que ce dernier m'avait exhorté plusieurs fois à me faire chrétien ; je dis alors à Lucia que je voulais entendre les
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prédications. Lucia, remplie de consolation, fit venir le Fr. Gomez, lequel m'instruisit ; je crus fermement qu'il existait un Dieu, Seigneur de l'univers, tout-puissant, créateur du ciel, de la terre et de toutes choses, qui les gouvernait au gré de sa volonté divine, et je me convainquis que les Camis et les Fotokes, que jusqu'alors j'avais adorés, n'étaient que mensonges et illusions, et que toutes mes actions, mes paroles et mes pensées avaient été dépravées et contraires à la raison. Je résolus de recevoir le saint baptême, lequel me fut conféré par le P. Pietro Paolo [Navarro], et je rendis des grâces infinies à Dieu pour un si grand bienfait, et pour avoir prolongé ma vie jusqu'à ce bienheureux jour ; j'éprouvai dès lors un ardent désir de voir mon père, ma mère, ma femme, mes enfants, mes parents et tous mes amis connaître et embrasser la loi de Dieu, ainsi qu'ils ont fait dans la suite, et qu'ils ont reçu le baptême, à mon indicible joie ; dès ce temps et jusqu'à présent mon âme a été remplie de consolation et pénétrée du très vif désir de me conformer à la volonté divine dans la prospérité comme dans l'adversité, reconnaissant par expérience que mon âme s'avançait tous les jours plus profondément dans l'amour de son Créateur, et aspirait à accomplir en tout et partout la volonté divine. Mais n'étant qu'un misérable pécheur, je sentais ces désirs s'évaporer et je me reconnaissais impuissant à les mettre en pratique ; aussi je demandais sans cesse à la très sainte Marie, mère de Notre-Seigneur, de compatir à ma misère et de m'obtenir de son divin Fils que ma vie, celle de mon père, de ma mère, de ma femme et de mes enfants s'achevassent dans le service de Notre-Seigneur, pour l'honneur et la gloire de sa Majesté divine. Et lorsque je voyais mettre à mort un malfaiteur, je disais en moi-même : « Que ne dois-je pas accomplir pour Dieu, quand ceux-ci souffrent le dernier supplice pour avoir aimé et
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employé si mal une vie si précieuse ? O ma vie douloureuse et misérable, et qui s'achève sans aucun profit » Je me reconnaissais un très grand pécheur et dépourvu de tous mérites, et néanmoins j'étais consumé de désir, et je demandais à Notre-Seigneur la grâce de souffrir pour son amour toutes les peines et les persécutions de cette vie, et je souhaitais pour mon cadavre le charnier des malfaiteurs, pourvu que la protection divine me soutînt dans les supplices. J'attendais ainsi la disposition de la divine Providence. D'autre part, éprouvant des nécessités et des défaillances continuelles, je songeais à m'en affranchir en changeant de lieu, pour me livrer à des offices bas et vils, et pour devenir le serviteur et l'esclave d'autrui, et passer ainsi toute mon existence ; mais avec la grâce divine je pus résister à ces pensées, en considérant que dans le présent il n'existait pas de lieu plus favorable, afin de suivre Notre-Seigneur, que ce lieu d'Yachchiro ; car si le monde me méprisait et m'insultait, ce mépris et ces insultes, supportés pour l'amour de Dieu, surpassaient de beaucoup les grandeurs et le faste des hommes les plus considérés et les plus illustres du monde. Mon esprit se trouvant ainsi rasséréné, Notre-Seigneur permit que je fusse fait prisonnier pour son saint nom ; et je lui en rends d'infinies actions de grâces. Je compris dès lors que la Majesté divine avait pris possession de mon âme et de mon corps ; je me mis tout entier dans ses mains, sans plus conserver de souci ni d'inquiétude. Je ne sais quelle oeuvre je pourrais accomplir pour reconnaître une telle grâce ; au moins je désire ne pas mourir de maladie dans la prison, afin de voir venir le temps et l'heure où Notre-Seigneur fera servir mon corps à le glorifier. De moi-même je n'ai rien à offrir au Seigneur, si ce n'est mon ardent désir de vivre le temps nécessaire afin d'arriver au lieu du combat, et avec sa grâce de demeurer vainqueur, et afin que mon
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corps pourrisse au charnier des malfaiteurs et que la gloire divine soit dilatée en ces contrées. Maître Sandayou, le bûcheron, vient de m'annoncer qu'aujourd'hui sans faute je serai mis à mort. Je bénis Dieu de cette nouvelle, et j'attends avec toute révérence et humilité le messager qui doit m'appeler. Je ne puis exprimer l'immensité de ma joie, et mon insuffisance me fait cesser d'écrire. Je n'oublie pas l'amour que Votre Révérence m'a témoigné pendant tout le temps. Qu'Elle daigne me pardonner tous mes manquements.
« Jésus ! Marie !
« Le 11 janvier 1609. »
« J'écris à Votre Révérence, avec la grâce de Notre-Seigneur, afin de lui rendre compte. Il y a dix ans, j'étais plongé dans les ténèbres et les erreurs de la gentilité, et enlacé dans toutes sortes de péchés ; mais quand, par l'incompréhensible et infinie miséricorde de Dieu, j'eus reçu le saint baptême, je bénis Dieu, sans cesser un seul jour, de cette grâce ineffable, je me sentis illuminé par la sainte foi, considérant les bienfaits dont le Seigneur du ciel, de la terre et de toutes les créatures, avait comblé le genre humain et en particulier moi-même, un misérable pécheur, envisageant surtout l'Incarnation de N.-S. Jésus-Christ, fils de Dieu, pour notre salut, et la Passion cruelle et la mort qu'il a souffertes. A la vue de cette immense grâce, je me confesse impuissant à y correspondre en rien, alors même que je réduirais mes os et tout mon corps en poussière et en cendres. Et pour cet excès de miséricorde je désire instamment et de toute mon âme offrir à Notre-Seigneur, pour son amour, pour sa gloire et pour sa foi sainte, ma femme,
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mes enfants, ma famille, ma maison, tous mes biens et ma vie même, sans rien réserver de ce que m'a prodigué sa main si libérale. Mais étant un misérable pécheur je ne puis le faire par mes propres forces ; aussi je supplie très particulièrement sainte Marie de me l'obtenir de son divin Fils. Deux ans après ma conversion, il survint dans le Fingo des révolutions et des guerres, et cette principauté, qui avait appartenu jusqu'alors à un seigneur chrétien, devint le domaine d'un païen. Or, le Fingo n'étant pas ma patrie d'origine, où je fusse obligé d'achever mes jours, il dépendait de moi de m'en éloigner, et de me retirer soit à Nangasaki, soit dans ma patrie ; mais j'estimai que nulle province ne m'offrirait davantage l'occasion de servir Notre-Seigneur, et je continuai à y résider. La persécution ayant fait de grands progrès, je demeurai pendant cinq ans toujours victorieux, avec la protection divine. J'aidais aussi mon prochain dans la mesure de mes forces, et je ne cessais de demander au Seigneur que pour sa pure gloire il me permît d'employer ainsi tout moi-même. A la fin, le gouverneur de la cité me fit appeler et me dit que le prince était irrité de me savoir chrétien, et que je devais redevenir païen ou bien perdre la vie après de nombreux tourments. Je répondis avec confiance que, nonobstant ce qu'il pourrait dire ou faire, je ne cesserais jamais d'être chrétien ; que le Seigneur que j'adorais était tout-puissant, qu'il avait créé le ciel et la terre et les gouvernait par sa providence, et qu'il comblait les hommes de bienfaits inestimables. Je m'étendis sur le mystère de l'Incarnation, sur la Passion et la mort du Sauveur et sur d'autres points de notre sainte foi. Le gouverneur me répondit que ces points de doctrine lui paraissaient excellents et conformes à la raison ; mais que, pour obéir au prince, î1 se voyait obligé de m'envoyer en prison : toutefois, après la venue du seigneur, ce dernier prononcerait sur
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mon sort. Je fus ainsi constitué prisonnier. En vérité, je ne puis exprimer la grandeur de la grâce par laquelle moi, misérable pécheur, j'ai été incarcéré pour l'amour de Notre-Seigneur ; et de tous les bienfaits que j'ai reçus de sa main libérale, j'estime celui-ci le plus considérable. Je ne ressens nullement les épreuves de la prison : je suis seulement affligé et repentant de m'être laissé vaincre par cette chair fragile, et d'avoir commis un grand nombre de péchés très graves. A cet effet, et dans la mesure de mes faibles forces, je pratique incessamment des oraisons, des disciplines et des jeûnes, et j'ai déjà offert au même Seigneur, selon mon ancien désir, ma femme, mes enfants, ma famille et mes biens, et par-dessus toutes choses, j'offre mon âme et mon corps.
« Dans ces derniers jours l'on a répandu le bruit que l'on allait nous mettre à mort ; mais cette exécution ayant été différée jusqu'à présent, j'ai douté si la nouvelle était vraie ; néanmoins, grâce à la divine Providence, notre dernière heure est enfin arrivée. Je ne puis être plus long, étant dérangé par les chrétiens qui me visitent.... »
Jean s'était arrêté là, mais le martyre se trouva différé jusqu'au 11 janvier, et il put ajouter les lignes suivantes :
« Je ne puis exprimer à Votre Révérence toute ma gratitude pour son grand amour. Sans doute cet amour provient de la volonté et de l'infinie miséricorde de la très sainte Trinité, et de l'inspiration tutélaire du Saint Esprit ; néanmoins, c'est par les mains de Votre Révérence que j'ai reçu le baptême, et bien souvent dans la suite les très saints sacrements, ainsi que d'excellentes leçons et de précieux conseils et c'est ainsi que la sainte foi s'est consolidée et fortifiée en mon âme par cela même, confirmé par la grâce, j'ai pu considérer comment Dieu tout-puissant et éternel, Notre-Seigneur, en qui
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se trouvent dans un degré infini tout le bien et toutes les perfections, a daigné, dans son immense bonté, communiquer au dehors de lui-même la surabondance de sa gloire, et créer le ciel, la terre et toutes les créatures ; combien il est impossible d'exprimer les bienfaits célestes dont le Créateur a comblé le genre humain, après que celui-ci, par le péché d'Adam, était tombé dans la disgrâce de son divin auteur et avait perdu la gloire du paradis. Mais la Divinité très sainte, venant au secours de notre misérable humanité, s'est faite homme. Or ce bienfait dépasse toute intelligence humaine ; car Dieu avait en vue les biens sans nombre qui en sont résultés, et non sa propre utilité. Sa vie très sainte a duré trente-trois ans, et son oeuvre la plus sublime a été sa propre passion. Le Fils de Dieu a conversé parmi les hommes pour nous obtenir de son Père éternel le pardon de nos péchés, et pour que, dans l'avenir, nous évitassions tout mal, et nous opérassions tout bien, et aussi en vue d'accomplir la volonté de Dieu le Père, de nous disposer à l'aimer et à le servir par-dessus toutes choses : et il s'est fait ainsi notre précepteur et notre guide. Par la méditation de ces vérités, j'ai appris qu'il importait au plus haut degré de haïr et de fuir toute faute, même légère ; cette pensée s'est imprimée profondément en mon esprit. Néanmoins j'étais accoutumé au mal, et mes bons propos s'évanouissaient. Je résolus alors de recourir à sainte Marie, la prenant pour ma médiatrice et invoquant en même temps l'assistance de tous les anges et des saints, afin d'obtenir le pardon de toutes mes fautes et la perfection de toutes les vertus ; je pris la résolution de jeûner tous les vendredis de l'année (ainsi que j'ai fait par la grâce divine), et l'année suivante j'ai jeûné les vendredis et les samedis ; j'ai continué jusqu'à présent, ajoutant en la seconde année au jeûne une discipline par semaine ; dans la prison j'ai pris la discipline tous les
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vendredis et samedis, et après quelques mois quatre fois par semaine. Je demandais continuellement au Seigneur dans mes indignes prières et méditations la grâce de me dévouer tout entier ainsi que mes enfants, ma femme, ma famille, ma maison, mes biens, mes pensées, mes paroles et mes actes, et tout le reste ; et enfin, par son infinie clémence, j'ai été rendu digne d'être mis en prison ; ce dont je ne cesse de remercier le Seigneur le jour et la nuit, le suppliant de me mettre au nombre de ceux qui souffrent pour son amour les tourments et la mort. Je prie encore pour l'union et l'exaltation de la sainte Eglise, pour le Pape, et afin que dans tous les royaumes soit promulguée et dilatée la loi de Jésus-Christ, et que tous se convertissent à sa loi ; pour la paix et la tranquillité de la chrétienté, et en particulier du Japon ; et entre tous pour notre évêque, pour le vice-provincial de la Compagnie et pour tous les pères, frères et élèves de cette Compagnie, pour les pasteurs des âmes, pour les hérétiques, les schismatiques et les apostats; pour ceux qui se trouvent en péché mortel, pour les âmes du purgatoire et pour toutes les nécessités de l'Eglise. Je commence ordinairement mon oraison à minuit, et je la prolonge jusqu'à l'heure du premier repas ; après quoi, m'étant reposé pendant un peu de temps, je lis des livres spirituels et je reprends mes méditations. Après avoir soupé et pris un peu de sommeil, je récite le chapelet. J'ai continué ces exercices jusqu'au moment où j'ai été atteint d'un engorgement de rate... »
La phrase est restée inachevée parce qu'on vint à ce moment prendre le prisonnier pour le mettre à mort.
Le 11 janvier on fit connaître aux confesseurs qu'ils devaient être décapités sur l'heure même. Tous deux auraient préféré la mort de la croix, à l'exemple du divin
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Maître ; mais Jean fit observer à son compagnon que cette mort serait trop glorieuse, et il ajouta : « Nous devons plutôt désirer d'être torturés cruellement et taillés en mille pièces. Cette grâce vous sera faite, » dit le bounghio de la justice. Les gouverneurs se proposaient de les faire mettre à mort précipitamment, dans l'appréhension d'une émotion populaire. Mais la nouvelle se répandit, et il se fit un concours immense.
Les confesseurs sortirent de la prison, les bras liés et la corde au col, suivant l'usage. Jean avait demandé d'avoir le col étroitement serré : on le lia si cruellement qu'il fut presque étranglé, et un apostat en fut tellement ému qu'il proclama hautement son repentir.
Michel et Jean s'avançaient en bénissant Dieu, et tenaient leurs regards attachés vers le ciel, pratiquant ce qu'ils avaient enseigné jadis eux-mêmes aux condamnés à mort, et prenant leur supplice en patience, pour l'expiation de leurs péchés. Michel, saintement empressé d'arriver au terme et de mourir pour aller vers Jésus-Christ, semblait tirer à lui le soldat qui l'accompagnait ; Jean, vieillard infirme, et lié très rigoureusement, cheminait avec peine.
« Le président de la justice envoya chercher Thomas, fils de Michel, âgé de douze ans, et Pierre, fils de Jean, âgé de six ans à peine.
« Thomas, bien instruit par sa mère et par son aïeul Joachim, était pour ainsi dire formé pour le martyre. Quelquefois on lui disait: Enfant, situ pleures, tu n'es pas fait pour être martyr. Il prit congé de son aïeul et de sa mère, partagea quelques monnaies de cuivre entre les enfants avec lesquels il jouait, revêtit ses habits de fête et atteignit les confesseurs vers la porte de la ville. Michel se sentit grandement consolé par les dispositions de son fils.
« Le bounghio, pressé d'achever son oeuvre, fit arrêter
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le cortège avant la place ordinaire des exécutions, par une disposition singulière de la Providence, et afin que le sang innocent ne fût point mêlé à celui des criminels, dont le lieu de la justice se trouvait pénétré ; de sorte qu'en recueillant la terre, on obtint ce sang tout à fait pur.
« Les confesseurs se mirent à genoux. Michel fut décollé d'un seul coup. Thomas voulut mourir devant le corps de son père ; il s'agenouilla, croisa les bras et reçut le coup fatal. Jean fut frappé dans le même instant.
« Le jeune Pierre n'était point chez sa mère, mais chez son aïeul qui essaya de le cacher. On le réclama et on le fit réveiller. Cet admirable enfant, préparé de même par son père, se leva avec joie pour aller à la mort, et fut un objet d'édification pour les fidèles et de confusion pour les gentils.
« On le porta dans les bras au lieu du supplice. La vue du sang ne l'émut en rien. Il s'agenouilla et tendit le col. Trois bourreaux refusèrent leur office ; un esclave coréen frappa jusqu'à trois fois pour consommer l'immolation.
« Le bounghio fit couper en pièces les corps des trois premiers martyrs et ordonna de laisser intact celui du jeune Pierre. Les chrétiens obtinrent d'enterrer tous ces précieux restes.
« Le bounghio, qui, suivant la coutume japonaise, avait prêté son épée pour l'exécuter, s'écria en la reprenant : « Je me considère désormais comme indigne de la porter. » Et Cacouzayemon, le principal gouverneur, se fit réserver des reliques des têtes de Jean et de Michel, peut-être pour un ami chrétien, ou peut-être pour lui-même.
« Les têtes, placées sur quatre lances, furent exposées à la porte orientale de la ville. Plus tard, un chrétien
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déroba les corps et les transporta à Yananghi, en dehors du Fingo, et de là à Conzoura, où fut conservé le corps intact de Pierre. Les autres reliques furent envoyées au collège d'Arima. »
Note du P. de Charlevoix. « Le P. Loüis Pineyro, jésuite, a cru que cet événement appartenoit assez à l'Eglise du Japon, pour en insérer le récit dans l'ouvrage qu'il a fait sur ce sujet. Pour moi, persuadé d'une part que plusieurs personnes le verront avec plaisir, et de l'autre que le plus grand nombre de mes lecteurs le trouveront déplacé dans le corps même du livre, j'ai cru que les premiers me sauroient bon gré et que les seconds ne trouveroient point à redire si je le mettois en addition à la fin de ce volume. Le voici donc traduit de l'espagnol du Père Pineyro qui l'a tiré d'une relation du P. Jean Thadée de Saint-Elisée, carme deschaux et vicaire général de la mission de Perse, adressée à Dom Alexis de Menesez, de l'Ordre de Saint-Augustin, archevêque de Brague en Portugal et Président du Conseil d'Etat. »
Je n'ai rien trouvé de notable qui pût être ajouté à la présente relation.
R. P. DE CHARLEVOIX. Histoire du Japon, in-12, Paris, 1736, t. V, p. 361-375.
Le P. Nicolas de Mello, d'une des plus illustres maisons de Portugal, après avoir été employé seize ans au ministère évangélique dans les isles Philippines, où il
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étoit allé fort jeune, et y avoir acquis la réputation d'un homme d'un mérite distingué, d'un saint religieux et d'un parfait missionnaire, fut député à Rome par ses supérieurs pour des affaires importantes, dont il devoit communiquer aveé son général et avec le Souverain Pontife. On lui donna pour compagnon un jeune frère convers, japonnois de naissance, lequel étant passé aux Philippines dans son enfance avec son père et sa mère avoit reçu avec eux le baptême à Manile des mains du même P. de Mello, qui lui avoit donné son nom, avoit pris un soin particulier de son éducation et l'avait fait recevoir dans son ordre.
Les Espagnols qui alloient en ce tems-là des Philippines en Europe, prenoient assez ordinairement leur route par la Nouvelle-Espagne; mais pour des raisons qu'on ne dit point, le P. de Mello prit la sienne par les Indes Orientales, alla d'abord à Malaca, passa ensuite à Goa, et y vit Don Alexis de Menesez dont je viens de parler, qui était alors archevêque de cette capitale des Indes portugaises et avec qui il étoit peut-être bien aise de traiter des affaires pour lesquelles il avoit été envoyé à Rome.
Par une nouvelle destination de la Providence, qui fait tout servir aux desseins qu'elle a sur ses élèves, il arriva que cette année il ne partit aucun navire de Goa pour le Portugal, ce qui obligea le P. de Mello, lequel était pressé de se rendre à Rome, d'entreprendre le voyage par terre. Il arriva à Ispaham, capitale de la Perse, dans le temps que le Sophi se disposait à envoyer une solennelle ambassade au pape et à plusieurs princes chrétiens, et il obtint facilement la permission d'accompagner l'ambassadeur. Celui-ci devoit commencer sa négociation par la cour de Pologne, et pour s'y rendre il lui falloit passer par la Moscovie. Outre la longueur de ce détour, le voyage ne se pouvoit faire sans de grands risques ; mais
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il n'y en avoit pas de moindre pour les deux religieux à prendre seuls un chemin plus court ; ils ne balancèrent donc point à se joindre au cortège de l'ambassadeurpersan.
Arrivez à Moscou, ils y rencontrèrent un médecin catholique, milanois de nation, appelé le docteur Paul, qui les reçut chez lui, et le P. de Mello crut y pouvoir exercer en toute liberté les fonctions de son ministère. Il y accourut bientôt un grand nombre de catholiques, charmez de pouvoir entendre la messe d'un prêtre latin et approcher des sacrements dont ils avoient été longtems privez. Par malheur il y avoit alors à Moscou des protestans anglois, qui s'avisèrent d'y trouver à redire et qui firent grand bruit. Ils allèrent même plus loin, car la femme du docteur Paul étant accouchée d'une fille et le P. de Mello ayant baptisé cette enfant, ils en donnèrent avis au grand duc Boritz, ennemi déclaré des catholiques, lequel fit aussitôt saisir les deux religieux et les envoya chargez de chaînes dans une des isles Solofki, dans la mer Blanche, où ils furent enfermés dans un couvent de moines basiliens schismatiques. Ils y passèrent six ans étroitement gardez, y reçurent toutes sortes de mauvais traitemens, et y furent toujours très mal nouris. On ne leur portoit jamais à manger qu'on ne les chargeât d'injures, et aux jours des principales fêtes, on les faisoit venir, tout chargez de chaînes qu'ils étoient, devant toute la communauté. Là, après qu'ils avoient servi quelque tems de recréateurs aux moines, le supérieur les obligeoit d'entendre la lecture d'un livre rempli de blasphèmes contre l'Église romaine : il entreprit même de leur persuader d'embrasser le schisme des Grecs ; mais il avoit affaire à un homme d'esprit, bien instruit de sa religion et qui le réduisit toujours au silence. Alors, au défaut de bonnes raisons, on leur répliquoit par de rudes coups et on les renvoyoit à leur prison, qui étoit un véritable cachot.
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Au bout de six ans, Boritz mourut et son fils, qui lui succéda, ayant été étranglé la même année, le trône de Moscovie fut possédé par un imposteur qui se faisoit nommer Démétrius Ivanowitz et se disoit fils de Feodor Ivanowitz, prédécesseur de Boritz. Comme ce faux prince faisoit profession de la religion catholique, tenoit toujours plusieurs jésuites à sa cour et avoit épousé la fille du Palatin de Sandomir, le pape Clément VIII, qui le croyoit le véritable Démétrius et qui étoit instruit de la captivité et des souffrances des deux religieux augustins, lui écrivit, dès qu'il le sçût sur le trône, pour le prier de leur rendre la liberté et chargea deux carmes deschaux, qu'il envoyait en Perse, de lui remettre son bref. Démétrius accorda sur-le-champ ce que le Saint-Père lui demandoit, les deux religieux furent élargis et ils partirent pour Moscou ; mais en y arrivant ils trouvèrent leur libérateur détrôné et la couronne de Russie sur la tête de Basilowitz Zuski.
Ce prince, aussi entêté schismatique que l'avoit été Boritz, fit d'abord enfermer le P. de Mello et son compagnon dans la prison des malfaiteurs, où il leur envoya proposer dès le même jour d'abjurer la communion de l'Eglise romaine et de se faire baptiser à la manière des Russiens. Ils répondirent que l'on pouvoit leur ôter la vie, qu'ils verseroient volontiers jusqu'à la dernière goute de leur sang pour une si belle cause, et qu'il ne falloit pas espérer qu'ils changeassent de sentiment. Sur cette réponse le P. de Mello, qui avoit porté la parole, fut cruellement foüetté, et lui et son compagnon furent plus étroitement resserrez et chargez d'un plus grand nombre de chaînes. Cela dura quatre ans entiers, pendant les-quels on les foüettoit souvent d'une manière plus que barbare. D'autres fois on les dépoüilloit tout nuds, et en cet état on les promenoit par les principales rues de Moscou, la populace les poursuivant avec des huées et
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les chargeant d'injures. On leur faisoit voir de tems en tems des buchers dressez, disoit-on, pour les brûler tout vifs. On étaloit aussi à leurs yeux de grands appareils de supplices, et en même tems qu'on tachoit de les intimider par cette vûe, on leur faisoit les offres les plus séduisantes pour les engager à faire de bonne grâce ce qu'on désespéroit d'obtenir d'eux par la crainte du tourment : mais leur constance fut également à l'épreuve des promesses et des menaces.
Enfin ils furent conduits à Nisna, sur le Volga, où ils reçurent les mêmes traitemens qu'ils avoient essuyez à Moscou. Quelque tems après, Zuski étant venu à Nisna commanda qu'on allumât un grand bûcher dans la place publique et qu'on les y jettât s'ils persistoient dans leur obstination. C'étoit le trentième de novembre de l'année 1611 On les tira de leur prison sur le soir et ils furent conduits à la place, tenant chacun une croix à la main, suivis d'un peuple infini. Le bon frère Nicolas, qui était plus jeune, marchoit d'un pas délibéré malgré ses chaînes, et faisoit paroître pour le martyre une ardeur qui étonna les ministres de la justice. Ils se persuadèrent que c'étoit la présence et les discours du P. de Mello qui lui inspiroient ce courage, et dans l'espérance d'en triompher plus aisément quand il seroit seul, ils le séparèrent de son maître. Ils le menèrent dans une autre place où après lui avoir montré divers instruments de torture, ils lui dirent tout ce qu'ils purent imaginer de plus persuasif pour l'obliger à se rendre.
Comme ils virent qu'ils ne gagnoient rien par cette voye, ils s'avisèrent d'un stratagème dont ils se promettoient
1. « Zuski avoit été détrôné en 1607 et renfermé dans un couvent. Il en fut tiré en 1610 et mourut l'année suivante à Smolensks. Il pourroit bien y avoir quelque erreur de datte dans cette Relation, » P. DE CH.
beaucoup, mais qui ne leur reüssit pourtant pas.
Quelques-uns d'entre eux feignirent qu'ils revenoient de la place où étoit le P. de Mello et, affectant un air content, ils dirent au saint religieux qu'à ce coup rien ne pouvoit plus excuser son entêtement, puisque son ancien et son maître avoit reconnu la vérité et s'y étoit soumis : qu'au reste il n'avoit pas lieu de s'en repentir, puisque ce prince l'avoit comblé d'honneurs. « La ruse est trop grossière, répondit le généreux confesseur de Jésus-Christ, je connois trop mon père pour le croire capable d'une si grande lâcheté ; ne vous flattez donc point, ni de me tromper, ni de me pervertir, je suis catholique romain et je veux mourir tel. » Cette réponse fut portée sur-le-champ au Grand Duc, qui, transporté de colère, ordonna qu'on reconduisît l'Indien (c'est le nom que l'on donnoit au frère Nicolas) à la place où étoit le prêtre portugais et qu'en présence de celui-ci on lui coupât la tête, afin que ce père vît à quel malheur il avoit réduit ce pauvre étranger par ses discours séduisons.
Il fut obeï ; le frère en arrivant à la place apperçut un grand feu et son cher maître à genoux dans un coin à l'écart, tout nud et tremblant de froid. Il jetta, en le voyant, un grand cri de joye, et le père, de son côté, lui cria d'avoir bon courage, puisqu'il touchait au moment de recevoir la récompense de tout ce qu'il avoit fait et souffert pour le nom de Dieu. Aussitôt le courageux Japonnois, rempli d'une nouvelle ferveur, se mit à genoux pour recevoir le coup de la mort, et le bourreau lui ayant représenté qu'il ne tenoit encore qu'à lui de sauver sa vie et de se procurer une brillante fortune, il ne fit point d'autre réponse que de présenter sa tête, qui fut abattüe à l'instant. Un torrent de larmes coula sur-le-champ des yeux du P. de Mello, et il n'est pas aisé de dire si la joye de sçavoir son disciple dans le sein de Dieu y eut plus de part que la douleur de lui survivre.
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La tête du martyr fut portée au prince, qui la reçut comme si c'eût été celle de son plus grand ennemi, et la considéra avec une satisfaction qu'un tyran seul peut goûter. Il ordonna ensuite qu'on fit dévorer le corps par des pourceaux ; mais ces animaux immondes, quoiqu'accoutumez à se repaître des cadavres des malfaiteurs, ne voulurent jamais approcher de ce sacré dépôt, quelque chose qu'on fit pour les y obliger. Des hérétiques, qui étoient présens, s'écrièrent qu'il falloit que la chair des catholiques fut bien infecte puisque les pourceaux eux-mêmes en avaient horreur : exemple qui fait voir qu'un coeur en qui l'erreur est enracinée à un certain point, s'aveugle et s'endurcit par cela même, qui devroit l'éclairer et le toucher. Mais les schismatiques, saisis d'une frayeur presque religieuse, demeurèrent dans le silence. Quelques marchands polonais et allemands profitèrent de cet événement pour demander la permission de donner la sépulture à ces précieux restes d'un martyr, et on leur accorda sans peine, quoiqu'il fut inouï que le corps d'une personne qui avoit péri par la main du bourreau eût reçu cet honneur. Ils l'ensevelirent donc le plus proprement qu'il leur fut possible, l'enterrèrent dans un lieu écarté et mirent sur sa tombe une marque à laquelle on la pût reconnoître.
Ils obtinrent en même tems du Grand Duc qu'il se contenteroit, au moins pour le présent, de ce qui s'étoit fait, et que le P. de Mello seroit reconduit en prison. Il y demeura encore une année entière, après quoi la princesse veuve de Démétrius, laquelle se nommait Marine Gurgia, et qui étoit fort zélée catholique, eut le crédit de le faire élargir. Les nouveaux troubles de la Moscovie qui suivirent bientôt obligèrent ensuite cette princesse de se retirer à Astracan, avec une de ses tantes nommée Barbe Noska, qui l'avoit élevée et qui étoit une dame d'une piété éminente. Depuis que sa nièce avoit retiré chez elle le
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P. de Mello, elle s'étoit mise sous sa direction et avoit même reçu de lui l'habit du Tiers-Ordre de Saint-Augustin : son dessein, en se retirant à Astracan, étoit de passer en Perse, ou elle espéroit de vivre plus tranquille et de joüir d'une plus grande liberté dans l'exercice de sa religion, mais le ciel en avoit autrement ordonné.
Lorsqu'on y pensoit le moins, Astracan se trouva tout en armes, le palais, où la princesse demeuroit, fut attaqué par les schismatiques, la garde forcée et taillée en pièces ; elle-même y périt avec toute sa maison : sa tante et le P. de Mello furent pris et condamnés au feu pour avoir fait une profession publique de la religion romaine ; mais. on leur offrit la vie et des établissemens capables de les dédommager de toutes leurs pertes s'ils vouloient embrasser le schisme et recevoir le baptême des Russiens. Ils le refusèrent constamment et furent exécutez sur la place publique, en présence d'un très grand peuple, qui malgré son animosité contre les catholiques ne put voir sans admiration des personnes si respectables soutenir dans un corps exténué de souffrance et accablé sous le poids des années, un si horrible supplice avec un courage que la seule vraye religion peut inspirer.
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La mort du persécuteur Taïco-Sama (1599) fut l'occasion de compétitions à mains armées ; le trône du Japon demeura enfin à Yeyes. Les débuts de ce règne parurent favorables au christianisme ; le souci de développer les transactions commerciales avec les Espagnols des Philippines engagea le nouveau roi, qui portait désormais le nom de Daifusama, à se montrer bienveillant envers les missionnaires, qui étaient presque tous d'origine espagnole. Le P. Jérôme de Jésus et le P. Louis Gomez étaient rentrés au Japon dès l'année 1598. Ils furent mandés à Méaco par Daifusama, qui les autorisa à visiter les chrétiens et leur assigna un lieu pour bâtir une maison. Les rapports favorables faits aux Philippines sur les dispositions du roi Daifusama engagèrent les Dominicains, les Augustins, les Franciscains à envoyer des missionnaires dans les provinces de Satzuma, de Firando, de Quanto, de Fuximi, d'Yendo. Ce grand nombre de religieux alarma Daifusama, qui communiqua au frère Pierre de Burgillo son soupçon de quelque dessein de la part du gouverneur de Manille; mais sur l'explication qui lui fut donnée, il autorisa la prédication du christianisme dans tout le royaume. En quelques années de grands progrès avaient été faits, lorsque la persécution commença dans la province de Fingo, d'où elle passa dans le Quinocuri et s'étendit bientôt à tout le royaume. Les causes en furent multiples. Ce furent d'abord l'assassinat de quarante Japonais à Macao et le refus de donner satisfaction ; ensuite l'enlèvement d'une dame d'honneur de la reine par un chrétien ;
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enfin, les insinuations des Hollandais protestants mis en rapport avec Daifusama pour la négociation d'un traité de commerce. Le roi commença par chasser les religieux d'Yendo et à les confiner à Nangazaki ; un édit parut alors qui ordonna que tous les Tons ou princes déjà chrétiens reniassent publiquement l'Évangile et interdit à tout soldat et à tout noble, sous peine de mort ou d'exil, d'embrasser la doctrine des chrétiens. La persécution devait durer trente-sept ans. La relation qu'on donne ici a pour auteur le P. Diégo de Saint-
BIBLIOGRAPHIE. Relacion verdadera y breve de la persecucion y mertyrios que padecieron por la confesion de la nuestra santa Fe catolica en Japon quinze Religiosos de la Provincia de S. Gregorio de los Observantes Descalços del Orden de N. P. S. Francisco de las filas Filipinas. Adonde tambien se trata de otros Martires Religiosos de otras Religiones y seculares de deferentes estados. Todos los quales padecieron en Japon deste año de 1613 hasta el de 1624. Dirigida por la misma Provincia à S. R. y C. Maiestad Phelipe quarto nuestro Reg de Espana. La quai escrivio y embio a la dicha Provincia Fray DIEGO DE SAN FRANCISCO, Predicador de la misma Provincia y Comissario del Japon. Con licencia. Manila MDCXXV.
Traduction française dans Histoire universelle des missions franciscaines, par le P. VICTOR BERNARDIN DE ROUEN, tome II, p. 349-389. Outre le mémoire rapporté ici, l'auteur en écrivit deux autres sur le même sujet, ils ont disparu. Voyages et missions du P. ALEXANDRE DE RHODES, Paris, 1854, in-8°, p. 175 et suiv. L'étendue des pièces que nous avons déjà publiées sur les martyrs du Japon et la relation qui va suivre nous obligent d'omettre plusieurs récits intéressants, mais qui donneraient à notre recueil des proportions que nous ne voulons pas atteindre. On pourra consulter la consciencieuse histoire du R. P. DE CHARLEVOIX, S. J., Histoire et description générale da Japon (in-12, Paris, 1736), t. V, p. 289 et suiv., pour tout ce qui a trait aux martyrs que notre relation ne mentionne pas. FR. MARNAS, La religion de Jésus ressuscitée au Japon dans la seconde moitié du XIX° siècle, in-8°, Paris, 1896, t. I, p. 3-86. H. THURSTON, Japon and Christianity, dans The Month, 1905, février, p. 157-174 ; avril, p. 388-404 ; mai, p. 505-525.
A son très cher confrère le P. Jean-Baptiste, Ministre Provincial de la Province de Saint-Grégoire aux Philippines, des Observants Déchaussés de l'ordre de Notre Séraphique Père saint
Pressé par le lien à la fois doux et saint de l'obéissance, je n'ai pu me refuser à l'invitation que vous m'avez adressée d'écrire et de vous envoyer une relation succincte des faits qui se sont accomplis de 1613 à 1624 ; ce fut une période d'horrible persécution qui a rempli de terreur et de désolation les royaumes du Japon. Ma narration est courte; le motif en est que trois soldats japonais, qui venaient certainement pour me prendre, sont inopinément entrés dans la maison où j'écrivais. J'ai caché en toute hâte mes papiers ; grâce à cette précaution, si j'avais été arrêté, eux du moins eussent été sauvés ; de la sorte n'eût pas péri la mémoire de tant de triomphes remportés dans cette terrible lutte pour la sainte Eglise de Jésus-Christ. Les soldats ne s'emparèrent pas de moi ; ils se contentèrent de dire qu'ils étaient venus voir si par hasard il ne se trouvait pas là quelque prêtre. Je mis alors ma casaque et mon chapeau et je sortis de la ville, où je rencontrai un de nos compatriotes, Jérôme Bael, arrivé depuis un an dans ce pays. Celui-ci témoigna un grand étonnement de me voir. « Comment, me demanda-t-il, avez-vous le courage de parcourir ainsi les rues nonobstant la présence de soldats, qui, jour et nuit, recherchent les prêtres espagnols ? » Je lui répondis que quiconque avait peur devait en ce moment ne
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pas rester au Japon. Par là, vous comprendrez que ma relation doit être brève et bien imparfaite ; elle le sera d'autant plus que nous manquons du temps suffisant pour exercer soit de jour, soit de nuit, notre saint ministère, et qu'il n'est pas de lieu où nous puissions être en sûreté ; mais vous serez assez bon pour vous contenter du peu que j'ai pu faire afin de répondre à votre désir.
Quand, en vertu du décret de Goxomata (Daifusama), tous les missionnaires eurent été confinés à Nangazaki, puis embarqués pour l'exil, ceux-là seulement restèrent qui, ainsi que moi, avaient réussi à se cacher ou qui, après avoir été conduits sur le navire, avaient trouvé moyen de redescendre à terre. Le courage et l'adresse des chrétiens japonais, qui, pour ne pas rester privés de leurs Pères, s'exposèrent aux plus grands dangers furent admirables. Nous nous trouvâmes demeurés au nombre de six : le P. Apollinaire Franco, commissaire, Louis Gomez, Jean de Sainte-Marie et Pierre de l'Ascension, tous prédicateurs et ministres de la mission japonaise, plus le frère convers Gabriel de la Madelaine, religieux d'une grande vertu et d'une réelle sainteté, enfin moi. Cette expulsion de Nangazaki fut le fait des trois principaux ministres : Faxaguava Safioye, Suruga Dono Manya et Gouza Yemon ; aussitôt les missionnaires embarqués, ces suppôts de Satan ouvrirent contre les malheureux disciples de Jésus-Christ une dure persécution.
Les premières victimes furent huit chrétiens que nos Pères avaient baptisés à la cour de Goxomata, à Yendo. Fermement attachés à nos frères crucifiés à Nangazaki, ils furent, pour ce motif, mis à mort, le 13 août 1613. Peu après vint le tour de quatorze autres qui, soit pour s'être déclarés chrétiens, soit pour avoir contribué par leurs aumônes à la construction de nos couvents et de nos hôpitaux, furent attachés à des poteaux et brûlés vifs. Avant de les faite monter sur le bûcher, les bourreaux
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avaient tenté, tantôt par de mauvais traitements et tantôt par des promesses, d'ébranler leur constance. Voyant que tout était inutile, ils les invitèrent à mettre par écrit leur détermination de mourir pour Jésus-Christ. Ce fut Jean Mimbocu qui, au nom de tous, rédigea la formule : « Pour l'amour de Dieu qui a créé le ciel et la terre avec tout ce qui est contenu, qui gouverne et administre aussi bien les choses temporelles que les choses éternelles, qui de plus pour sauver le genre humain a daigné prendre naissance dans le sein d'une Vierge, notre Sauveur véritable qui nous a rachetés par la croix ; pour l'amour donc de notre Dieu, quelque terrible que soit la mort que vous nous ferez subir, nous la regardons comme très précieuse et comme un témoignage de la foi que,) nous professons. Le 13 de la 7° lune. » Au nombre de ces généreux confesseurs se trouvait le P. Louis Sotelo, notre Père et le leur. Sur l'intervention pourtant du roi de Voxu qui, plus tard, l'envoya en qualité d'ambassadeur au roi d'Espagne et au Chef suprême de l'Eglise, ainsi que je le dirai bientôt, on lui fit grâce de la vie.
Huit autres furent encore consumés par le feu à Arrima, l'année suivante, 1614. Dans leurs rangs se trouvait une toute jeune fille de dix-sept ans, nommée Madelaine. Les flammes ayant détruit les liens qui la retenaient, elle s'agenouilla au milieu du brasier, et, prenant en main des charbons ardents, elle se les posa sur la tête en disant : Ytimdaqui marasuru, c'est-à-dire : « Je les estime à tel prix que je les mets sur ma tête. » A ce martyre assistèrent plus de vingt mille chrétiens, tous prêts à rendre à Jésus-Christ le même témoignage. Cette affluence intimida le Ton, qui ordonna de les laisser tous en liberté. Ils en profitèrent pour ramasser avec un souverain respect les reliques des saintes victimes, qu'ils placèrent en lieu sûr.
Non contents d'avoir banni les missionnaires et d'avoir
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fait mourir les chrétiens, les ministres de la justice se mirent en devoir de raser toutes les églises qui se trouvaient à Nangazaki, sans en laisser une pierre debout ; puis, se répandant dans les alentours, en commençant par Arrima, ils exercèrent leur fureur contre tous ceux qui demeuraient fermes dans la foi. Tous témoignaient un ardent désir de mourir pour Jésus-Christ comme leurs huit aînés. On leur fit alors entendre qu'on ne leur accorderait pas une mort trop rapide, mais que, pour les frustrer de l'honneur d'être appelés martyrs, on les ferait terminer leurs jours dans une lente agonie et qu'on mettrait leurs femmes et leurs filles dans des lieux de prostitution. Ils répondirent que plus longues seraient leurs souffrances, plus grande serait leur gloire dans le ciel ; que, quant à leurs femmes et à leurs filles, les insultes dont elles seraient victimes ne diminueraient en rien leur vertu, que double au contraire serait leur récompense. On les fit alors étendre à terre sur une pièce de bois ; quand ils furent ainsi couchés, on leur écrasa les épaules avec de grosses pierres, on leur coupa les doigts des mains et des pieds, on leur pratiqua des incisions sur le front en forme de croix avec un fer rouge, enfin on leur trancha la tête.
En d'autres lieux on s'ingénia à trouver des raffinements de cruauté plus grands encore. Au nombre de ceux que je vis soumis à de si terribles épreuves, alors que je me rendais auprès d'eux pour les fortifier, je citerai avec une émotion profonde une jeune fille nommée
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manière la plus barbare, puis on la laissa pour morte. Elle ne l'était pas. Recueillie par des chrétiens, elle fut conduite par leurs soins dans une retraite sûre, où notre frère convers Gabriel de la Madelaine, excellent chirurgien, pansa avec une admirable charité ses horribles blessures.
Cependant, loin de se calmer, le persécution devenait plus violente. Nous étions cinq Pères et le Frère convers Gabriel demeurés avec l'obédience de nos supérieurs, cachés sur le théâtre du combat ; nous jugeâmes alors qu'il conviendrait de nous séparer et de nous rendre isolément dans différents royaumes de ce vaste empire, soit pour y vivre en plus grande sûreté, soit pour étendre davantage notre action auprès des chrétiens poursuivis. Le sort m'assigna la ville de Méaco, cité de plus de cent mille familles dont beaucoup étaient chrétiennes ; mon arrivée y causa une consolation extraordinaire. J'y demeurai plusieurs mois, confessant, célébrant la sainte messe, assistant chacun avec une émotion indicible et administrant de nombreux baptêmes.
Quand j'eus prodigué à cette chrétienté les secours qu'elle pouvait attendre de mon ministère, j'eus le désir de gagner Yendo, capitale du royaume de ce nom, où nos Pères avaient fondé une chrétienté florissante ; mais la guerre que se faisaient en ce moment les partisans de Findéory, fils de Taïco-Sama, et les adversaires de ce prince, remplissant les routes de gens de guerre, rendit impossible l'exécution de mon dessein. J'attendis donc, puis je réussis à passer de Méaco au royaume de Mino. J'y demeurai deux mois, pendant lesquels je me transportais, autant que cela m'était possible, de villes en villes et de villages en villages ; je fortifiais le courage des pauvres chrétiens qui vivaient dans des transes perpétuelles, je gagnais des néophytes à Jésus-Christ, je confessais nuit et jour; à peine prenais-je quelques heures
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de repos. Chaque matin, j'eus le bonheur de célébrer la sainte messe et de distribuer la sainte communion. Ce qui consolait mon coeur parmi ces fatigues, c'était de voir ces fidèles héroïques venir de vingt, de trente, de quarante lieues et plus pour recevoir les sacrements. Parmi ceux que je confessai, j'en trouvai qui depuis quatre ans n'avaient pas pu s'approcher de la sainte Table et qui ne s'étaient pas rendus coupables d'un seul péché véniel. Et comme je leur demandais comment ils avaient pu pendant un temps si long se préserver de toute faute : « Père, me répondirent-ils, nous n'avions pas de confesseurs, comme vous le savez ; que serait-il arrivé de nous si nous étions tombés dans quelque infidélité ? »
Cependant le désir que j'avais de passer à Yendo, où je savais de malheureux chrétiens en perpétuel danger de mort sans avoir la ressource d'un seul prêtre à qui s'adresser, devenait de jour en jour plus ardent. Dans le même temps, l'armée impériale se rendait dans cette ville ; je me vêtis donc du costume japonais, et je me mêlai aux soldats sans que personne éventât ma ruse. Dès mon arrivée, je me rendis à notre léproserie, où je trouvai une cinquantaine de malades, tous chrétiens ; ils avaient une petite chapelle bâtie par notre Père Louis Sotelo. On était alors au plus fort de la tempête ; aussi mon arrivée provoqua-t-elle une joie indescriptible chez ces infortunés ; aussitôt, avec leur chef nommé Jérôme, ils combinèrent un plan pour faire prévenir les chrétiens de la ville sans éveiller l'attention des païens. Combien grands fut l'allégresse de tous ! On décida que, pendant quinze jours, douze viendraient chaque nuit pour se confesser. Les confessions entendues, je célébrai la sainte messe, je distribuai la communion et j'adressai à ces pauvres gens une courte instruction telle que Dieu me l'inspirait ; mais ce qu'il serait impossible de rendre,
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ce sont les gémissements qui sortaient de leurs coeurs.
Les hommes seuls venaient à l'hôpital, et le nombre en augmentait chaque jour au risque d'être découverts, bien que le lieu de réunion fût hors les murs de la ville. Mais que faire pour les femmes ? Elles m'envoyaient messages sur messages, me conjurant, par les entrailles de Jésus-Christ, de ne pas partir sans avoir eu la',charité de les entendre. Plaçant alors toute ma confiance en Dieu, une nuit je revêtis mon habit japonais et, pénétrant résolument en ville, je me mis à visiter les maisons chrétiennes ; c'était entreprendre une mission pleine de difficultés. Ma détermination fut bientôt connue de toutes les personnes intéressées ; pendant plusieurs nuits, je me rendis tantôt d'un côté, tantôt d'un autre ; quand j'avais pénétré dans la maison indiquée, je confessais, je célébrais, je prêchais et j'administrais la sainte communion, remplissant ces devoirs du saint ministère un jour ici et un jour là. Le danger était grand, mais je ne faiblis pas, et Dieu, dans sa miséricorde, fit qu'aucun païen n'eut le moindre soupçon.
Vint le Carême ; par des dispositions concertées, je me retirai dans un asile sûr où mes ouailles pouvaient continuer de me visiter ; tous eurent donc le bonheur de satisfaire au devoir pascal. Le lieu où se célébra cette cérémonie fut la maison même du Ton ; elle était vaste et se prêtait bien à notre dessein ; c'était son majordome Simon Sabioye, chrétien en secret, qui me l'avait proposée.
Le dimanche des Rameaux fut le jour choisi. Au moment de distribuer la sainte communion, il me sembla que les assistants étaient bien nombreux ; aussi, quand j'eus achevé la messe, je dis à Simon que je craignais quelque fâcheux incident. Non que la mort m'effrayât, moi qui étais resté au Japon au milieu de la plus terrible persécution avec la ferme intention de mourir en
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témoignage de ma foi ; mais j'appréhendais que la tourmente ne redoublât de fureur et ne menaçât d'engloutir toute cette malheureuse chrétienté. Simon me répondit, et tous les autres avec lui, que je n'avais rien à redouter pour eux ; ils insistèrent même pour que je restasse là jusqu'au jeudi saint ; ce jour-là, dans leur pensée, nous retournerions à l'hôpital en dehors de la ville et nous accomplirions la cérémonie du Lavement des pieds, en mémoire de celui que le Sauveur fit à ses apôtres la veille de sa mort.
Sur cette assurance, je me tins en repos, mais mes pressentiments n'étaient que trop fondés. Un païen de la maison du Ton nous avait découverts ; il prévint son maître qui, le mardi saint, fit subitement arrêter Simon Sabioye, moi et mon compagnon japonais, Louis. Conduit devant le Ton, Simon se vit l'objet des promesses les plus séduisantes et des menaces les plus terribles, mais il y fut insensible et on le condamna à mort. A la lecture de la sentence, il manifesta une joie vive. Comme je lui demandais s'il avait besoin de se réconcilier : « Père, me répondit-il, depuis dimanche que je me suis confessé et que j'ai communié, je n'ai aucune autre inquiétude de conscience que de vous voir en prison à cause de moi. Je vous prie de me le pardonner ; la mort est lé plus grand honneur auquel nous puissions prétendre, j'en rends des actions de grâces infinies à Jésus-Christ. » Je l'embrassai avec tendresse et nous demeurâmes ensemble jusqu'au 20 avril, jour où il fut décapité.
Je ne savais ce qu'il adviendrait de moi, de Louis, ni d'un autre chrétien, nommé Thomas, qui, venu à la prison pour me trouver, et invité par les gardes à fuir, avait répondu qu'il préférait la mort avec son Père qu'il était venu entretenir. La présence de cet homme parmi nous fut un trait particulier de la Providence. Il se mêla aux soldats, en gagna même un au christianisme, m'aida à
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cacher l'autel portatif, le calice et tout ce que j'avais avec moi et me remit en possession de mon habit religieux, de mon capuce et de ma corde que je revêtis immédiatement sous le costume japonais ; mon intention était de me montrer à tous les yeux en Franciscain si je venais à être condamné à mort.
Sur ces entrefaites, le Ton, ayant appris que j'avais logé à l'hôpital qui se trouvait en dehors de la ville, envoya raser bâtiments et église et emprisonner le pauvre Jérôme qui m'avait reçu avec tant de charité. C'était un saint ! S'entretenant avec moi de choses spirituelles, plus d'une fois il lui était arrivé de répandre une grande abondance de larmes pour n'avoir pas été jugé digne dut martyre que d'autres avaient obtenu. Bon Jérôme, console-toi ! Cet honneur suprême des privilégiés de Jésus-Christ ne te manquera pas.
On essaya par toutes sortes de moyens de le faire apostasier ; comme il avait résisté héroïquement à toutes les séductions, il fut condamné à mort, « Son crime étant, disait la sentence, d'avoir reçu dans l'hôpital un homme venu à Yendo dans le but de mettre le feu à la ville. » Dans un certain sens, mais qu'ils n'entendaient pas, les juges disaient vrai ; nous étions réellement venus au Japon pour brûler les mauvaises plantes des erreurs idolâtriques qui, depuis des siècles, y engendraient la mort et y substituer la semence de l'Evangile de Jésus-Christ, germe de vie éternelle. L'arrêt qui le condamnait à la décapitation fut exécuté le 5 juin 1615.
Quant à nous, moi et mes deux compagnons Louis et Thomas, nous fûmes souvent conduits devant les magistrats. Le premier s'appelait Floxiro ; celui-ci nous renvoya au tribunal d'un second qui lui était supérieur et qui se nommait Caraboye. Ces exhibitions à travers les rues de la ville pour être conduits au prétoire, loin d'être pour nous un sujet de confusion, excitaient dans notre
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âme une sainte joie. Nous appréciions l'honneur qui nous était fait de souffrir pour le nom de notre Sauveur Jésus-Christ, et il se trouvait des chrétiens qui ouvraient leurs portes pour nous voir et nous saluer comme glorieux martyrs.
Quand je fus en présence de Caraboye, celui-ci me demanda comment j'avais eu l'audace de contrevenir à l'ordre de l'empereur qui bannissait tous les ministres du Crucifié et défendait de la manière la plus sévère de prêcher désormais la foi chrétienne :
« Seigneur, dis-je, j'ai fait cinq mille lieues, distance qui sépare l'Espagne de ces royaumes, uniquement dans le but d'annoncer mon Dieu ; ce Dieu a pour vous une tendresse de père et désire vous donner le ciel dont je vous enseigne le chemin. Je ne crains rien au monde, ni Menaces, ni tourments, ni la mort, dans la certitude où je suis de posséder le royaume de la béatitude.
Et où te proposes-tu de passer en quittant cette ville ?
Au royaume de Voxu, Seigneur, où commande Idate Maxamume. »
Se tournant alors vers mes compagnons Louis et Thomas :
« Dites-moi par quels lieux a passé ce Père ?
Il vient de Nangazaki, répondirent-ils, en traversant les royaumes de Firando, de Méaco et de Mino.
Et en quelles maisons avez-vous logé ?
Dans des maisons de païens.
Aucun d'eux ne l'a reconnu ?
Aucun, Seigneur, parce que, comme vous pouvez le constater, il est vêtu en Japonais et qu'il possède parfaitement notre langue.
Y a-t-il beaucoup de chrétiens dans cette ville ?
Beaucoup.
Quels sont-ils?
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Nous ne les connaissons pas ; objets d'une poursuite rigoureuse de l'empereur, ils se tiennent cachés.
Si vous êtes prêts à renoncer au christianisme, vous aurez la vie sauve.
Cela, Seigneur, est impossible ; notre devoir est de supporter plutôt tous les tourments de cette terre. Jamais nous ne consentirons à séparer notre cause de celle de notre Père bien-aimé ici présent, pour lequel nous professons, après N.-S. J.-C., une affection plus vive que pour personne au monde.
Et pourquoi l'aimez-vous ainsi?
Parce que, sans aucune considération d'intérêt humain, il nous montre la route de la vie éternelle.
C'est bien, dit Caraboye, vous entendrez la sentence de l'Yoriay. »
L'Yoriay était le conseil suprême de l'empereur. Celui-ci commanda que nous fussions menés à la Jaula, prison des coupables du crime de lèse-majesté, et qu'il ne nous fût donné qu'une once de riz par jour. Comme on s'aperçut que sous le costume japonais je portais l'habit franciscain, on en parut très irrité et l'on m'enleva le bréviaire, ainsi que deux autres livres que j'avais. Mes deux compagnons furent garrottés, je fus laissé libre. Cette distinction me fit de la peine ; comme j'en demandai la raison, il me fut répondu que la coutume du Japon était de ne pas garrotter les bonzes. Je croyais que l'on nous conduisait au supplice ; aussi, à mi-chemin, j'élevai la voix et je m'écriai : « On nous mène à la mort uniquement pour avoir prêché Jésus-Christ ; » dépouillant aussitôt mon costume japonais, je parus avec mon habit séraphique. Mes compagnons marchaient devant moi, aussi heureux que s'ils eussent été conduits à un festin ; c'est ainsi que nous arrivâmes à la prison.
Celle-ci mesurait douze brasses de hauteur et cinq de largeur ; elle était tellement basse et obscure qu'à peine
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pouvions-nous nous voir l'un et l'autre. On nous passait la nourriture par un trou ; vingt-quatre gardiens, sous le commandement d'un chef, nous surveillaient. Avant de nous introduire dans ce lieu, on nous dépouilla de tous nos vêtements pour voir si l'on ne trouverait pas quelque chose à nous dérober ; on enleva à nos compagnons le rosaire qu'ils portaient au cou. Comme je tenais serré dans ma main celui dont je me servais, et qui était de fort petite dimension, tous m'entourèrent pour me l'enlever ; mais le chef les réprima et dit que je pouvais le garder. Dans le même asile se trouvaient cent cinquante autres détenus ; ils firent cercle autour de moi et me demandèrent la cause de mon emprisonnement. Je répondis : « C'est pour vous, mes frères, que Dieu m'a conduit ici ; il a voulu que je vous enseignasse la vérité au moyen de laquelle vous puissiez opérer votre salut. Je vous annoncerai une doctrine qui, seule, est la vraie, tellement vraie que c'est pour moi le comble du bonheur de sacrifier ma vie pour la défendre ! »
Ces paroles les surprirent ; mais ce qui excita surtout leur étonnement ce fut de voir que nous ne craignions rien. Dix de ces malheureux étaient chrétiens. Ma présence au milieu d'eux leur fut un grand sujet de consolation. Aussitôt ils demandèrent à se confesser. Le nombre des disciples de Jésus-Christ augmenta ; en peu de jours, il atteignit le chiffre de soixante. Dire ce que nous souffrîmes dans cette prison serait chose impossible. Nous étions tellement serrés les uns contre les autres qu'à peine pouvions-nous remuer ; quant à reposer, il n'y fallait pas songer. Je ne parle pas des millions d'insectes qui nous dévoraient. Notre nourriture était tellement insuffisante et de si mauvaise qualité que plus de quarante succombèrent. Quant à moi, je ne survécus que grâce à la charité des chrétiens du dehors qui, à prix d'argent, gagnèrent les gardes et me firent passer des
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aliments que je partageais toujours avec mes compagnons de captivité ; mais on ne fut pas longtemps à découvrir cette pieuse fraude ; on saisit même un chrétien nommé Vincent qui la pratiquait. Sur-le-champ, le généreux confesseur fut conduit devant le gouverneur et accusé d'avoir subrepticement fait entrer des vivres pour le Père enfermé dans la prison.
« Pourquoi as-tu fait cela ? demanda Caraboye, sans doute pour gagner quelques pièces d'or ou d'argent ?
Vous vous trompez, Seigneur. Les Pères de Saint-
Pourquoi agis-tu ainsi ?
Parce que je suis chrétien. »
Les gardes lui dirent :
« Tais-toi, malheureux, si tu ne veux pas mourir.
Que m'importe ? Je répète que je suis chrétien ; parce que je suis chrétien, j'aime notre Père, j'ai pour lui une profonde vénération et, comme les autres chrétiens, je lui fais une part sur mes faibles ressources.
Qui sont ceux qui agissent ainsi ?
Tous. »
Le juge commanda alors qu'il fût enfermé dans notre prison, ce qui lui causa une grande joie. Il était fort pieux. Dans l'excès de sa ferveur, il me disait souvent : « Père, je crains d'être renvoyé en liberté ! Si, au milieu des périls auxquels nous sommes exposés, je venais à tomber dans quelque faute, mon chagrin serait extrême. » Pauvre Vincent ! La violence des tourments fut telle qu'après quelque temps il devint aveugle, et cependant, dans sa cécité, il paraissait joyeux comme s'il eût été en paradis.
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Nous souffrions de la faim, de la soif, des insectes et de la chaleur qui était suffocante. Nos tortures étaient tellement insupportables que quarante détenus tombèrent malades, puis, comme je l'ai dit, moururent, sans qu'il nous fût possible de leur procurer le moindre soulage-ment. Le pis, c'est que, lorsque l'un d'eux mourait, on laissait le cadavre avec nous jusqu'à ce que le gouverneur permît de l'enlever ; quelquefois cette autorisation n'arrivait qu'au bout de huit jours. La lèpre fit enfin son apparition dans nos rangs, j'en fus couvert de la tête aux pieds. Qui pourrait décrire cette désolation ? J'aurais voulu que l'univers entier fût témoin de ce martyre d'un genre nouveau auquel nous étions livrés ; t'eût été une image de l'enfer qui eût éloigné de tout péché. A l'exemple de Job, je gémissais sur mes propres douleurs et sur celles de mes frères bien-aimés de détention. Levant les yeux au ciel, je disais : « Vous savez, Seigneur, que je ne suis pas de pierre ni de métal, et que les forces humaines ne peuvent suffire à supporter un tel supplice. Aidez-moi, secourez-moi, vous qui pouvez tout. » Au milieu de nous se trouvaient six infidèles, criminels fameux, condamnés à mourir de faim. Ils étaient terribles et menaçaient tout le monde de mort pour se faire donner une part de la nourriture qui était apportée ; malheur à nous s'ils ne parvenaient pas à s'en emparer ! C'étaient alors des cris, des blasphèmes, des horreurs à faire frémir ; on eût dit une image de l'enfer avec son cortège de haine, de rage, de violence et de désespoir. Quand, avec mes compagnons, Louis et Thomas, j'étais entré en prison, nous étions cent cinquante, tous bien portants ; la vie était alors à peu près supportable ; ce qui adoucissait notre situation, c'est que j'avais réussi à convertir et à baptiser une soixantaine de ces malheureux ; je les catéchisais sans cesse ; je leur faisais ressortir la grâce singulière qui leur avait été faite d'être rangés parmi les
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véritables enfants de Dieu, les héritiers de sa gloire, et jet nourrissais l'espoir de gagner les autres. Au point du jour, tous, sur mon invitation, se levaient et s'agenouillaient pour réciter la prière du matin. Cet exercice était pour les païens le sujet d'une grande édification. La prière finie, on entourait les malades, et on leur prodiguait toutes les consolations possibles dans notre position. De plus, chaque jour, je faisais une conférence suivie de la récitation du rosaire et de l'invocation des doux noms de Jésus et de Marie. Le soir, avait lieu la méditation, puis la prière comme le matin pour obtenir la protection divine. Tant que ce règlement put être observé, il nous semblait être plutôt en paradis qu'en prison, d'autant plus que chaque jour se déclarait quelque conversion nouvelle. Mais voilà que tout à coup, soit par nécessité, soit par l'effet d'une suggestion diabolique, on introduisit avec nous, outre les six criminels dont j'ai déjà parlé, une trentaine de vrais démons, chargés de crimes, couverts de lèpre, qui transformèrent ce lieu en enfer. Ils s'imposèrent à nous comme des maîtres et nous interdirent, sous les plus terribles menaces, tout exercice religieux. Force nous fut de nous soumettre pour ne pas voir ajouter à tous nos maux la douleur d'être témoins de quelque infâme forfait.
Les choses allaient ainsi depuis six mois, quand nous apprîmes l'arrivée d'un navire d'Espagne amenant à l'empereur une ambassade ; elle était composée de nos P. Diégo de Sainte-Catherine et Barthélemy de Burguillo, qu'accompagnait le Frère convers Jean de Matute. Dès que le vaisseau fut entré dans le port, les Pères qui le montaient apprirent mon emprisonnement ; le P. Barthélemy vint aussitôt en costume japonais pour me voir, mais on ne lui permit pas de m'approcher. MM. Jean Antonio, Espagnol, et Thomas Lopez, Portugais, furent plus heureux, grâce à une grosse somme d'argent. Quand
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ils m'eurent aperçu avec une barbe inculte telle que me l'avait faite un an de prison, les yeux enfoncés, le visage amaigri, l'apparence enfin d'un squelette plutôt que d'un homme vivant, ils se mirent à pleurer. Cependant, nos Pères, pressés de remplir leur mandat d'ambassadeurs du roi d'Espagne, se rendirent sans différer à la cour. Ils gardèrent en se présentant leur habit franciscain, contrairement à l'usage des religieux des autres Instituts qui ne portaient jamais le leur; mais ils furent mal reçus, soit en leur, qualité de confrères des missionnaires qui étaient alors mis à mort, soit à l'instigation d'hérétiques hollandais qui portaient aux catholiques une haine mortelle. Cependant, l'empereur, pour ne pas se montrer incivil envers le roi d'Espagne, ordonna à son fils Imgusama de les voir, mais de refuser leurs présents ; puis, dans la crainte que quelqu'un d'eux ne demeurât caché au Japon, il les fit conduire par une nombreuse escorte de soldats et embarquer de suite pour leur pays.
Or, il arriva que certains officiers au service de l'empereur songèrent à profiter de cette occasion pour envoyer dans des terres de l'obéissance du roi d'Espagne des marchandises qu'ils accompagneraient eux-mêmes. Au nombre des spéculateurs se trouvait un certain Mucay Xonguen, noble japonais, commandant des navires impériaux. Celui-ci, pour atteindre son but, aborda avec son maître la question de mon élargissement ; il lui représenta qu'il valait mieux m'envoyer en exil que de me retenir en prison et de faire de moi un martyr, ce qui tournait toujours au profit de la religion chrétienne. L'empereur se laissant persuader accorda mon élargissement. Sans perdre de temps, Xonguen se présenta au bagne ; à ma grande surprise, m'en fit sortir, me conduisit chez lui, me traita avec toutes sortes d'égards et finalement m'admit à sa table en présence de sa femme, faveur qui, au Japon, ne s'accorde à qui que ce soit. Puis me
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tirant à part, il me dit : « Père, tu sais bien que tu étais condamné à mort sans recours et que personne ne serait venu te délivrer. Moi, je l'ai fait pour le grand amour que je porte au P. Louis Sotelo, auquel, bien que je ne sois pas chrétien, j'ai donné à baptiser un de mes enfants, mort depuis. Le motif qui m'empêche d'embrasser votre foi, c'est la terrible persécution qui sévit en ce moment, mais j'espère qu'elle cessera ; dès lors, ma résolution est bien prise ; de suite, je professerai le christianisme. Pour le moment, je te sauve de la mort, mais en retour je réclame de toi un service ; c'est que quand nous serons arrivés à Mexico, tu me recommandes au vice-roi et à tes Supérieurs dans l'intérêt de mes affaires.
Mon frère, répondis je, je suis venu de la Nouvelle-Espagne uniquement dans le but de prêcher l'Évangile de Jésus-Christ et de donner ma vie, s'il était nécessaire, en témoignage de mon amour pour lui. Aussi, dans le cas où je serais mort dans la prison où j'étais renfermé, crois que je m'en serais réjoui comme de la meilleure fortune que je puisse atteindre. Mais puisqu'il a plu à Dieu que tu m'en fisses sortir, je t'en suis grandement reconnaissant ; sois assuré que tout ce qui sera en mon pouvoir, ce sera avec une véritable affection de coeur que je le ferai en ta faveur. La seule chose que j'attends de toi, c'est que tu n'oublies pas le salut de ton âme, bien plus précieux que chose au monde et dont rien ne peut compenser la perte. » Ensuite je me disposai à prendre la mer avec mes confrères les ambassadeurs.
La perspective de laisser ces pauvres chrétiens en proie à une persécution si cruelle, assaillis de toutes parts de loups impatients de les déchirer, me fendait le coeur, et, je l'avoue, j'hésitai à partir. Je manifestai maintes fois mon embarras à mes confrères ; ceux-ci pesèrent sérieusement les choses, et, après avoir imploré la lumière d'en haut, ils me déclarèrent qu'après la
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démarche de Mucay Xonguen, si puissant en cour, demeurer était impossible ; que refuser les propositions de ce haut personnage serait attirer un redoublement de rigueurs contre l'Église ; qu'au contraire, en lui donnant satisfaction, on pouvait espérer trouver en lui un instrument dont se servirait la Providence pour le rétablissement de toutes choses. Je me rendis à ces raisons ; mais qui pourra exprimer la désolation des chrétiens quand ils apprirent ma résolution ? Un grand nombre d'entre eux vinrent jusqu'au navire, me conjurant avec larmes de ne pas les abandonner. Dieu seul sait quels furent alors les déchirements de mon coeur. Mais la résolution était prise, je ne pouvais la révoquer ; le jour de Saint-Jérôme 1616, nous mîmes donc la proue vers la Nouvelle-Espagne.
La navigation dura cinq mois ; elle fut traversée d'orages et de typhons tels que nous ne dûmes notre salut qu'à un vrai miracle. Les tempêtes furent si violentes que trois Espagnols et plusieurs Japonais en moururent; nous dûmes même, la veille de saint Mathias 1617, relâcher dans une baie formée par la vallée de Venderas ; de là, nous gagnâmes Acapulco et enfin Mexico.
Une fois arrivé, ma première visite fut pour Don Diégo Fernandez de Cordoue, marquis de Guadalajara et vice-roi de toute la Nouvelle-Espagne ; je lui fis connaître l'engagement que j'avais pris envers l'amiral des flottes de l'empereur du Japon que nous avions amené avec nous et je le priai de le favoriser de tout son pouvoir. Don Diégo était vrai gentilhomme et chrétien plein de foi ; il accueillit mon ouverture avec une parfaite bonne grâce et me donna en outre mille pesi d'or pour aider les missionnaires restés au Japon ; sa libéralité ne fut pas moindre envers notre Révérendissime Père Commissaire des Indes, le P. Diégo d'Ortaléra.
Mon séjour à Mexico, attendant l'occasion favorable
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pour revenir vers mon troupeau, fut d'un an. Après quelques mois, mon désir de retour fut moins vif ; je me disais que telle n'était pas la volonté de Dieu et qu'après tant de courses et d'aventures, je devais plutôt songer à me recueillir dans la solitude. Cette lutte intérieure fut un martyre. Dans cette perplexité, je demandais un jour à mon supérieur l'autorisation de me rendre au couvent de Sainte-Marie de Churabusco, situé à une lieue environ de Mexico ; là se trouvaient nos Pères Observants Déchaussés ; mon intention était d'y faire les exercices de la retraite pour obtenir les lumières de Dieu et recevoir les conseils de ces vertueux Pères sur le parti que j'avais à prendre. La réponse de mon confesseur et de tous les autres religieux fut que, chassant comme une tentation toute pensée de retour au Japon, je devais demeurer à la Nouvelle-Espagne m'occupant aux exercices du saint ministère.
Cette solution ne ramena pas la paix dans mon âme. Je savais qu'à Mexico se trouvait un saint prêtre nommé Losa, tenu en grande vénération comme insigne serviteur de Dieu ; on venait le consulter de toutes parts et on se retirait fort consolé. J'y allai également et le priai de vouloir recommander instamment à Dieu cette affaire. « Père, me répondit-il aussitôt, la volonté de Dieu est que vous retourniez au Japon ; il n'est pas besoin d'autres réflexions. » Cette réponse fixa toutes mes irrésolutions. A ce moment arrivait de Rome le P. Louis Sotelo, que le roi de Voxu avait chargé d'une ambassade solennelle près du Saint-Siège ; immédiatement je me mis en route pour Acapulco dans l'intention de le rejoindre et de faire voile avec lui vers ces lointains pays.
J'allai à pied de Mexico à Acapulco. En chemin, je rencontrai un capitaine de navire avec lequel j'eus la conversation que voici :
« Père, me demanda-t-il, où allez-vous ?
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Au Japon.
Au Japon ! reprit-il stupéfait; mais Votre Paternité ne sait donc pas ce qui se passe au Japon ?
Et quoi donc ?
Mais tous les religieux qui s'y rendent vont en habit séculier ; il me semble qu'il vaudrait mieux pour vous demeurer dans les couvents d'Europe, livré à la prière et à l'étude. Loin de gagner des âmes à Jésus-Christ, vous risquez fort, à mon avis, d'aller y perdre la vôtre :
Commandant, repris-je, si les religieux étaient guidés par un intérêt humain, je conviendrais que vous avez raison ; mais leur but est tout autre. Ils vont, à travers mille dangers, prêcher l'Evangile, prêts, s'il faut, à donner leur vie. Or on n'affronte pas, croyez-moi, tant de travaux, de périls, de fatigues, de persécutions dont la seule pensée fait frémir la nature, pour l'unique plaisir de se perdre avec autrui. »
Mon raisonnement le convainquit et il me demanda pardon de l'irréflexion avec laquelle il avait parlé.
Dès notre arrivée à Acapulco, nous prîmes passage sur un navire en partance pour les Philippines. C'était aux premiers jours d'avril ; dès le commencement de juin suivant, nous étions à Manille. Là, se trouva un navire qui se rendait au Japon. Sans perdre un instant, bien que malade, j'y montai, tant était vive mon impatience d'arriver au milieu de mes chers chrétiens d'Yendo et de partager leurs souffrances. Dans cette dernière partie de mon voyage, je fus accompagné de deux de mes confrères ,le P. Antoine de Saint-Bonaventure et le Frère convers Martin de Finéda, ainsi que par deux Dominicains et un Augustin qui, tous trois, devinrent martyrs de Jésus-Christ. Nous essuyâmes une violente tempête, mais enfin nous arrivâmes au port de Nangazaki le jour de Sainte-Claire 1618, A la descente du bateau, on me
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porta plus mort que vif chez un chrétien où je demeurai plus d'un an malade. Mon arrivée fit naître chez les religieux et les chrétiens qui se tenaient cachés une allégresse extraordinaire ; pour moi, quand je fus un peu remis, la joie que je ressentis me fit oublier toutes mes souffrances ; et je me sentis renaître en me trouvant de nouveau au milieu de ce champ où j'avais livré tant de combats.
Ma première pensée fut pour mes quatre compagnons de captivité, Louis, Thomas, Vincent et le fils d'un médecin de l'empereur, nommé Laurent. Hélas ! aucun d'eux n'habitait plus cette terre; tous quatre étaient partis pour; le ciel avec la gloire du martyre. Le premier, Louis, compagnon de toutes mes allées et venues, avait été décapité, le 4 février 1617, puis son corps avait été coupé en morceaux. Fidèle, pieux, fervent même, il savait par coeur les litanies, beaucoup de psaumes ainsi que d'autres prières, et les apprenait avec une inaltérable patience aux nouveaux convertis ; il n'était oeuvre de charité corporelle ou spirituelle à laquelle il ne s'exerçât. Caraboye le retint en prison jusqu'au moment de l'exécution. Quand il fut mort, les chrétiens recueillirent ses restes précieux, les arrosèrent de leurs larmes où se mêlait la vénération et les déposèrent dans un lieu décent.
Thomas avait été, lui aussi, compagnon de mes courses apostoliques. Nous avions traversé ensemble plusieurs royaumes du Japon, prêchant le règne de Dieu, baptisant, catéchisant, fortifiant nos bien-aimés chrétiens et leur apprenant à aimer leurs tribulations. A mon départ pour la Nouvelle-Espagne je le laissai en prison. Quand il fut condamné à mort il ressentit une grande joie de voir se réaliser le plus ardent désir de son coeur. On lui commanda de se coucher à terre sur un côté ; quand il le fut, un grand coup de cimeterre appliqué sur les reins le coupa en deux, donna passage à sa belle âme vers le
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ciel ; c'était le 8 mars 1617. Ses restes, comme ceux du martyr Louis, furent pieusement recueillis.
Vincent était, on s'en souvient, ce menuisier qui, sur son gain, m'assistait ainsi que les autres chrétiens, mes codétenus, et qui avait été arrêté pendant mon séjour dans la prison d'Yendo. Sa sentence de mort fut portée presque aussitôt après mon départ ; il fut décapité le 20 du même mois et de la même année.
Je dois m'étendre plus longuement sur le martyre de Laurent, fils de Suquan Chino, médecin de l'empereur. Il était allé par simple curiosité entendre la prédication du P. Sotelo. La grâce aidant, il fut touché et con-vaincu ; il demanda donc le baptême, que le Père lui administra après lui avoir bien expliqué toutes les vérités chrétiennes. Quand son père le sut, il en éprouva une vive douleur, dans la crainte de perdre les bonnes grâces de l'empereur. Pour se tirer d'embarras, il fit épouser au converti une jeune fille païenne, espérant par là le ramener à son ancien culte. Ce fut le contraire qui arriva ; la jeune femme se déclara, elle aussi, chrétienne, et tous deux menèrent une vie toute d'édification. Un jour les deux époux se rendirent auprès du P. Sotelo avec une forte somme d'argent et lui dirent : « Père, selon le conseil de l'Évangile, nous avons vendu tout ce que nous possédions et nous vous en apportons le prix. Ma femme désire se retirer dans l'Institut des Soeurs de vie spirituelle que vous avez fondé, et moi, je suis résolu à me consacrer au service des lépreux de l'hôpital. Le temps dont je pourrai disposer, je l'emploierai, si tel est votre bon plaisir, à catéchiser les païens qui se convertiront. Quant à cet or et à cet argent, employez-le en oeuvres de piété et de miséricorde. « Le Père, en homme sage et prudent, appela toute leur attention sur la gravité de la résolution qu'ils prenaient et leur conseilla d'en remettre la réalisation après mûre réflexion. Ils répondirent
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que la grâce de Dieu les avait frappés, qu'ils ne changeraient pas d'avis et que le devoir du Père était de les aider dans l'exécution de leur dessein. Tous deux firent alors voeu de continence ; la femme entra chez les Tertiaires franciscaines, et lui parmi les servants de l'hôpital. Le P. Sotelo en pleurait d'attendrissement.
Ce fut dans l'accomplissement de cet office de charité que Laurent fut pris avec vingt-six chrétiens qui étaient restés à l'hôpital d'Yendo ; tous ensemble devinrent martyrs. On dit que ce fut son père lui-même qui, pour prouver son dévouement à l'empereur dont il craignait la disgrâce, le dénonça à Caraboye ; il espérait du reste que le jeune homme aurait la vie sauve ; cet espoir fut déçu. Comme les autres chrétiens, Laurent fut mis en prison. Il y demeura quatre ans, en butte à toutes sortes d'humiliations, d'outrages et de souffrances ; finalement, il fut condamné à mort avec ses compagnons de captivité. Le père fit alors de vives instances auprès de l'empereur pour que la sentence fût révoquée à l'égard de son fils, à la condition que celui-ci abandonnerait le christianisme. A cette nouvelle, l'héroïque confesseur répondit que désormais, au contraire, il annoncerait Jésus-Christ avec plus d'ardeur encore et qu'il ne cesserait de prêcher qu'en cessant de vivre ; il tint parole ! Laissé en prison, il se fit l'apôtre infatigable de la vérité. Atteint enfin de la lèpre, son corps n'était qu'une seule plaie ; il mourut le 10 décembre 1617 après d'atroces souffrances.
Je passe sous silence la passion d'un grand nombre d'athlètes de la foi ; je m'arrête seulement quelques instants au combat de nos deux saints martyrs Pierre de l'Assomption et Jean de Sainte-Marie. Le premier avait pris l'habit dans la province observante de Saint-Paul dans la Vieille-Castille, avant la division de cette province d'avec celle de Saint-Joseph. Ayant passé des Philippines au Japon, il y demeura tellement bien caché que
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nul n'y soupçonnait sa présence, et il y travailla plusieurs années avec un grand succès. Mais la capture du Père Jean de Sainte-Marie dans le royaume de Vomura fit naître le soupçon que peut-être bien s'en trouvait-il d'autres encore. On en référa à l'empereur ; celui-ci fit venir le Ton de ce royaume, le gourmanda vertement et lui adressa force menaces s'il continuait à transgresser ses ordres. Or, le P. Pierre de l'Assomption était dans ces parages, fortifiant avec un zèle tout apostolique les chrétiens, qui tous le vénéraient comme un saint.
Le gouverneur de Nangoya était un apostat ; voici le stratagème dont il usa pour s'emparer de sa personne. Il appela un chrétien japonais et le pria de porter secrètement au Père, dont il était l'ami, certains secours ; en même temps, il se recommandait très instamment à ses prières parce que, malgré son apostasie, disait-il, il n'avait pas oublié le vrai Dieu. Le missionnaire résidait pour lors à Quindainzu, localité dépendante du royaume de Figen, à quatre lieues de Nangoya ; le bon chrétien, sans défiance, se rendit tout de suite auprès de lui, puis, sa commission accomplie, il retourna, ainsi que le Père le lui avait recommandé, retrouver le gouverneur.
Celui-ci renvoya le même homme conjurer le Père de venir dans le royaume de Vomura le relever de son crime d'apostasie. On prévint le Père de se tenir sur ses gardes ; mais lui, confiant en la Providence divine, décida de se rendre au rendez-vous indiqué. Les chrétiens de la circonscription de Nangoya, unissant leurs efforts à ceux du Figen, lui représentèrent avec force qu'il courait au-devant d'une perte certaine. Quand cet avis lui parvint, il était dans une maison occupé à confesser. Il eut aussitôt recours à la prière et entendit une voix intérieure qui lui disait : « Ne fuis pas ! Que deviendront les pauvres chrétiens si leurs pasteurs les abandonnent ? » Il reprit donc avec calme l'exercice de son saint ministère
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et en remplissait les fonctions quand les ministres de la justice se présentèrent pour l'arrêter. Il les reçut avec affabilité et leur demanda qui ils cherchaient. Ces gens répondirent que, par ordre du Ton, ils étaient venus pour saisir le Père missionnaire. Se jetant à genoux, il rendit grâces à Dieu et se livra ; c'était le 8 avril 1617. On le lia et on l'emmena dans une localité nommée Covi, on l'enferma dans un horrible cachot. On fit défense à tout le monde de le visiter et à lui-même de recevoir ni lettres ni vivres autres que ceux destinés aux prisonniers. Dans le même temps fut saisi un Père de la Compagnie de Jésus qu'on lui donna pour compagnon ; tous deux furent condamnés à mort. En apprenant leur sentence ils récitèrent ensemble le Te Deum, et arrivés au lieu de l'exécution, le P. Pierre d'abord, l'autre Père ensuite, tendirent la tête à la hache. Une foule de chrétiens prévenus de cette double mort accourut de tous côtés pour visiter le tombeau. Le Ton, furieux, fit aussitôt exhumer les cadavres, auxquels on attacha une grosse pierre et qu'on alla jeter en pleine mer. Mais celui du P. Pierre, malgré le poids qui l'alourdissait, reparut à la surface et flotta jusqu'au rivage. Un païen, l'ayant rencontré, avertit les chétiens, qui le rachetèrent et en firent don à la confrérie des Cordigères franciscains de Nangazaki.
Non moins sensible fut la perte du P. Jean de Sainte-Marie. Né en Catalogne, il avait pris l'habit religieux dans la province observante de Santiago en Galice, puis s'étant rendu aux Philippines, et de là au Japon, il travailla dans ce dernier État pendant plus de treize ans. Doué d'une grande intelligence, musicien fort habile, il faisait des orgues et des instruments d'harmonie excellents. Sa vie était celle d'un saint ; sa charité, spécialement envers les lépreux, était admirable. Il marchait toujours nu-pieds ; plein d'ardeur pour la conversion des païens et pour le salut des âmes, il ne se donnait
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aucun repos. Ce fut le 22 juin 1615 que, dans l'exercice de son ministère en faveur des chrétiens persécutés du Vomura, il fut arrêté à Arrima.
Au début, la chrétienté de Vomura avait été très florissante, elle possédait beaucoup de missionnaires et d'églises ; mais, en 1603, les premiers avaient été chassés et les secondes abattues. De temps à autre, quelqu'un de nos Pères y pénétrait bien ; cependant la surveillance était telle que fort peu de païens se convertissaient, que beaucoup de chrétiens demeuraient privés de sacrements et que de nombreux fidèles pusillanimes cherchaient dans la profession extérieure de l'apostasie une sauvegarde contre la mort. Le P. Jean se rendit dans ce pays désolé, alla de villes en villes, de bourgades en bourgades, se multiplia pour visiter les localités qui depuis plusieurs années n'avaient pas vu de ministre de l'Évangile et eut le bonheur de ramener en tous lieux la foi, la piété, le courage et l'amour pour Jésus-Christ.
Cette situation était parfaitement connue du Ton ; ce prince, ainsi que je l'ai dit, était lui-même un apostat qui, conservant sans doute au fond du coeur un reste d'attachement pour la foi qu'il avait reniée, laissait faire. Mais les bonzes ne l'entendaient pas ainsi ; ils vinrent le trouver et lui dirent : « Puisque tu favorises ces gens, nous ne pouvons plus demeurer ici. Que les chrétiens soient tes frères, pour nous, nous partons. » Cette menace le terrifia ; il savait que ces prêtres des idoles allaient le dénoncer à l'empereur ; aussi, pour se couvrir lui-même, il donna l'ordre d'arrêter immédiatement le saint missionnaire et de le garder très étroitement dans un cachot. Ce fut un triomphe pour les bonzes. L'empereur, à cette nouvelle, prescrivit de conduire le prisonnier à Méaco et de l'enfermer avec les voleurs et les assassins, où il souffrit pendant plus de deux ans un lent et cruel martyre. Toujours apôtre cependant, il fit à
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ses compagnons de nombreuses prédications. Il avait une connaissance approfondie de leurs erreurs, aussi lui fut-il facile de répondre à toutes leurs objections. Plusieurs ouvrirent les yeux et reçurent le baptême ; mais les obstinés devinrent furieux et une grêle de coups s'abattit sur le Père. Voici en quels termes il s'en explique dans une lettre au P. Louis Gomez : « Dieu m'a appelé dans cette prison pour que je connusse mes fautes et que je susse ce que veut dire le mot mortification ; j'avoue que jusqu'ici je l'ignorais. Depuis que je reproche à ces pauvres aveugles leurs crimes sans nom, ils me frappent sans pitié ; souvent même ils me laissent pour mort. »
Le confesseur fut enfin appelé au tribunal et, comme il fallait s'y attendre, condamné à mort. Quand ils apprirent ce dénouement, les chrétiens, dans leur sainte ardeur à recevoir sa bénédiction, se portèrent en foule à la prison, principalement la nuit ; le gouverneur craignit un soulèvement. Voulant empêcher que cette mort ne fût un triomphe éclatant pour la religion chrétienne, il différa deux mois l'exécution. Au bout de ce temps, il ordonna que le condamné fût décapité ; l'usage voulait que le public, dans les exécutions de ce genre, fût prévenu deux jours à l'avance; mais, dérogeant à la coutume, le gouverneur défendit de rien annoncer. En se rendant au lieu du supplice, le Père ne cessa de prêcher à haute voix Jésus-Christ. Arrivé à l'endroit où il allait consommer son sacrifice, il entonna sur le ton le plus harmonieux le psaume Laudate Dominum omnes gentes ; s'adressant ensuite aux assistants qui, malgré le silence fait sur le temps de mort, étaient nombreux : « Mes frères, dit-il, priez Dieu de ne châtier de leurs cruautés l'empereur ni ses ministres, mais de leur pardonner à tous et de les rendre tous chrétiens. » Il obtint ensuite du bourreau la faveur de se recueillir un instant dans
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une prière suprême, puis un coup de sabre lui enleva la tête. Les chrétiens présents s'approchèrent pour enlever cette précieuse dépouille, mais les exécuteurs les repoussèrent à coups de bâton et mirent ses restes en pièces. Plus tard, les fidèles parvinrent à recueillir ces saints débris et les déposèrent dans un lieu honorable. Cette mort arriva le 6 août 1618.
J'ai dit plus haut qu'au retour de mon exil je vins à Nangazaki, où j'arrivai le jour de Sainte-Claire. Je trouvai cette chrétienté dans un calme relatif ; mes confrères même, que j'avais laissés traqués, circulaient librement dans les rues sans être nullement inquiétés. Je profitai de cette situation pour m'acquitter des commissions qui m'avaient été confiées ; c'étaient des lettres et des présents dont notre P. Louis Sotelo m'avait chargé à Manille pour le roi de Voxu, Moxamume, et que je lui fis remettre par notre P.
Mais voilà que tout à coup la face des choses change à Nangazaki. La persécution, qui semblait sommeiller, se réveille subitement le jour de Sainte-Lucie, et avec une rage inouïe. Au milieu de la nuit, soldats et ministres de la justice entourent inopinément les deux habitations où d'ordinaire descendaient les missionnaires ; on en arrête quatre, j'aurais eu le même sort quelques jours plus tard, si un chrétien ne fût venu, au péril de sa vie, me faire sortir de la maison où je me trouvais, pour me conduire en lieu sûr. C'était la nuit de Noël ; je la passai tapi sur un peu de paille dans un hangar et transi de froid ; mais la pensée de celui qu'avait éprouvé notre divin Sauveur à sa naissance dans la grotte de Bethléem me le rendit très supportable.
Dans l'extrémité où je me voyais réduit, je ne savais
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que faire. Persuadé que me soustraire aux recherches de nos persécuteurs était chose impossible, je me déterminai à me retirer sur une montagne. Là, je construisis un ermitage, où, peu à peu, je réunis les chrétiens des campagnes environnantes; je leur prêchais, leur disais la messe, leur administrais les sacrements. Telle est l'origine des retraites de ce genre que nous possédons actuellement sur des cimes élevées ; ce sont des asiles aussi adaptés que possible aux temps difficiles que nous traversons, sans que la sécurité pourtant y soit bien grande. Il y en a quatre aux environs de Nangazaki, habités chacun par un Frère convers qui le garde. C'est là que vont se soigner les missionnaires malades, ou ceux qui ont besoin de se refaire pendant quelques jours de leurs fatigues apostoliques ; tous nous nous y retirons quand la persécution est trop violente en ville et menace de tout détruire.
A ce moment, le Dieu de toute miséricorde nous envoya un secours que nous n'aurions jamais osé espérer : ce fut l'arrivée de cinq de nos confrères : les Pères
Averti de ce qui se passait, je fis venir deux excellents chrétiens, l'un ayant nom Thomas, l'autre, Michel, et je les priai de faire en sorte d'obtenir leur mise en
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liberté. A force d'instance, ils réussirent à en délivrer trois ; mais il leur fallut donner leur parole d'honneur que, si la police venait à savoir quelque chose, je les ramènerais ; quant aux deux autres, le P. Pierre d'Avila et le Fr. Vincent, ils demeurèrent en otages ; plus tard je parvins à les obtenir aussi. Dès leur mise en liberté, je les envoyai à l'un de nos ermitages. Il y avait à peine trois jours que les derniers s'y trouvaient, que mes deux émissaires, Thomas et Michel, vinrent à moi tout effarés, me dire que le gouverneur avait appris l'arrivée de ces Pères et qu'il fallait qu'ils retournassent en ville, autrement, qu'eux, leurs femmes et leurs enfants seraient rigoureusement châtiés. Voyant leur consternation, je leur répondis : « Mes frères bien-aimés, à Dieu ne plaise que je veuille soustraire à la mort mes cinq confrères, puisqu'il ne saurait y avoir pour eux destinée plus belle que celle de sacrifier leur vie pour Jésus-Christ. Mais ce qui me désole, c'est que s'ils sont pris et exécutés, la malheureuse Église du Japon restera sans secours. Cependant vous avez raison, puisque vous êtes menacés dans vos familles, dans vos biens et dans votre vie ; afin donc que vous demeuriez libres et en sûreté, je vais les faire partir à l'instant. » Ces paroles les impressionnèrent fortement, ils répondirent :
« Mais si nous trouvions la mort pour refuser de les rendre, serions-nous martyrs de Jésus-Christ ?
Sans doute, repris-je, puisque vous mourriez pour sauver ses ministres, que l'on veut faire périr en haine de la prédication de sa doctrine ; ce serait l'héroïsme de la charité ; vous acquerriez ainsi une brillante couronne de gloire.
S'il en est ainsi, reprirent-ils, laissez-les où ils sont : aucun tourment ne sera capable de nous faire parler. »
Ils se retirèrent alors. De fait, ils furent aussitôt pris et mis au secret, Michel, le capitaine du navire chinois, et
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un certain Alonzo de Castro, Espagnol, qui se trouvait chez Michel.
Le gouverneur de Nangazaki, Gonrucou, les fit comparaître et dit au capitaine chinois :
« Comment as-tu osé amener ici de Manille cinq
Pères espagnols malgré la défense de l'empereur ?
J'ignorais, répondit-il, que ce fussent des Pères. Oh ! alors, pourquoi les as-tu consignés chez ton
ami ?
J'avais ordre de les déposer là. S'ils sont ce que vous dites, c'était à lui de les livrer à la justice de son pays. »
Gonrucou dit à Michel :
« Tu vas faire immédiatement venir ces Pères en ma présence.
Mais quels Pères ? reprit Michel. Je ne connais que cinq Espagnols que le capitaine a fait descendre à terre.
Soit, reprit le gouverneur; mais où sont-ils ?
Ils sont partis, répliqua Michel, disant qu'ils se rendaient dans le royaume de Firando. »
Le gouverneur se tourna vers Alonzo de Castro et lui dit .
« Toi du moins, tu ne nieras pas la vérité. N'est-il pas vrai que ces Pères sont de ta nation ?
Comment puis-je savoir, répondit Alonzo, si ce sont des Pères ou non ? »
Sur cette réponse, le gouverneur ordonna que ce témoin fût conduit en prison; quant à Michel et au capitaine chinois, il les retint à sa disposition jusqu'à ce que les Pères fussent retrouvés. Deux ans s'écoulèrent ainsi pendant lesquels Michel perdit le peu qu'il possédait, malgré les secours que nous lui faisions passer en secret. Quant à Alonzo, il ne fut rendu à la liberté qu'après quatre années des plus dures souffrances. Quand j'eus
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fortifié autant qu'il était en mon pouvoir les chrétientés de la partie occidentale, je résolus d'y laisser des missionnaires d'expérience et de vertus éprouvées, tandis que je passerais moi-même dans celles de la partie orientale qui appartenaient à notre Ordre. Je rencontrai à l'exécution de mon dessein une vive opposition, mais je tins ferme, et, le 6 février 1620, je revêtis le costume japonais, ainsi que mon confrère, le P.
A Usacca, grande fut la joie des chrétiens à notre arrivée. Nous leur consacrâmes quelques jours ; quand nous voulûmes repartir, ils se récrièrent, disant qu'à coup sûr nous serions pris en route. Mais notre résolution était arrêtée; nous montâmes donc à cheval et, après un long voyage, nous arrivâmes heureusement à Yendo.
Les chrétiens de cette ville et ceux des environs ayant été informés de notre présence, en rendirent de vives actions de grâces au ciel. Sans retard, je confiai mon compagnon à une personne sûre et je le fis partir pour Voxu, où notre cher confrère
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Poursuivant ma route, je laissai le P.
Avant mon départ d'Yendo, la persécution s'était rallumée dans ce royaume ; déjà deux martyrs avaient scellé leur foi de leur sang à Xenda. A cette nouvelle, tous les Pères que je viens de nommer se réunirent afin de se concerter sur la conduite à tenir pour ne pas augmenter la colère des bonzes. Qui eût pu le croire ? Au moment où la persécution sévissait le plus fort, sept Franciscains tenaient conseil dans la capitale. Ceci tient du prodige ; je sais seul les larmes d'attendrissement que répandirent en la circonstance mes chers confrères, qui n'en pouvaient croire leurs yeux. Nous convînmes que chacun demeurerait dans le royaume qui lui aurait été assigné, mais que, pour ne pas donner l'éveil aux Tons, la mission se ferait sans bruit, avec le plus de prudence et de discrétion possibles.
Rentré à Nangazaki, je trouvai que là aussi la persécution étendait ses ravages et que le P. Pierre d'Avila, le Fr. Vincent de Saint-Joseph et de nombreux chrétiens avaient déjà été arrêtés le jour de la Circoncision 1621.
La mort des PP. Pierre de l'Assomption et Jean de Sainte-Marie ne clôtura pas la liste des martyrs franciscains. Après eux, le premier enfant de Saint-
Le royaume de Vomura, fortement éprouvé, se trouvait dépourvu de prêtres; il en résultait qu'un certain nombre
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de chrétiens tombaient, puis, qu'une fois abattus par la tempête, ils manquaient de secours pour se relever. Le P. Apollinaire, navré de cette situation, résolut de se rendre au foyer même de la tourmente. Autour de lui, des voix chuchotaient que les Pères prêchaient bien le martyre, mais qu'eux-mêmes se gardaient avec soin de paraître autrement que travestis. Désireux de faire tomber ces bruits qui paralysaient les courages, le Père implora d'abord dans de longues prières la lumière d'En-Haut, puis il partit en habit religieux et arriva à la ville principale, résidence du Ton.
Rendu sur le théâtre de son activité, il se dévoua d'abord à la chrétienté existante ; mais, non content de paître le troupeau fidèle, il eut souci de l'accroître. Le succès répondit à ses efforts; au nombre des néophytes qu'il introduisit au bercail, il faut compter le bourreau qui avait exécuté le P. Pierre de l'Assomption.
La présence de l'apôtre franciscain ne put demeurer longtemps inconnue aux bonzes ; ceux-ci se hâtèrent d'en informer le Ton. A cette nouvelle, il entra dans une violente colère, commanda que le Père fût immédiatement recherché, pris et mis à mort. On lui fit observer que ce nouveau supplice, en excitant chez les chrétiens le désir du martyre, tournerait au détriment des croyances nationales ; grave inconvénient que l'on éviterait en enfermant le prêtre chrétien dans une prison obscure pour l'y laisser mourir. Il fut donc incarcéré, le 7 juillet 1617 ; à sa détention furent associés six indigènes qui se présentèrent d'eux-mêmes pour avoir part à sa gloire. De ces confesseurs, deux, l'un nommé Paul et l'autre Jean, élevés par lui dès l'enfance, puis devenus ses catéchistes, voulurent être admis, dans leur cachot, à l'Institut de leur Père, l'un en qualité de Frère convers, l'autre en qualité de Tertiaire. Ils firent ainsi un
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an du plus rigoureux noviciat, puis prononcèrent leur profession solennelle.
Nous devons donner ici une mention au Frère
Dans la même prison se trouvaient encore les Pères Richard de Sainte-Anne et Pierre d'Avila, ainsi que le Frère Vincent, arrêtés en 1620; il y avait un an à peine que les deux derniers étaient arrivés au Japon. Né dans la province de Castille, le P. Pierre avait pris l'habit dans la province religieuse de Saint-Joseph ; dès ses débuts, il s'était montré en tous points exemplaire. A Séville, où il demeurait, on lui avait prédit le martyre. Il était venu au Japon avec l'agrément du P. Louis Sotelo, commissaire général de cette mission, au moment où ce Père revenait de son ambassade de Rome. Quant au Frère Vincent, il était entré dans l'Ordre dans la province de Saint-Diégo au Mexique.
Pour s'emparer d'eux, on eut recours à un stratagème analogue à celui dont avait précédemment été victime le P. Pierre de l'Assomption. Le P. Pierre d'Avila, qui avait, en fort peu de temps, appris la langue japonaise, montrait une aptitude spéciale pour provoquer des conversions ; pour ce motif, on lui avait confié le cercle de Nangazaki. Un jour qu'il se trouvait dans une localité pour célébrer la fête de Noël, se présente dans la maison où il était descendu un individu de Vochonco,
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nommé Dominique, chrétien apostat, qui demande à se confesser. Pendant que ce malheureux profanait cet acte de religion, un complice se rend en ville près du ministre de la justice et le prévient qu'il leur est facile de s'emparer du Père. On vient en effet, on le saisit, on l'enchaîne, on le mène en prison, de même que le Frère Vincent.
Ce fut plus tard que fut arrêté le P. Richard de Sainte-Anne ; c'était un Flamand qui appartenait à la province de Saint-Joseph. Coeur élevé et vaillant, dès qu'il s'agissait de secourir ou de sauver des âmes, toujours il se trouvait présent au lieu d'un martyre, animant les combattants au triomphe, puis il alla rejoindre ses confrères en prison. Inutile de redire que ce lieu était devenu le théâtre d'un apostolat incessant ; on y exhortait les chrétiens destinés à la mort, on y opérait des conversions, on y administrait des baptêmes, on y supportait avec une patience invincible toutes sortes de mauvais traitements, conduite héroïque qui remplissait les païens. de stupeur. Le juge auquel fut remise leur cause s'appelait Bocuyemon ; c'était un homme prudent qui voulut que es prisonniers de Nangazaki fussent conduits à Vomura, comme étant un lieu de moindre importance, par suite se prêtant moins au concours du peuple.
Quinze religieux se trouvèrent ainsi réunis ; onze Européens et quatre Japonais. Il y avait six Franciscains du premier Ordre, à savoir : les PP. Apollinaire Franco, commissaire ; Richard de Sainte-Anne ; Pierre d'Avila; le choriste japonais
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Hyacinthe Orfanel, Joseph de Saint-Hyacinthe et le Japonais Ancio de Saint-Thomas. Après de longues et douloureuses épreuves, on leur lut leur sentence ; les uns devaient être décollés, les autres brûlés vifs, chacun dans le royaume et le district où il avait été pris. A cette nouvelle, leur joie fut telle qu'ils entonnèrent en choeur le Te Deum, le Laudate Dominum omnes gentes et d'autres psaumes encore. Un regret pourtant atténua leur bonheur ; celui de ne pas mourir ensemble comme ils avaient souffert ensemble, ne formant qu'une âme et qu'un coeur dans la même prison.
Aux religieux condamnés au supplice du feu à Nangazaki furent joints des laïques, ce qui porta à vingt-cinq le nombre de ceux qui devaient être brûlés. Parmi eux se trouvaient quatre Franciscains : les PP. Richard de Sainte-Anne et Pierre d'Avila, prêtres Européens du premier Ordre, le Frère convers Vincent de Saint-Joseph, également profès du premier Ordre et Européen, enfin le Fr. Léon de Saziuma, profès solennel du troisième Ordre et Japonais ; cinq Dominicains, les Fr.
Le lieu du supplice avait été marqué près de la mer. Les condamnés marchaient étroitement liés à un cheval et suivis de la foule. Le P. Pierre d'Avila, qui possédait une forte voix et parlait la langue japonaise comme la sienne propre, distribuait en marchant le pain de la parole sainte. Comme porte-enseigne, le Frère Vincent précédait le cortège, tenant en mains un grand étendard en damas sur lequel se détachait le saint Nom de Jésus ; les autres pressaient une croix dans leurs mains et chantaient.
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On avait disposé une enceinte où se dressaient vingt-cinq poteaux fixés en terre ; au centre se trouvait un bûcher qui devait tout détruire. A chacun des poteaux était lié un confesseur de la foi, mais de telle sorte qu'à la première sensation douloureuse de la flamme, le patient pût se détacher et s'enfuir, ce qui aurait été tenu pour une apostasie. En plus de ces vingt-cinq témoins de Jésus-Christ destinés au feu, il y en avait trente-quatre autres alignés devant eux, ayant chacun à ses côtés un bourreau l'épée haute. Les assistants n'étaient pas moins de soixante-dix mille ; c'était un spectacle grandiose. Les armes miroitaient, les martyrs souriaient, les chrétiens sanglotaient, les infidèles frémissaient à la vue de tant d'héroïsme, disant qu'une religion capable d'enfanter de tels prodiges ne pouvait qu'être divine. Le tam-tam retentit enfin ; à l'instant les trente-quatre têtes d'hommes, de femmes et d'enfants roulèrent ensemble à terre. Immédiatement ramassées, elles furent déposées sur une table qu'on avait préparée à cet effet devant les vingt-cinq premiers athlètes de Jésus-Christ, toujours attachés à leurs poteaux, puis l'ordre fut donné d'allumer le bûcher. L'échafaud était disposé de telle sorte que le bois ne devait se consumer que très lentement. De fait, le supplice avait commencé avant midi, et le lendemain matin, on entendit encore des victimes invoquer les saints noms de Jésus et de Marie ; c'était le 12 septembre 1622.
Dans ce sublime autodafé, une tertiaire franciscaine, Lucie Fleiter, la seule femme parmi ces vingt-cinq martyrs, mérite une mention spéciale. Cette chrétienne héroïque, par son attitude, ravit d'admiration l'assistance tout entière. Son voisin, Diégo Doxico, vaincu par la peur, se détacha du poteau et se garda ainsi de la mort ; pour elle, souriant à la flamme qui l'environnait, elle semblait un ange descendu du ciel.
Parmi les trente-quatre décapités, se trouva une mère
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dont le dévouement ne fut pas moins sublime. Elle tenait dans ses bras son nourrisson ; quand le coup fut sur le point de l'atteindre, elle leva son fils vers les religieux liés aux poteaux et s'écria : « Mes Pères, je l'offre à Dieu avec moi-même. » Cette mémorable exécution foisonne des épisodes les plus attendrissants dus à des enfants de douze et même de six ans qui tressaillaient de joie à la pensée du martyre.
Revenons aux confesseurs que nous avons laissés dans le cachot de Vomura. C'étaient pour les nôtres, ainsi que je l'ai dit, les PP. Apollinaire Franco et Thomas du Saint-Esprit, le choriste Thomas de Saint-Bonaventure, le Frère convers Pierre de Sainte-Claire et le tertiaire Jean d'Yquenda ; pour les Dominicains, les catéchistes Fr. Mancio de Saint-Thomas, Fr. Mathias et
Il me faut maintenant parler d'un autre de nos Pères dont la vie demanderait un livre entier, le P.
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belles-lettres, de philosophie et de théologie, il entra d'abord dans le clergé séculier; puis, se sentant appelé dans l'Ordre séraphique, il en prit l'habit dans le couvent de Saint-Jean de Ribéra et y fit sa profession solennelle. Là, en entendant parler des merveilles qui s'opéraient au Japon, il demanda, ainsi que plusieurs confrères, à passer aux Philippines. Il y acquit bien vite la science de gagner les âmes à Jésus-Christ. Ses supérieurs lui confièrent d'abord le soin des chrétiens japonais qui se trouvaient dans notre mission de Dilao. A leur contact, il se perfectionna dans la connaissance de leur langue ; il parvint même à la parler avec l'élégance et la propriété de termes des indigènes. Ce fut alors qu'en 1603, il fut désigné pour le Japon, où il se livra, sans compter ses peines, aux exercices d'un zèle ardent. Cet état de choses dura jusqu'en 1614, où lui et tous ses confrères furent bannis ; il rentra pour lors aux Philippines. Mais cet éloignement lui fut une grande amertume ; aussi attendit-il avec une sainte impatience, ainsi que ses compagnons, le moment favorable pour rentrer dans sa chère mission.
Ce fut en 1616 que l'occasion s'en présenta. Le gouverneur de l'archipel, Don Juan Silva, partant pour Singapour, il obtint l'autorisation de prendre passage sur le même navire. Son intention était de demeurer à Macao jusqu'à ce que se rencontrât la facilité de passer au Japon. Mais il ne fallait pas que ces desseins fussent découverts ; pour les dissimuler, il se déguisa en Abyssin, se contentant de dire qu'il y avait là des Franciscains. Son séjour à Macao dura peu, bientôt j'eus l'agréable sur-prise de le voir dans mes bras. Je lui assignai alors la partie orientale de l'empire et lui confiai les présents destinés à Maxamume, roi de Voxu, que m'avait remis à Manille notre P. Sotélo. Maxamume lui fit l'accueil le plus aimable et lui accorda de la meilleure grâce du
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monde l'autorisation de prêcher, d'enseigner et de baptiser dans toute l'étendue du territoire soumis à sa juridiction. Laissant ensuite à sa place le P. Diégo Palomarès, il passa dans le royaume de Mongamé, où il eut des succès analogues ; il alla même dans l'Yendo. Enfin des hérétiques hollandais ayant suscité une violente persécution, il fut arrêté à Camacura, ainsi qu'Hilaire Magasaymun et sa femme qui le logeaient. Ces derniers eurent tous leurs biens confisqués et, de même que le Père, furent amenés à Yendo. Tous trois y furent présentés au conseil de l'empereur. Un de ses membres apostropha ainsi le saint missionnaire : « Imposteur, de qui as-tu reçu ainsi pouvoir de séduire par tes prédications tant de gens simples et ignorants ? Nous allons bien voir si toutes tes fourberies vont prendre fin ! » L'apôtre répondit : « Seigneur, nul n'a jamais été trompé par moi ; jamais ne sont sorties de ma bouche des paroles capables de séduire. Loin de là; je suis venu prêcher Jésus-Christ et son Evangile, par là procurer le salut des pauvres âmes. Seul, l'Évangile donne la lumière, l'a vie et le salut. » Sans le laisser finir, le président commanda que les prisonniers fussent conduits au cachot où déjà se trouvait un Père de la Compagnie de Jésus ; ce fut pour tous une consolation de se trouver admis à souffrir ensemble pour l'amour de Jésus-Christ. Condamnés à mort, ainsi que plus de cinquante chrétiens, ils furent tous brûlés vifs. Au milieu des flammes, ils montraient le même héroïsme que ceux qui les avaient précédés; c'était le 2 septembre 1624.
Je terminerai cette relation par une courte notice sur notre P. Louis Sotélo, que j'ai déjà nommé plusieurs fois. Cet enfant de Saint-
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la province de Saint-Joseph en Castille, d'où il passa dans celle de Saint-Grégoire aux Philippines. A Manille, il s'appliqua à assister les chrétiens japonais réfugiés dans cette ville. Les succès dans ce ministère furent tels que les supérieurs l'envoyèrent enfin au Japon, où il arriva en 1602. Son zèle infatigable et ses merveilleuses industries s'exerçaient dès qu'il s'agissait du salut d'une âme. Aussi, les fruits de salut qu'il récolta furent tellement abondants que le récit demanderait les proportions d'une longue biographie ; mais il fut arrêté enfin et mis dans une obscure prison. Maxamume, roi de Voxu, qui lui était fort attaché, réussit à le délivrer. L'ayant appelé auprès de lui, il l'envoya, en 1613, en ambassade solennelle au roi d'Espagne et au Souverain Pontife Paul. Il revint avec la dignité d'évêque nommé de la partie orientale de cet empire. A son passage à Mexico, il prit avec lui le Fr. Clerc Louis de Saint-
En 1622, il trouva l'occasion de gagner sa mission sur une barque chinoise ; mais quand l'embarcation fut parvenue au royaume de Sazuma, le capitaine apprit que la persécution sévissait contre les chrétiens; dans la crainte alors d'encourir la peine de mort prononcée contre quiconque introduirait des missionnaires dans le pays, il dénonça son passager. Informé de cette sorte, le gouverneur de Nangazaki envoya immédiatement une barque pour le lui amener, avec les deux jeunes gens qui l'accompagnaient. En vain le saint missionnaire excipa-t-il de sa qualité d'ambassadeur du roi de Voxu ; en vain
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se retrancha-t-il derrière la nécessité où il était de porter à ce prince la réponse du Souverain Pontife et du roi d'Espagne, tout fut inutile. Enfermé sous la plus rigoureuse consigne dans la prison de Vomura pendant dix mois, il fut eu butte à toutes sortes d'outrages ; la faim, la soif, la maladie, les insultes, les railleries, les coups, tout lui fut prodigué; enfin le 25 août 1624 fut rendue la sentence qui le condamnait à être brûlé vif; il subit la mort le lendemain et alla recevoir la couronne qui l'attendait au ciel.
BIBLIOGRAPHIE : Voir Analecta Bollandiana, 1887, t. VI, p. 63-72
J'ai écrit plusieurs fois, dans les années passées, à nos oncles ; mais, n'ayant point reçu de réponse, j'ai cessé de le faire, me contentant d'écrire au P. Provincial de Milan ou au P. Recteur du collège de Gênes, afin qu'ils donnassent de mes nouvelles à la famille. Néanmoins le P. Pédro Moréjon, qui est allé de ce pays à Rome, et le P. Niccolo Spinola, ayant écrit que Votre Seigneurie, par la mort de D. Augustin, était devenue comte de Tasarolo, et qu'il ne restait vivant que D. Ferdinand, de qui la lettre m'est parvenue l'an passé, je n'ai pas voulu manques de vous informer de l'insigne bienfait que j'ai reçu de Dieu Notre-Seigneur, et peut-être déjà vous en
1. Vita di Spinola, c. XV.
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avez ouï parler, à savoir d'être prisonnier pour notre? sainte foi. L'événement a eu lieu peu d'instants après minuit, le 14 décembre 1618. Je suis demeuré, ainsi que mes compagnons, jusqu'à la fin de juillet 1619, sous un toit de paille, jouissant de quelques douceurs, bien qu'avec une palissade et des gardes à l'entour. Mais, le 7 août, l'on nous a renfermés dans une prison plus rigoureuse, de 24 palmes de longueur et de 16 de largeur construite en forme de cage, avec des madriers à peine équarris, exposée à tous les vents et à la pluie, mais sous la protection du Seigneur. Dans ce lieu nous sommes huit religieux, quatre de Saint-Dominique, l'un desquels est un Lucquois appelé Fr. Angelo Orsucci, trois de Saint-
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joie et de consolation, et que notre prison est une prédication continuelle en faveur de tout le Japon, ne se décidera pas à nous envoyer au ciel ? Cependant nous allons continuant divers exercices spirituels, la nuit et le jour, et y ajoutant les disciplines, les cilices et d'autres mortifications, et notre plus grande consolation est de pouvoir célébrer tous les jours la sainte messe. Ce fut une providence particulière du Seigneur que l'on pût introduire en secret les habits sacerdotaux et les autres objets nécessaires; car leur privation nous avait laissés pendant plusieurs mois dans l'impossibilité de nous nourrir de l'ali ment de vie. Je suis infiniment heureux de l'éminent bienfait que m'a octroyé Notre-Seigneur, en accom-
plissant le désir qui m'avait attiré vers ces contrées ; je l'estime au-dessus de toutes les dignités que me pourrait procurer le monde, et c'est à juste titre, car l'apôtre saint Paul, devenu prisonnier, se glorifie plus de ses chaînes que de son apostolat lui-même, et s'intitule prisonnier dans le Seigneur (1). Et bien que je doive me confondre et rougir de moi-même en voyant mes faibles,ou pour mieux dire mes nuls mérites, afin d'obtenir une faveur si haute, et en considérant que parmi tant de religieux d'une vie sainte, qui ont cultivé cette vigne avec des sueurs inouïes, Dieu a daigné jeter ses regards sur moi, qui suis en talents et en mérites bien inférieur à tous. Je me console néanmoins avec la parole de saint Paul : « Ce n'est point l'oeuvre de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui daigne exercer sa miséricorde (2). » Et nous avons vu bien des fois que sa Majesté divine a refusé cette grâce à de très grands saints, qui l'avaient désirée, puis cherchée, et qu'il l'a départie à de très grands
1. Vinctus Christo, vinctus in Domino, vinctus Christi Jesu. Saint Paul Passim.
2. Rom. IX, p. 16.
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pécheurs, afin que nous comprenions tous qu'on ne peut l'obtenir que par un bienfait spécial et une grâce du ciel, et que nous ne pouvons jamais l'attribuer à nos mérites. J'ai voulu communiquer cette nouvelle à Votre Seigneurie, et avec Elle à tous nos parents, afin que tous se félicitent d'avoir un parent prisonnier pour la sainte foi, et pour ainsi dire à la veille d'être mis à mort pour cette cause, et parce que je n'ai point voulu ( quoique avec la permission de mes supérieurs) m'éloigner du Japon, quand l'empereur en a exilé tous nos religieux, mais que j'y ai voulu rester, pour cultiver les chrétiens et en faire de nouveaux, conjointement avec un grand nombre de membres de la Compagnie et d'autres religieux. Qu'ils en rendent grâces à Dieu, faisant dire des messes à cette intention, afin qu'il m'accorde l'accomplissement de ce bien glorieux, et qu'il ne permette pas que je sorte vivant de la prison, si ce n'est pour être mis en croix, ou brûlé vif pour son amour. Qu'ils apprécient cette grâce, ainsi qu'elle doit l'être, infiniment plus que les dignités, la noblesse et les richesses qu'ils possèdent; tous les biens temporels, s'ils ne vont point de compagnie avec la vie sainte, avec l'observation des divers préceptes, et un généreux partage avec les pauvres et les religieux, de ce que l'on a reçu libéralement du Seigneur, sont un grand obstacle au salut. Qu'ils se souviennent que la vie est incertaine et la mort infaillible, et que la mort les dépouillera de tous les biens du monde, à l'heure où ils y songeront le moins, et qu'ils n'emporteront rien autre avec eux que les bonnes oeuvres accomplies pendant la vie ; alors ils connaîtront avec évidence l'immense valeur des fatigues et des peines endurées au service de Dieu. Beaucoup de personnes qui ont, à l'avance, connu ce mystère, d'après les lumières qui leur étaient communiquées du ciel, ont méprisé généreusement la noblesse, les richesses, les grands domaines, la liberté, les royaumes
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et les empires ; et, s'enfonçant dans les déserts, ou s'enfermant dans les maisons religieuses, ils ont employé toute leur vie dans la pratique des pénitences les plus rigoureuses, et dans la contemplation de la vie et de la mort de notre Rédempteur, s'efforçant de s'identifier à lui par l'humilité et par la pauvreté de leur existence. O seigneurs ! s'il vous était donné de connaître les délices que communique le très doux Jésus à ceux qui le servent et souffrent pour son amour, vous verriez clairement combien sont illusoires les plaisirs que promet, mais que ne peut donner le monde,'et combien peu ces plaisirs remplissent les coeurs que Dieu seul peut combler. Et moi je puis dire que je commence aujourd'hui hêtre le disciple de Jésus-Christ ; et dans les épreuves les plus douloureuses et les nécessités les plus cruelles que j'ai endurées dans cette prison, alors même que je me sentais défaillir de pure faim, j'ai ressenti toujours une consolation si vive, que je m'estimais surabondamment payé de tout mon la-beur au service de Dieu ; et quand bien même cette reclusion se devrait prolonger un grand nombre d'années, elle ne me paraîtrait rien, tant est grand mon désir de souffrir pour celui qui rétribue si magnifiquement, dès cette vie, les travaux et les fatigues, et qui rend aimables et précieuses les peines elles-mêmes, encore bien que le principal motif, à son service, soit qu'il est la source absolue de tout bien, et qu'il est souverainement juste de le servir sans espérance aucune et sans la pensée d'aucune récompense. Dans l'une des maladies qui me sont survenues (c'était une fièvre maligne et continue, qui dura cent jours), je me trouvais dépourvu de tout remède humain, et sans les aliments nécessaires à mon état ; tout le monde et moi-même crûmes que j'allais mourir. Dans ce temps-là même je ne me sentais pas de joie, et je n'avais jamais dans ma vie passée éprouvé de consolation si vive, je jubilais d'allégresse, et il me semblait
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que j'allais franchir la porte du ciel. Or donc, si le seigneur console ici-bas ses serviteurs dans un tel degré, quelles sont la béatitude et les délices qu'il leur a préparées dans le ciel, c'est-à-dire au véritable séjour de la récompense ? Servons donc, Messeigneurs, un Dieu si bon et si miséricordieux. Cessons de considérer comme difficile de refréner nos passions, et de mortifier notre corps pendant un peu de temps, nous tenant pour assurés que, si nous souffrons ici avec Jésus-Christ, nous régnerons éternellement avec lui dans le ciel, et que sans souffrir il est impossible d'y avoir accès.
Aux sieurs Ferdinando et Alessandro Spinola et aux dames, filles de D. Fabricio, de pieux souvenirs ; je me recommande vivement à tous nos autres parents, et ainsi je prends congé de tous et de ma patrie, me voyant tellement affaibli que je ne sais si je verrai le jour de vous écrire encore. Je me souviens de tous chaque jour à la sainte messe et dans mes oraisons. et, si je suis bientôt jugé digne d'entrer en la céleste Jérusalem, je n'oublierai personne de vous. Adieu, adieu, au revoir dans le paradis.
De cette prison d'Omoura, le 26 février 1621.
CARLO, prisonnier pour la foi de Jésus-Christ.
Au mois d'août nous avons appris de bonne part que Gonrocou avait dit que nous devions être brûlés vifs en septembre. Votre Seigneurie peut se faire une idée de la joie que nous avons ressentie. Mais plus tard on nous a écrit que la chose n'était pas aussi certaine, et le Seigneur,
1. Cette lettre et es suivantes : Vita, c. XV.
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au lieu des flammes du bûcher, a envoyé pour trois d'entre nous une fièvre tierce très violente. J'étais le plus débile, et dans l'ardeur de la période chaude, qui succédait au frisson, j'ai souffert infiniment; mais en même temps j'ai goûté la plus vive consolation, occupant toutes mes heures à d'amoureux colloques avec la Majesté divine.
Cette lettre n'a d'autre objet que de prendre congé de Votre Révérence ; car le 12 de ce mois, j'ai été saisi d'une grosse fièvre, avec dysenterie et vomissements, de sorte que le septième jour mon pouls était au plus bas, et intermittent. J'ai donc pris congé de tous les Pères. Plus tard, le pouls s'est relevé ; mais la dysenterie est revenue, et la fièvre a continué sans interruption, de sorte que je vais peu à peu me consumant et mourant. Je meurs plein de joie, et je n'ai jamais éprouvé de consolation si vive en mon âme. Que Votre Seigneurie me donne sa sainte bénédiction et me pardonne tous mes manquements.
Enfin ma dernière heure est arrivée, et, la volonté de Dieu s'étant manifestée avec évidence, j'espère en la bonté divine que je ne sortirai point de la prison, si ce n'est pour aller au ciel.
C'est pourquoi je me sens profondément consolé par l'heureuse fortune qui m'est ainsi dévolue, et j'attends avec joie l'heure bénie de ma mort. Plaise au Seigneur que je ne sorte que pour mourir, à moins que ce ne soit
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pour annoncer librement l'Évangile. Oh l mon Père, avec quelle abondance le Seigneur a récompensé tous mes travaux passés, par le privilège d'être prisonnier pour son amour ! Oh ! mon Père, combien est délicieuse et pleine de saveur la souffrance endurée pour Jésus-Christ ! Je l'éprouve bien mieux encore, depuis que je suis entré dans la prison.
Les bonnes ,nouvelles contenues en votre lettre m'ont rempli de consolation ; mais une nouvelle plus heureuse encore est ce qu'a entendu, de la bouche de Gonrocou lui-même, une personne très grave, à savoir qu'en octobre prochain nous devons être brûlés vifs. Plaise au Seigneur que la nouvelle se vérifie ! O mon bien-aimé Père, si je me vois un jour attaché au poteau et dévoré par les flammes pour l'amour de Jésus-Christ, quelle félicité sera la mienne ! Je sens en vérité combien je suis indigne d'une faveur si haute ; mais je sais aussi bien que la divine miséricorde est sans bornes. Que si la nouvelle est vraie, je prends congé de vous et j'embrasse tendrement Votre Révérence, jusqu'à notre réunion dans le paradis.
Après que nous eûmes jeûné tout le carême avec un aliment minime, et que chaque jour nous eûmes ajouté au jeûne une très longue discipline, nous sommes arrivés sains et saufs à la sainte Pâque. Rien absolument ne nous manque, si ce n'est la nouvelle que l'on doit nous conduire au lieu de l'immolation. Et pourvu que l'on ne nous mène pas au navire, pour être exilés du Japon, nous sommes très heureux, lors même qu'on nous laisserait mourir dans cette geôle.
Depuis quelques jours le bruit s'est répandu que cette année même nous devions être brûlés vifs. Il peut donc arriver, avant que Votre Révérence ait reçu cette lettre, que mon exil ait pris fin, et je désire que ce soit au plus tôt, afin que je cesse moi-même d'offenser le Dieu à qui je dois tout. Pour le surplus, mon Père bien-aimé, demeurez en paix jusqu'au jour où nous nous reverrons sur la montagne sainte, si mes péchés ne m'ont pas privé de ce bienheureux sort.
J'ai reçu trois lettres de Votre Révérence. J'y reconnais votre grande charité à mon égard, et votre désir de m'assister en ma captivité. Mais vous vous abusez étrangement, dans l'opinion que vous avez conçue de ce misérable pécheur, non point que je manque de l'assistance divine, car le Seigneur ne cesse point de me combler de ses grâces ; mais parce que je ne sais pas en profiter, ni bien employer le temps qui m'est accordé par la Providence pour me préparer à la mort. Je ne sens rien de bon en moi, si ce n'est le ferme désir de beaucoup souffrir pour le Seigneur, et la conformité complète à ses décrets divins, en tout ce qu'il pourra décider à mon égard, quand ce devrait être de demeurer prisonnier cent ans, ou d'être exilé du Japon. Je regrette uniquement de voir ma vie prolongée ; car, durant cette vie, moi si misérable, je l'offense continuellement. Je désire la mort, afin de cesser de l'offenser ; et j'espère, grâce à vos prières et à celles de nos amis, obtenir une croix ou un bûcher
embrasé.
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Il y a déjà beaucoup de jours que nous ne recevons qu'un peu de riz cuit dans l'eau ; nous sommes donc de nouveau réduits à la pénurie primitive, mais nous jouissons de l'allégresse ancienne. Et pour dire la vérité, nous recevions des présents en telle abondance, que notre captivité ne paraissait point être celle de gens prisonniers pour la foi ; j'en étais même vivement affligé. Loué soit Dieu, à qui tous les jours je rends grâces, de ce qu'il m'a jugé digne de souffrir pour son amour. J'irai donc, en ramant courageusement, jusqu'à ce que mon heure arrive.
J'ai reçu le billet de Votre Révérence, daté du 20 de ce mois, avec la nouvelle de la glorieuse mort de ces serviteurs de Dieu. Loué soit le Seigneur en toutes Choses ! En ce qui nous regarde, il y a plusieurs jours, nous avons été informés des paroles adressées par Gonrocou à Oucondono, l'un des gouverneurs d'Amoura. Nous allons donc nous préparant, et j'ai confiance dans le Seigneur que pour cette fois notre affaire va se terminer. J'ai été gravement malade, à partir du 20 juin jusqu'au 15 juillet, d'une fièvre continue, qui m'a enlevé le peu de forces qui m'étaient restées, et je me suis vu sur le point de mourir. Mais le Seigneur m'a conservé en vie pour être immolé avec mes compagnons.
Il semble précisément que, depuis la fin de juillet de l'année passée, on ait voulu nous éprouver davantage et
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nous faire plus vivement sentir la faim et bien d'autres ,misères, afin de nous disposer au martyre. Je ne saurais manquer d'attribuer ce bienfait à la miséricorde infinie de mon Seigneur, qui veut faire admirer ses richesses à son serviteur indigne, c'est-à-dire à moi-même, et en même temps aux prières des Pères et des Frères de la Compagnie.
Et, attendu que je n'aurai plus sans doute un messager pour porter mes lettres à Votre Révérence, par celle-ci je prends congé d'elle ; je lui demande pardon de ma mauvaise édification, et la supplie de m'aider à rendre grâces à Dieu pour un bienfait si éminent, et à m'obtenir de ce Dieu, Notre-Seigneur, les forces nécessaires, afin de souffrir la mort avec constance, ainsi qu'il convient à un fils de la Compagnie. Le P. Sébastien et nos autres Frères prisonniers avec moi ont reçu la nouvelle avec une allégresse extrême et vont se préparant.
Le 16 août 1622.
Hier, à l'improviste et en grand tumulte, les sbires sont entrés en la prison. Nous avons pensé, d'après les nouvelles que nous avions reçues, qu'ils venaient pour nous massacrer, ou pour nous traîner à Nangazaki; mais ce n'était que pour passer en revue et pour compter les prisonniers. Nous avons appris l'heureuse mort des religieux venus de Manille. Je pense que, nous-mêmes, nous serons bientôt brûlés vifs. Par la grâce de Dieu, nous sommes préparés à tout, et nous attendons cette heure bienheureuse. Je demeure ébloui de l'infinie bonté et miséricorde de Dieu, qui daigne accorder un bienfait aussi singulier à un si indigne serviteur que je suis, à
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savoir, de donner ma vie pour son saint Nom et pour son amour. Je ne puis sortir de cette considération qu'en répétant les paroles de l'Apôtre : Non est volentis, neque currentis, sed miserentis Dei (1).
Je pense aussi que les saints sacrifices de Votre Révérence et des autres Pères ont contribué pour beaucoup à m'obtenir cette grâce de Dieu Notre-Seigneur. De même par cette médiation, après Dieu, et par l'intercession de la Vierge Notre-Dame et des autres saints, j'ai la confiance de devoir obtenir les forces corporelles et spirituelles, afin de me comporter au dernier combat en véritable fils de la Compagnie. Il me paraît que, dans la dernière année, Notre-Seigneur est allé nous instruisant, comme un bon maître de novices, et nous disposant à la mort. En effet, depuis le mois de juillet de l'année dernière jusqu'à ce jour, il a permis que nos gardes fussent plus cruels envers nous, en redoublant de rigueur et en nous donnant des aliments moindres en quantité, pires en nature ; et, depuis deux mois, nous avons souffert plus que jamais, sans parler de ce que nous sommes demeurés privés des lettres qui nous consolaient singulièrement. Néanmoins, la bonté divine a toujours daigné permettre qu'il fût introduit dans la prison des hosties et du vin pour célébrer la sainte messe, seule consolation de nos maux infinis.
Par cette lettre, je dis adieu à Votre Révérence et, prosterné devant ses pieds, je lui demande humblement pardon de mes fautes, et, en particulier, de n'avoir point profité, comme je le devais, de tant de moyens qui m'ont été donnés, pendant ces quatre années de captivité, pour faire des progrès dans la perfection, et qu'Elle daigne me donner sa sainte bénédiction. Je désire que tous les
1. Rom. IX. 16.
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Pères et les Frères, que j'embrasse de tout coeur pour la dernière fois, m'aident à rendre grâces à la Majesté divine, et m'obtiennent la persévérance jusqu'à la fins d'autant plus qu'en raison de ma dernière maladie je suis demeuré si débile de corps et si chancelant, qu'à peine je me tiens debout. Si je ne puis écrire au Père Visiteur, que Votre Révérence y supplée, ainsi qu'à l'égard du Père Général. J'envoie, avec cette lettre, mes deux reliquaires, où sont plusieurs reliques d'un grand prix : un peu du sac de notre saint P. Ignace, qu'il revêtit au commencement de sa conversion, et qui a opéré de nombreux miracles, et une relique du B. Louis de Gonzague (les deux m'ont été envoyées par le présent Général) ; et aussi des cheveux du B. Fr. Ambrosio Fernandez. J'envoie encore les images qui étaient dans mon bréviaire, et je prie Votre Révérence de les distribuer aux Pères et aux Frères qui sont au Japon et à tous ceux de ma connaissance qui sont à Macao. Que Notre-Seigneur soit avec Votre Révérence ; et, si j'ai le bonheur d'arriver à la montagne sainte, je n'oublierai jamais la singulière charité que j'ai toujours trouvée en Votre Révérence, ni toute la province, à laquelle je me proclame infiniment redevable.
Le 28 août 1622.
CARLO, condamné à mort pro nomine Jesu.
J'ai écrit l'année passée à Votre Révérence. Depuis lors, à la fin de juillet, on a changé nos gardes, et l'on nous a resserrés plus étroitement, en diminuant les vivres, en même temps que les gardes étaient plus sévères.
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De telle sorte qu'à l'exception de ce que le seigneur Louis de Figuerredo parvint, après de vives instances, à nous faire envoyer de la part du gouverneur de Nangazaki, rien n'a pu pénétrer ici. Le païen même chargé de nous alimenter nous a traités plus mal que jamais et a diminué la quantité qu'il avait reçu l'ordre de nous donner. J'ai donc passé tout l'hiver à lutter avec la faim, étant d'une faiblesse extraordinaire de corps, jusqu'au retour des chaleurs. En même temps, par l'effet de la minime et très mauvaise nourriture, de bien d'autres inconvénients, et surtout de l'étroitesse du lieu, car nous étions depuis le mois de novembre réunis dans la prison au nombre de trente-deux, la plupart sont tombés malades à mourir. De plus, le P. Sébastien, moi-même, et les autres Frères novices, nous eûmes souvent des maladies de surcroît, la fièvre et de vives douleurs d'estomac. Le 20 juin dernier je fus saisi d'une grosse fièvre, qui dura jusqu'au 15 juillet, et dont je crus que j'allais mourir. Mais, sans médecin et sans aucun ingrédient plus délicat que l'ordinaire de la prison, je recouvrai la santé, bien que n'ayant que les os et la peau ; mais jusqu'à ce jour je ne puis me tenir debout pendant quelques instants sans éprouver des vertiges. Que le Seigneur soit béni de tout, car il paraît vouloir nous conserver tous, pour être immolés tous ensemble. Depuis le jour de la fête de notre bienheureux P. Ignace, c'est-à-dire depuis l'arrivée de Gonrocou à Nangazaki, l'on a subitement redoublé nos gardes. Nous en fûmes un peu surpris, mais nous en sûmes bientôt la cause, par une lettre de Nangazaki ; nous apprîmes que Gonrocou avait dit à Oucondono, gouverneur d'Omoura, que cette fois il allait vider la prison, et que les prisonniers de Firando devaient aussi mourir. Nous apprîmes encore que le 19 août l'on avait brûlé vifs les deux religieux pris parles Hollandais, et que nous devions subir le même sort. La nouvelle s'est
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confirmée samedi dernier, quand Oucondono, avec un grand cortège, est venu visiter la prison ; et nous sommes demeurés convaincus que notre affaire allait se conclure. Nous allons donc nous préparant, et tous les jours nous attendons la voix : « Ecce sponsus venit (1)» C'est pourquoi j'ai voulu prendre congé de tous les Pères et Frères ; mais je n'ai plus les facilités ni du temps ni du lieu, et je ne sais même pas si je pourrai vous envoyer ma lettre.
Je suis toujours dans l'admiration de la miséricorde infinie de Dieu, qui vis-à-vis d'un si grand pécheur, et qui a profité si peu des moyens et des occasions qui lui ont été donnés pendant son séjour dans la Compagnie, et spécialement en ces années de captivité, daigne lui accorder la grâce inestimable d'être brûlé vivant pour son divin Nom. Je lui en rends toutes les grâces qui sont en mon pouvoir, et je conjure Votre Révérence et tous les autres Pères et Frères de vouloir bien m'aider à lui rendre ces grâces ; et, prosterné à vos pieds, que je baise et étreins humblement, je vous demande pardon de tous mes manquements . J'embrasse étroitement chacun des nôtres, et je prends congé de chacun, jusqu'à nous revoir sur la montagne sainte. Saraba ! samba ! (en japonais : adieu.)
Le 30 août 1622.
CARLO, condamné à mort pour la sainte foi.
Le 19 février, j'ai reçu votre lettre, et je me réjouis d'apprendre que vous avez reçu la mienne. Votre maladie
1. Cette lettre fut trouvée dans le bréviaire du P. Zola après sa mort.
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me cause beaucoup de peine, mais en résumé nous devons tous porter notre croix ; et, de fait, la meilleure est celle que Dieu nous choisit lui-même. Je suis infiniment consolé par le désir que vous me témoignez de mourir pour Jésus-Christ. Bienheureux celui qui en est rendu digne ! Je vous aiderai de mes oraisons, à supposer que je puisse quelque chose. De même, si je suis jugé digne d'arriver à la montagne sainte, je prierai de toute mon âme la Majesté divine, afin qu'elle vous accorde la grâce de mourir pour la défense de la sainte foi, ou bien je demanderai en votre faveur ce qui m'apparaîtra comme la volonté de Sa Majesté divine. Cependant que Votre Révérence ne m'abandonne pas dans ses saints sacrifices et dans ses prières, car je me vois proche de la fin, et je crains d'expirer dans ce cachot, non par manque de consolation, mais par manque de forces ; en effet, je sens mes forces décliner chaque jour davantage.
Au commencement de l'Avent (en 1621), appelé parle P. Provincial pour différentes affaires, je dii is venu à Canzousa. J'y ai fait une confession générale et j'ai rendu compte de ma conscience. Puis, ayant passé la mer, je me suis arrêté deux jours à Obama, d'où pendant la nuit je me suis rendu à Fatchirawo ; dans ce dernier lieu, je me suis tenu en retraite pour faire les exercices spirituels; cependant j'ai fait savoir aux chrétiens d'Arima que je serais au milieu d'eux pour les fêtes de Noël, afin de les confesser et de leur administrer la communion, les invitant à se disposer pour célébrer une sainte Nativité.
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Mais eux, craignant que je ne fusse arrêté par les espions du Tono, m'écrivirent qu'il serait plus sûr que je différasse jusqu'à la fête de la Circoncision, et que je ferais bien de célébrer les fêtes de Noël avec les chrétiens de Fatchirawo. Je me dirigeai de nuit vers Arima, dans la compagnie de deux guides ; et comme nous n'eûmes pas l'occasion d'une barque, nous fûmes obligés d'entrer sur le chemin royal. Il en advint que, deux heures avant minuit, nous rencontrâmes un serviteur du Tono ; comme la nuit se trouvait assez claire, ce serviteur, arrêtant ses regards sur moi, conçut quelques soupçons, et, revenant sur ses pas, il me prit l'habit au-dessous de la poitrine, et me fit m'arrêter. « Vous n'avez point, lui dis-je, d'efforts à faire pour me retenir ; et je vous garantis que je ne fuirai pas. » Il me conduisit donc en liberté vers un certain préfet ; mais bientôt, repentant de son acte, malgré mes vives instances afin qu'il m'emmenât, il ne voulut pas aller plus avant, et pendant le reste de la nuit je demeurai déposé dans la maison d'un gentil. Le lendemain de bonne heure, le Tono, qui réside à Chimabara, distant d'Arima de cinq lieues, eut avis de ce qui s'était passé, et en ressentit le plus vif déplaisir ; car, d'une part, il nous avait jusqu'alors témoigné beaucoup de bienveillance, et de l'autre, il s'était vanté récemment, en la présence du Chôgnoun, de ce que sur ses terres il n'existait aucun religieux. Désirant donc assurer son honneur, il écrivit pour demander conseil à un sien ami, l'un des gouverneurs de Nangazaki, touchant ce qu'il devait faire. Cependant, comme la nouvelle se répandait incessamment et se divulguait partout, il me fit amener à Chimabara. J'arrivai dans cette ville avec une escorte nombreuse, après avoir séjourné vingt jours à Arima, dans la maison du gentil de qui j'ai parlé. Pendant le voyage, l'on ne fit que discourir de la foi de Jésus-Christ ; les gardes m'entendirent avec plaisir, et
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conservèrent tous une impression très favorable à notre sainte loi. Le chef de ces soldats avait été chrétien, mais il était retombé dans les erreurs du paganisme. A l'occasion de ces entretiens, il rentra en lui-même et prit la résolution de revenir à Jésus-Christ. Pendant que j'avais été détenu dans Arima, j'avais obtenu que les chrétiens et les gentils pussent librement venir m'entendre, et il en résulta de grands fruits. Notre hôte et sa femme, en particulier, témoignèrent une vive inclination pour la foi. Ces personnes, indépendamment des bons procédés dont je fus l'objet dans leur demeure, vinrent plus tard à Chimabara pour me visiter et m'apporter des présents. Le Tono de cette dernière ville, sollicité par moi de me faire conduire à la prison publique ou de m'envoyer à la prison d'Omoura, pour y être réuni aux autres religieux, ne voulut point m'accorder cette grâce, mais me consigna sous caution à quatre chrétiens de Chimabara et à cinq d'Arima, lesquels ont accepté cette charge avec une joie très vive. A présent j'habite la maison d'André Mangoyemon, ami particulier du Seigneur. Tous les jours je célèbre la sainte messe en une chapelle, et j'administre à un grand nombre les saints sacrements de la confession et de la communion ; car tous les chrétiens ont la faculté de venir me voir. Les chrétiens qui me logent me traitent avec infiniment de respect et de charité, et sont résolus de vendre jusqu'à leurs habits, si l'argent vient à leur manquer pour subvenir à mes besoins. Il vient pour me visiter des païens même de la plus haute classe : nos entretiens ont pour objet, tantôt le salut éternel, et tantôt les causes et les effets des choses naturelles ; et ils en paraissent toujours satisfaits. Le seigneur, d'après les récits de ces nobles, a conçu le désir de se faire expliquer les vérités de la foi, et il a exprimé l'intention de m'appeler à la forteresse. Cependant il m'a envoyé visiter par un de ses pages et m'a fait offrir
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un présent de fruits, en me faisant informer qu'il voit avec déplaisir le fait de ma prison et que, s'il le pouvait, il fermerait les yeux à mon égard, ainsi qu'il le fait à l'égard des autres Pères, dont il pourrait saisir plus de dix sur ses domaines, sachant parfaitement le lieu de leur retraite ; mais il feint de l'ignorer. Il voudrait qu'il arrivât de la cour une décision pour me faire envoyer à Macao, dans lequel cas il me ferait conduire sur ses bâtiments, avec une escorte et des provisions en abondance. Mais Dieu veuille qu'il ne soit pas pris une résolution aussi funeste à mes intérêts, car je désire terminer ici ma vie, et verser mon sang pour Celui qui a versé tout le sien pour moi ; et je m'y vais préparant chaque jour.
J'ai eu le bonheur de me trouver en rapport avec le P. Gio Battista Zola, et je me suis confessé deux fois à lui ; j'attends donc l'heureuse nouvelle de la cour d'Yendo.
Boungodôno me fit venir à la forteresse et m'accueillit avec des marques infinies d'estime, en s'affligeant de ce qui m'était arrivé. M'ayant fait présenter des fruits, il entra de suite en conférence au sujet du salut éternel. Entre autres choses, il m'exprima son vif déplaisir et son impuissance à comprendre pour quelle cause Dieu, le créateur de tous les hommes, ne les sauvait point tous. Je lui répondis : « Vous-même, Seigneur, avant de répartir les terres d'apanages, et de conférer d'autres récompenses à vos serviteurs, vous appréciez mûrement les titres de chacun ; vous récompensez l'obéissance, et vous châtiez l'arrogance et la rébellion. Que si cette
1. Majorica, p. 119.
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sagesse vous paraît convenir à l'homme, à plus forte raison elle convient au Créateur et au Maître du monde, lequel, étant infiniment parfait, doit nécessairement user envers les hommes, tantôt de justice et tantôt de miséricorde. » Le Tono, ne sachant que répondre, me dit seulement : « Mattomo de gozarou, c'est-à-dire, c'est très bien ; » et, peu d'instants après, il reprit : « Je vois avec peine que vous devrez souffrir des maux infinis, si vous prolongez votre résidence au Japon. Pourquoi ne retournez-vous pas dans votre patrie, où vous pourrez vivre à votre guise ? » Je lui rendis grâces, et j'ajoutai que j'étais venu au Japon, au prix d'immenses fatigues, en sillonnant d'infinis espaces de mer, dans le but unique d'enseigner aux Japonais la voie véritable du ciel ; et qu'au Japon même, je m'étais appliqué pendant trente-six ans à enseigner la loi de Jésus-Christ ; qu'aujourd'hui j'étais vieux et âgé de soixante-deux ans, et que je n'éprouvais d'autre désir que de mourir pour Jésus-Christ, au centre du Japon. Le Tono demeura surpris de ma réponse, et, se tournant vers un noble païen, il exprima son admiration par des gestes. La conversation en étant venue aux calomnies que les gentils opposent d'ordinaire à la religion chrétienne, j'en pris occasion pour tirer de mon sein une apologie composée en faveur de notre religion sainte, et je la présentai au Tono. Ce dernier la fit lire par son secrétaire, et, de temps en temps, il donnait des éloges aux paroles qu'il entendait, et en louait l'auteur. Quand on fut arrivé au quatrième chapitre, où sont réfutées les calomnies relatives à l'invasion des États : « C'est là, reprit le Tono, ce qui fait grief au Chôgoun, et qui lui aigrit le coeur. » Je répondis que le Chôgoun n'éprouverait aucun soupçon, s'il avait lu cette apologie. « Quoi qu'il en soit, répondit le Tono, les îles Philippines, possédées par les chrétiens, sont contre vous une preuve évidente. » Je ne
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voulus point entamer le sujet des Philippines, matière assez complexe : je dis seulement que ces îles étaient sous l'obéissance d'une autre couronne, et qu'à leur égard je n'étais pas assez informé ; mais, passant à la question portugaise, je démontrai qu'à Macao, à Malacca, à Cochin, à Goa et dans toutes les Indes, les Portugais se sont alliés aux rois indigènes, et vivent en paix avec eux. J'ajoutai différents faits au sujet de Rome, et du grand Constantin, en décrivant la sécurité de l'Église, si florissante' sous son empire... Le seigneur reprit : « Plût au ciel que votre Dieu conquît le Chôgoun à sa doctrine ! l'exemple du souverain entraînerait tout le Japon. » Avant de me renvoyer, il me dit encore qu'il désirait infiniment que les Pères fussent laissés libres de résider à Nangazaki, car il pourrait, en raison du voisinage, profiter de leurs saints entretiens. Il ordonna de copier sur-le-champ mon apologie; j'y adhérai sans peine et lui fis don de la copie. J'espère que l'original parviendra bientôt à la cour... A mon départ, il m'accompagna jusqu'au préau ; puis, enfin, pour me faire honneur, il voulut toucher la terre avec les mains et la tête. Plus tard, un chrétien de naissance illustre l'étant aller visiter, le Tono lui confessa naïvement que dans les sectes du Japon il ne se trouvait ni consolation ni salut ; que Dieu daigne l'attirer à sa loi sainte !
... De moi-même, je ne puis dire autre chose, si ce n'est qu'à ma grande surprise, après avoir précédé mes compagnons, je me trouve seul en arrière. Il me paraît que mes péchés sans nombre en sont la cause. Toutefois j'espère en la miséricorde infinie de Dieu Notre-Seigneur, qui, sans considérer mes péchés, m'accordera bientôt
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cette faveur immense de donner ma vie et de verser mon sang pour son amour. Et ainsi paraît-il que le seigneur de cette province attend incessamment la sentence de l'empereur ; et il est encore à la cour avec son principal officier. La sentence sera, je l'espère, pareille à celle du martyr Carlos et du martyr Camilo, mes compatriotes ; en effet, tous trois nous étions Italiens et confrères de la Compagnie de Jésus. J'aurais voulu vous écrire longuement, mais le messager me presse.
De Chimabara, le 17 octobre 1622.
(Dans le moment même où il venait de recevoir la nouvelle, c'est-à-
dire le 28 octobre.)
Je remercie infiniment Votre Révérence de la consolation qu'elle m'a causé hier par sa présence : que Notre-Seigneur l'en récompense! Déjà sans doute vous connaissez la sentence qui me condamne vivant aux flammes. Le prince a fait demander à Gonrocou d'envoyer un officier pour l'assister en la présidence du supplice. Dès l'arrivée de cet officier, nous serons appelés aux noces de l'Agneau divin. Que des milliers de grâces soient rendues à la Majesté divine pour un bienfait aussi éminent. Que Votre Révérence, par charité, s'associe à moi dans ce devoir envers notre grand Dieu, et qu'Elle m'obtienne par ses prières la persévérance jusqu'au dernier soupir. Je vous embrasse mille fois devant le Seigneur, et je vous prie de me pardonner mes fautes.
En lisant la lettre de Votre Révérence, je n'ai pu contenir mes larmes, en présence de tous les chrétiens
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venus avec un grand amour pour me donner le dernier adieu. Que Dieu récompense Votre Révérence pour le grand amour qu'Elle m'a témoigné toujours et qu'Elle me témoigne en particulier à ce dernier instant de mon existence. Il y a bien des années que j'implore ce bienfait avec les plus vives instances auprès de la Majesté divine, et j'avais toujours craint de n'être pas exaucé, par l'effet de mes péchés sans nombre ; néanmoins, le Père des miséricordes, abaissant sur moi ses regards, dans son infinie clémence et bonté, sans s'arrêter à mes iniquités, m'a rendu digne de l'objet de tous mes voeux ; qu'il en soit éternellement béni, et que, jusqu'à la dernière heure, il me tende sa main secourable. Bienheureux serai-je si, après tant d'années mal employées, je finis par rentrer en moi-même ; ce que j'espère obtenir par les mérites du saint sacrifice que Votre Révérence a offert ce matin pour moi en l'honneur de la très sainte Vierge, en qui j'ai reposé toutes mes espérances, et que je prie continuellement, afin qu'après cet exil et cette captivité, Elle montre à moi, pécheur, le fruit béni de ses entrailles, Jésus-Christ. Ah ! si j'obtiens, par les prières de cette admirable reine, de paraître en la présence de son divin Fils et de la très divine Trinité réunie, soyez assuré que, reconnaissant des bienfaits de Votre Révérence, je supplierai notre Dieu de nous réunir de nouveau dans son saint paradis, pour ne plus nous séparer jamais. Avant-hier le P. Zola m'est venu visiter, et avec lui je me suis consolé dans un long entretien sur les choses de Dieu, jusqu'à une heure très avancée de la nuit. Je l'embrasse mille fois, et me recommande instamment à ses saints sacrifices.
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30 octobre.
On voit réellement que Votre Révérence est l'imitateur de ce bon Maître, qui, ayant aimé les siens, a montré plus que jamais, dans la fin, à quel point il les aimait. Que ce soit Dieu lui-même qui vous rende la récompense, pour la consolation que m'a procurée votre lettre, toute remplie de charité. Si je ne pensais point que nous devons bientôt nous revoir dans son saint paradis, croyez que je m'écrierais : « C'est donc ainsi que vous nous séparez, ô mort très cruelle. »
Mais j'espère aller bientôt, assisté par les prières de la bienheureuse Vierge Marie, jouir des embrassements de notre Jésus, et je dois me taire et ne proférer qu'une seule parole, à savoir, que je m'en vais au ciel, où j'attendrai mon ami. Hier, au lever du jour, je me suis entretenu avec le P. Zola. C'est ainsi que je me dispose tous les jours davantage aux noces de l'Agneau, noces tant désirées ; que cet Agneau, dans sa miséricorde, me conduise à la béatitude infinie, où je n'oublierai jamais les bienfaits de Votre Révérence.
(31 octobre, veille du martyre.)
Votre Révérence n'a point à regretter ma sortie de ce monde. La Compagnie, par ma perte, n'éprouve aucun dommage, car je l'ai servie très lâchement pendant quarante-quatre années, ce dont j'éprouve les regrets les plus amers. Aussi, mon Père, je vous prie de m'aider à obtenir le pardon de la Majesté divine. L'envoyé de Gonrocou n'est pas revenu à Nangazaki ; mais je pense
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qu'aujourd'hui sans faute il sera de retour et nous verrons mes affaires se conclure. Plaise à Dieu que demain, fête de tous les Saints, soit le terme de tous mes voeux, afin qu'assisté d'intercesseurs sans nombre, je puisse mourir vaillamment pour l'amour du bon Jésus qui, pour moi, pécheur, a répandu si abondamment son sang très sacré. Nous nous reverrons au ciel. Cependant je me recommande aux saints sacrifices et aux oraisons de Votre Révérence.
J'ai été grandement consolé par la lettre de Votre Révérence. Je la remercie de coeur. Cette lettre est venue à temps ; car j'ai appris l'arrivée de celui qu'on attendait pour l'exécution de notre mort. C'est en effet aujourd'hui qui avee4a protection de tous les saints je dois mourir pour Jésus-Christ mon Seigneur et Rédempteur. Je vous prie très ardemment, ainsi que je l'ai fait déjà plusieurs fois, de me pardonner tous mes manquements, commis dans l'observance de la discipline religieuse ; et je désire que vous m'obteniez la même grâce de tous les autres membres de la Compagnie, aux prières desquels je me recommande instamment. Par la grâce de Dieu, je me sens plein de joie et empressé de mourir pour l'amour et pour la gloire du saint Nom de Jésus, et je n'éprouve aucun trouble. Je finis en vous demandant avec supplication votre bénédiction très sainte, en me recommandant avec ardeur à vos saints sacrifices et à vos prières. De Chimabara, le ler novembre 1622.
Mon bien-aimé Père, vivez heureux! Et, puisque ce jour solennel doit être le dernier de ma vie, je rends des
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grâces infinies à l'éternelle bonté. Je meurs plein de joie', et de sécurité, confiant dans les mérites de Jésus-Christ mon Seigneur, lequel est mort pour moi ; et j'aspire dé toute mon âme à sa présence. Que Votre Révérence me pardonne mes imperfections, et ne manque pas de m'assister par ses saints sacrifices et par ses oraisons, auxquels je me recommande. De Chimabara, le 1er novembre 1622.
PIETRO PAOLO NAVARRO, qui, dans peu d'heures, sera brûlé pour Jésus-Christ.
Sicardo, 1, II, c, 3, § 15. . Cette relation, dont l'original était entre les mains du Maître Fray Marcelino de Solis, ancien Provincial de Mexico, fut confiée au P. Sicardo, qui en tira des copies pour la province des Philippines, et pour Rome, afin d'y servir en la cause des martyrs.
Laus sanctissimo Sacramento !
Le divin Père de famille, riche en miséricorde, et qui, dans toute saison, sème et recueille de merveilleux fruits, a recueilli, dans notre époque, des fruits magnifiques et abondants, en la personne des saints martyrs, au milieu du champ si fécond de l'Eglise japonaise. C'est pourquoi nous devons, d'une voix unanime, chanter avec le prophète les louanges éternelles du Père de famille en disant : Misericordias Domini in aeternum cantabo (1). Je sais que l'on m'imputera, comme un acte de témérité, d'écrire ce récit, tandis que je suis constamment errant et que je me vois sans cesse occupé à confesser et à consoler les chrétiens, ou à les rechercher, après qu'ils sont restés si longtemps abandonnés, comme des brebis parmi les loups qui s'acharnent à les dévorer. Mais le
1. Ps. LXXXVIII, 2.
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sang nouvellement répandu de tant de martyrs a terrifié et comme paralysé plusieurs, et en a rendu d'autres plus zélés, plus fervents et plus dévoués ; et le fruit qui se recueille en cette occasion est immense. J'ai donc la confiance que je serai pardonné, et je me suis enhardi à vous écrire ces lignes (quoique en grande hâte) afin d'accomplir le devoir qui m'est imposé de rendre compte avec étendue de ce qui se passe en ce pays, et aussi parce que c'est chose convenable et juste que, d'une uvre de conversion aussi glorieuse et aussi apostolique, il soit fait une relation complète, non seulement pour vos révérences, mes Pères, mais pour la chrétienté et l'Eglise de Dieu tout entière, afin que de toutes parts il lui soit rendu d'infinies actions de grâces, pour les grandes miséricordes que sa divine grâce opère en ces conversions, quand elle inspire un héroïsme aussi glorieux pour la confession de la sainte foi catholique, et que les chrétiens, pour ne point s'écarter de la foi dans le point le plus léger, offrent leur vie au couteau et au feu, et à tout autre supplice, avec une ardeur céleste. Il se trouve d'ailleurs une matière infiniment abondante et d'une merveilleuse édification dans le récit des martyres, et de la captivité qu'ont subis les confesseurs. Cependant le fait de traiter ou d'écrire un sujet de cette nature exigerait des écrivains d'un caractère sublime, tels que les Evangélistes, qui étaient illuminés par l'Esprit-Saint, afin que dans une matière aussi sainte il ne se mêlât rien qui ne fût véritable et authentique. Et je le tiens comme impossible à moi-même, car c'est pour ainsi dire en courant que m'ont été racontés à la fois et indistinctement l'événement du martyre avec ses circonstances, et la captivité qui l'a précédé, jusqu'au moment où j'ai pu recueillir la vérité de la bouche de personnes tout à fait dignes de créance. Je dirai, d'une façon succincte, ce qui s'est passé dans l'année 1622 jusqu'au présent
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mois de février 1623, et en premier lieu ,les grandes épreuves, les tourments et le martyre que notre bon Frère et saint Père Fray Pedro de Zuniga a soufferts avec un courage merveilleux et vraiment céleste.
Depuis l'année 1613, où la persécution a commencé violemment au Japon, jamais elle n'a été si rigoureuse et si cruelle que dans l'année 1622, en laquelle ont été martyrisés plus de cent glorieux martyrs, quarante brûlés vifs, et plus de soixante décapités pour notre sainte foi catholique. Au nombre des martyrs brûlés vifs étaient les dix-huit religieux des quatre ordres qui se trouvent au Japon. Et j'inscris comme leur capitaine notre bon Frère et saint Père Fray Pedro de Zuniga, de l'ordre de N. P. S. Augustin, qui fut brûlé vif avec un si admirable courage et une telle ferveur, qu'il laissa profondément édifiés les milliers de chrétiens qui en furent témoins, et qu'il inspira le plus vif étonnement aux gentils, ainsi qu'aux bourreaux, instruments de son martyre.
Aussitôt que fut connue la capture des sept Espagnols, qui étaient venus sur le petit bâtiment du capitaine Joachim Diaz, Japonais, l'on eut la nouvelle que parmi ces Espagnols se trouvaient deux religieux. Sur-le-champ je fis un accord avec quelques Japonais chrétiens, en vue de faire échapper ces religieux, et j'expédiai deux embarcations montées par des équipages intelligents, résolus et fidèles, afin de les enlever du navire des hérétiques ; mais, quand nos envoyés arrivèrent, on avait déjà débarqué les prisonniers, et on les avait enfermés en un cachot très étroit et obscur, dans la factorerie des Hollandais. N'ayant point réussi par d'autres industries, je m'adressai au P. Fray Richard de Sainte-Anne, religieux de Saint-
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champ, et malheureusement il ne réussit pas, et courut de grands périls. Alvaro Munôz, Espagnol, fit une autre tentative, d'après mes instances, et ne put aboutir à rien. Le P. Fray Diego Collado, de l'ordre de Saint-Dominique, homme actif et habile, n'eut pas plus de succès. Il en fut de même du P. Fray Jacinto Orfanel, du même ordre. Enfin, il fut absolument impossible de les délivrer.
Quant au fait que le saint Fray Pedro, dans le commencement, ait nié être un Père et l'ait confessé plus tard, le cas a été, nous devons le signaler à ceux qui l'ignorent, que ledit Père et saint Fray Pedro a toujours eu en vue et considération de n'occasionner par ses actes aucun scandale, et aussi que les hérétiques, lesquels ne possédaient pas un témoignage efficace de ce qu'il était Père, lui paraissaient, s'il déclarait sa qualité, devoir non seulement le mettre à mort, mais encore tout l'équipage du navire, et qu'il y avait de plus un imminent danger de faire interrompre les voyages de Macao et de Manille, et bien d'autres inconvénients encore, par lesquels ce religieux se considérait comme obligé de nier. De même que pour éviter le scandale, en raison des témoignages que produisaient les Hollandais hérétitiques, et les indices qui trahissaient sa qualité, malgré sa dénégation, et devaient le faire condamner à neuf chances sur dix (ainsi qu'il me l'écrivit lui-même), il se déclara devant la justice, d'après les conseils des autres religieux, prisonniers à Omoura. Sur ce, les Hollandais triomphants se saisirent du capitaine, des officiers du bâtiment et des marins de l'équipage. Le procès fut dès lors résolu dans le sens de la condamnation, et le P. Fray Pedro fut constitué prisonnier de l'Empereur, sous la surveillance du seigneur de Firando : le P. Luis, tenu pour séculier, demeura parmi les prisonniers espagnols ; et l'on verra, d'après ce qui suit, que le saint
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Frère Pedro ne fut nullement coupable. Les Pères, prisonniers à Omoura, étant hommes de science et de conscience, et jugeant les choses à leur point de vue, estimèrent qu'il devait être procédé ainsi, parce que les indices et les témoignages étaient décisifs et probants sur le point que le P. Fray Pedro était un Père ; c'est pourquoi l'on doit admettre en silence que Dieu avait déterminé dans sa sagesse ce qui s'accomplit en cette occasion, à savoir, le martyre que, le 19 août de l'année passée, 1622, subit le bienheureux et saint Fray Pedro de Zuniga, avec le P. Fray Luis Flores et le capitaine Joachim Diaz, brûlés vifs dans le même temps que douze autres personnes furent décapitées, après que les magistrats eussent essayé, par l'entremise du prêtre japonais renégat, de les faire renier, en leur promettant leur grâce. Ce fut le plus illustre martyre, par sa nature, qu'il y eût eu encore au Japon. Je rends à Dieu des grâces infinies, et j'offre à vos révérences toutes mes félicitations de l'heureux sort et du glorieux triomphe de notre invincible et héroïque saint martyr et bon confrère Fray Pedro de Zuniga ; et l'ordre glorieux de notre P. saint Augustin peut s'honorer d'une telle victoire, usque in generationem et generationem.
Le saint Fray Pedro était demeuré quelques années employé dans la vigne du Seigneur, en la province de la Pangpanga, aux Philippines, et il y avait dépensé le meilleur de ses années, travaillant ardemment pour le bien des âmes. A la nouvelle du bienheureux sort accordé par Dieu à deux Pères, le saint Fray Hernando de Saint-Joseph, de la religion de notre P. saint Augustin, et le saint Fray Alonso Navarette, de l'ordre de Saint-Dominique, ému d'une sainte envie, il demanda la licence de venir en ces royaumes. Notre Révérend Père Provincial, au grand étonnement de tous, lui accorda cette licence, quoiqu'il fût d'un âge avancé, et qu'aux
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Philippines il fût très nécessaire, et singulièrement aimé de tous, en raison de ses vertus qui le rendaient un ange sur la terre.
Enfin ses désirs furent accomplis, et il s'embarqua plein de zèle et d'ardeur, à ce point qu'il fallait le tenir en bride ; car il fut souvent sur le point de s'aller livrer aux mains du tyran, et il l'aurait fait, si l'obéissance n'y, eût mis obstacle. Toutefois, plus tard, ayant jugé préférable de résider à Manille, et de rassasier son âme des embrassements de l'Époux, en se recueillant comme la chaste colombe, en son nid solitaire et dans les trous de la pierre, qui est Jésus-Christ notre-Seigneur, il revint à Manille. Mais les chrétiens, qui avaient apprécié son bon naturel, écrivirent à notre Révérend Père Provincial, afin de le faire renvoyer, promettant de livrer en échange le saint corps du bienheureux martyr Fray Hernando de San-Joseph, qu'ils avaient en leur possession. Le P. Provincial, touché d'une sainte envie, fit partir le Père. Celui-ci s'embarqua pour la seconde fois, en compagnie du P. Fray Luis, sur le bâtiment de Joachim Diaz, Japonais, excellent chrétien, qui les connaissait pour des religieux.
Le gouverneur de Nangazaki, par ordre de l'Empereur, avait fait publier que ceux qui introduiraient un religieux, non-seulement les officiers du navire, mais tous les passagers, seraient brûlés vifs. Lorsque ce gouverneur fut arrivé de la cour, c'est-à-dire le 29 juin 1622, il fit mettre en jugement tous les gens du navire. Les barques des magistrats, commissaires de Firando, lui amenèrent les prisonniers saisis en leur contrée, c'est-à-dire les P. Fray Pedro et Fray Luis, le capitaine du navire, les officiers et les matelots, et cinq Japonais qui avaient tenté de délivrer le P. Fray Luis. Ces religieux étaient enchaînés, les bras liés et avec des colliers de fer au col, et la chaîne des colliers rattachée étroitement et
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clouée aux embarcations, de sorte qu'ils ne pouvaient se mouvoir en aucun sens. Les Pères avaient revêtu leurs habits religieux, et avaient les couronnes ouvertes.
Ces confesseurs arrivèrent à Nangazaki le 17 août au matin et furent conduits sur-le-champ à l'audience du gouverneur, nommé Gonrocou. Celui-ci, s'adressant à chacun successivement, entreprit de les faire apostasier de notre sainte foi catholique, employant à leur égard différents moyens, et promettant de leur conserver la vie. Mais tous répondirent avec fermeté qu'il était inutile d'insister, qu'ils étaient chrétiens, et pleinement résolus à mourir pour la foi de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Le soir du même jour on commença à rassembler du bois, et l'on dressa en grande hâte une vaste enceinte en bambous, au milieu de laquelle furent érigés des poteaux. Le travail de préparer une exécution de justice est la `fonction ordinaire des écorcheurs et équarrisseurs. Mais ceux-ci refusèrent l'office, et l'on fut obligé d'en charger des païens, de ceux qui demeurent, et sont employés comme serviteurs, dans la rue des mauvaises femmes. D'une autre part, les bûcherons qui vendaient le bois en ville, apprenant que l'on amassait du bois afin de brûler les saints religieux, cachèrent toute leur provision, ne voulant point la livrer pour un acte aussi criminel ; et le travail de recueillir le bois fut encore le fait des païens seuls.
On forma l'enceinte ou la lice pour le tournoi, et l'on prépara le terrain de la bataille, où les chevaliers et les soldats de Notre-Seigneur Jésus-Christ devaient combattre le démon, et la joute royale où devait se gagner, le prix de la gloire éternelle. Je parle ici simplement et selon ma pensée. Le bûcher fut dressé et les piliers furent plantés : on y devait lier ces innocents agneaux, pour y être offerts en sacrifice.
Au lever du jour, le jeudi 18 août, une foule immense
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afflua vers les barrières, car l'on présumait qu'en ce jour devait être livrée la bataille. Mais elle fut différée, parce que le prêtre japonais renégat employa tout un jour à harceler les prisonniers, en leur conseillant d'apostasier, et en leur proposant son funeste exemple. En effet, il était clerc, avait fait le voyage de Rome, et avait étudié dans cette ville ; et depuis lors il avait apostasié. Mais ses artifices et ses longs discours ne purent faire tomber les confesseurs, qui étaient fondés sur la pierre vive, c'est-à-dire sur Jésus-Christ ; et de quinze confesseurs, treize au moins demeurèrent inébranlables. Le matin du jour suivant, un vendredi (bienheureux jour et plein de consolation pour les martyrs), sur la nouvelle positive que le sacrifice aurait lieu le jour même, une infinité de personnes accoururent à l'envi, par mer et par terre, pour aller occuper des places de leur choix. Je voudrais avoir assez d'éloquence pour exprimer la douleur des chrétiens. C'étaient les premiers religieux que l'on brûlait vivants ; et, nuit et jour, les chrétiens ne cessaient, avec une vive ardeur, d'adresser des oraisons publiques à Notre-Seigneur, afin qu'il revêtit de l'armure de sa grâce très sainte ses vaillants chevaliers, qu'il leur accordât sa spéciale assistance, et leur donnât la force de courir des lances contre l'ennemi, et d'en demeurer vainqueurs. Toute la cité, devenue comme un sanctuaire, était pleine de gémissements et de pleurs, et de soupirs exhalés du plus profond de l'âme ; bien du sang fut répandu sous les disciplines ; il fut encore accompli d'autres terribles pénitences, sans parler des vux sans nombre et des aumônes répandues avec profusion.
On cita pour la dernière fois au tribunal les Pères et le capitaine. J'ignore les détails de cette audience. Après la conclusion de la cause, tous les confesseurs ensemble furent menés au lieu du martyre, où les attendait une foule innombrable. Les montagnes en étaient couvertes,
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et la mer disparaissait sous les barques remplies de monde. En effet, l'emplacement choisi faisait face à la mer, et se trouvait au penchant d'une haute montagne, un nombre infini de spectateurs pouvait trouver place. Une foule considérable accompagna le cortège, depuis la ville jusqu'au lieu du martyre. J'ai ouï dire qu'il s'y trouvait environ 150,000 âmes.
L'on ne peut exprimer l'allégresse des confesseurs : le P. Fray de Zuniga prêchait durant le chemin et encourageait les Espagnols, et parfois les Japonais, au moyen de Joachim qui servait d'interprète. Sur le passage était une idole, et Joachim se mit à railler, et dit à haute voix : « Voyez la folie des païens, qui adorent la pierre et le bois, impuissants à les sauver » ; et il tint d'autres discours pleins de ferveur et d'édification.
Quand les saints descendirent de la montagne pour entrer dans la carrière, il s'éleva de telles clameurs, une telle effusion de gémissements et de sanglots, de la part des chrétiens, que l'on eût pu croire que le ciel tombait et éclatait en ruines ; c'était une image du jugement suprême : tout était plein de larmes, de soupirs, et de nouvelles larmes. Les chrétiens se précipitèrent en foule au-devant des confesseurs, et, se jetant sur leurs habits, les dépouillèrent presque entièrement. Au saint Fray Pedro l'on arracha son capuce, et il dut mourir sans en être revêtu. Ceux qui ne pouvaient approcher se prosternaient à distance. Il y eut des coups terribles, assenés à deux mains et avec une barbarie insigne, de manière à tuer sur le coup ceux qu'ils auraient atteints ; car les ministres de l'enfer accomplissent dans sa perfection l'office de bourreaux. Depuis le prétoire jusqu'à la descente, le saint Fray Pedro tenait les devants, puis le saint Fray Luis et le saint Joachim ; mais, auprès de l'enceinte, les fidèles qui s'attachèrent au saint Fray Pedro se trouvèrent si nombreux, que le saint Fray Luis
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le précéda en courant, et entra le premier; le saint Fray Pedro courut de même, et entra le second ; puis le saint Joachim et les douze autres confesseurs. Les douze, après être entrés, s'agenouillèrent, et, ayant fait oraison, furent décapités sous les yeux des trois principaux martyrs. Pendant cette exécution, les larmes et les soupirs éclatèrent parmi les chrétiens, qui adressaient au ciel leurs plus vives prières, afin d'animer les combattants et de les encourager à la victoire. On invoquait à grands cris les noms sacrés de Jésus et de Marie, avec une dévotion ardente et qui sortait du fond de l'âme ; ces effusions saintes étaient assez puissantes pour briser et amollir, non pas seulement des coeurs de chrétiens, mais les rochers les plus durs. On voyait encore une grande procession d'enfants des deux sexes chantant à haute voix le Laudate Dominum, omnes gentes, le Laudate pueri, le Magnificat et les Litanies.
Les gens de justice entouraient l'enceinte, et présentaient comme une forêt de lances et d'arquebuses. En effet, ces infidèles, étant pleins d'orgueil, accomplissent leurs exécutions criminelles avec un appareil imposant et tout à fait solennel. Les juges étaient en vue, placés sur une éminence, et entourés d'un brillant cortège ; ils étaient là pour assister officiellement à l'accomplissement de l'arrêt.
Les têtes des douze furent placées sur des tables, selon l'usage du Japon, vis-à-vis les trois survivants. Alors le Fray Pedro s'écria d'une voix éclatante : Coua faucha, toua faucha ! c'est-à-dire, ô les bienheureux ! et répéta plusieurs fois les mêmes paroles.
Les ministres de la justice et pervers satellites se mirent alors en devoir d'attacher les agneaux aux colonnes. Auparavant les saints se donnèrent le baiser d'adieu. Le saint Fray Pedro, en particulier, donna de grands signes de joie, et, frappant légèrement du plat de
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la main l'épaule du saint Joachim, il l'encouragea, et le félicita de son bonheur et de sa mort glorieuse. Bientôt tous, se prosternant au pied des colonnes, les baisèrent et firent oraison ; puis ils se relevèrent, et les prêtres donnèrent la bénédiction au peuple, et se laissèrent attacher. Le saint Joachim, au moment d'être lié, voulut éprouver de ses mains si la colonne était solide en terre, et, s'apercevant qu'elle vacillait, il foula tout autour le sol avec ses pieds, afin de l'affermir, et il se livra. Le saint Fray Pedro (selon ce qu'on m'a raconté) avait instruit le saint Joachim, pour que celui-ci pût prononcer un discours ou sermon à la dernière heure, c'est-à-dire au moment où sont proclamées les vérités les plus nécessaires et les plus dignes de mémoire.
Alors le saint Joachim commença son discours à haute voix, et la multitude l'entendit en grand silence.
Sous le nom d'Uniates on désigne l'Eglise gréco-ruthène unie de Pologne et de Russie. Au point de vue ethnique, c'est l'ancienne Ruthénie, qui s'étendait dans l'ancienne Pologne, sur la Galicie orientale (aujourd'hui autrichienne) et, en Russie, sur les gouvernements de Novgorod, Vitebsk, Smolensk, Kiev, Volhynie, Podolie, Lithuanie. Toute cette région, évangélisée par les Grecs de Constantinople et plus ou moins inconsciemment schismatique, est conquise au rive siècle par la Pologne : les rois de Pologne respectent leur langue et leur rite, mais les amènent à signer l'acte d'union au concile de Florence ; et la métropole de Kiev reste en effet unie à Rome jusqu'au milieu du xvie siècle, époque à laquelle, sous des influences allemandes d'un côté et moscovites de l'autre, elle déclare rompre avec Rome. Mais la rupture est de courte durée ; les jésuites Possevin et Skarga préparent le retour à la paix ; le voyage du patriarche byzantin Jérémie II, signalé par des actes d'arbitraire, achève d'ouvrir les yeux à ces schismatiques d'un jour ; les synodes épiscopaux demandent le retour à Rome, et l'acte d'union définitif est signé le 9 octobre 1396 par les évêques ruthènes au synode de Brzesc en Lithuanie, en présence des légats du pape et des ambassadeurs du roi de Pologne ; rien n'était changé dans le rite, et Rome n'exigea pas l'insertion du filioque au Symbole, ni l'acceptation du calendrier grégorien. Un martyr, saint Josaphat, scella l'union de son sang ; et elle s'est maintenue fidèlement jusqu'aujourd'hui dans les districts de
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Ruthénie annexés à l'Autriche. En Russie, au contraire, les Uniates ont été, au cours du XIXe siècle, en butte à une persécution sauvage.
BIBLIOGRAPHIE. Mgr Ed. Likowski : Union de l'Eglise grecque-ruthène en Pologne avec l'Eglise romaine conclue à Bresq en Lithuanie, en 1596, trad. française, in-8°, Paris 1903 ; Cursus vitae et certamen martyrii B. Josaphat Kuncevicii, archiep. Polocellsis, ep. Vitebscensis et Mstislaviensis, ordinis D. Basilii Magni, calamo Jacob. Susza, edit. nova, curante J. Martinov, in-8°. Parisiis, 1865; A. Guépin, Vie de saint Josaphat Kuncevicz, in-8°, Paris.
Josaphat resta deux semaines à Vitebsk avec les gens de sa suite, et chaque jour, dans leur scélératesse, les habitants de la cité cherchaient l'occasion d'attenter à la vie de leur père. Cris, menaces, injures harcelaient sans trêve la domesticité de l'évêque pour la porter à quelque éclat ; mais, grâce aux exhortations de leur maître, les fidèles serviteurs surent se contenir et montrer, dans ces heures terribles, une grande force d'âme.
Le samedi, la veille de sa mort, Josaphat était sorti de la ville pour délimiter avec un gentilhomme nommé Krapiewieg une propriété de l'Eglise,et l'affaire terminée, il se hâtait de regagner Vitebsk pour assister aux vêpres. Les schismatiques avaient improvisé, hors de la cité et en deçà de la Dwina, deux temples servant à merveille de prétexte à un va-et-vient continuel devant le palais épiscopal qui longeait la rive ; aussi se trouvèrent-ils en face des officiers d'église venus à la rencontre de l'évêque obligés de traverser le fleuve pour aborder au palais ; ils leur dirent alors d'un ton de menace : « Vous n'avez plus grand temps à être ici, ni vous, ni votre maître. »
Débarqué, Josaphat rentre chez lui. On lui rapporte alors que le prêtre schismatique Hélie avait accablé d'outrages de toute sorte et ses serviteurs et le clergé. Ce dernier, en effet, pour étaler au grand jour sa rébellion,
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affectait de passer et de repasser devant le palais, sans tenir compte d'aucune observation. Sur le conseil de son archidiacre, Josaphat permit que l'on s'emparât de cet obstiné le lendemain, à l'aurore, quand il se rendrait aux temples.
Dans la soirée Pierre Svanovicz, consul de Vitebsk, très dévoué à l'évêque, vint le trouver et lui dévoila tout ce qu'avaient décrété les schismatiques dans l'assemblée qu'ils avaient tenue au courant de la semaine à l'hôtel de ville. Rien ne pouvait faire échouer le complot ; dans une émeute soudaine, qui devait avoir lieu le lendemain dimanche, les assassins feraient leur besogne ; les principaux conspirateurs avaient, l'un après l'autre, quitté la ville, afin que le parricide ne pût leur être imputé ; une bande féroce dressée, achetée par les consuls, était prête à tirer le poignard au premier signe ; l'évêque devait se retirer devant cette horde furieuse, songer à sa vie et à celle de ses gens. Josaphat resta inébranlable, prétextant que ses chevaux étaient à la campagne ; que d'ailleurs sa vie était entre les mains de Dieu et qu'il souffrirait avec joie tout ce que lui enverrait le ciel. Le fidèle bourgmestre continua ses instances, le conjura d'éviter une mort certaine ou tout au moins de défendre sa vie les armes à la main ; et bien que le saint ne voulût rien entendre, il apporta une provision de poudre aux gens de service et se joignit à eux avec ses propres serviteurs.
Josaphat, le soir venu, s'assit pour la dernière fois avec ses gens à la table commune. Il ne cessait de les réconforter, leur disant de ne rien craindre ; s'il y avait quelque danger, c'était sa vie, à lui, qui était en jeu et non la leur.
Durant le repas, il les entretint constamment de sa mort, laissant tout autre propos de table et trouvant plus de charme à cette conversation qu'à nulle autre. Son archidiacre finit par le prier de ne pas évoquer sans cesse
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la crainte de la mort et de les laisser prendre tranquillement leur nourriture : « Quel mal trouvez-vous, lui répondit l'évêque, à ce que je veuille mourir pour le Christ et pour notre sainte foi ? »
Quel ange du ciel nous racontera les mystères de cette nuit suprême? De l'aveu de tous, Josaphat consacra ces heures de veille à puiser en Dieu seul force et courage.
Absorbée dans la contemplation, son âme s'élançait vers les cieux, tandis que, la face contre terre, les bras en croix, par ses humbles et tendres accents, il faisait violence au coeur de son divin maître. Aux larmes de joie succédaient des sanglots déchirants, à des soupirs capables d'émouvoir le ciel, les coups sans cesse répétés d'une sanglante flagellation.
Un vieux mendiant nommé Tiphon fut le témoin de cette scène intime. L'évêque partageait sa chambre avec lui,voulant montrer jusqu'à sa dernière heure sa tendresse et son amour pour les pauvres. Cet homme put l'épier et voir comment il s'armait pour affronter la mort.
Une lumière céleste, assure-t-on, l'environnait pendant ce colloque intime avec Dieu, tandis qu'au dehors, dans le silence de la nuit, s'amoncelaient au-dessus du palais épiscopal des nuages d'un rouge sombre d'où se détachait une croix de pourpre sanglante qu'on aperçut à plus de trois lieues de Vitebsk. Le ciel manifestait ainsi les désirs du saint évêque.
Cependant, l'archidiacre réveille les serviteurs et pré-pare avec eux l'arrestation du prêtre Hélie. On s'empare de ce dernier alors qu'il se hâtait de gagner le temple avant le jour, et on l'enferme dans la cuisine du palais. Josaphat s'était déjà rendu à l'église pour l'office des matines. Un des compagnons d'Hélio, qui assistait à son arrestation, donne l'alarme. Les conjurés, comprenant que l'injure faite au prêtre leur est un excellent prétexte pour agir, courent à l'hôtel de ville et aux églises. Les
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cloches sont mises en branle : c'est le signal du crime projeté.
La voix sinistre du tocsin éclatant dans la nuit calme jette l'alarme dans les rues désertes et silencieuses. Toute la ville est sur pied, et bientôt l'effervescence est telle que tous, bourgeois, hommes de la populace, femmes, enfants se ruent à l'envi sur le palais épiscopal. Le ciel déjà si lugubre, témoin de cette féroce soif du sang innocent, se teinte d'un rouge plus sinistre encore. Chose inouïe ! Maintenant plus que jamais les hommes de la milice eux-mêmes prêtent main-forte aux émeutiers. Clameurs, vociférations, appels aux armes, se mêlent au bruit répété des détonations, et une grêle de pierres, de bâtons et de balles tombe sur les serviteurs qui font la garde autour du palais. Ceux-ci, voyant la résistance impossible, se retranchent dans la cour munie de palissades, et, ainsi barricadés, ils continuent la défense. A la nouvelle du tumulte, le prélat donne l'ordre de relâcher le prêtre, et, matines terminées, il se rend au palais en traversant les rangs serrés des émeutiers. C'est miracle qu'il puisse le faire impunément. La fureur semble un moment s'apaiser. Josaphat profite de cette accalmie pour recommander à ses défenseurs de n'employer pour leurs armes à feu que des bourres de papier, dans le seul but d'effrayer les agresseurs. Rentré dans son appartement, il se remet en prière, se prosterne de nouveau les bras en croix, mêlant des larmes à ses supplications. Oubliant la terre, son être entier, à cet instant suprême, s'absorbe en Dieu seul.
Au lever du soleil dont le disque est sanglant, vers les huit heures du matin, l'émeute gronde de nouveau. Une foule sans frein afflue de tous côtés ; un feu criminel l'enflamme. Les uns font pleuvoir dans la cour une grêle de javelots et de balles, les autres entassent les matières inflammables pour brûler la palissade, mais la crainte
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d'un incendie général de la ville les arrête. Bientôt, voyant que le tir des serviteurs du prélat ne produit aucun effet, ils redoublent d'audace et de férocité. Comme s'il s'agissait de renverser de son trône un ennemi acharné du nom chrétien et non le plus pieux, le plus inoffensif, le plus innocent des évêques, brandissant leurs armes, dans un élan farouche ils culbutent barrières et palissades et se répandent dans la cour. Les pauvres serviteurs fuyant de côté et d'autre sont pourchassés à coups de fusil ou à coups de sabre, et les portes de l'atrium menant aux appartements épiscopaux volent en éclats. C'est là, où ils venaient de se réfugier, que l'archidiacre Dorothée, moine de l'ordre de Saint-Basile, et Emmanuel Cantacuzène, descendant de la dynastie impériale de Constantinople et intendant de Josaphat, sont atrocement blessés. Le premier reçoit à la tête dix-huit entailles ; tous ses membres, criblés de coups, semblent entièrement fracassés ; Cantacuzène est affligé de treize blessures béantes et cruellement bâtonné. Tous deux gisent à terre, noyés dans leur sang et laissés pour morts. Les autres serviteurs atteints par les balles, lardés de coups d'épées et de bâtons, sont parvenus cependant à s'enfuir ; seul, Grégoire Uszocki, quoique grièvement blessé, reste debout dans l'atrium. Un des assassins le reconnaît et lui crie : « Et toi aussi, tu fais partie de la bande ! Ne savais-tu pas depuis longtemps que tout cela devait vous arriver un jour ou l'autre ? »
Le prélat semble réveillé en sursaut ; il interrompt son entretien avec Dieu, et, sentant que sa fin est proche, marche au-devant des assassins. Il ouvre et ferme lui-même la porte de sa chambre et se tient sur le seuil de l'atrium. Là, ayant à ses côtés le fidèle Grégoire, il étend la main pour bénir les bourreaux et leur dit doucement : « Mes enfants, pourquoi maltraitez-vous mes serviteurs qui ne vous ont fait aucun mal ? Si vous en voulez à ma
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personne, me voici. » Les sicaires demeurent immobiles et stupéfaits, comme si une main divine s'appesantissait sur eux. Mais deux des leurs, absents pendant que l'évêque parlait, bondissent d'une chambre située à l'arrière en hurlant : « Frappez, tuez ce latin, ce papiste ! » L'homme de Dieu, tranquille comme l'agneau destiné au sacrifice, croise les bras sur sa poitrine, tandis que l'un de ces deux bandits le frappe à la tête avec une longue perche et que l'autre, armé d'une hache, lui ouvre au front une large blessure. A peine est-il tombé à terre, que les armes de toute espèce s'abattent sur lui, le dépècent et le criblent avec une telle barbarie qu'il ne garde plus la forme humaine. Au milieu de ces tortures, le saint prélat lève la main, fait entendre sa voix ; il veut, en essayant de se signer, montrer que, par amour de la croix, il endure volontiers les souffrances; et, en murmurant le nom de son Dieu, disculpe ses bourreaux, pardonne à ses assassins. Mais il ne peut achever son signe de croix ni continuer sa prière ; tandis que ces forcenés crient que l'évêque vit encore, deux balles de mousquet lui traversent le crâne. Ainsi rien ne put arrêter la férocité de ces parricides ; ni la majesté auguste du pontife, ni la religion chrétienne plus propre à leur inspirer la douceur que la violence, ni la sévérité des lois prêtes à les atteindre, ni Dieu lui-même, qui venge à son heure le sang innocent, ne parvinrent à les détourner d'un si barbare attentat.
Le pillage commence alors : le mobilier du prélat, celui de ses domestiques, les vases d'or et d'argent, le trésor, les soieries, les vêtements, les tapisseries, toutes les pièces des archives, titres de fondations et privilèges, armes, bronze, étain, vaisselle, ustensiles de cuisine, tout est la proie de ces bandits. Ils brisent toutes les serrures, et avec la voracité de mendiants rapaces s'abattent sur les provisions de vivres. Comme dans un assaut les voitures
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volent en éclats ; portes, fenêtres, poêles, chaises, lits, sont mis en pièces. Aux caves ils se gorgent de vin avec une ignoble gloutonnerie. Puis ils font rouler les tonneaux vides en bas de la colline dite de la Mère de Dieu et sur laquelle sont situés le palais épiscopal et l'église. L'archidiacre, à demi mort, subit le même sort, au milieu des cris et des rires. Cette chute cependant ne lui fait aucun mal. Des juifs, par pitié, le recueillirent et le soignèrent. Cantacuzène lui aussi fut porté en lieu sûr. Ce fut aux yeux de tous un fait vraiment miraculeux de les voir tous deux échapper à la mort que devaient leur causer de si nombreuses et cruelles blessures et vivre encore pendant de longues années. Ainsi se vérifia la prédiction du martyr,qui avait affirmé qu'il périrait seul.
Ivres, les assassins reviennent au corps du prélat gisant exposé à tous les outrages et le traînent dans la cour. Ils sont alors témoins de l'admirable courage d'un chien qui jusque-là avait défendu le cadavre, aboyant et mordant ceux qui voulaient s'en approcher, et qui se fit tuer plutôt que de souffrir qu'on touchât ou qu'on enlevât le corps de son maître. Ce pauvre animal, s'élevant au-dessus de sa propre nature pour revêtir des sentiments humains et lutter contre la férocité de l'homme, condamne à jamais l'exécrable barbarie de ces brutes acharnées sur le corps vénérable de leur pasteur.
Oubliant toute pudeur, avec une rage bestiale, ils poussent l'ignominie jusqu'à dépouiller le prélat de ses vêtements. Sa chair est couverte d'un cilice ; une ceinture de crin hérissée de pointes de fer entoure ses reins ; une cassette adhérente à la soutane renferme une discipline ensanglantée. A cette vue, ils restent stupéfaits, se demandant si, au lieu du pontife, ils n'ont pas tué quelque moine : « Habitué aux douceurs de la vie, Josaphat, disent-ils, n'avait pas assez de vertu pour se servir de telles armes ! » Ils tirent des réduits où ils s'étaient
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cachés, Grégoire Uszocki, à moitié évanoui à la suite de ses blessures, et un serviteur de Cantacuzène, Jean Jedlinski, les frappent à coups redoublés, et les somment de dire le nom du cadavre. On a beau décrier devant eux la sainteté du prélat, ils étaient prêts à mourir plutôt que de renier leur maître. Des juifs leur donnent raison, affirmant que si le corps porte un cilice c'est bien celui de l'évêque ; Josaphat n'avait jamais fait usage d'autre chemise. Joyeux alors, comme s'ils venaient de remporter une victoire, croyant insulter à l'Union ensevelie pour toujours, les assassins s'empressent de s'asseoir et de boire sur le corps nu du saint martyr; d'autres dansent sur lui et le couvrent de crachats ; on lui arrache la barbe et les cheveux, on le frappe avec une férocité et une rage inouïe. Des femmes, des vieillards, des enfants, font avec eux assaut de brutalité, impriment sur le front du mort le talon de leurs chaussures et déversent sur lui tous les outrages que peut leur inspirer la plus satanique méchanceté. Ils ne rougissent même pas, dans leur démence, d'en venir aux derniers attentats, en violant toutes les lois de la nature et de la pudeur. Le ciel, cependant, continue à manifester ses faveurs à l'égard de son élu : un rayon de lumière vient éclairer ces scènes révoltantes, pour rendre plus sacrée la nudité du martyr ou pour mieux faire ressortir l'atrocité de ces sacrilèges.
Après avoir entièrement dépouillé la victime de son cilice et lui avoir attaché aux pieds une longue corde, ces ouailles si chères à leur pasteur, auxquelles on n'ose plus donner le nom de chrétiens, vomissant les plus ignobles injures, hurlant comme des damnés, traînent à travers les rues de la ville le corps de ce prince de l'Eglise. Les Turcs et les Scythes eux-mêmes eussent reculé d'horreur à la vue de ce spectacle qui laisse bien loin derrière lui celui des gémonies antiques. Arrivés sur un monticule escarpé et rocailleux qui surplombe la Dwina, ils
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lancent brutalement le saint corps dans le fleuve : « Tiens ferme, crie la populace, tiens ferme, évêque ! » Il devait être entièrement broyé sur les rochers. Au dire de ses ennemis et des Juifs eux-mêmes, aucun de ses os, après une telle chute, n'eût dû rester intact; et cependant, bien des années après, plusieurs milliers de personnes purent constater que, grâce à la protection divine, aucun de ses ossements n'était fracturé. On affirma que, pendant la chute, un léger nuage planait sur le corps du martyr et qu'un rayon lumineux, en forme de pyramide, s'en échappa et monta vers les cieux. Ce nuage et cette lumière, sembla-t-il, lui donna, pour le garantir de toute lésion, la légèreté des corps glorifiés.
Quelques-uns des meurtriers, montés sur des barques, s'emparèrent du corps de l'archevêque, et remontant le fleuve l'emportèrent à un mille environ de la ville. Lui ayant attaché au cou le cilice rempli de cailloux et aux pieds une énorme pierre, ils le précipitèrent dans un gouffre très profond qu'on appelait très à propos le Puits Sacré, comme l'ont fait remarquer les témoins lors du procès, puisqu'il était destiné à recevoir les restes d'un si grand saint.
A ce moment, des témoins l'affirmèrent sous la foi du serment à la première commission d'enquête, une colonne de lumière descendit du ciel sur le lieu de l'exécution; un homme d'une figure vénérable apparut dans les airs et descendit jusque dans le fleuve avec la lumière. Le corps reparut soudain à la surface de l'eau malgré le poids qui le surchargeait et suivit le courant. Les bateliers qui se retiraient s'en aperçurent, revinrent, et à grand effort l'engloutirent de nouveau dans le gouffre. (12 novembre 1623.)
BIBLIOGRAPHIE. Le sac de Tirlemont en 1635, d'après un témoin oculaire, dans la Revue catholique, 1859, t. XVII, p. 39 ; P. V. BETS, Campagne des Français et des Hollandais dans les provinces belges en 1635 et N.D. Consolatrice de Tirlemont, in-8°, Louvain, 1859.
Le traité signé à Paris, le 8 février 1635, entre le roi de France et les Etats de Hollande associait calvinistes et huguenots dans la lutte contre les provinces belges. Nonobstant les dispositions de l'article V du traité promettant d'accorder à la religion catholique romaine un traitement honorable en considération de Sa Majesté très chrétienne, les soldats hollandais se conduisirent avec une férocité dont nous allons pouvoir juger. Leurs alliés français se montrèrent plus modérés. Le prince Frédéric-Henri d'Orange, commandant en chef de l'armée franco-hollandaise, parut devant Tirlemont au mois de juin 1635 et établit son quartier général à l'abbaye d'Heylissem. Le 8 juin, au soir, le prince fit sommer le commandant de livrer la place. Celui-ci refusa. Le lendemain, deux nouvelles sommations suivies de deux autres refus. Le prince fit alors attaquer la place sur deux points à la fois. Henri de Nassau occupa les abords du béguinage avec 2.500 hommes, tandis que le maréchal de Brézé, avec 3.000 Français, se plaçait non loin de la porte de Maëstricht. L'attaque fut ouverte vers une heure et demie après-dîner et, après une lutte assez vive, la ville fut prise trois ou quatre heures plus tard. Les
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défenseurs avaient tenté en vain d'incendier le béguinage afin de rendre la position intenable pour l'assiégeant. Quand la résistance devint impossible, la garnison et les habitants demandèrent une suspension d'armes. Tandis que, confiants dans la parole donnée, les défenseurs s'éloignaient des remparts, les protestants s'aidant d'échelles trouvées dans le béguinage, traversèrent le fossé dit De Borchgracht, appliquèrent les échelles contre les murs et furent maîtres des remparts. Les Français imitèrent cette trahison. « Je fis approcher, raconte le lieutenant de Pontis, notre régiment contre la porte (sans doute la fausse porte de Maëstricht appelée De Binnenpoort), après avoir fait abattre avec beaucoup de peine le pont-levis. Mais comme cette porte était bien barricadée par derrière, et qu'il était nécessaire d'entrer dedans afin de la débarrasser, je fis fort serrer les soldats qui étaient les plus proches de la porte, et, étant monté sur leurs épaules avec un soldat qui avait une hache, je le fis entrer par une des fentes dans lesquelles s'emboîtent les solives qui soutiennent le pont-levis. J'entrai dans la même fente et fis rompre la porte par laquelle notre régiment et le reste de l'armée entra. »
A peine introduits dans la ville, les soldats protestants commencèrent à piller et à tuer. Nous ne nous occuperons que de ce qui se passa au couvent des Annonciades, établies à Tirlemont depuis six années seulement. C'est la supérieure qui a laissé le récit suivant :
Dans ce moment il se fit un bruit dans notre église, comme si t'eût été le jour du jugement dernier. Il, s'y était réfugié quatre à cinq cents personnes de la ville, que la méchante engeance des Gueux avait poursuivies le sabre au clair. Toutes ces personnes furent dépouillées,, chargées de coups et faites prisonnières. On brisa tout ce qui se trouvait à l'église. Les soeurs converses essayaient de calmer la fureur de l'ennemi ; mais c'était
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en vain. Nos deux confesseurs couraient aussi de côté et d'autre, croyant pouvoir faire du bien. Mais c'était peine inutile. Il y avait beaucoup d'objets dans la partie de l'église qui n'est pas soumise à la clôture : en une demi-heure tout avait disparu.
Alors les soldats se mirent à frapper à coups de marteau sur la porte de la clôture. Nous descendions et je criais par une fenêtre : « Personne ne peut entrer ici sans encourir l'excommunication papale. » Le père directeur criait : « Ouvrez, ils ne feront aucun mal. » Mais déjà ils avaient forcé la porte, et une troupe de vingt à vingt-cinq soldats, le sabre à la main, se jeta dans notre maison et s'empressa de monter les escaliers. Ils parcoururent nos cellules et forcèrent les armoires. Je courus à leur suite. Je venais d'achever l'écriture d'un nouveau livre d'heures; j'y avais mis quinze mois; il n'était pas encore relié. Ils se sont emparés de ce livre et l'ont mis en pièces. Il y avait dans une de ces armoires trois patacons, que nous avions reçus pour avoir lavé le linge du prince-cardinal (1). Je les enlevai habilement et, après les avoir tenus cachés quatre heures dans mon mouchoir (c'était le seul argent en notre possession), je les leur donnai, dans l'espoir que cela calmerait leur fureur. C'était en vain ! Ils continuaient à ouvrir tout de force. Je disais : « Attendez, j'ouvrirai moi-même. » J'ouvrais alors tout. Ils se jetaient sur tout et emportaient ce qui était à leur convenance. Un trompette s'empara d'un drap de lit et le remplit de linge autant qu'il put. A cet effet, il parcourut toutes les cellules. Quand il en eut fait le tour, il entra dans l'oratoire et se mit à arracher les rideaux. Quelqu'un lui cria : « Ce sont les ornements de l'église.» Il répondit : « Je ne sers pas Dieu, je sers le démon. »
1. L'infant Ferdinand, cardinal-archevêque de Tolède.
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Il s'enfuit alors avec sa charge. Les autres le suivirent, chargés comme des bêtes de somme.
A peine cette première bande fut-elle partie, qu'il en arriva une autre de vingt à trente hommes. Ceux-ci s'emparèrent du beurre, du fromage, de la viande et de toute la batterie de cuisine. Ils semblaient vouloir nous affamer. Ils avaient si bien pillé notre maison qu'il n'y restait pas une miette de pain. Après cet exploit, ils montaient afin de voir ce qui se passait. Ils voulaient forcer le sacrarium et en enlever le saint ciboire. Moi, du côté opposé, je brisais le verre avec la main et j'en enlevais le saint ciboire et les monstrances. Je les donnais à quelqu'un qui les a enserrés dans une forte armoire près du tour. Une demi-heure après, ces serviteurs du démon brisèrent cette armoire. Ils répandirent à terre les saintes hosties et les foulèrent aux pieds. J'étais étonnée que ces sacrilèges ne fussent pas punis sur-le-champ. Mais il est à croire que Dieu les a laissés faire afin de les punir par le feu éternel. Notre père directeur a recueilli ces saintes hosties et les a consommées.
Lorsqu'ils eurent achevé la spoliation de notre maison, ils s'attaquèrent à nos personnes. Ils nous arrachèrent l'anneau que nous portions au doigt. Ils nous parlaient dans les termes les plus durs et Ies plus grossiers. Nous croyions notre dernière heure arrivée. Cependant vers le soir arriva un Français qui se montrait irrité de voir emporter tout. Quand c'était des Français, il les frappait avec son épée. Alors il nous arriva de nouveau des Hollandais semblables à des furies d'enfer. Le Français voulut s'opposer à eux. Mais, plus forts que lui, ils lui portèrent un grand coup de sabre à la tête. Il fut obligé de prendre la fuite.
Alors il arriva des gens à cheval ; ils entrèrent avec tant de fureur que nous croyions qu'ils allaient nous fouler aux pieds. Nous nous enfuyions à la chambre du
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chapitre. Ces tyrans de Gueux nous y suivirent et nous chargèrent de coups comme si nous eussions été des chiens. Je m'écriai : « Jésus, Marie. » Ils dirent : « Oui, oui, criez : Jésus, Marie, vous... » et ils me frappèrent davantage. Alors ils dirent : « Chiennes, donnez-nous de l'argent. » Je leur répondis : « Je n'ai pas d'argent. » Ils se mirent à blasphémer de la manière la plus horrible. Le père directeur était avec nous. Il dit : « Laissez-la en paix, elle n'a pas d'argent. » Ils tombèrent sur lui en criant : « Papiste, » et ils le frappèrent comme s'ils eussent battu sur une enclume. Notre soeur Barbe reçut un grand coup de sabre à la tête; si elle ne s'était pas laissé choir, elle eût été tuée sans aucun doute. Alors ils firent la chasse à notre père directeur et le poursuivirent jusqu'à l'entrée du verger. Il tomba à genoux. Ces bourreaux ne firent qu'en rire et le frapper. Il avait reçu huit blessures à la tête, perdu trois doigts et reçu deux coups d'épée au côté.
Quelqu'un avait donné par la fenêtre de la chambre du Chapitre douze florins à garder à soeur Elisabeth Wiclant, et une pauvre femme trois patacons. Ces gens ne rêvant qu'argent lui mirent trois fois l'épée sur la gorge afin d'en obtenir. Elle disait : « Tuez-moi, mais ne me faites pas d'autre mal. » Enfin, vaincue par les menaces, elle donna l'argent. Alors ce fut pire encore ; ils nous frappèrent encore davantage. Soeur Elisabeth se sauva par la fuite, et moi je reçus un coup si violent à la tête qu'il me sembla qu'il en jaillissait du feu. L'épée glissa sur mon nez que je croyais coupé. Je saignai au moins pendant dix heures, de sorte que j'étais tout en sang de la tête aux pieds. Cependant je réussis à monter et à rejoindre les autres. Quand nous étions de nouveau réunies, nous faisions la revue de notre monde. Il nous manquait deux religieuses, la soeur vicaire et soeur Catherine Van Beveren, notre messagère (ons looperke). C'était pour nous un
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nouveau sujet de douleur et une nouvelle blessure.
Alors montèrent quatre soldats, le sabre dégainé. Ils nous frappèrent comme si nous eussions été des animaux. J'étais agenouillée en avant des autres ; je reçus force coups à la tête. La soeur Elisabeth Wiclant me renversa en disant : « Laissez-les frapper sur votre corps. »
Il y avait parmi nous une femme du voisinage qu'ils frappaient à la tête avec un marteau. Elle s'écria : « Jésus, Marie. » Ils lui portèrent un nouveau coup, et cette femme tomba morte au milieu de nous. Une demi-heure après l'assassin revint et dit : « J'ai tué cette femme, c'est ma faute. » Et il se mit à rire. Lui et ses compagnons nous accablèrent de nouveaux coups. Ils ont rompu quatre sabres en nous frappant.
La soeur vicaire et soeur Catherine s'étaient tenues cachées derrière la porte de l'armoire près du tour. Quand un peu de tranquillité se fut rétabli, elles remontèrent auprès de nous. Nous étions au comble de la joie. La porte de notre cloître avait été fermée, nous ne savions par qui.
Nous espérions enfin d'être libres. Mais bientôt on frappa avec violence à la porte. La soeur vicaire et soeur Barbe descendirent. Celles-ci alors se trouvèrent devant des soldats malhonnêtes et grossiers, qui de nouveau nous chargèrent de coups et tinrent les propos les plus licencieux. La soeur vicaire s'était sauvée au jardin et soeur Barbe à l'oratoire.
Il était deux heures de la nuit. Nous avions à peine respiré pendant le temps de réciter deux Pater, qu'il arriva de grandes bandes de soldats qui brisèrent à coups de marteau les bancs sur lesquels nous étions assises. Jugez, lecteur, du trouble de nos coeurs. Nous ne vîmes aucune fin à nos douleurs, et nous nous dîmes souvent pendant cette nuit : « Seigneur, n'êtes-vous plus miséricordieux? Et vous, Marie, mère de Dieu, n'êtes-vous plus
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la mère de la miséricorde ? Et vous, âmes du purgatoire, où êtes-vous, puisque vous nous abandonnez ? »
Il m'est impossible de décrire ce que ces méchants nous ont fait souffrir encore jusqu'au matin. Ils nous traitèrent comme auparavant ils en avaient agi envers les martyrs de Gorcum. Quelques-uns voyant qu'il n'y avait plus rien à prendre et que nous étions si désolées, nous disaient que nous étions bien folles de ne pas nous marier. L'une ou l'autre parmi nous essayait bien une réponse. Cependant nous n'osions pas répliquer grand'-chose, de peur de les faire recommencer. D'autres arrivèrent habillés de rochets et d'étoles et tenant des goupillons à la main, ils nous donnaient l'eau bénite par dérision.
Au point du jour il arriva des Français. Quand ils nous eurent vues, ils eurent si grande pitié de nous qu'il est impossible de l'exprimer. Même quelques-uns pleuraient avec nous. Ils demandaient : « Ah ! est-ce quelqu'un de notre nation qui vous a traitées de la sorte ?» Nous répondîmes : « Oh! que non ! ce furent des Hollandais et des Frisons. » Je crois que depuis six heures jusqu'à neuf heures et demie du matin nous avons reçu la visite de vingt à trente bandes de Français. Tous nous témoignaient la même compassion. Alors nos coeurs étaient soulagés et la crainte disparaissait. Nous commencions à parler et à leur raconter ce qu'on nous avait fait endurer la nuit et la veille. Quelques-uns apportaient du pain. J'ignore si quelqu'un en a mangé. Quant à moi, j'étais si malade qu'il m'aurait été impossible de manger la moindre chose. Le Français dont j'ai parlé plus haut, qui nous avait courageusement et chrétiennement aidées et protégées, et qui avait reçu pour nous un coup violent à la tête, revint aussi. Il était tout couvert de sang et vint s'asseoir auprès de nous. Sa tête était pansée avec un mouchoir, et il nous témoignait
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beaucoup de compassion. Ils s'assirent auprès de nous et agirent comme les amis de Job malheureux et couvert d'ulcères. Ils nous apportèrent toutes sortes d'objets, des assiettes d'étain, des plats, etc.
Vers neuf heures et demie il arriva trois Français qui nous disaient : « Mais, mes soeurs, que restez-vous ici ? Allez avec nous, nous vous conduirons chez le commandant. » Je répondis : « Nous n'avons pas d'ordre. Nous ne savons ce qu'est devenu le père directeur, ni le père sous-directeur. » L'un d'eux disait : « Il y a un père couché à l'église; allez lui demander si vous pouvez partir. » Il me semblait qu'un autre ajoutait : « Il est mourant. » Ces paroles étaient comme un glaive perçant pour mon coeur. Nos soeurs descendirent et trouvèrent l'église en feu de trois côtés à la fois. Heureusement elles parvinrent à éteindre l'incendie. Le père directeur, Egide Dobhelerius, était mort, pour sa gloire, le matin de ce jour, de trois blessures mortelles à la tête et au ventre et de plusieurs autres blessures qu'il avait reçues des Gueux. Le sous-directeur, le P. Guillaume de Witte, mourut le mardi suivant des suites de ses blessures.
Cependant les trois Français ne cessaient de dire : « Mes soeurs, partez avec nous. Il arrivera bientôt des Anglais. Ils vous enlèveront l'honneur et la vie ! » A ces mots nous nous levâmes toutes. Voyant un crucifix, je le pris à la main, et nous descendîmes ensemble en laissant tout ce que les Français nous avaient apporté. Dans un petit grenier, donnant sur l'escalier, avait été déposé un tonneau contenant de l'huile. Les Gueux l'avaient mis en pièces et l'huile s'était répandue sur tout l'escalier. Notre habit religieux en recevait force taches.
Dans cet accoutrement et entièrement dépouillées, nous quittâmes notre couvent au nombre de dix-huit, quinze religieuses et trois personnes séculières revêtues de l'habit religieux. Nous laissâmes notre maison ouverte
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à tous les vents et nous suivîmes les Français.
Arrivées dans la ville, nous avons vu les rues des deux côtés tout en feu et remplies de cendres. Nous en avons eu jusqu'aux aisselles. Ce n'était pas sans peine que nous nous sommes avancées, parce que le pavé était brûlant. La soeur vicaire, privée de souliers, a dû se traîner nu-pieds sur ces pierres ardentes ! Avant d'arriver à la porte de la ville, nous avons rencontré un estaminet, La Cigogne, et nous avons dû y passer sous une porte dont trois poutres étaient enflammées. Il y avait grand danger à passer, et nous ne l'avons fait qu'en tremblant, mais heureusement et par un effet de la bonté de Dieu, sans accident fâcheux. La Providence nous avait préservés de la mort. Et, en effet, un moment après les poutres s'étaient écroulées.
Nous nous avancions, et nous voyions, ici un corps d'homme sans tête, là un homme à l'extrémité, plus loin un enfant inanimé, plus loin encore une femme agonisante. Ç'avait été un massacre général !
Deux autres Français sont encore venus se joindre à nous. L'un, qu'on disait le nonce du pape, portait une croix rouge sur son manteau. L'autre, page du premier, avait un habillement bleu et galonné. Ces doux Français sont demeurés auprès de nous .
Arrivées à la porte de la ville, nous la trouvâmes investie par les soldats de la cavalerie frisonne et hollandaise qui voulurent s'opposer à notre passage. Les Français tirèrent leurs épées et les Hollandais firent de même. Les chevaux de ces derniers se pressèrent si fort qu'il ne fut pas possible de passer. Cependant les Français, à force de pousser, pratiquèrent une ouverture et nous passâmes. Dans cette bagarres, deux de nos soeurs perdirent chacune une pantoufle.
Les Gueux se moquaient beaucoup des Français, parce qu'ils allaient en compagnie de béguines. Mais les Français
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riaient également des Gueux. Entre temps nous marchions avec tant de peine que certainement nous eussions succombé en route, si le Dieu miséricordieux ne nous eût fortifiées.
Faute de bien connaître les chemins, on nous avait mal conduites. Après une marche d'une demi-heure, il nous a fallu revenir sur nos pas. On concevra mieux que nous ne pouvons le dire combien cette contrariété nous a paru pénible !
Nous avons rencontré plusieurs fois sur notre route des Hollandais, qui ont offert de nous servir de guides. Mais les Français leur ont adressé des paroles très dures.
Il arriva aussi deux hommes à cheval, qui nous parurent des personnes de distinction. Car les Français furent bien réservés à leur égard. L'un d'eux portait une ceinture blanche. Nous jugions que c'étaient des membres des Etats de Hollande parce qu'ils cherchaient à se rendre auprès du prince commandant pour expliquer la conduite des soldats. Ils rejetaient tous leurs excès sur la vile soldatesque ! Mais nous voyions bien que les Français n'opéraient pas de la sorte. Ceux-ci nous paraissaient avoir l'intention de porter des plaintes contre les Hollandais. Malgré ce différend, les deux nouveaux venus étaient restés avec nous.
Voyant avec quelle peine nous nous traînions, nos bons Français descendirent de leurs chevaux et voulurent nous y faire monter. Nous leurs présentâmes nos excuses et nos remerciements. Alors, marchant à pied à côté de leur monture, ils nous aidèrent à marcher en nous soutenant du bras.
Après une marche pénible d'une heure, nous étions arrivées, harassées de fatigue, à l'église de Hakendover. Nous n'étions encore qu'à une demi-lieue de Tirlemont ! Dans l'église de Hakendover out avait été mis en pièces ;
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c'était affligeant ! Par les soins des Français on nous y apporta de l'eau et de la bière. Après quelque temps de repos, nos guides faisaient panser nos plaies par un chirurgien. Cette opération finie, ils nous faisaient monter, deux autres soeurs et moi, sur un chariot déjà occupé par d'autres religieuses. Le reste devait marcher à pied. Une heure après, arrivées à l'abbaye de Heylissem, nous y trouvions un millier au moins de personnes et toutes sortes de religieux. Nous y rencontrions également le P. gardien des Récollets.
Nos Français s'étaient rendus auprès du prince ; ils y demeurèrent une demi-heure. Alors, revenant auprès de nous, ils nous disaient que nous devions tous, d'après l'ordre du commandant, partir pour Saint-Trond. Trois lieues nous en séparaient Tout le monde se mettait de nouveau sur pied et en mouvement ; on aurait dit le dé-part d'une procession Grâce à l'appui du P. gardien, j'obtenais une place sur un chariot, déjà chargé de trente et une personnes. La supérieure de l'hôpital, dangereusement malade et enveloppée dans une couverture, s'y trouvait aussi. Nous étions serrées et empaquetées comme des harengs. Moi, j'étais assis sur l'échelle ou la rampe du véhicule. J'en avais le corps comme brisé.
Le prince commandant avait fait remettre cinq pièces en or de quatre florins à nos soeurs converses; il nous avait donné une garde de cinquante hommes. Les Français ont encore marché un quart de lieue avec nous ; alors ils ont fait leurs adieux. Nous les avons remerciés aussi cordialement que possible, et nous leur avons promis de prier pour eux toute notre vie. Cela leur a fait beaucoup de plaisir. Nous n'avons eu qu'à nous louer des Français.
A la distance d'une lieue de Saint-Trond, on nous fit descendre du chariot. On n'osa pas nous conduire
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plus loin, de peur, disait-on, des soldats espagnols faisant parfois des sorties de Léau. Chacun dut s'en aller comme il l'entendit. La supérieure de l'hôpital fut déposée dans une chaumière et le lendemain transportée à Saint-Trond. Elle y expira deux jours après et recueillit, ainsi que nous l'espérons, la palme du martyre.
Nous sommes arrivées à Saint-Trond entre huit et neuf heures du soir. Nous y avons reçu, pendant dix jours, l'hospitalité chez l'oncle d'une béguine de Tirlemont. L'oncle, et la nièce qui s'y était réfugiée aussi, nous ont traitées avec une grande charité. Mais les Récollets de Tongres nous ayant invitées à nous rendre dans cette ville, nous partîmes dans deux carrosses pour cet endroit, et nous y descendîmes chez les Soeurs grises dites du petit monastère de Saint-Jean. Ces religieuses abandonnèrent leurs cellules et leurs pauvres lits pour nous les céder.
J'ai saisi avec empressement l'occasion qui m'était offerte de faire place parmi les témoins du Christ à un homme illustre, le P. Robert de' Nobili, qui confessa la foi à deux reprises dans le pays qu'il avait évangélisé. Il est périlleux d'entreprendre le résumé d'une vie si remplie de travaux, de fatigues et de périls, de traverses et de succès qui n'ont rien eu de la mesure ordinaire. Le P. de Nobili commença de travailler au Maduré au mois de décembre 1606. Il entreprit, à l'exemple de saint Paul, de « se faire Indien, pour sauver les Indiens », et se présenta aux brames en qualité de rajah romain devenu volontairement un saniassi, c'est-à-dire un pénitent qui a renoncé au monde et à toutes ses jouissances. Dès ce moment il vécut parmi les brames. « Du riz, du lait, des herbes et de l'eau, pris une seule fois par jour, firent toute sa nourriture ; une longue robe de toile jaunâtre, recouverte d'une espèce de rochet de même couleur, un voile blanc ou rouge sur les épaules, une toque sur la tête en forme de turban, une semelle de bois fixée sur un support de deux pouces de hauteur et accrochée à chaque pied par une cheville qui s'engage entre les doigts, formèrent son costume. Il y ajouta le cordon, signe distinctif de la classe des brames et des rajahs; mais au lieu de trois fils qui composent ordinairement ce cordon, il en mit cinq, trois en or et deux en argent, avec une croix suspendue au milieu ; les trois fils d'or représentaient, disait-il,
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la sainte Trinité, les deux fils d'argent figuraient le corps et l'âme de l'adorable humanité, et la croix rappelait la passion et la mort du Sauveur. Il alla construire dans le quartier des brames une église et un presbytère sur un terrain que lui accorda un gentil de haute condition ; c'était un parent du grand Nayaker . Pour mieux se concilier le respect et l'estime des peuples, il s'ensevelit dans une mystérieuse solitude, ne sortant jamais de sa maison et n'admettant les visites qu'avec une extrême réserve. C'est le vrai moyen d'attirer tout le monde par la curiosité ; mais ne le voit pas qui veut. A ceux qui se présentent le disciple répond que le père n'est pas visible, qu'il est en prière, et qu'il étudie et médite la loi divine. Ce n'est qu'après bien du temps, à la deuxième et troisième tentative, que le visiteur est admis. Le P. Robert charme tout le monde par ses entretiens, par la pureté et la perfection avec laquelle il parle la haute langue tamoule, par les histoires et les passages des auteurs indiens les plus fameux qu'il récite de mémoire, par un grand nombre de poésies qu'il chante et déclame avec une exquise délicatesse.
« Bientôt la réputation du nouveau saniassi se répandit dans toute la ville de Maduré, et lui attira de nombreuses visites ; le roi lui-même lui témoigna souvent le désir de le voir, mais le Père crut qu'il n'était pas encore temps de se produire, et l'on répondit au roi que le saniassi était absorbé dans la prière et la contemplation ; que d'ailleurs il évitait de sortir dans les rues, pour ne pas souiller la pureté de ses yeux par. la rencontre des femmes ; ce qui donnait une haute idée de sa chasteté, vertu d'autant plus admirée des Indiens qu'elle est moins pratiquée par eux.
« Mais cette vaine réputation et cette fumée de gloire indienne n'était pas le terme où. s'arrêtait l'ambition du P. de Nobili ; le salut des âmes était le seul prix digne de son zèle et de ses sacrifices. Pour l'obtenir plus sûrement de Notre-Seigneur, qui seul pouvait le lui accorder, il s'engagea par un vu
1. Nayaker est un nom de caste; mais pris absolument le grand Nayaker désigne le roi de Maduré, qui souvent s'appelle simplement le Nayaker, c'est-à-dire le Nayaker par excellence.
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formel à observer jusqu'à son dernier soupir le nouveau genre de vie qu'il venait d'embrasser. Dieu se laissa toucher par les désirs d'un coeur si généreux (1). »
Les succès de cette mission du Maduré furent éclatants et le récit en a été fait plusieurs fois à l'aide des pièces originales. Il appartient au lecteur, curieux de ces merveilles, d'y recourir. Cependant le nouveau genre de mission du P. de Nobili lui attira des traverses inouïes dont le récit appartient à la célèbre querelle connue sous le nom de « question des rites malabares » (2). Cet épisode interrompit pendant dix années les travaux de l'homme de Dieu ; enfin le jugement du pape Grégoire XV (31 janvier 1623) rendit au P. de Nobili sa liberté d'action. A partir de 1624 il reprit ses oeuvres jusqu'à l'année 1640, où nous le trouvons confesseur de Jésus-Christ. « Les lettres de 1641 et 1642 ne sont point parvenues jusqu'à nous. Tout ce que nous pouvons inférer des documents qui nous restent, c'est que les souffrances des missionnaires furent longues et cruelles. Après avoir recouvré un peu de liberté, les PP. de' Nobili et de Maya furent de nouveau conduits en prison et traités fort durement jusqu'à la fin de 1642 (3). »
J. BERTRAND. S.J. La mission du Maduré d'après des documents inédits. Paris, t. II (1848), p. 308-316, t. III (1850), p. 110-118.
Maduré, 1640.
MON RÉVÉREND PÈRE,
C'est de la prison de Maduré que j'ai le bonheur de vous adresser ma première lettre. C'est dans cette prison
1. Lettre du P. Albert Laerzis au R. P. Claude Aquaviva, 20 novembre 1609.
2. BERTRAND, ouvr. cité, t. II, p. 140-196, t. IV, p. 404-448.
3. BERTRAND, ouvr. cité, t. II . 316.
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que nous avons reçu celle qui nous donne une preuve si touchante de votre tendre sollicitude. Nous sommes infiniment sensibles aux prières que vous offrez à Dieu pour l'heureux dénouement de la persécution qui vient d'éclater. Veuillez aussi nous aider à remercier notre bon maître de l'inestimable faveur qu'il daigne nous accorder, et de la joie dont il inonde notre coeur au milieu de nos tribulations. Je vais vous exposer, autant que je le puis, la suite des événements et l'état actuel de nos affaires. Je l'aurais fait plus tôt, mais nous sommes si rigoureusement gardés qu'il m'a été jusqu'à présent impossible de vous écrire. J'ai enfin réussi à gagner un des soldats qui nous surveillent et à obtenir de lui un peu d'encre et de papier.
Depuis quelque temps, des rumeurs sinistres nous annonçaient qu'une violente persécution se préparait contre nos chrétiens de Tirouchirapalli ; nous ne nous en inquiétions pas beaucoup, parce que nous sommes accoutumés à ces fréquentes secousses, qui nous invitent à mettre toute notre confiance en Dieu. Les lettres précédentes vous ont sans doute fait concevoir de Tirouchirapalli l'idée d'un volcan toujours prêt à éclater. Voici la circonstance qui en a déterminé l'éruption. Un païen de la caste des parias, mais influent par ses richesses, demanda en mariage la fille d'un de nos néophytes ; celui-ci lui répondit qu'étant chrétien il ne pouvait lui donner sa fille tant que lui-même n'aurait pas déposé le lingam et reçu le baptême. Le gentil, se croyant outragé par ce refus, prit feu et résolut d'en tirer une vengeance éclatante. Il ne lui fut pas difficile de s'associer tous les jogues et les pandarams, qui depuis longtemps n'attendaient qu'un signal pour se déchaîner contre nos chrétiens. Après avoir combiné leurs plans, ils s'adressent à Vacandarayapoullei, premier favori du Nayaker. Sans être d'une naissance illustre, cet homme est devenu tout-puissant
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à la cour par le crédit de sa soeur, qui, de bayadère, est passée à la dignité de première épouse du roi et exerce sur son esprit un empire tyrannique. Gagné par les riches présents des pandarams et animé par une haine invétérée contre une religion qui avait séduit plusieurs de ses parents et profané dans leur personne la sainteté du lingam, le favori jura la perte des chrétiens. Comme le grand Nayaker résidait à Tirouchirapalli, c'est dans cette ville qu'il voulut donner le premier signal de la persécution, afin de l'étendre plus facilement à tout le royaume.
Le dimanche 22 juillet, le P. Emmanuel Martinz se disposait à célébrer le saint sacrifice en présence des chrétiens assemblés dans l'église, lorsque tout à coup une troupe de soldats envahit le presbytère, saisit le brame qui allait servir la messe, et déclare que le roi avait donné ordre de le garrotter et de l'entraîner en prison, pour avoir prêché la foi de Jésus-Christ aux parias. Le missionnaire, attiré par le bruit, proteste qu'on ne peut lui enlever son brame, et que si la prédication du saint évangile est un crime, c'est lui qui est le premier coupable. A ces mots les soldats s'emparent de sa personne, le maltraitent de paroles et de coups, et l'entraînent avec violence, ne lui permettant pas même de prendre son voile et son bonnet qu'il avait déposés pour se revêtir des ornements sacrés. Les deux prisonniers sont conduits à Vacandarayapoullei, qui, après les avoir chargés d'opprobres, ordonne de les traîner dans le cachot réservé aux grands criminels ; on assure même qu'il fit signe aux soldats de maltraiter le P. Emmanuel. En effet, ils le frappèrent si cruellement que tout son corps fut bientôt couvert de sang. Un chrétien qui, par honneur, lui avait présenté une natte dans le vestibule du palais et un autre qui sur son chemin lui donna des marques de respect et d'affection, furent tous les deux
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arrêtés et emprisonnés avec lui. Les quatre confesseurs de Jésus-Christ furent mis aux fers et livrés à la faim, à la soif et à l'ignominie ; le visage du missionnaire était rayonnant de joie. Le lendemain il fut conduit avec son brame au delà du Cavéry, avec ordre de quitter le pays. Quand la barque qui le portait sur le fleuve eut passé la partie la plus profonde du courant, on le jeta dans les flots, et il fut obligé de gagner l'autre rive ayant de l'eau jusqu'à la poitrine. Plusieurs chrétiens dévoués l'y attendaient pour lui offrir leurs services et l'accompagner dans son exil. Il chargea l'un d'entre eux d'aller demander un peu d'argent à un brame qui, malgré toute sa bonne volonté, ne put lui envoyer que cinq fanons (trente sous). C'est avec ce viatique qu'il se mettait en route dans un pays inconnu et pour un temps probablement assez long ; mais la divine Providence est partout ; elle ne manque jamais à ceux qui placent en elle toute leur confiance.
Le P. Martini expédia un néophyte vers le P. Balthasar da Costa occupé à l'administration des églises, et lui recommanda de se retirer à Cârour pour donner ses soins à la chrétienté qui commençait à s'y former. Le même messager , après s'être acquitté de sa commission auprès du P. da Costa, avait ordre de venir nous rejoindre et de nous exposer en détail tout ce qui s'était passé à Tirouchirapalli. Quand ce jeune chrétien parvint à Maduré, nous étions déjà en prison et gardés de si près qu'il eut mille peines à s'aboucher avec nous ; il y réussit néanmoins à force de ruses, et nous apprit tout ce que je viens de vous raconter. Il ajouta diverses autres nouvelles ; les deux néophytes incarcérés avec le P. Martinz étaient encore détenus en prison, trente autres chrétiens avaient été arrêtés ; tous montraient beaucoup de courage et de constance ; le Père s'était dirigé vers Gingi, où il lui avait donné rendez-vous. Je vais maintenant
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vous faire le récit de ce qui nous est arrive.
Le jour même où le P. Martinz fut arrêté à Tirouchirapalli, Vacandarayapoullei dépêcha un courrier avec une lettre pour un de ses parents de Maduré qu'il chargeait de nous emprisonner. Un jeune néophyte de Tirouchirapalli, qui eut ,connaissance de ce message, alla sur la route se joindre au porteur de la lettre du persécuteur, feignant de se rendre lui-même à Maduré pour des affaires très pressées. Arrivé dans cette ville il quitta son compagnon de voyage et vint en toute hâte nous prévenir du sort qui nous attendait. Nous profitâmes de cet avis charitable pour mettre en sûreté tout ce que notre sacristie renfermait de précieux , c'est-à-dire les vases sacrés et nos ornements ; mais les persécuteurs ne nous en laissèrent pas le temps ; ils arrivèrent avant que nous eussions pu rien soustraire à leur rapacité ; l'embarras du déménagement dans lequel ils nous surprirent ne servit qu'à stimuler leur cupidité et à exciter leurs soupçons et leur cruauté envers nos chrétiens. Le P. de Nobili, à l'arrivée des soldats, se présenta tranquillement à eux ; ils le saisirent et chargèrent un pion de le garder devant la porte. Pour moi, prévoyant ce qui allait arriver, j'avais voulu réciter vêpres et complies ; mais je fus bientôt interrompu par les cris confus des soldats qui m'entraînèrent auprès de mon cher compagnon, sans me permettre d'emporter ni crucifix, ni bréviaire, ni aucun autre objet. Nous restâmes ainsi exposés à la curiosité des païens, qui s'attroupaient autour de nous, pendant que les soldats, au nombre de trois cents, pillaient l'église et le presbytère. Quelque temps après arriva Sivandiapapoullei, chargé d'exécuter les ordres venus de Tirouchirapalli. Accompagné d'une escorte nombreuse de domestiques, de gardes d'honneur et de curieux, il s'avançait lentement, appuyé sur le bras d'un jeune homme. Il portait aux pieds des socles de
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bois dont le bouton était en argent, aux bras des bracelets composés de gros grains en or, au cou une chaîne d'or d'un travail exquis ; tous ses habits étaient d'étoffes extrêmement fines et précieuses. Il s'assit majestueusement en face du presbytère sur un riche tapis qu'on lui avait préparé et donna ses ordres en mâchant solennellement son bétel. On déposait à ses pieds les divers objets trouvés dans le pillage : habits, sacerdotaux, ornements d'église, missel, bréviaire, crucifix, images de la sainte Vierge, deux encriers, deux petites caisses, les cahiers dans lesquels nous inscrivons les noms des baptêmes, etc. Mais le calice et les autres objets de prix ne parurent point, ils avaient été probablement détournés par les pillards. En voyant les choses saintes ainsi profanées, je fus pénétré de douleur, et j'en avertis le P. de' Nobili, qui, étant presque aveugle, ne pouvait être témoin de ce spectacle sacrilège. Il prit alors son ton d'autorité imposante, adressa aux païens des reproches sévères et les menaça de la colère du ciel. Ces avis eurent leur effet ; les soldats, saisis de crainte, ne touchèrent qu'avec respect à ces objets sacrés, et accordèrent même à nos instances la permission d'emporter avec nous un bréviaire. Nous étions depuis midi exposés aux ardeurs du soleil et aux sarcasmes de nos ennemis, lorsqu'à la nuit tombante on nous conduisit en prison avec trois brames dont deux étaient nos domestiques. Nous y sommes depuis dix-sept jours, entourés des soldats qui nous gardent très sévèrement le jour et la nuit, sans nous accorder le moindre soulagement. Nous ignorons ce qui se passe hors de notre cachot ; on nous assure que tous chrétiens, et surtout ceux qui nous ont témoigné plus de dévouement, sont jetés dans les fers et appliqués à la torture ; nos persécuteurs prétendent par là découvrir les immenses trésors qu'ils espéraient trouver chez nous . Cet appât des richesses est toujours un des plus puissants
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ressorts que nos ennemis font jouer pour exciter contre nous les grands de la cour et les magistrats, habitués à vivre de ces sortes de spoliations. Ils ont beau se voir vingt fois trompés dans leur attente et ne trouver dans nos maisons que l'extrême pauvreté, ces mécomptes ne peuvent les désabuser ; ils se figurent que nous avons caché nos trésors, et, de là, les tortures.
Nous vivons depuis dix-sept jours dans un entier dénuement, sans vêtements pour nous changer, sans eau pour nous laver, sans autre nourriture qu'une poignée de riz mal apprêté ; heureux encore d'avoir conservé auprès de nous quelques brames capables de faire notre modeste cuisine. Ce qui m'afflige, c'est de voir le P. de' Nobili, vénérable vieillard chargé d'infirmités, n'ayant aucun des soulagements qui lui seraient si nécessaires et ne se soutenant que par la force et l'énergie de son âme. Cependant Notre-Seigneur daigne adoucir notre prison : nous n'avons pas les fers aux pieds comme le P. Martinz ; les païens qui viennent nous visiter du matin au soir, loin de nous insulter, nous témoignent de la compassion et un certain attachement. Le P. de' Nobili ne cesse de leur annoncer l'évangile, et tous s'en vont satisfaits de ses instructions et charmés de ses manières aimables. L'impression qu'il produit sur nos visiteurs est si forte qu'on s'est généralement persuadé qu'il possède l'art d'ensorceler et de s'attacher tous ceux qui viennent lui parler ; de là plusieurs de ceux qui avaient d'abord conçu beaucoup d'affection et d'estime pour notre sainte religion se sont un peu refroidis et nous fuient par la crainte de cette influence magique.
On nous interdit avec une extrême rigueur toute espèce de communication avec nos néophytes, de sorte que nous ne savons aucunement où nous en sommes. On fait courir les bruits les plus sinistres sur les traitements auxquels nous sommes réservés ; les uns disent que legrand Nayaker, attendu d'un jour à l'autre à Maduré, veut avoir le plaisir de nous donner la mort de sa main et que c'est pour ce motif qu'on nous retient en prison ; d'autres nous font des menaces d'un autre genre. Au fond rien de certain, pas même si le Nayaker est informé de ce que nous souffrons. C'est peut-être Vacandarôyen qui est l'auteur de toute cette persécution ; nous ne pouvons donc vous donner aucune information positive, ni sur l'état réel du présent, ni sur les craintes ou les espérances probables de l'avenir. Nous ne nous en inquiétons pas ; nous savons que notre sort est entre les mains de notre Père céleste. In manibus tuis sortes meae, in manibus tuis tempora mea..., cela nous suffit; in pace in idipsum dormiam et requieseam. N'ayez donc aucune inquiétude pour nous.
Mais au milieu de toutes ces incertitudes une chose est certaine, c'est que Dieu veut le salut de ces pauvres Indiens, de ces âmes rachetées au prix du sang de Jésus-Christ ; c'est en leur faveur que nous implorons votre compassion et votre généreuse charité. Les efforts que fait l'ennemi pour détruire cette mission doivent augmenter notre zèle à la soutenir. Si nous succombons, il faut à l'instant de braves successeurs, et il n'en manquera pas dans la Compagnie ; nos Pères se disputeront ce bonheur ; si nous survivons à la tempête, il faut de prompts et abondants secours, car nous sommes dépouillés de tout. Dans tous les cas, cette Eglise naissante attend de vous son salut ; sa confiance ne sera pas confondue. Jamais nous ne reculerons devant les difficultés; parce que, combattant pour la même cause que le grand Apôtre nous pouvons dire : cum infirmor tuncpotens sum ; plus je sens mon impuissance, plus je suis fort ; je suis tout en celui qui me fortifie : omnia possum in eo qui me confortat. Il arrive souvent dans les desseins de la Providence que le moment où tout paraît désespéré est
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celui où l'on est le plus près des succès décisifs pour lt plus grande gloire de Dieu. Nous sommes confirmés dans notre espérance par les grâces extraordinaires qui transforment notre prison en un lieu de délices. Jamais je ne me suis trouvé plus libre de crainte et d'inquiétude ; jamais je n'ai dormi plus paisiblement; jamais je n'ai joui d'une meilleure santé : la prison semble avoir été le remède à bien des indispositions qui me fatiguaient ; j'étudie la langue sanscrite et le haut tamoul sans le moindre dérangement et avec une facilité qui m'étonne. Veuillez nous aider à bénir le Seigneur des grâces qu'il nous accorde et nous obtenir celle de répondre fidèlement à ses desseins.
En union de vos SS. sacrifices.
SÉBASTIEN DE MAYA.
Prison de Maduré, 1640.
Le P. Bressani était né à Rome le 6 mai 1612 ; entré au noviciat de la Compagnie de Jésus le 15 août 1626, il partit pour le Canada en 1642. Le 27 avril, il quittait les Trois-Rivières accompagné de six sauvages chrétiens et d'un jeune Français. Le troisième jour, on tomba dans une embuscade d'Iroquois, non loin du fort Richelieu. Tous furent faits prisonniers. Le P. Bressani a raconté ses souffrances, et son récit, qui rappelle celui du P. Jogues, doit prendre place ici pour montrer que cet illustre martyr a été autre chose qu'un héros isolé. Leur double exemple fait de leur force semblable une leçon, et lui donne toute sa valeur. Le P. Bressani fut vendu par une femme iroquoise aux Hollandais pour 250 ou 300 francs, après quatre mois de captivité.
BIBLIOGRAPHIE. Breve relazione du P. Fr.-J. Bressani ; a été traduite sous le titre de Relation abrégée de quelques missions des Pères de la Compagnie de Jésus dans la Nouvelle-France, par le P. Martin, p. 116. C. de Rochemonteix, Les Jésuites de la Nouvelle-France, t. II, pp. 37 sq. F. Martin, S. J., Les Jésuites martyrs au Canada, in-8°, Montréal, 1877, pp. 37 sq.
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Très Révérend Père en Jésus-Christ.
Pax Christi.
Je ne sais si Votre Paternité reconnaîtra l'écriture d'un pauvre estropié, autrefois bien sain de corps et bien connu d'elle. La lettre est mal écrite et assez sale, parce que,entre autres infirmités, celui qui l'écrit n'a plus qu'un doigt entier de la main droite, et il ne peut empêcher le sang qui découle de ses plaies encore ouvertes, de salir son papier. Son encre est formée de poudre à fusil délayée, et la terre lui sert de table. Il vous écrit du pays des Iroquois, où il est aujourd'hui prisonnier, et il désire vous raconter brièvement la conduite de la divine Providence à son égard, dans ces derniers temps.
Je partis des Trois-Rivières par ordre des supérieurs, le 27 avril dernier, en compagnie de six sauvages chrétiens et d'un jeune Français qui remontaient dans trois canots pour se rendre au pays des Hurons. Le soir du premier jour, le Huron qui guidait notre canot nous fit chavirer sur le lac Saint-Pierre en tirant sur un aigle. Je ne savais pas nager, mais deux Hurons me saisirent et me traînèrent jusqu'au rivage, où nous passâmes la nuit avec nos vêtements tout mouillés.
Les Hurons prirent cet accident pour un mauvais augure et me conseillèrent de retourner auxTrois-Rivières, qui n'étaient qu'à huit ou dix milles de là : « car certainement, disaient-ils, le voyage ne sera pas heureux. »
Comme je craignais qu'il n'y eût dans cette résolution quelque pensée superstitieuse, j'aimai mieux passer outre jusqu'à un fort des Français (le fort Richelieu), trente milles plus haut, où nous pourrions nous remettre un
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peu. Ils m'obéirent et nous nous mîmes en route le lendemain matin d'assez bonne heure ; mais la neige et le mauvais temps retardèrent beaucoup notre route et nous forcèrent de nous arrêter au milieu du jour.
Le troisième jour, à 22 ou 24 milles des Trois-Rivières et 7 ou 8 du fort Richelieu, nous tombâmes dans une embuscade de 27 Iroquois, qui tuèrent un de nos sauvages et firent les autres prisonniers ainsi que moi. Nous aurions pu fuir ou tuer quelques Iroquois ; mais, quand je vis mes compagnons pris, je crus qu'il valait mieux ne pas les abandonner. Je regardai comme un signe de la volonté de Dieu les dispositions de mes sauvages, qui étaient d'avis et qui avaient le dessein de se rendre plutôt que de chercher leur salut dans la fuite.
Dès que nous fûmes pris, les Iroquois poussèrent des cris horribles, comme des vainqueurs qui se voient maîtres de leur proie (1), et ils rendirent des actions de grâces au soleil, de leur avoir livré entre autres une Robe noire (c'est le nom qu'ils donnent aux Jésuites).
Puis ils entrèrent dans nos canots et s'emparèrent de tout ce qu'ils contenaient. C'étaient les provisions des. missionnaires qui habitaient chez les Hurons et qui se trouvaient dans une extrême nécessité, parce que depuis plusieurs années ils n'avaient reçu aucun secours d'Europe.
Ils nous ordonnèrent alors de chanter, puis ils nous conduisirent dans une petite rivière voisine, où ils se partagèrent le butin et enlevèrent la chevelure au Huron qu'ils avaient tué. Ils devaient la porter en triomphe au bout d'an bâton. Ils lui coupèrent aussi les pieds, les mains et les parties les plus charnues du corps, pour les manger avec le coeur qu'ils lui arrachèrent.
1. Sicut exultant victores, capta praeda. Isaïe, IX, 3.
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Le cinquième jour, ils nous firent traverser le lac pour passer la nuit dans un lieu retiré, mais très humide. Nous commençâmes là à prendre notre sommeil, garrottés et couchant à la belle étoile, comme dans le reste du voyage.
Ma consolation était de savoir que je faisais la volonté de Dieu, puisque je n'avais entrepris ce voyage que par obéissance. J'étais en même temps plein de confiance dans l'intercession de la sainte Vierge et dans les secours de tant d'âmes qui priaient pour moi.
Le jour suivant, nous nous embarquâmes sur une rivière (1), et après quelques milles, ils m'ordonnèrent de jeter à l'eau mes écrits qu'ils m'avaient laissés jusque-là. Ils croyaient superstitieusement que c'était là ce qui nous avait fait briser notre canot. Ils furent surpris de me voir sensible à cette perte, moi qui n'avais témoigné aucun regret pour tout le reste.
Nous fûmes deux jours à remonter cette rivière jusqu'à une chute d'eau (2), qui nous força de mettre pied à terre et de marcher six jours dans le bois.
Le lendemain, 6 mai, qui était un vendredi, nous rencontrâmes des Iroquois allant à la guerre. Ils nous donnèrent quelques coups qu'ils accompagnèrent de bien des menaces ; mais le récit qu'ils firent à nos gardiens de la mort d'un des leurs tué par un Français, fut cause qu'on se mit à nous traiter avec beaucoup plus de dureté.
Au moment de notre prise, les Iroquois mouraient de faim ; aussi en deux ou trois jours ils consumèrent nos provisions, et nous n'eûmes pour ressource, le reste du voyage, que la chasse, la pêche ou quelques racines sauvages quand on en trouvait. La disette devint si grande qu'ils ramassèrent sur le rivage un castor mort et déjà
1. C'était alors la rivière des Iroquois qu'on nomme aujourd'hui rivière Richelieu, de Sorel ou de Chambly.
2. Le rapide de Chambly.
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gâté. Ils me le donnèrent le soir à préparer ; mais sa puanteur m'ayant fait croire qu'ils n'en voulaient plus, je le jetai à l'eau. J'expiai cette maladresse par une rude pénitence.
Je ne raconterai pas tout ce que j'eus à souffrir pendant le voyage [du fort de Richelieu à Ossernenon]. Il suffit à dire que nous avions à porter nos bagages dans les bois, par des chemins non frayés, où on ne trouve que des pierres, des ronces, des trous, de l'eau et de la neige ; celle-ci n'avait pas encore entièrement disparu. Nous étions nu-pieds, et nous restions à jeun, quelquefois jusqu'à trois ou quatre heures de l'après-midi, et souvent pendant la journée entière, exposés à la pluie et mouillés jusqu'aux os. Nous avions même quelquefois à traverser des torrents et des rivières. Le soir venu, j'étais chargé d'aller chercher le bois et l'eau, et de faire la cuisine quand il y avait des provisions. Lorsque je ne réussissais pas ou que je comprenais mal les ordres que je recevais, on n'épargnait pas les coups.
Ceci arrivait surtout quand nous rencontrions d'autres sauvages qui allaient à la pêche ou à la chasse. Je ne pouvais pas même me reposer la nuit, car on me liait à un arbre, et on me laissait exposé à la rigueur de l'air, encore assez froid à cette époque. Nous arrivâmes enfin au lac des Iroquois ; là il nous fallut faire d'autres canots, auxquels je dus aussi mettre la main. Puis, après cinq ou six jours de navigation, nous mîmes pied à terre et nous marchâmes trois jours.
Le quatrième jour, qui était le 15 de mai, nous nous trouvâmes vers trois heures, et encore à jeun, sur les bords d'une rivière où étaient réunis pour la pêche quatre cents sauvages. Ils vinrent au-devant de nous, et à deux cents pas de leurs cabanes, ils enlevèrent tous mes vêtements et me firent marcher en tête. Les jeunes gens formaient une haie à droite et à gauche, tous armés d'un
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bâton, à l'exception du premier, qui tenait un couteau. Quand je voulus m'avancer, celui-ci me barra le passage, et saisissant ma main gauche, il la fendit avec son couteau entre l'annulaire et le petit doigt; il le fit avec tant de force et de violence que je crus qu'il voulait m'ouvrir la main entière. Les autres commencèrent alors à me frapper avec leurs bâtons et ils ne cessèrent que quand je fus arrivé au théâtre qu'ils avaient préparé pour nous tourmenter. Il nous fallut monter sur ces écorces grossières, élevées de neuf palmes au-dessus de terre, de manière à donner à la foule le loisir de nous voir et de se moquer de nous. J'étais tout couvert du sang qui coulait de toutes les parties de mon corps, et le vent, auquel nous étions exposés, était assez froid pour le geler immédiatement sur ma peau.
Mais ce qui me consolait beaucoup, c'était de voir que Dieu me faisait la grâce de souffrir quelque petite chose en ce monde, au lieu des tourments incomparablement plus grands que j'aurais eu à souffrir pour mes péchés dans l'autre.
Sur ces entrefaites, les guerriers survinrent; les sauvages les reçurent avec de grandes cérémonies et les régalèrent de tout ce que leur pêche leur avait donné de meilleur.
On nous commanda de chanter. Jugez si nous pouvions le faire, étant à jeun, épuisés par la marche, brisés par les coups et tremblants de froid de la tête aux pieds. Peu de temps après, un esclave huron m'apporta un peu de blé d'Inde, et un capitaine, me voyant transi de froid, me rendit la moitié d'une vieille soutane d'été en lambeaux; c'était assez pour me cacher, mais non pour me réchauffer.
Ils nous obligèrent de chanter jusqu'au départ des guerriers et nous laissèrent ensuite à la merci de la jeunesse, qui nous fit descendre de l'estrade, où nous étions depuis environ deux heures, pour nous faire danser à
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leur manière. Comme je ne réussissais pas à leur gré, ils me frappaient, me piquaient, m'arrachaient les cheveux, la barbe, etc.
Ils nous retinrent cinq ou six jours dans ce lieu pour leur passe-temps, livrés entièrement à la discrétion ou plutôt à l'indiscrétion de chacun. Nous étions obligés d'obéir aux enfants et dans des choses peu raisonnables et même contradictoires : « Chante », disait l'un. « Tais-toi », disait l'autre. Si j'obéissais au premier, le second me maltraitait. L'un disait : « Présente ta main que je la brûle. » Un autre aussitôt me brûlait parce que je ne la lui présentais pas. Ils me commandaient de prendre du feu avec les doigts pour le mettre dans leurs pipes pleines de tabac, puis ils le laissaient tomber à terre, à dessein, quatre ou cinq fois de suite, pour me faire brûler la main en le ramassant. Ces scènes se passaient ordinairement la nuit, car le soir venu, les capitaines criaient à pleine voix autour des cabanes : « Réunissez-vous jeunes gens, et venez caresser nos prisonniers. » Ils accouraient et se réunissaient dans une grande cabane. Là, on m'enlevait le lambeau de vêtement qu'on m'avait donné, et dans cet état de nudité, ceux-ci me piquaient avec des bâtons aigus, ceux-là me brûlaient avec des tisons ardents ou des pierres rougies au feu ; d'autres se servaient de cendres brûlantes ou de charbons enflammés. Ils me faisaient marcher autour du feu sur la cendre chaude et des bâtons pointus plantés en terre. Chaque nuit, après m'avoir fait chanter et m'avoir tourmenté comme j'ai dit, ils passaient environ sept minutes à me brûler un ongle ou un doigt. Il ne me reste maintenant qu'un seul doigt entier, et encore ils en ont arraché l'ongle avec les dents. Un soir ils m'enlevaient un ongle, le lendemain la première phalange, le jour suivant la seconde. En six fois ils en brûlèrent presque six. Aux mains seules, ils m'ont appliqué le feu et le fer plus de dix-huit fois, et j'étais
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obligé de chanter pendant ce supplice. Ils ne cessaient de me tourmenter jusqu'à une heure ou deux heures de la nuit. Ils me laissaient alors ordinairement sur la terre nue et sans abri. Je n'avais pour lit et pour couverture qu'un morceau de peau, la moitié trop petit. J'étais même souvent sans aucun vêtement, car ils m'avaient déjà déchiré le morceau de la soutane qu'on m'avait donné. Par compassion, ils me laissèrent cependant de quoi couvrir ce que la décence, même parmi eux, ordonne de cacher. Ils gardèrent le reste.
Pendant un mois entier, j'eus à subir ces cruautés, et de plus grandes encore ; mais nous ne restâmes que huit jours dans ce premier lieu. Je n'aurais jamais cru qu'un homme pût avoir la vie si dure. Une nuit qu'ils me tourmentaient comme de coutume, un Huron fait prisonnier avec moi, ayant vu un de ses compatriotes échapper au supplice en se déclarant contre nous, se mit à crier au milieu de l'assemblée que j'étais personne de qualité et capitaine des Français. Ils l'écoutèrent avec beaucoup d'attention, et poussant ensuite un grand cri en signe d'allégresse, ils résolurent de me traiter avec une nouvelle rage. Le lendemain matin, je fus donc condamné à être brûlé vif, puis mangé. On commença alors à me garder de plus près. Les hommes et les enfants ne me laissaient jamais seul, même pour les nécessités naturelles, et ils venaient alors me tourmenter pour me forcer de retourner au plus vite à la cabane, de crainte que je ne prisse la fuite.
Nous partîmes de là le 26 mai, et au bout de quatre jours nous atteignîmes la première terre de cette nation. Dans ce voyage fait à pied sous la pluie, et avec d'autres incommodités, je souffris plus que jamais. Le sauvage qui me conduisait était plus cruel que le premier. J'étais blessé, faible, mal nourri, à moitié nu ; je dormais en plein air, lié à un piquet ou à un arbre, et je tremblais toute la nuit
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à cause du froid et de la douleur que me causaient mes liens. Dans les passages difficiles, ma faiblesse réclamait un secours ; mais on me le refusait, et même, quand je tombais et me blessais, ils m'accablaient de nouveaux coups pour me contraindre à marcher. Ils croyaient que je le faisais à dessein pour rester en arrière et m'échapper ensuite.
Un jour, entre autres, je tombai dans un ruisseau, et peu s'en fallut que je ne me noyasse. J'en sortis cependant, je ne sais comment, et dans cet état pitoyable, j'eus encore à faire près de six milles jusqu'au soir, avec un fardeau très pesant sur mes épaules. Pour eux, ils se moquèrent de moi et de ma maladresse de m'être laissé tomber à l'eau, et cela ne les empêcha pas de me brûler encore un ongle pendant la nuit. Nous arrivâmes enfin au premier bourg de cette nation.
Ici, notre réception ressembla à la première et fut encore plus cruelle ; car outre les coups de poing et les coups de bâton que je reçus dans les parties les plus sensibles du corps, ils me fendirent encore une fois la main gauche entre le doigt du milieu et l'index, et leur bastonnade fut telle que je tombai demi-mort. Je croyais avoir perdu l'oeil droit avec la vue. Comme je ne me relevais pas, parce que j'en étais incapable, ils continuaient à me frapper surtout sur la poitrine et sur la tête. J'aurais certainement expiré sous leurs coups, si un capitaine ne m'eût pas fait traîner à force de bras sur un théâtre formé d'écorces comme le premier. Là, ils me coupèrent le gros doigt de la main gauche et me fendirent l'index ; mais au même moment, la pluie, accompagnée de tonnerre et_ d'éclairs, tomba en si grande abondance que les. sauvages se retirèrent, nous laissant exposés sans vêtements jusqu'à ce qu'un sauvage que je ne connaissais pas eut pitié de nous, et nous fit entrer le soir dans sa cabane.
Nous fûmes tourmentés dans cette circonstance, avec
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plus de cruauté et d'impudence que jamais, sans qu'on nous laissât un moment de relâche. Ils me mirent de l'ordure dans la bouche, me brûlèrent le reste des ongles et quelques doigts, me disloquèrent les orteils et me percèrent un pied avec un tison. Je ne sais pas ce qu'ils ne firent pas une autre fois ; car je feignais d'être évanoui, pour n'avoir pas l'air de m'apercevoir d'une chose peu décente qu'ils faisaient.
Après avoir satisfait leur cruauté, ils nous envoyèrent dans un village à neuf ou dix milles plus loin. Ici on ajouta aux tourments dont j'ai parlé celui de me suspendre par les pieds, tantôt avec des cordes, tantôt avec des chaînes que leur donnaient les Hollandais. Pendant la nuit, je restais étendu sur la terre nue, et attaché, selon leur coutume, à plusieurs piquets, par les pieds, les mains et le cou. Pendant six ou sept nuits, les moyens qu'ils prirent pour me faire souffrir sont tels qu'il ne m'est pas permis de les décrire et qu'on ne pourrait les lire sans rougir.
Je ne fermai pas l'oeil pendant ces nuits-là, qui me parurent très longues, quoiqu'elles fussent les plus courtes de l'année. Mon Dieu, que sera donc le purgatoire ! Cette considération adoucissait beaucoup mes douleurs.
Après un pareil traitement, je devins si infect et si horrible à voir que tout le monde s'éloignait de moi comme d'un cadavre en putréfaction; on ne m'approchait que pour me tourmenter. Je trouvais difficilement quelque personne charitable pour me mettre la nourriture dans la bouche, ne pouvant me servir d'aucune de mes mains, qui étaient extrêmement enflées et gangrenées. J'avais donc à souffrir aussi de la faim. Je fus même réduit à manger des grains de blé d'Inde crus, au détriment de ma santé. Le besoin me fit même trouver du goût à mâcher de l'argile, quoiqu'il n me fût guère possible de l'avaler.
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J'étais couvert de sales insectes, sans pouvoir ni m'en délivrer ni m'en défendre. Les vers naissaient dans mes plaies, et dans un seul jour il en tomba plus de quatre de mes doigts. « J'ai dit à la pourriture [comme Job, XVII, 14] : vous êtes ma mère, et aux vers : vous êtes mes frères. A J'étais devenu un fardeau pour moi-même, de sorte que si je n'avais consulté que moi, j'aurais regardé la mort comme un gain.
Il s'était formé un abcès à ma cuisse droite, à la suite des coups que j'avais reçus et des chutes fréquentes que j'avais faites. Il ne me laissait aucun repos, surtout depuis que je n'avais plus que la peau et les os, et que je ne couchais que sur la terre. Les sauvages l'avaient ouvert plusieurs fois avec des pierres aiguës, me causant ainsi de vives douleurs; mais toujours sans succès ; il fallut que le Huron apostat, pris avec moi, me servît de chirurgien. Ce jour-là, qui dans ma pensée était la veille de ma mort, il me l'ouvrit en me donnant quatre coups de couteau. Le sang et le pus en sortirent en si grande abondance, et répandirent une telle puanteur, que tous les sauvages furent obligés de sortir de la cabane.
Je désirais et attendais la mort, non sans éprouver une vive horreur du feu, Je me préparais cependant de mon mieux, en me recommandant au coeur de la Mère de miséricorde, qui est vraiment la Mère aimable, admirable, puissante et clémente et la consolatrice des affligés. Elle était, après Dieu, l'unique refuge d'un pauvre pécheur, abandonné de toutes les créatures, sur la terre étrangère, dans ce lieu d'horreur et de vaste solitude, sans langue pour se faire comprendre, sans amis pour le consoler, sans sacrements pour le fortifier et sans aucun remède humain pour adoucir ses maux. Les prisonniers hurons et algonquins, au lieu de me consoler, étaient les premiers à me tourmenter pour plaire aux Iroquois.
Je ne vis le bon Guillaume [Couture, compagnon du
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père Isaac Jogues] qu'après ma délivrance ; quant au jeune garçon fait prisonnier avec moi, il avait été éloigné, depuis qu'on s'était aperçu que je lui faisais faire des prières, ce qui ne leur plaisait pas. Ils le tourmentèrent aussi, et quoiqu'il n'eût pas plus de 12 ou 13 ans, ils lui arrachèrent cinq ongles avec les dents, et en arrivant dans leur pays, ils lui lièrent les poignets avec de petites cordes, serrées le plus fortement qu'ils purent, de manière à lui causer de très vives douleurs. Ils faisaient tout cela devant moi pour augmenter ma peine. Oh! que dans des situations comme la mienne on apprécie bien différemment beaucoup de choses, pour lesquelles on a ordinairement tant d'estime ! Plaise à Dieu que je m'en souvienne et que j'en profite !
Mes jours étaient donc pleins de souffrances et mes nuits sans repos, ce qui fut cause que je comptais dans le mois cinq jours de plus qu'il ne fallait ; mais en voyant un soir la lune, je corrigeai mon erreur.
J'ignorais pourquoi les sauvages différaient tant ma mort. Ils me dirent que c'était pour m'engraisser avant de me manger ; mais ils n'en prenaient guère le moyen.
Enfin, un jour ils se réunirent pour en finir avec moi. C'était le 19 juin, jour que je regardais comme le dernier de ma vie. Je demandai à un capitaine qu'on me fît mourir autrement que par le feu; mais un autre l'encourageait à tenir bon dans la résolution déjà prise. Cependant le premier me déclara que je ne mourrais ni par le feu ni par un autre supplice.
Je ne pouvais pas le croire et je ne sais s'il parlait sérieusement, mais c'était la vérité car telle était la volonté de Dieu et de la Vierge Marie à qui je me reconnais redevable de la vie, et, ce que j'estime encore plus, d'une grande force au milieu de mes maux. Qu'il plaise à la majesté de Dieu que ce soit pour sa plus grande gloire et pour mon bien !
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Les sauvages se trouvèrent eux-mêmes très surpris de ce résultat, si contraire à toutes leurs intentions, ainsi que me l'ont raconté et écrit les Hollandais.
Je fus donc donné avec les cérémonies d'usage à une vieille femme, afin de remplacer son grand-père, tué il y a quelque temps par les Hurons ; elle, cependant, au lieu de me faire brûler, selon les désirs et l'avis de tous, me racheta de leurs mains au prix de quelques grains que les Français nomment porcelaines.
Je vis ici au milieu des ombres de la mort ; et je n'entends parler que d'homicide et d'assassinat. Tout dernièrement, dans une cabane, ils ont assommé un de leurs compatriotes, sous prétexte qu'il était inutile et qu'il ne méritait plus de vivre.
Je ne suis pas sans avoir toujours à souffrir un peu. Mes plaies sont encore ouvertes et bien des sauvages me voient d'un mauvais oeil. Il est donc vrai qu'on ne peut pas vivre sans croix ; mais celle-ci est de sucre en comparaison des autres.
Les Hollandais me font espérer ma délivrance et celle du jeune garçon fait prisonnier avec moi. Que la volonté de Dieu s'accomplisse dans le temps et dans l'éternité ! Mon espérance en ce point sera plus ferme encore, si vous voulez bien me donner une part dans vos saints sacrifices et dans vos prières et dans celles de nos Pères et de nos Frères, surtout de ceux qui m'ont connu autrefois.
Du pays des Iroquois, 15 juillet 1644.
Je n'ai pas encore trouvé quelqu'un pour se charger de l'incluse ; ainsi vous la recevrez en même temps que la présente qui vous fera le récit de ma délivrance d'entre les mains des sauvages, dont j'étais prisonnier.
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Je dois ma liberté aux Hollandais, et ils l'ont obtenue sans peine, moyennant une modique rançon. Les sauvages m'estimaient peu à cause de ma maladresse en toutes choses ; ils pensaient d'ailleurs que je ne pourrais jamais guérir de mes blessures.
J'ai été vendu deux fois, d'abord à cette vieille qui devait me faire brûler, et ensuite aux Hollandais qui ont eu à donner 15 à 20 pistoles (250 à 300 francs).
J'ai chanté mon In exitu Israel de Egypto le 19 août, dans l'octave de l'Assomption de la très sainte Vierge, que je regarde comme ma libératrice.
J'ai été pendant quatre mois captif chez les Iroquois, mais c'est peu, en comparaison de ce que méritaient mes péchés.
Je n'ai pas pu, durant ma captivité, rendre à ces misérables, en retour du mal qu'ils me faisaient, le bien que je leur souhaitais, c'est-à-dire leur donner connaissance du vrai Dieu.
Ne sachant pas leur langue, je voulus, avec le secours d'un prisonnier comme interprète, essayer d'instruire un vieillard moribond ; mais l'orgueil le rendit sourd à ma parole . Il me répondit qu'un homme de son âge et de sa condition devait instruire les autres et non recevoir leurs leçons. Et comme je lui demandais où il irait après sa mort, il répliqua : « Du côté de l'Occident. » Puis il se mit à raconter les fables que le démon a enseignées à ces infortunés, et qu'ils prennent malheureusement pour des vérités incontestables.
Je n'ai baptisé qu'un Huron. On l'avait amené là où) j'étais pour le brûler. Mes gardiens me pressèrent de l'aller voir. J'allai avec quelque répugnance, car on m'avait dit, mais à tort, que ce n'était pas un de nos sauvages et que je ne le comprendrais pas. Je m'avançai vers la foule qui ouvrit les rangs et me laissa approcher de cet homme, déjà tout défiguré par les tourments. Il était
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étendu sur la terre nue et n'avait rien pour appuyer sa tête. Voyant une pierre près de là, je la poussai du pied jusqu'à sa tête, pour qu'elle lui servît d'oreiller. Il se mit alors à me regarder, et quelques poils de barbe qui me restaient encore, ou quelque autre indice, lui firent juger que j'étais étranger. « N'est-ce pas là, dit-il à son gardien, l'Européen que vous tenez prisonnier ? » Celui-ci ayant répondu affirmativement, il jeta de nouveau sur moi un regard plein de compassion.
« Assieds-toi, mon frère, près de moi, me dit-il ; je veux te parler. » Je m'assis, mais il me fallut faire un effort à cause de la puanteur qui s'exhalait de son corps déjà à moitié rôti.
Heureux de l'entendre un peu, parce qu'il parlait huron, je lui demandai ce qu'il désirait, espérant pouvoir profiter de l'occasion pour l'instruire et le baptiser. A ma grande consolation, sa réponse me prévint. « Ce que je désire ? dit-il; je ne demande qu'une chose, le baptême ; hâte-toi, car le temps est court. » Je voulus l'interroger sur nos mystères pour ne pas donner un sacrement avec précipitation, mais je le trouvai parfaitement instruit ; il avait déjà été reçu parmi les catéchumènes chez les Hurons.
Je le baptisai donc avec bonheur pour lui et pour moi ; mais quoique j'eusse administré ce sacrement avec une certaine ruse, m'étant servi de l'eau que je m'étais fait apporter pour lui donner à boire, les Iroquois ne laissèrent pas de s'en apercevoir. Ils avertirent aussitôt les capitaines et me chassèrent de la cabane avec colère, en m'accablant de menaces ; puis ils se mirent à le tourmenter comme auparavant.
Le lendemain, on acheva de le brûler vif, et comme je l'avais baptisé, ils portèrent tous ses membres un à un dans la cabane où j'étais, puis, sous mes yeux, ils enlevèrent la chair de ses mains et de ses pieds et la
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mangèrent. Enfin, le mari de la maîtresse de la cabane mit à mes pieds la tête de la victime, et la laissa longtemps, en me reprochant ce que j'avais fait et me disant : «Eh bien ! à quoi lui ont servi tes enchantements ? (Il parlait du baptême et des prières que nous avions faites ensemble.) L'ont-ils délivré de la mort ? »
J'éprouvai alors un vif regret de ne pas savoir leur langue et de ne pouvoir pas, dans une si belle occasion1 leur parler de la vertu et des effets du baptême ; mais cé temps-là n'est pas encore arrivé. Leurs péchés et surtout leur orgueil mettent un grand obstacle à la grâce de Dieu, qui regarde les humbles et ne voit les superbes que de loin. Ils s'estiment tous comme des héros et des demi-dieux et ils n'ont que du mépris pour les Européens, qu'ils regardent comme une race vile et lâche. Ils se croient destinés à subjuguer le monde. Ils se sont perdus dans leurs vaines pensées, c'est pourquoi Dieu les a abandonnés aux désirs dépravés de leur coeur. Mais vos prières et saints sacrifices, et les prières que toute la Compagnie ne cesse d'offrir pour les infidèles pourront obtenir que Dieu jette un regard de pitié sur eux, et en même temps sur moi, surtout dans les dangers de la mer auxquels je vais m'exposer. Soyez assuré que sain de corps ou estropié, je serai toujours de Votre Paternité le fils indigne et très humble serviteur.
F[rançois Joseph] B[ressani].
De la Nouvelle-Amsterdam, 31 août 1644.
Vous m'avez fait quelques questions sur ma captivité dans le pays des Iroquois, et vous les avez faites avec tant d'instance et en me donnant tant de motifs, que,
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par considération pour ce que je vous dois, je ne puis refuser d'y répondre. Je le ferai donc avec ma simplicité ordinaire.
A la première question : Pourquoi les Iroquois m'ont-ils tant maltraité ? Je réponds : Parce qu'ils me regardaient comme leur ennemi, non en ma qualité d'Européen (puisqu'ils sont amis des Hollandais, Européens comme nous), mais parce que nous sommes amis et protecteurs des sauvages que nous travaillons à convertir, et avec lesquels ils ne veulent pas la paix, tandis que nous, nous l'entretenons pour le seul motif de les gagner à Dieu. Ainsi, la première cause de cette inimitié, c'est la foi, qui nous oblige, même au péril de notre vie, à cultiver l'amitié de nos néophytes, au risque d'encourir la haine des Iroquois. `cc Si vous aimez nos âmes autant que vous le dites, aimez aussi nos corps (c'est le langage qu'ils nous tiennent) et ne formons plus qu'une nation. Nos ennemis seront les vôtres et nous courrons tous les mêmes dangers. »
Ajoutez à cela la haine que les Iroquois ont pour notre sainte foi, qu'ils croient et disent être de la magie. C'est pourquoi ils ont dernièrement prolongé pendant huit jours, au lieu d'un seul, comme le voulait l'usage, le supplice d'un sauvage chrétien qui se glorifiait publiquement de sa foi. Il se nommait Joseph Onabré, et il perdit la vie dans les tourments les plus cruels.
Ils ont surtout en horreur le signe de la Croix, parce que les Hollandais leur ont fait croire que c'était une vraie superstition ; c'est pour cela qu'ils assommèrent le bon René Goupil, compagnon du père Jogues, et qu'ils me séparèrent de ce jeune garçon à qui je le faisais faire avec d'autres prières.
Mais quand bien même la foi que nous cherchions à introduire dans ces contrées n'eût pas été la cause de la haine et de la cruauté de ces sauvages envers nous, je
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n'aurais pas hésité à braver tous ces dangers dans l'intérêt des âmes. En effet, si l'on regarde comme une action méritoire de s'exposer à la peste, même dans le seul dessein de soulager les corps, ne dois-je pas m'estimer trop heureux, si Dieu me fait la grâce de perdre la vie en secourant et en convertissant les âmes. Tous ceux qui voyagent au Canada et surtout ceux qui se rendent chez les Hurons courent tous ces dangers ; et si, par crainte des Iroquois ou d'autres causes de périls, personne n'allait s'exposer, cette malheureuse nation finirait par être entièrement abandonnée et privée de tout secours spirituel. Voilà pourquoi on porte envie à ceux qui trouvent la mort dans cette Mission.
Néanmoins, à dire vrai, ce qui me consolait le plus, ce n'était point cette considération ; mais la pensée que Dieu et l'obéissance m'avaient placé là. Je priais la bonté divine d'agréer mon sacrifice, comme il agréa celui du bon larron, et je me reconnaissais plus coupable que cet heureux crucifié, étant châtié comme lui, mais pour des péchés plus grands que les siens. Je me rappelais la doctrine du Concile de Trente (Sess. xiv, 9) « que l'acceptation des peines, même inévitables et nécessaires, satisfait à la justice de Dieu et au châtiment que méritent les péchés ».
A la deuxième question, qui regarde mon état intérieur, j'aurais eu de la difficulté à répondre, si je n'avais su « qu'il est glorieux de révéler et de confesser les oeuvres de Dieu » (Tobie, XII, 7), et si je n'avais espéré ajouter par là quelque chose à votre ferveur. Je vous dirai donc en toute sincérité quelles sont les trois grâces et faveurs singulières que Dieu m'accorda en ce temps-là.
La première, c'est que, quoique je fusse constamment à deux doigts de la mort, que j'avais continuellement sous les yeux, mon esprit a toujours été libre, et j'ai pu donner à chacune de mes actions une attention particulière. Si
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donc j'ai manqué en quelque chose, il ne faut pas l'attribuer à un défaut de connaissance, à un manque de présence d'esprit ou au trouble que cause la peur, mais uniquement à une malice inexcusable. Mon corps était quelquefois dans un abattement extrême, je pouvais à peine ouvrir les lèvres pour dire un Notre Père ; mais, intérieurement, je pouvais discourir avec autant de liberté et de facilité que je le fais à cette heure.
La seconde grâce que j'obtins disposa mon intérieur de telle sorte, qu'à mesure que les dangers et les douleurs augmentaient, ma disposition intérieure se modifiait aussi, et je sentais diminuer graduellement en moi l'horreur de la mort et du feu.
La troisième grâce fut de réprimer en moi jusqu'aux premiers mouvements d'indignation contre mes bourreaux et de m'inspirer même des sentiments de compassion pour eux, tant le secours de Dieu suppléait à ma faiblesse et à mon peu de vertu. Je me disais parfois en moi-même : cet homme (plût à Dieu qu'il m'eût été donné de le sauver au prix de mon sang !) sera bien autrement tourmenté en enfer, tandis que moi j'espère obtenir le pardon de quelques-uns de mes péchés par ces légères souffrances que j'endure. C'est lui qui est à plaindre et non moi. '
Me voici insensiblement arrivé à la troisième question que vous me faites, à savoir : Quelles étaient là mes occupations et quelles consolations trouvais-je ou plutôt le ciel m'envoyait-il dans mes peines ? J'avais autrefois trouvé bien belle la paraphrase de saint Bernard sur ces paroles de l'Apôtre : non sunt condignæ passiones, etc. ; mais en cette rencontre je la trouvai pleine des plus douces consolations. Les souffrances de cette vie sont vraiment sans proportion avec mes fautes passées que Dieu me pardonne, avec les consolations présentes qu'il m'accorde et avec la gloire future qu'il me promet.
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Certainement mes peines étaient peu de chose, quand je considérais un si grand gain.
Ne croyez pas cependant que je fusse insensible à la douleur. Je la sentais vivement, mais j'avais intérieurement une telle force pour la supporter, que j'étais étonné de moi-même ou plutôt de la puissance de la grâce, et je croyais que c'était là ce que David avait éprouvé lorsqu'il disait : « Au milieu de mes tribulations, vous avez dilaté mon coeur. J'estime plus cette grâce que celle de ma délivrance. Vous m'avez arraché à toutes les tribulations. »
Quelle bonté, de la part d'un Dieu que j'ai offensé, de vouloir se contenter de si peu pour des dettes si grandes, et qu'il accepte les douleurs de cette vie en place des tourments du purgatoire. Que le Seigneur est bon envers ceux qui ont le coeur pur et (ce qui est plus encore) envers ceux qui ont le coeur dépravé !
Cependant je ressentais bien quelques peines intérieures, mais jamais au moment de mes tourments. Je redoutais ceux-ci avant de les souffrir, plus que lorsqu'on me les infligeait. Souvent même, en voyant d'autres les endurer, je les trouvais plus horribles qu'en les endurant moi-même.
Mes peines intérieures étaient des doutes sur la foi, tentation que maintenant je crois bien commune à l'heure de la mort, et j'en juge non seulement par ma propre expérience, mais surtout par la raison, qui acquiert plus de force à proportion qu'on approche de la mort. L'homme se voyant en effet, à ce moment, comme abandonné des créatures, ne peut trouver de consolation que dans l'espérance d'un Dieu et du paradis qui l'attend. C'est alors que le démon, pour troubler notre joie, affaiblir notre espérance et mettre, selon l'expression de l'Écriture, de l'eau dans notre vin, nous inspire des doutes sur toutes ces vérités ; mais la bonté de Dieu qui conduit
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aux enfers et en ramène ne m'abandonnait pas. Je m'adressais à moi-même les avis que j'aurais donnés à un autre en pareille occasion et je me trouvais aussitôt rempli d'une paix profonde et d'une tranquillité parfaite. J'ai fait un jour un voyage de plusieurs milles, sans réciter d'autre prière que le Credo, et j'éprouvai tant de consolation, que ce voyage, d'ailleurs pénible et en lui-même et à cause d'un assez lourd fardeau que je portais, ne me parut nullement fatigant.
Mes occupations étaient donc les unes intérieures, je viens de vous en parler; les autres extérieures, je les devais à ceux qui me tourmentaient. Je passais la plus grande partie du jour dans des cercles ou sur des estrades, et là je me trouvais en butte aux insultes et aux railleries non seulement des hommes, mais aussi des enfants, qui ne me laissaient pas même une ou deux heures de repos, ni de jour ni de nuit. Ils me répétaient sans cesse : « Nous te brûlerons ; nous te mangerons : moi, je te mangerai un pied ; et moi, une main », etc.
Vous vouliez savoir, en quatrième lieu, s'il ne se rencontrait pas parmi ces sauvages quelque âme tant soit peu compatissante à mon égard, ou du moins quelqu'un qui ne fût pas aussi cruel que les autres. Je ne doute pas qu'il n'y en eût ; mais personne n'osait manifester ce sentiment, dans la crainte d'être méprisé des autres, car parmi eux, tourmenter cruellement un prisonnier est une preuve de bravoure, et compatir à ses souffrances un signe de lâcheté.
Un soir, pendant qu'ils me brûlaient pour la dernière fois l'annulaire de la main droite, au lieu de chanter, comme ils me l'ordonnaient, j'entonnai le Miserere, mais avec un accent si effroyable que je leur fis peur. Ils m'écoutèrent tous avec attention, et celui qui me brûlait me traita alors avec un peu moins de cruauté qu'auparavant. Il continua cependant, dans la crainte qu'on ne
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se moquât de lui. Je me crus à ma dernière heure, tant était grand l'excès de ma douleur. C'est pourquoi je me mis à exhorter nos Hurons prisonniers à souffrir avec courage, surtout s'il leur arrivait de le faire pour la foi, et je les assurai que l'espérance du paradis me délivrait de la crainte de la mort. Ils me le promirent et deux d'entre eux tinrent parole. Ils furent brûlés à petit feu peu de temps après, et ensuite mangés, non sans s'être confessés à moi avant de mourir.
C'est un grand tourment d'être serré fortement par des liens et je ne l'avais jamais bien compris en méditant la passion de Notre-Seigneur. Dans cette position, il m'était absolument impossible de fermer l'oeil, et on me laissait cependant ainsi la nuit entière ! A l'aurore, je priais quelqu'un de me délier. Si celui-ci s'apercevait qu'on avait les yeux sur lui, il se moquait de moi, au lieu de me soulager, pour ne pas s'attirer le reproche de lâcheté mais quand il pouvait le faire sans témoins, ordinairement il me déliait.
Il est certain que s'ils avaient été tous cruels au même degré, je serais mort de faim ; car, n'ayant pas l'usage de mes mains, j'avais besoin qu'on me mît la nourriture dans la bouche. Or, bien des fois, au lieu de me mettre à la bouche l'espèce de bouillie qui formait tout mon régal, ils la laissaient tomber sur ma poitrine, ou bien encore ils me mettaient sur la peau des charbons ardents ; mais d'autres, au contraire, émus de compassion, venaient les jeter à terre, et me donner, quoique en petite quantité, de quoi me soutenir.
La cinquième et dernière question était : Pourquoi ne travaillais-je pas à rendre mes bourreaux plus humains? Chercher à les rendre plus humains c'était les irriter. Je leur disais un jour que mes liens étaient trop serrés et que j'allais mourir par le supplice et non par le feu dont ils me menaçaient. La conséquence fut qu'on les resserra
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davantage. Eh bien ! disaient-ils ensuite, en se moquant de moi, n'es-tu pas à cette heure mieux à ton aise ? Ils font un très fréquent usage d'ironies cruelles.
J'allais oublier de vous dire qu'ordinairement ils ne me quittaient jamais le soir sans que je m'attendisse à mourir dans le courant de la nuit, tant je me sentais faible ; mais par une providence particulière de Dieu, aussitôt qu'ils m'avaient délié le matin, je fermais les yeux et je rêvais que j'étais parfaitement guéri ; et quoique je fisse des efforts pour éloigner cette idée comme une tentation, capable de me détourner de la pensée salutaire de la mort, et que dans mon sommeil je fisse plusieurs fois la réflexion que ce n'était qu'un songe, je ne pouvais m'en convaincre, et à mon réveil j'examinais si c'était vrai ou non.
Cette pensée, bien qu'elle ne fût qu'un rêve, relevait tellement mon courage, qu'après une heure ou deux de repos, je me sentais plein de vie et de force, aussi prêt à souffrir que je l'avais été le premier jour où commença mon supplice.
Le P. Alexandre de Rhodes passa la plus grande partie de sa vie dans les missions du Tonkin et de la Cochinchine. Pendant les intervalles de ses courses apostoliques, le P. de Rhodes donna au public plusieurs écrits de sa façon qui témoignent de beaucoup de lecture et plus encore d'observation. Il donna entre autres choses une relation de ses grands travaux, voyages et missions à la Chine et autres royaumes ; c'est cet écrit qui fournira les renseignements que l'on va lire.
Ce fut en l'année 1615, le dix-huitième de janvier, que le P. Buzoni débarqua à la Cochinchine où incontinent il entreprit de prêcher Jésus-Christ. Il étendit très vite ses conquêtes de Kéan aux alentours et fut aidé de plusieurs autres pères. Après quelques traverses fort pénibles, la mission commença d'établir plusieurs Eglises et réclama des aides pour répondre aux promesses que donnait ce pays. Ce fut en 1624 que le P. de Rhodes y fut envoyé avec plusieurs confrères; dès l'année 1625, « la religion chrétienne fut prêchée en tous les principaux en - droits de la Cochinchine »; mais cette année même le roi prononça l'exil de tous les pères à Faïso ; cependant cette première persécution demeura sans effet. Dans la suite, le P. Buzoni et ses confrères furent, par trois fois, chassés du royaume ; « le crime dont on les accusait était le même que celui que l'on a si souvent imputé aux chrétiens des premiers siècles, d'empêcher les pluies et d'apporter la stérilité »; mais après un peu de temps les pères qui s'étaient cachés faisaient offrir au roi de petits présents et
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on révoquait l'édit de leur bannissement. « Cette vicissitude de bien et de mal dura jusqu'au commencement de l'année 1639 » où le mal prévalut. Le roi fit mettre tous les pères sur des navires et l'Église de la Cochinchine fut abandonnée. L'année suivante, 1640, le P. Alexandre de Rhodes reçut l'ordre de tâcher de rétablir les affaires et il y parvint en peu de temps avec un succès singulier, non sans traverses toutefois dont le détail n'appartient pas à notre sujet.
BIBLIOGRAPHIE. Voyages et missions du P. ALEXANDRE DE RHODES, de la Compagnie de Jésus. Nouvelle édition par un père de la même Compagnie. Paris, 1854, in-8°, p. 234 suiv. Réimpression de : Divers voyages et missions du P. Alexandre de Rhodes en la Chine, et autres royaumes de l'Orient, avec son retour en Europe par la Perse et l'Arménie : le tout divisé en trois parties. Paris, chez Sébastien Cramoisy, 1653, 1666 et 1685. La relation à laquelle l'auteur se réfère ici est intitulée : La glorieuse mort d'André, catéchiste de la Cochinchine, qui a le premier versé son sang pour la querelle de Jésus-Christ en cette nouvelle Eglise. Par le P. A. DE RHODES, qui a toujours été présent à cette histoire. Paris, 1653, Douai, 1654. Cette relation, écrite en italien, avait déjà paru à Rome en 1652. Voyages et travaux des Missionnaires de la Compagnie de Jésus, publiés par des Pères de la même Compagnie pour servir de complément aux lettres édifiantes. II. Mission de la Cochinchine et du Tonkin (Paris, 1858, in-8°), p. 205-208.
L'Église de la Cochinchine jusqu'ici avait été quasi dans la paix et dans la bonace, encore que parfois on l'eût attaquée assez rudement ; mais elle n'avait encore point versé de sang pour soutenir la querelle de son Maître, et ne pouvait pas paraître devant le trône de l'Agneau vêtue de pourpre, portant la couronne en la tête et la palme en main, parce qu'elle n'avait encore aucun martyr qui eût perdu la vie pour ne pas perdre la foi. Dieu réservait cette gloire à un jeune homme, âgé de dix-neuf ans, que j'avais baptisé depuis trois ans, et que j'avais
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en ma compagnie pour m'aider à catéchiser depuis environ deux ans.
Je ne veux pas être long à raconter cette belle histoire, que j'ai écrite en un livre particulier et que j'ai fait avoir en français et en italien. Je voudrais de tout mon coeur faire connaître cet admirable serviteur de Dieu à autant de nations qu'il y en a sur la terre, afin de les inciter à la connaissance et à l'amour de celui pour lequel ce jeune homme est mort. Je dirai ici fort succinctement les circonstances de cette histoire, remettant mon lecteur au livre que j'en ai écrit.
Ce fut donc en juillet de l'an 1644 que le gouverneur de la province de Cham revint de la cour, avec ordre, non pas du roi, qui m'avait témoigné beaucoup d'amitié, mais de cette reine, qui avait de la haine contre les chrétiens, comme j'ai dit, et qui avait juré la perte principalement d'Ignace [le principal de mes collaborateurs]. Ce gouverneur prit volontiers cette commission parce qu'elle était conforme à la mauvaise humeur qu'il nous avait témoignée depuis longtemps. Il commença par un bon vieillard, nommé André, qu'il fit prisonnier ; puis envoya une compagnie de ses soldats en notre maison, pour y prendre Ignace, qu'il était résolu de faire mourir.
Je me trouvai, de bonne fortune, hors du logis, avec Ignace et mes catéchistes, à la réserve d'un jeune homme nommé André, qui me demanda de demeurer pour servir quatre de ses compagnons malades. J'étais allé pour saluer ce gouverneur, ne sachant pas ce qu'il tramait contre nous ; je n'en fus averti qu'à la porte de son palais, où un seigneur portugais me vint dire ce qui se passait ; il me conseilla de me retirer au plus tôt et de mettre mes catéchistes en lieu de sûreté.
Je congédiai incontinent tous ces jeunes hommes, qui ne demandaient pas mieux que mourir ; je m'en allai vers le gouverneur, comme si je n'avais rien su de ce
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qu'il avait fait ; mais il me parla fort rudement, et je connus bien que j'aurais peine à le gagner; je m'en allai à la prison voir ce bon vieillard, que je trouvai chargé d'une échelle à la mode du pays, mais néanmoins si gai, que vous eussiez dit qu'il était dans un palais. Je voulais demeurer toute la nuit en sa compagnie, mais le geôlier m'en empêcha. Je me retirai dans une barque, où tout mon petit troupeau m'attendait.
Cependant les soldats faisaient bien du dégât en notre maison. Ils y étaient entrés de vive force ; ils avaient cherché fort soigneusement Ignace ; mais André leur ayant dit qu'il avait tous les mêmes crimes pour lesquels ils en voulaient à son compagnon, ils eurent honte de s'en retourner sans avoir rien fait de ce que portait leur commission; ils prirent André, l'amenèrent bien lié, après avoir fouillé partout et volé toutes les saintes images, avec tous nos ornements d'église; André les suivit fort allègrement, et pendant tout le chemin, il prêcha continuellement à ceux qui le conduisaient en prison le moyen d'éviter l'enfer et d'aller au ciel.
Cela les irrita au lieu de les convertir ; ils passèrent auprès du bateau où nous étions cachés, demandèrent si nous n'avions point vu Ignace ; les ténèbres de la nuit nous sauvèrent ; le jeune André fut mené vers le gouverneur, et accusé comme chrétien et comme prédicateur ; incontinent on le mena dans la prison où était déjà l'autre confesseur de Jésus-Christ, qui avait aussi nom André. Ils passèrent tous deux le reste de la nuit, qu'ils se persuadaient devoir être la dernière de leur vie, et se donnaient courage l'un l'autre, par l'espérance d'être le lendemain tous deux dans le ciel.
Le matin étant venu, le gouverneur, voulant donner couleur à son crime, assembla une forme de jugement ; on fit comparaître ces deux innocents, que l'on condamna incontinent, sans même les avoir ouïs. Puis on les ramena
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dans la prison, prétendant que l'exécution de l'arrêt serait pour le même jour. J'accourus le plus vite qu'il me fut possible, mais l'arrêt était déjà fait et prononcé. Tous les Portugais m'accompagnèrent vers le gouverneur et vers tous ceux qui avaient quelque crédit sur son esprit; nous le priâmes plusieurs fois, jusqu'à l'importuner et le menacer ; il demeura ferme dans sa mauvaise résolution ; il me dit que, pour le vieillard, il lui donnait la vie, parce qu'il avait pitié de ses enfants ; mais que pour ce jeune suffisant, qui avait dit qu'il était chrétien, et que la mort même ne lui ferait pas quitter ce nom, il mourrait comme il avait dit, pour apprendre à tous l'obéissance qu'ils devaient au roi.
Quand je vis qu'il était hors de mon pouvoir de sauver la vie à mon bon André, je me résolus de le disposer à la perdre en vrai chrétien et en vrai martyr. Je ne dirai rien de ce que je fis avec lui dans la prison, cela serait trop long à dire. Quand il me vit, après qu'on lui eut prononcé son arrêt de mort, il entra dans de merveilleux transports de joie ; il disait à tous les chrétiens, qui le vinrent visiter en foule, tout ce que leur eût pu dire un saint Laurent quand il était prêt à être grillé. Il se confessa, se mit en prière, dit adieu à tous, suivit allègrement une compagnie de quarante soldats, qui le conduisirent en un champ à une demi-lieue de la ville.
Je fus toujours à ses côtés, et à peine le pouvais-je suivre, tant il allait vite, encore qu'il fût chargé d'une échelle fort pesante. Quand il fut arrivé au lieu destiné à son triomphe, il se mit incontinent à genoux, pour combattre avec plus de courage. Les soldats l'environnèrent; ils m'avaient mis hors de leur cercle, mais le capitaine me permit d'entrer et de me tenir auprès de lui. Il était ainsi à genoux en terre, les yeux élevés au ciel, la bouche toujours ouverte et prononçant le nom de Jésus.
Un soldat venant par derrière le perça de sa lance, laquelle
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sortait par devant au moins de deux palmes ; lors le bon André me regarde fort aimablement, comme me disant adieu; je lui dis de regarder le ciel, où il allait entrer, et où Notre-Seigneur Jésus-Christ l'attendait. Il leva les yeux en haut et ne les détourna plus. Le même soldat, ayant retiré sa lance, l'enfonça une seconde fois, et donna un coup redoublé, comme lui cherchant le coeur.
Cela ne fit pas seulement branler ce pauvre innocent, ce qui me sembla du tout admirable. Enfin, un autre soldat, voyant que trois coups de lance ne l'avaient point abattu en terre, lui donna son cimeterre contre le cou, mais n'ayant rien fait, il assena un autre coup qui lui coupa tellement le gosier, que la tête tomba sur le côté droit, ne tenant plus qu'à un peu de peau. Mais j'entendis fort distinctement qu'en même temps que la tête fut séparée du cou, le sacré nom de Jésus, qui ne pouvait plus sortir par sa bouche, sortit par sa plaie, et en même temps que l'âme vola au ciel le corps tomba à terre.
Les soldats se retirant, nous laissèrent cette précieuse relique ; nous la reçûmes entre nos bras, la fermâmes dans une belle caisse, ramassâmes tout son sang, fîmes des funérailles, non pas magnifiques, mais certes dévotes, à ce saint martyr. Je portai ce précieux dépôt dans ma barque, où tous mes compagnons m'attendaient. Quand ils me virent avec les restes de leur compagnon qui était allé au ciel, vous eussiez dit qu'ils étaient hors d'eux-mêmes, tant ils avaient de joie et de douleur en même temps. J'envoyai ce saint corps à Macao, où il fut reçu avec grande magnificence dans notre collège ; depuis, j'ai fait faire le procès-verbal de vingt-trois témoins qui avaient été spectateurs de cette grande constance, mais je gardai la tête pour moi, et Dieu m'a fait la grâce de la porter à Rome.
Encore que ce jeune André ait emporté la couronne de
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martyr par-dessus le plus ancien, si est que celui-ci a mérité celle de glorieux confesseur de Jésus-Christ. Il était le plus ancien chrétien non seulement de la ville de Cachan, où il était né, mais encore de la Cochinchine. Il a eu l'honneur d'avoir été le premier tourmenté pour l'honneur de Jésus-Christ, non pas une, mais quatre fois, et toujours il a soutenu si courageusement le parti de son Maître qu'il en est toujours sorti avec l'avantage contre tous les ennemis de la foi.
Il a le premier été fait prisonnier pour la querelle de la religion, et a porté le premier le beau collier d'honneur que nous appelons la croix de la Cochinchine, en qualité de soldat et de chevalier chrétien. Il a échappé de tous ses combats, et certainement le martyre lui a manqué, mais il n'a point manqué au martyre. Il avait une femme, nommée Ignace, et deux enfants, Emmanuel et Louis, les vraies copies de sa vertu ; sa maison était le grand refuge de tous les chrétiens dans le calme et dans la tempête. Il y avait bâti une église fort capable, où plusieurs païens étaient baptisés, instruits et fortifiés par les sacrements. C'est la raison pourquoi on l'a si souvent affligé en sa personne, en ses enfants et en ses biens ; mais rien de tout cela n'a pu lui arracher Jésus-Christ du coeur. Il était le plus honorable magistrat de toute la ville de Cachan, mais il a toujours préféré l'opprobre de la croix à tous les honneurs d'Égypte. Enfin, Onghebo se lassa plus tôt de le tourmenter, que lui ne se lassa de souffrir ; il a vécu depuis paisible dans sa maison. J'ai appris, par les dernières lettres que j'ai reçues depuis peu de ce pays-là, datées de l'an 1648, qu'il est mort saintement dans sa maison, toujours constant en la foi, et glorieux pour tant d'opprobres qu'il a soufferts à son occasion.
Après la glorieuse mort d'André, l'on me fit un commandement fort exprès de sortir de la Cochinchine,
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quand les navires des Portugais partiraient ; néanmoins, je jugeai que ce serait une extrême lâcheté d'abandonner le troupeau de Jésus-Christ lorsque les loups l'attaquaient, et de le laisser alors sans aucun pasteur : je crus qu'il valait bien mieux exposer ma vie que le salut de tant d'âmes, que le Fils de Dieu aime tant ; je me résolus de demeurer caché dans une barque, pour aller la nuit visiter les chrétiens et leur donner les sacrements.
Pour mieux dissimuler mon dessein, j'entrai dans le navire portugais en vue de toute la ville de Cham, lorsqu'ils partirent pour la Chine ; mais j'avais donné le mot à mes catéchistes, qui étaient cachés dans une barque, de m'aller attendre à trois lieues du port ; là, je sortis du navire portugais, où je mis le corps de mon martyr, pour être porté à Macao, et j'entrai dans ma barque, plus content que si j'eusse été dans une maison dorée : nous y passions le jour dans tous les exercices de piété que nous pouvions, et, à dire vrai, ces neuf jeunes hommes y vivaient comme des anges ; quand la nuit venait, ce n'était pas pour nous le temps du repos, mais le commencement de notre travail, car il fallait être toujours en campagne.
Cependant la persécution allait toujours croissant, et le zèle de nos bons chrétiens, croissant aussi, bravait la fureur de tous les tyrans. Onghebo faisait une recherche bien sévère de toutes les saintes images, et envoyait ses soldats dans les maisons de tous les chrétiens pour les emporter. Une bonne matrone, nommée Madeleine, encore que fort âgée, témoigna une force d'esprit admirable dans cette rencontre.
Les païens surent qu'elle gardait en sa maison une belle image du Sauveur, qui était auparavant en l'église ; ils se résolurent de l'avoir, mais elle dit qu'elle mourrait plutôt que de la donner.
On la tourmenta toute la nuit, lui mettant les pieds à
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la torture; mais elle se moqua d'eux et de leurs tourments, leur assurant qu'ils perdaient leur peine ; que, bien qu'on lui coupât les pieds, sa langue ne trahirait jamais son coeur, qui était tout à Jésus-Christ. En effet, les persécuteurs, n'ayant rien gagné, furent contraints de se retirer, sans rien emporter que la confusion.
Plusieurs autres chrétiens témoignèrent une semblable constance dans les supplices horribles qu'on leur fit souffrir pour rendre les images, mais enfin Dieu prit sa cause en main : un de ces soldats, qui avait été un des plus insolents à la recherche des saintes images, fut saisi tout à coup d'une douleur si violente dans le cou, que dans deux jours il en mourut comme enragé. Le gouverneur ne fut pas puni en sa personne, mais en son bien. L'on estime fort en ce pays-là les boeufs, parce qu'ils servent à labourer la terre ; ce gouverneur en perdit cinquante en peu de jours : ces deux accidents, arrivés en un même temps, adoucirent un peu les persécuteurs.
Je ne saurais taire la générosité d'un chrétien nommé Antoine Té, qui était le plus riche et le plus autorisé dans un grand bourg où il demeurait avec sa famille. Il avait si bien travaillé, que, dans tout ce bourg, il ne restait plus aucun païen. Quand il vit cette horrible persécution, il eut peur que plusieurs de ces nouveaux chrétiens n'en fussent ébranlés. Il les assembla tous, et, après les avoir bien exhortés à la constance, il leur demanda toutes les images et les choses saintes qu'ils avaient en leurs maisons, afin qu'il les mît toutes en lieu d'assurance ; et que, si l'on imposait quelque amende, ils n'en fussent point en peine, parce qu'il les voulait toutes payer. Ce qu'il fit avec tant de gaîté de coeur, que, par cette libéralité d'Antoine, toute cette belle église en devint riche en mérite et demeura constante en la foi.
Quand les chrétiens de la province de Quinhin eurent
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ouï le glorieux martyre d'André, bien loin de vouloir lâcher pied, quand ils seraient attaqués, plutôt ils prirent un nouveau courage, pour résister à tous les tyrans. J'avais donné l'intendance de cette église à un très vertueux chrétien nommé Antoine Ngu, qui, embrasé du désir d'avoir une couronne semblable à celle d'André, se mit incontinent en chemin, pour venir demander avis de ce qu'il avait à faire en cette rencontre ; je le renvoyai aussitôt, avec ordre de bien encourager tous les chrétiens pour les combats où ils se pourraient trouver dans cette persécution qui les menaçait.
Il y alla fort à propos, et il s'acquitta si bien de ce que je lui avais dit, que tous les chrétiens se trouvèrent merveilleusement bien prêts à recevoir leurs ennemis, quand ils les vinrent attaquer. Peu de jours après, un juge criminel envoyé par le gouverneur vint en cette province, et, entrant dans la première ville, fit incontinent commandement à tous les chrétiens de se venir déclarer, à peine d'être bien punis quand ils seraient découverts. Il croyait que cela épouvanterait les soldats de Jésus-Christ, et qu'aucun n'oserait se déclarer, crainte d'être puni ; mais il se trouva bien étonné, quand il vit que les chrétiens venaient à foule, pour faire inscrire leurs noms : dans moins d'un jour, il y en eut sept cents, et à tous les moments il en paraissait de nouveaux. Le juge ne voulut pas passer outre, voyant bien que toute cette recherche ne servirait à rien qu'à augmenter sa confusion.
Il eût voulu avoir retiré sa parole; mais se voyant engagé d'honneur, de ce grand nombre il en choisit trente-six, qu'il fit bien lier, et les conduisit en la province de Cham, où notre grand ennemi Onghebo l'attendait. Mais il ne fut pas moins étonné que son fiscal, quand il vit cet escadron de trente-six chrétiens qui se
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présentaient à lui en résolution de ne céder ni à ses menaces ni à ses attaques.
Il n'eut pas même le courage de les interroger ; mais il en donna charge à un autre, qui leur demanda d'abord s'ils avaient envie de vivre ou bien s'ils étaient résolus à mourir. « Nous voulons vivre, dirent-ils tous, mais de la vie éternelle, que Jésus-Christ a promise à tous ceux qui croiraient en lui », et que,pour avoir cette vie, ils tenaient à faveur de pouvoir mourir. Il ajouta divers interrogats; mais on lui fit toujours ,des répliques si courageuses, qu'elles ne lui donnaient que du désespoir de leur faire changer de dessein.
Néanmoins, parmi ces trois fois douze disciples du Fils de Dieu, il se trouva un Judas, qui l'abandonna lâchement. Ce fut un vieillard qui était fort riche et puissant en sa maison. Il se trouva bien moins courageux que ses trente-cinq compagnons, qui reçurent un déplaisir bien sensible, quand ils virent leur frère et leur cher ami quitter ainsi leur maître et leur capitaine, parce qu'il craignait la mort et la perte de ses biens, qu'il aimait avec excès. Ce pauvre misérable renia la foi ; je tâchai depuis de le voir pour le ramener dans son devoir, mais je n'eus jamais moyen de le rencontrer, tous les païens prenaient garde à lui, crainte qu'il leur échappât encore une fois.
Cette lâcheté de ce fugitif augmenta le courage de tous les autres, qui demeurèrent fermes dans la belle confession de foi qu'ils avaient si bien commencée, et pour laquelle ils espéraient de pouvoir obtenir la mort, qui les ferait martyrs de Jésus-Christ. Mais le gouverneur, qui savait fort bien que la violence dont il usait surpassait le pouvoir qu'il avait du roi, qui trouverait mauvais s'il faisait mourir ces chrétiens, se contenta de les épouvanter tous par ses menaces ; il en choisit six, dans ce nombre de trente-cinq, pour les faire fustiger publiquement
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sur la grande place de Cachan, croyant que ce serait assez pour intimider tous les autres. Mais, en attendant de faire ce choix au lendemain, il les fit enfermer dans la prison, pour y passer toute la nuit.
Quand je fus informé de ce qui se passait, je trouvai moyen de gagner les gardes, qui me laissèrent entrer dans cette prison, qui me sembla un paradis ; d'abord que mes trente-cinq confesseurs de Jésus-Christ me virent entrer, nous fléchîmes tous les genoux en terre, pour remercier le Père des lumières qui me donnait de si belles clartés dans les ténèbres de la nuit et de la prison. Puis, après mille embrassements, je commençai à les instruire de tout ce qu'ils avaient à faire dans cette occasion, où ils pouvaient ou tout perdre ou tout gagner.
Ils se confessèrent tous à moi, ouïrent la messe que je leur dis, puis se communièrent de ma main ; les joies que l'on ressent en ces occasions sont ineffables, parce qu'elles tiennent de la nature des joies du ciel, aussi en sont-elles les avant-goûts. Après que je les eus ainsi consolés, je me retirai, sur le commencement du jour.
Quelques heures après, le juge député par le gouverneur vint en la prison, pour en choisir six dans les trente-cinq, qui seraient chargés de ces fameuses échelles que nous appelons croix de la Cochinchine, et puis cruellement fustigés aux yeux de toute la ville. Ce fut pour lors qu'on vit le plus beau combat que la Cochinchine eût jamais vu : trente-cinq chrétiens, qui s'aimaient tous comme frères, et qui n'avaient qu'un même coeur, commencèrent à se saintement quereller, comme si rien n'eût été capable de mettre la dissension parmi eux, que l'amour de Jésus qui les unissait si étroitement.
Ils désiraient tous être des six que l'on choisissait, et pas un ne voulait être au-dessus de ce nombre, parce qu'il n'aurait pas la gloire de souffrir : c'était le seul sujet de leur charitable dissension, parce que personne
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ne voulait être délivré du supplice. L'un alléguait pour sa raison qu'il était plus ancien chrétien, l'autre qu'il avait plus de force pour souffrir, l'autre qu'il était moins nécessaire à l'Église ; enfin, chacun donnait à son compagnon l'avantage du mérite, pour emporter au-dessus de lui la gloire de la souffrance.
Le juge, dans cette rencontre, ne savait s'il devait se mettre en colère ou s'il devait rire ; s'il devait les contenter tous, en les. faisant tous souffrir, ou bien s'il les devait tous punir, en les congédiant tous sans en tourmenter aucun. Mais, quand il vit un père et un fils qui étaient dans cet agréable combat, ce fut pour lors qu'il connut que la sagesse des chrétiens a des lois qu'il n'avait jamais ouïes. Le père disait amoureusement à son fils qu'il s'étonnait qu'il voulût disputer la présence à son père, qui avait bien moins de forces, mais non pas moins de courage que lui. Le fils répartait avec respect qu'il était bien moins nécessaire au monde que son père, qui avait une grande famille à nourrir ; qu'en cela seul il pouvait le disputer à son père, et lui être désobéissant sans crime; ils voulaient tous deux qu'on leur mît cette échelle au cou, et ils se présentaient tous deux à la recevoir; mais le juge, ravi d'une telle guerre, les mit tous deux d'accord, en ne satisfaisant pas au désir de l'un ni de l'autre ; il les renvoya tous deux, étonné de la générosité que la foi chrétienne donne.
Il en choisit six autres, dont le premier fut cet Antoine Ngu, duquel je parlais au commencement ; on leur mit à tous l'échelle au cou ; puis ayant renvoyé les autres vingt-neuf, on conduisit les six à la place pour être tourmentés. Vous eussiez vu parmi eux une contenance bien différente, les vingt-neuf, qui s'en allaient sans recevoir aucun mal, avaient un visage mélancolique et marchaient fort doucement ; les autres qui étaient chargés d'un fardeau bien lourd sur leurs épaules, allaient
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gaiement comme s'ils eussent eu des ailes. Quand ils furent arrivés devant les juges, ils attendaient qu'on les condamnerait à la mort, et c'était la grande grâce qu'ils attendaient.
Ils furent bien étonnés quand on les condamna seulement à être bien bâtonnés et fustigés en la grande place de Cachan, et encore furent-ils bien moins contents quand ils virent que les soldats qui devaient exécuter cet arrêt eurent compassion d'eux, et ne s'en voulurent acquitter que fort doucement ; ils se contentèrent de donner à chacun quatre ou cinq coups de bâton, puis ils les renvoyèrent tous.
Ils me vinrent trouver tous six ensemble, se plaignant bien fort de la trop grande douceur de ces juges et de leurs ministres ; je les consolai en leur disant que la bonne volonté devant Dieu est réputée pour l'effet ; que peut-être ce premier combat avait été un petit essai de quelque grande attaque, où ils pourraient faire voir toute leur fidélité.
La fureur de notre ennemi juré Onghebo ne. s'arrêta pas après avoir ainsi tourmenté les chrétiens; elle passa jusqu'aux églises où ils faisaient leurs prières. Il en fit abattre trois fort belles dans la province de Quinhin; mais la dévotion des fidèles ne s'attiédissait pas pour cela, elle s'échauffait plutôt davantage dans les outrages de ses ennemis. Je me tins caché quelques jours en cette ville, qui avait été le théâtre de la constance de ces trente-cinq généreux soldats, et j'étais ravi que, dans ce même temps, plusieurs païens voulurent recevoir le baptême, sous l'espérance de pouvoir souffrir la mort pour la défense de la religion qu'ils embrassaient.
Cela dura jusqu'au quinzième de septembre de la même année 1644.
Tous les chrétiens attendaient avec impatience [la] belle fête [de Noël], et se préparaient à la passer avec
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dévotion ; mais leurs ennemis, étant avertis que c'était le vrai temps de les surprendre dans leurs assemblées, étaient aux aguets, pour ne perdre pas cette occasion de les attraper.
L'on avait choisi [un] bourg, où étaient les salines, pour nous assembler pendant ces grands jours, que tous les chrétiens du monde célèbrent si dévotement.
La maison d'un des plus anciens chrétiens de la Cochinchine, nommé Nicolas Hao, fut préparée à cet effet, parce qu'elle était fort belle et fort capable. Je ne sais comme les païens en eurent avis, ils y vinrent à main armée l'avant-veille de la fête, croyant de m'y surprendre sur le fait.
Mais, par hasard, j'étais alors en une maison voisine où je disais la messe ; quand nous entendîmes le bruit, je m'arrêtai, sans vouloir passer outre, parce que je n'étais pas encore arrivé à la consécration, et j'eus crainte que les païens survenant ne profanassent le sacré corps de Notre-Seigneur; les chrétiens qui étaient présents me dirent qu'il n'y avait rien à craindre ; j'achevai le plus promptement qu'il me fut possible; puis nous nous disposâmes tous à souffrir la fureur de cette troupe insolente, qui faisait grand bruit dans la maison voisine.
Ils n'y avaient rencontré personne de nos chrétiens, qu'un aveugle, nommé Joseph, avec deux de ses cousins, qu'il était venu présenter au baptême; on se rua aussitôt sur lui pour savoir le lieu où j'étais caché. Mais il se moqua toujours d'eux, leur disant qu'il n'avait eu garde de me voir, puisqu'il était aveugle ; cette raillerie les irrita; ils le mirent à la torture, pour lui faire dire où j'étais, mais encore ne purent-ils rien gagner. Nous étions si proches de ceux qui me cherchaient, que nous entendions tous leurs discours, et les cris de cet innocent, qui souffrait à mon occasion, me fendaient le cur ; je voulais sortir et m'aller déclarer moi-même, pour le
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délivrer; les chrétiens m'en empêchèrent, parce que je les eusse tous mis dans un grand péril ; Dieu voulut que cette nuée se dissipa bientôt ; ces soldats, n'ayant rien découvert de ce qu'ils voulaient, furent contraints de se retirer.
Je demeurai tout le lendemain, qui était la veille de Noël, jusqu'au soir, dans cette même maison, où je baptisai vingt-deux catéchumènes, et confessai sans cesse ceux qui n'avaient pas eu moyen de le faire les jours précédents. Sur l'entrée de la nuit, j'allai en cette maison de Nicolas Hao, que je trouvai fort bien préparée; il y avait sept à huit cents chrétiens assemblés, que je trouvai tous à genoux, les visages baissés, et la plupart les larmes aux yeux.
C'est là véritablement où l'on apprend à passer avec dévotion la nuit de Noël : dans ce silence de la nuit, il me semblait de voir toutes les lumières du paradis. Jet ne dirai jamais toutes les consolations que j'y reçus, mais je dirai bien que dans les belles églises, et dans ces ravissantes musiques d'Europe, je n'ai jamais rien vu ni expérimenté qui en approche ; personne ne le sait, sinon celui qui l'a goûté. Sur l'aube du jour, je donnai ordre que chacun se retirât, me doutant bien de ce qui arriva aussitôt après que nous fûmes sortis.
Cette même compagnie de soldats, qui étaient venus deux jours auparavant, ne manqua pas de revenir, Croyant que la prise serait infaillible. Ils ne furent pas du tout trompés ; cinq de nos chrétiens, après avoir veillé toute la nuit, s'étaient endormis sur le matin on les lia incontinent, et particulièrement Ignace, qui, après avoir catéchisé une grande partie de la nuit, avait demeuré assoupi ; on le garrotta si rudement, qu'il était pour en mourir, si on ne l'eût un peu soulagé.
Mais tous ces liens ne furent pas capables de lui ôter la liberté de publier la gloire de son maître Jésus-Christ :
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il prêcha si bien ses persécuteurs, qu'il leur changea le coeur ; ils furent contraints de céder à la force invincible du Saint-Esprit, qui parlait par sa bouche. Ils se retirèrent tout étonnés et laissèrent leur captif dans les liens.
Ignace, qui n'avait pas employé son éloquence à dessein d'être délié, mais avec intention de rompre les chaînes qui tenaient captifs ces infidèles, quand ils furent sortis, ne voulait pas permettre aux chrétiens de détacher ses liens ; mais je l'envoyai avertir de se réserver à une meilleure occasion. Il permit qu'on lui ôtât ses cordes, qu'il chérissait plus que des chaînes de diamant, et aussitôt après il vint me trouver.
Nous passâmes le reste du jour de Noël dans nos exercices accoutumés, sans craindre la rage de nos ennemis ; mais, la nuit étant venue, nous entrâmes dans notre barque, pour nous retirer en un lieu plus assuré. Le lendemain, jour de saint Étienne, nous pensions. d'être cachés à quatre lieues de notre gîte ; les chrétiens y accoururent pour se confesser ; mais, peu de temps après, vint un sergent, de la part du juge du lieu, qui me fit commandement de le suivre, avec Ignace, jusqu'au lieu où le juge m'attendait.
Cette nouvelle ne nous fut point désagréable, au jour du premier Martyr de l'Eglise ; nous obéîmes au commandement qui nous avait été fait; nous allâmes en compagnie de ce soldat vers le juge qui nous appelait ; il était dans la maison de ce Nicolas Hao, où nous avions passé la nuit de Noël ; bien loin de nous traiter mal, il usa de si grande civilité, qu'il ne voulut pas même être assis en me parlant.
Mais néanmoins il appela les principaux païens du lieu, et leur commanda de me garder soigneusement jusqu'au lendemain matin. Je trouvai que Dieu me présentait une très belle occasion de découvrir à tous ces
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infidèles les belles lumières de la foi pendant cette nuit. Nous la passâmes entière en cet exercice, qui m'était mille fois plus agréable que le repos. Je leur faisais voir combien la foi des chrétiens est plus raisonnable que les superstitions des païens, et ils entendaient si bien mes raisons, qu'il n'y en eut pas un qui ne confessât que je disais vrai.
Mais, encore qu'ils eussent l'esprit convaincu, leur coeur pourtant ne suivait pas les lumières qu'ils avaient : les uns me dirent que cette religion que je leur prêchais paraissait bien bonne, mais qu'ils avaient peine de bien croire ce que je disais, parce que le roi ne la suivait pas.
Je leur répondis que ç'avait toujours été le train que Dieu avait tenu pour publier la gloire de son Eglise ; qu'il avait toujours commencé par les plus petits, et puis enfin, qu'il était venu à bout des plus grands monarques ; que son dessein était de ne donner la gloire à ses amis qu'après avoir éprouvé leur fidélité dans les travaux des persécutions ; qu'il commençait toujours par là, faisant gloire de vaincre les princes, en faisant que toute leur rage fût incapable de le surmonter ; que la même chose arriverait à la Cochinchine, où les chrétiens, après avoir été l'objet de la colère du roi, le verraient enfin compagnon de leur croyance.
Un autre disait que rien ne l'étonnait tant, dans notre religion, comme la grande facilité que nous apportions à pardonner les péchés, de quelque nature qu'ils pussent être ; mais particulièrement qu'ils ne voyaient aucune apparence de raison en ce que nous les pardonnions, non pas trois ou quatre fois, mais aussi souvent que le criminel voulait.
Je leur répondais que cette facilité à pardonner ainsi les offenses était propre à Dieu seul, qui tire sa principale gloire de la bonté en laquelle il surpasse autant
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tous les princes de la terre, qu'il les surpasse tous en la. puissance de se venger ; mais que pourtant sa miséricorde ne faisait jamais tort à sa justice ; que la première, pendant cette vie, semblait passer dans l'excès pour ne pas imposer une peine éternelle, mais que la justice paraîtrait toute pure dans l'autre vie, où il n'y aurait jamais aucune relâche pour les supplices ni aucun pardon pour les offenses. Ils avouèrent tous que j'avais raison, et ils me témoignèrent tant de courtoisie, que je pris la liberté de leur demander la permission de dire la messe ; ils me permirent fort volontiers. Je fis préparer un bel autel, dont ils demeurèrent fort satisfaits. Plusieurs soupiraient après notre sainte religion, mais aucun d'eux n'eut assez de courage pour faire ce qu'il désirait.
Cependant le jour étant déjà bien avancé, le juge ne paraissait point ; ceux qui nous gardaient trouvèrent à propos de me conduire à sa maison, à six lieues de là. Nous y allâmes fort allègrement, Ignace et moi, sous l'espérance que nous n'échapperions pas sans y mériter quelque belle couronne. Quand nous fûmes arrivés, le juge n'osa pas vider cette cause, il aima mieux la renvoyer à un autre tribunal qui avait un plus grand pouvoir et une juridiction plus absolue. L'on m'y conduisit incontinent.
Je trouvai six magistrats, qui m'interrogèrent sur la nouvelle doctrine que je prêchais, et pourquoi je faisais tant de chrétiens, nonobstant la défense que le roi m'avait faite ; je répondis que j'obéissais à Dieu, en faisant cela, qui était au-dessus du roi ; que nous étions également obligés à ne rien craindre pour lui obéir. Ensuite l'on me demanda qui étaient mes compagnons, et pourquoi je les avais pris. Ignace prit incontinent la parole, et parla si à propos que tous ces Messieurs, n'ayant rien à répartir, dirent qu'ils ne me voulaient point juger, ni
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mes compagnons, parce que nous n'étions pas de leur ressort ; que le roi en ordonnerait ce qu'il voudrait, mais que les trois chrétiens qui m'avaient retiré en leur maison pour dire la messe, iraient en prison.
Je dis aussitôt que ce serait une injustice de punir les innocents et de renvoyer les coupables ; que c'était moi qui avais fait tout le mal, s'il y en avait, en cette désobéissance ; que j'irais très volontiers en prison, mais que je demandais la liberté pour ces trois chrétiens. Nous demeurâmes longtemps dans cette contestation ; mais enfin nous fîmes si bien, que l'on se contenta d'une bonne amende, que je fis payer par les chrétiens qui avaient plus de moyens que les autres ; ainsi mes trois hôtes furent délivrés, et Ignace même fut mis en liberté.
Il n'y avait plus que moi de captif, en attendant les ordres du roi. Un des principaux magistrats du pays, mais encore plus dévot chrétien, nommé Ignace, demanda qu'on me logeât en sa maison, en attendant que le roi eût déclaré sa volonté, et qu'il se chargerait de me faire comparaître quand on voudrait. On lui octroya ce qu'il désirait ; je demeurai chez lui douze jours, pendant lesquels je fus incessamment occupé à donner les sacrements à plusieurs païens qui voulurent le baptême et aux chrétiens qui se confessèrent.
Le premier juge de la province, ayant su ce qui se passait, ordonnait que je sortisse de la maison d'Ignace, pour me tenir en ma barque et y attendre ce que le roi commanderait. Il me fallut obéir sans réplique, encore que mon hôte eût bien de la peine à me voir sortir. J'allai en ma retraite ordinaire de ma petite barque, où les magistrats me faisaient souvent visiter par leurs gardes, ce qui m'obligeait à m'y tenir tout le jour ; la nuit, je faisais à mon ordinaire, ayant la liberté d'aller çà et là. Ce train-là dura deux mois, pendant lesquels le bruit courut plusieurs
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fois que tous mes catéchistes seraient mis en prison et que je serais chassé dans ma barque, pour aller hors du royaume, où il me plairait. Cela m'obligea de renvoyer mes catéchistes en des maisons secrètes des chrétiens qui les retirèrent. Je demeurai seul sur la rivière, avec un petit garçon qui m'allait chercher à vivre, afin que, s'il y avait du danger, je portasse tout seul le mal que nous pouvions craindre.
Néanmoins toutes ces appréhensions se trouvèrent fausses ; le roi me fut plus favorable que nous n'avions pas espéré. Il commanda qu'on me mît en liberté ; nos ennemis furent surpris de cette nouvelle, et le gouverneur, qui avait entendu que je serais bien plus maltraité, me fit commandement de sortir de sa province. Je dis que je lui obéirais, mais que je lui demandais un peu de délai pour pouvoir refaire ma barque, laquelle. n'était pas en état de me pouvoir conduire en haute mer sans un évident danger de ma vie.
Il m'accorda ma requête, au grand contentement des chrétiens, qui furent ravis de me retenir. Je me retirai en la maison de ce magistrat, nommé Ignace, qui m'avait logé auparavant. J'y passai quelques semaines, où nous eûmes bien de l'occupation, surtout au commencement du Carême, où nos nouveaux chrétiens furent ravis de voir la belle cérémonie des Cendres, à laquelle ils assistèrent tous ; et, pendant tout ce temps-là, ils me donnaient d'admirables preuves de leur foi.
A ce commencement du Carême, les chrétiens venaient tous les jours dans la maison où j'étais logé, et n'en bougeaient que fort peu souvent. Il arriva, par hasard, qu'un certain juge fiscal fut envoyé par Onghebo pour une affaire importante, de laquelle Ignace devait avoir la commission, parce qu'il était le premier magistrat du lieu. Ce notaire était logé dans notre maison, mais il était en l'étage d'en bas, et nous en celui d'en haut. Trente
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chrétiens avaient passé la nuit avec nous pour recevoir les sacrements, et sur le matin, ils faisaient leurs prières tous ensemble à leur ordinaire. Le bruit qu'ils faisaient en psalmodiant éveilla le valet du notaire, qui, se doutant de ce que c'était, avertit son maître, qui monta incontinent; et, surprenant sur le fait cette troupe de chrétiens, fit grand bruit dans tout le logis. Ignace, qui nous logeait, fut bien étonné, quand il vit que le juge avait ordre du gouverneur de se saisir de tous les chrétiens qu'il rencontrerait dans l'exercice de leur religion.
J'étais en une chambre voisine, où je priais Dieu en particulier ; j'accourus incontinent pour prendre toutes les images, crainte que nos ennemis ne les profanassent : pendant que je les cachais, trois de mes compagnons, Ignace, Joseph et Maur, furent menés en prison, et chargés de ces pesantes échelles qu'on fait à la mode du pays. Ils s'y en allèrent tous comme à un festin, et particulièrement Ignace, qui allait en tête, non pas comme un prisonnier, mais comme un apôtre, prêchant à tous la gloire de son maître Jésus-Christ.
A l'entrée de la prison, une fort belle chose leur arriva, qui les consola merveilleusement. Plusieurs païens qui étaient prisonniers virent, pendant les ténèbres de la nuit, un bel homme plein de majesté entrer dans le cachot où étaient Ignace et ses compagnons. Ils furent ravis de voir la beauté de cette face, et commencèrent à dire que c'était assurément le Seigneur du ciel, duquel ils avaient ouï parler, qui venait consoler les chrétiens, parce qu'ils étaient ses trois serviteurs. Et, pour montrer que la vision n'était pas un songe, ils en restèrent si touchés, qu'ils résolurent tous d'embrasser la foi pour laquelle les chrétiens étaient si heureux dans leurs prisons, que de recevoir des visites si honorables. Et, peu de temps après, ils exécutèrent leur bon dessein en recevant le baptême.
Ces trois généreux prisonniers ne virent pas des yeux
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du corps la présence de leur capitaine, mais ils en ressentirent bien les effets en leur coeur, par la consolation qu'ils recevaient dans cette affliction. Ils avaient toujours plus de zèle à prêcher Jésus-Christ dans cette prison, et, quand on leur permettait d'en sortir pendant le jour, comme l'on fait ordinairement dans ce pays, ils allaient aux places publiques, portant leurs échelles, qui étaient leurs glorieuses marques de leur courage ; et, en cet état, ils prêchaient et par exemple et de bouche la vérité de leur religion, avec tant de succès; que plusieurs en étaient convaincus et demandaient le baptême.
Je ne fus pas exempt des orages que cette tempête avait excités. Le magistrat me fit appeler, et me commanda que je lui misse en main les images desquelles je m'étais saisi ; que si je refusais de lui obéir, il avait bien moyen de me faire repentir de mon opiniâtreté. Je lui répondis qu'il commençât hardiment à expérimenter sur moi toutes les rigueurs de ses supplices ; que j'espérais de lui faire voir que le coeur des chrétiens était plus fort que la colère de tous leurs persécuteurs; que Jésus-Christ était mon bon Maître, qu'il m'avait toujours fait tant de bien, que je ne serais jamais si lâche que de lui faire un outrage qu'il n'avait jamais mérité. Comme il me vit ainsi résolu, il ne passa pas plus outre, voyant bien qu'il n'y gagnerait que de la honte.
Je connus bien en même temps que les chrétiens du bourg où l'on m'avait attrapé seraient tourmentés ; je les avertis de fuir l'orage, se retirant dans les bois avec toute leur famille. Quand ces barbares né trouvèrent personne dans les maisons, où ils pensaient rencontrer prise, ils entrèrent en une si grande rage, qu'ils détachèrent plusieurs gros chiens, et les envoyèrent dans ces forêts où ils surent que les serviteurs de Dieu s'étaient retirés, croyant qu'ils déchireraient particulièrement les enfants qu'ils rencontreraient.
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Mais Dieu voulut que ces chiens, courant par ces bois, ne firent aucun mal à aucun chrétien ; les enfants même me disaient après, avec une sainte naïveté, comme bien souvent ils avaient couru pour les dévorer sans les avoir néanmoins jamais touchés.
Cette compagnie de soldats, n'ayant trouvé aucun chrétien dans ce bourg, passa dans toutes les bourgades voisines pour y chercher tout ce qu'ils y pourraient rencontrer. Ils allèrent d'abord trouver ce tant renommé chrétien Antoine, qu'ils savaient être comme l'âme et l'esprit de toute cette belle Eglise. Il était dans sa maison , avec un de ses parents qu'il avait converti à la foi depuis peu de jours. Ils se laissèrent prendre tous deux, et aussitôt on les chargea de bastonnades.
Antoine les souffrit avec un visage gai, et avec un courage si généreux, que les soldats en avaient de l'étonnement. Son compagnon, nommé Matthieu, témoignait par sa mine que ce mauvais traitement lui était fâcheux. Antoine, remarquant cela, lui dit des paroles si pleines de la sainte ardeur qu'il avait au coeur, que Matthieu eut honte de la lâcheté qu'il avait témoignée, et imita la constance de son compagnon Antoine. Ils furent tous deux, après ces premières caresses, chargés de croix ordinaires, comme l'on fait à tous les voleurs ; puis traînés en prison, où ils entrèrent avec plus de joie que si t'eût été une salle d'un festin.
Aussitôt que j'en fus averti, je m'y en allai, non pas pour les consoler, mais bien pour me réjouir avec eux de l'honneur que Dieu leur faisait. Quand ils me virent entrer, ils se jetèrent tous deux sur mon cou : ce fut une consolation incroyable à eux et à moi de nous pouvoir ainsi embrasser. Après que nous nous fûmes réciproquement consolés, Antoine voulut aller, ainsi chargé de son échelle, par toutes les places de la ville, prêchant à tous ceux qui le connaissaient que Jésus-Christ, son bon
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Maître, était la cause de sa souffrance, disant partout( que le roi n'avait rien dans tout son trésor qui lui semblât plus précieux que cette échelle, qui lui servirait pour aller au ciel.
Les Cochinchinois ont cette coutume, qu'ils permettent aux prisonniers de s'en aller aux places de la ville demander à vivre, pourvu qu'ils. aient cette échelle au cou, et un soldat qui les accompagne et qui les ramène en prison. Mais aux chrétiens ils ne donnent aucun soldat pour les conduire, parce qu'ils sont fort assurés qu'ils ne manqueront pas de revenir à la prison, laquelle ils aiment trop pour fuir.
Deux autres vertueux chrétiens, Philippe et Sylvain, reçurent les mêmes marques d'honneur en cette bourgade; ils furent enfermés dans le même cachot et chargés de semblables croix, demeurant tous quatre dans ces ténèbres de la prison avec plus de consolation que s'ils eussent été dans leurs maisons.
La fureur de nos ennemis n'épargna pas même le sexe duquel ordinairement la faiblesse fait compassion aux plus enragés. Il y eut quatre dames chrétiennes qui montrèrent bien que la foi animée par l'amour de Dieu et de l'espérance du paradis donne aux plus faibles un courage victorieux de tous les tourments. La première était une noble matrone, nommée Paule, laquelle étant prise et mise à la torture, souffrit avec une fermeté inébranlable cette douleur et cette infamie, ne témoignant jamais ni crainte ni mécontentement, jusqu'à ce point que les persécuteurs la renvoyèrent avec des éloges de sa constance, laquelle ne pouvant pas vaincre, ils furent contraints de l'admirer.
Cette vertueuse dame n'avait jamais eu d'enfants, mais elle avait adopté deux jeunes demoiselles , qu'elle tenait en sa maison ; et, après les avoir faites chrétiennes, elle leur donnait toutes les instructions et
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les bons exemples qui les pouvaient porter à la pratique des plus excellentes vertus. Leurs noms étaient Luce et Ruffine ; elles furent prises toutes deux avec leur bonne mère et maîtresse, et ne témoignèrent pas moins de courage qu'elle.
On lui attacha au cou une grosse barre fort pesante, avec une corde qui liait ces jeunes dames, comme si c'eussent été des chiens d'attache. Les Cochinchinois en usent ainsi pour punir les femmes les plus criminelles, qui ont grande horreur de cette sorte de supplice ; mais Luce et Ruffine n'en faisaient que rire. On les conduisit avec ces beaux ornements au tribunal d'un juge, nommé Oudelin, qui n'oublia ni menaces ni caresses pour faire plier les volontés de ces deux filles ; mais elles eurent plus de courage que le juge n'eut de cruauté ni de finesse. On leur donna la torture, on les exposa au soleil en plein midi, lorsque les ardeurs de la zone torride semblent les rendre insupportables. Les païens, voyant ces visages angéliques sous les rayons de ce soleil qui les brûlait, ne pouvaient pas s'empêcher de témoigner la compassion qu'ils en avaient par leurs larmes, et parfois même ils les couvraient avec des chapeaux fort larges.
Le juge même, qui était présent, en était touché. Il commanda que, si elles voulaient être couvertes de ces chapeaux, elles renonçassent à Jésus-Christ; aussitôt qu'elles entendirent ce discours, elles jetèrent tous ces chapeaux par terre, dirent au juge que, s'il n'avait point d'autre moyen pour faire quitter leur foi que les chaleurs du soleil, il ne pouvait pas espérer de les pouvoir vaincre, et que si même le feu lui semblait plus chaud, il expérimentât hardiment sur elles si les flammes de Jésus-Christ ne sont pas plus fortes que celles de toutes les fournaises des tyrans. Le juge demeura honteux, et toute l'assemblée ravie de la force que la foi chrétienne donne aux personnes les plus faibles.
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Il y eut pourtant dans ce même lieu une dame chrétienne, laquelle, dans le commencement, ne fut pas si généreuse que les trois premières : elle eut si grande horreur de cette sorte de lien qu'on voulait lui attacher au cou, avec un bois fort pesant, qu'elle aima mieux quitter la foi que de le porter ; mais quand elle eut appris ce que Luce et Ruffine avaient fait, elle eut si grande honte de sa lâcheté, qu'elle m'envoya demander s'il n'y avait pas moyen de réparer sa faute et de faire amende honorable à Jésus-Christ, auquel elle avait fait un si grand outrage ; je lui fis dire et puis je lui dis à elle-même que nous avions un si bon Maître, que nous pouvions toujours rentrer en ses bonnes grâces, pourvu que nous le voulussions bien ; que véritablement sa faute avait été grande, mais qu'elle avait moyen d'en faire une belle réparation, si elle avait le courage d'aller trouver le même juge duquel elle avait eu peur, et confesser en sa présence qu'elle était prête à souffrir tout ce qu'il voudrait pour l'amour de celui auquel elle avait été infidèle .
Elle ne se fit pas dire cela deux fois : elle s'y en alla incontinent, et parla à Onghebo avec tant de résolution, qu'elle lui fit perdre contenance : il la menaça, il lui parla doucement, et puis enfin, ne pouvant rien gagner, et n'espérant pas de lui faire changer de résolution, la chassa de sa maison, avec autant de gloire pour elle que la première fois elle avait mérité de blâme.
Le roi avait permis que j'allasse où il me plairait ; néanmoins, le gouverneur de Quinhin ne voulait point me souffrir dans sa province. Ce fut au 15 février de l'année 1645 que je sortis de la province de Quinhin, laissant les chrétiens fort bien préparés contre toutes les attaques de leurs ennemis. Je me mis sur la mer, à dessein d'aller dans la province de Cham passer la semaine sainte. Mais nous eûmes le vent si contraire, que nous fûmes contraints de prendre terre en un rivage désert, pour y faire
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la bénédiction des rameaux, que nous devions après distribuer aux chrétiens ; cela étant, nous continuâmes notre voyage, avec un évident danger de naufrage, parce que notre gouvernail fut brisé par un coup de mer ; Dieu, néanmoins, nous assista miraculeusement, nous faisant arriver en une île où nous réparâmes notre perte ; et, après y avoir passé la nuit et dit la messe le matin du jeudi saint, nous arrivâmes sur le minuit à un port renommé qu'on appelle Faïso. Je m'y trouvai tout à propos pour prêcher la passion et faire l'office le matin du vendredi saint.
Je passai les fêtes de Pâques en la ville de Cham, où nous eûmes une foule extraordinaire de nos chrétiens, qui venaient à ces saints jours faire leur devoir ; de là je retournai en cette ville de Japonais, nommé Faïso, où Ignace travailla tort heureusement à la conversion de plusieurs femmes païennes, mariées à des chrétiens japonais, qui jusqu'alors n'avaient rien pu gagner pour leur faire quitter leur superstition. Ignace en vint à bout en peu de jours, et de vrai, il avait un don de Dieu si extraordinaire pour la prédication, qu'il lui arrivait fort souvent de faire des sermons qui duraient toute la nuit, sans que personne les trouvât trop longs : il n'y avait aucun de ses auditeurs qui n'eût voulu qu'il durât encore plus longtemps. Je m'assure que ceux qui liront ceci auront peine à croire ce que je dis, mais certes j'assure ce que j'ai vu.
De Faïso, je trouvai à propos d'aller consoler les chrétiens qui étaient en la ville royale, où ils avaient reçu depuis peu une grande affliction ; particulièrement cette grande servante de Dieu, Mme Marie, tante du roi, parce que son fils, à cause d'une petite raillerie que le roi lui fit contre les chrétiens, fit abattre une grande église que sa mère avait bâtie dans l'enceinte de son palais. Cette bonne dame fut tellement outrée de douleur pour le crime
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de son fils, que pendant huit jours elle courait çà et là, ne sachant quasi ce qu'elle faisait.
Je m'en allai donc pour la consoler; mais n'osant pas me faire voir dans le jour dans cette grande ville, je me tins caché en une petite ville voisine. Aussitôt que cette dame le sut, elle se déroba de son palais pour me venir voir ; un très grand nombre de chrétiens la suivit, de façon que Dieu bénissait nos travaux.
Mais il arriva un accident qui nous mit dans une bien grande peine. Le roi s'était venu divertir dans cette même ville où j'étais caché, et logeait en une maison proche de la nôtre ; le feu s'étant pris à notre voisinage, tout était en désordre ; je n'osais pas sortir, parce que le roi ne pouvait manquer de me voir, si je me fusse voulu sauver ; d'ailleurs le feu s'approchait de nous, et le vent portait les flammes sur le toit de notre logis.
C'était fait de nous, si Dieu ne nous eût assistés visiblement : nous recourûmes à la prière, et par un effet admirable de la bonté de Notre-Seigneur, le vent se tourna, et porta la flamme de l'autre côté si à propos, que nous n'eûmes plus rien à craindre : et puis qu'on doute si Dieu aide ses serviteurs.
Je demeurai encore enfermé pendant quelques jours dans cette même maison, et j'y trouvais toujours plus à faire. Néanmoins, je me résolus de quitter ce poste pour aller en l'autre extrémité du royaume, du côté du septentrion, où depuis quelque temps je n'avais point visité mon troupeau. J'entrai dans ma barque avec huit catéchistes, justement trois jours avant les fêtes de Pentecôte ; mais comme nous avions un fort bon vent qui nous portait heureusement sur cette grande rivière, nous fûmes découverts par trois galères du roi, qui allaient faire le tour de toutes les rivières et de la mer, craignant que le nouveau roi du Tonkin n'eût quelque dessein sur la Cochinchine.
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On se hâta incontinent pour nous prendre, croyant que nous étions envoyés par le roi du Tonkin ; la nouvelle en fut portée à la cour de Cochinchine. Mais néanmoins, quand nous eûmes fait connaître à tous ces soldats, qui nous traitaient fort mal, que nous n'avions aucunes armes, ils commencèrent à s'adoucir ; et le capitaine même, qui s'était chargé de nous garder en attendant les ordres du roi, fut si honnête homme, qu'il nous logea dans sa maison et nous y dressa une fort belle chapelle, où il donnait entrée, et invitait lui-même les chrétiens ; il préparait l'autel pour la messe ; j'avais chez lui toute la même liberté que j'eusse pu avoir dans notre propre maison. En neuf jours j'y baptisai septante païens, qui se faisaient chrétiens, à ce qu'ils me dirent, sous l'espérance de m'accompagner à la prison et au martyre.
Je ne vis jamais tel concours : les chrétiens qui surent que nous étions prisonniers accoururent de toutes parts pour nous suivre et nous assister. En un jour je vis arriver cinq grands bateaux, que ces généreux serviteurs de Dieu avaient remplis pour nous venir trouver. Je les satisfis le mieux qu'il fut possible, en leur donnant tous les sacrements et toutes les instructions que je leur pouvais donner. Il faut avouer que la bonté de ces personnes n'a point d'exemple dans ces pays d'Europe, hors desquels l'on se persuade que tout est barbare.
Cependant, l'ordre du roi porta qu'on nous conduisît à la cour. Ce bon capitaine, qui nous avait traités dans sa maison avec tant de courtoisie, nous dit adieu avec beaucoup de larmes. Nous avions fait notre possible pour-lui faire recevoir le baptême, mais nous n'avions pas pu obtenir de lui cette grâce, après en avoir reçu tant d'autres. Il se recommandait aux prières de tous les chrétiens, il nous embrassait et nous faisait tous les biens qu'il pouvait, mais il ne voulut jamais nous contenter en ce que nous désirions le plus.
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Nous allâmes donc dans notre barque : il n'y avait qu'un seul homme qui avait charge de nous mener au roi. Nous étions neuf, et lui était seul. Je vous laisse à penser si ces gens-là n'avaient pas bien peur que nous nous sauvassions. Ce soldat était si bon, qu'il nous laissait aller dans toutes les maisons des chrétiens qui étaient sur le chemin. Nous les voyions venir à grandes troupes pour nous conduire chez eux, où ils recevaient les sacrements, et nous regardaient comme si nous eussions déjà été martyrs.
Ce fervent chrétien, nommé Barthélemy, duquel j'ai parlé ci-dessus, nous vint au-devant, et me somma incontinent de la promesse que je lui avais faite, que je le recevrais en ma compagnie, si sa femme lui refusait de se convertir ; qu'il avait fait tous ses efforts pour vaincre son obstination, et qu'il n'avait rien pu obtenir ; que, puisqu'il avait accompli ce que je lui avais commandé, il était juste que je fisse ce que je lui avais promis.
« Comment entendez-vous cela ? lui dis-je, ne voyez-vous pas, mon cher ami, que je suis prisonnier ? Ce serait maintenant le temps de sortir de ma compagnie, non pas d'y entrer.
Que dites-vous, mon Père ? reprend ce brave chrétien : c'est pour cette raison-là que je désire plus que jamais d'y entrer; c'est parce que vous allez à la prison et au martyre, que je veux vous suivre. Faites ce qu'il vous plaira, vous ne sauriez rompre votre parole, je ne bouge d'auprès de vous ; » et, en disant cela, il se jette dans notre bateau, se mêle parmi mes autres compagnons, et quoi que je dusse dire, il vint avec nous jusqu'à la cour et à la prison.
Nous arrivâmes au port sur l'entrée de la nuit, et notre soldat nous permit facilement de la passer tout entière avec nos chrétiens. Le lendemain matin, jour de la sainte Trinité, je dis la messe, croyant que ce serait la
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dernière ; je donnai courage à mes bons chrétiens, qui remplissaient la maison et pleuraient comme s'ils eussent perdu leur père. Je leur dis adieu, et puis nous allâmes allègrement au lieu où nous pensions pouvoir rencontrer une mort que nous estimions mille fois plus aimable que la vie.
Nous fûmes incontinent conduits au lieu d'honneur, c'est-à-dire en une prison fort sombre ; nous y entrâmes fort allègrement, encore que nous eûmes bien grand déplaisir que le magistrat qui nous constitua prisonniers de la part du roi prît toutes nos hardes, et nos ornements d'église qui me servaient à dire la messe, ne nous laissant pas un denier pour nous assister ; il envoya le tout au roi, qui ne nous renvoya rien autre chose que les ornements de la messe, parce qu'on lui dit que c'était ce qui nous servait pour sacrifier au grand Roi du ciel et de la terre.
Dans cette grande pauvreté, dans cette prison obscure et infecte, mes neuf catéchistes et moi ne laissions pas d'avoir rencontré un vrai paradis ; on nous préparait cependant des échelles, que nous attendions avec impatience, comme des arrhes assurées au martyre, qui faisait le plus grand de tous nos souhaits.
Quelques jours après notre prise, l'on parla de moi au conseil ; le roi, de sa propre bouche, me condamna à avoir la tête tranchée, et ordonna que cela se fît sans délai, et le même jour. Hélas! voilà bien ce que j'avais si longtemps désiré de toute l'étendue de mon coeur, mais un si grand pécheur comme moi ne mérite pas cette grâce, que Dieu ordinairement ne donne qu'à ses favoris.
L'on se disposait déjà à exécuter le commandement du roi, en me tranchant la tête, lorsque, par un malheur extrême, un de mes bons amis, me voulant servir, me rendit le plus mauvais office que je pouvais craindre du plus grand de mes ennemis.
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Un certain magistrat, fort estimé du roi, et de grand crédit dans son conseil, comme ayant autrefois enseigné au roi les lettres chinoises et les plus belles sciences du pays, se leva debout, et parla si bien en ma faveur, qu'il adoucit le roi, disant que ce lui serait un opprobre d'avoir souillé son glaive dans le sang innocent ; que ce n'était point un crime digne de mort d'avoir prêché la foi chrétienne, laquelle n'enseigne rien de mauvais : que, si j'étais condamné pour quelque autre crime, il ne demandait pas que l'arrêt de ma mort fût révoqué, mais que, s'il n'y avait rien autre chose qui me rendît coupable, ce n'était pas un acte de justice, mais une cruauté de m'ôter la vie.
Ce bon personnage n'était pas chrétien ; mais néanmoins, comme je l'ai dit ci-devant, j'avais demeuré quelque temps en sa maison, et je lui avais souvent parlé de notre sainte foi. Il avait balancé longtemps pour la recevoir, mais enfin, les respects humains l'avaient emporté, au préjudice de sa conscience ; j'avais pourtant baptisé sa femme et plusieurs de ses domestiques, et lui avait conservé dans le coeur quelque amour pour moi.
Mais il l'employa bien mal en cette occasion : le roi, entendant ce discours, se repentit de m'avoir condamné : « Bien, dit-il, puisque l'on me parle en faveur de ce prêtre portugais, je suis content de retirer ma parole, à condition qu'il sortira au plus tôt de tout mon royaume, mais pour n'y jamais plus rentrer : c'est sur la peine de la vie que je lui commande de s'en éloigner. »
Quand on vint me dire dans la prison ces deux nouvelles, j'en fus affligé jusqu'à mourir, et je n'y pense jamais que je n'accuse, non point tant ce magistrat, qui me voulait faire du bien, mais ma vie criminelle, pour laquelle Dieu me jugea indigne de mourir dans une si belle occasion.
En même temps que l'on me signifia cet arrêt, l'on porta des échelles pour les mettre au cou de mes compagnons. Mais, hélas ! quand je vis qu'il n'y en avait que neuf, je reçus un double regret, voyant ainsi maltraiter ces innocents, et qu'il n'y avait que moi qui n'avais aucune part à leur gloire.
De ces neuf serviteurs de Dieu, il n'y en eut pas un qui ne reçût une échelle avec autant de joie que s'il eût reçu la chose du monde la plus souhaitable. On m'avait donné, depuis quelque temps, un jeune enfant de quinze ans, que je tenais avec mes autres compagnons, pour apprendre à vivre chrétiennement. Il entra dans la prison aussi bien que nous, et quand on porta ces échelles, il présenta des premiers son petit cou, pour être chargé de ce joug. Le juge, qui vit que ce joug pesait quatre fois plus que celui qui le portait, en eut compassion et commanda qu'on le changeât en un autre plus léger.
Ignace (c'est ainsi que ce petit innocent s'appelait) s'opposa incontinent à ce soulagement qu'on lui voulait donner, et dit qu'il avait assez de courage et assez de force pour porter le joug de Notre-Seigneur, qui était toujours léger, parce que celui pour qui on le porte nous aide toujours à le soutenir. Il plaida si bien en faveur de sa croix, qu'il gagna sa cause, et parut avec cette belle livrée des enfants de Dieu, avec ses autres huit compagnons, qui portaient tous avec joie cette échelle avec laquelle ils espéraient de monter au ciel.
Il n'y avait que moi misérable qui étais honteux de n'avoir pas ces marques d'honneur ; nous étions dans cette prison avec les seules consolations que le Ciel nous pouvait donner : car hors de là nous étions sans aucun secours. Nous couchions sur la plate terre ; nous avions si peu à manger, que nous avions peine à nous soutenir parce que l'on nous avait ôté tout ce que nous avions d'argent ; et les soldats, qui voulaient que nous leur en donnassions, traitaient très cruellement mes compagnons,
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les fouettant quasi tous les jours, et, quoi que je pusse leur dire, rien n'était capable de les contenter.
Enfin, je trouvai moyen d'avoir une bonne aumône des chrétiens, qui fut suffisante pour apaiser ces avares, et pour nous tirer de la nécessité où nous étions ; Dieu voulut même qu'un jeune chrétien, fort savant aux lettres chinoises, se vînt joindre à nous, pour servir ces captifs de Jésus-Christ. Il voulut être même notre cuisinier, et dans cette prison, il nous fit tous les actes de charité que nous eussions pu désirer d'un très bon valet, tant la grâce de Dieu est ingénieuse à secourir ceux qui souffrent pour son amour.
Après avoir ainsi demeuré quelques jours, je me persuadai que l'on ne me laisserait pas longtemps jouir du bien que j'avais en cette compagnie. Quand je crus que l'on me devait faire sortir, je laissai dormir mes compagnons une couple d'heures, puis je les éveillai tous pour me disposer à leur dire adieu, et à leur donner les instructions de tout ce qu'ils avaient à faire dans cette prison ; ils se confessèrent, et se communièrent tous à la messe que je leur dis devant le jour. Dieu sait avec quelles larmes et avec quelles tendresses je leur parlais et les embrassais tous. Le seul souvenir m'attendrit le coeur.
Le jour suivant, le même magistrat qui avait condamné André à la mort vint me trouver de la part du roi, et me fit commandement de le suivre en la ville de Faïso, pour m'embarquer avec les Portugais, quand ils retourneraient à Macao, avec défense de revenir en la Cochinchine, sous peine de la vie. Le roi avait donné cette charge à ce gouverneur parce qu'il savait qu'il était ennemi déclaré contre les chrétiens ; et, en effet, il me traita si cruellement qu'il ne me donna même pas le loisir d'embrasser mes chers compagnons.
Il commanda à ses soldats de me tirer hors de la
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prison et de me conduire, sans me donner le loisir de parler à personne, jusqu'au navire qui me devait mener vers les Portugais ; ils me traînèrent par toutes les rues de cette ville, avec une extrême douleur des chrétiens, qui me suivirent jusqu'au navire ; et même, quand je fus dedans, les uns me suivaient au long de la rade, les autres allaient dans des barques pour me rencontrer à quelques lieues loin du port, où ils eurent moyen de m'arrêter et de m'entendre parler encore une fois. Je leu r dis le dernier adieu, mêlant leurs larmes avec le s miennes ; je leur donnai quelques livres de prières en leur langue, avec quelques médailles bénites qui me restaient ; puis, leur ayant bien recommandé les neuf prisonniers, nous tirâmes droit à Faïso, et ces bons chrétiens retournèrent en leurs maisons.
Ce fut au troisième de juillet de l'an 1645 que je quittai de corps la Cochinchine, mais certes non pas de coeur, aussi peu que le Tonkin : à la vérité, il est entier en tous les deux, et je ne crois pas qu'il en puisse jamais sortir.
A peine fus-je sorti de la Cochinchine, que mes neuf glorieux soldats de Jésus-Christ, que j'avais laissés dans le champ clos pour combattre contre les ennemis de leur Maître, furent bientôt attaqués, et ils se comportèrent avec tant de résolution, qu'ils emportèrent tous une glorieuse couronne.
Ce fut au vingt-sixième de juillet de l'année 1645, justement à l'an révolu de la glorieuse mort de leur compagnon André, et trois jours après mon arrivée à Macao. Le roi les fit appeler, pour leur faire changer de résolution. Ils allèrent tous neuf, portant ces pesantes échelles autour de leur cou, et une modestie angélique sur le visage. Ils parurent en cette grande cour, et en la présence du roi, avec une mine si assurée, que chacun était étonné et avait compassion de voir qu'ils étaient ainsi maltraités, sans avoir commis aucun crime, ou bien, s'ils
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en avaient commis quelqu'un, on ne leur demandait autre chose, sinon qu'ils le niassent.
Le roi les interrogea lui-même, croyant de les étonner, et leur demanda s'il était vrai qu'ils fussent chrétiens, et que, s'ils l'avaient été jusqu'alors, il leur commandait de ne l'être plus. Ignace prit la parole pour tous, et dit qu'ils l'étaient tous, et que, moyennant la grâce de Dieu, ils le seraient jusqu'à la mort : qu'il expérimentât au plus tôt s'il ne disait pas la vérité.
Cette parole ainsi libre mit le roi en colère : il repart que, s'ils étaient si mal conseillés que de s'opposer à sa volonté, on verrait s'ils auraient plus de force à souffrir que lui à les tourmenter. Ignace répondit qu'ils étaient bien faibles, mais que la grâce de Jésus-Christ serait plus forte que tous les rois de la terre : que ce n'était pas la première fois qu'elle avait triomphé, par des instruments fort faibles, de toutes les plus grandes puissances du monde.
Ce combat de paroles dura quelque temps ; Ignace parlait quasi toujours ; Vincent ne pouvait pas se tenir de prendre à son tour la parole ; tous les autres approuvaient, par des mouvements de tête et des souris, ce que disaient leurs deux capitaines. Plusieurs seigneurs de la cour se mêlaient de leur conseiller d'obéir au roi, s'ils ne voulaient être misérables. « Misérables ! répondit Ignace, jamais un vrai chrétien ne fut malheureux. Celui qui voit le ciel ouvert n'a garde de fuir la mort, et celui qui méprise la mort n'a plus rien à craindre. »
Le roi ne pouvant plus souffrir cette liberté, commanda qu'Ignace et Vincent, qui avaient parlé pour les autres, eussent le même jour la tête tranchée, et que les sept autres eussent chacun un doigt coupé. A cet arrêt, Ignace et Vincent, transportés de joie, commencèrent à s'embrasser devant cette compagnie. Les autres sept témoignèrent d'être fort mécontents, qu'au lieu de leur trancher
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la tête, l'on se contentait d'un seul de leurs doigts.
On les saisit sans aucun délai ; une compagnie de deux cents soldats les conduisait en une campagne hors de la ;ville; ils allaient joyeusement tous neuf avec leurs échelles, et marchaient aussi vite que s'ils eussent eu des ailes à leurs épaules. Un nombre infini de chrétiens les suivit, non pas pour leur donner du courage, mais pour en prendre de leur exemple.
Cette campagne où se devait faire l'exécution se trouva fort pleine de peuple. Ces neuf glorieuses victimes y arrivèrent enfin, et arrêtèrent la vue de ce grand monde qui admirait leur courage. Mais on remarqua fort bien que le visage d'Ignace et de Vincent, qui étaient destinés à mourir, était bien autrement joyeux que celui des autres sept, qui devaient avoir seulement un doigt coupé.
Cependant, la mère d'Ignace voulut faire voir le courage de ces braves mères des anciens martyrs, qui avaient vu sans douleur mourir leurs enfants, et imiter en quelque façon le courage de la glorieuse Mère du Roi des martyrs. Quand elle eut appris que son fils était condamné à mort, parce qu'il était chrétien, elle voulut l'aller voir mourir, et lui donner courage, en mêlant ses armes avec son sang.
Elle fendit la presse, s'avança généreusement vers son fils; elle l'embrassa, et ne lui dit point de paroles de tendresse, mais elle lui parlait comme une mère des Machabées. Ignace lui demanda ses prières et ne put jamais tenir ses larmes en lui disant adieu ; mais après, il lui parla si bien, qu'il faisait bien voir que ces larmes étaient sorties par un devoir de la nature, non pas par un effet de la crainte. Ils se dirent adieu plusieurs fois, en présence de tout ce peuple, qui ne savaient tous que dire ; mais il y en avait fort peu qui ne pleurassent bien chaudement.
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Je me persuade que son brave frère, duquel j'ai parlé ci-dessus, n'avait garde d'y manquer, pour achever toute la ressemblance avec notre bon Sauveur, qui eut, en mourant, la présence de sa Mère et de saint Jean. Néanmoins je ne le puis pas assurer, parce que l'on ne l'a pas marqué dans les circonstances de cette mort, mais je le crois fort v
Quoi que c'en soit, Ignace, toujours courageux, pria Dieu, levant les mains et les yeux au ciel, dit adieu à tous les assistants, puis on lui trancha la tête d'un seul coup. Ceux qui étaient proches ont témoigné avec jurement, et nous ont assuré avec toutes les protestations qu'on peut dire, que cette sainte tête, tombant à terre, prononça trois fois le sacré nom de Jésus. Quand j'ai dit de mon très cher martyr André que, sa tête étant coupée, il prononça le nom de Jésus par la plaie de son cou, j'ai dit ce que j'avais ouï fort distinctement ; mais ce que je viens dire d'Ignace, je ne le dis pas comme l'ayant ouï, parce que j'étais à Macao depuis trois jours ; mais les personnes qui disent l'avoir ouï sont en grand nombre et bien dignes de foi ; et outre cela, la vertu admirable le zèle et la charité de cet infatigable prédicateur me rend cette merveille fort croyable ; car je puis dire, après avoir vu et gouverné Ignace plus de quatre ans, que je n'ai guère vu en ma vie de plus fidèle serviteur de Dieu, de prédicateur plus plein de son esprit, que nous pouvons appeler avec vérité un vrai Apôtre de cette nouvelle église.
Après Ignace, on traita Vincent de la même façon, et il témoigna un courage du tout semblable à celui de son compagnon. Tout cela se faisait aux yeux des sept autres glorieux prisonniers, qui mouraient d'envie de mourir, en voyant la constance de leurs compagnons. On leur coupa un doigt à chacun ; et il n'y en eut pas un d'eux qui ne dît qu'il eût bien moins senti de douleur si on ne lui eût coupé le cou
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Voilà la glorieuse fin de mes compagnons : trois ont souffert le martyre dans la Cochinchine, sans compter ceux des autres royaumes ; plusieurs y ont confessé généreusement leur foi devant les tyrans, et n'ayant pas pu perdre la vie, ils ont voulu perdre les membres.
Je suis resté seul sans avoir reçu sur mon corps aucune marque de Jésus-Christ. Je le prie de tout mon coeur qu'il me rende digne de réparer cette perte, et de suivre bientôt ceux qui se disaient être mes enfants, et sont maintenant mes bons maîtres et protecteurs.
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Nous ferons dans ce volume un usage si fréquent des Relations des missionnaires de la Compagnie de Jésus qu'il ne sera pas superflu d'entrer à leur sujet dans quelques détails.
On peut faire remonter à saint
« Que vos lettres, dit-il à ce père, soient écrites avec assez de soin pour que nos frères de Goa les puissent envoyer en Europe, afin d'y servir de témoignage de notre zèle dans ces contrées, et des succès que la divine Providence daigne accorder aux humbles travaux de notre petite Compagnie. Que rien n'y paraisse qui puisse justement offenser personne, rien dont la
1. Lettres de saint
2. Id., p. 116.
3. Id., p. 340.
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lecture ne doive inspirer à première vue la pensée de glorifier Dieu et de toute entreprendre pour son service (1)» Et encore : « Dans vos lettres, vous devez apporter un discernement et un choix dans les faits, qui passent sous silence tout ce qui peut atteindre indirectement les personnes ou les offenser par une allusion téméraire ; toute la substance et le style doivent être conformes à la gravité comme à la prudence ecclésiastiques ; que vos récits soient de telle nature, qu'étant portés en Europe, ils puissent passer de main en main, et même être communiqués au public par la voie de l'impression ; vous ne devez pas perdre de vue que les Mémoires de ce genre, qui proviennent de pays si éloignés, sont curieusement recherchés et lus avidement en Espagne, en Italie et ailleurs ; et nous devons par là même écrire avec plus d'attention et de réserve les lettres que nous envoyons ; elles ne doivent pas seulement être remises dans les mains de nos amis, mais elles doivent passer en celles de personnes souvent injustes, et souvent jalouses et malveillantes ; il faut donc que ces lettres satisfassent tout le monde, si c'est possible, et qu'elles portent chacun à rendre hommage à Dieu et à sa sainte Eglise ; enfin elles ne doivent donner à personne aucune occasion légitime de blâme ou d'interprétation fâcheuse (2). »
Toutes les lettres n'étaient pas destinées à la publicité. Leur
publication par extraits choisis, commencée en 1581, cessa en 1654 et fut interrompue de 1614 à 1649 (3). Quant aux lettres rédigées en vue d'être communiquées au public, on les appelait le plus souvent Relations. La série de ces dernières s'ouvre en 1616 et se poursuit jusqu'en 1672.
De là sont sortis les divers recueils qui, sous les noms divers
de Lettres édifiantes, Annales de la Propagation de la foi, Annales de la Sainte-Enfance, Lettres des missions, Missions catholiques, ont poursuivi jusqu'à nos jours l'oeuvre entrevue et
1. Lettres de saint
2. Id., t. III, p. 107, au P. J. de Beira.
3. Pour plus de détails voir le livre du P. C. de Rochemonteix, Les Jésuites de la Nouvelle-France au XVlle siècle d'après beaucoup de documents inédits, in-8°, Paris, 1895, 3 vol.
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prescrite par saint
Cette sélection produisit un résultat auquel on aurait pu s'attendre. « Les Relations ne disent que le bien, et les Lettres que le mal », écrivait le P. Bagot au P. Claude Boucher (1) ; on n'y prenait pas assez garde, et les Relations lues par de futurs missionnaires leur donnèrent parfois une notion entièrement fausse de la situation dans laquelle ils s'engageaient; aussi leur arrivée dans les missions amenait-elle une immense déception et un profond découragement. Il en fut ainsi chez quelques Jésuites et chez des prêtres des Missions étrangères. Mais, la plupart d'entre eux, ce moment de surprise passé, se mirent à l'oeuvre telle qu'ils l'avaient sous les yeux et contribuèrent à l'améliorer.
Il est peu de bibliothèques ecclésiastiques qui ne possèdent les recueils que nous venons de nommer, bien que la plupart soient devenus rares et les éditions originales parfois introuvables. Les Relations des Jésuites de la Nouvelle-France ont fait l'objet, de la part du gouvernement canadien, d'une réimpression en 1858, et d'une autre plus récente. C'est avec une pleine raison que l'on écrivait dans la préface : « Les Relations des Jésuites sont également propres à ranimer la foi dans le cur du vrai chrétien, et à guider la marche de l'historien à travers ces époques si peu connues de [l'] histoire [du Canada]... Elles ont un charme qui fait oublier les longueurs et les redites. » Quant à leur sincérité, elle défie la critique (2).
Le bien et l'honneur que l'Eglise devait retirer de semblables
1. Lettre du 27 août 1663.
2. Lettres historiques de la mère Marie de l'Incarnation, lettre LXXXIX, p. 675, et les autres témoignages cités par le P. de Rochemonteix, op. cit., t. I, préf., p.XIX-XXI.
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écrits paraît si incontestable qu'on cherche une raison mystérieuse n'importe laquelle à la soudaine suppression des Relations. Le mystère, si c'en est un, est tout entier dans l'hostilité que ces récits glorieux à leurs auteurs et à l'ordre auquel ils appartenaient déchaînèrent chez leurs adversaires. Les insinuations malveillantes touchant la véracité des Relations étaient en partie inspirées par les sentiments que la Compagnie de Jésus inspirait à ceux qui luttaient contre elle dans les polémiques laborieuses du XVIIe siècle. Le grand Arnauld, dont l'activité touchait à tout, crut voir quelque chance pour son parti dans l'attaque de ce qui faisait grand honneur aux Jésuites, et il se livra, dans son livre sur la Morale pratique des Jésuites, à une critique sévère jusqu'à l'injustice des Relations de la Nouvelle-France (1). Le branle était donné. Les rivalités entre religieux inspirèrent d'autres écrits non moins passionnés. Deux récollets, les PP. Le Clercq et Louis Hennepin, des familiers du gouverneur du Canada, le comte de Frontenac, MM. Cavelier de la Salle, de la Motte-Cadillac, le baron de Lahontan se lancèrent dans la même voie. On trouve dans cette levée de boucliers la preuve des haines déjà menaçantes auxquelles les Jésuites avaient sacrifié les Relations objets de tant de suspicion et d'animosité.
Dès 1673, les Relations cessèrent de paraître (2). La raison véritable qui amena cette décision fut la mesure générale prise par le pape Clément X dans le bref Creditae du 6 avril 1673 (3),
1. A. Arnauld, Morale pratique des Jésuites, 2e édition, t. VII,
p. 235-344.
2. Pendant plusieurs années on continue à adresser de Québec aux supérieurs de la Compagnie divers écrits dont quelques-uns ont été édités en 1861, Paris, Douniol, par les PP. Martin et Montezon, et en 1860, par Shea, sous ce titre : Relation de ce qui s'est passé de plus remarquable aux missions des Pères de la Compagnie de Jésus en la Nouvelle-France, les années 1673 à 1679, par le R. P. Claude Dablon, recteur du collège de Québec et supérieur des missions de la Compagnie de Jésus en la Nouvelle-France. Il est regrettable que les éditeurs se soient crus autorisés à faire des retouches au manuscrit original.
3. J. Brucker, dans les Etudes religieuses, partie bibliographique,
t. LIII, p. 513, et C. de Rochemonteix, op. cit., t. 1, préf., p. XXXI sq.
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qui pour mettre fin à la « querelle des rites chinois e entre jésuites, dominicains, franciscains, lazaristes, défendait, sous peine d'excommunication latae sententiae, « à toute personne de quelque état, degré, condition, même de quelque ordre régulier, congrégation, institut que ce soit, et aussi à la Société de Jésus, de publier elle-même ou par une autre, sans une permission écrite de la Congrégation des cardinaux [de la Propagande] des livres et des écrits, dans lesquels il est question des missions ou de choses concernant les missions ».
L'estampille de la Propagande était, en France, où se publiaient les Relations, chose impossible, car c'était un article fondamental des « libertés gallicanes », de n'admettre dans le royaume aucune ingérence des congrégations romaines. Un livre muni de ce laissez-passer compromettant n'eût pas manqué d'être déféré au Parlement et supprimé. C'était tomber de Charybde en Scylla. Dans de telles conjonctures, on adopta le seul parti à prendre. On discontinua, jusqu'à nouvel ordre, la publication des Relations. Alors se produisit un incident inattendu. Les Relations, écrit le P. de Rochemonteix, ne faisaient pas seulement connaître, aimer les missions catholiques ; elles n'étaient pas seulement une lecture édifiante et instructive pour les âmes chrétiennes, un livre curieux pour les amateurs d'aventures, de voyages et de découvertes, un vif stimulant pour les prêtres désireux de se consacrer au salut des sauvages et des infidèles ; elles produisaient encore, sans y viser directement, un effet qui n'était certes pas une quantité négligeable au point de vue du commerce et du progrès colonial : elles intéressaient le pays à l'expansion et aux conquêtes de la France, elles jetaient chaque année sur des plages lointaines des milliers de colons et de marchands (2). » Or, en 1680, Louis XIV fut averti du préjudice que la suppression des Relations causait au royaume et voulut en savoir la raison. Le P. la Chaise la lui fit connaître. Le Conseil du roi en fut saisi et l'invitation formulée en termes irrésistibles de reprendre la publication. Après un
1. Juris pontificii de Propaganda fide, pars Ia. vol. I, p. 417.
2. C. de Rochemonteix, op. cit., t. I, préf., p. LI-LII.
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échange de vues entre le général de la Compagnie et le P. la Chaise, celui-ci obtint du roi le retrait de l'ordre donné. La publication resta donc interrompue, elle ne fut jamais reprise.
Depuis 1896, des érudits canadiens et américains ont entrepris la publication définitive de The Jesuits Relations and Allied Documents (1), contenant tous les écrits relatifs aux missions depuis 1610 jusqu'à 1791. Nous croyons utile d'en donner ici l'index afin de servir aux personnes qui souhaiteraient approfondir l'histoire des martyrs pour laquelle ces pièces sont si précieuses. Le bel ouvrage du P. Th. Hughes, S. J., History of the Society of Jesus in North America colonial and federal, in-8°,
London, 1907, t. I, semble ne laisser guère à glaner dans le glorieux champ cultivé longtemps par ses confrères.
1. Travels and Explorations of the French Jesuits Missionaries among the Indians of Canada and the Northern and North-Western States of the United States, 1610-1791 ; with numerous historical, geographical and ethnological Notes, etc., and an analytical Index, under the editorial direction of Reuben Gold Thwaites.
1610. La Conversion des Sauvages qui ont esté baptizés en la Nouvelle-France. Paris, Jean Millet, 1610.
1610. Lettre missive touchant la conversion et baptesme du grand Sagamos de la Nouvelle-France. Envoyée du Port-Royal au Sr de la Tronchaie, 28 juin, 1610. Paris, Jean Regnovl, 1610.
1611. Lettre du P. Pierre Biard. Dieppe, 21 janvier 1611.
1611. Lettre du P. Pierre Biard. Port-Royal, 10 juin 1611.
1611. Lettre du P. Ennemond Masse. Port-Royal, 10 juin 1611.
1611. Lettre du P. Pierre Biard. Port-Royal, 11 juin 1611.
1611-13. Canadicae Missionis Relatio, auctore Josepho Juvencio.
Romæ, 1710.
1611-13. De Regione et Moribus Canadensium seu Barbarorum Novae Franciæ, auctore Josepho Juvencio. Romæ, 1710.
1612. Lettre du P. Biard. Port-Royal, 31 janvier, 1612.
1612. Missio Canadensis. Epistola ex Portu-regali in Acadia, a R. Petro Biardo. Dilingæ, 1611 (sic).
1612. Relation dernière du Sieur de Poutrincourt. Paris (1612).
1613-14. Relatio Rerum Gestarum in Nova-Francica Missione.
Lugduni, .
1614. Lettre du P. Biard au T. R. P. Général. Amiens, 6 mai 1614.
1616. Biard. Relation de la Nouvelle-France, par le P. Pierre Biard. Lyons, 1616.
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1625. Lallemant. Lettre au Sieur de Champlain, de Kebec, 28 juillet 1625.
1625. Lallemant. Lettre au R. P. Provincial, de Kebec, 28 juillet 1625.
1626. Lallemant. Lettre au T. R. P. Mutin Vitelletschi de la Nouvelle-France, 1er août 1626.
1627. Lettre du P. Charles l'Allemant, Supérieur de la mission de Canadas, Paris, 1627.
1629. Lettre du P. l'Allemant de la Nouvelle-France, 22 novembre 1629.
1632. Le Jeune. Brieve Relation du Voyage de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1632.
1633. Le Jeune. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1634.
1634. Le Jeune. Lettre de Québec, 1634.
1634. Le Jeune. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1635.
1635. Le Jeune. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1636.
1636. Le Jeune. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1637.
1637. Lettre du P. Jean de Brébeuf, de la Résidence de Saint-Joseph, 20 mai 1637.
1637. Le Jeune. Relation de la Nouvelle-France, Rouen, Boullenger, 1638.
1638. Lettre du P. Jean de Brébeuf, de la Résidence de Saint-Joseph, 1638.
1638. Le Jeune. Relation de la Nouvelle-France, Paris, Cramoisy, 1638.
1639. Lettre du P.
son frère. Au bourg de la Conception de Notre-Dame, 27 avril 1639.
1639. Lettre du P. Joseph-Marie Chaumont. Kebec, 7 août 1639.
1639. Le Jeune. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1640.
1640. Chaumonot. Lettre du P. J.-M. Chaumonot, du pays des Hurons. 24 mai 1640.
1640. Lettre du P. J.-M. Chaumont, du pays des Hurons. 26 mai 1640.
1640. Chaumonot. Lettre du P. J: M. Chaumonot, de Sainte-Marie, aux Hurons. 3 août 1640.
1640. Vimont. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy. 1641.
1640-41. Vimont. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1642.
1641. Extrait d'une lettre du P. Jean de Brébeuf. Québec, 20 août 1641.
1 642. Vimont. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1643.
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1642 43. Vimont. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1644.
1643. Lettre du P. Isaac Jogues, du village des Iroquois, 30 juin 1643. 1643. Lettre du P. Jean de Brébeuf, des Trois-Rivières, 23 septembre 1643.
1643-44. Vimont. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1645.
1644-45. Vimont. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1646.
1645. Lallemant. Estat du Pays lorsque i'y arrivé, ler septembre 1645.
1645. Journal des Jésuites, octobre à décembre 1645.
1645-46. Lallemant. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1647.
1645-49. Bressaui. Breve Relazione d'alcuni missioni nella Nuova Francia. Macerata, 1653.
1646. Jogues. Novum Belgium, par R. P. Isaac Jogues.
1646. Journal des Jésuites, janvier à décembre 1646.
1647. Lettre du P. Charles Garnier, de Sainte-Marie des Hurons, 3 mai 1647.
1647. Lallemant. Relation de la Nouvelle-France, sur le Grand Fleuve de St-Laurens. Paris, Cramoisy, 1648.
1641. Journal des Jésuites, janvier à décembre 1647.
1647-48. Lallemant. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1649.
1648. Lettre du P. Jean Brébeuf, de Sainte-Marie aux Hurons, 2 juin 1648.
1648. Journal des Jésuites, janvier à décembre 1648.
1648-49. Ragueneau. Relation de la Mission aux Hurons. Paris, Cramoisy, 1650.
1649. Lettre du P. Paul Ragueneau, de Sainte-Marie aux Hurons, 1er mars 1649.
1649. Buteux. Lettre du P. Jacques Buteux, des Trois-Rivières, 21 septembre 1649.
1649. Journal des Jésuites, janvier à décembre 1649.
1649 50. Ragueneau. Relation de la Mission aux Huros et aux pais plus bas de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1651.
1650. Lettre du P. Paul Ragueneau, de Sainte-Marie aux Hurons, 13 mars 1650.
1650. Journal des Jésuites, janvier à décembre 1650.
1650-51. Ragueneau. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1652.
1650-51. Dreuillettes. Narré du Voyage faict pour la Mission Abnoquiois et des Connaissances tiréz de la Nouvelle-Angleterre. Paris, 1652.
1651. Epistola Rev. P. Gabrielis Dreuillettes. s. l. et a.
1651. Lettre des Associés de la Compagnie de la Nouvelle-France, au T. R. P. Général. Paris, juin 1651.
1651. Journal des Jésuites, janvier à décembre 1651.
210
1651-52. Ragueneau. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1653.
1652, Journal des Jésuites, février à décembre 1652.
1652-53. Le Mercier. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1654.
1653. Progressas Fidei Catholicoe in Novo Orbe, apud Joannem Kinchium.
1653 Journal des Jésuites, janvier à décembre 1653.
1653-54. Le Mercier. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1655.
1654. Journal des Jésuites, janvier à février 1654.
1655. Copie de deux Lettres envoiées de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1656.
1655-56. Jean de Quens. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1657.
1655-56. Mort du Frère Liégeois. (Journal des Jésuites.)
1656. Le Mercier. Journal des Jésuites, octobre à décembre 1656. 1656-57. Le Jeune. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1658.
1657. Journal des Jésuites, janvier à décembre 1657.
1657-58. Ragueneau. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1659.
1658. Journal des Jésuites, janvier à décembre 1658.
1659.
1659. Lallemant. Lettres envoiées de la Nouvelle-France au Renault. Paris, 1660.
1659. Lallemant. Lettres envolées de la Nouvelle-France, Paris, Cramoisy, 1660.
1659. Journal des Jésuites, janvier à décembre 1659.
1659-60. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1661. 1660. Journal des Jésuites, janvier à décembre 1660.
1660-61. Le Jeune. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1662.
1661. Lettre du P. J.-M. Chaumonot. Québec, 20 octobre 1661.
1661. Journal des Jésuites, janvier à décembre 1661.
1661-62. Lallemant. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1663.
1662. Journal des Jésuites, janvier à décembre 1662.
1662-63. Lallemant. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1664.
1663. Relation de la Nouvelle-France, contenant le tremblement de. terre épouvantable, s. l. et a.
1663 Journal des Jésuites, janvier à décembre 1663.
1663-64. Lallemant. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1665.
1664. Histoire Véritable et Naturelle des Moeurs et Productions des Pays de la Nouvelle-France. Paris, Lambert, 1664.
211
1664. Journal des Jésuites, janvier à novembre 1664.
1664-1665. Le Mercier. Relation de la Nouvelle-France, Paris, Cramoisy, 1666.
1665. Journal des Jésuites, janvier à décembre 1665.
1665-66. Le Mercier. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1667.
1666. Journal des Jésuites, janvier à décembre 1666.
1666-67. Le Mercier. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1668.
1667. Journal des Jésuites, janvier à décembre 1667.
1667-68. Le Mercier. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1669.
1668. Journal des Jésuites, janvier à juin 1668.
1668-69. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1670. 1669-70. Le Mercier. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1671.
1670-71. Dablon. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1672.
1671-72. Dablon. Relation de la Nouvelle-France. Paris, Cramoisy, 1673.
167273. Dablon. Relation de la Nouvelle-France.
1673. Nicholas. Mémoire pour un Missionnaire qui ira aux Sept-Isles, par P. F. Louis Nicholas. Ms.
1673. Lettre du P. Nouvel, Supérieur de la Mission des Outaonais, écrite le 29 mai 1673, de Sainte-Marie-du-Sault.
1673. Lettre écrite de Tionnontoguen, par le P. Bruyas, Supérieur des Missions iroquoises, 12 juin 1673.
1673. Lettre écrite de Tethiroguen, par le P. de Lamberville, 9 septembre 1673.
1673-74. Dablon. Relation de la Nouvelle-France.
1673-75. Récit des Voyages et des Découvertes de P. Marquette; La Continuation de ses Voyages par P. Allouez : et Le Journal Autographe du P. Marquette en 1674-75.
1673-79. Dablon. Relation de la Nouvelle-France.
1674. Account (Sept. 24), by P. P. Antoine Dalmas to Claude Dablon, of expedition of observation. round
1674. Lettre du P. Claude Dablon, Supérieur des Missions du Canada, au R. P. Pinette. Québec, 24 octobre 1674.
1675. Dablon. État présent des Missions en la Nouvelle-France, en 1675.
1676-77. Relation de la Nouvelle-France, selon ms. original restant à l'Université Laval.
1677-78. Lamberville. Relation des années 1677-78, et récit des Voyages et Découvertes de Marquette.
1684. Copie d'une lettre écrite par P. Jacques Bigot, de la Mission de Sainct-
1684. Bigot. Relation de la Mission Abnaquise de Saint-Joseph-de-Sillery, et de la Nouvelle Mission de Saint-Brançois-de-Sales.
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1685. Bigot. Relation de la Mission Abnaquise de Sainct-Joseph-de-Sillery et de Sainct-
1685. Bigot. Relation de la Nouvelle-France, 8 nov. 1685. Ms.
1686. Chauchetière. Narré Annuel de la Mission du Sault depuis la fondation iusqu'à l'an 1686. Ms.
1688. Jean de St. Valier (Evêque de Québec). Relation des Missions dans la Nouvelle-France. Paris, 1688.
1688. Chaumonot. Vie de, écrite par lui-même.
1688-93. Chaumonot. Suite de la Vie, par un Père de la même Compagnie.
1688-93. Lettre du P. Chollenec au P. Jean-Baptiste du Halde.
1690-91. Milet. Relation de sa captivité parmi les Onneiouts.
1693-94. Gravier. Relation de la Mission de l'Immaculée Conception au Pays des Ilinois.
1694-95. Lettre du P. Gabriel Marest au P. de Lamberville.
1696. Relation des Affaires du Canada, en 1696.
1696. De la Mission Iroquoise du Sault St.
1696. Gravier. De la Mission finnoise en 1696.
1697. Lettre du P. Jacques Gravier à Monseigneur de Laval, le 17 septembre 1697.
1699. Lettre de M. de Montigni au Rev. P. Brugas, 23 avril 1699.
1699. Lettre du P. Gabriel Marest à un Père de la Compagnie, du Pays des Illinois, 29 avril 1699.
1699. Lettre du P. Julien Binneteau, du Pays des Illinois, 1699.
1699. Lettre du P. Jacques Bigot, du Pays des Abnaquis, 1699.
1700. Lettre du P. Gabriel Marest, 1700.
1700. Montigny. St. Cosme, et Thaumur de la Source. Relation de la Mission du Mississipi du Séminaire de Québec.
1700. Gravier. Relation du Voyage depuis le pays des Illinois jusqu'à l'embouchure du Mississipi.
1701. Bigot. Relation de la Mission des Abnaquis à l'Acadie.
1702. Chaigneau. Lettre du P. L. Chaigneau au Rev. P. de Lamberville, en 1702.
1702. Relation du Destroit,1702.
1702. Bigot. Relation de la Mission Abnaquise de Saint-
1708. Gravier. Lettre sur les affaires de la Louisiane, 23 février 1708. 1712. Lettre du P. Gabriel Marest au P. Germon, aus Cascaskias, 9 novembre 1712.
1715. Lettre du P. Chollenec au P. Augustin le Blanc, au Sault de St. Louis, 27 août 1715.
1722. Lettre du P. Sébastien Rasles, à son neveu, à Nanrantsouak, 15 octobre 1722.
1722. Sur l'état présent des Abénaquis, par F. Jean-Baptiste Loyard. Ms.
1723. Lettre du P. Sébastien Rasles, à son frère, à Narantsouak, 12 octobre 1723.
1724. La Chasse. Lettre du P. de la Chasse. Québec, 29 octobre 1724.
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1727. Lettre du P. du Poisson au P. Patouillet.
1727. Lettre du P. du Poisson, missionnaire aux Akensas, 3 octobre 1727.
1730. Mission de Saguenay, 1720-1730, par R. P. Pierre Laure, 13 mars 1730. Ms.
1730. Lettre du P. le Petit au P. d'Avaugour. A la Nouvelle-Orléans, 12 juillet 1730.
1730-45. Lettres d'Aulneau, d'après le ms. original inédit. Ms.
1745. Avond. Lettre du P. Louis Avond. La Rochelle, 24 juin 1745.
749. Catalogus Personarum et Officiorum Missiones Americae Septentrionalis in Nova Francia. Ms.
1750. Lettre du P. Vivier aux Illinois, 8 juin 1751.
1750. Lettre du P. Vivier aux Illinois, 17 novembre 1750.
1756. Catalogua Personarum et Officiorum Provincice Francice Societatis Jesus. Exeunte anno 1756. Missiones Americae Septentrionalis in Nova Francia. Ms.
1757. Lettre du Père Missionaire chez les Abnakis de Saint-
1758. Watrin. Letter to the Propaganda, giving account of the expulsion of the Jesuits from the
1791. Letter of Bp. Plessis, referring to sickness of Father Well, the last Jesuit of
Le P. Isaac Jogues est resté un des martyrs les plus célèbres de la mission du Canada et du xvue siècle. Il était né à Orléans le 10 juin 1607, et il entra au noviciat des jésuites le 24 octobre 1624. En 1636, il partait pour le Canada et arrivait à Québec le 2 octobre. Le ler août 1642, il remontait le fleuve du Saint-Laurent avec douze canots chargés de provisions et ayant à bord une quarantaine de personnes. Avec lui se trouvaient deux donnés de la mission, René Goupil et Guillaume Couture, une jeune Huronne, Thérèse Oïouhaton, élève des Ursulines de Québec, et quelques Hurons baptisés et fervents chrétiens : Joseph Téondéchoren, Charles Tsondatsaa, Etienne Totitri, Paul Ononhoraton, enfin Eustache Ahasistari. Pour éviter le courant, les canots longeaient le bord du fleuve, et, le 2, ils avaient atteint l'extrémité du lac Saint-Pierre, quand ils tombèrent dans une embuscade de soixante-dix Iroquois. Les Hurons épouvantés qui montaient les canots laissent armes et bagages et s'enfuient. Seuls les Français, les néophytes et les catéchumènes hurons, en tout quinze, entament la lutte. La plupart sont faits prisonniers, ainsi qu'une dizaine de fuyards. Goupil, Téondéchoren, Tsondatsaa, Ononhoraton et la jeune Thérèse ; le P. Jogues était resté inaperçu sur la rive du fleuve. Voyant l'issue du combat, il se dit : « Pourrais-je abandonner ce bon René Goupil, les autres Hurons captifs et ceux qui vont bientôt le devenir, dont plu - sieurs ne sont pas encore baptisés ? » et, simplement, il alla se constituer prisonnier. Eustache Ahasistari apprend que le Père s'est livré, il revient sur ses pas et dit : « Mon Père, je t'avais
juré de vivre et de mourir près de toi, nous voilà réunis. » Guillaume
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Couture était déjà hors de portée lorsqu'il se dit: « Comment ai-je bien pu l'abandonner et le laisser seul exposé à la rage des Iroquois ? » Il revient et se joint aux prisonniers.
Guillaume fut dépouillé de ses vêtements, roué de ,coups de bâton. Ensuite on lui arracha les ongles, on lui mâcha les doigts, on lui transperça la main, on lui scia l'index droit avec l'écaille d'un coquillage. Il subit encore la faim, le feu, puis on l'envoya à Tionnontogen, village des Agniers, chez une famille dont le chef avait péri à la guerre. Il pouvait fuir et le P. Jogues le lui conseilla : « Mon Père, répondit Couture, taschez vous-mesme de vous sauver, si tost que je ne vous verrai plus, je trouveray les moyens d'évader. Vous sçavez bien que je ne demeure dans cette captivité que pour l'amour de vous ; faites donc vos efforts de vous sauver, car je ne puis penser à ma liberté et à ma vie, que je ne vous voye en assurance (1). »
Eustache Ahasistari fut martyrisé au bourg d'Andagaron. Après avoir supporté les mêmes supplices que Guillaume Couture, on le scalpa, on lui coupa les deux pouces et, par les plaies, on enfonça dans le bras, jusqu'au coude, un bâton pointu durci au feu; enfin après avoir été brûlé sur tout le corps, on lui coupa la tête avec un couteau. Le P. Jogues était présent et l'en-co urageait : e Souviens-toy, lui disait-il, qu'il y a une autre vie que celle-cy ; souviens-toy qu'ily aun Dieu qui voit tout et qui sçaura bien récompenser les angoisses que nous souffrons à son occasion. » « Je m'en souviens très bien, dit le néophyte, et je tiendrai ferme jusques à la mort (2). »
Totitri, Tsondatsaa et Téondéchoren échappèrent. Paul Ononhoraton fut tué d'un coup de hache, Thérèse fut épargnée et forcée d'épouser un guerrier iroquois. Douze ans plus tard, un missionnaire la rencontrait à Ounontagné et écrivait : « Nous sommes redevables à la piété de cette Huronne du premier baptême d'adulte fait à Ounontagné (3). » René Goupil fut assommé d'un coup de hache sur le crâne le 29 septembre 1642 (4).
1. Relation de 1643, p. 76.
2. Relation de 1647, p. 21.
3. Relation de 1654, ch. VI.
4. Relation de 1647, p. 25.
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Guillaume Couture négocia en 1645 la paix entre Français et Iroquois, ce qui lui valut la fin de sa captivité. Laissé libre de rompre son contrat comme donné, il se maria et fut la souche d'une nombreuse famille. Il mourut en 1701, à l'âge de 94 ans. Dans une consulte tenue par les PP. Jésuites à Québec, le 26 avril 1646, le mariage de Couture fut approuvé à l'unanimité.
Le supplice du P. Jogues dura douze mois ; pris le 2 août 1642, il ne quitta le village iroquois que le 31 juillet 1643.
Voici maintenant sa propre relation dans la narration du P. Lalemant.
BIBLIOGRAPHIE. P. Martin, Vie du P. Jogues, 4° édition. La Vie du P. Isaac Jogues, d'Orléans, de la Compagnie de Jésus, missionnaire chez les Hurons et martyr chez les Iroquois, par M.-J-B. Pierre Forest, prêtre d'Orléans, à Orléans, 1792 ; manuscrit conservé aux archives de l'école Sainte-Geneviève, rue Lhomond, 14 bis, Paris. Vita P. Isaaci Jogues, ms. de la bibi. publ. d'Orléans, fonds Desnoyers, H, 3155. M 846. - Isaac Jogues premier missionnaire de New-York, dans les Précis historiques, littéraires et scientifiques, Bruxelles, 1er avril 1855, 79e livraison. Alegambe, Mortes illustres, et Andrade, Varones ilustres, t. IV, p. 838-841. Parkman The Jesuits in North America, ch. XV, XVIII. F. G. Bressani, Breve relazione d'alcuni missioni, parte 3, cap. II, III. De Charlevoix, Histoire de la Nouvelle-France, t, I, p. 274. Bancroft, History of the United Stades, t. II, p. 790 sq. Faillon, Histoire de la colonie française au Canada, t. II, p. 60, 61, 65, 66. Shea, History of the catholic missions among the indian Tribes, p. 497. Relation des Jésuites contenant ce qui s'est passé de plus remarquable dans les missions des Pères de la Compagnie de Jésus dans la Nouvelle-France, in-8°, Québec, 1858, t. II. Relation de 1643, Relation de 1647, par le P. Buteux. Lettres de la mère Marie de I'Incarnation, p. 419 sq. C. de Rochemonteix, S. J., Les Jésuites de la Nouvelle-France au XVIIe siècle, t. II, p. 20-57. L'assassin du P. Jogues fut fait prisonnier par les Algonquins et condamné à mort. Avant de mourir, il se convertit et raconta toutes les circonstances des derniers moments du missionnaire ; son récit est de tout point conforme à celui des Hurons prisonniers des Anglais qui parvinrent à s'échapper. Appendice du t. I de l'ouvrage cité p. 429-433. Res gestae in Americanae septentrionales parte, quae Canada dicitur, par le P. de Jouvancy. Sur Jean Bourdon, de Rouen, cf. Gosselin, Les Normands au Canada, dans la Revue catholique de la Normandie, 15 nov. 1892, et Sauvage dans la Semaine religieuse de Rouen, 26 nov. 1892.
PAR LE P. HIEROSME LALEMANT
Supérieur des missions de la même Compagnie.
Comment le Père Isaac Jogues fut pris des Hiroquois, et de ce qu'il souffrit en la première entrée en leur paÿ. Le Pere Isaac Jogues estoit issu d'une honneste famille de la Ville d'Orleans. Après avoir rendu quelques preuves de sa vertu en nostre Compagnie, il fut envoyé en la Nouvelle-France l'an 1636. Il monta aux Hurons la mesme année où il demeura jusques au treizième de juin de l'an 1642, qu'il fut envoyé à Kébec pour les affaires de cette grande et laborieuse Mission.
Depuis ce temps-là jusques à sa mort, il s'est passé quantité de choses fort remarquables qu'on ne peut sans crime desrober au public, puisqu'elles sont honorables à Dieu et pleines de consolation pour les amesqui ayment à souffrir pour Jésus-Christ. Ce qu'on a dit de ces travaux dans les Relations précédentes provenoit pour la plupart de quelques Sauvages, compagnons de ses peines. Mais ce que je vais coucher est sorty de sa plume et de sa propre bouche, il a fallu user d'authorité de supérieur et d'une douce industrie dans les conversations plus particuliéres pour découvrir ce que l'estime très-basse qu'il faisait de soy-mesme tenoit caché dans un profond silence.
Quelque temps avant son depart des Hurons pour venir à Kebec, se trouvant seul devant le Saint-Sacrement, il se prosterna à terre, suppliant Notre Seigneur de
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luy accorder la faveur et la grace de souffrir pour sa gloire. Cette response luy fut gravée au fond de l'ame avec une certitude semblable à celle que donne la Foy, Exaudita est oratio tua, flet tibi sicut a me petisti, confortare et esto robustas : Ta priere est exaucée, ce que tu m'as demandé t'est accordé, sois courageux et constant. Les effets qui se sont ensuivis ont fait voir que ces paroles qui luy ont tousiours esté très-presentes dans toutes ses souffrances estoient veritablement substantielles, paroles sorties de la bouche de celuy à qui le dire et le faire ne sont qu'une mesme chose.
Le R. P. Hierosme Lalemant, pour lors Superieur de la Mission des Hurons, ne sçachant rien de ce qui s'es-toit passé, le fit venir, et luy proposa le voyage de Kebec, affreux pour la difficulté des chemins, trés-dangereux pour les embusches des Hiroquois, qui massacroient tous les ans un bon nombre de Sauvages alliez des
L'obeïssance m'ayant fait une simple proposition et non pas un commandement de descendre à Kebec, ie m'offry de tout coeur, et ce d'autant plus volontiers que la necessité de l'entreprendre eust ietté quelque autre de nos Peres bien meilleur que moy dans les perils et dans les hasards que nous prevoyons tous. Nous voila donc dans le chemin et dans les dangers tout ensemble. Il nous fallut desembarquer quarante fois et quarante fois porter nos batteaux et tout notre bagage dans les courans et dans les cheutes d'eau qu'on rencontre en ce voyage d'environ trois cents lieuës, et quoy que les sauvages qui nous conduisoient fussent fort adroits, nous ne laissasmes pas de faire quelques naufrages avec un grand danger de nos vies, et quelque perte de nostre petit bagage. Enfin trente-cinq iours après nostre despart des Hurons nous arrivasmes bien fatiguez aux Trois Rivieres, de là nous
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descendismes à Kebec. Nous benismes Dieu partout, de ce que sa bonté nous avoit conservez. Nos affaires estans terminées en quinze fours, nous solemnisasmes la feste de saint Ignace et le lendemain premier du jour du mois d'Aoust de la mesme année 1642, nous partismes des Trois Rivieres, pour remonter au païs d'où nous venions. Le premier iour nous fut favorable, le second nous fit tomber entre les mains des Hiroquois. Nous estions quarante personnes divisez en divers canots ; celuy qui tenoit l'avant-garde, ayant descouvert sur les bords du grand fleuve quelques pistes d'hommes nouvellement imprimées sur le sable et sur l'argille, nous en donna advis. On mit pied à terre, les uns disent que ce sont des vestiges de l'ennemy, les autres asseurent que ce sont des pas d'Algonquins nos alliez ; dans cette contention Eustache Ahatsistari, auquel tous les autres defferoient pour ses faits d'armes et pour sa vertu, s'écria : Qu'ils soient amis ou ennemis, il n'importe, ie remarque à leurs traces qu'ils ne sont pas en plus grand nombre que nous ; avançons et ne craignons rien. Nous n'avions pas encore fait une demie lieue, que l'ennemy caché dans des herbiers et dans des bressailles (sic) s'esleve avec une grande huée deschargeant sur nos canots une gresle de balles. Le bruit de leurs arquebuses effara si fort une partie de nos Hurons qu'ils abandonnerent leurs canots et leurs armes et tout leur équipage, pour se sauver à la fuitte dans le fond des bois. Cette descharge ne nous fit pas grand mal, personne ne perdit la vie ; un Huron seulement eut la main transpercée, et nos canots furent brisez en plusieurs endroits. Nous estions quatre françois, l'un des quels estant de l'arrière-garde, se sauva avec les Hurons, qui l'abandonnerent devant que d'approcher l'ennemy. Huit ou dix tant Chrestiens que Catechumenes se joignirent avec nous ; leur ayant fait faire une petite prière, ils font teste courageusement à l'ennemy, et encore qu'ils
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fussent trente hommes contre douze ou quatorze, nos gens soustenoient vaillamment leur effort ; mais s'estant apperceus qu'une autre bande de quarante Hiroquois, qui estoient en embuscade à l'autre bord du fleuve, venoit fondre sur eux, ils perdirent courage, si bien que ceux qui estoient moins engagez s'enfuirent, abandonnant leurs camarades dans la meslée. Un
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donné l'absolution, j'aborde les Hurons, ie les instruy et les baptise, et comme à tous momens ceux qui poursuivoient les fuyards en ramenoient quelques-uns, je les confessois, faisant Chrestiens ceux qui ne festoient pas. Enfin on amena ce brave Capitaine Chrestien, nommé Eustache, lequel m'ayant apperceu, s'escria : Ah ! mon Père, je vous avois juré et protesté que je vivrois ou mourrois avec vous. Sa veuë me transperçant le coeur, je ne me souviens pas des paroles que je Iuy dis. Un autre
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dans ces tendresses, demeurerent au commencement fort estonnez, nous regardans, sans mot dire, puis tout à coup, se figurans peut-estre, que i'applaudissois a ce ieune homme de ce qu'il avoit tué un de leurs Capitaines, ils se ietterent sur moy d'une furie enragée, ils me chargerent de coups de poings, de coups de bastons et de coups de niasses d'armes, meruans parterre a demymort. Comme je commençois à respirer, ceux qui ne m'avoient point frappez s'approchans, m'arrachèrent à belles dents les ongles des doigts, et puis me mordans les uns après les autres, l'extrémité des deux index despoüillez de leurs ongles, me causoient une douleur très sensible, les breyans et les ecrasans comme entre deux pierres jusqu'à en faire sortir des esquilles ou de petits os. Ils traiterent le bon René Goupil de mesme façon, sans faire pour lors aucun mal aux Hurons : aussi estoient-ils enragez contre les Français de ce qu'ils n'avoient point voulu accepter la paix l'année précédente avec les conditions qu'ils leur vouloient donner.
Tout le monde estant rassemblé, et les coureurs revenus de leur chasse aux hommes, ces barbares diviserent entre eux leur butin, se resioüissant de leur prdye avec de grands cris d'allegresse. Comme ie les vis fort attentifs à regarder et à despartir nos despoüilles, ie recherchay aussi mon partage, ie visite tous les captifs, ie baptise ceux qui ne festoient pas encore, s'encourage les pauvres miserables à souffrir constamment, les asseurant que leur recompense passeroit de beaucoup la grandeur de leurs tourmens ; ie reconneus en cette visite que nous estions vingt-deux captifs, sans compter trois Hurons tuez sur la place. Un vieillard aagé de quatre-vingts ans venant de recevoir le saint Baptesme dit aux Hiroquois qui luy commandoient de s'embarquer, ce n'est plus à un vieillard comme moy d'aller visiter les païs estrangers, ie peux trouver ici la mort, si vous me
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refusez la vie. A peine eut-il prononcé ces paroles qu'ils l'assommèrent.
Nous voilà donc en chemin pour estre conduits dans un païs veritablement estranger. Nostre Seigneur nous favorisa de sa Croix. Il est vray que treize jours durant que nous employasmes en ce voyage, je souffry au corps des tourmens quasi insupportables, et dans l'âme des angoisses mortelles : la faim, la chaleur très-ardente, les menaces et la haine de ces Leopards (1), la douleur de nos playes, qui pour n'estre point pansées se pourris-soient iusques à produire des vers, nous causoient à la vérité beaucoup de douleur, mais toutes ces choses me sembloient legeres à comparaison d'une tristesse intérieure que ie ressentois à la veuë de nos premiers et plus ardens Chrestiens des Hurons. Je les croyois devoir estre les colonnes de cette Eglise naissante, et ie les voyois devenus les victimes de la mort. Les chemins fermez pour un long temps au salut de tant de peuples, qui périssent tous les iours faute d'estre secourus me faisoient mourir à toute heure au fond de mon âme. C'est une chose bien rude ou plus tost bien cruelle, de voir le triomphe des Demons sur des nations entieres rachetées avec tant d'amour et payées en monnoye d'un sang si adorable.
Huit Fours apres nostre despart des rives du grand fleuve de saint Laurent, nous rencontrasmes deux cens Hiroquois qui venoient à la chasse des
1. Saint Ignace d'Antioche faisait usage de la même épithète en parlant de ses geôliers ; le rapprochement vaut la peine d'être signalé.
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asseure qu'ils nous firent bien ressentir l'effort de cette malheureuse créance.
Nous ayans donc apperceus, ils remercierent premierement le Soleil de nous avoir fait tomber entre les mains de leurs compatriotes, ils firent en suite une salve d'arquebusade pour congratulation de leur victoire. Cela fait ils dresserent un theatre sur une colline, puis entrans dans les bois, ils cherchent des bastons ou des espines, selon leur fantaisie ; estans ainsi armés ils se mettent en baye, cent d'un côté et cent de l'autre, et nous font passer tout nuds dans ce chemin de fureur et d'angoisses, c'est à qui déchargera sur nous plus de coups et plus fortement, ils me firent marcher le dernier, pour estre plus exposé à leur rage. Je n'avois pas fait la moitié de la route que je tombay par terre sous le faix de cette gresle et de ces coups redoublez ; je ne m'efforcay point de me relever partie pour ma foiblesse, partie pour ce que i'acceptois ce lieu pour mon sépulcre. Quam diu multumque in me saevitum est, Ille scit pro cuius amore et gloria haec pati et iucundum et gloriosum est; tandem crudell misericordia commoti, volentes me vivum in suam terrain d educere a verberando cessarunt. Ce sont les propres paroles du Pere qui a couché en Latin une partie de ces travaux. Me voyans terrassé, ils se jettent sur moy. Dieu seul connait et la longueur du temps et le nombre des coups qui furent déchargez sur mon corps ; mais les souffrances prises pour son amour et pour sa gloire, Sont remplies de joye et d'honneur. Voyans donc que j'estois tombé non par accident, et que ie ne me relevais Point pour estre trop voisin de la mort, ils entreront dans une cruelle compassion, leur rage n'estoit pas encore assouvie, ils me vouloient mener tout vif en leur Pats, ils m'embrassent donc, et me portent tout sanglant sur ce theatre préparé ; estant revenu à moy, ils irae font descendre, ils me donnent mille et mille injures ils me font
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le iouet et le but de leurs opprobres, ils recommencent leur batterie, deschargeans sur ma teste et sur mon col et surtout mon corps une autre gresle de coups de bastons. Je serois trop long si ie voulois coucher par écrit toute la rigueur de mes souffrances, ils me bruslerent un doigt, ils m'escraserent l'autre avec leurs deus et ceux qui e stoient desia deschirez ils les pressoient et les tordoient avec une rage de Demons, ils esgratignoient mes playes avec les ongles, et quand les forces me manquoient, ils m'appliquoient le feu aux bras et aux cuisses ; mes comp agnons furent à peu prez traitez comme moy. L'un de ces Barbares s'estant advancé avec un grand cousteau en la main droite, me prit le nez de la main gauche me le voulant couper ; mais il demeura court et comme estonné, se retirant sans me rien faire. Il retourne à un quart d'heure de là comme indigné contre soy de sa lascheté, il me prend une autre fois au mesme endroit ; vous sçavez, mon Dieu, ce que ie vous disois pour lors au fond de mon coeur. Enfin ie ne sçay quelle force invisible le repoussa pour la seconde fois. C'estoit fait de ma vie s'il eust passé outre, car ils n'ont pas coustume de laisser longtemps sur la terre ceux qui sont notablement mutilez. Entre les Hurons, le plus mal traité fut ce brave et vaillant Chrestien Eustache. L'ayant fait souffrir comme les autres, ils luy couperent les deux pouces des mains, et luy fourerent pas les ouvertures un baston pointu jusqu'au coude. Le Père, voyant cet excez de tourmens, ne peust tenir ses larmes ; Eustache s'en estant apperceu et craignant que les Hiroquois ne le tinssent pour un efféminé, leur dit : Ne croyez pas que ces larmes proviennent de foiblesse, c'est l'amour et l'affection qu'il me porte et non le manquement de coeur qui les fait sortir de ses yeux : il n'a jamais pleuré dans ses tourmens ; sa face a tousiours paru seiche et tousiours gaye, vostre rage, et mes douleurs et son amour font le sujet et la
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cause de ses larmes. Il est vray, lui repart le Pere, que tes douleurs me sont plus sensibles que les miennes, il est vray que je suis couvert de sang et de playes, mon corps néantmoins ne ressent pas tant ses tourmens, que mon coeur est affligé par tes souffrances ; mais courage, mon cher frere, souviens-toy qu'il y a une autre vie que celle-cy, souviens-toy qu'il y a un Dieu qui void tout et qui saura bien recompenser les angoisses que nous souffrons à son occasion. Je m'en souviens tres-bien, luy dit ce bon Neophyte, ie tiendray ferme iusques à la mort. En effet, sa constance parut tousiours admirable et tousiours chrestienne.
Ces guerriers ayant fait un sacrifice de nostre sang poursuivirent leur route et nous la nostre. Le dixiesme iour depuis nostre prise, nous arrivasmes au lieu où il fallut quitter la navigation et marcher par terre. Ce chemin qui fut d'environ quatre iours nous fut extremement penible : celuy à qui j'estois donné en garde, ne pouvant porter tout son butin, en mit une partie sur mon dos tout deschiré ; nous ne mangeasmes en trois iours qu'un peu de fruits sauvages, que nous ramassasmes en passant. L'ardeur du Soleil au plus chaud de l'esté, et nos playes nous affoiblissoient fort, et nous faisoient marcher derrière les autres : nous voyans fort escartez et sur la nuit, ie dis au pauvre René qu'il se sauvast ; en effet nous le pouvions faire, mais pour moy i'aurois plus tost souffert toutes sortes de tourmens que d'abandonner à la mort ceux que je pouvois un petit consoler, et ausquels ie pouvois conférer le sang de mon Sauveur par les Sacrements de son Eglise. Ce bon ieune homme, voyant que ie voulois suivre mon petit troupeau, ne me voulut iamais quitter : Je mourray, dit-il, avec vous, ie ne vous sçaurois abandonner.
J'avois tousiours bien pensé que le four auquel toute l'Eglise se resioüyt de la gloire de la sainte Vierge, sa
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glorieuse et triomphante Assomption nous seroit un four de douleur. C'est ce qui me fit rendre graces à mon Sauveur Jesus-Christ, de ce qu'en ce jour de liesse et de joye il nous faisoit part de ses souffrances, nous admettant à la participation de ses croix. Nous arrivasmes la veille de ce iour sacré à une petite rivière esloignée du premier bourg des Hiroquois d'environ un quart de lieuë ; nous trouvasmes sur ces rives de part et d'autre quantité d'hommes et de ieunes gens armez de bastons qu'ils dechargerent sur nous avec leur rage accoustumée : il ne me restoit plus que deux ongles, ces Barbares me les arrachèrent avec les dents, deschirant la chair de dessous et la descoupans iusques aux os avec leurs ongles qu'ils nourrissent fort longs. Un Huron à qui on avoit donné la liberté dans ce païs-là, nous ayant apperceus, s'escria : Vous estes morts,
Apres qu'ils eurent assouvi leur cruauté, ils nous menerent en triomphe dans cette premiere bourgade, toute la ieunesse estoit hors les portes rangée en baye, armez de bastons et quelques-uns de baguettes de fer, qu'ils ont aisément par le voisinage des Hollandois. Jettant les yeux sur ces armes de la passion, nous nous souvinsmes de ce que dit saint Augustin, que ceux qui s'escartent des fleaux de Dieu, s'escartent de nombre de ses enfans, c'est pour quoy nous nous offrismes d'un grand coeur à sa bonté paternelle pour estre des victimes immolées à son bon plaisir et à sa colere amoureuse pour le
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salut de ces peuples : voicy l'ordre qui fut gardé en cette entrée funebre et pompeuse. On fit marcher un
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monde et des Anges et des hommes pour Jesus-Christ. Nous trouvasmes quelque repos sur ce lieu de triomphe et de gloire. Les Hiroquois ne nous persécutoient plus que de leurs langues, remplissant l'air et nos oreilles de leurs iniures qui ne nous faisoient pas grand mal ; mais cette bonace ne dura pas long temps. Un capitaine s'escrie qu'il falloit caresser les
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syncope, un Hiroquois deschirant un petit bout de ma chemise, qui seule m'estoit restée, nous les enveloppa et ce fut tout l'appareil et tous les médicamens qu'on y mit.
Le soir venu, on nous fit descendre pour estre con-duits dans les cabanes et pour estre le joüet des enfans. On nous donna pour nourriture un peu de bled d'Inde boüilly dans de l'eau toute pure, puis on nous fit coucher sur une escorce, nous lians par les bras et par les pieds à quatre pieux fichez en terre en forme de Croix de saint André. Les enfans, pour apprendre la cruauté de leurs pareils, nous iettoient des charbons et des cendres ardentes sur l'estomach, prenant plaisir de nous voir griller et rostir : ô mon Dieu ! quelles nuits ! demeurer tousiours dans une posture extremement contrainte, ne se pouvoir remuer ny tourner, dans l'attaque d'une infinité de vermine, qui nous assailloient de tous costez, estre chargez de playes recentes et d'autres toutes pourries, n'avoir pas de quoy sustenter la moitié de sa vie : de verité ces tourmens sont grands, mais Dieu est immense. Au lever du Soleil, on nous ramene sur nostre eschaffaut, où nous passasmes trois iours et trois nuits dans les angoisses que ie viens de descrire.
Ces trois iours expirez, on nous pour mene dans deux autres bourgades, où nous fismes nostre entrée comme dans la premiere ; on nous fait les mesmes salves de bastonnades, et pour enchérir sur la cruauté des premiers, on nous donne de grands coups sur les os ou sur le gré ou l'arreste des iambes, lieu tres sensible à la douleur. Comme nous sortions de la première bourgade, un malheureux m'osta ma chemise et me ietta un vieil haillon pour couvrir ce qui doit estre caché, cette nudité me fut tres sensible. Je ne peu me tenir de faire un reproche à l'un de ceux qui avoient eu la plus grosse part de nos depoüilles. N'es-tu point honteux de me voir dans cette
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nudité, toy qui as eu tant de part à mon bagage ? Ces paroles luy firent quelque honte, il tire un morceau de grosse toile dont un paquet estoit enveloppé, et me le jette. Je la mis sur mon dos pour me deffendre de l'ardeur du Soleil, qui eschauffoit et pourrissoit mes blessures, mais cette toile s'estant collée et comme incorporée avec mes playes, je fus contraint de l'arracher avec douleur et de m'abandonner à la mercy de l'air. Ma peau se destachoit de mon corps en plusieurs endroits, et afin que ie peusse dire que i'avois passé per ignem et aquam, parle froid et le chaud pour l'amour de mon Dieu, estant sur l'eschaffaut trois iours durant comme en la première bourgade, il tomba une pluye froide qui renouvella grandement les douleurs de mes playes. L'un de ces Barbares s'estant apperceu que Guillaume Cousture, quoy qu'il eut les mains toutes deschirées, n'avoit encore perdu aucun de ses doigts, luy saisit la main, s'efforçant de luy coupper l'index avec un meschant cousteau, et comme il n'en pouvoit venir à bout il luy tordy et en l'arrachant il luy tira un nerf hors du bras de la longueur d'une palme, à mesme temps son pauvre bras s'enfla et la douleur en rejaillit iusques au fond de mon coeur.
Au sortir de cette seconde bourgade, on nous traisne en la troisiesme ; ces bourgs sont esloignés de quelques lieués les uns des autres. Outre le salut et les caresses, et la reception qui nous fut faite aux deux precedentes, voicy ce qui fut adjousté à nostre supplice. Les ieunes gens fourroient des espines ou des bastons pointus dans nos playes, esgratignant le bout de nos doigts despoüillés de leurs ongles, et les deschirant jusques à la chair vive ; et pour m'honorer par dessus les autres, ils m'attachèrent à des bois attachez en croix, eu sorte que mes pieds n'estant point soustenus, le poid de mon corps me donnoit une gehenne et une torture si sensible, qu'apres
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avoir souffert ce tourment environ un quart d'heure, ie senty bien que ie m'en allois tomber en pasmoison, ce qui me fit supplier ces Barbares d'allonger un petit mes liens ; ils accourent à ma voix et au lieu de les allonger, ils les estraignent davantage, pour me causer plus de douleur. Un Sauvage d'un païs plus esloigné, touché de compassion, fendit la presse, et tirant un cousteau, couppa hardiment toutes les cordes dont i'estois garroté. Cette charité fut depuis recompensée au centuple, comme nous verrons en son lieu.
Ce coup ne fut pas sans providence : car à mesme temps que ie fus delié, on apporta nouvelle que des guerriers ou des chasseurs aux hommes, amenoient quelques Hurons pris de nouveau. Je m'y transportay comme ie pus, ie consolay ces pauvres captifs et les ayant suffisant instruits, ie leur conferay le saint Baptesme; pour recompense on me dit qu'il falloit mourir avec eux. La sentence arrestée dans le Conseil m'est intimée, la nuit sui-vante doit estre (à ce qu'ils disent) la fin de mes tourments et de ma vie. Mon ame à ces paroles est trescontente ; mais mon Dieu ne l'étoit pas encore, il voulut prolonger mon martyre. Ces Barbares se raviserent, s'escriant qu'il falloit donner la vie aux
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ques femmes plus pitoyables nous voyoient avec beaucoup de charité, ne pouvans regarder nos playes sans compassion.
Dieu conserve le P. Isaac Jogues apres le massacre de son compagnon. Il l'instruit d'une façon bien remarquable. Lorsque ces pauvres captifs eurent repris quelque peu de leurs forces, les principaux du païs parlerent de les ramener aux Trois Rivieres pour les rendre aux
Le ieune
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commettre ce meurtre hors de la bourgade, elle se présenta en cette sorte. Le Pere Jogues ayant eu connoissance que le dessein de delivrer les
recitent puis apres le challelet de la Sainte Vierge, en un mot ils se disposent gayement à la mort, encouragez par la vertu de celuy qui ne manque jamais à ceux qui le cherchent et qui l'ayment ; comme ils retournoient vers leur bourgade parlans des biens de l'autre vie, le nepveu de ce vieillard et un autre Sauvage armez de haches, épians l'occasion leur vont à la rencontre ; les ayant abordez, l'un d'eux dit au Père, marche devant, et à mesme temps il casse la tête au pauvre René Goupil, lequel en tombant et en expirant prononça le saint Nom de Jesus. Le Pere le voyant terrassé, se jette sur luy et l'embrasse, ces Barbares le retirent et donnent encore deux coups de hache à ce saint corps. Donnez-moi un moment de temps, leur dit le Pere, croyant qu'ils luy feroient la mesme faveur qu'à son compagnon ; il se met donc à genoux, il s'offre en holocauste à la Divinité, puis se tournant vers ces Barbares, faites, leur dit-il, ce qui vous plaira, ie ne crains point la mort. Leve-toy, repliquent-ils, tu n'en mourras pas pour ce coup, ils traisnent le mort par les rués de la bourgade et puis le vont jetter en un lieu fort escarté. Le Pere, luy voulant rendre les derniers devoirs, le cherche partout ; quelques enfans luy ayant enseigné, il le trouve dans un ruisseau, le couvre de grosses pierres, pour le deffendre des griffes et du bec des oyseaux en attendant qu'il le vinst enterrer ; mais il pleut toute la nuit suivante, et ce torrent se rendit si
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violent et si profond qu'il ne peut trouver ce saint corps. Cette mort arriva le ving-neufviesme de Septembre de l'an 1642.
Le Printemps suivant, quelques enfans rapportans qu'ils avoient veule
Ce jeune homme ou ce saint martyr estant ainsi mas-sacré, le Pere s'en retourne en sa cabane : ses gens luy portent la main sur la poitrine pour sentir si la peur n'agitoit point son coeur, l'ayant trouvé constant, ils luy dirent : Ne sors plus de la bourgade que tu ne sois accompagné de quelqu'un de nous autres, on a dessein de t'assommer, prends garde à toy. Il connut fort bien qu'on le cherchoit à mort, un Huron qui luy avoit donné des souliers par compassion les luy vint redemander : Pource, luy dit-il, que bien-tost tu n'en auras plus que faire, et qu'un autre s'en serviroit. Le Père luy
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rendit, entendant fort bien ce qu'il luy vouloit dire.
Quelque temps apres, un jeune Hiroquois le voulant tuer, le vint trouver en sa cabane et luy dit : Viens-t'en avec moi en la bourgade prochaine. Le Pere connoissant à son maintien qu'il avoit quelque mauvais dessein en teste, luy dit : Je ne suis pas à moy, si ceux à qui i'appartiens ou qui me gardent m'envoyent, je t'accompagneray. Ce malheureux n'eut que repartir, il sort et s'en va communiquer sa pensée à un bon vieillard, qui luy deffendit cette malheureuse entreprise, avertissant le Pere et les gardes du Pere de ne iamais le laisser sortir sans bonne compagnie.
Comme le poid de l'Hyver commençoit à se faire sen-tir, un autre Barbare demanda au Pere la plus grande partie d'un bout de castelogne, qui luy servoit de robe, de matelas et de couverture. Je te la donnerois volontiers, luy repart le Pere, mais elle est desia si courte qu'elle n'abri [t]e que la moitié de mon corps ; si tu en couppes tant soit peu, tu me ietteras dans une nudité messeante aux yeux de tout le monde. Ce méchant homme qui tenoit à grand mépris d'estre esconduit en quoy que ce fust par un chien, c'est le rang qu'il donnoit au Pere, prit resolution de le mettre à mort. Il envoye son frere pour l'attirer hors de sa cabane et de la bourgade ; mais n'en ayant pû venir à bout, il entre luy-mesme, parle secrettement au garde du Pere, et s'en va. Le lendemain matin, ce garde, peut-estre espouvanté par cet insolent, envoye le Pere aux champs avec deux femmes ; à peine sont-ils sortis de la bourgade, que ces deux femmes s'enfuyent, laissant le Pere tout seul à la mercy des loups qui le devoient devorer; le meurtrier du bon René parut aussitost la hache à la main. Le Pere qui voyoit tout ce jeu et qui estoit sorty de la cabane par obeyssance, se doutant bien qu'il s'en alloit à la mort, regarde cet homme avec asseurance, et à mesme temps porte son coeur
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à Dieu. Chose estrange ! ce furieux s'adoucit, les forces et les armes luy tombent des mains ; il s'en retourne comme entonné et comme espouvanté sans dire aucune parole au Pere. En un mot ce bon Pere estoit tous les iours comme l'oyseau sur la branche, sa vie ne tenait qu'à un filet, il luy sembloit à tous momens qu'on l'alloit couper, mais celuy qui en tenoit le bout ne le vouloit pas lascher si tost.
Quelque temps après la mort de son compagnon, Dieu luy communiqua dans son sommeil, comme il faisoit jadis à ces anciens Patriarches, ce que ie vais raconter, c'est luy-mesme qui l'a couché par escrit de sa propre main : voicy comme il parle en langue latine, renduë en nostre françois.
Après la mort de mon tres-cher compagnon d'heureuse memoire, lors qu'on me cherchoit tous les iours à la mort, et que mon âme estoit remplie d'angoisses, ce que ie vay dire m'arriva dans mon sommeil.
Egressus eram a pago nostro solito meo more ut tibi Deo meo liberius gemerem, ce sont ses premières paroles. J'estois sorty de nostre bourgade à mon accoustumée pour gemir plus librement devant vous, ô mon Dieu, pour vous présenter mon oraison et pour lever la bonde en vostre présence à mes angoisses et à mes plaintes. A mon retour j'ay trouvé toutes choses nouvelles : ces grands pieux qui entouroient nostre bourgade me parurent changez en des tours, en des boulevards et en des murailles, d'une insigne beauté, en sorte néantmoins que ie ne voyois rien qui fut nouvellement basty, mais bien une ville toute venerable pour son antiquité. Doutant si c'estoit nostre bourgade, ie vis sortir quelques Hiroquois que je connoissois fort bien, qui me sembloient asseurer qu'en effet c'étoit nostre bourgade. J'approche de cette ville tout plein d'estonnement, ayant passé la première porte, ie vis ces deux lettres L. N. gravées en gros
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characteres sur la colonne droite de la seconde porte, et en suitte un petit agneau massacré. Je fus surpris ne pouvant concevoir comme des Barbares qui n'ont aucune connoissance de nos lettres auroient pu graver ces charactères. Et comme i'en cherchois l'explication dans mon esprit, ie vis au dessus dans un rouleau ces trois paroles escrites laudent nomen eius. Et à mesme temps ie receus une grande lumière au fond de mon ame, qui me fit voir que ceux-là proprement loüaient le nom de l'agneau, qui dans leurs presses et leurs tribulations s'efforçoient d'imiter la douceur de celuy qui comme un agneau n'avoit dit mot à ceux qui l'ayant despoüillé de sa toison, le conduisoient à la mort.
Cette veuë m'ayant donné courage, T'entre dans la seconde porte bastie de grandes pierres quarrées de toutes façons, qui faisoient un grand portique ou une entrée enrichie d'une voûte admirable ; continuant mon chemin i'apperceu environ le milieu de ce portique, un corps de garde tout remply d'armes et de toutes façons, sans voir aucun soldat, ie leur fis une grande reverence, me souvenant qu'on leur devoit ce respect. Comme ie les salüois, une sentinelle posée vers l'endroit où ie marchois, s'escrie, demeurez là : or soit que j'eusse la face tournée d'un autre costé, ou que la beauté des choses que je voyois occupassent fortement mon esprit, je ne vy et n'entendy rien. Cette sentinelle redouble une autre fois criant plus fort, demeurez là. Je m'arreste tout court. Comment, me fit ce soldat, est-ce ainsi que vous obeïssez à la voix de celuy qui est en garde devant le Palais royal ? Il a donc fallu vous crier deux fois, demeurez là ? Allons viste, paroissez devant nostre Juge et devant nostre Capitaine. J'entendy ces deux mots de Juge et de Capitaine. Entrés, me dit-il, dans cette porte, pour recevoir le chastiment de vostre temerité. Je vous asseure, ô mon cher amy, luy repartis-je, que ie ne vous avois ny veu ny entendu ; il
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m'entraisne sans recevoir mes excuses. La porte de ce Palais devant lequel il estoit en fonction, estoit un petit au dessous de ce corps de garde dont ie viens de parler. Ce lieu me parut d'abord comme ces chambres dorées dans lesquelles on rend la justice en Europe, ou comme ces beaux endroit qu'on voit encore dans quelques anciens Monasteres où jadis les religieux tenoient leur Chapitre. Dans cette Salle ou dans ce Palais tout ravissant, ie vis un vieillard tout plein de majesté semblable à l'Ancien des fours, il estoit couvert d'une grande robe d'écarlate d'une extrême beauté, il n'estoit point assis dans son Trosne, mais il se proumenoit doucement, rendant la justice à son peuple duquel il estoit separé par de riches balustres. Je vis à la porte de ce Palais quantité de personnes de toutes sortes de conditions. Le soldat qui m'avoit conduit ayant parlé, mon Juge sans m'entendre tire une baguette, ou verge, d'un faisceau semblable à ceux qu'on portoit jadis devant les Consuls Romains ; il me frappa longtemps et rudement de cette baguette sur les espaules, sur le col et sur la teste, et encore qu'une seule main me frappant, ie sentois autant de douleur que ie ressenty à mon entrée dans la première bourgade des Hiroquois, lors que toute la ieunesse du pays estant armée de bastons, nous traita avec une cruauté non pareille. Jamais ie ne poussay aucune plainte, iamais ie ne iettay aucun gemissement dessous ces coups, ie souffrois avec douleur tout ce qui m'estoit appliqué, trouvant de la patience dans la veuë de ma bassesse. Enfin, comme si mon iuge eust admiré ma patience, il quitte la verge, et se jettant à mon col, il m'embrassa, et en bannissant mes ennuys, il me remplit d'une consolation toute divine et entierement inexplicable. Regorgeant de cette joye celeste, ie baisois la main qui m'avoit frappé et me sentant tomber comme dans un extase, je m'escriay: virga tua, Domine mi rex, et baculus taus ipsa me consolata sunt, vostre verge, ô mon Seigneur
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et mon Roy, et vostre baston m'ont consolé. Cela fait, il reconduit et me laisse sur le seüil de la porte.
Estant revenu à moy, ie ne pû douter que Dieu n'eust operé des merveilles dans mon ame, non seulement pour le rapport que ces choses avoient entre elles, mais particulierement pour le grand feu d'amour que mon Juge avoit allumé au fond de mon cur, dont le seul souvenir plusieurs mois après me tiroit des larmes d'une tres douce consolation.
La créance aussi que ma mort estoit retardée me fut plusieurs fois imprimée dans mon sommeil, m'estant advis que ie suivois mon tres-cher compagnon, reçeu dans la beatitude, ie courois apres luy par des voyes et par des destours qui me desroboient sa veuë ; d'autres fois en le poursuivant, ie rencontrois des temples superbes dans lesquels ie me iettois attiré par leur beauté, et pendant que ie faisois oraison et que la douceur des voix que i'entendois en ces grands edifices me charmoit, ie me consolois dans son absence ; mais sitost que ie sortois de ces douceurs, ie rentrois dans les désirs de le suivre. Tout cecy est tiré quasi mot à mot du memoire de ce bon Pere, qui ne comprenoit pas pour lors que ces coups qui luy furent deschargez sur la teste par son iuge, denotoient son retour dans ce pays où il devoit trouver l'entrée de la Saincte Sion, par un coup de hache qui l'a logé avec son cher compagnon.
Le Pere est donné pour valet à des Chasseurs. Il souffre, il est consolé. Il exerce son zèle en ses voyages. On donna ce pauvre Pere à quelques familles pour leur servir de valet dans leurs chasses; il les suit dans l'entrée de l'Hyver, il fait trente lieues avec eux, les servant deux mois durant comme un esclave. Tous ses habits ne l'abri-[t-soient pas plus que feroit une chemise et un meschant caleçon, ses bas de chausses et ses souliers faicts comme
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des chaussons de tricot et d'un cuir aussi mince qui n'avoient point de semelles, en un mot il estoit tout delabré, les roseaux et les glajeux tranchant les pierres et les cailloux, les halliers par où il luy falloit passer luy descoupoient les iambes etluy deschiroient les pieds. Comme on ne le tenoit pas capable de chasser, on luy donna un mestier de femme, c'est-à-dire d'aller coupper et d'apporter le bois pour entretenir le feu de la cabane. La chasse commençant à donner, il pouvoit un petit reparer ses forces, la viande ne lui estant pas épargnée, mais comme il vit qu'ils offroient au demon de la chasse tout ce qu'ils prenoient, il leur dit nettement qu'il ne mangeroit iamais d'une chair immolée au diable, si bien qu'il se contentoit d'un peu de sagamité bien claire, c'est à dire d'un peu de farine d'Inde boüillie dans de l'eau, et encore n'en avoit-il que rarement, pource que regorgeans de viande, ils susprimoient leur farine seiche.
Il a confessé secretement à quelqu'un de nos Peres que Dieu l'esprouva fortement dans ce voyage, qu'il se vit un long temps sans autre appuy que la Foy seule ; son abandon estoit si grand et la veuë de ses misères luy paroissoit si affreuse qu'il ne sçavoit de quel costé se tourner. Il eut recours à l'oraison ; il s'en alloit dès le matin aux bois, en rapportant autant et plus de bois, qu'il n'en falloit pour l'entretien du feu qui brusle four et nuit dans leurs cabanes. Sa tasche faite, il se retiroit seul sur une colline couverte de sapins, et là il passoit les huit ou dix heures en oraison sans autre entretien qu'avec Dieu, demeurant pour la plupart du temps à genoux sur la neige, devant une Croix qu'il avoit luy-mesme dressée ; il continua ces exercices quarante jours durant, sans maison, sans feu, sans autre abry que le Ciel et les bois et un meschant bout de ie ne scay quoy, quasi aussi transparent que l'air. Ceux de sa cabane, s'estans apperceus de sa retraite, l'espierent, et croyans qu'il faisoit là quelques
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sorts pour faire mourir les hommes, le tourmentoient de temps en temps, luy faisant mille niches; l'un luy présentait son arc, faisant semblant qu'il alloit décocher ses flesches dessus luy ; l'autre l'abordoit la hache à la main, luy disant qu'il l'assommeroit s'il ne quittoit ses charmes. Ils rompirent la Croix qui lui servoit d'oratoire ; mais il en grava une autre sur du bois. Ils abbattirent quelquesfois des arbres auprès de luy pour l'espouvanter. Retournant le soir en la cabane, il portoit encore un gros faix de bois, et pour toute recompense, ils luy reprochoient qu'il estoit sorcier, que ses prieres estoient des sortilèges qui empeschoient le bonheur de leur chasse : enfin on le tenoit comme une abomination, iusques-là que tout ce qu'il touchoit estoit comme pollu et contaminé parmy eux, si bien qu'il ne pouvoit se servir d'aucune des choses de la cabane. Il eut les cuisses et les iambes crevassées et fendes par la rigueur du froid, n'ayant pas de quoi se couvrir.
Il eut dans cette retraite quelques communications avec Dieu, que je traduiray fidelement du Latin de son memoire.
Il me sembla, dit-il, un certain jour que ie me rencontrois en l'assemblée de plusieurs des Peres, dont i'avois honoré la vertu pendant qu'ils estoient au monde, ie n'en connus que trois distinctement, le Pere Jacques Bertric, le Pere Estienne Binet et le Pere Pierre Coton, ie les connus plus clairement les uns que les autres, selon que ie les avois plus ou moins communiquez en Europe ; je les priois de toutes les forces de mon coeur, de me recommander à la Croix afin qu'elle me receust comme disciple de celuy qui avoit esté attaché entre ses bras ; i'apportois une raison qui lamais ne m'estoit venuë en l'esprit lors mesme que ie faisois des oraisons ou des meditations de la Croix, i'alleguois que i'estois concitoyen de la Croix puisque i'estois né dans une ville dont l'Eglise principale
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et métropolitaine estoit dédiée à la Sainte Croix.
Estant encore dans cette mesme retraite, ie me trouvay tout à coup en la boutique d'un Libraire placé dans le Cloistre de Sainte-Croix, en la ville où j'ay pris naissance ; ie luy demanday s'il n'avoit point quelque Livre de pieté et d'edification, il me repart qu'il en avoit un dont il faisoit grand estat. A mesme temps qu'on me l'eust mis entre les mains, s'entendis cette voix : Ce Livre contient Illustres pietate viros et fortia bello pectora, les faits et les gestes des hommes illustres en piété et des coeurs genereux dans la guerre, ce sont les propres paroles que s'entendis, lesquelles imprimerent cette verité dans mon aine, qu'il nous faut entrer dans le Royaume des Cieux par beaucoup de tribulations. Or, comme ie sortois de cette boutique, ie la vis toute couverte de Croix. Si bien que ie dis au maistre du logis que ie retournerois pour en achepter, que t'en voulois avoir, t'en vis de toutes façons et en grand nombre. Ce bon Pere ne vivoit que de Croix, il ne meditoit que la Croix, il ne resvoit que de la Croix, ses lumieres estoient sur la Croix, il en fit des Litanies amoureuses qu'on a trouvées après sa mort dans des bouts de papiers, où il avoit aussi couché quelques mots en langage Hiroquois.
Dans cette mesme solitude où les Barbares le tourmentoient à outrance, Nostre-Seigneur, comme j'ay desia remarqué, le ietta dans un grandissime abandon, et puis le consola en cette sorte ; escoutons-le parler.
Les neiges estant desia profondes, ie me trouvay demy mort dans la faim, dans le froid, dans la nudité : i'estois la boue et la fange de ces Barbares, l'opprobre et le iouët des hommes, ie souffrois des angoisses mortelles dans mon ame à la veuë des negligences et des pechez de ma vie passée, les douleurs de la mort que ie devois attendre dans peu de temps de la main de ces Barbares, à ce qu'ils me disoient, et les perils de l'Enfer m'environnans de
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tous costez. J'entendis distinctement une voix qui condamnoit la pusillanimité de mon coeur et qui me donnoit advis sentirem de Deo in bonitate, que i'arrestasse ma pensée sur la bonté de mon Dieu, et me ietasse entiere ment dans son sein; s'entendis ces autres paroles que i'ay ereu estre de saint Bernard : Servite Domino in illa charitate quæ foras mittit timorem, meritum non intuetur. Servez Dieu dans la charité et dans l'amour qui bannit la crainte, il ne Tette pas les yeux sur nos merites, mais sur' sa bonté. Ces advis m'estoient donnez fort à propos, car ie sentois bien que ie n'estois pas dans une crainte amoureuse et filiale, mais dans un abattement servile; ie n'a-vois pas assez de confiance, et au lieu de gemir pour mes offenses commises contre Dieu, ie m'attristois de me voir enlevé du milieu de la vie et entraisné au jugement, sans avoir envoyé devant moy aucunes bonnes oeuvres. Or ces paroles me changèrent en un moment. Elles bannirent mes ennuys et me ietterent dans un feu d'amour si vehement que devant que d'estre retourné à moy, ie prononçay ces mots de saint Bernard avec une grande impetuosité : Non immerito vitam ille sibi vindicat nostram qui pro nobis dedit et suam, ce n'est pas sans raison que celuy-la demande notre vie, qui a livré la sienne pour nous. Enfin Dieu eslargit si fort lame de son pauvre serviteur que ie m'en retournay plein de joye dans nostre bourgade, à l'entrée de laquelle ie croyois qu'on me deust assommer.
Ayant appris que quelques vieillards vouloient retourner en leur bourgade, ce pauvre Pere demanda permission de les accompagner : on l'envoye sans fusil, sans souliers et parmy les neiges du mois de Decembre, et apres tout on lui commande de porter dans ce chemin de 30 lieuës un paquet de chair boucanée, qui auroit servi de charge à un puissant porte-faix. Il n'eut point de replique, tous les sauvages ressemblent à des muletiers ou
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des chevaux de bagage. La charité et la patience solide fait trouver des forces ois il n'y en a point. Il se trouva dans ce voyage une femme enceinte qui portoit aussi un puissant fardeau et un petit enfant. Comme on vint à passer un ruisseau fort profond et fort rapide, et qu'il n'y avoit autre pont qu'un arbre couché en travers, cette femme, ebranlée par sa charge, tomba dans ce torrent. Le Père qui la suivoit, voyant que la corde de son paquet s'estoit glissée à son col, et que ce faix l'entrainoit à fond, se dette à l'eau, l'attrape à la nage, la desgage de son fardeau, la mene à bord luy sauvant la vie et à son petit enfant qu'il baptisa sur l'heure, le voyant fort mal, en effet il s'envola deux iours apres en Paradis. Je vous laisse à penser si le froid se fit sentir à ce pauvre corps extenué. Le feu qu'on fit pour cette femme ressuscitée leur conserva la vie, ils l'auroient perduë sans ce secours.
Estant arrivé à la bourgade, il n'eust pas le loisir de se rafraischir et de se reposer, on luy commanda de porter un grand sac plein de bled à des chasseurs. Ce fardeau l'estonne, on luy Tette sur les espaules, mais il n'alla pas Loing, sa foiblesse et le verglas, qui le faisoient tomber à chaque pas, luy font rebrousser chemin. Ceux qui l'avoient envoyé, le voyans de retour, le chargerent d'iniures, l'appelant un chien, un mal basty, qui ne sçavoit que manger, et pour penitence ils le mettent dans la cabane d'un homme tout pourry par une puante et meschante maladie, d'un homme cruel qui luy avoit arraché les ongles en son entrée au pays, et qui au reste dans ses ordures, n'avoit autre soulagement qu'un peu de bled cuit à l'eau ; le Pere lui sert de valet quinze iours durant avec une patience de fer et une charité toute d'or. Enfin ceux de sa cabane estans retournés de la chasse le rappellerent ; une ieune femme et une ieune fille s'offrirent à luy pour le servir à la façon du pays, luy tesmoignans beaucoup de compassion ; comme il les vit seules, les hommes estans encore
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absens, il les remercia, ou plus tost les rebuta d'autant plus rudement qu'il s'apperçeut qu'un jeune Hiroquois les fréquentait trop librement. Ce desordre auquel il ne pouvoit remedier luy fut plus sensible que ses douleurs passées : il n'est pas croyable combien Dieu est present à ceux qui souffrent pour son nom.
Il visita pendant tout l'Hyver, avec danger de sa vie, les trois bourgades des Hiroquois, nommez Agubronons, pour consoler les Hurons captifs, pour les animer et pour les encourager de tenir ferme en la foy, leur administrant de fois à autre le Sacrement de pénitence. La mere de son garde ou de son hoste, qu'il appelloit sa tante, commença d'admirer et de respecter ses vertus, elle luy donna une peau de cerf pour se coucher et une autre pour se couvrir. Ils avoient un voisin tout couvert de playes : cet homme estoit du nombre de ceux qui avoient traité le Père avec plus de rage et plus de cruauté : comme il le vit dans cette extrémité, il le visita souvent, le consolant dans sa maladie, il luy alloit chercher de petits fruits pour le regaler. Cette charité luy Baigna le coeur et augmenta le respect que ses gens luy portoient.
Sa tante le mena à la pesche environ le mois de Mars ; son exercice fut le mesme qu'à la chasse, il fournissoit le bois de chauffage pour la cabane, mais on le traitoit avec plus de douceur. Cette retraite hors des bourgades et du tumulte des Hiroquois luy fut tres agreable. Il fit une petite cabane de branches de sapin, en forme de chapelle où il dressa une Croix. Cette Eglise estoit toute sa consolation, il y passoit la plus grande partie de la iournée en prieres. sans estre molesté de personne ; mais ce repos ne fut pas de longue durée. Un vieillard voyant que son parent ne retournoit point de la guerre, creut qu'il avoit esté tué, et pour soulager ou pour honorer son ame, il luy voulut sacrifier celle du Pere. Sçachant donc qu'il estoit esloigné du bourg de quelques iournées, il envoye
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un ieune homme pour advertir ces pêcheurs qu'on avoit veu l'ennemy roder en ce quartier-là. Il n'en fallut pas davantage pour leur donner la peur et pour les faire re-tourner bien vite en leur bourgade ; de bonheur pour le Pere, à mesme temps qu'il entroit dans les portes, un messager arriva, qui apporta nouvelle que ce guerrier et ses camarades dont on estoit en peine retournoient victorieux, amenant vingt prisonniers Abnaquiois, six mois apres leur depart du pays. Voila tout le monde dans la joye, on laisse le pauvre Pere, on brusle, on escorche, on rostit, on mange ces pauvres victimes, avec desresiouyssances publiques : ie croy que les Demons font quelque chose de semblable dans les Enfers à la venuë des ames condamnées à leurs brasiers.
Depuis le mois d'aoust iusques à la fin de mars, le Pere fut tous les iours dans les tranchées et dans les espouvantes de la mort. Un moindre courage fust mort cent fois d'apprehension. Il est plus aisé de mourir tout d'un coup que de mourir cent fois. Sur la fin d'avril un Capitaine Sauvage du pays des Sckakiois parut dans le pays des Hiroquois, chargé de presens, qu'il venoit offrir pour la rançon et pour la delivrance d'un
1. C'est ainsi qu'on désignait le Gouverneur de la Nouvelle-France.
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les présens ne le mirent pourtant pas en liberté, violans le droit des gens et la loy receue parmi tous ces peuples.
Cette nouvelle bien-veillance n'empescha pas qu'un fou n'assommast quasi ce pauvre Pere ; il entra de furie dans sa cabane, et luy donna deux grands coups d'une massue d'armes par la teste, le renversant a demy-mort, et si quelques personnes ne l'eussent empesché, il luy auroit osté la vie. Il n'en fut autre chose, sinon que sa pauvre tante se mit à pleurer, et depuis ce temps-là elle l'avertissait en secret des mauvais desseins qu'on brassoit contre luy, l'incitant à se sauver et à se tirer de cette rude captivité. Je diray en passant que ces fous dont il y a un grand nombre en ces pays-là et en plusieurs autres en-droits de l'Amérique, sont plus tost agitez et comme possedez de quelque Demon, qui leur cause cette fureur de temps en temps, que blessez du cerveau par quelque maladie naturelle.
Au mois de may et de juin, le Père écrivit diverses lettres par des guerriers qui venoient à la chasse des hommes sur le grand fleuve de Saint-Laurent, il leur disoit qu'ils attachassent ces lettres à des perches sur les rives de cette grande rivière; quoy que c'en soit, il en fut rende une à Monsieur nostre Gouverneur à l'occasion que nous avons deduit au chap. 12 de la relation de l'an 1642 (1) ou la coppie de cette lettre est couchée tout au long (2). C'est un grand dommage que les trois autres qu'il nous escrivoit auparavant ont esté perduës.
Monsieur,
Voici la 4e que i'escris depuis que ie suis aux Hiroquois. Le temps et le papier me manquent pour repeter ici ce
1. C'est 1643 qu'il faut lire.
2. Nous interrompons ici la Relation de 1647 afin d'insérer cette lettre.
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que ie vous ay desia mandé tout au long. Cousture et moi vivons encore. Henry (c'est un de ces deux ieunes hommes qui furent pris a Mont-real) fut amené la veille de sainct Jean, il ne fut pas chargé de coups de bastons à l'entrée du village comme nous, ny a point eu les doigts coupés comme nous ; il vit et tous les Hurons amenez avec luy dans le pays. Soyez sur vos gardes partout : tousiours nouvelles trouppes partent. Il faut se persuader que iusques dans l'Automne, la riviere n'est sans ennemis. Il y a icy prés de trois cents arquebuses, sept cents Hiro-,gnois ; ils sont adroits à les manier. Ils peuvent arriver aux Trois-Rivières par divers:fleuves : le Fort de Richelieu leur donne un peu plus de peine, mais ne les empesche pas tout à faict. Les Hiroquois disent que si ceux qui ont pris et tué les
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taschent de le faire encore à present, mais ce sera encore comme ie crois avec la mesure issue. Je me confirme de plus en plus à demeurer icy tant qu'il plaira à Nostre-Seigneur, et ne m'en aller point, quand mesme l'occasion s'en presenteroit. Ma présence console les
Votre tres-humble serviteur,
ISAAC JOGUES, de la Compagnie de Jesus.
Du village des Hiroquois, le 30 iuin 1643.
Environ ce temps-là quelques Capitaines Hiroquois, allant visiter de petites nations qui leur sont tributaires, pour tirer des presens, celuy qui avoit le Pere en garde estant de la partie le mena à la suitte ; son dessein estoit de faire paroître les triomphes des Hiroquois sur les nations mesmes qui sont dans l'Europe, et Dieu pretendoit sauver quelques ame avec le moyen de son serviteur, lequel ne manquoit pas, si tost qu'il estoit entré dans quelque bourgade, de visiter toutes les cabanes et de baptiser les enfants moribonds, et mesme encore les plus grandes personnes, quand il y avoit le moyen de les instruire. Allant donc de cabane en cabane il apperceut un ieune homme tout languissant ; celuy-cy s'addressant au Pere lui dit : Ondesson, l'appellant du nom sauvage qu'il portoit en ces contrées, ne me connois-tu pas ? te souviens-tu bien du plaisir que ie te fis en ton
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entrée dans le pays des Hiroquois ? Je ne me souviens pas de t'avoir iamais veu, luy dit le Pere, mais encore quel plaisir m'as tu fait ? Te souviens-tu bien, repart-il, d'un homme qui couppa tes liens en la troisième bourgade des Hiroquois Agneronons, lors que tu n'en pouvois plus ? Je m'en souviens fort bien, cet homme m'obligea grandement, ie ne l'ai iamais pû reconnoistre,donne m'en ie t'en prie des nouvelles si tu en as connoissance ? C'est moy-mesme, repart ce pauvre languissant. A ces paroles, le Pere se jette sur luy, l'embrasse, luy tesmoignant de coeur, des yeux et de la voix les ressentimens qu'il avoit d'un tel bien-fait. Ah! que ie suis triste, luy fit-il, de te voir 'en ce pitoyable estat ! que i'ay de regrets de ne te pouvoir secourir dans ta maladie ! i'ay souvent, sans te connoistre, prié pour toy le grand maistre de nos vies ; tu me vois dans une grande pauvreté, mais néantmoins ie te veux faire un plaisir plus grand que celuy que tu m'as fait. Le malade écoute, le Pereluy evangelise Jesus-Christ, il luy fait entendre qu'il peut entrer dans une vie de plaisir et de gloire, en un mot il l'instruit, il croit, il donne des temoignages de sa creance, le Pere le baptise et peu de temps après il s'envola au Ciel recompensé plus qu'au centuple de la compassion qu'il avoit portée au serviteur de Jesus-Christ.
Les fatigues du Pere dans ce voyage de plus de quatre-vingts lieues, furent pleinement adoucies et recompensées par le salut de son bien-faicteur, il n'y eut iamais d'Anachorete plus abstinent que ce pauvre captif dans ce voyage, sa vie n'estoit que d'un peu de pourpier sauvage, qu'il alloit cueillir dans les champs, dont il faisoit un potage sans autre assaisonnement que de l'eau claire. On lui donnoit bien à manger de certaines graines, mais si insipides et si dangereuses qu'elles servoient de poison tres present à ceux qui ne les scavoient pas accomoder; il n'y voulut point toucher.
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Le Pere se sauve des Hiroquois et passe en France, par l'entremise des Hollandois ; il repasse en Canadas, où es-tant arrivé, il fait vn voyage en pays des Hiroquois. Au retour de ce voyage on commande au Pere d'aller accompagner quelques pescheurs qu'ils menerent 7 ou 8 lieuës au dessous d'une habitation Hollandoise ; comme il estoit occupé en cet exercice, il apprend de la bouche de quelques Hiroquois qui vindrent en ce quartier-là, qu'on l'attendoit en la bourgade pour le brusler. Cette nouvelle fut l'occasion de sa delivrance (dont il nous a donné le recit (1)).
Je party le propre jour de la Feste de nostre bien heureux Pere sainct Ignace, de la bourgade où j'estois captif, pour suivre et accompagner quelques Hiroquois qui s'en alloient premierement en traitte, puis en pescherie. Ayans fait leur petit trafic, ils s'arresterent sept ou huit lieuës au dessous d'une habitation des Hollandois, placée sur une riviere où nous faisions nostre pesche. Comme nous dressions des embusches aux poissons, arrive un bruit qu'une escouade d'Hiroquois retournée de la chasse des Hurons, en avoit tué cinq ou six sur la place, et amené quatre prisonniers, dont les deux estoient desia bruslez dans notre bourgade, avec des,cruautez extraordinaires ; à cette nouvelle, mon coeur fut transpercé d'une douleur tres-amere et tres-sensible, de ce que ie n'avois point veu, ny consolé, ny baptisé ces pauvres victimes : si bien qu'apprehendant qu'il n'arrivast quelque chose de semblable en mon absence, ie dy à une bonne vieille femme, qui pour son auge et pour le soin qu'elle avait de moy, et pour la compassion qu'elle me portoit, m'appeloit son nepveu, et moi ie l'appellois ma tante, ie luy dy donc : Ma tante, ie voudrois bien retourner
1. Nous interrompons ici la Relation de 1647 pour intercaler la lettre du P. Jogues publiée au ch. XIV de la Relation de 1643.
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en nostre Cabane, ie m'ennuye beaucoup icy. Ce n'estoit pas que j'attendisse plus de douceur et moins de peine dans nostre Bourgade, où ie souffrois un martyre continuel, estant contraint de voir de mes yeux les horribles cruautez qui s'y exercent ; mais mon coeur ne pouvoit souffrir la mort d'aucun homme, sans que je luy procurasse le sainct Baptesme. Cette bonne femme me dit : Va-t-en donc, mon nepveu, puis que tu t'ennuies icy; prends de quoy manger en chemin. Je m'embarquai dans le premier canot qui remontoit à la Bourgade, tousiours conduit et tousiours accompagné des Iroquois ; arrivés que nous fûmes en l'habitation des Hollandois, par où il nous falloit passer, s'apprends que toute nostre Bourgade est animée contre les
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des pauvres Sauvages qui escoutent la parole de Nostre-Seigneur. Mon coeur ne fut saisi d'aucune crainte à la veuë de tout ce qui en pourroit arriver, puis qu'il y alloit de la gloire de Dieu : ie donnay donc ma lettre à ce ieune guerrier, qui ne retourna point. L'histoire que ses camarades ont rapportée, dit qu'il la porta au fort de Richelieu, et qu'aussitost que les
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ou à la Rochelle où il doit aborder. L'ayant remercié avec beaucoup de respect de sa courtoisie, ie luy dis que les Hiroquois, se doutans bien qu'on auroit favorisé une retraicte, pourroient causer quelque dommage â ses gens. Non, non, répond-il, ne craignez rien, l'occasion est belle, embarquez-vous, iamais vous ne trouverez de voie plus assurée pour vous sauver. Mon coeur demeura perplexe à ces paroles, doutant s'il n'estoit point à propos pour la plus grande gloire de nostre Seigneur, que ie m'expose au danger du feu et de la furie de ces Barbares pour aider au salut de quelque ame. Je luy dis donc : Monsieur, l'affaire me semble de telle importance, que ie ne vous puis respondre sur le champ : donnez-moi, s'il vous plaist, la nuict pour y penser, ie la recommanderay à nostre Seigneur, i'examineray les raisons de part et d'autre et demain matin, ie vous diray ma derniere resolution. M'ayant accordé ma demande avec étonnement, ie passay la nuict en prieres, suppliant beaucoup Nostre Seigneur, qu'il ne me laissast point prendre de conclusion de moy-mesme, qu'il me donnast lumière pour cognoistre sa très saincte volonté, qu'en tout et par tout ie la voulois suivre, iusques à estre bruslé à petit feu. Les raisons qui me pouvoient retenir dans le pays estoit la consideration des
Premierement, pour ce qui regardoit nos trois
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luy dirent qu'on luy feroit le mesme traitement et à moy aussi quand ie serois de retour : ces menaces le firent resoudre de se ietter plus tost dans le danger de mourir de faim dans les bois ou d'estre devoré par quelque beste sauvage que d'endurer les tourmens que ces demi Demons faisoient souffrir ; il y avoit desia sept iours qu'il ne paroissoit plus. Quant à Guillaume Cousture, ie ne voyois quasi plus de moyen de l'aider : car on l'avoitmis dans une bourgade esloignée de celle où j'estois, et les Sauvages l'occupoient tellement deçà delà que ie ne le pouvois plus rencontrer. Adjoutez que luy-mesme m'avoit tenu ce discours : Mon Père, taschez de vous sauver ; si tost que je ne vous verray plus, ie trouveroy les moyens d'evader. Vous sçavez bien que ie ne demeure dans cette captivité que pour l'amour de vous : faites donc vos efforts de vous sauver, car ie ne puis penser à ma liberté et à ma vie, que ie ne vous voye en assurance. De plus ce bon ieune homme avoit esté donné à un vieillard qui m'asseura, qu'il le laisseroit aller en paix, si ie pouvois obtenir ma delivrance. Si bien que ie ne voyois plus de raison qui m'obligeast de rester pour les
Pour les Sauvages i'estois dans l'impossibilité et hors d'espérance de les pouvoir instruire : car tout le pays estoit tellement animé contre moy, que ie ne trouvois plus aucune ouverture pour leur parler ou pour les gagner, et les Algonquins et les Hurons estoient contraints de s'esloigner, comme d'une victime destinée au feu, de peur de participer à la haine et à la rage que me portoient les Hiroquois. Je voyois d'ailleurs que j'avois quelque cognoissance de leur langue, que je cognoissois leur pays et leur force, que je pouvois peut estre mieux procurer leur salut par d'autres voyes qu'en restant parmy eux. Il me venoit en l'esprit que toutes ces cognoissances mourroient avec moy, si ie ne me sauvois.
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Ces miserables avoient si peu d'envie de nous delivrer qu'ils commirent une perfidie contre le droict et la coustume de toutes ces nations. Un Sauvage du pays des Sokokiois, alliez des Hiroquois, ayant esté pris par les haults Algonquins et mené prisonnier aux Trois Rivieres ou à Kebec, fut delivré et mis en liberté, par l'entremise de Monsieur le Gouverneur de la Nouvelle-France, à la sollicitation de nos Peres. Ce bon Sauvage, voyant que les
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porter secrettement au Navire. Apres mes tres humbles actions de graces à tous ces Messieurs, ie m'esloignay des Hollandois pour mieux cacher mon dessein : sur le soir ie me retiray avec dix ou douze Hiroquois dans une grange où nous passasmes la nuict. Auparavant que de me coucher, ie sorty de ce lieu pour voir par quel endroit ie pourrois plus facilement eschapper. Les chiens des Hollandois, estans pour lors destachez, accoururent à moy, l'un d'eux grand et puissant se jette sur ma iambe que Pavois nue et me l'offensa notablement : ie rentre au plus tost dans la grange. Les Hiroquois la ferment fortement, et pour me mieux garder se viennent coucher auprès de moy, notamment un certain qui avoit quelque charge de me veiller. Me voyant obsédé de ces mauvais corps, et la grange bien fermée et entourée de chiens, qui m'accuseroient si ie pretendois sortir, ie creu quasi que ie ne pourrois evader ; ie me plaignois doucement à mon Dieu, de ce que m'ayant donné la pensée de me sauver Concluserat vias meas lapidibus quadris, et in loco spatioso pedes meos. Il enbouchoit les voyes et les chemins. Je passay encore cette autre nuict sans dormir ; le iour approchant s'entendis les coqs chanter. Bien-tost après un valet du laboureur Hollandois qui nous avoit hebergés dans sa grange, y estant entré par ie ne sçay quelle porte, ie l'aborday doucement et luy fis signe car ie n'entendois pas son Flamand, qu'il empeschât les chiens de iapper : il sort incontinent et moy apres, ayant pris au prealable tout mon meuble qui consistoit en un petit office de la Vierge, en un petit Gerson (c'est-à-dire une Imitation de Jésus-Christ) et une Croix de bois que ie m'estois faite pour conserver la memoire des souffrances de mon Sauveur. Estant hors de la grange, sans avoir fait aucun bruit, ny esveillé mes gardes, ie passe par dessus une barriere qui fermoit l'enclos de la maison, ie cours droit à la rivière où estoit le
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Navire : c'est tout le service que me pût rendre ma iambe bien blessée, car il y avoit bien un bon quart de lieuë de chemin à faire. Je trouvay le bateau comme on m'avoit dict ; mais la mer s'estant retirée il estoit a sec. Je le pousse pour le mettre à l'eau ; n'en pouvant venir à bout pour sa pesanteur, ie crie au Navire, qu'on amene l'esquif pour me passer, point de nouvelle : ie ne sçay si on m'entendoit; quoy que c'en soit, personne ne parut. Le four cependant commençoit à descouvrir aux Hiroquois le larcin que ie faisois de moy-mesme, ie craignois qu'ils ne me surprissent dans ce délit innocent : lassé de crier, ie retourne au batteau, ie prie Dieu d'augmenter mes forces ; ie fay si bien, le tournant bout pour bout, et le pousse si fortement que ie le mets à l'eau ; l'ayant faict flotter ie me iette dedans et m'en vay tout seul au Navire, où i'aborday sans estre découvert d'aucun Hiroquois : on me loge aussitost à fond de cale et pour me cacher on met un grand coffre sur l'écoutille. Je fus deux iours et deux nuicts dans le ventre de ce vaisseau, avec une telle incommodité que je pensay estouffer et mourir de puanteur. Je me souvins pour lors du pauvre Jonas, et ie priay nostre Seigneur Ne fugerem a facie Domini, que je ne me cachasse point devant sa face et que je ne m'éloignasse point de ses volontez, ains au contraire, infatuaret omnia consilia quae non essent ad suam gloriam. Je le priois de renverser tous les conseils qui ne tendroient point à sa gloire, et de m'arrester dans le pays de ces infideles, s'il n'approuvoit point ma retraicte et ma fuite. La seconde nuict de ma prison volontaire, le Ministre des Hollandois me vint dire que les Hiroquois avoient bien fait du bruict, et que les Hollandois habitant du pays avoient peur qu'ils ne missent le feu dans leurs maisons ou qu'ils ne tüassent leurs bestiaux. Ils ont raison de les craindre puisqu'ils les ont armez de bonnes arquebuses.
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A cela ie respond : Si propter me orta est tempestas, projicite me in mare : Si la tempeste s'est eslevée à mon occasion, ie suis prest de l'appaiser, en perdant la vie : ie n'avois iamais eu de volonté de me sauver du moindre homme de leur habitation. Enfin il me fallut sortir de ma caverne : tous les Nautoniers s'en formalisoient, disans qu'il m'avoit donné parole d'asseurance au cas que ie peusse mettre le pied dans le Navire, et qu'on m'en retiroit au moment qu'il m'y faudroit amener si ie n'y estois pas ; que ie m'estois mis en danger de la vie en me sauvant sur leur parole, qu'il la falloit tenir quoy qu'il en coustast. Je priay qu'on me Iaissast sortir, puis que le Capitaine qui m'avoit ouvert le chemin de la fuitte me demandoit ; ie le fus trouver en sa maison, où il me tint caché. Ces allées et ces venues s'estant faictes la nuict, ie n'estois point encore descouvert : i'aurois bien pû alleguer quelques raisons en tous ces rencontres, mais ce n'estoit pas à moi à parler en ma propre cause, si bien à suivre les ordres d'autruy que ie subissois de bon coeur. Enfin le Capitaine me dit qu'il falloit doucement ceder à la tempeste et attendre que les esprits des Sauvages fussent addoucis, et que tout le monde estoit de cet advis. Me voilà donc prisonnier volontaire en sa maison, d'où ie vous rescry la présente.
Je suis de coeur et d'affection, etc.
[ISAAC JOGUES, S. J.]
De Renselaerivich, ce 30 d'Aoust 1643.
[Le] Capitaine [hollandois] donna [le Père] en garde à un vieillard, en attendant qu'on eust appaisé ces Barbares ; en un mot s'ils eussent persévéré dans leur demande et rebuté quelques presens qu'on leur fit, on eust
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remis le Père entre leurs mains pour estre l'objet de leur fureur et l'aliment de leurs feux. Or comme on attendoit l'occasion de le faire repasser en Europe, il fut six semaines sous la garde de ce vieillard fort avaricieux, qui le logea dans un vieux galetas, où la faim, et la soif, et la chaleur, et la crainte de retomber à tous momens entre les mains des Hiroquois, luy donnoient de grandes occasions de se ietter et de s'abysmer dans la providence de celuy qui lui avoit si souvent fait sentir sa présence. Cet homme estoit le vivandier de cette habitation ; il faisoit la lessive tous les quinze iours, puis reportoit son cuvier au grenier, dans lequel il mettoit de l'eau qui servoit de boisson au Pere, iusques à sa première lessive. Cette eau qui se gastoit bientost dans les ardeurs de l'Esté, luy causa une grande douleur d'estomach. On luy donnoit à manger autant qu'il en falloit, non pas pour vivre, mais pour ne pas mourir. Dieu seul et ses saincts estoient sa Compagnie. Le Ministre le visita quelquefois, et s'advisant un four de luy demander comme on le traitoit, car iamais ce bon Pere n'en eust fait mention, si on ne luy en eust parlé, il respondit qu'on luy apportoit assez peu de choses : Je m'en doute bien, repart le Ministre, car ce vieillard est un grand avaricieux, qui sans doute retient la plus part des vivres qu'on vous envoye. Le Pere lui tesmoigna qu'il estoit content, et que les souffrances luy estoient agreables depuis un longtemps. Dans ce grenier où estoit le Pere, il y avoit un retranchement où son garde menoit incessamment des Sauvages Hiroquois, pour vendre quelques denrées qu'il y reservoit ; ce retranchement estoit faict de planches si peu jointes qu'on eust aysément passé les doigts dans les ouvertures. Je m'estonne, dit le Pere, comme ces Barbares ne m'ont cent et cent fois découvert, ie les voyois sans difficulté, et si Dieu n'eût détourné leurs yeux, ils m'auroient mille fois apperceu, ie me cachois derrière
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des futailles, me repliant dans une posture violente, qui me donnoit la gehenne et torture les deux et trois et quatre heures de suitte, et cela fort souvent. De descendre à la cour du logis, ou d'aller en d'autres endroits, c'estoit me precipiter, pour ce que tout estoit remply de ceux qui me cherchoient à mort, et pour augmentation de mes biens, c'est a dire de mes croix, la blesseure qu'un chien m'avoit faicte, la nuict que ie me sauvay d'entre les Hiroquois, me causoit une si grande douleur que si le Chirurgien de cette habitation n'y eust mis la main, i'aurois non seulement perdu la iambe, mais la vie, car la gangrenne s'y mettoit desia.
Le Capitaine de la principale habitation appelée Manate, esloignée de celle ou i'estois de soixante Reliés, ayant appris que ie n'estois pas trop à mon ayse dans ce voisinage d'Hiroquois ou de Maquois, comme les Hollandois les nomment, commanda qu'on me conduisist dans son fort ; de bonne fortune en mesme temps qu'on receut ses lettres, un vaisseau devoit descendre, dans lequel on me fit embarquer en la compagnie d'un Ministre, qui me témoigna beaucoup de bienveillante. Il estoit garny de quantité de bouteilles, dont il fit largesse, notamment à la rencontre d'une Isle à laquelle il voulut qu'on donnast mon nom au bruit du canon et des bouteilles : chacun temoigne son amour à sa façon. Ce bon Pere fut receu dans Manate avec de grands temoignages d'affection ; le Capitaine lui fit faire un habit noir assez leger et luy donna aussi une bonne casaque et un chapeau à leur mode. Les habitants le venoient voir, monstrans par leurs regards et par leurs paroles qu'ils luy portoient grande compassion. Quelques-uns lui demandoient quelle recompense luy donneroient Messieurs de la Nouvelle-France, s'imaginans qu'il avoit souffert ces indignitez à l'occasion de leur commerce ; mais il leur fit entendre que les pensées de la terre ne luy avoient
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point fait quitter son pays, et que la publication de l'Evangile estoit l'unicque bien qu'il avoit pretendu, se jettant dans les dangers où il estoit tombé. Un bon garçon l'ayant rencontré à l'écart, se ietta à ses pieds, luy prenant les mains pour les baiser en s'escriant : Martyr, Martyr de Jesus-Christ ; il l'interrogea et conneut que c'estoit un Luthérien qu'il ne pût ayder pour n'avoir pas connoissance de sa langue, c'estoit un Polonais.
Entrant dans une maison assez proche du fort, il vit deux images au manteau de la cheminée, l'une de la Sainte Vierge, l'autre de nostre B. Louys de Gonzague. Comme il en tesmoigna quelque satisfaction, le maistre du logis luy dit que sa femme estoit catholique. C'estoit une Portugaise menée en ce pays-là par ie ne sçay quel rencontre, elle paroissoit fort modeste et fort vereconde. La superbe Babel a bien fait du tort à tous les hommes. La confusion des langues les a privez de grands biens.
Un Catholique Irlandois arrivant de la Virginie à Manate, se confessa au Pere et luy dit qu'il y avoit de nos Peres dans ces contrées-là, et que depuis peu l'un d'eux suivant les Sauvages dans les bois pour les convertir avoit esté tué par d'autres Sauvages ennemis de ceux que le Pere accompagnoit. Enfin le Gouverneur du pays envoyant une barque de cent tonneaux en Hollande, renvoya le Pere au commencement du mois de novembre. Il souffrit assez dans cette navigation, son lit estoit le tillac ou quelques cordages arrousez bien souvent des vagues de la mer. Le peu de vivres et le grand froid, n'accomodoient pas un homme assez legerement couvert, et qui avoit tant ieusné parmy les Barbares.
Ils moüillerent l'ancre en un port d'Angleterre sur la fin de decembre ; les Nautoniers se voulant un petit rafraischir, s'en allerent tous dans une bourgade, laissant le Pere avec un matelot pour garder la barque. Sur le soir arrivent des voleurs dans un basteau, ils entrent
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dans cette barque, qu'ils croyoient chargée de grandes richesses pour venir d'un voyage au long cours. Ils presentent le pistolet au Pere, mais ayans reconnu qu'il estoit
Dans (1) une lettre escrite au Pere Charles Lallemant, du 6 janvier de cette presente année (1644), il parle en ces termes :
Enfin ie suis delivré. Nostre Seigneur a envoyé l'un, de ses Anges pour me tirer de la captivité. Les Hiroquois s'estans rendus à l'habitation des Hollandois, vers la my-Septembre, apres avoir fait beaucoup de bruict, ont enfin receu des presens, que le Capitaine qui me tenoit caché leur a faits, iusques à la concurrence d'environ trois cent livres, que ie m'efforceray de recognoistre : toutes choses estant pacifiées, ie fus envoyé à Manhatte, où demeure le Gouverneur de tout le pays. Il me receut fort humainement ; il me donna un habit, et puis me fit monter dans une barque, qui a traversé l'Ocean au milieu de l'Hyver. Ayant relasché en Angleterre, ie me mis dans une autre barque de Charbonnier, qui m'a porté en basse Bretagne, avec un bonnet de nuict en teste, et dans l'indigence de toutes choses.
La veille de Noël il s'embarqua comme un pauvre [continue la Relation] dans ie ne sçay quel bateau ou une
1. Nous interrompons la Relation pour citer un billet du Pere Jogues.
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petite barque chargée de charbon de terre, qui le mit le lendemain en la coste de la basse Bretaigne. Le pauvre Pere ayant apperceu une petite maison toute seule, s'en va demander à ceux qui l'habitoient où estoit l'Eglise. Ces bonnes gens luy enseignerent le chemin, et croyans à sa modestie que ce fust quelque pauvre Irlandois catholique, ils l'inviterent à venir prendre sa refection en leur logis, quand auroit fait ses devotions. Ce qu'il accepta fort volontiers, pour la grande necessité où il estoit reduit. Il s'en va donc en la maison de Nostre Seigneur, le jour de sa naissance en terre. Mais hélas ! qui pourroit exprimer les douces consolations de son ame ! Lorsqu'apres avoir esté si longtemps avec des Barbares et conversé parmy les heretiques, il se vit avec les enfans de la vraye Eglise. Il me sembloit, disoit-il par apres, que ie commençois de revivre, c'est lorsque ie goutay la douceur de ma delivrance. S'estant confessé et communié et assisté au S. Sacrifice de la messe, il va visiter ceux qui l'avoient si charitablement invité ; c'estoit de pauvres gens mais douëz d'une charité vrayement chrestienne. Ayant veu ses mains toutes deschirées, et apprenant comme il avoit souffert ce inartyre, ils ne sçavoient quelle chere luy faire. Ce bon hoste avoit deux ieunes filles qui presenterent au Pere leurs aumosnes avec tant d'humilité et de modestie, que le Pere en estoit tout edifié. Je crois qu'elles luy donnerent chacun deux ou trois sols, c'estoit possible tout leur thresor, il n'eust pas besoin de leurs richesses. Un honneste Marchand de Rennes, s'estant rencontré en cette maison, non par hazard, mais par une providence qui conduit chaque chose à son point, ayant. appris l'histoire du Pere, luy offrit un cheval, l'asseurant qu'il tiendroit à faveur de le conduire iusqu'à la premiere de nos maisons ; cette offre si courtoise fut acceptée avec de grans sentimens de la bonté de Dieu et avec une douce reconnaissance de son bien-faicteur.
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Enfin le cinquiesme de janvier de l'an 1644 (1) il fut frapper le matin à la porte de notre College de Rennes. Le portier le voyant en équipage d'un homme assez bigarré en ses habits, ne le reconnut pas. Le Pere supplia de faire venir le P. Recteur pour luy communiquer, disoit-il, des nouvelles du Canada. Le Pere Recteur prenoit les habits sacerdotaux pour aller celebrer la sainte Messe ; mais le portier luy ayant dit qu'un pauvre homme venu du Canada le demandoit, ce mot de pauvre le toucha. Peut-estre, disoit-il à part soy, qu'il est pressé et qu'il est dans quelque disette. Il quitte donc les habits sacrez dont il estoit en partie revestu, pour faire une action de Charité. Il le va trouver, le Pere sans se découvrir luy presente des patentes signées du gouverneur des Hollandois, devant que de les lire, il fait diverses questions au Pere sans le connoistre, et puis enfin il luy demande s'il connaissoit bien le Pere Isaac Jogues ?Je le connois fort bien, respond-il. On nous a mandé qu'il estoit près des Hiroquois, est-il mort ? est-il encore captif ? ces Barbares ne l'ont-ils point massacré ? Il est en liberté, et c'est luy, mon R. P., qui vous parle, et là-dessus il se iette à genoux pour recevoir sa benediction. Le P. Recteur. surpris d'une joye toute extraordinaire, l'embrasse, le fait entrer dans la maison, tout le monde accourt, la joye et la consolation d'une delivrance si peu attendué, entrecouppe les paroles. Enfin on le regarde comme un Lazare ressuscité, qui doit aller mourir pour la dernière fois au pays où il a desia souffert tant de maux.
De Rennes il s'en vient à Paris; la Reyne (2) ayant ouy parler de ses souffrances, dit tout haut : On feint des
1. La Relation porte par erreur 1643.
2. Anne d'Autriche, Régente de France, pendant la minorité de Louis XIV.
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Romans, en voilà un veritable entremeslé de grandes aventures. Elle le voulut voir, ses yeux furent touchez de compassion à la veuë de la cruauté des Hiroquois. Il ne fit pas un long séjour en France, le printemps venu de l'an 1644, il se rendit a la Rochelle pour repasser au pays de son martyre, où estant arrivé, on l'envoya à Montreal. Sa mémoire y est encore vivante, l'odeur de ses vertus recree et conforte encore tous ceux qui ont eu le bonheur de le connoistre et de converser avec luy. La paix estant faite avec les Hiroquois, on tira le Pere de Montreal pour aller ietter les fondemens d'une Mission dans leur pays, laquelle on nomma la Mission des Martyrs. Le P. Jerosme Lalemant, superieur de nos Missions, luy en ayant escrit, voicy comme il luy respondit.
Celle qu'il a pieu à V. R. de me récrire, m'a trouvé dans la retraite et dans les exercices que i'avois commencé au départ du canot qui porte nos lettres. J'ay pris ce temps, pource que les Sauvages estans à la chasse,
nous laissent ioüir d'un plus grand silence. Croiriez-vous bien qu'à l'ouverture des lettres de V. R. mon coeur a esté comme saisi de crainte au commencement, apprehendant que ce que souhaite et que mon esprit doit extremement priser n'arrivast. La pauvre nature qui s'est souvenüe du passé a tremblé, mais nostre Seigneur par sa bonté y a mis et mettra le calme encore davantage. Ouy, mon Pere, ie veux tout ce que nostre Seigneur veut au peril de mille vies, ô que T'aurais de regret de manquer à une si belle occasion ! pourrois-ie souffrir qu'il tîntà moy que quelque ame ne fut sauvée ? i'espere que sa bonté, qui ne m'a pas
bandonné dans les rencontres, m'assistera encore; luy et moi sommes capables de passer sur le ventre de toutes les difficultez qui se pourroient opposer. C'est beaucoup d'estre in medio nationis pravae, d'estre tout seul au milieu d'une nation depravée, sans Messe, sans Sacrifice, sans confession, sans Sacremens ; mais sa saincte volonté et sa
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douce disposition vaut bien cela ; celuy qui nous a conservez sans ces secours, par sa saincte grace, l'espace de dix-huict ou vingt mois, ne nous refusera pas la mesme faveur a nous qui ne nous ingerons pas et qui n'entreprenons ce voyage que pour luy plaire uniquement contre toutes les inclinations de la nature. Il faudroit que celuy qui viendra avec moy fust bon, vertueux, capable de conduitte, courageux et qu'il voulust endurer quelque chose pour Dieu ; il seroit à propos qu'il pût faire des canots, afin que nous puissions aller et venir indépendamment des Sauvages.
Le seisiesme de may 1646 ce bon Pere partit des Trois Rivieres en la compagnie du sieur Bourdon, ingenieur de Monsieur le Gouverneur.
Le sieur Bourdon m'a dit que ce bon Pere estoit infatigable, qu'ils souffrirent extremement en ce chemin de fer. Bref ils arriverent aux Trois Rivières, ayant accomply leur legation, le four de saint Pierre et saint Paul, le 29 du mois de juin. Il arriva à Quebec avec M. Bourdon le 3 juillet.
Le Pere Isaac Jogues retourne pour la troisiesme fois au pays des Hiroquois, où il est mis à mort. A peine le pauvre Pere fut-il rafraischy parmy nous deux ou trois mois, qu'il recommença ses courses le vingt-quatriesme Aoust. Il partit de Montreal, où il estoit monté de Quebec en juillet de la mesme année 1646. Il s'embarque avec un ieune
Helas ! mon tres-cher Pere, quand commenceray-ie a servir et a aymer celuy qui n'a iamais commencé a nous
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aymer ? et quand commenceray-ie à me donner totalement à celuy qui s'est donné à moy sans reserve ? Quoy que ie sois extremement miserable et que raye fait un mauvais usage des graces que nostre Seigneur m'a faites en ce pays, ie ne perds pas courage, puisqu'il prend le soin de me rendre meilleur, me fournissant encore de nouvelles occasions de mourir à moy-mesme et de m'unir inséparablement à luy. Les Hiroquois sont venus faire quelque present à nostre Gouverneur, pour retirer quelques prisonniers qu'il avoit, et traiter de paix avec luy au nom de tout le pays ; elle a esté concluë, au grand contentement des
1. J'irai, mais je n'an reviendrai pas.
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i'ay respandu en cette terre fût comme les arres de celuy que ie luy donnerois de toutes les veines de mon corps et de mon coeur. Enfin ce peuple-là sponsus mihi sangui num est, hune mihi despondi sanguine meo, nostre bon maistre qui se l'est acquis par son sang, luy ouvre s'il luy plaist la porte de son Evangile comme aussi à quatre autres nations ses alliez qui sont proches de luy. A Dieu, mon cher Pere, priez-le qu'il m'unisse inséparablement à luy.
Mais il estoit trop humble pour écouter ces sentimens et trop courageux pour reculer dans une bonne affaire et pour s'effrayer à la pensée ou à la veuë de la mort. Nous avons appris qu'il avoit esté massacré dès son entrée en ce pays plein de meurtre et de sang: voicy ce qu'en mande le Gouverneur des Hollandois à Monsieur le Chevalier de Mont-Magny.
Celle-cy sera pour remercier vostre Seigneurie, du souvenir qu'elle a eu de moy, faveur dont ie tâcheray à me revancher s'il plaist à Dieu m'en conceder l'opportunité (ce sont ses termes). Au reste i'envoye celle-cy par les quartiers du Nord, soit par le moyen des Anglois ou de Monsieur d'Aunay, aux fins de vous advertir du massacre que les Barbares et les inhumains Maquois ou Hiroquois ont fait du Pere Isaac Jogues et de son compagnon, ensemble de leur dessein qu'ils ont de vous surprendre sous couleur de visite, comme vous verrez par la lettre cy-enclose, qui encore qu'elle soit mal dictée et orthographiée vous apprend, à nostre grand regret, les particularitez du tout. Je suis marri que le suiet de celle-cy n'est plus agreable ; mais la consequence de l'affaire ne m'a pas permis de me taire. Nostre Ministre d'en haut (c'est-à-dire d'une habitation située en haut de la rivière) s'est enquis soigneusement aux principaux de cette canaille, de la cause de ce malheureux acte ; mais il n'a peu avoir d'autre reponse d'eux sinon que le Pere avoit laissé le Diable parmy quelques hardes qu'il leur avoit
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laissez en garde, qui avoit fait manquer leur bled d'Inde. Voilà ce que ie puis écrire pour le present à Vostre Seigneurie. L'incluse mentionnée dans la précédente, escrite par un Hollandois au sieur Bourdon, est couchée dans les termes suivans :
Je n'ai voulu manquer à cette occasion, de vous faire sçavoir mon comportement. Je suis en bonne santé, Dieu mercy, priant Dieu qu'ainsi soit de vous et de vos enfans. Au reste, ie n'ay pas beaucoup de chose à vous dire, sinon comme les
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Le récit qu'on va lire forme un manuscrit de 16 pages in 80 devenu la proprieté de l'Association des prêtres du Canada. Il a pour auteur un frère coadjuteur de la Compagnie de Jésus, Christophe Regnault, né à Rouen le 26 juillet 1613, entré dans l'Ordre le 19 février 1631. Après un séjour au Canada de plusieurs années, il revint en France vers 1678 et mourut à Caen le 5 février 1697. Sa relation a été publiée cinq fois. Elle rapporte le martyre de deux religieux distingués, Jean de Brébeuf, né à Condé-sur-Vire (ou à Bayeux) le 14 mars 1593, entré au noviciat le 6 novembre 1617 et martyrisé par les Iroquois après un apostolat de vingt-quatre années; le P. Lalemant, qui n'a laissé aucun ouvrage littéraire, mais est seulement connu par ses travaux apostoliques et son martyre.
BIBLIOGRAPHIE. Récit véritable du martyre et de la bienheureuse mort du P. Jean Brébeuf et du P. Gabriel l'Alemant, en la Nouvelle-France, dans le pays des Hurons, par les Iroquois, imprimé à Québec en 1884, dans Report on the Arhcives of Canada, par ordre du gouvernement et par les soins de M. Brymner ; imprimé avec une traduction anglaise du P. Edouard Devine, S. J. dans Woodstock Letters 1886, t. XIV, p. 331-338. Letters and Notices de Rcehampton, févr. 1886, p. 335-340; en français dans Lettres de Jersey, t. IV, p. 250-254, enfin, et ces dernières publications ont été ignorées du P. Sommervogel, dans le Bulletin de
la Société des antiquaires de Normandie, t. XIII, 1885, p. 441-448,
et dans le journal La Vérité de Québec, samedi 4 avril 1885.
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Le Pere Jean de Breboeuf et le Pere Gabriel l'Alemant partirent de nottre cabane, pour aller à un petit Bourg, nommé St. Ignace, éloigné de nostre cabane environ un quart de lieüe, pour instruire les Sauvages et les nouveaux Chrétiens de ce Bourg. Ce fut le 16me Jour de mars au matin que nous apperceumes un grand feu, au lieu où estoient allés ces deux bons Pères ; ce feu nous mist fort en peine. Nous ne sçavions si c'estoient des ennemis ou bien que le feu auroit pris à quelque cabane de ce village. Le Rd Père Paul Ragueneau, nostre Supérieur, prist aussi tost la resolution denvoyer quelqu'un pour sçavoir ce que ce pourroit estre. Mais nous n'eusmes pas plus tost pris le dessein d'y aller voir que nous apperceumes plusieurs sauvages dans le chemin qui venoient droit à nous. Nous pensions tous que ce fust des Iroquois, qui nous venoient attaquer, mais les ayant considérés de plus pres nous apperceumes que c'estoient des Hurons, qui s'enfuyoient de la meslée et qui s'estoient eschappés du combat. Ces pauvres sauvages nous faisoient grand pitié. Ils estoient tous blessés. L'un avoit la teste cassée, l'autre le bras rompu ; l'autre une fleche dans l'oeil ; l'autre avoit la main couppée d'un coup de hache. Enfin la journée se passa à recevoir dans nostre cabane tous ces pauvres blessés, et à regarder par compassion le feu et le lieu ou estoient ces deux bons Peres. Nous voyions le feu et les barbares, mais nous ne peûmes voir aucun des deux bons Peres.
Voici ce que nous dirent ces Sauvages de la prise du
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Bourg de St. Ignace et des Peres Jean de Breboeuf et Gabriel L'Allemant.
Les Iroquois sont venus au nombre d'environ douze cents hommes, ont pris nostre village, ont pris le Pere Breboeuf et son compagnon, ont mis le feu par toutes les cabanes. Ils vont décharger leur rage sur ces deux Peres, car ils les ont pris tous deux et les ont depouillez tous nuds, et attachez chacun à un posteau. Ils ont les deux mains liées ensemble: Ils leur ont arraché les ongles des doigts, ils leur ont déchargé une gresle de coups de baston sur les épaulles, sur les reins, sur le ventre, sur les jambes et sur le visage, n'y ayant aucune partie de leur corps qui n'ait enduré ce tourment. Ils nous dirent encore : quoyque le Pere de Breboeuf fust accablé soubs la pesanteur de ces coups de baston, il ne laissoit pas de tous jours parler de Dieu et d'encourager tous les nouveaux, Chrétiens, qui estoient captifs comme luy, de bien souffrir afin de bien mourir pour aller de compagnie avec luy dans le Paradis. Pendant que ce bon Pere encourageoit ainsi ces bonnes gents, un misérable Huron renégat, qui demeuroit captif avec les Iroquois, que le bon Pere de Breboeuf avoit autre fois instruit et baptisé, l'entendant parler du Paradis et du St Baptesme fut irrité et luy dist: Echon, c'etoit le nom du Pere de Breboeuf en Huron, tu dis que le Baptesme et les souffrances de cette vie menent
droit en Paradis, tu iras bien tost, car je te vais baptiser et te faire bien souffrir, afin d'aller au plus tost dans ton Paradis. Le barbare ayant dit cela, prist un chaudron plein d'eau toute bouillante et le renversa sur son corps par trois diverses reprises ; en dérision du St Baptesme. Et, à chaque fois qu'il le baptisoit de la sorte, le barbare luy disoit par railleries picquantes : va au Ciel, car te voilà bien baptisé (1). Après cela ils luy firent souffrir
1. Apostrophe à rapprocher du cri de la foule à Carthage, en 203 ; quand la panthère couvrit de sang le martyr, le peuple cria : Salvum lotum, salvum lotum.
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plusieurs autres tourments : le let fut de faire rougir des haches toutes rouges de feu et de les appliquer sur les reins et soubs les aisselles ; ils font un collier de ces haches toutes rouges de feu et le mettent au col de ce bon Pere.
Voicy la façon que iay veu faire ce collier pour d'autres captifs ; ils font rouir six haches, prennent une grosse hart de bois vert, passent les 6 haches par le gros bout de la hart, prennent les deux bouts ensemble et puis le mettent au col du patient. Je nay point vu de tourment qui m'ait plus esmeu a compassion que celuy la. Car vous voyez un homme tout nud, lié à un posteau qui ayant ce collier au col, ne sçoit en quelle posture se mettre ; car s'il se penche sur le devant, celles de dessus les epaulles pesent davantage ; s'il se veut pencher en arrière, celles de son estomach lui font souffrir le même tourment ; s'il se tient tout droit sans pencher de costé n'y d'autre, les haches ardentes de feu, appliquées egallement des deux costez, lui donnent un double supplice.
Apres cela ils lui mirent une ceinture d'écorce toute pleine de poix et de raisine et y mirent le feu qui grilla tout son corps. Pendant tous ces tourments, le Pere de Breboeuf souffroit comme un rocher insensible aux feux et aux flammes, qui estonnoient tous les bourreaux qui le tourmentoient. Son zèle qui estoit si grand qu'il preschoit tousjours à ces infidelles pour tascher à les couvertir. Ses bourreaux indignez contre luy de ce qu'il parloit tousjours de Dieu et de leur, conversion, pour l'empescher den plus parler ils luy couperent la langue et les levres dembas et denhaut. Après cela ils se mirent tous à luy décharner toute la chair des jambes, des cuisses et des bras jusqu'aux os, et la mettent rostir devant lui pour la manger.
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Pendant qu'ils le tourmentoient de la sorte, ces misérables se moquoient de luy, en luy disant : Tu vois bien que nous te traitons d'amy puisque nous serons cause de tan bonheur éternel, remercie nous donc de ces bons offices que nous te rendons, car plus tu souffriras, plus ton Dieu t'en récompensera.
Ces bourreaux voyant que ce bon Pere commençoit à devenir foible, ils le firent asseoir contre terre, et l'un d'eux prenant un couteau, luy coupent la peau qui couvre le crâne de la teste; un autre de ces barbares voyant que le bon Pere alloit bientost mourir, lui fait une ouverture au-dessus de la poitrine et luy arrache le coeur, le fait rostir et le mange. D'autres vinrent boire son sang tout chaud, qu'ils beuvoient avec les deux mains, disant que le Pere de Breboeuf avoit esté bien courageux à souffrir tant de mal qu'ils luy avoient fait, et qu'en beuvant de son sang ils deviendroient courageux comme lui.
Voillà ce que nous avons appris du Martyre et de la bienheureuse mort du Pere Jean de Breboeuf par plusieurs Chrétiens dignes de foy qui ont toujours esté presents depuis que le bon Pere fust pris jusqu'à la mort. Ces bons Chrétiens estoient captifs des Iroquois et les menoient en leur pays pour les faire mourir, mais nôtre bon Dieu leur fist la grâce de se pouvoir sauver par les chemins et nous sont venus raconter tout ce que iay mis par escrit.
Le Pere de Breboeuf fut pris le 16e jour de Mars au matin avec le Pere Lalemant en l'année 1649. Le Pere de Breboeuf mourut le mesme jour de sa prise, sur les 4 heures du soir. Ces barbares jettèrent le reste de son sang dans le feu; mais la graisse, qui restait encore à son corps, esteignit le feu et ne fut poinct consommé (1).
1. A rapprocher de ce qu'on lit au sujet de saint Polycarpe, dont le sang aurait éteint le bûcher.
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Je ne doute point que tout ce que je viens de raconter ne soit vray et ie le signerois de mon sang, puisque j'ai veu faire le mesme traitement aux captifs Iroquois que les sauvages Hurons avoient pris en guerre, à la réserve de l'eau bouillante que ie nay point veu verser sur aucun.
Je m'en vay vo décrire au vray ce que iay veu du martyre et de la bienheureuse mort du Pere Jean de Brebceuf et du Père Gabriel L'Alemant. Dès le lendemain matin que nous eusmes assurance du départ de l'ennemy, nous alasmes sur la place chercher le reste de leur corps, au lieu où ils avoient este faits mourir. Nous les trouvasmes tous deux, mais un peu escartez l'un de l'autre; on les rapporta à nostre cabane, et on les exposa sur des escorces de bois, où ie les considéré à loisir plus de deux heures de temps, pour voir si ce que les sauvages nous avoient dit de leur martyre et de leur mort estoit vrai. Je considéré premt le corps du Pere de Breboeuf qui iaisoit pitié à voir, aussi bien que celui du Pere Lalemant. Le Pere de Breboeuf avoit les jambes, les cuisses et les bras tout décharnez jusqu'aux os, j'ay veu et touché quantité de grosses ampoules qu'il avoit en plusieurs endroits de son corps, de l'eau bouillante que ces barbares lui avoient versée en dérision du St Baptesme. J'ay veu et touché la plaie d'une ceinture d'écorce toute pleine de poix et de raisine qui grilla tout son corps. J'ay veu et touché les bruleures du collier des haches qu'on luy mist sur les épaulles et sur l'estomach. J'ay veu et touché ses deux levres qu'on luy avoit couppées, à cause qu'il parloit tousjours de Dieu pendant qu'on le faisoit souffrir.
J'ay veu et touché tous les endroits de son corps, qui avoit reçu plus de deux cents coups de baston ; j'ai veu et touché le dessus de sa teste escorché ; jay veu et touché l'ouverture que ces barbares luy firent pour luy arracher le coeur.
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Enfin, j'ay veu et touché toutes les playes de son corps, comme les sauvages nous l'avoient dit et assuré. Nous ensevelismes ces précieuses Reliques le dimanche 21e jour de mars 1649 avec bien de la consolation.
J'euz le bonheur de les porter en terre et de les inhumer, avec celles du Pere Gabriel Lalement. Lorsque nous partismes du pays des Hurons, nous levasmes les deux corps de terre et nous les mismes à bouillir dans de forte lessive. On gratta bien tous les os, et on me donna le soin de les faire seicher. Je les mettois tous les jours dans un petit four de terre, que nous avions, après l'avoir un peu chauffé. En estant en état de les serrer, on les enveloppa séparément dans de l'étoffe de soye, puis on les mist en deux petits coffres, et nous les apportasmes à Québech, où ils sont en grande vénération.
Ce n'est pas un docteur de Sorbone, qui a composé cecy, vous le voyez bien ; c'est untreste d'Iroquois et une personne qui a vescu plus qu'il ne pensoit, qui est et sera toujours Monsieur,
Votre tres humble et tres obéissant serviteur,
CHRISTOPHE REGNAULT, coadjuteur,
Frère aux Jésuites de Caen, 1678, compagnon des Peres Breboeuf et
Lalemant cy-dessus.
BIBLIOGRAPHIE. Relations de la Nouvelle-France de 1626, de 1632, de 1649, ch. IV. Bressani, Breve relazione, ch. v, p. 107 sq. Alegambe, Mortes illustres, pp. 644-652. Creuxius, Historia Canadensis, pp. 158, 161, 539, 542. Tonner, Societas Jesu militans, p. 533. Cassani, Varones illustres, pp. 572 sq. F. Martin, Vie du P. de Breboeuf. Marie de l'Incarnation, Lettres, pp. 440 sq. Charlevoix, Histoire, t. I, p. 290 ; t. II, p. 13 sq. Ferland, Cours d'histoire, t. I, p. 374 sq. G. Gobat, S. J., Narratio historien eorum quae Societas Jesu in nova Francia fortiter egit et passa est. Chroniques de l'Ordre des Carmélites de la réforme de Sainte Thérèse depuis leur introduction en France, Troyes, 1861, t. IV, p. 21 sq. La vie de la mere Catherine de saint Augustin, par Ragueneau. Paris, 1671. C. de Rochemonteix, Les Jésuites de la Nouvelle-France, t. II, pp. 76-85, p. 464.
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De l'heureuse mort du P. Jean de Brebeuf et du P. Gabriel Lalemant. Le vingtième iour du mesme mois de mars 1649], nous eusmes assurance du depart de l'ennemy ; ayant eu avant cela des nouvelles certaines, par quelques captifs eschappez, de la mort du Pere Jean de Brebeuf et du Père Gabriel Lalemant, nous envoyasmes un de nos Peres et sept autres
Je les appellerois volontiers, s'il m'étoit permis, de ce nom glorieux, non pas seulement a cause que volontairement, pour l'amour de Dieu et pour le salut de leur prochain, ils se sont exposez à la mort, et à une mort cruelle si iamais il y en eût au monde, ayans pu facilement et sans péché mettre leur vie en assurance, s'ils n'eussent esté plus remplis de l'amour de Dieu que d'eux-mesmes ; mais bien plus tost à cause qu'outre les dispositions de charité, qu'ils y ont apportées de leur part, la haine de la Foy et le mespris du nom de Dieu ont esté un des motifs les plus puissants qui ait agi dans l'esprit des Barbares, pour exercer sur eux autant de cruautez que iamais la rage des tyrans en ait fait endurer aux Martyrs, qui ont triomphé et de la vie et de la mort, dans le plus fort de leurs supplices.
Dès le moment qu'ils furent pris captifs, on les depoüilla nuds, on leur arracha quelques ongles, et l'accueil dont on les receut entrant dans le bourg de St.-Ignace, fut d'une gresle de coups de bastons sur
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leurs espaules, sur les reins, sur les iambes, sur l'estomac, sur le ventre et le visage, n'y ayant partie de leur corps qui n'eût des lors enduré chacune son tourment.
Le Pere Jean de Brebeuf, accablé sous la pesanteur des coups, ne perdit pas pour tout cela le soin de son troupeau; se voyant entouré de Chrestiens qu'ilavoit instruits et qui estoient dans la captivité avec luy : Mes enfants, leur dit-il, levons les yeux au Ciel dans le plus fort de nos douleurs ; souvenons-nous que Dieu est le tesmoin de nos souffrances, et en sera bien-tost notre trop grande recompense. Mourons dans cette foy et esperons de sa bonté l'accomplissement de ses promesses. J'ay pitié plus de vous que de moy ; mais soustenez avec courage le peu qui reste de tourmens, ils finiront a ec nos vies : la gloire qui les suit n'aura lamais de fin. Echorf, luy dirent-ils (c'est le nom que les Hurons donnoient au Père), nostre esprit sera dans le Ciel, lorsque nos corps souffriront en terre. Prie Dieu pour nous qu'il nous fasse misericorde, nous l'invoquerons iusqu'à la mort.
Quelques Infideles Hurons, anciens captifs des Iroquois, naturalisez avec eux et anciens ennemis de la Foy, furent irritez de ces paroles et de ce que nos Peres dans leur captivité n'avaient pas la langue captive. Ils coupent à l'un les mains, ils percent l'autre d'alaines aiguës et de pointes de fer, ils leur appliquent sous les aisselles et sur les reins des haches toutes rouges de feu et leur en mettent un collier à l'entour du col, en sorte que tous les mouvements de leurs corps leur donnoient un nouveau supplice, car voulans se pencher en devant, les haches toutes en feu se pendoient par derrière, leur brusloient toutes les espaules ; et s'ils pensoient à éviter cette douleur, se plians un peu en arrière leur estomac et leur poitrine trouvoient un semblable tourment ; de demeurer tous droits sans pencher de costé ny d'autre, ces haches ardentes appliquées egalement de tous costez leur estoient
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un double supplice. Ils leur mirent des ceintures d'escorce toute pleine de poix et de ra[i]sine où ils mirent le feu qui grilla tout leurs corps.
Dans le plus fort de ces tourmens le Pere Gabriel Lalemant levoit les yeux au Ciel, ioignant les mains de fois à autres et iettant des souspirs à Dieu qu'il invoquoit à son secours. Le Pere Jean de Brebeuf souffroit comme un rocher, insensible aux feux et aux flammes, sans pousser aucun cry et demeurant dans un profond silence qui estonnoit ses bourreaux mesmes ; sans doute que son coeur reposoit alors en son Dieu. Puis revenant à soy, il prêchoit à ces infidèles et plus encore à quantité de bons Chrestiens captifs qui avoient compassion de luy.
Ces bourreaux indignez de son zèle pour l'empescher de plus parler de Dieu luy cernerent la bouche, luy couperent le nez et luy arrachèrent les levres ; mais son sang parloit bien plus haut que n'avoient fait ses lèvres et son coeur n'estant pas encore arraché, sa langue ne laissa pas de luy rendre service iusqu'au dernier souspir pour benir Dieu de ces tourmens et pour animer les Chrestiens plus puissamment qu'il n'avoit iamais fait.
En derision du sainct Baptesme, que ces bons Peres avoient administré si charitablement mesme à la bresche et au plus chaud de la meslée, ces malheureux, ennemys de la Foi, s'advisèrent de les baptiser d'eau boüillante. Tout leur corps en fut ondoyé plus de deux ou trois fois, avec des railleries piquantes qui accompagnoient ces tourmens. Nous te baptisons, disoient ces miserables, afin que tu sois bien-heureux dans le Ciel ; car sans un bon Baptesme on ne peut pas estre sauvé. D'autres adjoustoient en se moquant : Nous te traitons d'amy puisque nous serons cause de ton plus grand bonheur là-haut au Ciel : remercie-nous de tant de bons offices, car plus tu souffriras, plus ton Dieu t'en recompensera.
C'estoient des Hurons Infideles, anciens captifs des
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Iroquois, anciens ennemys de la Foy, qui autrefois ayans eu assez d'instruction pour leur salut, en mes-usoient avec impiété, en effet pour la gloire des Peres, mais il est bien à craindre que ce ne fust aussi pour leur propre mal-heur.
Plus on redoubloit ces tourmens, les Peres prioient Dieu que leurs pechez ne fussent pas la cause de la reprobation de ces pauvres aveugles, auxquels ils pardonnoient de tout leur coeur. C'est bien maintenant qu'ils disent en repos, Transivimus per ignem et aquam, et adduxisti nos in refrigerium.
Lorsqu'on les attacha au poteau, où ils souffrirent ces tourments et où ils devoient morir, ils se mirent à genoux, ils l'embrasserent avec joye et,le baisèrent sainctement comme l'objet de leurs desirs, de leurs amours et un gage assuré et le dernier de leur salut. Ils y furent quelque temps en prières, et plus long-temps que ces bourreaux ne voulurent leur en permettre. Ils creverent les yeux au Pere Gabriel Lalemant et appliquerent des charbons ardens dans le creux d'iceux.
Leurs supplices ne furent pas en mesme temps. Le Père Jean de Brebeuf fut dans le fort de ses tourmens environ trois heures, le mesme iour de sa prise, le 16e iour de Mars, et rendit l'âme sur les quatre heures du soir. Le Pere Gabriel Lalemant endura plus long-temps, depuis les six heures du soir iusqu'environ neuf heures le lendemain matin dix-septiesme mars.
Avant leur mort, on leur arracha le coeur à tous deux, leur ayant fait une ouverture au-dessus de la poitrine ; et ces Barbares s'en repeûrent inhumainement, beuvant leur sang tout chaud, qu'ils puisoient en sa source d'une main sacrilège. Estans encore tout pleins de vie, on enlevoit des morceaux de chair de leurs cuisses, du gras des iambes et de leurs bras que les bourreaux faisoient rostir sur des charbons et les mangeoient à leur veuë.
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Ils avoient tailladé leurs corps en diverses parties, et pour accroistre le sentiment de la douleur, ils avoient fourré dans ces playes des haches toutes en feu.
Le Pere Jean de Brebeuf avoit eu la peau arrachée qui couvre le crane de la teste : ils lui avoient coupé les pieds et decharné les cuisses jusqu'aux os, et luy avoient fendu d'un coup de hache une machoire en deux.
Le Pere Gabriel Lalemant avoit receu un coup de hache sur l'oreille gauche qu'ils lui avoient enfoncé iusque dans la cervelle qui paroissoit à découvert ; nous ne vis-mes aucune partie de son corps, depuis les pieds jusqu'à la teste, qui n'eust été grillée et dans laquelle il n'eust esté bruslé tout vif, mesme les yeux où ces impies avoient fourré des charbons ardens.
Ils leur avoient grillé la langue, leur mettant à diverses fois dans la bouche des tisons enflammez et des flambeaux d'escorte, ne voulant pas qu'ils invoquassent, en mourant, celuy pour lequel ils souffroient, et qui iamais ne pbuvoit mourir en leur coeur. J'ay sceu tout cecy de personnes dignes de foy qui l'ont veu, et qui me l'ont rapporté à moy-mesme, et qui alors estoient captifs avec eux, mais qui ayant esté reservez pour estre mis à mort en un autre temps, ont trouvé les moyens de se sauver.
Mais laissons ces objets d'horreur et ces monstres de cruauté, puisqu'un four toutes ces parties seront doüées d'une gloire immortelle, que la grandeur de leurs tourmens fera la mesure de leur bonheur, et que dès maintenant ils vivent dans le repos des Saincts et y seront pour un iamais.
Nous ensevelismes ces precieuses reliques, le Dimanche 21e jour de Mars. avec tant de consolation et des sentiments de devotion si tendres en tous ceux qui assisterent à leurs obseques que ie n'en sçache aucun qui ne souhaitast une mort semblable plus tost que de la craindre, et qui ne se creût tres heureux de se voir en un lieu,
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où peut-estre à deux iours de là, Dieu luy feroit la grace de répandre et son sang et sa vie en une pareille occasion. Pas un de nous ne pût iamais gagner sur soy, de prier Dieu pour eux, comme s'ils en eussent eu quelque besoin ; mais nostre esprit se portoit incontinent au Ciel, ou il ne doutoit point que ne fussent leurs ames. Quoy qu'il en soit, ie prie Dieu qu'il accomplisse dessus nous ses volontez iusqu'à la mort, comme il a fait en leurs personnes.
André Bobola naquit en 1590 dans une terre du palatinat de Sandomir. Il entra 91 noviciat de la Compagnie de Jésus, à Vilna, le 2 juillet 1611 et fut ordonné prêtre en 1622. En 1651, nous le trouvons supérieur de la résidence de Bobronisk, sur la Bérésina. Voici le portrait qu'en a tracé le P. Lukaszevicz : « C'était un homme grave, modeste, sobre, spirituel, rempli de dévotion, exact observateur des règles. Il était pour nous tous, qui avions le bonheur de le voir, un sujet d'édification. Il avait la taille petite, la face, le corps arrondis, le visage plein et un peu rouge ; ses cheveux avaient grisonné avant l'âge et étaient devenus tout blancs. Il en était de même de sa barbe qu'il ne rasait point, mais à laquelle il laissait une longueur médiocre. » En outre, d'après le chirurgien Wolf Abrahamowicz, il était un peu chauve.
Depuis le XIIe siècle, l'Eglise ruthène passa par des alternatives schismatiques et orthodoxes. Dès la fin du XVIe siècle, le peuple, soutenu par l'exemple et l'argent des Moscovites, s'affermit dans le schisme. On pensa réagir par la fondation de collèges et de couvents latins, et un moment on put espérer d'eux une oeuvre durable grâce au concours donné à de saints évêques par le roi Sigismond III. Mais les schismatiques ne se tinrent pas pour battus. Ils firent venir de Grèce un évêque qui
rétablit la hiérarchie schismatique, laquelle s'empara des églises d'où elle chassa les catholiques. Dans le grand désordre qui en résulta se place le martyre de saint Josaphat Kuncevicz (12
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novembre1623). Le règne de Sigismond (1632) paraissait devoir ramener la paix et l'amitié ; celui de Wladislas (1632-1648) rendit l'audace aux schismatiques. Le collège de Pinsk, où vivait le P. Bobola, était situé en plein pays schismatique. Le religieux rayonnait aux environs et exerçait son ministère, bravant l'hostilité dont on ne lui ménageait pas les marques parfois brutales, ce qu'on s'explique facilement par les heureux résultats de zèle apostolique du religieux, principalement à Ianow .
En 1648, commença la guerre religieuse dont nous n'avons pas à rappeler les horreur inouïes. En 1651, en 1652) nouvelles guerres presque ininterrompues jusqu'en 1657. Ce fut parmi les horreurs de ces années que André Bobola consomma son martyre.
Dans ce qui concerne ce bienheureux, nous adopterons une méthode un peu différente des autres biographies. Nous utiliserons plusieurs documents à l'aide desquels, au moyen de quelques phrases servant à les relier, nous raconterons le martyre.
BIBLIOGRAPHIE. V. de Buck, S. J., Essai historique sur le bienheureux André Bobola, de la Compagnie de Jésus, in-12, Bruxelles, 1858.
La ville de Pinsk fut envahie par 2.000 Cosaques, Valaques et Hongrois ; Jean Lichoho ou Lichy y fut établi gouverneur. A leur approche, les catholiques avaient pris la fuite, les jésuites s'étaient disséminés dans les environs ; mais des pelotons de Cosaques, guidés par des schismatiques,furent lancés à leur poursuite. «Je sais, dépose le Père Jean Lukaszewicz, que plusieurs des Pères et frères que je connaissais fort bien ont été pris en divers temps et en divers lieux : aucun n'a été relâché ; tous ont été cruellement mis à mort. Le P. Simon Maffon, issu d'une famille noble de la Lithuanie, fut de ce nombre. Il avait une dévotion particulière à la très sainte Vierge
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dans ses sermons et dans ses écrits, il l'appelait communément, avec un vif sentiment de tendresse, « sa dame et sa mère ». Il avait fui Pinsk et, en route, il administrait les sacrements dans l'église paroissiale de Horodek, quand les Cosaques arrivèrent à l'improviste, se saisirent de lui, le conduisirent dans une maison, le dépouillèrent de ses vêtements, le mirent sur un banc auquel ils le clouèrent par les mains, les pieds et le bas-ventre, puis le tirèrent à la tête avec des cordes jusqu'à faire sortir les yeux de leurs orbites, lui arrachèrent la peau de la poitrine et du dos, lui passèrent des torches allumées sur le corps et finirent par lui couper la gorge. Le sacristain de notre collège de Pinsk avait pris des habits séculiers ; il fut cependant reconnu à Iourhoush, et on l'y tua. Mon professeur de rhétorique, le P. Eustache Pilinski, dans sa fuite du collège de Pinsk, tomba également dans les mains des Cosaques, ils le mirent cruellement à mort. Dans le collège de Nieswicz, les Pères Adam Wiechowicz et Jean Staniszewski, ainsi que le .Père Jean Butkiewicz, furent de même cruellement massacrés, d'autres eurent le même sort ailleurs. On en compta quarante en tout.
Le P. Bobola s'était retiré à Ianow. Une bande de Cosaques Saporogues partie de Pinsk sous la conduite de deux officiers entra peu après dans la ville et, guidée par les schismatiques, commença le massacre des catholiques et des juifs. C'était le 16 mai, fête de l'Ascension pour l'église ruthène. Le P. Bobola était allé ce jour-là à Perezdyle, petite paroisse voisine, préparer les fidèles par le catéchisme, le sermon, la messe, et probablement aussi la confession, à la célébration de la fête. Les Cosaques étaient entrés à Ianow à midi passé ; des fuyards arrivèrent à Perezdyle comme le P. Bobola achevait sa messe et faisait son action de grâces, annonçant l'arrivée des massacreurs. « Sa première pensée, dit la Notice polonaise,
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fut de les attendre de pied ferme. Depuis longtemps son sacrifice était fait et rien ne pouvait lui être plus agréable que de rencontrer l'occasion de donner sa vie pour Jésus-Christ. Mais les fidèles le décidèrent enfin à monter en voiture et ils espéraient le sauver. » Cependant les schismatiques de Ianow avaient dénoncé la présence du Jésuite à Perezdyle. A l'instant quatre Cosaques suivis d'un habitant de Ianow, nommé JacquesCyetwerymka (1), chargé du foin de leurs chevaux, partent à bride abattue et attaquent la voiture du fugitif près de Mohilno, situé à un demi-mille de Yanow. Le cocher Jean Domanowski (2), saisi de terreur, jeta les rênes et s'en-fuit dans la forêt ; le père descendit de voiture et se livre en disant : « Que la volonté de Dieu soit faite. »
Les Cosaques se montrèrent tout d'abord remplis de bienveillance et tâchèrent de gagner le jésuite à leur schisme ; ils échouèrent ; alors, le mettant tout nu, ils le conduisirent à une haie voisine, le lièrent à un pieu et le fustigèrent, mais sans plus de succès. Des laboureurs qui travaillaient aux champs virent cette scène et prirent la fuite. Alors les Cosaques coupèrent des branches d'arbres encore tendres et flexibles, les appliquèrent au front du père en forme de couronne, tordirent les bouts et serrèrent le crâne comme dans un étau. De temps en temps, ils faisaient une nouvelle torsion, dès qu'ils voyaient que la couronne se relâchait. Ils veillaient cependant à ne pas briser les os afin de prolonger la souffrance (3). Puis
1. Cet homme fut témoin de tout le martyre et, âgé de plus de cent ans, déposa au procès de canonisation.
2. Cet homme devint dans la suite frère coadjuteur dans la Compagnie de Jésus.
3. La notice place cette torture à Mohilno. l'Abrégé publié dans la Civilta cattolica, à Ianow.
Il est probable, dit le P. V. de Buck, que ce supplice a duré, mais avec des interruptions, depuis le commencement jusqu'à la fin du martyre.
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les Cosaques écorchèrent la partie supérieure des mains, et détachant le martyr du tronc de l'arbre le lièrent et fixèrent les deux bouts de la corde aux selles de deux cavaliers ; suivaient d'autres Cosaques portant des haches dont le fer se terminait d'un côté en forme de marteau. On partit au galop, mais le martyr ne pouvait suivre à cette allure ; alors les Cosaques lui assenaient des coups de hache. Dans cette occasion, il reçut deux blessures profondes au bras gauche et une au bras droit. On arriva ainsi à Ianow. Je l'ai vu, dit un témoin, quand les Cosaques l'amenèrent à Ianow; ils lui avaient tressé une couronne de branches de chêne vertes, dans laquelle ils serraient sa tête. A cette vue, moi et beaucoup d'autres nous nous cachions et n'osions plus regarder que de loin. » Un autre témoin dépose : « Il était nu-pieds, entièrement nu, et couvert du sang qui sortait de ses blessures.» L'escorte fit des signes aux Cosaques restés en ville pour leur apprendre qu'elle ramenait un prêtre latin. « Alors, dit le prêtre Duboyski, témoin oculaire, un chef Cosaque s'approcha et cria : Es-tu un prêtre latin ? Et il brandit son sabre comme pour le tuer. » « Cet homme, dit la Notice polonaise, s'appelait Assavoula. Son aspect était horrible. Le P. André n'en fut pas intimidé ; aux accès de rage du Cosaque et aux éclats de sa colère, il n'opposait que le silence et la douceur de l'agneau. Il ne tarda pas à élever la voix et ce fut pour confesser publiequment la foi catholique, se déclarant prêt à verser pour elle jusqu'à la dernière goutte de son sang. Le persécuteur fit entendre les menaces les plus effroyables ; mais le bienheureux Père n'y répondait que par la prière ; en même temps il conjurait son bourreau de rentrer dans le sein de la seule Eglise véritable, en confessant avec lui la foi catholique. Deux assistants ont rapporté à un témoin les paroles suivantes que le martyr aurait prononcées à ce moment : « Je suis prêtre catholique ; je suis né dans
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cette foi, je veux mourir dans cette foi. » Et celles-ci entendues en partie par Paul Hurinowicz et par d'autres témoins : « Ma foi, c'est la vraie foi, c'est la bonne ; c'est elle qui conduit au salut... Je suis\religieux, je ne puis renoncer à ma sainte foi...Vous, convertissez-vous plutôt ; faites pénitence, parce que vous ne vous sauverez point de vos erreurs... Si vous conceviez du mépris pour vos erreurs schismatiques et embrassiez la même sainte foi que je professe, vous commenceriez à connaître Dieu et vous sauveriez vos âmes. » « Une proposition aussi inattendue, dit la Notice polonaise, fit bondir de rage le sauvage capitaine ; il saisit son sabre, le fit tourner plusieurs fois en l'air et le déchargea de toutes ses forces sur la tête du martyr. Il l'eût certainement partagée en deux, si, par un mouvement involontaire, André ne l'eût couverte d'une de ses deux mains. » Le coup fit une blessure dans les premières phalanges des doigts de la main droite. Le martyr ne prononça pas une seule parole. Assavoula lui porta un second coup par derrière et l'atteignit au talon du pied gauche, coupant une grande veine et entamant l'os ; le second coup jeta le martyr par terre.
C'est à ce moment que se place probablement la profession de foi prononcée par le bienheureux et rapportée par le P. Jean Lukaszwicz : « Je crois et je confesse que comme il n'y a qu'un seul Dieu, il n'y a aussi qu'une seule vraie Eglise et une seule vraie foi catholique, révélée par Jésus-Christ et prêchée par les apôtres ; et à l'exemple des apôtres et de beaucoup de martyrs, je souffre et meurs volontiers pour elle. »
Pendant que le martyr était étendu sur la terre, «un Cosaque inquiet, furieux de voir cet oeil doux et suppliant invoquer le secours d'en-haut, et craignant qu'il ne fût exaucé, il s'approcha du confesseur et lui creva cet oeil avec la pointe de son sabre. » Un témoin ajoute que
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le Cosaque dit d'un:ton moqueur : «Tu regardes les Polonais. » « Mais tout cela, continue l'auteur de la Notice polonaise, n'était qu'un prélude à la scène de son martyre. C'était un essai, un avant-goût des supplices qui lui étaient réservés, Dieu voulant glorifier son serviteur par un prodige de force et de constance tel que n'en a guère vu la sainte Eglise militante. Ce fut un glorieux combat que les anges du ciel durent contempler avec une joie ineffable et que l'innombrable armée des martyrs dut encourager de ses acclamations et de ses applaudissements. »
Ces quatre bourreaux saisirent le martyr par la jambe gauche et le traînèrent dans un petit édifice situé au milieu de la place publique et servant de boucherie. Il était voûté comme une cave et les regards pouvaient y plonger de divers côtés. Les Cosaques donnèrent leurs chevaux à garder à Jacques Cyetwerymka, qui monta sur un arbre pour voir ce qui se passait dans la boucherie. Un autre témoin futSamuel Szalka, ruthène uni, plus tard archiprêtre de Ianow,réfugié avec une servante dans une tour voisine d'où ils purent tout voir et beaucoup entendre, enfin quelques jeunes gens cachés derrière le mur de la boucherie recueillirent les paroles du martyr et des bourreaux.
Ceux-ci fermèrent la porte et jetèrent le saint sur un banc de boucherie. D'abord, ils le flambèrent, appliquant sur les côtes et la poitrine deux torches de bois résineux, brûlant la chair à petit feu. « En même temps ils offrent au martyr de cesser la torture s'il renonce à la foi de l'Eglise catholique pour embrasser celle de l'Eglise grecque; mais il répond à leurs propositions par des paroles sublimes et en confessant hautement la foi latine, il les exhorte de nouveau à renoncer au schisme et à rentrer dans le sein de l'Eglise catholique. C'est ainsi que le saint apôtre de Jésus-Christ prêchait au milieu des tourments et priait pour ses bourreaux, dont la rage croissait
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avec l'inutilité de leurs fureurs. » « Ils inventèrent, ajoute la Notice, dans leur haine contre le sacerdoce latin, un supplice où le sacrilège le dispute à la barbarie, et que le schisme seul peut trouver. Ils taillèrent, avec la pointe de leurs couteaux, la peau de la tête en forme de tonsure, et l'arrachèrent violemment. » Ensuite, ils coupèrent l'index de la main gauche et la première articulation de chaque pouce ; ils arrachèrent la peau de la paume de la main droite, détachèrent les muscles et arrachèrent la peau de la main gauche. Alors on tourna le corps sur le ventre et on le fixa de nouveau au banc. Puis faisant une entaille à la peau dans la région des épaules, on la lui arracha par morceaux de tout le dos et d'une partie des bras et, ajoute un témoin, on répandit de la paille d'orge « finement hachée. Le martyr fut ensuite pressé fortement contre le banc afin de faire pénétrer dans la chair les parcelles de la paille ; on l'y attacha solidement et l'on enfonça des morceaux de bois effilés sous chacun des ongles de ses pieds et de ses mains ».
Un soufflet qu'on lui donna fit sauter deux incisives de la mâchoire supérieure. « Son visage, dit la Notice, s'enfla tellement qu'il ne présentait plus aucune apparence de figure humaine. En le voyant réduit à un état si misérable, les sauvages poussaient des cris de joie, chaque tourment provoquait de nouveaux éclats de rire, de nouvelles insultes et de nouvelles moqueries. » Le bienheureux semble avoir élevé plusieurs fois vers le ciel ses mains écorchées, on lui entendit dire les mots : Mes chers enfants, que faites-vous ?... Que le Seigneur notre Dieu soit avec vous et, dans vôtre malice, faites un retour sur vous-mêmes... Jésus ! Marie ! assistez-moi ! Eclairez ces aveugles par votre lumière ; convertissez-les, retirez-les de leurs erreurs... Seigneur, que votre volonté se fasse !... Jésus, Marie !... Seigneur, je livre mon âme entre vos mains. »
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« Revêtu, dit la Notice polonaise, de sa chasuble sanglante dont chaque brin de paille brillait comme un diamant, le prêtre était prêt à offrir la sacrifice. Il redoublait ses ferventes prières pour ses bourreaux, tandis que ceux-ci redoublaient les coups et les supplices. Après lui avoir coupé les narines, taillé les lèvres, ils tinrent conseil sur le moyen à employer pour lui arracher la langue. L'opération était importante, il s'agissait de détruire l'instrument le plus efficace de l'apostolat catholique, l'organe dont le serviteur de Dieu s'était servi pour prêcher la vérité et convertir tant d'âmes à la foi orthodoxe. Après une longue délibération, on s'arrêta au mode le plus atroce ; une large blessure est pratiquée dans le cou, et, par ce trou, la langue est tirée du gosier avec toute sa racine. » « Elle fut jetée à terre », ajoute un témoin. Il semble qu'auparavant les bourreaux lui avaient coupé les parties naturelles. Alors ils enfoncèrent dans le côté gauche, vers la région du coeur, un poinçon trouvé sans doute dans la boucherie et qui fit une blessure circulaire et profonde se dirigeant vers l'intérieur. Puis, ils suspendirent le corps du martyr par les pieds et, à la vue des contractions nerveuses : « Voyez, disent-ils, comme danse ce Polonais ! »
La tuerie se prolongeait depuis plus d'une heure. Les Cosaques fatigués s'en allèrent. Quand ils eurent quitté la boucherie, quelques personnes s'y aventurèrent, entre autres Jean Klimezyk, qui témoignait en ces termes de ce qu'il avait vu : « Je l'ai vu, le sang ruisselait de sa tête, de ses mains, de ses pieds, de tout son corps, comme d'un sanglier ou d'un boeuf qu'on vient d'abattre. »
Un colonel de Cosaques visitant Ianow entra dans la boucherie, examina la victime et, voyant qu'elle respirait encore, donna ordre de l'achever. Deux coups de sabre coupèrent la gorge. Il était environ trois heures de l'après-midi.
(Récit envoyé par le R. P. Vallois, Supérieur de la résidence de la Cie à Smyrne.)
Nicolas Caseti, natif de Smyrne, ayant été privé par l'artifice de ses ennemis de sa charge de Chersaga ou recepveur des tributs, que le grand Seigneur exige des Grecs, il ne put en cacher son ressentiment, en sorte qu'il s'emporta une fois jusqu'à dire que l'envie de ses ennemis l'obligeroit enfin de se faire turc, pour éviter leur persécution ; ces paroles lâchées avec moins d'impiété que d'imprudence, lui coustèrent bien cher ; car il n'en fallut pas davantage pour le faire accuser de ce qu'estant turc, ainsy qu'il l'avait publiquement déclaré, il portoit toutefois le turban à la grecque.
La prison, dans laquelle il fut jeté, luy fut moins funeste que la visite de sa mère, qui lui persuada, autant par ses larmes que par ses discours, de suivre l'exemple
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de quantité de renégats, qui avoient esté portés à renoncer à la foy de Jésus-Christ par des considérations beaucoup moindres, que n'estoit le danger certain de la mort. Ce pauvre homme, préférant les conseils d'une mère insensée aux divines inspirations du Saint-Esprit, sortit de la prison des turcs, pour entrer dans les chaines et l'esclavage de Sathan ; les Anges et les Chrétiens pleuroient son malheur pendant que les demons et les infidèles le suivoient avec des cris de joye, le conduisant, selon la coutume, pompeusement par toute la ville, et le faisant circoncire.
Son aveuglement ne dura que fort peu de jours ; car estant bientost rentré dans soy-mesme, et ayant considéré l'état déplorable de son âme, il n'eût pas plutost recognu sa faute, qu'il prit la résolution de l'expier au prix de sa vie. En effet, quittant le turban à la turque, qu'il avoit esté obligé de prendre, il parut dans les rues et les places publiques avec un turban bleu, tel que le portent les grecs. Cet aveu public de son changement le fit appeler en justice avec plus de fondement que la première fois, puisqu'il avouait le beau crime dont on l'accusait, et détestoit la lascheté qui lui avait fait renier la foy de Jésus-Christ. Mais sa constance ne put résister aux mesmes écueils qui l'avaient desjà brisée. Sa mère estant accourue à la nouvelle de son emprisonnement, dont elle craignait pour lui une issue plus fascheuse que la première, employa les mesmes armes, dont elle s'estoit desja servie pour le perdre, en voulant le sauver ; elle luy témoigna que c'estoit le zèle qu'elle avoit pour la gloire de Jésus-Christ, qui l'obligeoit de luy persuader de quitter en apparence la foy, qu'il serait contraint par la violence des tourments de renier avec d'autant plus de honte et d'opprobre pour luy et pour tous les chrestiens, qu'on auroit attendu de luy plus de courage et de constance ; elle ajouta qu'il luy serait facile, estant
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délivré de la prison, d'amasser une somme d'argent suffisante pour se retirer, avec toute sa famille, dans un pays où il pourroit librement exercer sa religion.
Ces discours, joints aux artifices et aux caresses d'une mère, triomphèrent encore une fois, bien qu'avec beaucoup plus de peine, de la résolution de ce fils obéissant. Il quitta sa foy pour la liberté, qu'on luy rendit aussitost qu'il eut renié Jésus-Christ.
Mais il s'apperçut bientost de l'échange qu'il avoit fait, et sa conscience qui le lui reprochoit sans cesse, ne luy laissoit pas un moment sans chagrin et sans inquiétude, sa douleur luy faisoit perdre le sommeil et ses repas ; et il jettoit autant de soupirs et versoit autant de larmes qu'il respiroit de moments.
Après avoir esté quelques jours dans ces sentiments, il se retira à Menemin, qui est une ville éloignée de Smyrne d'une journée, pour éviter la vue des hommes qu'il avoit scandalisés par son exemple et dont tous les visages luy sembloient reprocher son crime ; mais il ne put éviter l'oeil de Dieu et les poursuites de la grâce qui le recherchoit. N'ayant pu obtenir, dans sa retraite, les sacrements, du curé qui avoit sçu qu'il était renégat, il prit enfin la résolution généreuse et constante qui le conduisit au martyre. Il retourna à Smyrne, pour y trouver le repos de l'esprit dans les supplices auxquels il alloit s'exposer. Ce fut en vain que sa mère et sa femme employoient les larmes et les tendresses pour l'en détourner, le souvenir de ses deux premières chutes luy étoit trop présent ; la douleur qu'il en avoit estoit trop vive, et la résolution qu'il avoit prise de les expier par sa mort estoit trop ferme pour céder à des attaques auxquelles il avoit d'autant plus de honte d'avoir succombé, qu'elles lui sembloient alors plus faibles et plus méprisables. Il n'eut point d'autre réponse à faire à leurs sollicitations amoureuses, sinon que sa résolution étoit
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prise et qu'il vouloit mourir pour la foy ; qu'il ne pouvoit autrement expier les crimes que trop d'obéissance et trop d'amour"lui avoient fait commettre; que l'affection qu'elles avoient pour sa famille, leur devoit faire approuver son dessein, puisque sauvant son âme par le martyre, il sauvoit aussi celle de ses enfants, que son reniement eust obligé de vivre et de mourir dans l'infidélité suivant la loy des mahométans, qui ne dispense jamais les enfants de ceux qui sont morts dans leur religion, d'en suivre une autre. Les premières chütes lui ayant appris sa faiblesse, et que c'estoit du secours du Ciel qu'il devoit attendre la force et la constance d'un martyre, il ne manqua pas d'employer tous les moyens possibles de l'obtenir. Il disposoit son esprit au combat par les prières, et accoustumoit son corps aux douleurs par des mortifications, en sorte que la vie qu'il menoit pouvoit aussi bien passer pour le commencement de son martyre, que pour une disposition à le mériter ou pour un apprentissage des souffrances de la croix de Jésus-Christ. Il commença dès lors à se revêtir du cilice, à ne point se dépouiller pour reposer, et à faire de grandes abstinences, et garda le trimerson, qui est un jeusne, qu'observent les plus fervents des grecs, passant les trois premiers jours et les trois premières nuits du caresme sans manger. Sa femme, qui prioit souvent Dieu qu'il exemptast ses enfants de l'infidélité, accoucha, en ce temps, d'un fils ; ce luy fust une belle occasion de se déclarer. En effet, le curé ayant refusé de bénir la mère et l'enfant, selon la coustume de l'Eglise grecque, parce que le père étant renégat, il devoit avoir recours aux cérémonies des turcs, Nicolas, adverty par ce refus du danger auquel il exposoit son fils par sa laschetè, alla dans la place publique renoncer à Mahomet, et de là chez le Cadi, luy protester qu'il estoit chrestien et qu'il vouloit mourir chrestien.
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Le Cadi, qui ignorait les changements que la grâce' peut faire dans un coeur, jugeant de la constance de Nicolas par la facilité qu'il avoit eue desjà deux fois à luy faire changer de résolution, usa des mêmes moyens pour le pervertir. Mais le prisonnier de Jésus-Christ refusant de voir sa mère, dont il avoit ressenty les visites si funestes dans ses premiers emprisonnements, et le Cadi se voyant frustré de l'espérance qu'il avoit eue de gagner son courage par adresse et par les caresses de sa mère, eut recours aux tourments les plus atroces avec aussy peu de succès. La force et la constance du martyr sembla s'augmenter par le grand nombre de coups dont il fut battu, aux pieds, sur le ventre et sur les épaules, en sorte qu'on redoubla les tourments avec plus de cruauté. C'estoit un spectacle aussy merveilleux que terrible de voir cet homme, qui n'avoit pu souffrir les reproches d'une femme, souffrir avec constance et avec joye les supplices les plus cruels, dont un mot le pouvoit délivrer, et bénir son Dieu, pendant qu'on luy attachoit au nez une masse de plomb fort pesante, qui le tenoit courbé contre terre, pendant qu'on luy serroit les tempes et l'os de la teste, qu'on luy tenailloit les épaules, qu'on luy brusloit les costés avec des fers rouges, qu'on lui chargeoit le ventre d'énormes pierres, que deux hommes ensemble eussent eu peine a souslever, pendant enfin qu'on le faisoit mourir par mille sortes de tourments, pires que la mort mesme. Si on luy laissoit quelques heures de repos pour le sommeil, il ne pouvoit dormir que tout nud, et ayant les fers au col, aux bras et aux pieds qui estoient arrêtés et gênés dans une machine de bois fort incommode, afin que son repos même ne fût pas exempt de peine et de douleur.
Ces supplices, qu'il endura pendant trente-six jours, eussent duré plus longtemps, si le geolier n'eust porté le Cadi à advancer sa mort, assurant qu'il avoit vu, dans
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le cachot, son prisonnier environné d'une grande lumière, qui s'entretenoit avec une personne de condition qui paroissoit être de grande qualité.
Le généreux athlète de Jésus-Christ fut donc garrotté et mené à la place publique, qui estoit le lieu destiné à son,triomphe. Un chrestien ne peut avoir d'ambition plus grande, ni plus sainte, que celle d'estre semblable parla gloire du martyre, à Jésus-Christ mourant et régnant sur la croix. Nicolas ne manquant pas de cet éguillon de bel honneur, il demanda tout haut aux officiers de la justice quel estoit le crime pour lequel on le mettoit à mort ; on luy fit la réponse qu'il souhaittoit, et on apprit aux assistans que son crime estoit sa religion, et qu'il ne mouroit que parce qu'il avoit voulu vivre dans le christianisme ; ce fut alors qu'il s'écrya plein de joye : Je ne meurs donc que parce que je suis chrestien. Je vous rends grâces, mon Dieu, de ce que mes crimes et mon infidélité, qui m'avoient rendu plus digne de vos châtiments éternels que je ne le suis des supplices qu'on me fait icy endurer, n'empeschent pas votre bonté immense et votre miséricorde infinie de m'accorder la gloire de mourir pour vous.
Il n'avoit garde, estant dans ces sentiments, d'écouter les propositions des musulmans, qui luy offrirent souvent de luy donner la vie et la liberté, s'il vouloit changer de religion ; il ne leur répondit qu'en plaignant leur aveuglement et en leur reprochant leur infidélité.
Ayant donc esté tiré sur le gibet, le bourreau hasta la mort par\un coup de cousteau sur la teste, et un autre dans la gorge. Le martyr, témoignant sa joye de se voir ainsi empourpré de son sang, après avoir levé les yeux et les mains, liées en forme de croix, au Ciel, pour remercier Dieu de cette sorte de grâce qu'il luy foisoit, la voix luy manquant pour le faire de bouche, expira doucement le jeudi saint, 29 de mars, sur les neuf heures du
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matin, âgé de trente-quatre ans et demy, l'an 1657.
Son père s'appeloit Paraskva ; Chiglargis estoit le nom de sa mère, et Sébasti celuy de sa femme, à laquelle il a laissé trois fils, qui conservent, par la mort de leur père, le titre honorable de chrétiens, qu'ils eussent perdu s'il eust vécu plus longtemps dans le Mahométisme. L'un des enfants est maintenant à l'école des PP. de nostre Compagnie : ce qui fait assez cognoistre qu'il estoit dans le sentier de l'Eglise romaine.
Toutes les nations qui accoururent à ce spectacle eurent moins de compassion pour ses souffrances que d'admiration pour sa générosité. Son corps, qui demeura pendant trois heures attaché au gibet, estoit gardé par les gens du Cadi, de crainte que les janissaires ne s'en saisissent, pour le vendre par pièces aux chrestiens ; car le Cadi et le Soubachi espéroient en estre eux-mesmes les maistres et marchands, et le vendre entier à l'Eglise grecque, ainsi qu'ils avoient, l'année précédente, vendu aux Arméniens le corps de celuy de leur nation qui avoit été martyrisé pour un semblable sujet. Mais les grecs, que plusieurs raisons considérables empeschoient de traiter cet achat, les ayant frustrés dans leur espérance, le corps fut jetté dans la mer. Les turcs ayant obligé le premier grec qu'ils rencontrèrent, de le détacher de la potence, furent fort surpris de voir tomber ce corps à genoux sur la place, la corde, quoique toute neuve, s'estant rompue d'elle-même, lorsque le grec s'alloit mettre en devoir de la délier ou de la couper. Les chrestiens furent ensuite obligés de le traisner sur la grève, d'où ayant été mis dans une barque et porté en haute mer, il fut jetté dans l'eau, après qu'on luy eut attaché une grosse pierre au col et qu'on luy eut ouvert les flancs, afin qu'il demeurast au fond de la mer : tout ainsy que Nicolas avoit prédit de sa mort à sa mère et à sa femme, un peu devant son dernier emprisonnement. Quand le
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corps eut esté jetté dans la mer, il s'y éleva une furieuse tempête qui durà trois jours. Un homme digne de foy assure avoir vu trois nuits de suitte, pendant un long espace de temps, des lumières et des feux sur l'endroit de la mer où le corps fut submergé. On parle de plusieurs autres merveilles, qui précédèrent et qui suivirent sa glorieuse mort, desquelles j'aime mieux ne rien dire que de raconter des choses qui ne sont pas encore assez avérées, ou dont on ignore les circonstances. Ce que j'ay dit suffit pour faire voir la protection et la providence de Dieu sur son Eglise, à laquelle il donne encore aujourd'huy des martyrs, parmi l'aveuglement et l'infidélité, et pour exciter ceux qui manquent de ces belles occasions de rendre sang pour sang et vie pour vie à Notre-Seigneur Jésus-Christ, à ne lui pas refuser de moindres gages de leur amour et de leur recognoissance,, que nous luy pouvons donner tous les jours, gardant exactement ses saints commandements et les conseils mesmes, quand nous y sommes appelés.
Documents inédits concernant la Compagnie de Jésus, publiés par le P. Auguste Carayon, de la m. c., t. XI. Poitiers, Oudin, 1864, pp. 183-193.
... Je ne puis pas mieux terminer ce chapitre (V de la même briève relation) que par le narré de la mort glorieuse d'un nouveau martyr de la pudicité, lequel n'a pas moins honoré l'Eglise latine, en versant constamment son sang, pour la défense de cette noble vertu, que le généreux Nicolas Caseti avait honoré l'Eglise grecque en mourant pour la confession de la foy, qu'il avoit par deux fois reniée. Il est donc à sçavoir qu'un jeune homme natif de l'isle de Scio, nommé
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à leurs infâmes désirs ; mais comme, dès son bas âge, il avait toujours vescu dans une grande innocence, et qu'il faisoit profession publique d'estre fidèle serviteur de la sainte Vierge, et d'aimer ce qu'elle a tant prisé, jamais il ne voulut écouter les demandes impudiques de ces infâmes, lesquels, se voyant honteusement éconduits, changèrent leur amour en rage, et tirant leurs grands couteaux, luy en donnèrent trois coups dans le ventre.
Je ne doute pas que les célestes intelligences et tous les bienheureux n'ayent célebré son triomphe dans le ciel, et que plusieurs amateurs de la virginité icy bas ne luy donnent encore mille louanges. C'est pourquoy, pour ne point amoindrir sa gloire par la bassesse de mon style, je passe sous silence les beaux éloges que mérite sa vertu, afin de satisfaire au plus tost la sainte curiosité de plusieurs personnes dévotes qui désirent apprendre quelques particularités d'un autre célèbre martyre de vingt-trois Mahométans, qui souffrirent courageusement la mort pour la confession de lafoy divine de Jésus-Christ et pour la vérité de son saint évangile, l'an 1649, en la ville de Thyatyre, éloignée de Smyrne environ huit lieues. C'est pourquoy le R. Père
L'illustre martyre de vingt-trois turcs à Thyatyre, ville autrefois si fameuse et de la quelle St Jean fait une si noble mention dans son Apocalypse, est encore une des plus peuplées de l'Asie-Mineure. Car on tient qu'il y a plus de 200.000 personnes, jaçoit que la peste, l'an 1656, en eust emporté plus de 50.000. Dieu, de nos temps, a choisy cette ville pour estre le théâtre de vingt-trois athlètes de Jésus-Christ, qu'il vouloit couronner d'une gloire immortelle, après des combats d'autant plus admirables, qu'ils étoient moins à espérer de cette sorte de personnes. En voicy le sujet.
Il y avoit en cette ville un Cheic ou docteur de la loi de Mahomet, qui pour avoir une grande intelligence de cette loy, s'étoit acquis parmy les siens beaucoup de crédit, et plusieurs tenoient à honneur de se dire ses disciples, tellement qu'il avoit en son école plus de 150 jeunes hommes, de l'âge de vingt-cinq à trente ans qui tous étudoient, pour se rendre capables d'administrer la justice, et estre un jour Cadis. Ce Cheic qui avoit vieilli en la lecture de son Alcoran et remarqué que son prophète ne réprouvoit pas le Nouveau Testament, et qu'au contraire il avouoit que Dieu avoit parlé par Jésus-Christ et par Moïse,eut la curiosité de voir ce qui estoit couché dans les Saints Evangiles, et par une Providence toute particulière fit rencontre d'un Nouveau Testa-ment traduit en arabe.
Il ne leut pas longtemps ce divin livre sans recevoir les lumières du ciel et sans découvrir les vérités chrestiennes, lesquelles eurent tant de pouvoir sur son esprit, qu'elles l'obligèrent à condamner tout ce qui leur étoit contraire et à embrasser tout ce qu'elles commandoient de faire. C'est merveille que cet homme, touché de la
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sorte, ne chercha point de s'informer plus particulièrement de la bonté de nostre foy et n'eut aucune communication avec aucun chrestien, au moins à ce que l'on sache, pour apprendre tous nos mystères. Il ne put pas néanmoins qu'il ne fit part de ces lumières, qu'il avoit reçues du Ciel, à plusieurs de ses disciples, nommément à ceux qu'il connoissoit estre plus capables de concevoir ces vérités et devoir estre fidèles à garder le secret. II réussit si bien par ses discours, qu'avec l'assistance du Saint-Esprit, il persuada à ces jeunes gens qu'il n'y avoit point de salut hors la loy de Jésus-Christ, qui de Fils de Dieu s'étoit fait homme, et étoit mort pour le salut des hommes, et par sa Résurrection avoit triomphé de la mort et de l'enfer et étoit pour régner à jamais dans le Ciel. Ces jeunes gens gardèrent fort longtemps le secret et souvent s'assembloient, pour conférer de la grande affaire de leur salut avec leur maistre. Mais, comme il est difficile de cacher longtemps un feu, sans qu'il ne se découvre luy-mesure, aussy ces jeunes écoliers ne purent si bien dissimuler la foy qu'ils avoient au coeur, qu'elle ne parust quelquefois sur leurs lèvres et dans leurs discours avec leurs compagnons ; les parents mesmes, voyant un si notable changement dans leurs enfants, désirèrent en sçavoir la cause. La chose alla si avant, que les gens de justice qui sont fort vigilants en ce poinct, en eurent quelque cognoissance, et pour étouffer cette flamme en sa naissance, ils se saisirent de la personne du Cheic. D'abord ils taschèrent de le gagner par douceur, ne voulant pas perdre un homme de cette qualité ; ils luy remonstrèrent l'estime qu'ils faisoient de luy, en luy confiant la plus florissante, jeunesse du pays, et luy promirent d'augmenter ses gages et de l'élever aux premières dignités, s'il vouloit détromper ceux qu'il avoit abusés; qu'il sçavoit assez l'importance de l'affaire et la rigueur de leur loy pour la punition de telles
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fautes. Ils croyoient en avoir assez dit pour le remettre en son devoir et l'obliger à se dédire ; mais ils furent fort étonnés quand il leur répartit, avec un maintien grave et sans changer de couleur, qu'il n'étoit pas dans un âge où il pust trahir sa conscience, une affaire si importante où il n'y alloit rien moins que de son salut, et que tout ce qu'il avoit enseigné touchant les vérités de la loy de Jésus-Christ étoit trop assuré pour s'en pouvoir dédire. Le Cadi, surpris de cette response et jugeant qu'il falloit l'intimider par l'horreur des supplices, luy dit tout en colère, qu'il eust à penser à soy, qu'il falloit qu'il choisît de deux l'un, ou de se dédire ou de mourir d'une mort très cruelle. Ce vénérable vieillard, alors piqué d'un saint zèle de faire paroistre devant tous l'estime qu'il faisoit de la foy qu'il avoit reçue du ciel, respondit au Cadi : « Quoy ! pensez-vous que les roues, les gibets, les feux et les gehennes me fassent peur, et que j'appréhende de mourir pour la vérité de la foi de Jésus-Christ? Sçachez que je suis prest de mourir mille fois, si faire se pouvait, pour l'amour de celui qui est mort une fois pour moy; je tiendray à honneur de signer de mon sang la vérité que j'ay enseignée, et si voulez m'écouter, je vous feray voir que je ne me trompe pas dans mon sentiment et que bien heureux sont ceux là qui quittent Mahomet pour vivre en Jésus-Christ. » A ces paroles, on luy défendit de parler davantage, et on le chargera de tant de coups de baston par tout le corps, qu'on luy osta le moyen de poursuivre son discours ; mais s'il se tust, son visage parla, et la constance qu'il fist paroistre à supporter gayement -tant de coups de baston par tout le corps, ébranla mesure ses juges, lesquels, craignant que, s'ils continuoient à le faire tourmenter publiquement, le peuple, qui respectoit fort ce vieillard, ne se soulevast, et que son exemple, n'animast d'autres à l'imiter, ils se résolurent après plusieurs consultes, de le faire étrangler en
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prison, et brusler son corps en public, ce qui fut ainsy exécuté, et cette belle âme s'envola dans le ciel, pour recevoir la couronne de la main de celuy qu'il avoit si généreusement confessé.
Cependant on tascha d'appréhender ses écoliers, pour sçavoir d'eux de quels sentiments ils étoient, s'ils persistoient dans la créance de leur maistre. Quelques uns de ces écoliers s'étoient déjà retirés de la ville et s'estoient cachés par crainte des supplices; les autres, comme l'on dist, s'estoient divisés en plusieurs lieux pour publier les vérités qu'ils avoient appris de leur maistre. On en attrapa de ceux-cy vingt-deux, et aussitost il fut conclu qu'il falloit les obliger à renoncer à la foy de Jésus-Christ, ou bien prendre d'eux une punition telle, qu'aucun n'eust plus la hardiesse de parler ou professer une telle doctrine; ce qui porta ces juges à prendre cette conclusion, fut l'émotion grande qui se fist dans tout le pays, après la mort de ce Cheic ; tous en parloyent diversement et la pluspart avec avantage.
Le Cadi ayant fait comparoistre devant luy ces vingt-deux jeunes hommes leur dit qu'absolument ils devoient renoncer à la mauvaise doctrine de leur maistre, ou bien perdre la vie, et qu'ils n'avoient pas à espérer d'estre traité comme leur docteur, mais qu'ils expérimenteroient la rigueur des plus atroces supplices. Oh ! que ne peut pas la grâce ! Ces jeunes gens témoignèrent de l'allégresse au nom de supplices, et monstrèrent qu'ils étoient plus prests à souffrir, que ce juge à les tourmenter. Le Cadi, après quelques discours, voyant qu'ils estoient tous aussy résolus à maintenir la foy de Jésus-Christ que l'avoit esté leur Cheic, les livra ès:mains des exécuteurs de la justice, pour les faire mourir tous cruellement. Quelques uns furent percés de flèches ; les autres furent empalés ; quelques-uns furent bruslés tout vifs, et les autres furent jettés sur les gariches, qui est un très
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cruel et très horrible tourment, d'autant ces gariches, estant de grands crampons de fer sur lesquels le patient est précipité d'en haut, souvent il languit longtemps suspendu à sa playe, avant que mourir.
Ainsy tous ces généreux athlètes de Jésus-Christ finirent leur carrière glorieuse, triomphant de la mort et des tyrans.
On dit que leurs reliques ont, depuis leur mort, fait plusieurs miracles, et quelques uns assurent qu'un aveugle recouvra la vue en touchant un de ces martyrs qu'on conduisoit au supplice. Quoi qu'il en soit, leur mort a fort étonné tous les musulmans, et a fort consolé tous les chrestiens, qui croyent que c'est un présage de leur bonheur et l'accomplissement de la prophétie de Marc Kyriacopulo, ce glorieux martyr qui mourut à Smyrne avec autant de constance, l'an 1644, après avoir dit hautement qu'il étoit envoyé pour lever l'étendard rouge de la croix dans ce pays, que plusieurs le suivroient, et que le temps étoit venu auquel Dieu avoit résolu de laver dans le sang les taches de ce pays.
Certainement il est bien croyable que le ciel ne permettra pas qu'une si bonne semence soit tombée sur cette terre sans produire de bons grains et des fruits tels que toutes les âmes saintes désirent voir depuis tant d'années. Dieu fasse que ce champ, arrosé d'une si précieuse liqueur, reprenne bientost son ancienne fécondité, et que nous voyions son saint nom partout adoré.
(Fin de la Briève relation...)
Carayon, XI, pp. 225-234.
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L'Eglise de la Cochinchine jouissait de la paix depuis envi-
ron six années lorsque la persécution recommença, en 1663. Les chrétiens s'étaient fort multipliés et on comptait plus de trente missions. Quelques brutalités passagères du roi Hien-Vuong, de la dynastie des Nguyen, n'avaient pas entravé sérieusement le progrès de la religion. Plusieurs martyrs avaient dû leur heureux sort à des violences qui ne laissaient pas prévoir la persécution imminente et générale de la fin de l'année 1663. Le récit qu'on en donne ici a été publié, d'après des écrits anciens et dignes de foi, par les continuateurs des Lettres édifiantes.
BIBLIOGRAPHIE. F. M. DE MONTÉZON et ED.ESTÉVE, de la Compagnie de Jésus, Voyages et travaux des Missionnaires de la Compagnie de Jésus publiés par des Pires de la même Compagnie pour servir de complément aux Lettres édifiantes. II. Mission de la Cochinchine et du Tonkin, avec gravure et carte géographique, Paris, 1858, in-8° III. FORTIE, Persécutions diverses et Martyres en Cochinchine (1639-1665). Extraits des PP. de Rhodes, Saccano, et de Mémoires portugais. « Le plus important de ces documents, indiqué dans le manuscrit sous le nom de Mémoires portugais, a été imprimé à Paris, en 1670, in-12, sous le titre suivant : L'Etat présent de l'Eglise de la Chine et des autres royaumes voisins. Ce livre, qui ne porte aucun nom d'auteur ou d'éditeur, est dédié au premier président du Parlement de Paris, le célèbre Guillaume de Lamoignon. » TIBERGE, Relations des missions des évêques français et de leurs ecclésiastiques, etc., Paris (1674), in-8°, p. 97 et 99.
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La ville de Dinhcat,seconde capitale du royaume, possédait une chrétienté nombreuse. Hien-Vuong, ayant fait arrêter plusieurs de ces néophytes, ordonna qu'on les amenât devant son tribunal. Ce fut le 13 décembre 1664 que les glorieux prisonniers de Jésus-Christ firent leur entrée à la ville où se trouvait la cour. Le peuple accourut en foule, pour être témoin de ce spectacle. Parmi ces pieux confesseurs,les uns étaient liés avec des cordes, les autres portaient au cou un joug fort pesant (1), dont ils avaient été chargés au moment de leur arrestation. Pendant la route,on les avait traités avec tant de cruauté que plusieurs étaient morts de faim ou de fatigue. Le roi, résolu d'abolir le christianisme dans ses Etats,avait choisi, pour accomplir ce dessein, trois mandarins des plus puissants du royaume, et leur avait enjoint de ne rien négliger pour ramener à la religion de leurs ancêtres ceux qui avaient embrassé la loi de Jésus-Christ. Ces ordres ne furent que trop fidèlement exécutés, et les néophytes se virent en butte à toute espèce de mauvais traitements. On mit les uns à la question, on dépouilla les autres de leurs biens, et on brûla publiquement ce qu'on rencontra d'images et de chapelets ; les maisons elles-mêmes et les meubles ne furent pas épargnés, et devinrent plus d'une fois la proie des flammes. Les supplices et les incendies, les gémissements des victimes et la brutalité des bourreaux, causaient partout un si étrange désordre qu'on ne pouvait se figurer une image plus horrible du Jugement dernier.
Le 22 décembre, quatre soldats chrétiens, dont l'un
1. La cangue.
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était d'une compagnie de cavalerie et les trois autres de la garde du roi, furent amenés devant le prince. Il leur montra un visage si enflammé de colère, qu'il semblait que le feu lui sortait des yeux. Un des soldats, épouvanté, perdit courage, et demanda lâchement la vie pour lui et pour ses compagnons ; deux d'entre eux demeurèrent interdits et n'osèrent ouvrir la bouche ; mais le quatrième, nommé Pierre Dang, comprenant les suites d'une lâcheté si criminelle, dit au roi avec une noble assurance : « Prince, je suis premièrement sujet et serviteur du Roi souverain seigneur du ciel et de la terre, et, en second lieu, de Votre Majesté. » Le roi feignit de ne pas entendre et ne répondit rien. Le soldat, qui pensa n'avoir pas été entendu, répéta les mêmes paroles. Alors ce prince barbare, irrité de ce qu'il plaçait Dieu avant lui, répondit en colère : « Le souverain de mon royaume, c'est moi, et je le gouverne comme je veux, sans dépendance du Seigneur du ciel et de la terre. » Cela dit, il fit signe que sur l'heure on coupât la tête au généreux soldat. Ainsi fut récompensée la sainte liberté de Pierre Dang. On l'enterra au même lieu avec plusieurs autres, morts comme lui pour la défense de la foi.
Peu de jours après, trois chrétiens, nommés Pierre Ki, Michel Mien et Ignace Vang, firent paraître le même courage, et réparèrent ainsi le scandale qu'avaient causé les trois soldats pusillanimes.
Pierre Ki, le premier d'entre eux, était le chef et comme le père des chrétiens de la cour et de la province de Quambinh. Il fut livré aux « soldats de l'épée d'or » pour être décapité. Arrivé au lieu du supplice, il offrit au mandarin et au bourreau une somme d'argent considérable en reconnaissance du bonheur inestimable qu'ils allaient lui procurer. Ils lui tranchèrent la tête et divisèrent son corps en quatre parties, suivant les ordres qu'ils en avaient reçus.
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Michel et Ignace étaient soldats d'une compagnie fort nombreuse ; ils furent condamnés à mort pour avoir refusé de fouler aux pieds les saintes images. Les barbares satellites qui les conduisaient leur firent endurer dans la route de cruels traitements ; car, depuis le palais du roi jusqu'au lieu du supplice, ils s'amusèrent à leur couper des morceaux de chair dont ils parsemèrent le chemin. Ces braves soldats eurent la tête tranchée, et leurs corps, après avoir été rompus avec des barres de fer, furent jetés dans la rivière.
L'extrême rigueur avec laquelle commença la persécution à la cour, et l'absence des Pères [de la Compagni de Jésus] qui déjà en avaient été exilés, nous ont privés des détails qu'en toute autre circonstance nous aurions recueillis avec fidélité. Mais depuis que la persécution a passé de la cour à Faï-Fo et dans la province de Cham, nous avons été informés plus exactement par les Pères témoins de ce qu'ils racontent ; aussi pourrons-nous entrer dans des détails plus circonstanciés.
Dieu fait voir clairement en cette persécution que la force nécessaire pour le martyre est une faveur spéciale e sa grâce, et qu'elle n'est en aucune sorte un apanage de la nature. Les Japonais qui, pour un léger appoint d'honneur, se font gloire de mépriser la vie et se l'ôtent eux-mêmes quand ils croient ne la pouvoir conserver sans déshonneur, ont montré dans cette occasion la plus honteuse faiblesse.
A Faï-Fo,où les Japonais chrétiens sont en très grand nombre, le roi fit publier un édit par lequel il leur ordonnait de renoncer à la loi de Jésus-Christ, de fouler aux pieds les saintes images et d'attester par un acte signé de leur main leur renonciation à la foi.
Tous les chefs de famille obéirent presque sans résistance, et en un instant s'évanouit ce grand courage dont ils faisaient ostentation avant d'avoir vu de près le danger.
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Plus tard, il est vrai, ces mêmes chrétiens japonais témoignèrent une grande douleur de leur faute, mais ce repentir tardif n'empêcha pas que leur mauvais exemple n'eût des suites très funestes; car, comme ils étaient presque tous d'anciens chrétiens, et qu'ils passaient pour être plus courageux que les Cochinchinois, les mandarins parvinrent facilement à persuader aux nouveaux convertis qu'il n'y avait point de honte à imiter des hommes si braves et si instruits dans la religion. Les gouverneurs de Cacham, de leur côté, laissèrent à leurs prisonniers le temps d'apprendre la défection des Japonais de Faï-Fo, afin d'ébranler la résolution qu'ils avaient prise de persévérer jusqu'à la mort dans la foi de Jésus-Christ. Cet artifice ne réussit que trop ; plusieurs de ces néophytes, amenés devant les tribunaux et sommés de fouler aux pieds les saintes images, succombèrent malheureusement. D'autres cependant montrèrent plus de constance ; parmi eux se distinguèrent quatre généreux confesseurs, Michel, Joseph, Caïus et Ignace, qui préférèrent la mort au déshonneur d'un tel sacrilège.
Une fervente chrétienne nommée Jeanne vint aussi d'elle-même faire profession de sa foi devant les mandarins. Les Cochinchinois, ne pouvant se persuader qu'on puisse sans folie s'offrir à la mort, crurent qu'elle avait perdu la tête, et la chassèrent deux fois du tribunal ; mais elle y rentra de nouveau, et, n'ayant pas voulu profaner les saintes images, elle fut mise en prison avec ceux qui avaient déjà confessé Jésus-Christ, et bientôt elle les suivit courageusement au martyre.
Peu de temps après, le 9 janvier 1665, le roi prononça la peine de mort contre tous les chrétiens qui avaient refusé de marcher sur les saintes images. Les uns étaient condamnés à avoir la tête tranchée, les autres à être déchirés par les éléphants.
Ces heureux prisonniers de Jésus-Christ reçurent
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cette nouvelle avec joie, et remercièrent Dieu comme d'une faveur toute particulière. Ils trouvèrent ensuite le moyen de voir les Pères, gardés eux-mêmes dans leur maison, afin que, fortifiés par la grâce des sacrements, ils pussent se montrer dignes de la cause qu'ils soutenaient. Sur la fin de janvier, ils furent conduits devant les juges pour entendre leur arrêt de mort. Et, comme si ce jour eût été le plus beau de leur vie, ils se revêtirent de leurs habits de fête.
Quand le gouverneur, du haut de son tribunal, leur demanda s'ils voulaient fouler aux pieds les images, afin de conserver leur vie : « Non, répondirent-ils, nous n'avons pas changé de résolution, et si nous avions mille vies à sacrifier, nous serions heureux de les offrir au Dieu que nous adorons. » La peine de mort fut la récompense de leur courageuse réponse.
Entre ces martyrs, deux enfants se distinguèrent ; le Ciel, semblait les avoir choisis pour publier sa gloire et confondre ses ennemis. Ces deux enfants étaient frères ; l'aîné avait seize ans, il se nommait Raphaël ; le plus jeune, appelé Etienne, était dans sa douzième année. Tandis que les gouverneurs jugeaient les chrétiens, ils entrèrent au tribunal, et quand ils eurent donné aux juges les marques usitées de respect, Raphaël, prenant la parole, leur dit : « Vous avez devant vous deux orphelins, nous venons de la province de Sinoa (1), pour comparaître devant votre tribunal, vous priant de nous enyoyer au ciel où est notre Père. » Un des gouverneurs lui ayant demandé qui était son père, l'enfant répondit : « C'est Dieu, seigneur et créateur du ciel et de la terre. » « Mais puisque vous êtes pauvres et orphelins, répliqua
1. Sinoa est le nom que les Portugais donnent à la capitale du royaume de la Cochinchine, qu'on appelle communément Hué.
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le gouverneur, qui vous a logés et nourris depuis que vous êtes ici ? » Raphaël, qui s'aperçut de son dessein, ajouta : « Nous avons logé dans des hôtelleries où vont ordinairement les pauvres comme nous. » Les gouverneurs furent extrêmement étonnés de voir des enfants répondre avec tant de liberté et de sagesse. Mais ils le furent bien davantage lorsque, ayant commandé aux soldats de les enchaîner, Raphaël leur dit : « Vos précautions sont, inutiles ; il ne faut point de chaînes à ceux qui s'offrent volontairement au martyre. »
Ces généreux enfants furent condamnés à mort, et ne sortirent du tribunal que pour être conduits au supplice avec plusieurs autres chrétiens. On les divisa en deux troupes : sept confesseurs formaient la première, et devaient avoir la tête coupée; quatre étaient dans l'autre pour être livrés aux éléphants, qui marchaient à leur suite, comme les bourreaux et les exécuteurs de la sentence.
Quand ils furent arrivés au lieu du supplice,petite éminence de sable que les inondations avaient amassée entre Cocham et Faï-Fo, on les partagea en trois groupes ; dans le premier étaient Michel, Joseph, Ignace et Benoît; dans le second Etienne, que les chrétiens de son pays regardaient comme leur père et leur chef, avec Pierre, Simon et un autre Benoît ; dans le troisième, Raphaël, Etienne son frère, Caïus, et la vertueuse chrétienne nommée Jeanne. La joie brillait sur leur visage; leur douceur, la sainte intrépidité avec laquelle les plus jeunes eux-mêmes contemplaient les appareils du supplice, étaient pour ces païens un charme puissant, qui élevait leur âme et ravissait leur admiration.
Une multitude extraordinaire était accourue de toutes les provinces ; les personnes les plus distinguées du royaume n'avaient pu résister à l'envie d'être témoins de ce spectacle ; et, il faut le dire, l'intérêt qui s'attache à la cause de l'innocence persécutée avait attiré le plus grand
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nombre. Les trois enfants qui devaient être livrés aux éléphants excitaient surtout la compassion ; autour d'eux se pressaient les flots d'un peuple immense. L'aspect seul de ces terribles animaux inspirait l'effroi ; on tremblait pour ces jeunes victimes, qui allaient être abandonnées à leur férocité.
Mais Dieu était avec ses serviteurs, leur inspirant un courage invincible, et, bien loin de les craindre, ces jeunes combattants leur tendaient les bras et les invitaient à fondre sur eux. Tandis que chacun attendait avec impatience la fin de cette cruelle exécution, une jeune fille nommée Lucie, dont bientôt nous raconterons la glorieuse victoire, fendant la presse, vint se jeter aux pieds de Raphaël pour les baiser. Le jeune homme, qui. la connaissait, crut qu'elle voulait s'opposer à son bonheur ; il la releva promptement et lui dit : « Ma soeur, ne vous affligez point ; nous nous reverrons dans le ciel . » Etienne près de Raphaël, animé par la constance de ses compagnons et le désir du martyre, s'adressant au peuple, dit avec une noble assurance et une modestie angélique : « Vous tous qui êtes ici présents, sachez bien que noirs souffrons la mort avec plaisir, pour la cause de notre sainte foi, et parce que nous voulons aller voir notre Père dans le ciel. »
Le gouverneur, qui présidait à l'exécution, ne pouvait revenir de sa surprise, à la vue de cette constance héroïque ; il crut cependant qu'à l'aspect du supplice des plus âgés le courage des enfants ferait défaut, et que Jeanne, malgré la fermeté qu'elle avait montrée jusque-là, ne pourrait voir couler le sang de ses compagnons sans en éprouver de l'effroi.
Il ordonna donc que Caïus, qui était un jeune homme de trente ans, fût exposé le premier aux éléphants. En un clin d'oeil, il fut mis en pièces ; on porta ses membres palpitants auprès de Jeanne et des deux frères. Mais
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l'exemple du saint martyr développa une nouvelle énergie dans leur coeur, et, au lieu de paraître intimidés, ils se montrèrent plus que jamais fermes et intrépides. Le gouverneur, déconcerté, ordonne aux bourreaux de lâcher les éléphants sur Jeanne. Celle-ci forme le signe de la croix de la main droite, et de la gauche continue, sans s'émouvoir, à tenir l'éventail qu'elle agite, selon la coutume du pays, devant son visage, où viennent se peindre, avec la pureté de son âme, l'espérance et la joie de son t coeur.
Un des éléphants se précipite sur elle, la frappe de ses défenses avec tant de fureur qu'elle expire à l'instant. Le gouverneur, qui avait remarqué dans Etienne et dans Raphaël beaucoup de sagesse et de courage, les avait réservés jusqu'alors à dessein de les sauver; il avait espéré, en différant leur supplice, que la vue des souffrances des autres les amènerait à renoncer à la foi de Jésus-Christ; mais, reconnaissant qu'il s'était flatté d'un vain espoir, il fit lancer les éléphants sur eux. Les deux enfants, s'armant du signe de la croix, étendent les bras vers ces bêtes furieuses, et en un instant ils sont écrasés sous leur poids. A ce triste spectacle, tout le peuple est ému de compassion ; les fidèles mêmes ne peuvent contenir leurs larmes, et accusent de barbarie les juges qui ont condamné à mort deux enfants si dignes de vivre. Mais les chrétiens, en qui les sentiments de la nature sont relevés par la grâce et les lumières de la foi, publient qu'ils sont mille fois heureux d'avoir été jugés dignes de répandre leur sang pour une cause si sainte. Ils bénissent le royaume de Cochinchine, qui les a produits, et les missionnaires, dont la doctrine a formé de si nobles caractères, inspiré de si généreux sentiments.
La mort de ces douze martyrs arriva le 31 janvier 1665. Pendant la nuit, les chrétiens enterrèrent leurs corps dans un champ assez éloigné de Faï-Fo, attendant que des
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jours plus tranquilles leur permissent de les transporter dans un lieu plus honorable, avec toute la pompe due à des restes si précieux.
Le 4 février, on mena à Faï-Fo quatre chrétiens pris dans la province de Quanghia (1). Deux d'entre eux se nommaient Thomas (2), les autres Benoît et Dominique. A leur arrivée, on les livra ail gouverneur de Cacham. Ne pensant plus dès lors qu'à se préparer au martyre, ils gagnèrent les soldats qui gardaient la maison des Pères, afin de pouvoir y entrer et recevoir les sacrements. Quand ils furent arrivés au tribunal où ils devaient comparaître, l'un des deux Thomas s'étant arrêté à la porte, pendant qu'on attendait les juges, se mit à expliquer au peule assemblé la sainteté de la loi pour laquelle lui et ses compagnons allaient verser leur sang. Tandis qu'il parlait, la généreuse Lucie entra, montrant la même hardiesse qu'elle avait eue en venant se jeter aux pieds de Raphaël quelques jours auparavant. Une dame veuve de grande vertu, nommée Marine, l'accompagnait. Toutes deux venaient se présenter au martyre avec autant de joie que si elles fussent allées à un festin ou à quelque partie de plaisir. Les gouverneurs étant arrivés, se firent amener les prisonniers. Celui des mandarins qui passait pour le plus grand ennemi des chrétiens leur demanda pourquoi, étant nés dans la Cochinchine, ils avaient abandonné la religion de leur patrie et pris celle des Portugais. Thomas répondit que ses compagnons et lui suivaient, à la vérité, la loi des Portugais, non point parce qu'elle était la loi d'un royaume ou d'une nation particulière, mais parce qu'elle était la loi véritable, la loi du Seigneur du ciel et de la terre, qui avait été donnée à tout le monde. Il ajouta que comme le soleil, parce qu'il
(1) Quang Ngai.
(2) L'un Thomas Tin, l'autre Thomas Ngé.
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éclairait la Cochinchine, n'était pas pour cela le soleil de ce seul royaume, mais encore celui de tout l'univers, ainsi la loi qu'il appelait loi des Portugais était prêchée par l'ordre de Dieu, non seulement à ce peuple, mais encore à toutes les nations de la terre. Ils en avaient eux-mêmes une preuve dans la diversité des missionnaires qui étaient venus leur annoncer cette loi divine, dont les uns étaient Italiens ou Portugais, d'autres étaient Français, et quelques-uns même Japonais. « Cette doctrine, dit-il encore, considérée en elle-même, porte de tels caractères de vérité et de sainteté, qu'aucun peuple, pour peu qu'il soit raisonnable, ne peut faire difficulté de l'embrasser, parce qu'elle assure ici-bas le bonheur en réglant saintement notre vie, et conduit à la souveraine félicité, que, sans elle, il est impossible d'attendre. »
Une multitude infinie de peuple écoutait attentivement ce discours. Thomas en profita pour exposer plus en détail les preuves de la vérité et de la sainteté de la loi chrétienne. Cependant les gouverneurs, étonnés, ne répondaient pas une parole; mais, loin d'abandonner leur dessein, ils commencèrent à sévir avec une nouvelle rigueur et ordonnèrent d'abord qu'on dépouillât Thomas des riches vêtements de soie qu'il portait, selon la dignité de son rang. Le généreux confesseur, heureux d'avoir quelques traits de ressemblance avec le divin Maître, à qui, dans sa Passion, on avait d'abord arraché sa robe, manifesta la joie la plus vive de ce mauvais traitement.
Dès que Thomas eut achevé de parler, la jeune Lucie, poussée d'un mouvement particulier du Saint-Esprit, s'avança jusqu'au pied du tribunal des mandarins, et, après le salut d'usage, leur dit : « Seigneurs, je suis la fille de Pierre Ki, que le roi a fait mourir parce qu'il était chrétien ; je soupirais dès lors après le même bonheur; mais les mandarins, me voyant si jeune, ne purent se résoudre à tremper leur épée dans mon sang. Maintenant, je viens
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moi-même me présenter à vous avec cette dame que vous voyez, vous demandant de nous exposer toutes deux aux éléphants, afin que nous puissions bientôt jouir du bonheur qui nous est préparé dans le ciel. »
Les gouverneurs, surpris et indignés de cette sainte hardiesse, ordonnèrent, sans autre procédure, qu'on menât ces femmes au supplice avec les autres chrétiens. Après l'audience, les généreux soldats de Jésus-Christ s'acheminèrent vers le lieu du sacrifice, c'est celui où déjà étaient tombés leurs frères. Les soldats marchaient sur deux rangs, armés d'épées ou de hallebardes ; les six néophytes étaient au milieu, suivis des exécuteurs l'épée nue à la main.
Un officier de justice donnait le signal avec une espèce de timbale d'airain ; de temps en temps il arrêtait la marche et criait à haute voix : « Le roi ordonne qu'on fasse mourir tous ceux qui suivent la loi des Portugais. »
Thomas, à qui ces expressions déplaisaient, promit de l'argent à cet officier, s'il voulait les remplacer par celles-ci : « Le roi ordonne qu'on fasse mourir tous ceux qui suivent la loi du Seigneur du ciel et de la terre. » Il obtint facilement ce qu'il demandait.
La jeune Lucie, qui n'était point chargée de chaînes, marchait avec un empressement extrême, et sautait d'allégresse en se voyant près du lieu d'où elle devait s'élancer au ciel. Parmi le peuple, qui suivait en foule, plusieurs poussaient l'inhumanité jusqu'à la charger d'injures ; mais la courageuse enfant leur répondait avec tant de sagesse et de modestie, qu'elle les couvrait de confusion.
Un païen, entre autres, croyant ou feignant de croire qu'on avait abusé de sa simplicité pour l'attirer au christianisme, tâchait, par ses discours, de la détromper : « Voyez, disait-il, ce que peut être la religion des Portugais, puisqu'elle rend insensés ceux qui l'embrassent, à tel
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point que volontairement ils s'exposent à perdre la vie, bien sans contredit le plus précieux qu'on. puisse posséder au monde. » La jeune chrétienne fut piquée de ces paroles, et, se tournant vers celui qui les avait prononcées et vers le peuple qui la suivait, elle dit avec un sourire et un noble dédain qui témoignaient assez combien elle avait de prudence et de lumière surnaturelles : « Je n'ai jamais eu le jugement si sain ni si libre que présentement, puisque c'est aujourd'hui que j'ai choisi la meilleure part et le plus grand honneur qui me pût jamais arriver. Car enfin, puisqu'il est honorable d'exposer sa vie pour la défense de sa patrie et le service de son roi, et que nous estimons tant la valeur de ceux qui en agissent ainsi, pourquoi me blâmez-vous, moi, si j'en use de la même manière ? Ma mort ne doit-elle pas être estimée glorieuse, non seulement pour l'autre vie, mais encore pour celle-ci ? Vous voyez que les mandarins me font l'honneur de m'accompagner avec tous leurs gardes, leurs soldats bien armés et en bon ordre, et que je suis suivie de douze éléphants ; n'est-ce pas là un cortège magnifique ? »
Quand on fut arrivé au lieu de l'exécution, le mandarin fit mettre ensemble ceux qui devaient avoir la tête tranchée ; il laissa Lucie et Marine auprès des éléphants, afin de voir si l'aspect de ces animaux, en leur inspirant des sentiments de crainte, ne leur ferait pas quitter la religion de Jésus-Christ, puis il fit signe aux bourreaux armés d'épées de faire leur devoir. Thomas Tin, se tournant alors vers le peuple : « Vous le voyez, mes frères et mes amis, dit-il, je vais mourir pour la défense de ma foi ; je n'ai qu'un regret, c'est de n'avoir pas mille vies à sacrifier à mon Dieu, le créateur et le souverain Seigneur du ciel et de la terre. » Sa tête tomba au moment où il achevait les dernières paroles ; ses trois compagnons furent de même décapités. On commença ensuite à harceler les éléphants pour les mettre en fureur, puis on les
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dirigea vers les deux innocentes brebis qui attendaient avec impatience le moment du sacrifice.
La jeune Lucie exprimait son bonheur et sa joie tantôt en étendant les bras, tantôt en battant des mains. Un éléphant, lancé contre elle à deux fois différentes, lui plongea ses défenses dans le corps, puis, la saisissant avec sa trompe, la jeta si haut qu'elle fut tuée dans sa chute. Marine, qui était faible et âgée, succomba au premier coup qu'elle reçut. Les corps de ces saintes victimes demeurèrent en ce même lieu, comme dans le champ de bataille où elles avaient remporté une si glorieuse victoire.
MON RÉVÉREND PÈRE,
La paix de N.-S.
J'apprends avec beaucoup de consolation qu'on a été édifié en France du précis que j'y ai envoyé des vertus de la jeune vierge iroquoise qui est morte ici en odeur de sainteté, et que nous regardons comme la protectrice de cette colonie (1). C'est la mission de Saint-
1. Lettre du P. Cholenec au P. Auguste le Blanc, 27 août 1715. Lettres édifiantes (éd. Aimé Martin), t. I, p. 647 sq.
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peu de mot l'histoire de ces fervents néophytes, et je me persuade que vous en serez touché.
Les bourgades iroquoises se dépeuplaient insensiblement par la désertion de plusieurs familles qui se réfugiaient dans la mission du Sault pour y embrasser le christianisme. Etienne te Granonakoa fut de ce nombre. Il vint y demeurer avec sa femme, une belle-soeur et six enfants. Il avait alors environ trente-cinq ans ; son naturel n'avait rien de barbare et la solidité de son mariage, dans un pays où règne la licence et où l'on change aisément de femme, était une preuve de la vie innocente qu'il avait menée. Tous ces nouveaux venus demandèrent instamment le baptême, et on le leur accorda après les épreuves et les instructions accoutumées. On fut bientôt édifié dans le village de l'union qui était dans cette famille, et du soin qu'on y avait d'honorer Dieu. Etienne veillait à l'éducation de ses enfants avec un zèle digne d'un missionnaire. Il les envoyait tous les jours, soir et matin, aux prières et aux instructions qu'on fait à ceux de cet âge : il ne manquait pas lui-même de leur donner l'exemple par son assiduité à tous les exercices de la mission, et par la fréquente participation des sacrements.
C'est par une conduite si chrétienne qu'il se préparait à triompher des ennemis de la religion et à défendre sa foi au milieu des plus cruels tourments. Les Iroquois avaient mis tout en oeuvre pour engager tous ceux de leur nation qui étaient au Sault à retourner dans leur terre natale : les prières et les présents ayant été inutiles, ils en vinrent aux menaces et ils leur signifièrent que s'ils persistaient dans leur refus, ils ne les regarderaient plus comme parents ou amis, mais que leur haine deviendrait irréconciliable, et qu'ils les traiteraient alors en ennemis déclarés. La guerre qui était alors entre les Français et les Iroquois, servit de prétexte à ceux-ci
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pour assouvir leur rage sur ceux de leurs compatriotes qui, après les avoir ainsi abandonnés, tombaient entre leurs mains. Etienne partit en ce temps-là, vers le mois d'août de l'année 1690, pour la chasse d'automne : il était accompagné de sa femme et d'un sauvage du Sault. Le mois de septembre suivant, ces trois néophytes furent surpris dans les bois par un parti ennemi de quatorze Goïogoens, qui se saisirent d'eux, les enchaînèrent, et les menèrent captifs dans leur pays.
Aussitôt qu'Etienne se vit à la merci des Goïogoens, il ne douta point qu'il ne dût être bientôt livré à la mort la plus cruelle. Il s'en expliqua ainsi à sa femme, et lui recommanda sur toutes choses de persévérer dans la foi, et au cas qu'elle retournât au Sault, d'élever ses enfants dans la crainte de Dieu. Il ne cessa pendant tout le chemin de l'exhorter à la constance et de la fortifier contre les dangers où 'elle allait être exposée parmi ceux de sa nation.
Les trois captifs furent conduits non pas à Goïogoen, où il était naturel qu'on les menât, mais à Onnontagué. Dieu voulait, ce semble, que la force et la constance d'Etienne éclatât dans un lieu qui était pour lors célèbre par la quantité de sauvages qui y étaient assemblés en foule, et qui s'y plongeaient dans les plus infâmes débauches. Quoique ce soit la coutume d'attendre les captifs à l'entrée du village, la joie qu'ils eurent d'avoir entre les mains des habitants du Sault, les fit tous sortir de leur bourgade pour aller assez loin au-devant de leur proie. Ils s'étaient parés de leurs plus beaux habits, comme pour un jour de triomphe ; ils étaient armés de couteaux, de haches, de bâtons, et de tout ce qu'ils avaient trouvé sous la main ; la fureur était peinte sur leurs visages. Quand ils eurent joint les captifs, l'un de ces barbares abordant Etienne : « Mon frère, lui dit-il, tu es mort, ce n'est pas nous qui te tuons, c'est toi
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qui te tues toi-même, puisque tu nous as quittés pour demeurer parmi les chrétien, mais il n'est pas moins vrai que je me fais gloire de l'être. Faites de moi tout ce qu'il vous plaira, je ne crains ni vos outrages ni vos tourments ; je donne volontiers ma vie pour un Dieu qui a répandu tout son sang pour moi. »
A peine eut-il achevé ces paroles, que ces furieux se jetèrent sur lui et lui firent de cruelles incisions aux bras, aux cuisses et par tout le corps qu'ils ensanglantèrent en un instant. Ils lui coupèrent plusieurs doigts des mains et lui arrachèrent les ongles. Ensuite un de la troupe lui cria : « Prie Dieu ». « Oui, je le prierai », dit Etienne ; et levant ses mains liées, il fit le mieux qu'il put le signe de la croix en prononçant à haute voix et en leur langue ces paroles : Au nom du Père, etc. Aussitôt ils lui coupèrent la moitié des doigts qui lui restaient et lui crièrent une seconde fois : « Prie Dieu maintenant ». Etienne fit de nouveau le signe de la croix, et à l'instant ils lui coupèrent tous les doigts jusqu'à la paume de la main. Puis, ils l'invitèrent unes troisième fois à prier Dieu en l'insultant et vomissant contre lui toutes les injures que la rage leur dictait. Comme ce généreux néophyte se mettait en devoir de faire le signe de la croix avec la paume dé la main, ils la lui coupèrent entièrement. Non contents de ces premières saillies de fureur, ils lui tailladèrent la chair dans tous les endroits qu'il avait marqués du signe de la croix, c'est-à-dire au front, à l'estomac et au-devant de l'une et de l'autre épaule, comme pour effacer ces augustes marques de la religion qu'il venait d'y imprimer.
Après ce sanglant prélude, on mena les captifs au village. On arrêta d'abord Etienne auprès d'un grand feu qui y était allumé et où l'on avait fait rougir des pierres. On lui mit des pierres entre les cuisses, en les
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pressant violemment l'une contre l'autre. On lui ordonna alors de chanter à la manière iroquoise ; et comme il refusa de le faire, et qu'au contraire il répétait à haute voix les prières qu'il récitait tous les jours, un de ces furieux prit un tison ardent et le-lui enfonça bien avant dans la bouche. Puis sans lui donner le temps de respirer, on l'attacha au poteau.
Quand le néophyte se vit au milieu des fers rouges et des tisons ardents, loin de témoigner de la frayeur, il jeta un regard tranquille sur toutes ces bêtes féroces qui l'environnaient, et leur parla ainsi : « Repaissez-vous, mes frères, du plaisir barbare que vous vous faites de me brûler ; ne m'épargnez pas, mes péchés méritent encore plus de souffrances que vous ne m'en procurez ; plus vous me tourmenterez, plus vous augmenterez la récompense qui m'est préparée dans le ciel. »
Ces paroles ne servirent qu'à augmenter leur fureur : chacun des sauvages prit à l'envi des tisons ardents et des fers rouges, dont ils brûlèrent lentement tout le corps d'Etienne. Le courageux néophyte souffrit tous ces tourments sans pousser le moindre soupir. Il paraissait tranquille, les yeux élevés au ciel, où son âme était attachée par une oraison continuelle. Enfin, lorsqu'il sentit ses forces défaillir, il demanda trêve pour quelques instants, et alors ranimant toute sa ferveur, il fit sa dernière prière, il recommanda son âme à Jésus-Christ, et le pria de pardonner sa mort à ceux qui le traitaient avec tant d'inhumanité. Enfin, après de nouveaux tourments, soufferts avec la même constance, il rendit son âme à son Créateur, triomphant par son courage de toute la cruauté iroquoise.
On donna la vie à sa femme, comme il l'avait prédit. Elle resta encore quelque temps captive dans le pays, sans que ni les prières ni les menaces pussent ébranler sa foi. S'étant rendue à Agnié, qui est le lieu de sa naissance,
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elle y demeura jusqu'à ce que son fils l'allât chercher et la ramenât au Sault.
Au regard du sauvage qui fut pris en même temps qu'Etienne, il en fut quitte pour avoir quelques doigts coupés, avec une grande incision qu'on lui fit à la jambe. Il fut conduit à Goïogoen, où on lui accorda la vie. On mit tout en oeuvre pour l'engager à s'y marier et à se livrer aux désordres ordinaires de la nation ; mais il répondit constamment que sa religion lui défendait ces sortes d'excès. Enfin étant venu un parti de guerriers vers Montréal, il se rendit à la mission du Sault, où il a vécu depuis avec beaucoup de piété.
Deux ans après, une femme de la même mission fit paraître une constance pareille à celle d'Etienne, et finit comme lui sa vie dans les flammes. Elle s'appelait
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La cruauté qu'on exerça sur elles, la première nuit qu'elles passèrent dans le camp iroquois, leur fit juger qu'elles devaient s'attendre aux traitements les plus inhumains. Ces barbares se divertirent à leur arracher les ongles et à leur fumer les doigts dans leurs calumets ; c'est, dit-on, un tourment très douloureux. Des avant-coureurs portèrent à Onnontagué la nouvelle de la prise qu'on venait de faire. Les deux amies de
A peine les captives furent-elles arrivées à Onnontagué qu'on fit monter
Un parent de la néophyte qui était présent, avait fait un voyage au Sault cinq ans auparavant pour l'engager à retourner avec lui. Tous les artifices qu'il employa pour lui persuader de quitter la mission furent inutiles ; elle lui répondit constamment qu'elle estimait plus sa foi que son pays et sa vie, et qu'elle ne voulait point risquer un si précieux dépôt. Le barbare entretenait depuis longtemps dans son coeur l'indignation qu'il avait conçue d'une pareille résistance, et, piqué encore plus d'entendre les discours de
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incision en forme de croix. « Tiens, lui dit-il, voilà la croix que tu estimes tant et qui t'empêcha d'abandonner le Sault, lorsque je pris la peine de t'aller chercher. » « Je te remercie, mon frère, lui répondit
Elle continua ensuite à entretenir ses compatriotes des mystères de la foi, et elle leur parla avec une véhémence et une onction qui étaient au-dessus de sa portée et de ses talents : « Enfin, dit-elle en finissant, quelque affreux que soient les tourments auxquels vous me destinez, ne croyez pas que mon sort soit à plaindre, c'est le vôtre qui mérite des pleurs et des gémissements ; ce feu que vous allumez pour mon supplice, ne durera que quelques heures, mais pour vous un feu qui ne finira jamais vous est préparé dans les enfers. Il est pourtant encore en votre pouvoir de l'éviter : suivez mon exemple, faites-vous chrétiens, vivez selon les règles d'une loi si sainte, et vous vous déroberez aux flammes éternelles. Du reste, je vous déclare que je ne veux aucun mal à ceux que je vois tout prêts à m'arracher la vie non seulement je leur pardonne ma mort, mais je prie encore le souverain arbitre de la vie et de la mort d'ouvrir leurs yeux à la vérité, de toucher leurs coeurs, de leur faire la grâce de se convertir et de mourir chrétiens comme moi. »
Ces paroles de
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cesse élevés au ciel, et l'on eût dit qu'elle était insensible à des douleurs si cuisantes. M. de Saint-Michel, seigneur de la côte de ce nom, qui était alors captif à Onnontagué, et qui s'échappa comme par miracle des mains des Iroquois une heure avant le temps où ils le devaient brûler, nous raconta toutes ces circonstances dont il fut témoin. La curiosité attirait autour de lui tous les habitants de Montréal, et la simple exposition de ce qu'il avait vu tirait des larmes de tout le monde. On ne pouvait se lasser d'entendre parler d'un courage qui tenait du prodige.
Quand les Iroquois se sont divertis longtemps à brûler peu à peu leurs captifs, ils leur cernent la tête, ils leur enlèvent la chevelure, ils leur jettent sur la tête de la cendre chaude, et ils les détachent du poteau ; après quoi, ils prennent un nouveau plaisir à les faire courir, à les poursuivre avec des huées horribles, et à les assommer à coups de pierres. Ils en usèrent de la même sorte à l'égard de
Une troisième victime de la mission du Sault fut sacrifiée l'année suivante à la fureur des Iroquois. Son sexe sa grande jeunesse, et l'excès des tourments qu'on lui fit souffrir, rendent sa constance mémorable. On la nommait Marguerite Garangoüas : elle n'avait que vingt-quatre ans, elle était d'Onnontagué, et elle avait reçu le baptême à l'âge de treize ans. Elle se maria peu après, et Dieu bénit son mariage en lui accordant quatre
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enfants qu'elle élevait avec grand soin dans la piété. Le plus jeune était encore à la mamelle, et elle le portait entre ses bras lorsqu'elle fut surprise.
Ce fut vers l'automne de l'année 1693, qu'étant allée visiter son champ à un quart de lieue du fort, elle tomba entre les mains de deux sauvages d'Onnontagué : ils étaient de son pays et il est même probable qu'ils étaient de ses parents. La joie qu'on avait eue à Onnontagué de la prise des deux premiers chrétiens du Sault, fit juger à ces sauvages que cette nouvelle captive leur attirerait de grands applaudissements. Ils la menèrent donc en diligence à Onnontagué.
Au premier bruit de son arrivée, tous les sauvages sortirent du village, et allèrent attendre la captive sur une éminence où elle devait passer. Une fureur nouvelle s'était emparée de tous les esprits. Dès que Marguerite parut, elle fut reçue avec des cris affreux, et elle ne fut pas plus tôt sur l'éminence, qu'elle se vit investie de tous ces barbares, au nombre de plus de quatre cents. On lui arracha d'abord son enfant, on la dépouilla de ses habits, ensuite tous se jetèrent sur elle pêle-mêle, et ils l'ensanglantèrent à coups de couteaux. Tout son corps était devenu une seule plaie. Un de nos Français, qui fut témoin d'un si effroyable spectacle, attribuait à une espèce de miracle qu'elle n'ait pas expiré sur l'heure. Marguerite l'aperçut, et le nommant par son nom : « Hé bien ! lui dit-elle, vous voyez quel est mon sort ; il n'y a plus que quelques instants de vie pour moi. Dieu en soit béni ! Je n'appréhende point la mort, quelque cruelle que soit celle qu'on me prépare : mes péchés en méritent davantage ; priez le Seigneur qu'il me les pardonne, et qu'il me donne la force de souffrir. » Elle parlait à haute voix et dans la langue. On ne pouvait assez s'étonner que, dans le triste état où elle était réduite, elle eût encore l'esprit si présent.
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On la conduisit pour peu de temps dans la cabane d'une Française, habitante de Montréal, qui était aussi en captivité. La Française prit ce temps-là pour encourager Marguerite, et pour l'exhorter à souffrir avec constance un tourment passager, en vue des récompenses éternelles dont il serait suivi. Marguerite la remercia des conseils charitables qu'elle lui donnait, et elle lui répéta ce qu'elle avait déjà dit : qu'elle n'avait nulle appréhension de la mort, et qu'elle l'acceptait de bon coeur. Elle ajouta même que, depuis son baptême, elle avait demandé à Dieu la grâce de souffrir pour son amour, et que voyant son corps tout déchiré, elle :ne pouvait douter que Dieu n'eût exaucé sa prière ; qu'elle mourait contente, et qu'elle ne souhaitait aucun mal à ses parents ni à ses compatriotes qui devenaient ses bourreaux ; qu'au contraire elle priait Dieu de leur pardonner leur crime et de leur faire la grâce de se convertir à la foi. C'est une chose remarquable que les trois néophytes dont je parle aient prié à la mort pour le salut de ceux qui les traitaient si cruellement ; c'est une preuve bien sensible de la charité qui règne dans la mission du Sault. Les deux captives s'entretenaient encore des vérités éternelles et du bonheur des saints dans le ciel, lorsqu'une troupe de sauvages vint chercher Marguerite, pour la conduire au lieu où elle devait être brûlée. Ils n'eurent nul égard ni à sa jeunesse, ni à son sexe, ni à sa patrie, ni à l'avantage qu'elle avait d'être la fille d'un des plus distingués du village, qui était même comme le chef et au nom duquel se faisaient toutes les affaires de la nation. Tout cela aurait infailliblement sauvé la vie à toute autre qu'à une chrétienne de la mission du Sault.
Marguerite fut donc liée au poteau, et on lui brûla tout le corps avec une cruauté qu'il n'est pas aisé de décrire. Elle souffrait ce long et rigoureux supplice sans donner aucun signe de douleur. On l'entendait invoquer
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les saints noms de Jésus, de Marie et de Joseph et les prier de la soutenir dans ce rude combat, jusqu'à ce que son sacrifice fût consommé. Elle demandait aussi de temps en temps un peu d'eau ; mais après quelques réflexions, elle pria qu'on lui en refusât, quand même elle en demanderait : « Mon Sauveur, dit-elle, eut soif en mourant pour moi sur la croix, n'est-il pas juste que je souffre la même incommodité ? » Les Iroquois la tourmentèrent depuis midi jusqu'au soleil couché. Dans l'impatience où ils étaient de lui voir rendre le dernier soupir, avant que la nuit les forçât de se retirer, ils la détachèrent du poteau, ils lui arrachèrent la chevelure, ils lui couvrirent la tête de cendre chaude, ils lui ordonnèrent de courir. Elle, au contraire, se mit à genoux en levant les yeux et les mains au ciel, elle recommanda son âme au Seigneur. Ces barbares lui déchargèrent sur la tête plusieurs coups de, bâton, sans qu'elle discontinuât de prier. Enfin l'un d'eux s'écriant ; « Est-ce que ce chien de chrétien ne peut mourir », prit un couteau tout neuf, et le lui enfonça dans le bas-ventre. Le couteau, quoique poussé avec roideur, se brisa, au grand étonnement des sauvages, et les morceaux tombèrent à ses pieds. Un autre prit le poteau même où elle avait été attachée, et lui en frappa violemment la tête. Comme elle donnait encore quelques signes de vie, ils mirent le feu à un tas de bois sec qui était dans la place, et ils y jetèrent son corps qui fut bientôt consumé. C'est de là que Marguerite alla sans doute recevoir au ciel la récompense que méritait une sainte vie terminée par une mort si précieuse.
Il était naturel qu'on accordât la vie à son fils ; mais un Iroquois à qui il avait été donné, voulut se venger sur lui de l'affront qu'il croyait avoir reçu des Français. On fut surpris, trois jours après la mort de Marguerite, d'entendre au commencement de la nuit un cri de mort. A ce
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cri, tous les sauvages sortirent de leurs cabanes pour se rendre au lieu d'où il partait. L'habitante de Montréal dont j'ai parlé, y courut avec les autres. Là se trouva un feu allumé, et l'enfant prêt à y être jeté. Les sauvages ne purent s'empêcher d'être attendris à ce spectacle ; mais ils le furent bien davantage lorsque cet enfant, qui n'avait qu'un an, levant ses petites mains vers le ciel avec un doux sourire, appela par trois fois sa mère, témoignant par son geste qu'il voulait l'embrasser. L'habitante de Montréal ne douta point que sa mère ne lui eût apparu : il est du moins probable qu'elle avait demandé à Dieu que son fils lui fût réuni au plus tôt afin de le préserver d'une éducation licencieuse qui l'aurait tout à fait éloigné du christianisme. Quoi qu'il en soit, l'enfant ne fut pas abandonné aux flammes ; un des plus considérables du pays l'en délivra, mais ce fut pour le faire mourir d'une mort qui n'était guère moins cruelle : il le prit par les pieds, et l'élevant en l'air, il lui fracassa la tête contre une pierre.
Je ne puis m'empêcher, mon Révérend Père, de vous parler encore d'un quatrième néophyte de cette mission, lequel, bien qu'il ait échappé au feu qui lui était préparé, a eu pourtant le bonheur de donner sa vie pour ne pas s'exposer au danger de perdre sa foi. C'était un jeune Agnié, nommé Haonhouentsioutaouet. Il fut pris par un parti d'Agniés qui le menèrent esclave dans leur pays. Comme il avait beaucoup de parents, on lui accorda la vie et on le donna à ceux de sa cabane. Ceux-ci le sollicitèrent fortement de vivre, selon les coutumes de sa nation, c'est-à-dire de se livrer à tous les désordres d'une vie licencieuse. Etienne, loin de les écouter, leur opposait les vérités du salut, qu'il leur expliquait avec beaucoup de force et d'onction, et il les exhortait sans cesse à venir avec lui à la mission du Sault pour y embrasser le christianisme. Il parlait à des gens nés et élevés dans
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le vice, dont ils s'étaient fait une trop douce habitude pour se résoudre à le quitter. Ainsi les exemples et les exhortations du néophyte ne servirent qu'à les rendre plus coupables devant Dieu.
Comme il s'aperçut que son séjour à Agnié n'était d'aucune utilité pour ses parents, et qu'il devenait même dangereux pour son salut, il prit la résolution de retourner au Sault ; il s'en ouvrit à ses proches, lesquels y consentirent d'autant plus volontiers, qu'ils se voyaient délivrés par là d'un censeur importun, qui reprenait continuellement les vices de sa nation. Il quitta donc une seconde fois son pays et sa famille pour conserver sa foi qui lui était plus chère que tout le reste.
A peine était-il en chemin, que le bruit de son départ se répandit dans toutes les cabanes. On en parla surtout dans une, où de jeunes ivrognes faisaient actuellement la débauche : ils s'échauffèrent contre Etienne, et après bien des invectives, ils conclurent qu'il ne fallait pas souffrir qu'on préférât ainsi le village des chrétiens à leur pays, que c'était un affront qui rejaillissait sur toute la nation, qu'ils devaient contraindre ce chien de chrétien de revenir au village, ou lui casser la tête, afin d'intimider ceux qui seraient tentés de suivre son exemple.
Aussitôt trois d'entre eux s'armèrent de leurs haches, et coururent après Etienne ils l'eurent bientôt atteint, et, l'abordant la hache levée : « Retourne sur tes pas, lui dirent-ils brusquement, et suis-nous ; tu es mort si tu résistes, nous avons ordre des anciens de te casser la tête. » Etienne leur répondit, avec sa douceur ordinaire, qu'ils étaient maîtres de sa vie, mais qu'il aimait mieux la perdre que de risquer sa foi et son salut dans leur village ; qu'il allait à la mission du Sault, et que c'était là qu'il était résolu de vivre et de mourir.
Comme il vit qu'après cette déclaration si précise de
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ses sentiments, ces brutaux se mettaient en devoir de le tuer, il les pria de lui accorder quelques instants pour prier Dieu ; ils eurent cette condescendance, tout ivres qu'ils étaient, et Etienne s'étant mis à genoux, fit tranquillement sa prière, où il remercia Dieu de la grâce qu'il lui faisait de mourir chrétien. Il pria pour ses parents infidèles et, en particulier, pour ses bourreaux qui, dans le moment, levèrent leurs haches et lui fendirent la tête.
Nous apprîmes une mort si généreuse et si chrétienne par quelques Agniés qui vinrent dans la suite fixer leur demeure à la mission du Sault.
Je serais infini, mon Révérend Père, si je vous parlais encore de plusieurs néophytes dont la vertu et la foi ont été pareillement éprouvées : ce que j'ai l'honneur de vous écrire suffit pour vous donner une idée de la ferveur qui règne dans la mission de Saint-
J'espère, mon Révérend Père, que votre zèle vous portera à prier souvent le Dieu des miséricordes pour ces nouveaux fidèles afin qu'il les conserve dans cet état de ferveur où il les a mis par sa grâce.
Je suis avec bien du respect, etc.
CROLENEC, S. J.
Le 10 février 1693.
MES RÉVÉRENDS PÈRES,
P [ax] C [hristi].
Je ne sais si nous devons nous affliger de la mort de notre cher compagnon, le Père Jean de Brito, et pleurer la perte que cette chrétienté vient de faire d'un pasteur plein de zèle et d'un missionnaire infatigable, ou si nous devons nous réjouir des avantages que cette Église naissante retire de la mort d'un généreux confesseur de Jésus-Christ, qu'elle vient de donner au ciel. Car s'il est vrai, comme dit un Père, que le sang des martyrs est une semence féconde de nouveaux chrétiens, n'avons-nous pas lieu d'espérer que cette chrétienté va fructifier au centuple et s'étendre dans tous ces vastes pays de l'Orient ?
Permettez-moi donc, mes révérends Pères, de vous inviter à remercier Dieu avec moi d'avoir donné des martyrs à cette Église et d'avoir fait la grâce à un de nos frères de répandre son sang pour la religion de
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Jésus-Christ. Cette faveur nous doit être beaucoup plus précieuse que les plus grands succès du monde. Quel bonheur pour nous, si nous étions destinés nous-mêmes à une semblable mort ! Tâchons de ne nous pas en rendre indignes par nos infidélités: ranimons notre zèle, travaillons avec plus de courage et plus de ferveur que jamais au salut de ces infidèles rachetés par le sang du Sauveur, et regardons le martyre de notre saint compagnon comme une vive exhortation que Dieu nous fait de nous préparer et de nous tenir prêts pour recevoir peut-être la même grâce.
Vous savez qu'il y a environ six ans que Ranganadadeven, prince de Maravas, après avoir fait souffrir de très cruels tourments au Père Jean deBrito, lui défendit, sous peine de la vie, de demeurer et de prêcher l'Évangile dans ses Etats. Il le menaça même de le faire écarteler s'il n'obéissait à ses ordres. Le serviteur de Dieu, qui était alors supérieur de la mission, pour ne pas irriter ce prince infidèle, se retira sur-le-champ de Maravas, dans le dessein pourtant d'y revenir bientôt ; car il ne pourrait se résoudre d'abandonner entièrement une nombreuse chrétienté qu'il avait établie avec des soins et des fatigues incroyables ; et bien loin de craindre les menaces qu'on lui faisait, il regardait comme le plus grand bonheur qui lui pût arriver l'honneur de mourir pour la défense de la foi. Mais Dieu se contenta alors de sa bonne volonté. Comme il était sur le point de retourner au Maravas, nos supérieurs l'envoyèrent en Europe en qualité de procureur général de cette province. Il obéit, et arriva à Lisbonne sur la fin de l'année 1687.
Le roi de Portugal, dont il était connu et auprès duquel il avait eu l'honneur d'être élevé, marqua beaucoup de joie de son retour et voulut le retenir à la cour pour des emplois importants. Mais le saint homme, qui ne respirait que la conversion des infidèles, s'en excusa
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fortement. « Votre Majesté, dit-il au roi avec respect, a dans ses Etats une infinité de personnes capables des emplois dont elle veut m'honorer, mais la mission de Maduré a très peu d'ouvriers, et quand il s'en présenterait un grand nombre pour cultiver ce vaste champ, j'ai l'avantage par-dessus ceux qui s'y consacreraient de savoir déjà la langue du pays, de connaître les murs et les lois de ces peuples, et d'être accoutumé à leur manière de vie, qui est fort extraordinaire. »
Le père de Brito ayant ainsi évité le danger où il était de demeurer à la cour de Portugal et ayant terminé les affaires dont il était chargé, ne pensa plus qu'à partir de Lisbonne et qu'à retourner aux Indes. Dès qu'il fut arrivé à Goa, il prit des mesures pour revenir dans cette mission, dont on l'avait nommé visiteur. Comme il brûlait du zèle de la maison de Dieu, il ne. se donna pas le temps de se délasser des fatigues d'un si long voyage ni de se remettre d'une dangereuse maladie qu'il avait eue sur le vaisseau. Tout son soin fut de remplir les devoirs de la nouvelle charge qu'on venait de lui confier. Il commença par visiter toutes les maisons que nous avons dans le Maduré, ensuite il se rendit auprès des Maravas, ses chers enfants en Jésus-Christ, qui faisaient toutes ses délices. Il y a, comme vous savez, plusieurs églises répandues dans les forêts de ce pays ; il les parcourut toutes avec un zèle infatigable et avec de grandes incommodités. Les prêtres des Gentils se déchaînèrent contre lui, et leur haine alla si loin qu'il était chaque jour en danger de perdre la vie et qu'il ne pouvait demeurer deux jours de suite dans le même lieu sans courir de grands risques. Mais Dieu le soutenait dans ces dangers et dans ces fatigues par les grandes bénédictions qu'il daignait répandre sur ses travaux apostoliques.
Dans l'espace de quinze mois qu'il a demeuré dans le Maravas depuis son retour d'Europe jusqu'à sa mort, il
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a eu la consolation de baptiser huit mille catéchumènes et de convertir un des principaux seigneurs du pays c'est le prince Teriadeven, à qui devrait appartenir la principauté de Maravas ; mais ses ancêtres en ont été dépouillés par la famille de Ranganadadeven, qui y règne à présent. Comme la naissance et le mérite de Teriadeven le font considérer et aimer de tous ceux de sa nation, sa conversion fit beaucoup de bruit et fut l'occasion de la mort du Père de Brito. Ce prince était attaqué d'une maladie que les médecins du pays jugeaient mortelle. Réduit à la dernière extrémité, sans espérance de recevoir aucun soulagement de ses faux dieux, il résolut d'employer le secours du Dieu des chrétiens : à ce dessein, il fit plusieurs fois prier le père de le venir voir, ou du moins de lui envoyer un catéchiste pour lui enseigner la doctrine de l'Évangile, en la vertu duquel il avait mis, disait-il, toute sa confiance. Le Père ne différa pas à lui accorder ce qu'il demandait. Un catéchiste alla trouver le malade, récita sur lui le saint Evangile et au même instant la malade se trouva parfaitement guéri.
Un miracle si évident augmenta le désir que Teriadeven avait depuis longtemps de voir le prédicateur d'une loi si sainte et si merveilleuse : il eut bientôt cette satisfaction, car le Père, ne doutant plus de la sincérité des intentions de ce prince, contre lequel il avait été en garde jusqu'alors, se transporta dans les terres de son gouvernement, et comme ce lieu n'était point encore suspect aux prêtres des idoles, il y demeura quelques jours pour célébrer la fête des Rois. Cette solennité se passa avec une dévotion extraordinaire de la part des chrétiens et avec un si grand succès que le Père de Brito baptisa ce jour-là de sa propre main deux cents catéchumènes. Les paroles vives et animées du serviteur de Dieu, son zèle, la joie que faisaient paraître les nouveaux chrétiens, la majesté des cérémonies de l'Eglise et surtout la grâce de Jésus-Christ, qui
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voulut se servir de cette favorable conjoncture pour la conversion de Teriadeven, pénétrèrent si vivement le coeur de ce prince qu'il demanda sur-le-champ le saint baptême. « Vous ne savez pas encore, lui dit le Père, quelle est la pureté de vie qu'il faut garder dans la profession du christianisme. Je me rendrais coupable devant Dieu si je vous accordais la grâce du baptême avant que de vous avoir instruit et disposé à recevoir ce sacrement. »
Le Père lui expliqua ensuite ce que l'Evangile prescrit touchant le mariage.
Ce point était surtout nécessaire, parce que Teriadeven avait actuellement cinq femmes et un grand nombre de concubines.
Le discours du missionnaire, bien loin de rebuter le nouveau catéchumène, ne servit qu'à l'animer et qu'à faire paraître sa ferveur et son empressement pour le baptême. « Cet obstacle sera bientôt levé, dit-il au Père, et vous aurez sujet d'être content de moi. » Au même instant, il retourne à son palais, appelle toutes ses femmes, et après leur avoir parlé de la guérison miraculeuse qu'il avait reçue du vrai Dieu par la vertu du saint Evangile, il leur déclara qu'il était résolu d'employer le reste de sa vie au service d'un si puissant et si bon maître; que ce souverain Seigneur défendait d'avoir plus d'une femme; qu'il voulait lui obéir et n'en avoir dorénavant qu'une seule. Il ajouta, pour consoler celles auxquelles il renonçait, qu'il aurait soin d'elles, que rien ne leur manquerait et qu'il les considérerait toujours comme ses propres soeurs.
Un discours si peu attendu jeta ces femmes dans une terrible consternation. La plus jeune fut la plus vivement touchée. Elle n'épargna d'abord ni prières ni larmes pour gagner. son mari et pour lui faire changer de résolution ; mais voyant que ses efforts étaient inutiles, elle ne garda plus de mesure et résolut de venger sur le Père
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de Brito et sur les chrétiens l'injustice qu'elle se persuada qu'on lui faisait. Elle était nièce de Ranganadadeven, prince souverain de Maravas, dont j'ai déjà parlé. Elle le va trouver pour se plaindre de la légèreté de son époux. Elle pleure, elle gémit ; elle représente le triste état où elle était réduite et implore l'autorité de la justice de son oncle. Elle lui dit que la résolution de Teriadeven ne venait que de ce qu'il s'était abandonné à la conduite du plus détestable magicien qui fût dans l'Orient ; que cet homme avait ensorcelé son mari, et qu'il lui avait persuadé de la répudier honteusement et toutes ses autres femmes, à la réserve d'une seule. Mais afin de venir plus heureusement à bout de son dessein, elle parla d'une manière encore plus vive et plus pressante aux prêtres des idoles, qui cherchaient depuis longtemps une occasion favorable pour éclater contre les ministres de l'Évangile.
Il y avait parmi eux un brame nommé Pompavanan, fameux par ses impostures et par la haine irréconciliable qu'il portait aux missionnaires et surtout au Père de Brito. Ce méchant homme, ravi de trouver une si belle occasion de se venger de celui qui détruisait l'honneur de ses idoles, qui lui enlevait ses disciples et qui par là le réduisait, avec toute sa famille, èune extrême pauvreté, assemble les autres brames et délibère avec eux sur les moyens de perdre le saint missionnaire et de ruiner sa nouvelle Eglise. Il furent tous d'avis d'aller ensemble parler au prince. Le brame Pompavanan se mit à leur tête et porta la parole. Il commença par se plaindre qu'on n'avait plus de respect pour les dieux ; que plusieurs idoles étaient renversées et la plupart des temples abandonnés ; qu'on ne faisait plus de sacrifice ni de fêtes et que tout le peuple suivait l'infâme secte des Européens; que ne pouvant souffrir plus longtemps les outrages qu'on faisait à leurs dieux, ils allaient tous se retirer
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dans les royaumes voisins, parce qu'ils ne voulaient pas être spectateurs de la vengeance que ces mêmes dieux irrités étaient prêts de prendre et de leurs déserteurs et de ceux qui, devant punir ces crimes énormes, les toléraient avec tant de scandale.
Il n'en fallait pas tant pour animer Ranganadadeven, qui était déjà prévenu, contre le Père de Brito, et vivement pressé par les plaintes et les larmes de sa nièce, et qui d'ailleurs n'avait pas, à ce qu'il croyait, sujet d'aimer le prince Teriadeven. Il ordonna sur-le-champ qu'on allât piller toutes les missions des chrétiens qui se trouvaient sur ses terres ; qu'on fît payer une grosse amende à ceux qui demeureraient fermes dans leur créance, et surtout qu'on brûlât toutes les églises. Cet ordre rigoureux s'exécute avec tant d'exactitude qu'un très grand nombre de familles chrétiennes furent entièrement ruinées parce qu'elles aimèrent mieux perdre tous leurs biens que de renoncer à la foi. La manière dont on en usa avec le Père de Brito fut encore plus violente. Ranganadadeven, qui le regardait comme l'auteur de tous ces désordres prétendus, commanda expressément qu'on s'en saisit et qu'on le lui amenât. Ce barbare prétendait, par la rigueur avec laquelle il le traiterait, intimider les chrétiens et les faire changer de résolution.
Ce jour-là, qui était le huitième de janvier de cette année 1693, le saint missionnaire avait administré les sacrements à un grand nombre de fidèles, et soit qu'il se doutât de ce qu'on tramait contre lui, soit qu'il en eût une connaissance certaine par quelque voie que nous ne savons pas, il conseilla plusieurs fois aux chrétiens assemblés de se retirer pour éviter la sanglante persécution dont ils étaient menacés. Quelques heures après, on lui vint dire qu'une troupe de soldats s'avançait pour s'assurer de sa personne : il alla au-devant d'eux avec un visage riant et sans faire paraître le moindre trouble ;
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mais ces impies ne l'eurent pas plus tôt aperçu qu'ils se jetèrent sur lui impitoyablement et le renversèrent par terre à force de coups. Ils ne traitèrent pas mieux un brave chrétien, nommé Jean, qui l'accompagnait ; ils lièrent étroitement ces deux confesseurs de Jésus-Christ, qui étaient bien plus touchés des blasphèmes qu'ils entendaient prononcer contre Dieu que de ce qu'on leur faisait souffrir. Deux jeunes enfants chrétiens, qui avaient suivi le Père de Brito, et dont le plus âgé n'avait pas encore quatorze ans, bien loin d'être ébranlés par les cruautés qu'on exerçait sur lui et par les opprobres dont on le chargeait, en furent si animés et si affermis dans leur foi, qu'ils coururent avec une ferveur incroyable embrasser le saint homme dans les chaînes et ne voulurent plus le quitter. Les soldats, voyant que les menaces et les coups ne servaient à rien pour les éloigner, garrottèrent aussi ces deux innocentes victimes et les joignirent ainsi à leur Père et à leur pasteur.
On les fit marcher tous quatre en cet état; mais le Père de Brito, qui était d'une complexion délicate, et dont les forces étaient épuisées par de longs et pénibles travaux et par la vie pénitente qu'il avait menée dans le Maduré depuis plus de vingt ans, se sentit alors extrêmement affaibli. Tout son courage ne put le soutenir que peu de temps. Bientôt il fut si las et si accablé qu'il tombait presque à chaque pas. Les gardes, qui voulaient faire diligence, le pressaient à force de coups de se relever et le faisaient marcher, quoiqu'ils vissent ses pieds tout sanglants et horriblement enflés.
En cet état, qui lui rappelait celui où se trouva son divin Maître allant au Calvaire, on arriva à un gros village nommé Anoumandancouri, où les confesseurs de Jésus-Christ reçurent de nouveaux outrages : car pour faire plaisir au peuple accouru en foule de toutes parts à ce nouveau spectacle, on les plaça dans un char élevé
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sur lequel les brames ont coutume de porter par les rues leurs idoles comme en triomphe, et on les y laissa un jour et demi exposés à la risée du public. Ils eurent là beaucoup à souffrir, soit de la faim et de la soif, soit de la pesanteur des grosses chaînes de fer dont on les avait chargés.
Après avoir ainsi contenté la curiosité et la fureur de ce peuple assemblé, on leur fit continuer leur route vers Ramanadabouram, où le prince de Maravas tient sa cour. Avant que d'y arriver, ils furent joints par un autre confesseur de Jésus-Christ : c'était le catéchiste Montapen, qui avait été pris à Candaramanicom, où le Père l'avait envoyé pour prendre soin d'une église qu'il y avait fondée. Les soldats, après s'en être saisis, brûlèrent l'église, abattirent les maisons des chrétiens, selon l'ordre qu'ils en avaient reçu, et conduisirent ce catéchiste étroitement lié à la ville de Ramanadabouram. Cette rencontre donna de la joie à tous les serviteurs de Dieu, et le Père de Brito se servit de cette occasion pour les animer à persévérer avec ferveur dans la confession de la foi de Jésus-Christ. Ranganadadeven, qui était à quelques lieues de sa ville capitale lorsque ces glorieux confesseurs y arrivèrent, ordonna qu'on les mît en prison et qu'on les gardât à vue jusqu'à son retour.
Cependant le prince Teriadeven, ce zélé catéchumène qui était l'occasion innocente de toute la persécution, s'était rendu à la cour pour y procurer la grâce de celui à qui il croyait être redevable de la vie du corps et de l'âme. Ayant appris la cruauté avec laquelle on avait traité le serviteur de Dieu pendant tout le chemin, il pria les gardes d'avoir plus de ménagement pour un prisonnier qu'il considérait. On eut d'abord quelque égard à la recommandation du prince ; on ne traita plus le Père avec la même rigueur, mais il ne laissa pas de souffrir beaucoup et de passer même quelques jours sans
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prendre d'autre nourriture qu'un peu de lait qu'on lui donnait une fois par jour.
Pendant ce temps-là, les prêtres des idoles firent de nouveaux efforts pour, obliger le prince de Maravas à faire mourir les confesseurs de Jésus-Christ. Ils se présentèrent en foule au palais, vomissant des blasphèmes exécrables contre la religion chrétienne et chargeant le Père de plusieurs crimes énormes. Ils demandèrent au prince, avec de grands empressements, qu'on le fît pendre dans la place publique afin que personne n'eût la hardiesse de suivre la loi qu'il enseignait. Le généreux Teriadeven, qui était auprès du prince de Maravas lorsqu'on lui présenta cette injuste requête, en fut outré et s'emporta vivement contre les prêtres des idoles qui en sollicitaient l'exécution. Il s'adressa ensuite à Ranganadadeven et le pria de faire venir en sa présence les brames les plus habiles pour les faire disputer avec le nouveau docteur de la loi du vrai Dieu, ajoutant que ce serait un moyen sûr et facile de découvrir la vérité.
Le prince se choqua de Teriadeven. Il lui reprocha en colère qu'il soutenait le parti infâme d'un docteur d'une loi étrangère et lui commanda d'adorer sur-le-champ quelques idoles qui étaient dans la salle. « A Dieu ne plaise, répliqua le généreux catéchumène, que je commette une telle impiété ! Il n'y a pas longtemps que j'ai été miraculeusement guéri d'une maladie mortelle par la vertu du saint Evangile : comment, après cela, oserai-je y renoncer pour adorer les idoles et perdre en même temps la vie de l'âme et du corps ? »
Ces paroles ne firent qu'augmenter la fureur du prince ; mais, pour des raisons d'État, il ne jugea pas à propos de la faire éclater. Il s'adressa à un jeune seigneur qu'il aimait, nommé Pouvaroudeven, et lui fit le même commandement. Celui-ci, qui avait été aussi guéri par le baptême, quelque temps auparavant, d'une très fâcheuse incommodité dont il avait été affligé durant neuf ans, balança d'abord ; mais la crainte de déplaire au roi, qu'il voyait furieusement irrité, le porta à lui obéir aveuglément. Il n'eut pas plus tôt offert son sacrifice qu'il se sentit attaqué de son premier mal, mais avec tant de violence qu'il se vit en peu de, temps réduit à la dernière extrémité. Un châtiment si prompt et si terrible le fit rentrer en lui-même ; il eut recours à Dieu, qu'il venait d'abandonner avec tant de lâcheté. Il pria qu'on lui apportât un crucifix ; il se jeta à ses pieds, il demanda très humblement pardon du crime qu'il venait de commettre et conjura le Seigneur d'avoir pitié de son âme en même temps qu'il aurait compassion de son corps. A peine eut-il achevé sa prière qu'il se sentit exaucé; son mal cessa tout de nouveau, et il ne douta point que celui qui lui accordait avec tant de bonté la santé du corps ne lui fît aussi miséricorde et ne lui pardonnât sa chute.
Tandis que Pouvaroudeven sacrifiait aux idoles, le prince de Maravas s'adressa une seconde fois à Teriadeven et lui ordonna avec menaces de suivre l'exemple de ce seigneur ; mais Teriadeven lui répartit généreusement qu'il aimerait mieux mourir que de commettre une si grande impiété, et pour lui ôter toute espérance de le gagner, il s'étendit sur la vertu du saint Évangile et sur les louanges de la religion chrétienne. Le prince, outré d'une réponse si ferme, l'interrompit et lui dit d'un ton moqueur : « Eh bien ! tu vas voir quelle est la puissance du Dieu que tu adores et quelle est la vertu de la loi que ton infâme docteur t'a enseignée. Je prétends que dans trois jours ce scélérat expire par la seule force de nos dieux, sans même qu'on touche à sa personne. »
A peine eut-il dit ces paroles qu'il commanda que l'on fît, à l'honneur des pagodes, le sacrifice qu'ils appellent patiragalipouci : c'est une espèce de sortilège auquel ces infidèles attribuent une si grande force qu'ils assurent
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qu'on n'y peut résister et qu'il faut absolument que celui contre lequel on fait ce sacrifice périsse. De là vient qu'ils le nomment aussi quelquefois santourovesangaram, c'est-à-dire destruction totale de l'ennemi. Ce prince idolâtre employa trois jours entiers dans ces exercices diaboliques, faisant plusieurs sortes de sacrifices pour ne pas manquer son coup. Quelques Gentils qui étaient présents, et qui avaient quelquefois entendu les exhortations du confesseur de Jésus-Christ, avaient beau lui représenter que toutes ses peines seraient inutiles, que tous les maléfices n'auraient aucune vertu contre un homme qui se moquait de leurs dieux ; ces discours irritèrent furieusement ce prince ; et comme le premier sortilège n'avait eu aucun effet, il crut avoir manqué à quelque circonstance, ainsi il recommença par trois fois le même sacrifice sans pouvoir réussir.
Quelques-uns des principaux ministres des faux dieux, voulant le tirer de l'embarras et de l'extrême confusion où il était, lui demandèrent permission de faire une autre sorte de sacrifice contre lequel, selon eux, il n'y avait point de ressource : ce sortilège est le salpechiam, qui a, disent-ils, une vertu si infaillible, qu'il n'y a nulle puissance, soit divine, soit humaine, qui en puisse éluder la force; ainsi ils assuraient que le prédicateur mourrait immanquablement le cinquième jour. Des assurances si positives calmèrent un peu Ranganadadeven, dans le désespoir où il était de se voir confondu, aussi bien que tous ses dieux, par un seul homme qu'il tenait dans les fers et qu'il méprisait.
Mais ce fut pour lui et pour les prêtres des idoles une nouvelle confusion lorsque, les cinq jours du salpechiam étant expirés, le saint homme,qui devait être entièrement détruit, n'avait pas même perdu un seul de ses cheveux.
Les brames dirent au tyran que ce docteur de la
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nouvelle loi était un des plus grands magiciens qui fût au monde et qu'il n'avait résisté à la vertu de tous leurs sacrifices que par la force de ses enchantements. Ranganadadeven prit aisément ces impressions ; il fit venir devant lui le Père de Brito et lui demanda en lui montrant son bréviaire, qu'on lui avait ôté lorsqu'on le fit prisonnier, si ce n'était point de çe livre qu'il tirait cette vertu qui avait rendu jusqu'alors tous leurs enchantements inutiles. Comme le saint homme lui eut répondu ?qu'il n'en fallait pas douter : « Hé bien ! dit le tyran, je veux voir si ce livre te rendra aussi impénétrable à nos mousquets. » En même temps il ordonna qu'on lui attachât le bréviaire au col et qu'on le fît passer par les armes. Déjà les soldats étaient prêts à faire leurs décharges lorsque Teriadeven, avec un courage héroïque, se récria publiquement contre un ordre si tyrannique, et se jetant parmi les soldats, il protesta qu'il voulait lui-même mourir si l'on ôtait la vie à son cher maître. Ranganadadeven, qui s'aperçut de quelque émotion parmi les troupes, eut peur d'une révolte, parce qu'il ne doutait pas que Teriadeven ne trouvât encore plusieurs partisans qui ne souffriraient pas qu'on insultât impunément ce prince. Ces considérations arrêtèrent l'emportement de Ranganadadeven ; il fit même semblant de révoquer l'ordre qu'il avait donné et commanda qu'on remît en prison le confesseur de Jésus-Christ.
Cependant dès ce jour-là même il prononça la sentence de mort contre lui, et afin qu'elle fût exécutée sans obstacle, il fit partir le Père secrètement, sous une bonne garde, avec ordre de le mener à Ouriardeven, son frère, chef d'une peuplade située à deux journées de la cour, pour le faire mourir sans délai. Quand on signifia cet arrêt au serviteur de Dieu, la joie de se trouver si près de ce qu'il souhaitait avec tant d'ardeur fut un peu modérée par la peine de quitter ses chers enfants en
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Jésus-Christ qui étaient en prison avec lui. Cette séparation fut si sensible qu'il ne put retenir ses larmes en leur disant adieu. Il les embrassa tendrement tous quatre l'un après l'autre et les anima chacun en particulier à la constance par des motifs pressants et conformes à la portée de leur esprit et à l'état où ils étaient. Ensuite, leur parlant à tous ensemble, il leur fit un discours touchant et pathétique pour les exhorter à demeurer fermes dans la confession de leur foi et à donner généreusement leur vie pour le véritable Dieu, de qui ils l'avaient reçue.
Les Gentils qui étaient présents en furent attendris jusqu'aux larmes et ne pouvaient assez s'étonner de la tendresse que le serviteur de Dieu faisait paraître pour ses disciples pendant qu'il paraissait comme insensible aux approches de la mort qu'il allait souffrir; ils n'étaient pas moins surpris de la sainte résolution des quatre autres confesseurs de Jésus-Christ, qui montraient tant d'impatience de répandre leur sang pour l'amour de leur Sauveur. Ainsi le Père sortit de la prison de Ramanadabouram suivi des voeux de ses disciples, qui demandaient avec instance de le suivre et de mourir pour lui.
Il partit sur le soir avec les gardes qu'on lui donna ; mais son épuisement était plus grand encore qu'au voyage précédent, ce ne fut qu'avec des peines incroyables qu'il arriva au lieu de son martyre. On ne sait si ce fut la crainte de le voir expirer avant son supplice qui fit qu'on le mît d'abord à cheval ; mais on l'en descendit bientôt après. Il marchait, nu-pieds, et ses chutes fréquentes lui déchirèrent tellement les jambes, qu'il avait fort enflées, qu'on eût pu suivre ses pas à la trace de son sang. Il faisait effort cependant pour avancer jusqu'à ce que ses gardes, voyant qu'il ne pouvait plus du tout se soutenir, se mirent à le traîner impitoyablement le long du chemin.
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Outre ces fatigues horribles et ce traitement plein de cruauté, on ne lui donna pour toute nourriture pendant le voyage, qui fut de trois jours, qu'une petite mesure de lait; de sorte que les païens même s'étonnèrent qu'il eût pu se soutenir jusqu'au terme du voyage, et que les chrétiens attribuèrent la chose à une faveur particulière de Dieu.
Ce fut en ce pitoyable état que cet homme vraiment apostolique arriva le 31 de janvier à Oréjour, où devait s'accomplir son martyre. Oréjour est une grande bourgade située sur le bord de la rivière de Pambaron, aux confins de la principauté de Maravas et du royaume de Tanjaour. Dès que Ouriardeven, frère du cruel Ranganadadeven et encore plus inhumain que lui, eut appris l'arrivée du serviteur de Dieu, il ordonna qu'on le lui amenât. Ce barbare lui fit d'abord un accueil assez favorable. Il était depuis quelques années devenu aveugle et paralytique des pieds et des mains, et comme il avait souvent ouï parler des merveilles que Dieu opérait par le saint Evangile, il conçut quelque espérance que le docteur de la nouvelle loi, étant dans son pouvoir, ne lui refuserait pas une grâce que tant d'autres avaient reçue ; c'est pourquoi, après lui avoir marqué assez de douceur dans cette première audience, où l'on ne parla que de religion, il lui envoya le lendemain toutes ses femmes, qui se prosternèrent aux pieds du confesseur de Jésus-Christ pour le conjurer de rendre la santé à leur mari. Le Père de Brito les ayant renvoyées sans leur rien promettre, Ouriardeven le fit appeler en particulier pour l'engager, à quelque prix que ce fût, à faire ce miracle en sa faveur. D'abord il promit, s'il lui accordait ce qu'il lui demandait, que non seulement il le tirerait de prison et le délivrerait de la mort, mais encore qu'il le comblerait de riches présents. « Ce ne sont pas de semblables promesses, lui répartit le fervent missionnaire, qui pourraient
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m'obliger à vous rendre la santé si j'en étais le maître ; ne pensez pas aussi que la crainte de la mort puisse m'y contraindre. Il n'y a que Dieu seul, dont la puissance es infinie, qui puisse vous accorder cette grâce. »
Le barbare, choqué de cette réponse, commanda aussitôt qu'on ramenât le prisonnier à son cachot et qu'on préparât incessamment tous les instruments de son supplice. L'exécution fut pourtant différée de trois jours, pendant lesquels on lui donna beaucoup moins de nourriture qu'à l'ordinaire ; en sorte que si on ne se fût pas pressé de le faire mourir par le fer, apparemment qu'il fût mort de faim et de misère. Le troisième février, qui fut la veille de son martyre, il trouva le moyen de m'envoyer une lettre qui était adressée à tous les Pères de cette mission et que je garde comme une précieuse relique. Il n'avait alors ni plume ni encre, ainsi il se servit pour l'écriture d'une paille et d'un peu de charbon détrempé avec de l'eau. Voici les propres termes de cette lettre :
MES RÉVÉRENDS PÈRES ET TRÈS CHERS COMPAGNONS,
P.C.
Vous avez su, du catéchiste canaguien, ce qui s'est passé dans ma prison jusqu'à son départ. Le jour suivant qui fut le 28 de janvier, on me fit comparaître en jugement, où je fus condamné à perdre la vie à coups de mousquet. J'étais déjà arrivé au lieu destiné à cette exécution et tout était prêt, lorsque le prince de Maravas, appréhendant quelque émotion ordonna, qu'on me séparât des autres confesseurs de Jésus-Christ,mes chers enfants, pour me remettre entre les mains de son frère Ouriardeven, à qui on envoya ordre en même temps de me faire mourir sans différer davantage. Je suis arrivé avec beaucoup
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de peine à sa cour le dernier de janvier, et ce même jour Ouriardeven m'a fait venir en sa présence, où il y a eu une grande dispute : après qu'elle a été finie, on m'a ramené en prison, où je suis encore à présent, attendant 4a mort que je dois souffrir pour mon Dieu. C'est l'espérance de jouir de ce bonheur qui m'a obligé à venir deux ois dans les Indes. Il est vrai qu'il m'en a coûté pour l'obtenir ; mais la récompense que j'espère de celui pour qui je me sacrifie mérite toutes ces peines et de bien plus grandes encore. Tout le crime dont on m'accuse, c'est ue j'enseigne la loi du vrai Dieu et qu'on n'adore plus es idoles. Qu'il est glorieux de souffrir la mort pour un et crime ! C'est aussi là ce qui fait ma joie et ce qui me remplit e consolation en Notre-Seigneur. Les soldats me gardent à vue, ainsi je ne puis vous écrire plus au long. Adieu, mes Pères, je vous demande votre bénédiction et me recommande à vos saints sacrifices.
De la prison d'Ouréjour, le 31 de février 1693.
De vos Révérences, le très humble serviteur en Jésus-Christ.
JEAN DE BRITO.
C'était dans ces sentiments et avec ce grand courage que l'homme de Dieu attendait l'heureux moment de son martyre. Ouriardeven, qui avait eu des ordres exprès de le faire mourir incessamment, voyant qu'il ne pouvait rien obtenir pour sa guérison, le mit entre les mains de cinq bourreaux pour le couper en pièces et l'exposer à la vue du peuple après qu'il serait mort.
A une portée de mousquet d'Ouréjour, on avait planté un grand pieu ou une espèce de poteau fort élevé au milieu d'une vaste campagne, qui devait servir de théâtre à ce sanglant spectacle. Le 4 février sur le midi, on y amena le serviteur de Dieu pour achever son sacrifice en
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présence d'une grande multitude de peuple qui était accouru de toutes parts dès que la nouvelle de sa condamnation se fut répandue dans le pays. Étant arrivé auprès du poteau, il pria les bourreaux de lui donner un moment pour se recueillir, ce qu'ils lui accordèrent ; alors s'étant mis à genoux en présence de tout ce peuple, et étant tourné vers le poteau auquel son corps séparé de sa tête devait être attaché, il parut entrer dans une profonde contemplation. Il est aisé de juger quels pouvaient être les sentiments de ce saint religieux dans une semblable conjoncture, persuadé qu'il allait,dans quelques moments, jouir de la gloire des saints et s'unir éternellement avec son Dieu. Les Gentils furent si touchés de la tendre dévotion qui paraissait peinte sur son visage qu'ils ne purent retenir leurs larmes ; plusieurs même d'entre eux condamnaient hautement la cruauté dont on usait envers ce saint homme.
Après environ un quart d'heure d'oraison, il se leva avec un visage riant qui montrait assez la tranquillité et la paix de son âme, et s'approchant des bourreaux, qui s'étaient un peu retirés, il les embrassa tous à genoux avec une joie qui les surprit. Ensuite s'étant relevé
« Vous pouvez à présent, mes frères, leur dit-il, vous pouvez faire de moi ce qu'il vous plaira », ajoutant beaucoup d'autres expressions pleines de douceur et de charité qu'on n'a pu encore recueillir.
Les bourreaux à demi ivres se jetèrent sur lui et déchirèrent sa robe, ne voulant pas se donner la peine ni le temps de la lui détacher. Mais ayant aperçu le reliquaire qu'il avait coutume de porter au col, ils se retirèrent en arrière saisis de frayeur et se disant les uns aux autres que c'était assurément dans cette boîte qu'étaient les charmes dont il enchantait ceux de leur nation qui suivaient sa doctrine, et qu'il fallait bien se donner garde de le toucher pour n'être pas réduits comme les autres.
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Dans cette ridicule pensée, un d'eux, prenant un sabre pour couper le cordon qui tenait le reliquaire, fit au Père une large plaie dont il sortit beaucoup de sang. Le fervent missionnaire l'offrit à Dieu comme les prémices du sacrifice qu'il était surie point d'achever. Enfin, ces barbares, persuadés que les charmes magiques des chrétiens étaient assez puissants pour résister au tranchant de leurs épées, se firent apporter une grosse hache dont on se servait dans leurs temples pour égorger les victimes qu'on immolait aux idoles ; après quoi ils lui attachèrent une corde à la barbe et la lui passèrent autour du corps pour tenir la tête penchée pendant qu'on lui déchargerait le coup.
L'homme de Dieu se mit aussitôt à genoux devant les bourreaux, et levant les yeux et les mains au ciel, il attendait en cette posture la couronne du martyre lorsque deux chrétiens de Maravas, ne pouvant plus retenir l'ardeur dont leurs coeurs étaient embrasés, fendirent la presse et s'allèrent jeter aux pieds du saint confesseur, protestant qu'ils voulaient mourir avec leur charitable pasteur, puisqu'il s'exposait avec tant de zèle à mourir pour eux ; que la faute, s'il y en avait de son côté, leur était commune et qu'il était juste qu'ils en partageassent avec lui la peine. Le courage de ces deux chrétiens surprit étrangement toute l'assemblée et ne fit qu'irriter les bourreaux. Cependant, n'osant pas les faire mourir sans ordre, ils les mirent à l'écart, et après s'en être assurés, ils retournèrent au Père de Brito, et lui coupèrent la tête. Le corps, qui devait naturellement tomber sur le devant, étant penché de ce côté-là avant que de recevoir le coup, tomba néanmoins à la renverse avec la tête qui y tenait encore, les yeux ouverts et tournés vers le ciel. Les bourreaux se pressèrent de la détacher du tronc,de peur, disaient-ils, que par ses enchantements il ne trouvât le moyen de l'y réunir. Ils lui coupèrent ensuite les pieds
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et les mains, et attachèrent le corps avec la tête au poteau qui était dressé, afin qu'il fût exposé à la vue et aux insultes des passants.
Après cette exécution, les bourreaux menèrent au prince les deux chrétiens qui s'étaient venus offrir au martyre. Ce barbare leur fit couper le nez et les oreilles, et les renvoya avec ignominie. Un d'eux pleurant amèrement de n'avoir pas eu le bonheur de donner sa vie pour Jésus-Christ, revint au lieu du supplice. Il y considéra à loisir les saintes reliques, et après avoir ramassé dévotement les pieds et les mains, qui étaient dispersés de côté et d'autre, il les approcha du poteau, où étaient la tête et le corps, et y demeura quelque temps en prières, avant que de se retirer.
Voilà, mes Révérends Pères, quelle a été la glorieuse fin de notre cher compagnon le révérend Père Jean de Brito. Il soupirait depuis longtemps après cet heureux terme, il y est enfin arrivé. Comme c'est dans les mêmes vues que lui que nous avons quitté l'Europe et que nous sommes venus aux Indes, nous espérons avoir peut-être un jour le même bonheur que ce serviteur de Dieu. Plaise à la miséricorde infinie de Notre-Seigneur Jésus-Christ de nous en faire la grâce, et que de notre côté nous n'y mettions aucun obstacle. La chrétienté de Maravas se trouve dans une grande désolation par la perte de son saint pasteur. Joignez donc, je vous conjure, vos prières aux nôtres, afin que le sang de son premier martyr ne lui soit pas inutile et qu'elle retrouve, par les intercessions de ce nouveau protecteur, d'autres Pères, aussi puissants que lui en oeuvres et en paroles, qui soutiennent et qui achèvent ce qu'il a si glorieusement commencé.
Au moment où j'appris la nouvelle de la prison de notre glorieux confesseur, je me mis en chemin pour aller au Maravas l'assister et lui rendre tous les bons offices dont je suis capable. Je marchais avec une diligence
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incroyable et j'avais déjà fait une partie du voyage lorsqu'on m'apporta des nouvelles sûres de son martyre. Je résolus de passer outre ; mais les chrétiens qui m'accompagnaient et les Gentils mêmes qui se trouvèrent présents me représentèrent que si j'entrais plus avant dans le Maravas, j'exposerais, sans espérance d'aucun succès, cette chrétienté désolée à une nouvelle persécution. Cette crainte me fit changer de dessein ; je me retirai dans une bourgade voisine pour être plus à portée de secourir ceux qui étaient encore en prison et pour tâcher de retirer les reliques du saint martyr ou de les faire décemment ensevelir.
Si je vous marque ici, mes Révérends Pères, moins de choses que vous n'en désireriez savoir, soyez assurés que je ne vous mande rien que je n'aie appris de gens dignes de foi qui en ont été les témoins oculaires. Si je découvre dans la suite quelque chose de plus, je ne manquerai pas de vous en faire part. Je me recommande cependant à vos saints sacrifices et suis avec respect,
LAINEZ, S. J.
BIBLIOGRAPRIE. Lettres édifiantes et curieuses concernant l'Asie, l'Afrique et l'Amérique, édit. Aimé-Martin, Paris, 1838, t. I, p. 242 et suiv. Lettre du P. Nacchi au P. Tamburini, extrait.
[Il faut] convenir, à l'honneur de la nation maronite, que l'on trouve dans cette aimable nation des âmes pures, innocentes et capables des plus grandes vertus.
Pour en donner ici une preuve, et pour faire en même temps admirer et bénir les miséricordes infinies de Dieu, je raconterai ce qui se passa ici il y a quelques années : Dieu ayant voulu se servir d'une bonne veuve maronite, pour mettre dans le troupeau de Jésus-Christ une âme qui en était exclue par sa naissance, et pour la disposer r, à finir ses jours par le martyre.
Cette femme maronite s'appelait Vonni Joussephec Pour s'éloigner des troubles qui agitaient alors le mont Liban, elle vint se réfugier dans un village près de Seyde (1). Elle était fort âgée et très infirme ; son corps
1. L'ancienne Sidon.
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était presque tout couvert d'ulcères ; si on la touchait pour la soulager, on lui faisait souffrir des douleurs très aiguës : d'ailleurs, son extrême pauvreté la privait des commodités de la vie les plus nécessaires.
Un état aussi déplorable que le sien était moins étonnant que la patience qu'elle faisait constamment paraître dans ses maux. Jamais on ne l'entendait se plaindre ; bien au contraire, elle faisait paraître sur son visage une douceur et une égalité d'humeur inaltérables.
Ses voisines qui venaient la visiter ne pouvaient assez admirer sa tranquillité et sa douceur dans un état si douloureux. Entre ses voisines, il y avait une jeune fille âgée de vingt ans, qui fut nommée, quelque temps avant sa mort, Marie-Thérèse. Elle avait été élevée par son père et sa mère dans la religion et les erreurs de sa nation. Cette jeune fille, charmée des vertus qu'elle découvrait dans la malade, était celle qui la fréquentait le plus souvent.
S'entretenant un jour avec elle, elle lui demanda comment il se pouvait faire que, souffrant autant qu'elle souffrait, elle ne se plaignait jamais et paraissait toujours contente. «C'est, lui répondit la patiente Maronite, que je ne souffre pas seule ; car le Dieu que j'adore et qui est le seul adorable, m'aide par sa grâce à souffrir. Sa grâce m'a fait aimer mes souffrances, parce qu'elle m'a fait connaître que mes souffrances me rendent agréable à ses yeux, et que les siennes pour le salut de mon âme ont été beaucoup plus grandes. Mais vous avez le malheur d'ignorer, ajouta la malade à la jeune fille, que vous avez eu autant de part que moi à mes souffrances.
Quel est donc ce Dieu qui a souffert pour moi ? re-prit la jeune fille, je voudrais le connaître .
Je vous l'apprendrai quand vous le voudrez, » lui dit la Maronite .
La jeune fille, frappée de ses discours, revenait souvent
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visiter la Maronite, qui ne manquait pas de profiter de ces occasions pour l'instruire des principales vérités du christianisme et de nos augustes mystères.
La jeune fille écoutait avec plaisir ses instructions et les méditait chez elle avec attention.
Dieu de son côté préparait intérieurement son âme à recevoir la divine semence que l'on y jetait.
Sur ces entrefaites, il se présenta un parti pour cette fille ; son père le jugeant convenable à sa famille, il le présenta à sa fille comme une affaire si bien conclue, qu'il ne s'agissait plus que de l'exécuter. Sa fille employa toutes les raisons qu'elle put imaginer pour faire changer la volonté de son père : mais n'ayant pu rien gagner, elle le conjura de lui laisser la liberté de se choisir elle-même un époux qui pût faire son bonheur. Mais son père, qui avait un intérêt particulier à se, donner le gendre qu'il avait choisi, déclara à sa fille qu'elle n'aurait point d'autre époux que celui qu'il lui avait destiné, et qu'il regardait sa résistance ' comme une rébellion manifeste à la volonté d'un père. La fille ne lui répondit que par une abondance de larmes et de gémissements capables de toucher le coeur du plus dur de tous les pères.
Mais ce père n'en fut que plus irrité contre sa fille. Il la menaça de la chasser de chez lui et de l'abandonner. Ces menaces n'empêchèrent pas sa fille de persister dans sa résolution, ce qui obligea son père d'engager un de ses oncles, qu'elle aimait, de parler à sa fille, et de faire ses efforts pour la faire consentir à ses volontés.
L'oncle fit de tout son mieux pour vaincre la résistance de sa nièce, en lui représentant d'un côté le tort qu'elle se faisait en refusant un parti aussi avantageux que celui que l'on proposait, et lui exposant de l'autre tout ce qu'elle avait à craindre de l'indignation d'un père offensé par sa désobéissance.
La jeune fille, qui avait pris le nom de Marie-Thérèse,
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n'osant pas encore déclarer les sentiments que Dieu mettait dans son coeur, ne put opposer à tout ce que lui dit son oncle, que sa répugnance extrême et invincible à tout établissement, tel qu'il pût être, le suppliant en même temps de lui donner la plus tendre de toutes les marques de sa tendresse, en obtenant de son père la grâce de ne lui en parler jamais.
L'oncle, attendri des paroles de sa nièce, fit tout ce qu'il put pour persuader à son père de ne point forcer l'inclination de sa fille, et de songer plutôt à marier sa cadette.
Pendant ces négociations, Marie-Thérèse trouvait chaque jour des moments pour aller secrètement rendre compte à sa directrice, sa voisine, de tout ce qui se passait. Celle-ci la fortifiait dans ses résolutions et l'instruisait de toutes les vérités qu'elle devait croire. Elle l'animait par les espérances d'un bonheur éternel dont Dieu récompenserait ce qu'elle souffrait, et ce qu'elle aurait encore à souffrir pour son saint nom. Elle lui enseignait la pratique des vertus qui lui étaient nécessaires, et lui en faisait faire les actes. Marie-Thérèse revenait toujours d'auprès de cette bonne amie avec plus d'amour et plus d'attachement pour la religion chrétienne.
Son père, qui avait gardé le silence pendant quelques jours pour donner le loisir à sa fille de faire ses réflexions, voyant que ni lui ni son oncle n'avaient pu la réduire à lui obéir, regarda sa résistance comme un mépris de son autorité et un affront que sa propre fille lui faisait. Piqué de ces pensées, il prit la résolution de marier sa cadette, et de se défaire de l'aînée, qui lui était devenue un objet odieux. Marie-Thérèse fut bientôt informée des desseins de son père. Elle en avertit sa bonne amie maronite, qui la disposa à souffrir avec mérite ce qu'elle avait à craindre de la fureur de son père.
Elle ne fut pas longtemps sans en sentir les effets ; car
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ce père inhumain, croyant causer un chagrin mortel à sa fille, fit les noces de sa cadette avec un grand appareil ; mais il n'en demeura pas là. Conservant toujours contre sa fille aînée un vif ressentiment de son refus, et l'accusant d'une rébellion criminelle et punissable des derniers supplices, ce père inhumain n'eut pas horreur, dans une assemblée chez lui où l'on prenait le café, d'en faire donner une tasse préparée à cette innocente victime, qui la but sans savoir qu'elle devait lui causer la mort. Peu de temps après, elle se sentit attaquée d'une fièvre lente, accompagnée de frissonnements et de défaillances fréquentes qui l'avertirent que ses jours s'abrégeaient et qu'elle ne devait plus songer qu'à mettre en pratique ce qu'elle avait appris de sa directrice, la Maronite. La fièvre lente qui la consumait redoubla. Dieu lui fit la grâce
de conserver jusqu'au dernier soupir assez de présence d'esprit pour produire les actes les plus héroïques de notre sainte religion, et pour faire à Dieu le sacrifice de sa vie.
Ainsi mourut cette jeune martyre : son âme, comme nous le devons espérer de la bonté de Dieu pour elle, fut enlevée au ciel. Son père,pour satisfaire son ressentiment contre elle, fit jeter inhumainement son corps dans un puits ; mais Dieu ne permit pas que le crime d'un tel père fût impuni . Il mourut subitement peu de temps après la sainte mort de sa fille.
La belle-mère de Marthe Ma ne cessait de la maudire et de la persécuter. Son mari, pour l'obliger à renoncer à la religion chrétienne, et à adorer les idoles, la frappa si cruellement, qu'elle avait le corps tout meurtri. Mais comme elle ne se rendait point, la belle-mère et le mari la conduisirent à la maison paternelle, déclarant qu'ils n'en voulaient plus. Le mari, à la sollicitation d'un de ses parents, la reprit ensuite chez lui ; mais la paix ne fut pas de longue durée. La belle-mère, à l'insu de tout le monde, conduisit Marthe au mandarin et l'accusa. Le mandarin la fit saisir, avec ses deux frères, et les interrogea. Ils répondirent constamment qu'ils étaient chrétiens et qu'ils n'adoraient point les idoles. Le mandarin, après différentes interrogations, commanda à trois satellites de conduire. Marthe Ma dans la maison de sa belle-mère, et de l'obliger à adorer l'idole. Marthe, entendant l'ordre que le mandarin venait de donner, s'écria à haute voix, dans le prétoire : « Je n'adore pas les idoles,et je ne veux pas retourner à la maison de mon mari ; dites-le au mandarin. »
Les satellites, néanmoins, la conduisirent à la maison de sa belle-mère. Arrivés là, ils prirent du papier superstitieux, et voulurent la forcer à le brûler devant l'idole.
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« Maintenant, leur dit-elle, je le ferai moins que jamais.» Les satellites, irrités, lui dirent : « Si tu ne brûles pas ce papier, nous allons te conduire au mandarin, et nous te tourmenterons. » Marthe Ma, leur faisant une inclination de tête, répondit : « Oui, dès l'instant retournons au prétoire, allons devant le mandarin. Comment, dirent les satellites, pourrait-on ne pas se mettre en colère, en voyant une telle opiniâtreté? » Aussitôt ils brûlèrent du papier en sa place, et mirent entre ses mains des petites baguettes enduites d'encens pour les faire aussi brûler devant l'idole. Marthe les jeta aussitôt par terre, et, se prosternant devant sa belle-mère,lui dit : « Ce qu'ils font ne doit pas m'être imputé. » Comme les satellites s'écriaient : « Elle a brûlé de l'encens, cela suffit, » Marthe Ma répliqua : « C'est vous qui l'avez brûlé, ce n'est pas moi, vous ne devez pas me l'attribuer. » La belle-mère, mécontente de sa conduite, lui dit : « Tu as beau me faire des protestations et des démonstrations de respect, tout cela ne servira de rien ; tant que tu n'adoreras pas nos dieux,je t'accuserai de nouveau devant le mandarin. » Les satellites, se fâchant contre la belle-mère, lui dirent des injures, et retournés au prétoire, rapportèrent au mandarin que la bru avait obéi. Mais, dès le jour suivant, la belle-mère reconduisit Marthe Ma au prétoire, et la dénonça au mandarin comme incorrigible, disant qu'elle ne voulait ni brûler de l'encens ni s'incliner devant l'idole. Celui-ci répondit : « Tranquillisez-vous, votre bru ne se rend pas actuellement parce qu'elle est en colère ; elle changera peu à peu. »
Pour ce qui est des frères de Marthe Ma, le mandarin, après leur avoir fait subir un long interrogatoire, et tenté inutilement de les faire renoncer à la religion, les voyant inébranlables, leur dit : « Je sais qu'il y a encore parmi vous plus de dix chrétiens : puisque vous ne voulez pas changer de religion, retournez chez vous, et
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soyez sur vos gardes au sujet de votre religion : elle n'est pas mauvaise; seulement l'empereur ne veut pas qu'on en fasse une profession publique. D'ailleurs, il est à craindre que la religion appelée Pe-liên-kiao ne procure des troubles à la vôtre. » Le mandarin ayant ainsi parlé, tout le inonde le remercia, et se retira du prétoire.
Mais la belle-mère de Marthe Ma, voyant qu'elle n'avait pas réussi, n'en devint que plus furieuse contre sa bru ; elle engagea son fils à la battre. Celui-ci la frappa en effet avec des bâtons et des cordes si cruellement qu'elle en eut le corps tout meurtri, et demeura couchée par terre. Marthe Ma souffrit si patiemment, qu'on ne l'entendait pas proférer une seule parole de plainte. Elle s'acquittait de tous ses devoirs envers sa belle-mère et son mari, avec la même exactitude et la même affection que si elle en eût reçu toutes les satisfactions possibles. Elle disait à ses frères et à ses parents chrétiens, qu'elle souffrait sans aucun ressentiment de colère, ni de vengeance, et même avec une grande joie. « Priez seulement Dieu, ajoutait-elle, de me donner la force de plutôt mourir que d'apostasier; c'est tout ce que je demande.» Lorsque les païens l'exhortaient, ou à prendre patience ou à renoncer à sa religion : « Je souffre volontiers, leur répondait-elle ; je ressens même de la joie de souffrir pour Dieu. On peut blesser mon corps, mais on ne peut porter aucune atteinte à mon âme. »
La belle-mère ne cessait de l'accabler d'injures et de la maltraiter. Elle l'accusa de nouveau, elle et ses deux frères, de ne pas adorer le dieu Foe, et de maudire les ancêtres ; et, de plus, elle accusa Marthe d'avoir volé trois vêtements : le mandarin, ayant découvert que l'accusation de vol était fausse, réprimanda sévèrement la belle-mère et la chargea de malédictions. Il ordonna ensuite au chef du quartier de les réconcilier, et fit défense d'intenter désormais aucune accusation à ce sujet, en
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protestant que quiconque en ferait serait sévèrement puni ; ainsi se termina cette affaire.
Priez le Seigneur qu'il nous protège et qu'il nous donne la paix.
A Canton, le 9 décembre 1700.
MON TRÈS RÉVÉREND PÈRE,
Il y a eu cette année une cruelle persécution dans la Cochinchine. Voici en abrégé ce qu'en écrit le P. Jean-Antoine Arnedo, jésuite espagnol ; sa lettre datée de Sinoa, capitale de la Cochinchine, est du 31 juillet 1700.
Le 14 mai 1698, la tempête commença à s'élever dans cette cour contre nos églises. Le roi encore jeune, et extrêmement superstitieux, est entièrement dévoué aux bonzes chinois, qu'il a appelés dans son royaume. Des deux oncles qu'il a auprès de lui, et qu'il écoute fort, le"plus puissant sur son esprit est l'ennemi déclaré du christianisme.
On abattit alors plusieurs églises, et la persécution serait peut-être allée plus loin, s'il ne fût survenu une calamité publique, causée par des orages furieux qui firent mille ravages, qu'on s'appliqua à réparer. D'ailleurs, je prédis en ce temps-là une éclipse d'une manière dont on parut satisfait (c'est le P. Arnedo qui parle) ; ce qui porta la cour à me laisser mon église, et à traiter doucement les missionnaires.
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L'année royale, qui revient de douze en douze ans, suivit bientôt après. Comme on donne au peuple durant cette année une grande liberté, les chrétiens en jouirent comme les autres ; en sorte que nous faisions tous les exercices de la religion aussi publiquement qu'avant la persécution. Au commencement de cette année 1700, quelques voleurs, ou plutôt quelques ennemis des chrétiens, pour leur attirer des affaires, abattirent et mirent en pièces les idoles de la campagne. Le roi s'en prit aux chrétiens, ne doutant point qu'ils ne fussent les auteurs de cette action. Il apprit en même temps qu'il y avait eu un grand concours de monde dans nos églises le jour des Cendres, qui était cette année le 24 février. Il donna ordre qu'à notre première assemblée on fit main basse sur tous les chrétiens qui s'y trouveraient. J'en fus averti le 6 mars, et j'empêchai que les chrétiens ne s'assemblassent.
Nous étions alors cinq missionnaires d'Europe dans cette ville : MM. Pierre Langlois et Jean Cappon, ecclésiastiques français ; les PP. Pierre Belmonté et Joseph Candonné, jésuites italiens, et moi. Le 12 mars, on vint à main armée dans nos églises, on arrêta nos domestiques, on pilla ce qu'on trouva dans nos maisons, et l'on garda comme prisonniers les missionnaires chacun dans son église.
M. Cappon était alors à la campagne. Le 15 du même mois, les quatre missionnaires qui se trouvaient en cette ville furent menés dans les prisons publiques. On mit la cangue au cou de M. Langlois et aux PP. Candonné et Belmonté ; je n'étais pas assez agréable à Dieu pour mériter d'être traité pour son amour de la même manière que les autres : on m'arrêta, mais dès le lendemain on me mit en liberté, à cause de ma qualité de mathématicien.
Le 17, on publia l'édit du roi, qui ordonnait qu'on
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abattît dans tout le royaume toutes les églises des chrétiens ; qu'on brûlât les livres de notre religion ; qu'on arrêtât tous les missionnaires ; que tous ceux qui avaient embrassé le christianisme reprissent la religion du pays ; et que, pour marque d'obéissance, chrétiens et idolâtres, hommes et femmes, jeunes et vieux, tous généralement foulassent aux pieds la sainte image du Sauveur, qui est toujours la principale que nous exposons dans nos églises et sur le milieu de l'autel à la vue de tout le monde. Cet ordre s'exécuta d'abord dans le palais, dans les maisons des mandarins, dans les rues et dans les places publiques de la ville. Nous eûmes l'affliction de voir la sainte image foulée aux pieds par plusieurs lâches chrétiens ; d'autres se cachèrent pour n'y être pas obligés, d'autres furent assez généreux pour refuser de le faire, et méritèrent la couronne du martyre. On assure que notre ami, l'oncle du roi, ne foula point la sainte image, et qu'il n'obligea aucun de ses gens à la fouler ; mais l'autre oncle du même roi, grand ennemi des chrétiens, pour s'assurer de l'obéissance des mandarins et des principaux seigneurs catholiques, persuada au roi de s'en faire donner liste, et de leur faire fouler en public la sainte image ; ce qui a donné occasion à bien des cruautés, pour obliger les martyrs de dire le nom des chrétiens, et surtout des plus considérables.
Le même jour 17, on brûla presque tous les livres saints ; on me rendit tous ceux qui étaient à mon usage, et plusieurs autres qu'on croyait à moi, sous prétexte que ces livres pouvaient servir aux mathématiques. Je sauvai par ce moyen un Missel et un livre de la Vie de Jésus-Christ en estampes, qui nous est d'un grand secours pour faire entendre aux gens grossiers les mystères de la vie du Sauveur. On amena prisonnier de la campagne M. Cappon, à qui on pressa furieusement les
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doigts pour l'obliger à dire le nom des mandarins chrétiens.
Il souffrit courageusement ce supplice sans en vouloir découvrir aucun, ce qui le fit estimer des païens mêmes. M. Maure de Sainte-Marie, prêtre cochinchinois, élevé au séminaire de Siam, célèbre dans tout le pays pour la médecine, se crut obligé de se cacher dès la première nouvelle de la persécution. J'avais averti MM. Nicolas Fonseca, Portugais, et Pierre Semenot, Français, qui se cachèrent aussi ; mais ils furent tous trois découverts, arrêtés et menés ici. Un bon vieillard nommé Jean, frère du célèbre Emmanuel, qui avait bâti à ses frais une petite église dans les montagnes et qui y faisait l'emploi de catéchiste, fut assommé de coups pour n'avoir pas voulu donner leur livres saints ni fouler aux pieds la sainte image.
Le roi avait ordonné de laisser au pillage des soldats tout ce qui appartenait aux chrétiens, à la réserve des choses que nous regardons comme sacrées, qu'il voulut qu'on lui apportât. On lui porta entre autres choses plusieurs reliques, dont quelques-unes étaient des os entiers. Les ayant prises entre ses mains et les montrant aux gens de la cour : c Voilà, dit-il, jusqu'où les chrétiens portent leur impiété, de tirer des tombeaux les ossements des morts, ce qui nous doit faire horreur. Ils font plus, ajouta-t-il, car, après les avoir réduits en poudre, ils en font des pâtes qu'ils donnent aux peuples, et les ensorcèlent par là si fort, qu'ils courent aveuglément à eux, et embrassent leur doctrine. « Le roi, voyant que ce discours animait de fureur toute sa cour contre nous, ordonna qu'on exposât ces ossements sur la place publique et qu'on fît entendre au peuple l'usage que nous en faisions. Cela nous fait juger ici, à tout ce que nous sommes de missionnaires, que ce n'est pas encore le temps de faire en ce pays des présents de
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ces sortes de choses, ni d'exposer ces reliques à la vénération du peuple, de peur que ce ne soit, comme dit l'Évangile, «jeter des pierres précieuses aux pieds des pourceaux. » (Matt., VII, 6.)
Cependant on tourmentait furieusement les chrétiens prisonniers, surtout ceux du pays. Un d'entre eux à qui, pour son habileté à instruire, on avait donné le titre de catéchiste général du royaume, dit, dès la première question, qu'il n'avait rien plus à coeur que d'obéir au roi, et devint sur l'heure apostat. On se soumit dans toutes les provinces du royaume à l'édit du roi. Un mandarin considérable vers le pays du Nord refusa généreusement de fouler aux pieds la sainte image. On le conduisit prisonnier à la cour. Étant présenté au roi : « Il faut tout à l'heure, lui dit le prince, fouler aux pieds cette image, ou perdre la vie; lequel voulez-vous ? Perdre la vie mille fois s'il est besoin, lui répondit le mandarin - tout prêt à obéir à Votre Majesté dans tout le reste, je ne puis le faire en ce qui regarde ma religion. Lorsque j'étais encore jeune, ajouta-t-il, mon père me mena un jour avec lui à l'église, et me montrant la sainte image : Sache, mon fils, me dit-il, que le Créateur du ciel et de la terre, usant d'une infinie miséricorde à l'égard de l'homme perdu par son péché, nous a envoyé en terre son Fils unique, appelé Jésus-Christ, dont voilà l'image, afin que souffrant la mort sur une croix pour l'amour de nous, il nous délivrât de la mort éternelle, dont nous étions menacés. Je te laisse sa sainte loi pour mon testament. C'est un héritage plus précieux que toutes les richesses du monde ; si tu la gardes fidèlement toute ta vie, je te regarderai, je t'aimerai toujours comme mon fils et comme mon légitime héritier; mais si tu étais assez malheureux pour l'abandonner jamais, je te traiterais comme un fils rebelle et dénaturé. »
Les mandarins qui étaient présents, voulant faire leur
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cour au prince, parurent si indignés de cette réponse, qu'ils prièrent le roi de leur permettre de le mettre en pièces. Le roi, plus modéré, ordonna qu'il fût renvoyé dans son pays pour y être décapité. Dès qu'il y fut arrivé, plusieurs de ses parents, encore Gentils, vinrent se jeter à ses pieds dans la prison, le conjurant d'obéir au roi, ou du moins d'en faire semblant, en approchant tant soit peu le pied de la sainte image, ce qui suffirait au général des troupes, qui était son ami particulier, pour trouver moyen de le sauver ; que s'il ne se souciait pas de sa propre perte, qu'il fût du moins sensible à celle d'une famille désolée, qui lui était chère, puisqu'ils allaient tous être enveloppés dans sa ruine. Chose étrange i celui qui avait montré tant de courage devant le foi n'eut pas la force de résister aux prières et aux larmes de ses parents. Il fit semblant de fouler l'image, protestant néanmoins qu'il le faisait plutôt pour se délivrer de leur importunité, que pour renoncer à la religion chrétienne, qu'il connaissait être l'unique véritable, et absolument nécessaire pour le salut. Le général, étant content, écrivit au roi que Paul Kien, c'était le nom du mandarin, avait enfin exécuté ses ordres. Mais le roi, irrité qu'un autre eût mieux su se faire obéir que lui, commanda qu'on ne laissât pas de trancher la tête du coupable. Paul reçut cette seconde sentence avec une intrépidité merveilleuse. Il reconnut la main de Dieu qui le punissait visiblement de sa lâcheté. Il la pleura à chaudes larmes jusqu'au dernier moment ; et, invoquant sans cesse le nom de Jésus-Christ, il mourut, comme nous avons sujet de le croire, dans les sentiments d'une véritable pénitence.
Le 23 d'avril on présenta au roi quatre missionnaires : MM. Langlois et Cappon, ecclésiastiques ; et les Pères Candonné et Belmonté, jésuites.
Il ordonna qu'on leur mît au cou une cangue plus pesante, de gros fers aux pieds, et qu'on les menât dans
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une prison plus rude, où il paraît vouloir les laisser tous mourir de misère. Trois dames furent conduites en même temps en présence du roi : Elisabeth Mau, veuve d'un grand mandarin, Marie Son, âgée de soixante ans, d'une innocence et d'une candeur admirables, et Paule Don, qui a eu son mari martyr ; le roi les condamna à la bastonnade, à être rasées, et à avoir les bouts des oreilles et les doigts coupés. Pour les hommes cochinchinois qui ne voulurent pas obéir, le roi les condamna tous à mort, et la plupart à mourir de faim.
On donna commission d'exécuter la sentence, à l'égard des trois dames chrétiennes, à un capitaine parent d'Elisabeth. Cet officier conjura sa parente d'obéir au roi ; mais voyant qu'elle était inébranlable, il lui dit qu'il craignait fort qu'après le supplice, on ne l'obligeât à passer le reste de sa vie dans quelque emploi bas et humiliant. « Mon cher parent, lui répondit cette vertueuse dame, je suis femme et déjà sur l'âge, et par conséquent fort craintive ; aussi ne puis-je jamais assez vous exprimer la crainte et l'horreur que j'ai de voir sous mes pieds la sainte image de mon Sauveur et de mon Dieu. J'en tremble de tout mon corps seulement en vous parlant ; ainsi, s'il n'y a point d'autre voie pour me garantir du supplice, que de fouler aux pieds la sainte image, j'aime beaucoup mieux mourir. »
L'officier, qui connaissait sa fermeté et sa vertu, trouva un autre moyen de la sauver ; il recommanda aux soldats d'épargner sa parente. Ceux-ci, après avoir traité les autres dames avec la dernière rigueur, approchèrent leurs couteaux, encore tout ensanglantés, des oreilles et des doigts d'Elisabeth, et firent semblant de les lui couper. On jeta ensuite ces trois dames dans une barque. Comme j'y entendis des cris, je m'en approchai avec quelques remèdes que je tenais prêts. Je crus que ces cris étaient causés par la douleur du tourment qu'elles avaient
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souffert ; mais je fus fort surpris de voir qu'il n'y avait que la seule Elisabeth qui se plaignît, et qui fût inconsolable de n'avoir pas souffert pour la foi de Jésus-Christ, pendant que ses compagnes avaient été traitées avec une extrême cruauté.
Cependant on conduisit dans une île, éloignée de cette ville d'environ un quart de lieue, quatre chrétiens condamnés à y mourir de faim. Le premier s'appelait Paul So, habile lettré, et savant dans la médecine, dont il se servait utilement pour porter ses compatriotes à embrasser notre sainte loi. Il avait été s'offrir de son plein gré aux mandarins de son pays, et les avait fartés, pour ainsi dire, de le retenir prisonnier. On le condamna d'abord à avoir, chaque jour, trois coups de bâton sous la plante des pieds, jusqu'à ce qu'on l'eût obligé de se soumettre à l'édit du roi ; mais comme on vit qu'il persistait dans sa sainte résolution, on l'amena ici des provinces du Nord où il avait été arrêté. Un de ses parents, nommé Nicolas, a été mis à mort dans son pays pour la même cause. Le second prisonnier qui fut conduit dans l'île était Vincent Don, mari de Paule. Le troisième, Thadée Oüen, domestique de M. Langlois, qui avait beaucoup de piété. Il était dans la barque quand M. Emmanuel et cinq autres personnes firent naufrage ; il fut le seul qui se sauva, Dieu le réservant pour le martyre. Le quatrième était mon catéchiste, nommé Antoine Ky. Dès l'âge de quatorze ans, il avait suivi un de nos Pères à Macao, où il demeura deux ans dans notre collège. Il était revenu depuis à la Cochinchine, où il avait mené durant quelque temps une vie peu chrétienne ; mais enfin il se donna entièrement à Dieu après la mort de sa femme, et se consacra au service des missionnaires. Il a demeuré les huit dernières années de sa vie dans notre maison ; et quoiqu'il eût près de soixante ans, plus robuste que ses autres compagnons, il est mort le
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dernier, après avoir souffert la faim pendant dix-huit jours sans qu'on lui ait jamais rien donné, non pas même une seule feuille de bétel pour mâcher. La prison de ces martyrs n'était qu'une cabane fermée de gros pieux, couverte de branches d'arbres, large de six pieds et longue de huit. Après leur mort on a mis leurs corps en pièces, et on les a jetés dans la rivière par ordre du roi, afin qu'on ne ramassât pas leurs reliques.
Le 20 de mai, arrivèrent les sommes chinoises (espèce de navire) qui appointaient à MM. les ecclésiastiques et à nous nos petites pensions, qu'on nous envoyait de Canton. Les mandarins firent tous leurs efforts pour savoir si l'on n'apportait rien aux missionnaires ; mais le capitaine chinois eut assez d'habileté pour se dérober à leur vigilance. Il me mit entre les mains tout ce qu'on lui avait confié, ce qui n'a pas peu servi à donner quelque soulagement à tous les confesseurs de Jésus-Christ qui étaient en prison. Michel Oüen, soldat, eut la tête tranchée pour la foi, dans sa maison, le 25 de mai. Un jeune écolier, après avoir enduré douze jours la faim, étant comme égaré et hors de lui-même, renia la foi pour avoir à, manger. On lui demanda s'il souffrait beaucoup de la faim ; il répondit qu'il sentait dans les entrailles un feu si dévorant et si insupportable, qu'il n'avait pu l'endurer plus longtemps, quoiqu'il soit bien persuadé d'ailleurs qu'il n'y a point de vraie religion que la religion chrétienne.
Je ne saurais dire ce que le P. Candonné, âgé de soixante-trois ans, et fort incommodé, souffre sous la cangue et aux fers. Il résiste pourtant courageusement aussi bien que M. Cappon; mais les incommodités de la prison ayant causé un flux de sang au P. Belmonté, il est mort le 27 de mai, après s'être confessé et avoir reçu l'extrême-onction. Il était de Rimini, en Italie, et il y a huit ans qu'il passa en cette mission avec M. Cicery, évêque de
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Nankin, qui revenait d'Europe. Sa douceur admirable et sa grande charité le rendaient aimable à tout le monde, et particulièrement aux pauvres, dont il était le protecteur et le père. Quoiqu'il fût d'une faible constitution, il paraissait infatigable. Comme les travaux où son zèle l'engageait l'avaient extrêmement affaibli, ses supérieurs lui avaient mandé de revenir à Macao, pour y rétablir sa santé : mais Dieu en a disposé autrement, et l'a appelé, comme nous avons sujet de le croire, à la gloire des bienheureux; car non seulement il est mort en véritable chrétien et en parfait religieux, dépouillé entièrement de tout, mais presque de la même manière que saint Jean, pape et martyr, dont l'Eglise célèbre la fête le 27 de mai, lequel ayant été mis en prison à Ravenne, par ordre du roi Théodoric, y mourut de misère et de faim pour la défense de la religion catholique. Le roi m'a permis de faire ensevelir le P. Belmonté ; je l'ai fait de nuit, dans un lieu où était il y a peu de jours une très belle église.
La persécution a été très cruelle dans les provinces ; il y a eu plusieurs martyrs ; nous ne savons pas encore les circonstances de leurs combats. Le 19 de juin mourut de mort subite l'oncle du roi, le grand ennemi de notre sainte religion. Il venait de dîner, et voulant se jeter sur son lit, comme pour se reposer : « Ah ! je me meurs, » dit-il un moment après à une de ses femmes, qui n'était pas éloignée, et sur l'heure même il expira. Tout le monde a regardé sa mort comme une évidente punition de Dieu, pour les maux qu'il avait causés aux chrétiens. Deux jours auparavant, un bon serviteur de Dieu, nommé
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autre mandarin ennemi des chrétiens a eu depuis peu sa maison entièrement brûlée, avec douze de ses gens, qui ont été enveloppés dans cet incendie. Dieu a encore fait sentir à quelques chrétiens apostats les fléaux de sa justice ; il y en a de possédés du démon, d'autres alités, qui souffrent des douleurs insupportables ; d'autres sont tombés dans le dernier mépris ; presque tous paraissent accablés de tristesse, pressés, sans doute, par les justes remords de leur conscience.
Plusieurs souhaitent d'être reçus à pénitence, et ils le demandent avec de très grandes instances ; mais nous ne croyons pas qu'il soit encore temps de leur accorder cette grâce, du moins à ceux qui se portent bien. Quelques-uns offrent de grandes aumônes pour le soulagement des chrétiens prisonniers. Les missionnaires ont délibéré s'il fallait les recevoir ou non ; leurs avis ont été partagés.
M . Langlois, le P. Candonné et M. Fonseca ont jugé qu'il fallait les accepter pour les raisons suivantes : Les prisonniers ont besoin de secours ; c'est un conseil de l'Ecriture de racheter ses péchés par l'aumône ; les coupables peuvent se porter au désespoir, et de rage renoncer tout à fait à la religion, si pour une faute qu'ils ont commise, comme tout le monde en est persuadé, plutôt par faiblesse que par malice, et qu'ils détestent de tout leur coeur, ils se voient si fort méprisés, qu'on ne daigne pas même recevoir leurs aumônes, quoiqu'on reçoive celles des idolâtres. Mais M. Cappon, M. Semenot et le P. Belmonté ont toujours jugé, vu la disposition des esprits en ce pays, qui croient qu'on vient à bout de tout à force d'argent, jusqu'à obtenir des mandarins les plus sévères le pardon des plus grands crimes ; ils ont jugé, dis-je, qu'il ne fallait recevoir ni présents ni aumônes de ces apostats, de peur de donner sujet de croire qu'à la balance des missionnaires, les
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crimes les plus énormes, comme est l'apostasie, deviennent légers, quand on met de l'autre côté une bonne somme d'argent, et parce qu'ils se persuaderaient s'être bien lavés auprès de nous de leur faute, dès qu'ils verraient que nous aurions accepté leurs aumônes. Pour moi, j'ai opiné qu'il ne fallait point faire de règle générale ; mais qu'après avoir examiné la disposition particulière de ceux qui offraient leurs aumônes, et les marques de douleur dont ils les accompagneraient, on devait recevoir celles des uns et rejeter celles des autres. Ainsi, on ne pourrait pas dire et que l'argent suffit seul pour être réconcilié, et que l'aumône ne sert à rien, quand on donne d'ailleurs, en la faisant, les signes d'une sincère pénitence.
Le 28 de juillet, M. Langlois mourut de misère dans sa prison, comme le P. Belmonté. Je lui donnai la veille l'extrême-onction, et de l'avis des autres missionnaires, je l'enterrai dans sa maison, au lieu où peu auparavant était son église. Il était, après le P. Candonné, le plus ancien missionnaire de la Cochinchine ; il savait beaucoup de secrets de médecine, ce qui lui avait donné un grand crédit ; ses néophytes l'aimaient beaucoup, et il leur faisait de grandes aumônes.
MM. Cappon, Semenot, Fonseca et le P. Candonné sont encore en prison. Pour moi, je loge dans un petit jardin qu'on m'a donné auprès du palais. Le titre de mathématicien me met en état d'aller librement partout, de visiter nos pauvres prisonniers, et de dire tous les jours la messe. M. Clément, séculier, a perdu tous ses biens, parce qu'il est chrétien ; il vit fort content de s'en voir dépouillé pour une si bonne cause. Pour ce qui est des autres missionnaires, on dit que M. l'évêque Don Francesco Pirés, MM. Jean Auzier et René Gourget, Français, et Laurent, Cochinchinois, sont cachés dans les îles ou dans les montagnes ; que les deux MM. Charles,
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Français de nation, qui sont venus de Siam ici pour recevoir l'ordre de prêtrise, ont été arrêtés prisonniers ; que M. Feret, qui, pour ses incommodités, se retirait au séminaire de Siam, est mort des fatigues du voyage. Le P. Joseph Perés, de notre Compagnie, a été arrêté prisonnier près des frontières de Camboye. Enfin, le P. Christophe Cordeiro est, dans les provinces du Midi, en danger d'être découvert à chaque moment.
Voilà, mon Révérend Père, un abrégé de la relation du
P. Arnedo. Je suis, etc.
CONTRE LA RELIGION CHRÉTIENNE, EXCITÉE A LA COCHINCHINE EN 1700, RÉDIGÉE D'APRÈS UNE RELATION ÉCRITE SUR LA FIN DE L'ANNÉE 1700, PAR UN DES MISSIONNAIRES FRANÇAIS QUI ÉTAIENT A LA COCHINCHINE, ET DIFFÉRENTES LETTRES DE MGR L'ÉVÊQUE DE BUGE, VICAIRE APOSTOLIQUE DE COCHINCHINE, ET DE MM. AUSIÉS ET SENNEMAND, MISSIONNAIRES FRANÇAIS DANS LE MÊME ROYAUME.
La religion chrétienne avait commencé à s'établir à la Cochinchine vers l'an 1625. Depuis cette époque jusqu'à la fin du dix-septième siècle, elle y avait essuyé plusieurs persécutions, dans lesquelles les néophytes avaient donné de grands exemples de courage et de fermeté, et plusieurs avaient scellé la foi de leur sang. Mais aucune de ces persécutions ne fut aussi cruelle que celle qui éclata en l'année 1700.
Le roi de Cochinchine, Minh-vuong, qui monta sur le trône après la mort de son père en 1692, n'étant âgé que de dix-sept ans, témoigna, dès son avènement à la couronne, une grande aversion pour la religion chrétienne. Dès cette année 1692, un de ses officiers lui parlant un jour, par forme d'entretien, du grand nombre de chrétiens et d'églises qu'il y avait dans le royaume, il entra dans une grande colère et dit : « Je réduirai ces églises en cendres, et je ferai mettre en pièces ces missionnaires, qui viennent suborner mes sujets. » S'il ne
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commença pas dès ce temps-là à exécuter son dessein, on croit qu'il en fut empêché par sa mère et par son aïeule, qui appréhendaient qu'en persécutant les chrétiens, il ne s'attirât quelque malheur, comme elles pensaient en avoir un exemple récent dans la personne du roi son père, qui, selon la croyance commune du peuple, n'avait régné que peu de temps, parce qu'il avait provoqué la colère du Seigneur du ciel en persécutant sa religion (1).
Le jeune roi, déférant aux sages conseils de sa mère et de son aïeule, n'entreprit rien pour lors contre la religion chrétienne ; mais voulant, en quelque sorte, dédommager ses idoles du tort qu'elles souffraient, à cause du grand nombre de ceux qui embrassaient la foi de Jésus-Christ, il fit venir, contre la coutume de tous ses ancêtres, un bonze de la Chine, pour donner plus de vogue à ses faux dieux, et en affermir davantage le culte dans le coeur de ses sujets, persuadé que ceux-ci donneraient plus de croyance à ce bonze chinois qu'à tous les bonzes de son royaume.
Ce prêtre des idoles arriva au commencement de 1695. Le roi le reçut avec des marques d'une estime toute particulière, et fit bâtir dans son propre palais un temple dont il lui donna le soin. Ce temple fut achevé dans l'espace de deux ou trois mois. Tous les seigneurs de la cour, pour complaire au roi, donnèrent à ce bonze les plus grandes marques de respect et lui firent de grands présents. Il se vit donc, en peu de temps, comblé de biens et d'honneurs : son nom fit grand bruit dans tout le royaume, et il semblait que la religion chrétienne allait s'y éteindre ; mais cet éclat, qui n'avait d'autre fondement que les complaisances qu'on avait pour le
1. Ngai-vuong, père et prédécesseur de Minh-vuong, ne régna que six ans. Il persécuta les chrétiens en 1690.
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roi, fut de courte durée. On se dégoûta bientôt d'un homme dans lequel on ne trouvait aucune des vertus qu'on admirait, depuis tant d'années, dans les prédicateurs de l'Évangile. Loin d'embrasser la pauvreté,
d'aimer la modestie, l'humilité, le travail et la pénitence, qui sont les vertus par lesquelles les missionnaires se rendaient recommandables en prêchant la vraie religion, ce bonze était passionné pour les richesses et les honneurs : il était orgueilleux envers tout le monde, ami du repos, et plus appliqué à faire bonne chère qu'à donner aux Cochinchinois quelques préceptes de bien vivre. Et comment l'aurait-il fait, lui qui était enseveli
sous les plus épaisses ténèbres du paganisme ? Enfin, il retourna dans sa patrie dès l'année 1696, soit qu'il se crût assez riche, soit qu'il jugeât prudent de se retirer, soi que le roi l'eût congédié. Au reste, ce prince n'en devint pas plus favorable aux chrétiens, et le démon lui fournit, en 1698, un prétexte pour les persécuter. Le village de Thuong-lo, à trois lieues de la cour, du côté des montagnes, fut le premier, lieu qui se ressentit de la mauvaise disposition du roi. Les habitants de ce village n'étaient baptisés que depuis trois ans, lorsqu'ils se virent exposés au pillage des mandarins par la malice des bonzes et des devins du canton. Ceux-ci, jaloux des progrès que la religion chrétienne faisait dans ce canton, et honteux du mépris où étaient leurs idoles, choisirent le temps de la semaine sainte, temps où les fidèles sont plus fervents et plus assidus dans les églises, pour porter leurs plaintes au roi contre les néophytes de Thuong-lo, qu'ils accusaient d'avoir volé des effets du temple et brisé les idoles. Le roi députa sur-le-champ des commissaires pour aller sur les lieux faire des informations et arrêter les coupables, afin de leur faire trancher la tête.
Arrivés à Thuong-lo, ces commissaires, selon laPersécution à la Cochinchine
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coutume des mandarins cochinchinois, répandirent l'alarme partout, vexèrent beaucoup les néophytes, et en extorquèrent le plus d'argent qu'ils purent. Néanmoins, ils leur rendirent justice en beaucoup de points ; car, de retour au palais, ils déclarèrent qu'après avoir bien examiné toutes choses, ils n'avaient rien trouvé sur quoi on pût condamner les chrétiens, que l'idole pouvait avoir été endommagée par l'injure du temps, qui consume tout, comme il était déjà arrivé, il y a plus de quinze ans, à l'idole du même lieu, qui se trouva rompue sans qu'on en pût accuser les chrétiens de l'endroit, qui n'ont embrassé le christianisme que depuis trois ans. Quant au vol dont les bonzes s'étaient plaints, les commissaires dirent que la chose était de peu de valeur ; qu'on avait pris quelques tablettes et quelques papiers dorés, mais qu'ils n'avaient pu découvrir les coupables ; que ce qui donnait occasion de soupçonner les chrétiens, c'est que la chose s'est faite dans le temps de leurs grandes assemblées.
Quoique les chrétiens fussent fort innocents du prétendu dommage, dont, selon toute apparence, les bonzes eux-mêmes étaient les auteurs, le roi ne laissa pas de juger que les chrétiens seuls pouvaient être capables d'une telle action, et qu'il fallait les punir ; que leur nombre croissant de jour en jour, il était de la prudence de prévenir de bonne heure les désordres qu'ils pourraient causer dans l'Etat, si on ne les réprimait. En conséquence, il condamne tous les chrétiens du peuple à payer chaque année triples impositions ; il ordonna que les soldats chrétiens fussent chassés du service, et les officiers qui professeraient la sainte religion privés de leurs dignités et charges ; enfin, il commanda que, avant tout, on abattît les églises, afin d'arrêter le cours des assemblées. Il donna en même temps l'ordre à deux mandarins militaires d'aller abattre les deux églises les
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plus connues de la cour. L'un de ces mandarins, nommé Ong-huu-khang, alla avec tout son régiment à l'une de ces églises ; l'autre, nommé Ong-ta-khang, s'achemina vers l'autre avec quatorze compagnies de cinquante hommes chacune. Tont le monde fut étrangement surpris de voir en marche tant de soldats armés de fusils, de sabres, de piques, de haches et de marteaux, pour détruire deux pauvres églises, que deux compagnies de soldats auraient suffi pour renverser. Cette troupe nombreuse de soldats fut considérablement grossie par une grosse multitude de gens du peuple, de tout sexe, de tout âge, de toute condition, qui se joignirent à eux dans le chemin. Les uns étaient conduits à ce spectacle par la curiosité ; d'autres y allaient, poussés par la cupidité, pour voler et piller ; quelques personnes, qui avaient reçu des bienfaits des missionnaires, y allaient par un sentiment de reconnaissance et de compassion ; les chrétiens, fondant en larmes, y accouraient de toutes parts pour rendre quelque service aux missionnaires, si l'occasion s'en présentait, ou pour mourir avec eux, si Dieu les jugeait dignes de cette faveur.
Lorsque les quatorze compagnies d'Ong-ta-khang furent arrivées à l'une des églises, une partie de cette troupe investit la maison de M. Langlois, missionnaire français, qui était voisine de cette église, pour empêcher que personne ne pût s'échapper, l'autre partie entra en tumulte pour piller. Le missionnaire, averti de ce qui allait arriver, sortit au-devant de la troupe pour recevoir les ordres du roi, et faire civilité aux mandarins. Mais, sans lui laisser le temps de parler, les soldats se jetèrent sur lui, le prirent par les cheveux, et lui lièrent les deux bras derrière le dos, comme s'il eût été un voleur, et le conduisirent en cet état au colonel, qui était demeuré en un lieu écarté. Lorsque ce missionnaire parut en public, lié et garrotté, entouré de soldats
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qui tenaient l'épée nue, et le pressaient de marcher, les chrétiens qui étaient présents, et beaucoup de païens qui le connaissaient, touchés des mauvais traitements qu'on faisait essuyer à un homme dont tout le crime était d'avoir fait du bien à tout le monde, jetèrent de grands cris et fondirent en larmes. Mais rien ne leur fut plus sensible que de voir les soldats lui couper ses habits et lui laisser à peine de quoi se couvrir. L'homme apostolique, bien instruit des coutumes du pays, et encore mieux des maximes saintes de l'Évangile, qu'il prêchait dans ce royaume depuis dix-huit ans, s'abandonna à la volonté des soldats, et souffrit ces indignités sans proférer la moindre plainte, content d'être traité de la sorte pour l'amour de Jésus-Christ, et d'avoir quelque part à ses humiliations et à ses souffrances.
Lorsqu'il fut arrivé au lieu où était ce colonel, cet officier lui dit : « J'ai ordre du roi de détruire votre église, de brûler vos livres et vos images, et de vous intimer la défense de faire aucune assemblée, et de parler jamais aux Cochinchinois de la religion chrétienne. Vous méritez la mort ; mais le roi, par bonté, vous laisse la vie sauve et votre maison. Sa Majesté vous permet de garder votre religion en votre particulier, et de continuer à assister les pauvres et les malades, comme vous avez fait jusqu'à présent. Vous devez considérer l'extrême clémence dont le roi use à votre égard, et être plus sage à l'avenir. » Le missionnaire répondit avec beaucoup de modestie : « Je remercie très humblement le roi des grâces qu'il veut bien m'accorder; mais c'en serait pour moi une bien plus grande de souffrir et de donner ma vie pour Jésus-Christ. Je dois avouer avec ingénuité que le désir de prêcher la religion est le seul motif qui m'a fait venir en Cochinchine, et mépriser tous les périls d'une très longue navigation. Dans tous mes travaux, je n'ai jamais eu d'autre vue que de faire
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connaître le souverain Maître de l'univers, et de procurer le salut des âmes. Je ne puis me dispenser d'instruire tous ceux qui veulent bien m'entendre. Si le roi et tous les seigneurs de la cour connaissaient la religion chrétienne, et les avantages qu'elle procure à ceux qui la professent, je suis persuadé qu'ils tiendraient une tout autre conduite envers ceux qui viennent la prêcher ; au lieu de les exposer à la fureur et au pillage des soldats, ils les recevraient avec joie, et les traiteraient honorablement. Je vous parle, seigneur, d'autant plus librement que j'ai l'honneur d'être connu de vous depuis longtemps, et que vous pouvez savoir beaucoup de choses de notre sainte religion. Vous n'ignorez pas qu'elle nous ordonne spécialement d'adorer et d'aimer un souverain Seigneur, qui a fait de rien le ciel et la terre, les hommes et généralement tout ce qui existe ; qu'elle nous commande d'obéir à nos supérieurs, d'éviter le mal, et de faire tout le bien que nous pouvons. Depuis que je suis dans ce royaume, j'ai toujours tâché de vivre conformément à cette sainte religion. Vous m'en êtes témoin vous-même, seigneur ; car vous savez la vie laborieuse que je mène, et les devoirs de charité que je tâche d'exercer envers tout le monde, n'ayant point de plus grand plaisir que d'obliger les grands et les petits, les pauvres et les riches, et de soulager tous les malades qui ont recours à moi, de quelque religion et de quelque nation qu'ils soient. Ma maison est ouverte à tous, et je vais de jour et de nuit partout où l'on m'appelle : je ne suis point à moi ; chacun en dispose comme il veut, et dans cette grande communication que j'ai avec tous les sujets du roi, personne jusqu'à présent n'a fait aucune plainte de moi ; on me comble au contraire de louanges de tous côtés, et cependant je me vois aujourd'hui traité comme si j'étais un insigne voleur. »
Le mandarin, interrompant le missionnaire, lui dit :
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« C'est assez, on ne se plaint point de vous, ni du bien que vous faites aux Cochinchinois ; on ne se plaint que des grandes assemblées qui se font de nuit chez vous, et du trop de zèle que vous avez pour faire des chrétiens. Le roi ne veut pas que ses sujets quittent la religion de leurs pères pour prendre la vôtre. Il est le maître, il faut lui obéir. » En disant ces paroles, il fit signe aux soldats de ramener le missionnaire lié comme il était.
Pendant ce temps-là, les soldats et beaucoup d'autres gens qui se mêlaient dans la presse brisèrent et renversèrent tout dans l'église et dans la maison du missionnaire ; ils forcèrent toutes les portes et enlevèrent tout ce qu'ils rencontrèrent, meubles, livres, papiers, images, médailles, etc. ; rien n'échappa à leur rapacité. Ceux qui s'étaient jetés sur l'église arrachèrent les toiles peintes qui servaient de tapisseries, dépouillèrent l'autel de ses ornements, emportèrent ce qui le couvrait, les rideaux, les chandeliers, les aubes, les surplis, les chasubles, et généralement tout ce qui servait au culte de Dieu et à la décoration de ce petit temple.
Le missionnaire voyait tout cela avec autant de tranquillité que s'il n'y eût eu aucun intérêt, quoique dans le fond de son coeur il gémît sur l'aveuglement de ces pauvres gens. Mais il ne put retenir ses larmes et ses plaintes, lorsqu'il vit allumer, par l'ordre du commandant, un grand feu au milieu de la cour, et y brûler ses tableaux, ses images, et tout ce qui portait quelque marque de religion. « Pourquoi traitez-vous avec tant d'impiété, dit-il aux soldats, des choses sacrées ? Si vous n'aimez pas la religion, au moins pensez à votre conservation, et appréhendez la vengeance que Dieu peut tirer de votre crime comme d'autres, avant vous, l'ont éprouvé en semblables circonstances. »
Comme les soldats ne mettaient aucun frein à leur cupidité, et brisaient tout dans la maison du missionnaire,
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quoique le roi eût ordonné de la conserver avec tout ce qui lui appartenait, un chrétien fit des représentations au colonel sur les excès que commettaient ses soldats, et le pria d'y apporter remède. Cet officier, loin d'être touché de ce désordre et de faire aucune réprimande à ses soldats, dit à M. Langlois qu'il ne le ferait point délier qu'il n'eût payé vingt-cinq écus. L'homme de Dieu eut beau lui dire qu'il ne lui restait pas un sou, il lui fallut emprunter cette somme et la donner au mandarin pour recouvrer sa liberté. Le mandarin ayant reçu cet argent, laissa deux compagnies pour achever de détruire l'église, dont il ordonna qu'on portât le bois chez lui, et s'en retourna avec le reste de ses soldats.
L'autre église eut le même sort. L'officier qui avait eu l'ordre de la détruire en fit emporter les matériaux et tout ce qu'il y avait dedans. Le missionnaire qui y faisait sa résidence ordinaire était absent, ainsi il évita beaucoup d'avanies qu'il aurait eu à souffrir de la part des soldats ; mais Dieu le réservait à d'autres souffrances.
Il y avait en ce temps-là dans 'la province de Cham, qui est la plus grande et la plus riche du royaume, un frère de la reine douairière, nommé Ong-nghê-diêm ; quoiqu'il n'eût aucune religion et qu'il fût extrêmement passionné pour les richesses et les plaisirs, il ne laissait pas, en certaines occasions, de favoriser, par intérêt, les missionnaires et les chrétiens. Cet homme, ayant appris ce qui se passait à la cour par rapport à la religion chrétienne, envoya ses soldats détruire l'église de Mgr l'évêque de Buge, vicaire apostolique de Cochinchine (1), qui était bâtie dans le principal lieu de cette province. Comme les églises, aussi bien que les maisons de ce pays, ne sont faites que de bois, sans pierres et sans briques, ce seigneur
1. Mgr
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fit apporter chez lui cette église, et la donna à un mandarin de la cour, qui en fit sa maison. Le frère de la reine, ayant appris l'affliction que causait à l'évêque la perte de son église, le fit appeler. Ce prélat, qui était peu fait aux coutumes du pays, et qui ne savait pas que, selon le génie de cette nation, les étrangers doivent souffrir tout sans rien dire, représenta à ceux qui l'étaient venu trouver le peu de justice qu'il y avait à maltraiter les chrétiens. Ong-nghê-diêm, l'ayant su, entra dans une étrange colère, et il envoya ses soldats pour arrêter l'évêque. Quelques chrétiens, qui avaient entendu l'ordre, prirent les devants, et firent évader ce prélat, qui se sauva dans la maison que les missionnaires ont à Faï-fo, ville qui n'est éloignée que de peu de l'endroit où était son église. A peine y était-il arrivé, qu'on lui annonça que les soldats venaient après lui ; il fut donc obligé de se retirer en diligence. En effet, ces soldats vinrent à la maison de Faï-fo ; et, n'ayant pas trouvé celui qu'ils cherchaient, ils pillèrent l'église et la maison, et enlevèrent tout ce qu'il y avait dedans d'ornements, de livres, de papiers, etc. Ils allèrent de là piller une autre église, qui n'est qu'à un quart de lieue. Leur maître, ayant appris d'eux-mêmes ce qu'ils avaient fait, ne les blâma point d'avoir outrepassé ses ordres ; au contraire, il mit le comble à leur violence, en chassant les missionnaires de leurs demeures, et remettant le terrain qu'ils possédaient au pouvoir de la commune de Faï-fo, de qui ils l'avaient acheté. Mgr l'évêque de Buge acheta un petit bateau ; et, accompagné d'un de ses missionnaires, il parcourut les rivières pour assister les chrétiens dans leur extrême désolation.
Tous les gouverneurs des provinces reçurent bientôt l'ordre du roi qui leur enjoignait d'abattre toutes les églises qui étaient dans leurs gouvernements. Chacun d'eux voulut se signaler par sa promptitude à exécuter
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cet ordre. Leurs premiers officiers, et en plusieurs endroits les communes, s'emparèrent des églises qui étaient dans l'étendue de leur juridiction ou de leur territoire, et changèrent les plus belles ou en maisons pour se loger, ou en halles pour le public. Ainsi les missionnaires se virent sans églises, et dépouillés de tout ce qu'ils avaient. Mais Dieu, qui veille du plus haut des cieux sur ceux qui lui appartiennent, et qui ne laisse pas pour toujours dans l'affliction ceux qui espèrent en lui, fit bientôt éclater sa juste colère sur les impies qui avaient maltraité ses serviteurs et détruit les églises consacrées à sa gloire. Ong-ta-khang, qui s'était comporté avec tant de dureté dans la destruction des premières églises, fut à peine arrivé chez lui au retour de cette expédition, qu'il se sentit frappé d'une maladie qui l'emporta en trente-cinq jours. Un de ses capitaines, qui avait pris jusqu'aux cadenas des portes du missionnaire, mourut quinze jours après son crime. L'autre grand mandarin, chargé de détruire les églises, un de ses fils qui était capitaine, trois autres capitaines, et plusieurs officiers subalternes qui avaient été des plus ardents au pillage de l'église, trouvèrent également, dans une mort précipitée, le châtiment qu'ils avaient mérité ; mais rien ne fit éclater davantage la juste vengeance de Dieu que ce qui arriva à deux soldats de ce même régiment. L'un d'eux, en travaillant à démolir l'église, fut écrasé sous une poutre ; l'autre, qu'on croit être le premier qui se jeta sur le missionnaire et le prit aux cheveux, devint aveugle. Beaucoup d'autres, non seulement à la cour, mais encore dans les provinces, furent également châtiés. Dans celle de Cham, ce frère de la reine douairière, dont il a été parlé plus haut, frappé de tant d'accidents fâcheux arrivés à ceux qui avaient persécuté les chrétiens avec le plus d'ardeur, et craignant de mourir comme eux, voulut réparer une partie du mal qu'il avait
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fait. Il rétablit les missionnaires qui avaient été chassés de Fe-fo, mais sans obliger les soldats à rendre ce qu'ils leur avaient enlevé. C'était quelque chose par rapport à deux pauvres étrangers, qui avaient été injustement pillés et chassés de leur maison ; mais cela ne suffisait pas pour apaiser la colère de Dieu, irrité de tant de crimes. Cet homme fut donc attaqué d'une cruelle maladie, dont il mourut dans un âge assez peu avancé. On dit que, dans cette dernière maladie, il semblait se repentir de tous les maux qu'il avait faits, et témoignait quelque désir d'embrasser la foi chrétienne, dans laquelle sa femme était morte avec de grands sentiments de piété. Mais celui qui pénètre le fond des coeurs, ne voyant apparemment qu'hypocrisie dans celui de cet homme, permit qu'il mourût dans son infidélité, et que le roi s'emparât des richesses qu'il avait amassées par beaucoup de crimes.
Après ces châtiments particuliers exercés sur ceux qui avaient eu le plus de part à la persécution, il semble que Dieu voulut en exercer un général sur tout le royaume. Le 2 de novembre de cette même année 1698, il y eut une si horrible tempête et un si grand débordement des eaux dans toute la Cochinchine, que, de mémoire d'homme, on n'en avait pas vu de semblables. Des maisons sans nombre furent abattues et entraînées par les eaux. Les édifices les plus grands et les plus solides, tels que les temples des idoles et le palais du roi, ne purent résister à la violence des vents. Des corps de logis entiers furent enlevés et transportés dans la campagne. On dit même que le roi, épouvanté du danger auquel il se croyait exposé, s'il demeurait dans son palais, chercha promptement sa sûreté sur une petite montagne. Une foule de personnes périrent dans leurs maisons, qui furent ensevelies sous les eaux, ou emportées par la tempête, ou entraînées par les torrents. Plus de cinquante
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voisins du missionnaire qui réside à La-ke abandonnèrent tout ce qu'ils avaient, et vinrent se réfugier dans sa maison. Dieu leur fit la grâce d'y trouver leur conservation ; mais beaucoup d'autres habitants du même lieu périrent malheureusement sous les eaux, le fléau se fit sentir et causa les mêmes dommages dans presque toutes les provinces du royaume. On ne voyait sur toute la terre de Cochinchine, comme autrefois dans l'Egypte, que mort et désolation. Mais le désastre fut encore bien plus affreux sur la mer et sur les rivières : plus de quatre cents barques, qui portaient à la cour le tribut de plusieurs provinces, furent submergées. On ne sait pas le nombre de barques marchandes qui furent brisées et coulées à fond, non plus que celui de ces petits bateaux qui courent sur les rivières, et où tant de Cochinchinois font leur demeure. On sait seulement que, après la tempête, les bords de la mer étaient couverts de corps morts ; ce qui ne paraît pas incroyable, quand on considère qu'une grande partie des habitants de ce royaume n'ont point d'autres maisons que leurs bateaux. Pour comble de désolation, cette horrible tempête fut suivie de pluies continuelles pendant cieux mois, et de trois grandes inondations, qui gâtèrent presque tous les grains et firent pourrir tout ce qui était en terre.
« Comme les jugements de Dieu sont impénétrables, dit l'auteur de la Relation écrite en 1700, je serais téméraire si j'osais assurer qu'il n'a suscité cette tempête que pour venger la cause des chrétiens et punir les infidèles de leur impiété. Mais ce qui est vrai, et ce que je puis dire sans crainte de tromper personne, c'est que beaucoup de païens l'ont cru ainsi, et ont avoué au missionnaire que, si l'on n'eût pas renversé les églises, ils n'auraient point essuyé de si rudes châtiments. Mais que ce sentiment soit un préjugé pu une vérité, il importe peu, puisque Dieu en a également« tiré sa gloire. Ces infidèles sont demeurés tout consternés
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et comme terrassés sous la puissance de Dieu, et les chrétiens ont été merveilleusement confirmés dans la foi qu'ils professent. »
Peu de temps après ces calamités, les missionnaires tâchèrent de réparer le dégât qui avait été fait dans leurs maisons, et de s'y rétablir. Les chrétiens, de leur côté, construisirent de nouvelles églises et se montrèrent plus fervents et plus zélés qu'ils n'avaient peut-être jamais été. Ils venaient en foule aux églises, et assistèrent à toutes les cérémonies avec autant de liberté que s'ils eussent été dans un pays tout chrétien. Mais cette paix ne fut pas de longue durée. Au commencement du carême de l'année 1700, les bonzes, jaloux des progrès de la religion, renouvelèrent leur premier stratagème, dans le dessein de la détruire entièrement. Ces imposteurs brisèrent quelques idoles dans leur temple, et portèrent plainte au roi contre les chrétiens, comme coupables de cette action. Ce prince, toujours mal disposé envers le christianisme, forma le dessein de faire tout son possible pour l'abolir entièrement dans ses États ; mais, avant d'en venir à l'exécution, il voulut se saisir des missionnaires, croyant qu'il réduirait bientôt les chrétiens à faire sa volonté, lorsqu'il n'y aurait plus de pasteurs.
Il y avait, pour lors, à la cour cinq missionnaires, M. Langlois, provicaire, et M. Capponi, tous deux missionnaires français, et les révérends Pères Joseph Candone, Pierre Belmonte et Antoine Arnedo, jésuites. Les trois jésuites et M. Langlois furent arrêtés le même jour; mais le révérend Père Arnedo fut élargi peu de jours après, pour des considérations particulières. Les trois autres missionnaires arrêtés demeurèrent en prison, les fers aux pieds et la cangue au cou. M. Capponi ne fut arrêté que quelques jours après. Il était aller visiter les chrétiens de la campagne, dans les environs de la cour.
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Les soldats envoyés pour l'arrêter, ne l'ayant pas trouvé chez lui, commencèrent par piller son église et sa maison, et mirent à la cangue un pauvre vieillard qui les gardait. Le mandarin, ayant appris où était ce missionnaire, envoya quatre soldats le chercher dans les villages. Ceux-ci, étant entrés dans une église qui était sur leur chemin, prièrent le catéchiste de cet endroit de les conduire là où était le missionnaire, disant que le grand mandarin Ong-ta était malade, et l'appelait pour le consulter sur sa maladie, car ce missionnaire avait la réputation de savoir un peu de médecine. Ce bon catéchiste, pensant bien faire, les conduisit au missionnaire, qui se laissa prendre aussi au piège. Il suivit ces soldats, qui ne découvrirent leur dessein que lorsqu'on fut arrivé à une église assez près de la cour. Ils ouvrirent ses corbeilles, prirent son calice, ses ornements et tout ce qu'il avait. Ils pillèrent aussi l'église, et traitèrent dès lors M. Capponi comme prisonnier. Ses catéchistes, qui étaient au nombre de quatre, prirent la fuite. Les soldats conduisirent M. Capponi au lieu où était détenu M. Langlois, avec ses catéchistes. Les deux missionnaires se saluèrent avec une grande tranquillité, et se félicitèrent mutuellement sur le bonheur qu'ils avaient de souffrir pour Jésus-Christ. Ils auraient bien souhaité demeurer ensemble ; mais il y avait ordre de les garder séparément.
Lorsque le roi se crut assuré des missionnaires, il fit publier dans la ville royale et dans toutes les provinces un édit contre la religion chrétienne, et fit partir des compagnies de soldats pour aller partout contraindre les fidèles à renoncer à leur foi. Tous les pauvres néophytes se virent donc dans l'étrange nécessité ou d'abandonner la religion, ou de s'exposer à la mort. Aussitôt que les soldats arrivaient en quelque lieu, ils faisaient assembler tous les habitants, fidèles et infidèles, hommes et femmes, et les contraignaient tous de marcher sur une image
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qu'ils mettaient à terre, et ils arrêtaient prisonniers tous ceux qui refusaient de marcher sur cette image ; et afin que personne ne pût se mettre à couvert pour être exempt de cette impiété, sous quelque prétexte que ce fût, de dignité ou de distinction, le roi ordonna à tous ses officiers, tant civils que militaires, de faire la même chose à l'égard des personnes de leurs familles dans leurs maisons particulières ; ainsi l'on vit souvent le mari contraindre sa femme, le père ses enfants, le maître ses domestiques, à renier Jésus-Christ et à fouler aux pieds les images du Sauveur. Les plus fidèles d'entre les chrétiens, appréhendant la fureur des soldats et la vengeance des Gentils, leurs voisins, et encore plus craignant de manquer de fidélité envers Dieu dans une si violente tentation, n'attendirent pas qu'on les traînât par force devant les magistrats, où ils auraient pu succomber. Ils crurent que, suivant le conseil de l'Évangile, il était mieux pour eux de prendre la fuite. Les uns allèrent donc se cacher, avec leurs femmes et leurs enfants, dans les bois et les montagnes, d'où ils ne sortaient que la nuit pour chercher de quoi nourrir leurs familles, en attendant que le feu de la persécution se ralentît et leur permît de retourner dans leurs maisons. D'autres abandonnèrent tout ce qu'ils avaient, et passèrent dans des provinces éloignées, où ils vivaient inconnus, réduits les uns à demander l'aumône, les autres à travailler comme des esclaves ; mais plus contents d'avoir conservé leur foi purè,--que s'ils avaient possédé tous les biens du monde. Quelques-uns, moins généreux, se rédimèrent de cette vexation en gagnant, par argent, les soldats et les chefs de leur village, et réussirent à sortir de leurs mains sans avoir renoncé à la religion, ni marché sur l'image, ni placé dans leurs maisons aucune marque d'apostasie. D'autres, enfin, en assez grand nombre, mirent le comble à leur gloire et à leur félicité, en souffrant courageusement le
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martyre. Mais malheureusement il y en eut dont la foi était moins vive et le coeur plus attaché aux choses de la terre, qui succombèrent et foulèrent aux pieds les saintes images, à l'exemple des Gentils, perdant par là le fruit de ce qu'ils avaient eu à souffrir ; car ils furent battus, pillés, arrachés de leurs maisons et traînés par force dans les places publiques, pour y obéir à l'édit du prince ; et quelle confusion, d'ailleurs, n'était-ce pas pour eux de marcher, à la vue de tout le monde, sur des images qu'ils révéraient dans le fond du coeur ! Tous ceux qui ne voulurent pas commettre cette impiété furent cruellement battus et mis à la cangue pour être livrés aux gouverneurs des provinces, ou menés à la cour. Ceux qui s'étaient retirés dans les bois et les montagnes y restèrent pendant plus d'un an, souffrant la faim et la soif, l'ardeur du soleil pendant le jour, et, pendant la nuit, de vives inquiétudes causées par la crainte d'être dévorés par les tigres, les éléphants et autres bêtes féroces. Mais toutes ces misères ne sont rien en comparaison de celles qu'endurèrent les généreux confesseurs de la foi détenus dans les prisons. Les prisons de ce pays ne sont point, comme en Europe, des maisons fermées où l'on peut être en repos quelque temps dans un lieu particulier. Ici, quand on met un homme en prison, on lui met une cangue au cou et des fers aux pieds, et on le laisse ainsi dans un corps de garde, où il est veillé jour et nuit par des soldats. Un tel séjour est bien pénible ; il l'était surtout pour ces missionnaires européens, qui, par pudeur, n'osaient presque se donner aucun des soulagements nécessaires à la vie. Cependant, il fallait qu'ils le fissent, bon gré mal gré. Il faut dormir à demi nus sur une simple natte étendue à terre, toujours la cangue au cou, entassés dans un lieu très étroit, où la chaleur est extrême le jour et la nuit, et où l'on a la tête rompue par le bruit continuel des soldats qui vont et viennent. Mais ce qu'il y a de plus
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incommode, c'est d'être rongé par la vermine et visité à tous les changements de garde, parce que les soldats qui entrent en faction veulent qu'on leur donne par compte tous les prisonniers, comme ils sont obligés de les rendre à ceux qui leur succèdent ; d'où il arrive qu'ils éveillent et tourmentent les prisonniers, lorsqu'ils pensent goûter quelque repos.
Dès que M. Capponi fut entré dans sa prison, le lieutenant de la compagnie l'avertit de songer à sa conservation, et de ne point s'exposer aux tourments, l'assurant que le roi lui ferait grâce, s'il voulait renoncer à sa religion. Ce missionnaire lui répondit avec dignité : « Ce n'est pas à un prédicateur de la religion qu'il faut tenir de semblables discours. Ne pensez pas que les hommes qui viennent ici des extrémités de la terre, avec des peines infinies, pour annoncer Jésus-Christ aux peuples infidèles, veuillent le renoncer par la crainte de quelques tourments. Faites envers moi tout ce qu'il vous plaira ; je suis prêt à tout souffrir. Quoi qu'il en
soit, je suis bien reconnaissant de votre bonne volonté, et je prie Dieu de vous en récompenser. »
Après avoir mis ce missionnaire à la cangue et aux fers, on lui demanda un rôle des chrétiens ; et, sur le refus qu'il fit de le donner, et même d'en nommer aucun, on lui appliqua la question à quatre diverses reprises, en lui pressant les doigts d'une étrange manière entre deux morceaux de bois. Comme on ne put tirer de lui aucun aveu, on le laissa pour tourmenter le vieillard qui gardait sa maison pendant son absence. Ce vieillard supporta généreusement cette torture, sans découvrir personne ; ce qui remplit les infidèles d'étonnement, et leur fit admirer la grâce et la vertu de la religion chrétienne, qui donne tant de courage à ceux qui en font profession. Ces deux confesseurs de Jésus-Christ avaient leurs doigts tout meurtris et écrasés, et il n'y avait là personne de
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leur connaissance qui pût les assister et leur procurer les remèdes nécessaires. La femme du capitaine, quoique païenne, leur rendit tous les bons offices qu'ils auraient pu recevoir des meilleurs chrétiens. Elle pansa elle-même leurs plaies, et au bout de vingt jours ils furent parfaitement guéris.
Sur dix chrétiens qui étaient dans la même prison que M. Capponi, et qui, à en juger par leurs réponses, paraissaient disposés à recevoir la grâce du martyre, deux seulement l'acceptèrent ; les autres, par une indigne préférence de la vie du temps à celle de l'éternité, foulèrent aux pieds l'image du Sauveur.
Dès que la nouvelle de la détention de plusieurs missionnaires se fut répandue parmi les chrétiens, les plus zélés d'entre- eux vinrent de toutes parts, hommes et femmes, les visiter et leur apporter ce dont ils pouvaient avoir besoin. Les soldats, loin de les rebuter, les invitaient à entrer librement ; et, touchés des larmes qu'ils leur voyaient répandre à la vue des missionnaires, ils se disaient les uns aux autres : « Quelle cruauté de faire mourir de si braves gens ! et quelle folie à nous de les arrêter, puisque nous sommes obligés de les garder le jour et la nuit et que nous ne faisons qu'augmenter nos peines et nos veilles ! »
Pendant que les soldats s'entretenaient de la piété des chrétiens, l'un d'eux s'approcha d'un des missionnaires, et lui dit à l'oreille qu'il souhaitait de tout son coeur d'être chrétien, et qu'il le priait de lui indiquer les moyens de le devenir. Ce missionnaire ne manqua sans doute pas de le faire à la première occasion.
Quoique les missionnaires de la ville capitale eussent été arrêtés dès le mois de mars 1700, ils ne furent présentés au roi que le 22 avril suivant, parce que la superstition empêche les Cochinchinois de faire aucune exécution dans les premiers mois de leur année, et ce mois
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tombait, cette année-là, dans le mois de mars. Les prisonniers étaient au nombre de quarante-un ; savoir, quatre missionnaires et trente-sept chrétiens, tant hommes que femmes. Ils furent tous amenés devant le roi, ayant la cangue au cou et les fers aux pieds, dans une grande place qui est devant le palais, où le roi tient sa cour tous les jours de grand matin. Il y avait un monde infini, qui était venu de toutes parts pour les voir. Chaque prisonnier avait auprès de lui un soldat, qui tenait sa cangue d'une main, et de l'autre un sabre levé, prêt à frapper au premier commandement du roi.
On ne fit aucune demande aux missionnaires sur leur religion, parce qu'on était bien persuadé qu'ils étaient dans la disposition de mourir plutôt dans les tourments que de l'abandonner. On proposa aux chrétiens, qui étaient assis à terre, selon la coutume des criminels, l'alternative ou de mourir, ou d'abandonner la religion des Européens pour reprendre de bon coeur et sincèrement celle du pays. Près de la moitié protestèrent qu'ils étaient prêts à faire tout ce qu'il plairait au roi de leur ordonner : les autres, plus généreux et plus constants, répondirent qu'il leur était plus avantageux de mourir pour Jésus-Christ que de vivre sans lui, et qu'ils acceptaient la mort. L'officier qui faisait les interrogations déclara aux uns et aux autres que ce n'était pas assez de faire des protestations de vive voix sur le pari qu'ils prenaient ; que le roi voulait que tous donnassent leur résolution par écrit, chacun en son particulier. Cela fut accepté de tous. On ne demanda point d'écrit aux missionnaires, on se contenta de leur demander leur nom et leur pays. Après cet examen, ils furent tous reconduits en prison.
Quatre jours après, on les présenta de nouveau au roi. Chacun d'eux tenait en main un papier contenant leur déclaration ; les uns déclaraient qu'ils consentaient à
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abandonner la religion chrétienne; les autres, qu'ils voulaient mourir pour sa défense. Les premiers furent condamnés à la bastonnade et à avoir un doigt coupé. Cet arrêt fut exécuté à la vue de toute la cour et d'une foule de peuple.
Dans le premier interrogatoire, plus de vingt chrétiens avaient témoigné qu'ils étaient prêts à mourir pour la religion ; dans celui-ci, sept seulement persévérèrent dans leur première résolution. Le roi les condamna à mourir de faim et de soif, dans une petite cabane qui avait été construite dans une île, à un quart de lieue du palais. De ce nombre étaient trois femmes, qui montrèrent toujours un courage invincible et une vertu à l'épreuve de toutes les fatigues de la prison. Comme elles allaient avec une joie incroyable se renfermer dans cette cabane pour y finir leurs jours par une mort glorieuse, le roi les fit arrêter, et commanda qu'on les renvoyât chez elles, après leur avoir donné une bastonnade et coupé le bout des doigts et le bout des oreilles. Deux d'entre elles souffrirent ces tourments sans s'émouvoir et se retirèrent en rendant grâces à Dieu de ce qu'il les avait jugées dignes de participer aux opprobres de sa croix. Le capitaine qui faisait exécuter les ordres du roi, étant parent de la troisième, fit tout ce qu'il put pour lui persuader de se délivrer de cette peine en renonçant à la religion chrétienne; mais, voyant qu'il perdrait son temps, et que sa parente ne souhaitait rien tant que de souffrir pour l'amour de Jésus-Christ, qu'elle prêchait sans cesse à tous ceux qui l'environnaient, il fit signe à ses soldats de l'épargner. Ceux-ci, après lui avoir donné une légère bastonnade, approchèrent de ses oreilles leurs mains qui dégouttaient encore du sang de ses compagnes, et la jetèrent hors de la presse, comme si elle eût souffert toute l'exécution. Cette généreuse chrétienne, loin de se réjouir d'avoir été épargnée, et loin de remercier son parent, en ressentit,
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au contraire, une si vive douleur, qu'elle en poussait les hauts cris, se voyant privée de l'honneur que ses compagnes avaient reçu dans cette occasion. Le révérend Père Arnedo, qui avait été mis en liberté, se trouvait là présent. Croyant que c'était la douleur qui faisait crier cette femme, il s'approcha d'elle pour la consoler et lui donner quelques onguents; mais il fut bien surpris quand il sut qu'elle ne pleurait que parce qu'elle n'avait pas été traitée comme les deux autres.
Les quatre confesseurs qui restèrent furent conduits dans la cabane qu'on leur avait préparée. Ils y furent gardés jour et nuit, jusqu'à ,ce qu'ils eussent consommé leur martyre. On ne saurait croire avec quel empressement les infidèles, aussi bien que les chrétiens, allaient en troupes visiter ces illustres martyrs dans leur prison. Ceux qui y étaient allés une fois auraient voulu y retourner toujours, tant ils trouvaient de consolation dans leurs discours. Ils parlaient des peines qu'ils souffraient et des biens qu'ils attendaient dans l'autre vie, d'une manière si touchante, que les infidèles se sentaient portés à embrasser la foi et les chrétiens à s'unir à leurs souffrances, pour finir leur vie avec eux. Quand on leur demandait ce qui les faisait le plus souffrir, ils répondaient qu'ils étaient tourmentés par une soif ardente et par un feu secret qui leur dévorait les entrailles. On les voyait aussi quelquefois se coucher sur le sable, et s'en couvrir pour chercher quelque humidité dans celui qui était plus profond, et pour tempérer tant soit peu l'ardeur qui les consumait. Les soldats qui les gardaient leur disaient! « Hé ! pauvres gens, pourquoi mourez-vous ainsi ? Nous sommes dans une île, au milieu de la rivière : l'eau nous environne de tous côtés. Mettez seulement le pied sur l'image, et vous aurez la rivière à votre discrétion. » Mais les confesseurs poussaient un petit soupir languissant, accompagné de ces paroles : « Il ne nous est pas
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permis d'accepter de l'eau au prix auquel vous voulez nous la vendre. Il vaut mieux pour nous mourir de soif, que d'offenser celui qui nous a créés, de rien, et qui est mort pour nous. »
Le douzième et le treizième jour de leur prison, on vit leurs yeux s'obscurcir peu à peu, leur langue aride demeurer comme attachée à leur palais, leurs bras devenir immobiles, et une si grande faiblesse s'emparer de tout leur corps, qu'ils ne pouvaient plus se tenir debout ni assis. Le quinzième jour, celui qui avait toujours paru le plus faible de complexion s'endormit du sommeil des justes, pour aller recevoir la couronne que sa foi et sa constance lui avaient méritée. Le seizième et le dix-septième jour, deux autres quittèrent aussi cette vallée de larmes pour aller se reposer en Dieu, pour l'amour duquel ils avaient tant souffert. Le quatrième, qui était plus robuste, et qui, par ses discours, encourageait les autres à la patience; ne mourut que le dix-huitième jour, abîmé dans une paix profonde. Après leur mort, le roi fit mettre leurs corps en pièces, et ordonna qu'on les jetât dans la mer, de peur que les chrétiens n'en fissent des reliques, et ne leur rendissent les honneurs dont ils seront éternellement dignes.
Très peu de temps après la mort de ces quatre martyrs, le premier mandarin du royaume, ministre d'État et oncle du roi, qui avait été le principal moteur et agent de cette persécution, et qui avait inventé ce nouveau genre de prison, où l'on faisait mourir les chrétiens par la faim et la soif, mourut presque subitement. Ses parents, attribuant cette mort soudaine et inopinée à la cruauté qu'il avait exercée envers les chrétiens, envoyèrent d'abord faire des sacrifices à la prison où ces chrétiens étaient morts, afin que les âmes de ces quatre martyrs n'empêchassent pas l'âme du défunt de retourner dans son corps, croyant que, comme il était mort si soudainement, son
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âme n'était pas allée plus loin, et reviendrait bientôt dans son corps, pourvu que les âmes des quatre chrétiens qu'il avait fait mourir n'y missent point d'obstacle. En effet, les païens cochinchinois croient que cela est possible, et que cela arrive ainsi toutes les fois qu'ils voient revenir à elle quelque personne qui est tombée en syncope. En conséquence, ils poussent de grands cris et en font pousser encore plus par les bonzes peur rappeler les âmes des personnes nouvellement trépassées.
Au reste, cette mort prompte du premier ministre ne fit aucune impression sur le coeur du roi, et ne ralentit point l'ardeur avec laquelle il persécutait les chrétiens et les missionnaires. Il ne voulut pas qu'on fît mourir ceux-ci par l'épée ni par la faim ; mais il ordonna qu'on leur mît au cou des cangues plus pesantes et de plus gros fers aux pieds, et qu'on les reconduisît dans leurs prisons pour y finir leurs jours. L'ordre fut aussitôt exécuté. On leur donna des cangues si pesantes, qu'ils ne pouvaient se lever seuls quand ils étaient couchés, ni marcher sans que quelqu'un leur aidât à porter ce fardeau.
Quelque temps après cette exécution, deux autres missionnaires furent pris dans la province de Cham et amenés à la cour; c'étaient M. Sennemand, missionnaire français, et M. Nicolas Fonséca, prêtre chines natif de Macao. Ces deux missionnaires s'étaient cachés dès le commencement de la persécution, non par la crainte des prisons ni de la mort, mais pour ne pas s'exposer témérairement et pour pouvoir consoler et soutenir des chrétiens par leur présence et leurs exhortations mais leur précaution fut inutile. Les soldats qui avaient ordre de les prendre donnèrent la question à tant de gens, sans distinction d'âge ni de sexe, pour savoir où ils étaient, qu'ils furent enfin découverts. On les amena devant le roi, comme leurs confrères, la cangue au cou et les fers aux
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pieds, au milieu d'une troupe de soldats qui avaient tous le sabre à la main. Le roi les regarda longtemps, sans rien leur dire et sans les faire interroger par personne ; puis il ordonna de les mettre tous deux chacun dans une prison séparée.
Dans ce même temps, on amena à la cour trois chrétiens des provinces de Dinh-cat et de Quang-binh, qui s'étaient distingués par la liberté avec laquelle ils avaient confessé leur foi devant les magistrats. Le plus qualifié des trois était Paul Kiên, colonel d'un régiment. Il demeurait dans un lieu où le roi entretient toujours six ou sept mille hommes de troupes, pour garder les frontières dé son royaume du côté du Tong-king. Le second était fils d'un mandarin : il était engagé dans une compagnie d'où l'on tire les officiers. Le troisième était un jeune catéchiste qui ne faisait que commencer l'exercice de ses fonctions. Les magistrats auraient pu les faire mourir, s'ils avaient voulu, parce qu'ils désobéissaient aux ordres du roi ; mais, soit par compassion, soit par quelque considération particulière, ils se contentèrent de les maltraiter de paroles ; et, après leur avoir reproché leur désobéissance et leur mépris pour la religion de leurs ancêtres, ils les envoyèrent au roi, pour que ce prince en fît ce qu'il lui plairait.
Le roi, les voyant en sa présence enchaînés comme des criminels, n'adressa la parole qu'à Paul Kiên : « Colonel, lui dit-il, je ne veux pas que mes sujets soient chrétiens. Je le leur ai défendu par un édit qui a été publié dans tout mon royaume. Vous le savez, et vous ne m'obéissez pas, après les obligations que vous m'avez ! Vous méritez la mort. Il faut maintenant abandonner cette religion étrangère, ou mourir. Choisissez. » Cet officier répondit généreusement : « Sire, il n'y a rien que je ne sois prêt de faire pour obéir à Votre Majesté, pourvu que ma conscience n'y soit point intéréssée ; qu'elle me
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commande ce qu'il lui plaira, elle me trouvera toujours disposé à tout : la religion chrétienne est la seule chose où je suis obligé d'aller contre vos ordres, parce que je ne saurais l'abandonner sans désobéir au souverain Seigneur du ciel et de la terre, et sans me perdre pour jamais, quant au corps et quant à l'âme. J'ai reçu cette religion de mes parents, par une grâce très particulière du souverain Seigneur du ciel. Il faut que je la préfère à tout, même à ma vie, afin que je ne me rende pas indigne des biens éternels que Dieu a promis à ceux qui lui seront fidèles. »
Les seigneurs de la cour, regardant le témoignage sincère que ce colonel venait de rendre à sa foi et à sa religion comme un crime de lèse-majesté commis à la face du roi même, en furent extrêmement irrités, et demandèrent la permission de le mettre en pièces ; mais le roi se contenta de le condamner à la mort, et le renvoya dans son pays pour y avoir la tête tranchée. Le roi prononça aussi, dans le même temps, l'arrêt de mort contre les deux autres confesseurs. Le jeune catéchiste fut condamné à être renfermé dans une cabane, pour y mourir de faim et de soif : et le jeune militaire. à être reconduit dans le camp pour y être décapité. De ces trois personnes, qui avaient si bien commencé, le jeune militaire fut le seul qui persévéra jusqu'à la fin et eut en effet la tête tranchée. Le jeune catéchiste demeura onze jours dans sa cabane, sans boire ni manger, et il édifiait par ses discours tous ceux qui allaient le visiter; mais enfin, vaincu par la soif, il succomba et consentit à fouler aux pieds l'image du Sauveur du monde, préférant indignement un verre d'eau au royaume des cieux et aux biens éternels, qui auraient été son partage, s'il eût encore persévéré trois ou quatre jours.
« On peut juger de la grandeur des souffrances de ceux qui ont consommé leur martyre par la faim et par la
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soif, dit l'auteur de la Relation écrite en 1700, en faisant un peu d'attention aux symptômes qui parurent sur le corps de ce catéchiste, lorsqu'il sortit de prison pour marcher sur l'image. Il était si pâle, qu'il ressemblait à un mort. Ses yeux étaient enfoncés dans la tête et tout languissants ; sa peau était desséchée comme s'il eût été mis sur le feu, et l'ardeur qui lui dévorait les entrailles était si grande, qu'elle lui faisait jeter le sang par la bouche, par le nez et par les oreilles. Ses organes ont été considérablement altérés et affaiblis par tout ce qu'il a souffert, et il en est devenu sourd. Ce pauvre jeune homme, après avoir un peu repris ses
forces, et considéré plus à loisir la perte qu'il a faite par ce désir d'un soulagement passager, ne cessait pleurer jour et nuit sur sa faute. »
Le colonel Paul Kiên, qui avait témoigné tant de courage devant le roi, fut malheureusement vaincu par les larmes de sa famille. Il trouva dans son pays des ennemis en apparence moins durs et moins cruels que ceux qu'il avait eus à la cour, mais plus séduisants et plus capabes de l'abattre. Sa femme, ses enfants, ses parents, ses amis, du nombre desquels était le général des troupes, voyant qu'il était résolu de mourir, se jetèrent tous ensemble à ses pieds et le conjurèrent, par les paroles du monde les plus tendres, d'avoir pitié de sa famille, qui allait rester plongée dans la dernière désolation, s'il continuait de désobéir au roi. Après bien des gémissements répandus en sa présence, on lui fit une affreuse peinture des maux qui allaient fondre sur tous ses proches par la perte de leurs charges, de leurs biens, et par l'aversion que le roi conserverait pour eux. On lui représenta qu'on ne demandait pas qu'il abandonnât la religion chrétienne, qu'il serait libre de la garder dans son particulier tant qu'il voudrait ; qu'on le priait seulement de céder au temps, en donnant quelques légères marques d'obéissance
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au roi. On l'assura qu'il pouvait faire cela én approchant son pied de l'image sans la toucher ; que par ce moyen il contenterait la cour et rendrait la paix à sa famille, sans abandonner la religion. Cet homme, dont la constance avait paru jusqu'alors inébranlable, et qui avait si généreusement préféré la mort à la vie devant le roi, se laissa vaincre non par ce faux raisonnement trop grossier pour séduire un chrétien aussi instruit qu'il l'était, mais par la tendresse qu'il avait toujours eue pour sa famille. Il mit donc le pied sur l'image, après une si longue résistance, en protestant hautement qu'il demeurait toujours chrétien, et perdit ainsi la couronne du martyre que Dieu lui avait offerte. Le général des troupes, qui était idolâtre et qui se mettait fort peu en peine du crime dont Paul venait de souiller son âme, écrivit aussitôt au roi que Paul avait obéi à ses ordres et foulé aux pieds l'image qu'on lui avait présentée; que l'espérance qu'il avait que Sa Majesté voudrait bien faire grâce à un sujet pénitent, l'avait obligé à suspendre l'exécution de son arrêt, jusqu'à ce qu'elle eût été informée des dispositions de Paul. Personne ne doutait que le roi ne dût être bien aise de ce changement et n'accordât volontiers la vie à Paul. Mais, ô profondeur des jugements de Dieu t le roi, indigné de ce que cet officier avait plus déféré aux prières de sa famille qu'à ses ordres, confirma la sentence de mort qu'il avait prononcée contre lui et voulut absolument qu'il eût la tête tranchée. Cette nouvelle jeta toute la famille de ce colonel dans une étrange consternation, voyant qu'ils perdaient Paul et tout ce qu'ils avaient cru pouvoir conserver aux dépens de sa foi et de son honneur. Mais Paul surtout eut le coeur percé d'une douleur extrême de se voir obligé de mourir, et de n'avoir pas la gloire de mourir pour Jésus-Christ. Néanmoins, après avoir protesté qu'il mourait chrétien et demandé pardon du mauvais exemple qu'il avait donné, il présenta avec
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assurance sa tête au soldat qui devait exécuter l'arrêt, et reçut le coup de la mort en témoignant un regret amer de sa faute.
Deux autres chrétiens, qui demeuraient dans le poste militaire de la province de Quang-binh, le plus voisin des frontières du Tong-hing, donnèrent un grand exemple de constance dans la foi et de grandeur d'âme. Ils étaient l'un et l'autre simples soldats. Le commandant, offensé de la liberté avec laquelle ils protestaient qu'ils ne pouvaient se résoudre ni à fouler aux pieds l'image du Sauveur, ni à abandonner la religion du vrai Dieu, les fit décapiter.
Les chrétiens de la province de Cham se distinguèrent par leur générosité à confesser la foi. Arrivés au lieu où les mandarins faisaient fouler aux pieds les saintes images, ils refusèrent courageusement de le faire. Les officiers et les soldats ne réussissant point à leur faire commettre cette impiété, en les accablant de coups de bâton, les traînaient à vive force pour leur faire mettre les pieds sur les images, ou les faisaient s'asseoir dessus par contrainte. Alors, ces chrétiens protestaient qu'on leur faisait violence, et que leur volonté n'avait aucune part à ce qu'on leur faisait faire de cette manière. Le mandarin qui gouvernait cette province par intérim favorisait secrètement les chrétiens : il en renvoya un grand nombre chez eux; il n'en envoya que huit à la cour, pour savoir la volonté du roi à leur égard. Le prince, dont la colère était déjà diminuée, les lui renvoya, pour qu'il les traitât comme il l'entendrait, jusqu'à ce qu'ils eussent consenti à marcher sur les images. Ce mandarin les retint d'abord quelque temps en prison. Dans la suite, il leur permit d'aller et venir, parce qu'ils trouvèrent des personnes qui se rendirent leurs cautions. Mais ce mandarin étant mort vers la fin de l'année 1702, son successeur, qui haïssait la religion chrétienne,fit comparaître devant lui ces chrétiens
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et, les voyant résolus à mourir plutôt que de renoncer à leur foi, il les fit enfermer dans leur ancienne prison plus étroitement qu'auparavant. L'un de ces chrétiens y mourut l'année suivante, les sept autres ne sortirent de prison qu'en l'année 1704.
Un autre chrétien de cette même province, nommé Jean Tuân, fut honoré de la couronne du martyre dès les premiers temps de la persécution. Ce généreux chrétien était médecin de profession, et frère d'un prêtre cochinchinois: il avait étudié lui-même quatre ans dans le séminaire de Siam. Il était bien instruit de la religion chrétienne, et ses moeurs étaient très pures. Il faisait tout ce qu'il pouvait pour obliger les infidèles du village où il demeurait ; mais les services qu'il leur rendait n'étaient payés que d'ingratitude : ils lui portaient envie, tant à cause des bénédictions que Dieu répandait sur sa famille, que parce qu'ils s'imaginaient que la profession qu'il faisait du christianisme et les assemblées que les chrétiens tenaient chez lui, étaient la cause des malheurs qui leur arrivaient : car, s'il y avait quelque sécheresse, si leurs troupeaux mouraient, si leurs vers à soie ne profitaient pas, ils s'en prenaient à lui, comme s'il en eût été la cause. En conséquence, ils cherchaient toutes sortes de prétextes pour le persécuter. Un édit, publié en 1690 contre la religion chrétienne, leur en fournit une occasion. Dès qu'ils eurent connaissance de cet édit, ils firent comparaître Jean Tuân devant le village assemblé, pour l'obliger à renoncer à la religion chrétienne, et à promettre qu'il n'en ferait plus aucun exercice. Lorsqu'il sortit de la maison pour aller se présenter devant les païens, son épouse lui dit avec un zèle héroïque : « Mon cher époux, je vous prie, au nom de Dieu, de ne pas vous démentir en cette occasion, et de vous souvenir que vous avez été élevé dans le séminaire de l'évêque, que vous êtes frère d'un prêtre, et que vous êtes le catéchiste et comme la
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lumière de tout ce canton. Parlez librement, et confessez votre sainte religion sans crainte, afin de ne pas vous rendre indigne de la grâce de Dieu, et de donner le bon exemple à tous ceux que vous avez instruits. Le roi a défendu de faire mourir personne pour cause de religion. Tout le mal qui peut nous arriver, si nous sommes constants dans la foi, c'est de perdre notre bien ; mais nous ne mourrons pas pour cela de faim : vous savez la médecine, et moi je sais coudre : nous gagnerons plus qu'il ne nous faudra pour vivre commodément. » Jean, plus animé par la grandeur de sa foi que par le discours de son épouse, confessa généreusement sa religion, et protesta que rien au monde ne pourrait la lui faire abandonner. Les infidèles, transportés de colère, voulaient mettre ce chrétien en pièces ; mais quelques uns, plus modérés que les autres, les en empêchèrent, en leur représentant que l'édit du roi défendait de professer la religion chrétienne, mais ne condamnait les chrétiens à aucune peine; que, s'ils maltraitaient celui-ci, le roi, qui ne manquerait pas de le savoir, s'en prendrait à toute la commune et la punirait rigoureusement. Ils se contentèrent donc de charger le confesseur de la foi d'injures et d'opprobres, et de le chasser de leur territoire. Cependant comme dans la suite ils eurent besoin de ses remèdes, ils le rappelèrent après un an d'exil, et lui promirent de ne plus l'inquiéter. Mais la cruelle persécution excitée par l'édit de 1700, plus rigoureux que tous ceux qui avaient été portés précédemment contre la religion chrétienne, ralluma toute la fureur de ces infidèles contre Jean Tuân. Ils le firent venir sur la place publique où ils étaient assemblés, pour le forcer à renier Jésus-Christ et à fouler aux pieds son image. Le voyant bien résolu de ne pas commettre une si détestable impiété, ils se jetèrent sur lui à coups de bâton, et l'étendirent mort à leurs pieds, baigné dans son sang. Il rendit son âme à Dieu, sans proférer aucune
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parole, parce qu'il perdit connaissance dès les premiers coups qu'il reçut.
Des six missionnaires détenus prisonniers à la cour, comme on l'a dit ci-dessus, trois moururent glorieusement dans leur prison : savoir, les révérends Pères Belmonte et Candone, et M. Langlois. Le premier, âgé d'environ cinquante ans, travaillait en Cochinchine depuis huit ans ; il mourut le 28 mai 1700, après deux mois et demi de captivité.
Le révérend Père Candone était Sicilien. Il expira le 28 mai 1701, à l'âge de soixante-quatre ans, après onze mois de souffrances continuelles, causées non seulement par les chaînes et la cangue qu'il portait, comme les autres confesseurs de Jésus-Christ, mais encore par plusieurs infirmités habituelles. Il supporta ces longues et cruelles douleurs avec une patience qui non seulement édifia ses compagnons de prison, mais encore remplit d'admiration les gardiens païens qui en furent les témoins, M. Langlois mourut le 30 juillet 1700. Il ne fut presque point malade. Un jour ou deux avant sa mort, sentant une langueur extrême dans tout son corps, il se traîna avec beaucoup de peine, les fers aux pieds et la cangue au cou, pour aller trouver un de ses confrères, et se consoler avec lui de ce qu'ils avaient à souffrir. Les officiers et les soldats avaient tant de considération pour lui, qu'ils lui laissaient la liberté de sortir quand il voulait. Après avoir passé quelque temps avec ce confrère, il retourna dans sa prison. Le lendemain, cet autre missionnaire ayant appris qu'il était à l'extrémité, obtint de ses gardes la permission d'aller le visiter, et il lui administra les derniers sacrements. M. Langlois les reçut avec de grands sentiments de piété, et peu de temps après il expira doucement, s'estimant heureux de mourir en prison pour la foi de Jésus-Christ, qu'il prêchait dans la Cochin-chine depuis vingt-un ans. MM. Sennemand, Capponi et
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Nicolas Fonséca, détenus aussi prisonniers à la cour, n'eurent pas le même bonheur ; mais ils restèrent privés de leur liberté jusqu'à la fin de l'année 1704. D'abord, on les avait mis dans la prison commune aux malfaiteurs. Outre le désagrément d'être là au milieu d'une multitude de brigands et d'assassins, et de soldats qui montaient la garde jour et nuit, ils y étaient exposés aux injures du temps, à une malpropreté et puanteur excessives, si entassés qu'ils avaient de la peine à se coucher et à se tourner avec leurs fers et leurs cangues. M. Capponi, au bout de quelque temps, obtint du capitaine à la garde duquel il était confié de se construire une petite cabane dans un coin de la cour de ce capitaine, et d'y exercer la médecine. Cinq ou six mois après, M. Sennemand obtint la permission d'y habiter avec son confrère. Ils étaient sous la garde de ce capitaine et de ses soldats, et portaient toujours des fers légers.
Trois autres missionnaires français, MM. Féret, Gouges et Destréchy, furent arrêtés dans le Ciampa, vers Pâques de l'an 1700, sur un vaisseau chinois, sur lequel ils s'étaient embarqués pour passer à Siam. MM. Gouges et Destréchy en étaient venus depuis peu pour se faire ordonner prêtres par le vicaire apostolique de Cochinchine, parce qu'il n'y avait point alors d'évêque à Siam : ils y retournaient. M. Féret y allait pour rétablir sa santé, épuisée par dix-huit ans de travaux apostoliques dans le Ciampa, où il était seul chargé de la mission la plus pénible, non à cause du nombre des chrétiens ; car il n'y avait que sept ou huit petites chrétientés, mais elles étaient disséminées sur une côte de deux cents lieues de long; il y en avait qui étaient à six ou sept journées de distance les unes des autres : et, comme sur la route il n'y a ni village ni aucun lieu de repos, il fallait coucher la nuit à l'air sur le sable, et porter, pendant tout le voyage, outre ses ornements d'église, tout ce qui était nécessaire
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à la vie, même de l'eau douce pour boire et pour faire cuire le riz. J,es difficultés n'empêchaient pas ce fervent missionnaire de visiter chaque année, une fois, ou deux ces pauvres chrétiens qui, pour la plupart, n'auraient jamais vu de prêtre, ni participé aux sacrements, s'il n'avait eu le courage d'aller les chercher. Ces trois missionnaires étaient partis de Nha-ru ; on les y ramena, et on les jeta dans les prisons. M. Féret, déjà malade en y entrant, ne fit que,languir dans ce triste séjour ; et, après plusieurs mois de souffrances, il y termina sa vie le 12 juin 1700, âgé de cinquante-sept ans . Vers la fin de la même année, MM. Gouges et Destréchy furent enfermés par ordre du vice-gouverneur de la province de Nha-ru, dans un autre cachot, avec des chrétiens condamnés à mourir de faim et de soif. Mais quelqu'un ayant représenté à ce mandarin que le roi ne condamnait à mort, pour cause de refus d'apostasie, que ses propres sujets, et que les étrangers étaient seulement détenus dans les fers, il fit sortir de cachot les deux missionnaires au bout de trois jours, et les fit reconduire dans leur première prison, où on leur remit la cangue et les fers qui leur avaient été ôtés avant de les mettre dans la cabane où ils devaient mourir de faim.
Un missionnaire jésuite, qui fut arrêté dans la province de Dông-nai, fut aussi condamné au même genre de mort; mais il fut retiré du cachot où il devait subir ce supplice, à l'arrivée d'un mandarin de la cour, qui observa au gouverneur de la province que c'était aller contre les intentions du roi que de faire mourir les étrangers. Un chrétien cochinchinois, enfermé dans le même cachot que ce missionnaire, y fut laissé jusqu'à ce qu'il eut rendu l'âme et consommé son martyre. Trois chrétiens, dans la province de Nha-ru, remportèrent la même palme du martyre, avec des circonstances bien remarquables, et après de bien longues souffrances. Voici quelle en fut l'occasion.
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M. Laurent, prêtre cochinchinois, exerçait son ministère dans la province de Dinh-cat ; des affaires de famille l'amenèrent dans le Ciampa, après la mort de son père, qui s'y était établi depuis peu. En s'en retournant par mer, il entra dans le port de Nha-ru, où son frère et sa soeur étaient domiciliés. Ce fut là qu'il apprit les premières nouvelles de la persécution. Il était né dans cette province ; mais il y avait vingt ans qu'il en était sorti, et il n'y était pas connu.
Il alla donc chez ses parents, comme s'il n'avait été ni prêtre ni originaire de l'endroit : il y fit même porter ses ornements ; et, dès qu'il fit nuit, il fut dresser un autel dans la maison de sa soeur Agnès. Il y rassembla la plus grande partie des chrétiens, pour les consoler et les encourager par ses exhortations, et pour les fortifier par la vertu des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie qu'il leur administra. Le matin, étant revenu à sa barque, il apprit qu'on avait volé des effets appartenant au gouverneur de Dinh-cat, qui l'avait prié de s'en charger; ce qu'il n'avait pas cru pouvoir refuser à ce mandarin, auquel il avait de très grandes obligations. Il porta ses plaintes aux magistrats du lieu, qui envoyèrent aussitôt des soldats pour chercher dans toutes les maisons les effets volés. Ces soldats entrèrent dans la maison d'Agnès, et y trouvèrent deux corbeilles qui renfermaient les ornements de M. Laurent. A la vue de ces objets inconnus pour eux, ils jugèrent que cette pieuse chrétienne et tous ses parents étaient complices du vol dont on cherchait les auteurs. Sur ce seul soupçon, ils saisirent tout ce qu'il y avait dans la maison d'Agnès et l'amenèrent aux magistrats, avec son frère, nommé Dominique, et un cousin germain, nommé André. Son mari était alors en voyage. M. Laurent, craignant que ses parents ne fussent regardés et punis comme auteurs ou complices d'un crime dont ils étaient tout à fait innocents, déclara
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publiquement aux juges qu'il était prêtre, que les ornements lui appartenaient, et que les accusés étaient son frère, sa soeur et son cousin germain. Ainsi, pour une affaire il en eut deux à soutenir ; et comme la dernière était une affaire de religion, et regardait les ordres du roi, elle fit oublier la première, et les magistrats ne s'occupèrent plus de la recherche des effets du gouverneur de Dinh-cat. Ils ordonnèrent que M. Laurent fût mis à la question, pour voir s'il persisterait toujours à se déclarer prêtre et à reconnaître pour ses parents ceux chez qui on avait trouvé ces ornements. Il souffrit cette torture avec beaucoup de courage, et demeura inébranlable dans sa première déclaration. Alors les juges, ne doutant plus qu'il ne fût prêtre, lui demandèrent, ainsi qu'à ses parents, s'ils voulaient, pour obéir aux ordres du roi, marcher sur les images et abandonner la religion. Ils rejetèrent tous cette proposition avec beaucoup de liberté, et furent condamnés, selon l'édit du roi, à mourir de faim et de soif. A cet effet, on les conduisit aussitôt à un cachot fait exprès ; c'était une espèce de cabane isolée, faite de pieux piqués en terre, avec une couverture en paille. La tranquillité qui était peinte sur le visage des quatre confesseurs témoignait à tout le monde la joie qu'ils ressentaient au fond du coeur de mourir pour Jésus-Christ.
Rien ne fut plus digne d'admiration que la liberté d'esprit que fit paraître Agnès en se séparant de ses deux enfants, âgés l'un de sept ans, l'autre de dix, qui la suivaient fondant en larmes. « Cessez de pleurer, mes chers enfants, leur dit-elle un peu avant d'arriver au lieu où elle devait être enfermée ; cessez de pleurer, puisque c'est pour la religion que nous allons mourir. Je vais, pour la dernière fois, vous donner de l'argent pour acheter des fruits : allez en paix, et retournez à la maison. » Ces pauvres enfants, après avoir été au
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marché et employé leur argent, revinrent au lieu où ils avaient laissé leur mère, et, ne l'y trouvant plus, ils se mirent à pleurer et à pousser des cris qui excitèrent la compassion des assistants, et même des soldats. Enfin, quelques personnes de leurs proches, averties, vinrent les chercher et eurent beaucoup de peine à les remmener. Le mari d'Agnès étant revenu chez lui quelques jours après, accablé de douleur et comme hors de lui-même, vint, avec ses deux enfants, à la porte du cachot, et adressa à sa femme les paroles les plus tendres, entre-coupées de pleurs et de sanglots, pour la conjurer d'avoir pitié de ses pauvres enfants. La courageuse Agnès, après l'avoir écouté avec beaucoup de patience, lui répondit, avec autant de générosité que de simplicité : « Je vous
en conjure, mon cher époux, cessez de vous attrister sur mon sort; vous savez pour quel sujet je suis ici c'est pour la cause de Dieu. Mourir pour une aussi belle cause est le plus grand bien et le plus grand honneur qui puisse m'arriver, ainsi qu'à vous et à vos enfants. Pourquoi donc vous alarmer de la sorte ? Cessez de pleurer. Ce dont je vous conjure, c'est d'élever nos deux enfants dans la crainte de Dieu, et de croire que je me souviendrai de vous et d'eux dans le ciel, où j'espère bientôt recevoir la couronne du martyre. » Cette réponse consola et anima tellement le mari d'Agnès, que, loin de continuer à s'attrister et à s'efforcer de la détourner de sa résolution, il fut désormais le premier et le plus ardent à l'encourager, en lui disant : « Puisque vous êtes dans cette généreuse et ferme résolution de tout abandonner pour Dieu, à Dieu ne plaise que je cherche à vous détourner de l'accomplir ; au contraire, je prie Dieu, et je le prierai tous les jours, de vous faire la grâce de persévérer jusqu'à la fin. Je me charge du soin de ces pauvres enfants ; je ne viendrai plus vous parler, dans la crainte de vous causer de l'affliction et d'interrompre vos prières et vos communications avec Dieu. » MM. Gouges et Destréchy avaient été, comme on l'a dit plus haut, enfermés dans le même cachot que ces quatre confesseurs, et destinés, comme eux, à mourir; mais ils furent retirés au bout de trois jours. M. Laurent n'y resta non plus que très peu de jours, parce que les magistrats de Nha-ru reçurent une lettre du gouverneur de Dinh-cat, qui leur recommandait ce prêtre comme une personne de sa maison chargée de ses effets. En conséquence, non seulement il fut mis en liberté, mais encore on lui permit de visiter de temps en temps ses parents, qui étaient restés dans la fatale prison. On leur associa, dès les premiers jours, deux autres chrétiens arrêtés aussi dans la prison de Nha-ru, qui avaient constamment refusé de fouler aux pieds l'image du Sauveur. L'un était âgé de soixante-dix ans, et avait longtemps exercé les fonctions de catéchiste ; l'autre, âgé seulement de trente-trois ans, était fils d'un mandarin de la province : il était très lettré, et prêchait hardiment la religion aux mandarins eux-mêmes. Du reste, il était infirme et d'une complexion très délicate.
Les confesseurs se trouvèrent donc dans le cachot au nombre de cinq. Ils paraissaient bien déterminés à mourir tous ensemble, et ils enduraient le cruel supplice de la faim et de la soif avec une patience et une constance qui faisaient l'admiration de tout le monde. Mais le sixième jour, André, cousin germain de M. Laurent, causa à ses compagnons une affliction extrême, en manquant de courage et demandant à sortir. Ils joignirent leurs exhortations à celles de M. Laurent, pour l'encourager et l'animer à la persévérance ; mais ils ne purent rien gagner sur son esprit. Il leur répondit qu'il ne pouvait plus supporter le feu qui le brûlait intérieurement, et qu'il était résolu d'obéir au roi pour le présent; que, dans un autre temps, il verrait ce qu'il pourrait faire. Les soldats le
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tirèrent du cachot et le menèrent devant les magistrats, en présence desquels il marcha sur l'image et perdit, par cette lâche apostasie, tout le mérite qu'il avait acquis par ses souffrances. Des quatre autres confesseurs, trois seulement combattirent contre la faim et la soif jusqu'à la mort; et, comme c'était alors le temps des pluies et du froid, leur martyre fut très long. Le premier qui succomba fut le jeune lettré, fils d'un mandarin; il mourut le quarantième jour depuis son entrée dans le cachot. Le vieillard qui y avait été enfermé en même temps que lui le suivit trois jours après. La généreuse Agnès expira doucement le quarante-sixième jour, couchée à terre sur une petite natte, auprès de son frère Dominique.
Celui-ci resta seul dans le cachot, si faible et si languissant qu'il semblait prêt à rendre l'âme. Les soldats, ne croyant pas qu'il pût marcher, l'abandonnèrent à lui-même. Cependant ce pauvre homme, se voyant seul, recueillit le peu de forces qui lui restaient, et en trouva encore assez pour s'en aller. Les soldats revinrent le cinquantième jour, et furent fort étonnés de ne plus le trouver dans la prison. Mais ils le reprirent peu de temps après, et le conduisirent devant les juges, qui lui demandèrent s'il avait renoncé à la religion chrétienne. Les soldats, touchés de compassion de l'état pitoyable où ils le voyaient, répondirent eux-mêmes qu'il avait satisfait aux ordres du roi. Dominique garda le silence, soit qu'il n'eût pas entendu ce que dirent les soldats, soit qu'il ne se crût pas obligé, en conscience, de désavouer leur déclaration. Les juges, en conséquence, le laissèrent aller.
Aussitôt après la mort d'Agnès, M. Laurent, son frère, fit porter son corps dans la maison d'une veuve chrétienne. Les chrétiens accoururent en foule pour voir et honorer le corps de cette généreuse martyre. Un capitaine païen, informé de ce concours de chrétiens, y vint
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aussi avec des soldats. et en arrêta quelques-uns qui portaient chacun un chapelet sur soi. Ce capitaine les présenta au grand mandarin qui commandait en l'absence du gouverneur. Il leur ordonna de fouler aux pieds les saintes images. Plusieurs eurent la lâcheté d'obéir à ce commandement impie. Deux femmes chrétiennes seulement eurent le courage de le mépriser et furent mises en prison. Elles y restèrent jusqu'à l'arrivée d'un nouveau gouverneur, que le roi envoya dans cette province en 1701: il y arriva en décembre. Ce nouveau gouverneur était fort zélé pour la religion chrétienne. Il permit à ces deux femmes d'aller et venir librement, moyennant une caution, qu'il leur fut aisé de trouver, vu les bonnes intentions de ce nouveau gouverneur. Il accorda la même permission, sous la même condition, à MM. Gouges et Destréchy. Il y eut aussi, dans la province de Quinhon, sept chrétiens qui confessèrent la foi avec beaucoup de constance et de générosité, entre autres une
jeune fille de quatorze ans, qui souffrit une rude question avec un courage admirable. Elle fut mise en liberté au bout de quelques jours, avec deux autres de ces confesseurs, qui, n'ayant pas, à cause de leur indigence, de quoi satisfaire l'avarice des persécuteurs de la foi, furent renvoyés chez eux. Les quatre autres furent enfermés dans les prisons ; mais, comme il se trouva des personnes qui se rendirent leurs cautions, et que d'ailleurs il n'y avait aucun ordre de les renvoyer à la cour, ils recouvrèrent bientôt leur liberté. Un grand nombre de chrétiens de la province de Phu-yên conservèrent leur fidélité envers Dieu, en prenant la fuite pour se cacher dans les forêts et les montagnes voisines, ou en s'expatriant et passant, avec leurs familles, dans des provinces éloignées.
Voilà le récit de ce qui se passa de plus remarquable dans cette violente tempête qu'essuya la mission de
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Cochinchine pendant l'année 1700, et qui ne cessa entièrement que sur la fin de l'année 1704. Le roi ne fit mourir les chrétiens, pour cause de religion, que pendant la première année 1700. Les années suivantes, ce prince et ses mandarins tinrent envers eux une conduite plus modérée. Au lieu de faire mourir les chrétiens qu'on leur présentait, ils leur faisaient donner des coups de bâton, et les renvoyaient ensuite avec dureté et mépris. On les frappait avec tant de cruauté, que plusieurs de ces chrétiens demeuraient longtemps sur la place comme morts, et d'autres en furent incommodés pour le reste de leur vie. Au reste, cette modération ne parut point procéder d'un changement de dispositions du roi envers la religion chrétienne, dont il se montra toujours ennemi, mais de la crainte qu'il avait de faire tort à ses États et de diminuer ses revenus ; ce qui serait arrivé, s'il eût continué de faire mourir les chrétiens, ou de les obliger à fuir de côté et d'autre.
L'on n'a parlé, dans cette Relation, que des chrétiens qui furent maltraités et tourmentés par le roi et ses officiers ; mais ils ne furent point les seules victimes de la persécution. Il y eut encore un très grand nombre de personnes de l'un et de l'autre sexe qui se laissèrent rouer de coups par les infidèles de leur village, ou laissèrent piller leurs maisons, plutôt que de donner la moindre marque d'obéissance à l'édit publié contre la religion chrétienne. De tous les missionnaires qui étaient en Cochinchine en ce temps là, quatre seulement ne tombèrent point entre les mains des persécuteurs, savoir : Mgr l'évêque de Buge , vicaire apostolique ; M. Forget, provicaire ; M. Ausiès, missionnaire français ; et le R. P. Christophe Cordeiro, jésuite de Macao. Mais l'un d'eux, M. Forget, mourut de maladie, le 22 octobre de l'année 1700, âgé de soixante ans, après trente années de travaux apostoliques, dont il en avait passé
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dix-huit à la Cochinchine. S'il ne mourut pas d'une mort violente pour la cause de la foi, il eut beaucoup à souffrir de la persécution. A la première nouvelle qu'il en eut, il quitta la province de Nha-ru, où il résidait ordinairement, et se retira dans une petite île de la province de Nha-trang, dans l'espoir qu'il pourrait, de temps en temps, passer de cette île à la terre ferme pendant la nuit, et y rassembler en quelque lieu les chrétiens pour les consoler et les fortifier. Il logeait dans une pauvre cabane très petite et très incommode. Il tomba au mois de juillet. Il eut la consolation de mourir entre les mains de deux de ses confrères, MM. Gouges et Destréchy, qui, quoique prisonniers, obtinrent, par l'entre-mise du mandarin qui tenait le premier rang auprès du gouverneur, et qui avait toujours eu pour M. Forget beaucoup d'estime et d'affection, la permission d'aller le visiter dans sa maladie.
Mgr l'évêque de Buge, dans les commencements de la persécution, se tint caché dans un bateau qui allait et venait le long des côtes. Ayant trouvé une caverne fort retirée, il y fit dresser un autel et y conféra l'ordre de prêtrise à un diacre cochinchinois, qui était revenu du séminaire de Siam depuis deux ans. Ce prêtre, étant naturel du pays et n'y étant point encore connu, put, en prenant de grandes précautions, aller de côté et d'autre visiter les chrétiens dans une grande province dont il était chargé lui seul.
Les autres missionnaires, qui étaient étrangers, ne purent, pendant les premières années de cette violente tempête, exercer leurs fonctions. La persécution s'étant ralentie vers l'an 1702, ils purent visiter secrètement, mais non sans danger, une partie des chrétientés ; et il y eut encore un grand nombre de néophytes cochinchinois qui restèrent, pendant plusieurs années, dépourvus de secours religieux. Ce ne fut que vers la fin de l'année 1704, que les missionnaires détenus en prison depuis 1700 recouvrèrent tout à fait leur liberté, et recommencèrent à pouvoir visiter les chrétiens comme par le passé.