2. SUR L'AVARICE

 

Chrétiens, qui avez été appelés à l'espérance de l'héritage céleste, habitants des champs ou de la ville, je m'adresse à vous tous que la solennité de ce jour a réunis dans cette enceinte ; aucun de vous n'ignore ni l'objet qui nous rassemble, ni le motif de cette pompe qu'on déploie dans ce temple consacré aux martyrs ; vous le savez, des fêtes annuelles ont été instituées en leur honneur, et vous connaissez les vues qui ont guidé nos ancêtres, lorsqu'ils les ont établies, et transmises à leurs descendants. Un instant de réflexion suffit pour nous convaincre que de pareilles institutions sont nées d'une piété ardente, et que le but de ces réunions solennelles est l'instruction et l'édification des âmes ; le culte que nous rendons aux martyrs doit nous porter à imiter leur zèle pour la foi, et les discours que prononcent les docteurs dans cette solennité nous apprennent toujours quelque vérité utile, que nous avions ignorée jusque là, ils donnent des fondements solides à nos croyances, éclaircissent à nos yeux quelque point obscur de l'Écriture, ou nous fournissent des lumières pour l'amendement de la vie et la règle des moeurs. Mais il me semble que, négligeant la pratique de la vertu, oubliant le soin de vos âmes, vous ne songez qu'à Mamon et à ses dons sordides ; vous ne quittez pas un instant le marché ; sans cesse attentifs à inventer mille ruses, vous avez recours au mensonge, à l'artifice pour vous procurer à peu de frais ce qui excite vos désirs ; vos efforts ne tendent qu'à déprécier, qu'à avilir le bien d'autrui.

Ah  ! croyez-moi, tournez cette activité, cette ardeur, vers les choses saintes  : renoncez aux calculs de l'avarice, gardez-vous de cette fièvre mercantile ; méprisez cette basse cupidité comme ressemblant à une prostituée qui sourit à tous les passants, qui porte des habits empruntés et un visage couvert de fard. Attachez-vous, au contraire, à cette religion divine, pleine de décence et de pudeur, dont la parure et le maintien sont à la fois si graves et si modestes. Salomon a dit dans le livre des Proverbes  : « Ne la forcez pas à s'éloigner, et elle vous défendra ; aimez-la, et elle vous conservera ». Ne passez pas dédaigneusement devant l'église sans y entrer ; ne méprisez pas ce qui vous est servi à cette table sainte, parce que vous pouvez l'obtenir gratuitement. Écoutez nos paroles avec d'autant plus d'empressement que nous ne sommes pas ici comme des marchands placés derrière un comptoir, tenant une balance à la main, no songeant qu'aux intérêts de leur commerce ; quant à nous, nous n'avons d'autre but que le bien de nos auditeurs et le salut de ceux que nous instruisons. Nous avons lu, dans les Actes des apôtres, le discours adressé par saint Paul à Agrippa ; saint Paul était un apôtre fidèle et un habile orateur. Avec un peu d'attention, vous reconnaîtrez que la crainte ne lui fit point trahir la vérité ; il parle à Agrippa avec une liberté respectueuse, il ménage l'extrême susceptibilité de son caractère  : on dirait qu'il cherche à adoucir une bête féroce par un langage plein de réserve et de charme. Nous avons également entendu aujourd'hui la voix prophétique de Zacharias, qui nous a entretenus d'une pierre sur laquelle brillaient sept yeux, d'un candélabre d'or portant sept flambeaux et deux branches d'oliviers ; ce sont autant de symboles qui jettent la plus vive lumière sur les mystères profonds qui enveloppent la personne du Fils unique de Dieu. Que d'autres passages dans les Livres saints qui sont autant de mines fécondes  ! Je voudrais les creuser avec vous et vous mettre en possession de ces divins trésors ; mais je me sens lié par la promesse que je vous ai faite hier, et je reviens à la matière que je me suis engagé à traiter. Nous avons touché en passant à la question de l'avarice ; mais le temps nous a manqué pour signaler la folie et la vanité de ce vice, nous nous sommes réservé d'entrer aujourd'hui en de plus longs développements. Veuillez donc me prêter votre attention et recueillir mes paroles avec l'impartialité d'un juge équitable. Il ne s'agit point ici d'affaires étrangères, il est question de notre salut éternel, notre âme elle-même est en cause, il faut prononcer sur son sort, et décider si elle n'a pas mérité d'être honteusement expulsée du séjour de la vie.

L'avarice ne consiste pas seulement à vouloir entasser trésors sur trésors, à rechercher avec une ardeur insatiable l'argent et les autres biens de ce monde ; mais on tombe dans ce défaut toutes les fois que l'on s'abandonne à des désirs coupables, à un attachement déréglé, quelle que soit d'ailleurs la nature de l'objet qui nous l'inspire. L'auteur de ce péché est le démon lui-même qui, élevé à l'origine des choses au rang éminent d'archange, entreprit de remplacer sur son trône la Divinité elle-même, et dans son fol orgueil osa lever l'étendard de la révolte contre le Tout-Puissant ; mais il fut précipité dans l'abîme, non loin de la terre que nous habitons, et il est devenu pour nous un voisin redoutable ; ainsi, loin d'atteindre le rang suprême auquel il avait eu l'audace d'aspirer, il fut dépouillé de la splendeur dont il avait été revêtu en sa qualité d'archange ; semblable à ce serviteur infidèle qui, au moment où il espérait s'enrichir par sa soustraction, fut traité comme un voleur ; rappelant dans sa mésaventure ce chien dont il est parlé dans la fable, qui lâcha la proie qu'il tenait pour courir après son ombre, et qui ne put atteindre cette insaisissable apparence. Après lui, le premier homme, séduit par la volupté, goûta du fruit défendu, et perdit ses droits sublimes à l'immortalité ; de même Ésaü, tenté par un plat de lentilles, renonça plus tard à son droit d'aînesse.

N'est-ce pas l'ambition désordonnée de nos pères qui a ouvert la porte à cette multitude de langues et d'idiomes divers qui se parlent sur la surface du globe  ? L'excès du bonheur leur donna le vertige ; ils s'imaginèrent follement pouvoir se frayer un chemin jusqu'au ciel, et dans cette présomptueuse pensée, ils élevèrent une tour immense, du haut de laquelle ils espéraient y atteindre ; mais tout-à-coup ils furent arrêtés par un obstacle imprévu ; à la clarté du langage, à la valeur convenue des termes, succéda une horrible confusion de sons inconnus et d'expressions inintelligibles, et dès lors l'obscurité des paroles, l'incertitude dans leur sens, le besoin de les interpréter fut légués aux nations.

Quelle fut la cause de toutes les calamités qui fondirent sur Pharaon si ce n'est son ambition injuste et le désir de soumettre à son empire un peuple étranger, sur lequel il n'avait aucun droit  ?

Pour n'avoir pas voulu permettre de se retirer à des hommes qui n'appartenaient point à sa domination, il perdit un grand nombre de ses sujets qui périrent lors du massacre des premiers-nés et de la catastrophe de la mer Rouge. Je ne parle point des eaux du fleuve changées en sang, de ces myriades de grenouilles et d'insectes qui se répandirent sur toute l'Égypte, de cette maladie honteuse, qui attaqua les habitants, dont les corps furent bientôt couverts de lèpre et de pustules, de cette mortalité effroyable qui fit périr tant d'animaux, enfin de la peste et de toutes les plaies qui désolèrent le peuple d'Égypte en punition de l'avarice et de la cupidité de son roi. L'Écriture sainte nous apprend ailleurs que ce péché fut puni dans une autre occasion par une lèpre horrible. Vous qui aimez à vous rappeler les faits historiques, reportez votre mémoire sur les principales circonstances de la vie d'Élisée  : souvenez-vous du Syrien Naaman, qui fut guéri de la lèpre en se lavant dans les eaux du Jourdain ; Giézi, ce serviteur avare, fut au contraire atteint de ce mal, pour avoir trafiqué des choses spirituelles et reçu de l'argent en récompense de la guérison que son maître avait gratuitement opérée. A quoi faut-il attribuer l'audace et la barbarie d'Absalon, ce fils dénaturé qui voulut attenter aux jours du plus tendre des pères, sinon l'impatience de monter sur le trône, et au désir injuste de s'approprier le bien d'autrui  ? Comment Judas fut-il déchu du rang de disciple du Sauveur, et d'apôtre préféré devint-il un traître infâme  ? Il avait été administrateur infidèle des deniers confiés à sa garde, il espérait s'emparer de ce qui restait, il convoita le prix du sang innocent. N'est-ce pas à la cupidité qu'il faut attribuer encore la fin tragique d'Ananias et de Saphire, telle qu'elle est rapportée dans les Actes des apôtres  ? Ils eurent recours à la supercherie pour conserver une partie de leur argent, et commirent un sacrilège en mentant à l'Apôtre. Un jour ne me suffirait pas si je voulais faire ici le dénombrement des ministres ou des esclaves de l'avarice.

Laissons donc les faits que nous présentent les temps passés, consultons notre expérience de chaque jour ; elle nous apprendra les funestes effets de ce vice, elle nous apprendra avec quelle peine on se dégage des liens dont il nous enlace, quelles racines profondes il pousse dans les coeurs où il a su s'introduire, et comment, au lieu de s'affaiblir par le temps, il s'affermit, vieillit et meurt avec ceux dont il s'est une fois emparé. Le libertin, l'homme livré aux plaisirs tombe épuisé par ses excès, sa fougue s'est ralentie aux glaces de l'âge, ou lorsque la beauté qui l'avait captivé a vu ses charmes se flétrir. L'homme soumis aux appétits de son ventre renonce à la table par satiété, ou lorsque les organes digestifs, affaiblis de fatigue et refusant des aliments, ont apaisé cette insatiable intempérance. L'ambitieux brille sur différents théâtres, et se lasse enfin de se donner en spectacle et de rechercher de vains applaudissements. Mais l'avarice est une passion dont on a peine à se délivrer. Semblable à ce lierre plein de sève et de verdeur, qui se glisse autour des branches d'un arbre voisin, les enveloppe de ses contours, les enlace avec tant de force qu'on ne peut l'en arracher, et s'attache tellement même aux rameaux desséchés que le fer seul parvient à l'en séparer en brisant ses longs replis ; ainsi le mal qui ronge le coeur d'un avare, jeune ou vieux, s'oppose à tous les efforts que l'on tente pour l'en détacher ; il faut, pour opérer cette cure, que votre parole soit tranchante comme le glaive.

L'avare est odieux à ses proches, il est à charge à tous ceux qui vivent avec lui, ne rend aucun service à ses amis, se laisse à peine aborder par des étrangers ; c'est un voisin incommode, un époux insupportable ; il ne donne à ses enfants qu'une éducation incomplète, sordide ; il se refuse presque tout à lui-même ; nuit et jour il est assiégé d'inquiétudes et de soucis ; enfin on l'entend s'adresser la parole et se parler tout haut à lui-même comme un homme tombé en démence. Tandis qu'il a de tout en abondance, il se plaint de sa misère extrême ; il ne jouit pas des biens présents, et regrette toujours ceux qu'il ne peut atteindre ; il ne tire aucun profit de sa fortune, et il fixe continuellement un regard d'envie sur celle de son prochain. Il ne sait où renfermer ses nombreux troupeaux, ils couvrent de vastes plaines, et s'il aperçoit une seule brebis appartenant à son voisin, et qui lui paraisse belle, il oublie toutes celles qui sont à lui, et il est tourmenté du désir de s'approprier celle qu'il ne peut avoir. Boeufs, chevaux et terres, ses regards s'arrêtent sur tout. Sa maison est remplie de richesses, mais elles ne lui servent à rien. Celui qui est insatiable n'a pas de jouissance, sa demeure peut se comparer à ces tombeaux qui renferment des trésors dont nul ne possède l'usage. Le corps de l'avare se consume d'inanition, et son âme demeure dans un affreux dénuement ; sa bourse ne s'ouvre point pour soulager le pauvre. Mais quand guérira-t-il de cette déplorable passion, le malheureux qui en est atteint  ? Apprenez-le-nous, vous que ce mal a attaqués  !

Hélas  ! j'en ai connu qui étaient malades et alités, et qui préféraient leur argent à leur guérison. Si le médecin leur prescrit un de ces remèdes qu'on se procure à peu de frais, un de ces remèdes composés de thym ou d'une plante facile à trouver, alors le malade s'empresse de suivre l'ordonnance ; mais s'il s'agit de médicaments préparés à grand prix dans les pharmacies, il aimera mieux mourir que de délier sa bourse. Eh pourquoi s'en étonner  ? Toutes les pensées de l'avare sont tournées vers la terre ; la richesse, voilà sa vie. Il s'afflige de la prospérité publique ; il se réjouit des malheurs de l'État  : ce qu'il désire c'est de voir le peuple accablé d'impôts afin d'augmenter ses bénéfices en prêtant son argent à gros intérêts ; il se réjouit quand de malheureux débiteurs sont poursuivis par d'impitoyables créanciers, parce qu'il y voit une occasion de s'emparer à vil prix de leurs terres, de leurs troupeaux, de tout ce qu'ils possèdent. Vous le voyez souvent, comme un astronome occupé à considérer les astres ; ce qui l'intéresse, ce n'est point le lever d'une étoile, ni le cours d'une planète ; il examine si l'état de l'atmosphère, si les apparences du ciel annoncent une sécheresse ou des inondations. Il se réjouit des calamités qu'il prévoit, parce qu'elles secondent ses espérances. Alors il fait de grandes provisions qu'il entasse dans ses greniers, où il les enferme avec soin ; il suppute ses richesses et se livre à de grands calculs. Si, lorsqu'il se berce des plus douces espérances, et qu'il rêve aux profits imaginaires qui doivent l'enrichir, quelque épais nuage s'élève sur l'horizon, il s'effraie comme à l'approche d'un grand péril ; qu'une pluie légère tombe du ciel, des larmes s'échappent de ses yeux ; et si l'eau coule en abondance et détruit l'espoir d'une sécheresse, le voilà dans la désolation ; et avec autant d'empressement que si son fils unique était en danger de mort, il court de tous côtés, cherchant des moyens de garantir ses blés des vers et de toute avarie. S'il s'aperçoit qu'ils commencent à s'échauffer, il ne sait qu'inventer pour les rafraîchir ; il les fait secouer, étendre, exposer à l'air ; le malheureux ne les perd pas de vue dans sa sollicitude ; pendant le jour il a soin de les mettre à l'abri de la chaleur, la nuit il les laisse à découvert, exposés à la fraîcheur de l'air. Qu'au moment où plein de soucis il s'occupe de ces soins, un pauvre se présente, et sollicite de lui un peu de ce froment qu'il est menacé de perdre, ou il lui refusera tout secours, ou il ne lui en accordera que d'une main avare et mourant de regret.

Vous qui êtes dominés par ce vice malheureux, je vous engage à ne pas vous tourmenter si fort, à vous épargner ces soucis dévorants ; la condition d'un avare est vraiment digne de pitié. Celui-là même est à plaindre, qui se livre à tous les plaisirs ; qui place le bonheur dans la bonne chère et les jouissances matérielles, et qui s'imagine que l'homme ne doit se proposer d'autre but que la satisfaction des sens. Est-il en effet quelqu'un de plus malheureux que l'homme rongé par une sordide avarice, qui se refuse le nécessaire ; qui, possédant seul ce qui suffirait au bonheur de tant d'autres, ne trouve dans la possession de ses richesses que des soucis sans fin et aucun fruit de ses longues fatigues  ? Ignore-t-on que tout dans la vie, excepté la vertu, a un but d'intérêt personnel, et que toutes les actions humaines tendent à une fin  ? On ne s'expose pas aux dangers de la navigation uniquement pour le plaisir de traverser les mers ; on ne se livre pas aux travaux de l'agriculture dans le seul but de remuer la terre ; on a toujours une raison qui porte à braver les peines et les dangers ; l'agriculteur songe à ses moissons, le navigateur aux richesses qu'il rapportera d'outre-mer. Mais vous, insensé, quel but vous proposez-vous  ? Pourquoi ramasser de toutes parts, et à grand'peine tant d'inutiles trésors  ? La vue de ces biens me réjouit, direz-vous  ? Eh, contentez autrement cette faiblesse  : regardez, regardez les biens d'autrui, et ce désir s'apaisera ; que si l'éclat de l'argent vous captive et vous éblouit, entrez dans les magasins d'un orfèvre ; là il vous sera permis de repaître vos yeux de la vue de ce brillant métal, ou bien encore, transportez-vous sur la place où se vendent les ouvrages d'orfèvrerie, et là, considérez à loisir ces bassins, ces aiguières, ces vases ciselés, et tant d'autres merveilles gratuitement étalées aux regards des passants. Vous pourrez en même temps jouir de la vue de ceux qui pèsent sans cesse de l'argent, qui le manient et l'empilent sur les comptoirs. Mais si vous voulez m'en croire, vous écouterez les conseils de la sagesse, vous renoncerez à ce penchant dépravé, et vous changerez les dispositions de votre âme. On se corrige aisément de l'avarice puisqu'elle n'est point une nécessité de nature, mais un penchant volontaire dont s'affranchit sans peine celui qui sait prendre une détermination.

Portez votre pensée dans l'avenir, songez à cette époque où un peu de terre couvrira votre corps étendu dans un cercueil et privé de tout sentiment, où votre dépouille froide et glacée sera déposée sur une pierre. Où seront alors vos richesses, et ces trésors amassés avec tant de soin  ? Qui héritera des biens que vous aurez laissés sur la terre  ? Est-il bien sûr qu'ils arrivent à celui à qui vous les aurez destinés  ? Si vous laissez des enfants, peut-être se trouvera-t-il un avare comme vous, qui leur intentera quelque procès injuste, et qui, sans pitié pour leur douleur, les chassera du toit paternel. Que si, manquant d'enfant, vous faites un choix parmi vos amis, avez-vous lieu de compter sur l'exécution de vos dispositions testamentaires  ? La loi vous offre-t-elle une garantie certaine  ? Croyez-vous avoir prévenu toute discussion, toute chicane  ? Il faut si peu pour décider de la nullité d'un testament  ! Ne voyez-vous pas qu'en cette matière des contestations nouvelles sont chaque jour portées devant les tribunaux  ? Que les clauses les plus évidentes ne sont pas à l'abri de la subtilité des procureurs, des avocats, de la mauvaise foi des témoins qui trafiquent de leurs consciences et de l'injustice même des juges  ?

Par ce qui se passe sous vos yeux, vous pouvez juger de ce qui arrivera lorsque vous ne serez plus. Si vous avez acquis votre fortune par des moyens qu'approuve l'honnêteté, faites-en un bon usage, à l'exemple de Job ; si vous avez eu recours à l'injustice, défaites-vous du bien mal acquis, rendez-le à ses possesseurs légitimes, et dans le même état que vous l'avez reçu, en y ajoutant l'intérêt, comme le fit Zachée. Si vous n'avez point de richesses, gardez-vous de vous en procurer par des voies injustes. Autrement, lorsqu'il vous faudra partir et vous engager dans le voyage de l'éternité, ce sera une mauvaise provision pour vous que le péché ; alors des étrangers et des inconnus prendront la jouissance de vos biens, et vous comprendrez la vérité de cette parole de David  : « Il accumule des richesses, et il ne sait pour qui il les amasse » (Ps 38,7). Alors vous vous rappellerez ce mauvais riche qui se montra si insensible aux maux de Lazare  : nous avons lu son histoire dans l'Évangile, et le récit de sa punition n'est pas une invention imaginée pour effrayer les esprits ; il nous retrace avec exactitude ce qui nous attend dans la vie future. La pourpre a disparu, le sceptre a passé en d'autres mains, les plaisirs se sont évanouis ; mais les crimes qui en sont nés ont survécu, et, comme l'ombre suit le corps, ils suivent le coupable lorsqu'il sort de ce monde. L'infortuné  ! il a vécu dans l'abondance et le faste, et il sollicite à grands cris la goutte d'eau qui coule du doigt d'un lépreux, il implore le secours de ce pauvre mendiant qu'il a vu naguère étendu à l'entrée de son palais, il implore son secours, et naguère il n'eut pas même une main pour éloigner les chiens qui venaient lécher ses plaies  : aujourd'hui son désir est de se voir uni à Lazare, qu'il aperçoit au loin dans les régions des bienheureux, mais dont il est séparé par un abîme infranchissable. Cet abîme ne ressemble point à ces fossés qui entourent un camp et qui sont destinés à en défendre l'accès à l'ennemi ; c'est une barrière que le péché établit entre le coupable qui a subi sa condamnation et le juste qui jouit de sa béatitude, et qui doit maintenir entre eux une séparation éternelle.

Le prophète Isaïe semble exprimer la même opinion, lorsqu'en réprimandant un peuple insensé il s'écrie  : « Non, la Main de l'Éternel n'est pas trop courte pour sauver, ni son Oreille trop dure pour entendre. Mais ce sont vos crimes qui mettent une séparation entre vous et votre Dieu » (Is 59,1&endash;2). Si par le péché les hommes sont séparés de Dieu, on ne peut douter qu'ils n'en soient séparés par l'avarice, le plus grand de tous les péchés, puisque le grand apôtre saint Paul l'appelle avec raison une idolâtrie, et déclare qu'elle est la source et l'origine de tous les maux. Qu'est-ce qui ramena au culte des démons ces hommes qui avaient embrassé la foi du Christ, et qui étaient instruits de nos mystères  ? N'est-ce pas le désir d'augmenter leurs richesses, et de s'emparer du bien d'autrui  ? S'ils abandonnèrent avec tant de légèreté le culte et la religion du vrai Dieu, c'est qu'on leur avait fait espérer de hauts emplois dans la magistrature et le gouvernement ; c'est qu'on leur avait promis un rang et une opulence égale à celle des rois. Ces faits remontent à une époque déjà assez éloignée ; mais il en est de beaucoup plus récents, et qui se sont passés, pour ainsi dire, sous nos yeux. Lorsque de nos jours un perfide empereur, après s'être longtemps donné pour chrétien, renonça tout-à-coup au christianisme, et, laissant tomber le masque dont il s'était paré, non seulement ne rougit point de sacrifier ouvertement aux démons, mais engagea tout le monde par l'appât des récompenses à imiter cet affreux exemple, combien qui désertèrent alors l'Église pour courir aux autels des faux dieux  ! Combien qui séduits par l'espérance des richesses et des honneurs, ne reculèrent point devant une honteuse apostasie  ! On les voit aujourd'hui parcourir nos villes, portant sur leur front le signe de l'ignominie, devenus pour tout le monde odieux et méprisables, pour avoir préféré un peu d'argent à Jésus Christ, pour avoir imité la trahison de Judas ; on les désigne par le nom d'apostats, comme certains animaux à qui l'on donne des dénominations particulières, à cause des taches qu'ils portent ; ils se sont laissés entraîner sans résistance au plus grand de tous les forfaits, en marchant sur les traces d'un prince qui s'était souillé par la plus exécrable impiété. C'est ainsi que, suivant la parole de l'Apôtre, l'avarice est une idolâtrie, la source malheureuse d'où émanent toutes sortes de crimes et d'atrocités. Ceux qui vont chercher l'or dans les entrailles de la terre, prétendent que l'on rencontre des mines principales d'où partent des filons qui se répandent en sens divers semblables à ces ramifications des racines qui s'étendent au loin du pied des arbres d'où elles naissent  : on peut dire de l'avarice qu'elle ressemble à ces mines d'or, puisqu'elle pousse des rejetons et, pour ainsi dire, des veines d'où partent des fruits de mort.

Là je vois un fils coupable lever une main sacrilège sur son père, sans respect pour ses cheveux blancs  : sans égard pour celui dont il tient la vie, il veut abréger des jours trop longs au gré de son impatiente cupidité. Tout abonde chez lui, mais il n'a pas la haute main, il voudrait exercer un pouvoir absolu, et il prend en aversion l'autorité de son père. D'abord il se tait et dévore son chagrin en silence ; mais le mal empire chaque jour, et bientôt il n'en est plus le maître ; tout-à-coup sa colère fait explosion avec autant de fureur qu'un torrent qui brise les digues opposées à l'impétuosité de ses eaux. Il accable alors de mauvais traitements ce vieillard dont il ne peut supporter la présence. S'il le voit monter encore légèrement à cheval, il s'en afflige ; s'il le voit prendre une nourriture abondante, comme un homme qui jouit d'une forte santé, il ne peut cacher son humeur ; s'il l'entend réveiller de bonne heure ses serviteurs et les exciter au travail, il s'irrite de l'activité et de la vigueur du vieillard. Si ce père se permet d'offrir un présent à un ami, de donner la liberté à un esclave, il le traite de fou et d'insensé  : à l'entendre, son père oublie tous ses devoirs, il prodigue un bien qui ne lui appartient pas ; enfin il n'épargne ni injures, ni outrages à l'auteur de ses jours ; hélas  ! quel est le crime de ce vieillard, c'est de prolonger trop longtemps son existence.

Voilà pourtant tes effets, odieuse avarice ; c'est toi qui armes le fils contre le père, qui remplis la terre de voleurs et d'assassins, la mer de pirates, les villes de perturbateurs, les tribunaux de faux témoins, d'avocats et même de juges qui ne consultent que tes inspirations honteuses. L'avarice est la mère de l'inégalité qui subsiste entre les hommes ; c'est elle qui étouffe dans les âmes tout sentiment de compassion et d'humanité pour y substituer la dureté et la barbarie ; c'est elle qui a établi ces différences de conditions dans la vie, qui a voulu que les uns, rassasiés de richesses, les rejetassent par satiété, comme on rejette un aliment incommode, tandis que d'autres, pressés par la faim, réduits à la plus extrême misère, ont à lutter contre les rigueurs de la détresse  : les uns vivent sous des lambris dorés, embellis par les chefs-d'oeuvre des arts ; ils habitent des palais qui par leur étendue ressemblent à des villes ; là on voit de vastes salles de bains, d'immenses portiques resplendissants d'éclat et de luxe ; d'autres n'ont pas seulement le toit d'une planche pour se mettre à l'abri, ils ne peuvent échapper à l'intempérie des saisons qu'en se réfugiant sous les galeries, et lorsque d'impitoyables gardiens les chassent de cet asile, ils sont réduits, comme certains animaux immondes, à creuser la terre et à s'y enfoncer pour conserver un reste de chaleur. Oh  ! déplorable inégalité dans la condition des hommes que la nature avait destinés à être tous égaux en dignité  ! Ce renversement des principes naturels, c'est à l'avarice qu'il faut le rapporter. L'un possède à peine de quoi couvrir ce que la pudeur lui ordonne de voiler, l'autre orne sa demeure de draperies magnifiques. Tel indigent n'a pas même une table de bois sur laquelle il puisse placer le pain dont il se nourrit, tandis que tel riche qui vit dans le luxe s'enorgueillit devant une énorme table d'argent, enrichie de ciselures d'un haut prix. Qu'il eût été plus juste que ce riche fastueux, tout en satisfaisant son goût pour les délices de la table, eût employé le prix de ce riche meuble à fournir des aliments à ceux qui souffrent la faim  !

Voyez se traîner avec peine ce malheureux dont la marche est ralentie par les années ou par quelque infirmité naturelle ; il n'a pas même pour le porter une bête de somme, tandis que ce riche ignore le nombre de ses coursiers ; celui-ci manque d'un peu d'huile pour mettre dans sa lampe de terre, les lustres, les candélabres que possède celui-là suffiraient pour assurer la fortune d'un homme ; tel couche sur la dure, et cet autre, gorgé de richesses, se délasse mollement sur un lit parsemé de broderies, dont les glands et les cordons sont remplacés par des chaînes d'argent. Voilà les tristes suites d'une avarice insatiable. Sans elle plus d'inégalités parmi les hommes, plus de ces dissensions et de ces luttes, causes de tant d'amertume, de tant de larmes  ! C'est elle qui dépouille les hommes de l'affection mutuelle qui devrait les unir ; c'est elle qui aiguise le fer avec lequel ils s'arrachent la vie les uns aux autres ; c'est elle qui les pousse au carnage, et qui leur inspire cette fureur sanguinaire avec laquelle ils s'entre-déchirent comme des bêtes féroces. Qui peut avoir le courage de retracer les maux qu'entraînent ces combats impies  ? Des remparts qui semblaient inébranlables sont renversés, les villes sont saccagées, les femmes sont arrachées à leurs époux, les enfants sont réduits en servitude, les campagnes sont dévastées par le fer et les flammes ; on n'épargne même pas les arbres, comme si on avait quelque tort à leur reprocher ; on fait une horrible boucherie de la jeunesse et de l'âge mûr, et le sang coule par torrents des cadavres amoncelés ; tout ce que possédaient les vaincus devient la proie des vainqueurs.

Que dirai-je de plus  ? Rappellerai-je la désolation des veuves, les plaintes et les larmes des pauvres orphelins qui ont à déplorer à la fois et la perte de leurs parents et celle de leur liberté  ? Celui qui naguère possédait d'immenses trésors est réduit à vivre d'un pain mendié à la pitié. Celui qui avait de nombreux esclaves pour tisser son lin, qui remplissait des salles entières de ses habits, se voit aujourd'hui couvert de vêtements grossiers ou de haillons ; réduit à l'esclavage, il porte de l'eau, entretient la propreté des écuries, et s'acquitte en un mot des services les plus abjects. Que d'autres maux encore  ! Que d'humiliations que ce discours ne peut rappeler qu'en détail, dont la source, dont la racine est toute dans l'avarice et dans la soif des biens d'autrui  ! Si les hommes bannissaient de leur coeur cette attache pour les biens de la terre, ils pourraient désormais vivre des jours heureux au sein de la paix. Rivalités, troubles, alarmes, tout disparaîtrait à jamais sous le règne de la charité et de la concorde. Aussi le Seigneur ne cesse-t-Il pas de nous prémunir contre ce penchant funeste  : d'une part, Il nous déclare qu'on ne peut être à la fois le serviteur de Dieu et de Mamon ; de l'autre, Il nous met sous les yeux la fin malheureuse de ce riche qui se berçait d'espérances, qui se promettait de longues voluptés, alors qu'il n'avait pas même un jour à vivre. Dans un autre passage, Il comble d'éloges un riche qui, comprenant mieux l'emploi de sa fortune, distribuait d'abondantes aumônes et vivait volontairement dans une sage médiocrité, mère et compagne de la vertu.

Mais au milieu du silence même j'entends ici les clameurs des docteurs du siècle  : Et comment, s'écrient-ils, soutiendrons-nous notre existence si nous négligeons le soin de nos affaires domestiques  ? Comment pourvoir aux nécessités de la vie  ? Comment payer ses emprunts ou venir au secours de ses amis, si, nous rendant à vos conseils, nous embrassons la pauvreté  ? Ce n'est là que le langage d'un incrédule, ou d'un homme qui manque de confiance en Dieu ; c'est le langage de celui qui ignore que notre Maître est le Tout-Puissant, que c'est Lui qui règle et gouverne souverainement toutes choses, qui, par un effet de sa munificence, donne la nourriture et le vêtement à tous les animaux. La Providence divine prend soin de ses oeuvres, et jamais celui qui est riche par la foi ne souffrira les rigueurs de la pauvreté  !

Je le prouve éloquemment, je crois, en citant un seul exemple tiré de nos Livres saints. Dans l'histoire des Rois il est parlé d'une pauvre femme, qui, durant son triste veuvage, avait la douleur d'être en butte aux poursuites d'un créancier avare et intraitable. Sans cesse il la menaçait de lui enlever ses enfants pour gage de sa créance ; et c'était, hélas  ! l'unique bien qui restât à cette infortunée. Réduite au plus affreux désespoir, elle tente d'attendrir quelques riches, mais aucun d'eux ne daigne l'écouter ; alors elle s'adresse à un homme pieux et plein de charité  : c'était le prophète Elisée, pauvre des biens de la terre, mais riche par les dons célestes dont il était orné  : vrai philosophe, sans demeure fixe, ne possédant qu'un seul habit, il venait de recueillir un héritage, mais cet héritage n'était qu'une peau de brebis que le prophète Elie lui avait laissée à l'instant où un char de feu l'enlevait dans le ciel. Il ne renvoya point la pauvre veuve ; il ne désespéra point de la secourir, bien qu'il n'eût pas en sa possession l'argent qu'elle demandait  : il ne laissa pas échapper un mot qui pût annoncer incertitude ou défiance. Un homme d'une vertu ordinaire aurait dit  : Où prendrai-je l'argent nécessaire pour acquitter cette dette ? Mais, semblable à un habile médecin, qui dans un besoin urgent trouve des remèdes inconnus, il lui dit  : Femme, n'avez-vous pas quelque chose dans votre demeure  ? Que vous reste-t-il encore  ? Il n'est personne de si pauvre qui soit absolument dénué de tout. Elle répondit avec vérité qu'il lui restait un vase de terre avec un peu d'huile. Eh bien  ! reprit le prophète, mettez-vous à me préparer de semblables vases. Elle obéit ; alors il lui ordonna de les remplir ; ainsi elle obtint de quoi satisfaire son créancier, et fut délivrée des angoisses de sa misère. Ce peu d'huile qu'elle avait déclaré au prophète posséder chez elle devint comme une source intarissable ; elle remplit tous les vases qui avaient été réunis, et l'huile ne cessa de couler que lorsqu'ils vinrent à manquer ; ce fut ainsi que la Bonté divine répondit à l'indigence de cette femme ; cette huile ne provenait point en effet de la terre mais d'un miracle du ciel.

Profitez de cette leçon, ô vous, rois, princes, riches du monde dont les possessions s'étendent d'Orient en Occident ; sages du siècle, apprenez d'un prophète né et élevé dans les champs à acquérir ce don précieux qui résidait en lui et que personne ne pouvait lui ravir. Ces biens que vous recherchez avidement sont exposés à mille dangers, de la part des voleurs qui osent pénétrer dans vos demeures, des tyrans qui vous dépouillent par la violence, des imposteurs qui vous trompent par leurs manoeuvres ; enfin ils peuvent être détruits par la tempête de l'océan, ou par la révolution de la terre. Que le bras du Seigneur soit notre espoir et notre appui ; ce fut Lui qui retira le peuple juif de la terre d'Égypte, et le nourrit dans les déserts de Chanaan  : qui accorda au prophète Daniel un secours miraculeux dans la personne d'Habacuc, et prit soin d'lsmaël abandonné par sa mère ; ce fut Lui enfin qui dans tous les temps protégea le peuple d'Israël et qui multiplia tellement cinq pains d'orge, qu'ils suffirent pour rassasier plusieurs milliers de personnes, et il en resta encore pour remplir plusieurs corbeilles. Honneur et gloire au Seigneur notre Dieu, dans tous les siècles des siècles. Amen.