PAR LE PÈRE
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I. La maison de Kostka est une des plus anciennes maisons de la Pologne. Ses grands biens, et les charges quelle a possédées en ce royaume, ly ont rendue si considérable. quelle se trouva en état, lorsque Henri III revint en France, de disputer la couronne aux princes qui y prétendaient, et peu sen fallut quelle ne lemportât. Cest de ce sang illustre que le bienheureux Stanislas, dont jécris la Vie, tire son origine. Il naquit au château de Rostkou, dans la Basse-Pologne, (6) le vingt-huitième doctobre mil cinq cent cinquante. Il fut le dernier des enfants de Jean Kostka, sénateur de ce royaume, et de Marguerite Kriska, soeur du Palatin de Masovie, issue de la maison dOdrovas, que ladmirable saint Jacinthe , qui en était, a rendue si célèbre.
On peut dire de Stanislas ce quIsaïe dit de lui-même, que Dieu lavait appelé à son service dès le ventre de sa mère, et quil lavait formé exprès pour cela. Car il est marqué dans les procès qui ont été faits à Posna et à Rome pour sa canonisation, que sa mère, étant grosse de lui, saperçut un jour quelle avait un nom de Jésus imprimé sur le sein, avec des caractères si bien formés, et dune couleur si éclatante, quil était impossible que cela se fût fait par hasard. Cette merveille fit regarder Stanislas par ses parents comme une chose qui appartenait plus à Dieu quà eux; et, comme ils avaient beaucoup de piété, cette considération les obligea à lélever avec un soin extraordinaire.
Aussitôt quil fut en âge dêtre appliqué à létude, ils mirent auprès de lui un jeune gentilhomme nommé Jean Bilinski, pour (7) lui servir de gouverneur, et pour lui enseigner les principes de la langue latine. Mais de quelque diligence quils eussent usé à lui donner un homme pour linstruire, le Saint-Esprit, qui voulait être son premier maître, les avait prévenus. Car il y avait déjà longtemps que Stanislas en avait reçu la première leçon de la science des Saints, quand on résolut de le faire étudier. Aussitôt quil fut capable de connaître Dieu, il se sentit porté à laimer ; et il disait souvent lui-même que le premier usage quil avait fait de la raison, avait été de soffrir et de se consacrer entièrement à notre Seigneur.
Une correspondance si fidèle à cette première grâce attira sur cette âme innocente les bénédictions du ciel avec tant dabondance, quon le vit élevé à un très haut degré de perfection, dans un âge auquel les autres hommes ne connaissent pas encore la vertu. Un vieux domestique de la maison assurait que Stanislas avait été un aussi saint enfant dans les premières années de sa vie, quil avait été depuis un saint religieux. Son père et sa mère lui donnaient le nom dAnge, et cétait son vrai caractère.
Il ny avait rien de plus beau que lui, et (8) lon disait de sa beauté ce que saint Ambroise dit de celle de la sainte Vierge, quelle inspirait le désir dêtre chaste , et que cétait assez de la regarder, pour être délivré des tentations impures. Moins il affectait de plaire aux hommes, plus il avait bonne grâce à tout ce quil faisait: il était doux et affable; mais il avait un air sérieux qui lui attirait du respect, et qui le mettait à couvert de ces caresses dangereuses, amollissent dordinaire le naturel des enfants. Il avait une pudeur si délicate, quil ne fallait quune parole trop libre pour le faire évanouir. Cet accident lui arrivait dordinaire à table, où il se trouvait quelquefois engagé malgré lui à entendre de méchants discours; et il lui arrivait si souvent, quil fut aisé den reconnaître la cause. De sort que son père qui laimait tendrement, prenait soin de détourner tous les entretiens qui pouvaient choquer lhonnêteté ; et quand il ne le pouvait faire par adresse, il priait ceux qui les commençaient davoir pitié du petit Stanislas, et de lui épargner la peine que lui causaient ces sortes de discours.
Lamour quil avait pour la pureté, lui faisait éviter avec un extrême soin tout ce (9) qui la pouvait souiller. Il aimait à être vêtu simplement, il haïssait le jeu, il fuyait les conversations dangereuses , et ce qui contribuait plus que toutes choses à le conserver dans linnocence, il était toujours occupé ou à létude ou à la prière.
II.
Stanislas étudia dans la maison de son père jusquà lâge de quatorze ans quon pensa à le mettre au collège. Il y avait en ce temps-là à Vienne en Autriche un célèbre séminaire de Jésuites, que lempereur Ferdinand y avait établi, pour y faire élever la jeune noblesse dAllemagne dans la crainte de Dieu et dans létude des belles-lettres. La réputation quavait alors cette belle académie dans tout le Septentrion, et le grand nombre de personnes de qualité qui y allaient faire leurs études , fit prendre au père de Stanislas la résolution de iy envoyer avec un de ses frères nommé Paul.
Le saint Enfant ne pouvait trouver une demeure plus conforme à ses inclinations que
celle-là on y vivait très saintement, et toutes choses sy faisaient avec beaucoup dordre. Il y avait une ferveur parmi ces jeunes gentilshommes, quon eût admirée en des religieux. ils aimaient la prière, et (10) ils pratiquaient publiquement les plus rudes exercices de la pénitence. Un grand nombre de Luthériens , que la réputation de ceux qui enseignaient dans ce séminaire y avait attirés, sy rendaient catholiques; et lon a su depuis que beaucoup dentre eux avaient souffert des persécutions cruelles , et de grandes pertes de biens, pour la conservation de leur foi.
Stanislas eut une joie très sensible, lorsquil se vit dans une maison où Dieu était si bien servi. Il la considéra comme un lieu de sûreté, où la Providence divine lavait conduit, pour le préserver de la corruption du siècle ; et il crut que la reconnaissance lobligeait de contribuer par son exemple à y maintenir la piété. Il sy prit avec tant de ferveur quil attira dabord sur lui les yeux de tout le monde; et, en peu de temps, il fut considéré dans le séminaire comme un modèle des plus parfaites vertus.
Quand il était à léglise et quil aSsistait à loffice divin, chacun sempressait pour le voir; et il ny avait personne à qui sa modestie nimprimât de la vénération. Il était si recueilli dans la prière, et son visage y paraissait si plein de feu, quil donnait de (11) la dévotion aux moins fervents. On eût dit quil était toujours en extase, et il y étai en effet très souvent. Il faisait cependant tout ce quil pouvait pour cacher aux yeux des hommes ces sortes de faveurs; mais Dieu qui voulait être glorifié en lui, ne permettait pas quil y réussît toujours. On le voyait fondre en larmes aux prières publiques; on le surprenait quelquefois dans ses ravissements, lorsquil était fort haut élevé de terre et il est à croire quil se passait bien de choses encore plus extraordinaires que celles là dans les longues communications qui avait avec Dieu, lorsquil ne pouvait être vu de personne, et quil ne craignait point d découvrir les grâces du ciel, que son humilité lui faisait cacher avec un extrême soin.
Il sortait toujours de loraison si rempli de lesprit de Dieu, quil en remplissait tous ceux avec qui il conversait. Il avait fait choix dun petit nombre damis, parmi les plu sages et les plus fervents de ses compagnon détude, avec lesquels il passait dordinaire en des entretiens de dévotion, les heure destinées à la récréation et au jeu. Il sétai fait un talent particulier pour tourner la conversation sur des discours de piété, sans (12) uon saperçût quil eût dessein de le faire; et chacun suivait en cela son inclination avec dautant plus de facilité, quil parlait de tout agréablement, et avec un air de gaîté qui réjouissait et qui édifiait tout ensemble: de sorte que, quoiquil parlât toujours de Dieu, il nennuyait jamais.
il ne donnait néanmoins à lentretien des hommes que ce que les règles du séminaire ne lui permettaient pas de passer avec Dieu. Car, quelque douceur quil trouvât à converser avec ces saints amis, il trouvait toujours incomparablement plus de plaisir à entretenir notre Seigneur, hors duquel il ne voyait rien daimable, ni qui méritât doccuper son coeur.
III.
La vie que Stanislas avait menée dans le séminaire était pleine de vertu, comme nous venons de le voir; mais elle était trop paisible pour durer beaucoup. Dieu ne laisse jamais les Saints longtemps en repos. Comme la perfection à laquelle il les appelle, consiste dans la conformité quils doivent avoir avec Jésus-Christ crucifié, qui est leur modèle, son premier soin est de leur donner une croix à porter, et de disposer tellement tous les évènements de leur vie, (13) quils y trouvent toujours quelque chose à souffrir.
Le premier déplaisir que Stanislas eût ressenti jusqualors, lui fut causé par le désordre que la mort de lempereur Ferdinand apporta aux affaires du séminaire. Car Maximilien, qui lui succéda à lempire, nayan( pas le même zèle que lui pour léducation de la jeunesse, voulut retirer une maison quo son père avait prêtée aux Jésuites pour loger leurs pensionnaires: ce qui obligea ces jeunes gentilshommes, ou à se retirer chez eux., ou à se mettre en pension dans la ville, poux achever leurs études.
On ne peut dire combien ils versèrent de larmes en se séparant les uns des autres. Car, quoiquils fussent de différentes nations, ils saimaient tous beaucoup, et ils vivaient ensemble comme sils eussent été frères. Mais ce fut un surcroît daffliction pour Stanislas quil eut bien de la peine à supporter, lorsque sortant de cette sainte maison, il se vit contraint daller demeurer chez un Luthérien dont son frère et son gouverneur avaient préféré le logis à ceux de beaucoup dhonnêtes gens dentre les Catholiques , parce quil était dans un beau quartier de la ville (14) Ce choix peu judicieux toucha si fort le cur de Stanislas , et lui parut de si mauvais exemple, quil ne put sempêcher den dire son sentiment, et de témoigner le déplaisir quil en avait. Mais son frère qui était sou aîné, et qui commençait déjà à exiger de lui une soumission aveugle à toutes ses volontés, ne voulut point lécouter là-dessus; et il fallut lui obéir.
La vie que Paul Kostka commença à mener en cette maison, était bien différente de celle quil avait menée dans le séminaire. Cétait un jeune homme plein de vanité, qui aimait le monde et le plaisir, et qui, nétant plus retenu par rien, sabandonna à son penchant, et ne pensa plus quà se divertir. Bilinski, son gouverneur, qui était aussi fort jeune et aussi de lhumeur de son disciple , saccommodait fort bien de cette manière de vivre, et y conformait aisément la sienne. Il ny eut que Stanislas qui ne put voir le désordre de son frère sans une extrême douleur. Il fit tout ce qui lui fut possible pour le porter à une vie plus retenue et plus réglée; mais voyant quil ny gagnait rien, et que tout ce quil faisait pour cela ne servait quà lirriter contre lui, il prit la (15) résolution de vivre en son particulier, et de navoir de commerce avec son frère quautant que la nécessité et la bienséance ly obligeraient.
Quand il nétait pas à léglise ou au collège, on le trouvait dans son cabinet occupé à la prière, quil continuait quelquefois jusquà manquer de force, et à tomber eu défaillance. Il ne voyait quun fort petit nombre de personnes quil avait choisies parmi les plus fervents de ses condisciples , pour parler quelquefois. de Dieu avec eux. Ceux de la maison ne le voyaient quau repas; encore y tenait-on dordinaire des discours peu édifiants, qui lobligeaient à sortir de table longtemps avant les autres.
Cette manière de vivre était trop contraire à celle de Paul Kostka, pour ne lui pas déplaire. Il ne regardait plus Stanislas que comme un censeur incommode, dont la conduite si réglée était une condamnation secrète de son libertinage. Le chagrin quil en conçut contre lui fut si grand, quil le porta à lui faire toute sorte doutrages , et à le persécuter sans relâche. Il prenait plaisir en toutes rencontres à lui faire de la conclusion, et à le tourner en ridicule sur tout ce (16) quil faisait. Quelquefois il lui reprochait sérieusement quil avait trop peu de déférence pour son aîné , et il laccusait de manquer de naturel ; mais enfin, voyant que tout cela ne lui réussissait pas, et que Stanislas ne relâchait rien de sa ferveur, il semporta avec tant dexcès contre le saint enfant, quil le frappa bien des fois très rudement même avec le bâton.
Stanislas souffrait ces traitements indignes avec la constance dun petit martyr. Quelque chose quon lui eût fait, on lui voyait toujours un visage égal; et pendant deux ans que dura cette persécution cruelle, on ne 1entendit jamais murmurer contre son frère, ni se plaindre de personne. II est vrai quil eût bien voulu que Dieu se fût servi dun autre que de son frère, pour exercer sa patience; car il laimait beaucoup, et il était fâché de le voir si emporté: mais il adorait en cela même lordre de la divine Providence, et acquiesçait toujours sans peine à la volonté de Dieu.
La fermeté dâme que Stanislas fit paraître durant tous les orages que la mauvaise humeur de son frère excitait contre lui, nétait point un effet dun naturel fier et opiniâtre, (17) comme on le lui reprochait quelquefois très injustement. Quelque violent que fût le procédé de ce frère peu raisonnable , il lui était très complaisant, quand il le pouvait être sans blesser sa conscience, et sans préjudice de son devoir. Ainsi, quoiquil eût de laversion pour la danse, et quil la considérât comme un amusement dangereux,. il se relâcha, pour le contenter, à en prendre des leçons. Outre cela, il lui rendait tous les jours mille petits services : car quoique Stanislas ne fût âgé que de deux ans moins que Paul, il ne refusait jamais de lui obéir; et il le faisait avec un empressement qui étonnait ceux qui savaient de quelle manière il en était traité.
Si Bilinski eût été tel quil devait être, Stanislas eût eu bien moins à souffrir de lhumeur violente de son frère. Mais le désir quil avait de mettre le cadet dans un train de vie plus libre, et plus du monde, faisait quil ne sopposait guère aux emportements de laîné, à moins quil nen appréhendât quelque accident; et alors même il donnait toujours le blâme au petit Stanislas. Il lappelait opiniâtre; il lui disait que cétait par sa faute quil sattirait ces mauvais (18) traitements; il lui faisait confusion de sa manière de vivre, quil appelait sauvage et indigne dun homme de qualité. A quoi le saint enfant ne répondait rien, sinon quil ne se sentait pas né pour le monde, quil ny était pas propre, et que Dieu ne lavait fait que pour lui. La douceur avec laquelle il disait cela, engageait quelquefois le gouverneur à entrer en discours avec lui, pour voir sil ne gagnerait point sur son esprit, par des raisons plausibles et étudiées, ce quil désespérait den obtenir par son autorité.
« Pensez-vous , lui disait- il, Stanislas , que nous ne voulions pas nous sauver aussi bien que vous? Avez-vous assez de présomption pour croire que de tant de personnes de qualité que vous voyez à Vienne, vous soyez le seul qui viviez bien? Ne savez-vous pas quil y a un caractère de vertu propre à chaque profession? On ne vit pas dans le monde comme dans les cloîtres; ce qui serait louable dans un religieux, est un défaut dans un cavalier. La dévotion dun homme doit être toute renfermée dans le coeur, et il nen doit paraître au dehors quautant quil en faut pour faire voir que lon craint Dieu, et que lon nest pas sans (19) religion. Au reste, comment pouvez-vous vous persuader que vous plaisez à Dieu en désobéissant en tant de rencontres à votre frère et à moi, et en prenant une éducation si contraire aux intentions de vos parents? Croyez-moi, Stanislas, vous devriez faire bien plus de scrupule de cela que de vous vêtir proprement, et de vous trouver en des assemblées, où en vous divertissant innocemment avec nous, vous vous formeriez lesprit, et apprendriez le monde. »
Ce discours, que Bilinski accompagnait de beaucoup de témoignages damitié, était bien plus dangereux pour corrompre lesprit dun jeune enfant, que les paroles rudes quil lui disait quand il se mettait en colère. Néanmoins Stanislas ne sen laissa pas éblouir;
il opposait toujours à ces fausses maximes de la prudence du siècle les maximes éternelles de la sagesse de lEvangile. Il savait bien que cest une erreur des mondains, que de se persuader quils se peuvent sauver dans la vie quils mènent; que, puisquil y a un si petit nombre délus; il ne faut pas vivre comme le commun des hommes, si lon veut en être; que le chemin qui conduit à la vie (20) est étroit, et quil lest pour tout le monde; que la vie nest pas trop longue pour travailler à son salut, et que cest abuser imprudemment dun temps qui nous doit être très cher, que de lemployer en des conversations inutiles, et en de vains divertissements; que ce que lon appelle apprendre le monde, est, à proprement parler, se faire un art doublier Jésus-Christ, en prenant des maximes toutes contraires aux siennes; et quaprès tout, pourvu quon sache ce quil faut faire pour plaire à Dieu, il importe peu que nous sachions ce qui nous peut rendre agréables aux hommes.
Dieu avait gravi ces vérités si avant dans le coeur de Stanislas, que ni la violence ni lartifice des hommes ne les purent effacer; plus on le pressait de changer de vie, plus il se tenait sur ses gardes, de peur que la crainte ou la complaisance ne le fissent relâcher en quelque chose de ce quil croyait devoir à bien. Car en ce temps-là même il communiait tous les dimanches et les fêtes les plus solennelles; il entendait tous les jours deux messes, et il nentrait jamais en c1asse quil neût été saluer le Saint-Sacrement à léglise. Toutes les fois quil communiait, (21) il jeûnait la veille pour sy préparer; il portait souvent le cilice, il ne dormait que fort peu, il se levait à minuit pour prier, et après sa prière , qui durait toujours fort longtemps, il prenait une rude discipline, et se déchirait le corps si impitoyablement que son valet de chambre trouvait toujours son linge taché du sang quil répandait. De sorte que le saint enfant pouvait dire alors comme David : Ceux qui me devaient aimer médisaient de moi, et je priais pour eux; quand ils me faisaient du mal, et quils me persécutaient le plus, je me revêtais dun cilice, et je jeûnais pour mhumilier.
IV.
Les mauvais traitements que Stanislas recevait de son frère, joints à laustérité de sa vie, lui causèrent une maladie dont il pensa mourir. Le démon qui prévoyait bien quelle serait dangereuse, fit ses derniers efforts dès quil en vit le commencement, pour abattre le courage du serviteur de Dieu; car un jour quon lavait laissé tout seul , cet esprit malin lui apparut sous la figure dun chien horrible, et se jeta trois fois sur lui pour létrangler: mais le saint enfant ne sen effraya point : il eut recours à notre Seigneur, et faisant le signe de la croix avec (22) beaucoup de foi et de confiance, il chassa le démon.
Depuis lapparition de ce fantôme, la maladie de Stanislas alla toujours en augmentant; et elle devint si violente que lon appréhenda quil nen mourût. Le malade saperçut bien lui-même du danger où il était; mais comme il navait point dattache à la vie, il ne craignait pas de mourir. Une seule chose lui donnait de la peine en cette extrémité, cétait la difficulté quil prévoyait bien quil aurait à recevoir le saint Viatique, dans la maison dun Luthérien très attaché à sa secte. Il déclara linquiétude quil en avait à son frère et à son gouverneur, et il les pria de vouloir bien employer leur crédit auprès de leur hôte, pour obtenir de lui la permission de faire venir un prêtre, afin quil lui administrât les Sacrements. Paul et Bilinski furent embarrassés de cette proposition. Ce que Stanislas demandait leur paraissait très juste, et ils eussent bien voulu le pouvoir contenter en cela; mais ils ne croyaient pas que la chose se pût taire, et ils savaient bien que lhérétique nétait pas dhumeur à rien relâcher là-dessus. De sorte que ne jugeant pas quils dussent sexposer à un refus qui pouvait les brouiller avec un homme dont ils avaient souvent à faire, ils prirent le parti de persuader au malade que rien ne le pressait de recevoir les Sacrements, quil nen était pas encore là, que les médecins commençaient à bien espérer de son mal, et quil devait plutôt penser à bien prendre les remèdes quon lui donnait pour rétablir sa santé, quà se préparer à la mort. Le saint enfant qui sentait ses forces diminuer de jour en jour, redoublait incessamment ses prières envers tous ceux qui lapprochaient, pour les obliger de parler à son hôte en sa faveur; mais enfin, voyant que personne nosait le faire , il se résolut de ne demander plus quà Dieu ce quil désespérait dobtenir des hommes.
Il y avait déjà longtemps quil invoquait sainte Barbe, à laquelle il était très dévot pour obtenir la grâce de ne point mourir sans recevoir le saint Viatique ; car cest particulièrement pour cela que la dévotion à cette sainte Martyre est célèbre parmi les peuples du Septentrion. Il sadresse donc à elle en cette occasion , et la conjure avec beaucoup de larmes de ne le pas abandonner dans une nécessité si pressante. Sa prière fut (24) accompagnée de tant de ferveur et de confiance envers la Sainte quil mérita den être exaucé. Une nuit que la violence du mal empêchait le saint enfant de dormir, il vit paraître la Sainte au côté de son lit, suivie de deux Anges, dont lun portait le Saint-Sacrement. A ce spectacle Stanislas se leva plein de joie, et se mit à genoux sur son lit. En cet état , il eut assez de présence desprit pour avertir son gouverneur qui le veillait, dadorer notre Seigneur puis il dit tout haut la prière quon a coutume de dire avant que de communier : et après avoir reçu la sainte Hostie, il se remit au lit, où il demeura longtemps dans un silence et dans un recueillement qui marquait assez quil se passait en lui quelque chose de fort extraordinaire.
Depuis que Stanislas eut reçu le Viatique, il ne pensa plus quà se disposer à mourir. Il saffaiblissait tous les jours, et son mal ne diminuait point; de sorte que les médecins voyant que tous les remèdes étaient inutiles, désespérèrent enfin de sa guérison et labandonnèrent. Il était en cet état, et lon croyait même quil allait entrer en agonie, lorsque la sainte Vierge lui apparut avec un visage plein de douceur; et layant consolé par des paroles fort tendres, elle mit sur son lit notre Seigneur , quelle tenait entre ses bras, sous la figure dun petit enfant, et lui laissa le temps de le caresser. Stanislas était si transporté de joie et damour, quil ne pensait quà posséder en paix son Jésus; mais la sainte Vierge lui fit connaître en le retirant dentre ses mains, que le temps de la jouissance nétait pas encore pour lui. Votre heure nest pas venue, mon fils, lui dit-elle, en le regardant tendrement, il faut mériter la possession de Jésus par une obéissance fidèle à sa volonté : entrez dans la Compagnie qui porte son nom, il veut cela de vous, et je vous lordonne de sa part. Après avoir dit ces paroles, elle disparut, laissant Stanislas si consolé et si soulagé de con mal, quen fort peu de temps il fut en état daller à léglise, pour rendre grâce à Dieu de tant de faveurs quil en avait reçues durant sa maladie.
V.
Il y avait déjà près dun an que Stanislas se sentait appelé à la Compagnie de Jésus, lorsque la sainte Vierge lui commanda dy entrer. Mais quoiquil eût toujours été disposé à suivre la vocation de Dieu, il navait encore osé sen ouvrir à personne: (26) car, comme il était fort humble, il croyait avoir trop peu de mérite pour être reçu dans une Compagnie, que tant de personnages éminents en doctrine et en sainteté rendaient célèbre: et dailleurs il prévoyait assez que, quand on ly eût bien voulu recevoir, ses parents qui laimaient, et qui étaient puissants, y mettraient de grands obstacles. Ces considérations avaient si bien flatté en lui la timidité naturelle quont les enfants à cet âge de découvrir ces sortes de desseins, quil estimait raisonnable la retenue dont il usait en cela, et il nen eut de scrupule que depuis que la sainte Vierge lui eut parlé; mais alors son silence lui parut une si grande faiblesse, quil le pleura toujours depuis, comme un des plus dangereux égarements de sa vie. Il disait que cétait une infidélité à la grâce, pour laquelle Dieu pouvait labandonner; et que sil ne lavait pas fait, cétait un effet de sa miséricorde infinie, qui avait voulu confondre son ingratitude par de nouveaux bienfaits.
Pour réparer cette faute, dès quil fut en état de sortir de la maison, il alla trouver le père Nicolas Doni, son directeur, et lui déclara tout ce qui sétait passé là-dessus dans ( 27) son âme depuis la première inspiration quil avait eue dentrer en religion, jusquà lapparition de la sainte Vierge : estimant qu dans une affaire où il avait besoin dun conseil sûr, et de beaucoup dassistance, il aurait eu plus dimprudence que de vrai humilité, à céler cette faveur.
La vocation de Stanislas était accompagnée de tant de circonstances qui marquaient quelle venait de Dieu, que le Père nen pu douter : car , outre quil ne trouvait rien dans la vision dont le saint enfant lui parlait, qui la pût rendre suspecte de tromperie, il savait bien quindépendamment de cela, il était très propre an genre de vie quil voulait embrasser, non-seulement pour sa vertu, mais encore pour son esprit et la disposition quil avait pour les lettres, dans lesquelles il surpassait tous ses compagnons, quoiquil étudiât très peu, et quil donnât presque tout son temps à la prière. Ainsi le Père neut point dautre conseil à lui donner que dêtre fidèle à la grâce, et davoir du courage. Durant cet entretien, Dieu avait
rempli le coeur de Stanislas dune consolation si douce, quil avouait lui-même, que tout ce quil en avait ressenti jusqualors navait (28) rien de comparable à celle-là; si bien quil sortit davec le père Doni tout plein dardeur, et résolu de mettre tout en usage pour faire réussir son dessein.
Il ne perdit point de temps, il alla voir ceux quil jugea pouvoir lui servir dans son affaire, et il les pria de vouloir se joindre à lui pour solliciter sa réception auprès du Provincial. Le père Laurent Magius, personnage célèbre dans sa Compagnie pour les emplois quil y a eus, exerçait alors cette charge dans la Basse-Allemagne : il demeurait dordinaire au collège de Vienne, parce quavec la charge de Provincial, il avait encore celle de Supérieur particulier de cette maison: ainsi il connaissait bien Stanislas. Il neût pas eu de peine à le recevoir, sil eût eu lagrément de son père; mais cet obstacle lui parut si considérable, quon ne le put jamais faire condescendra à passer pardessus. Il crut quil ne devait pas donner cet exemple aux autres Supérieurs de son Ordre, de faire une chose si contraire à la coutume que leurs Pères y avaient établie très sagement, de ne point recevoir parmi eux les enfants de cet âge sans le consentement de leurs parents. Il savait bien quoutre les (29) raisons générales de bienséance, et souvent même de justice , qui doivent empêcher toutes les communautés den user avec cette violence, la Compagnie avait encore des mesures à garder en cela plus particulièrement que les autres, à cause de léducation de la jeunesse qui lui était confiée. Il avait de plus lexpérience que cela ne réussissait pas. Il se souvenait que, peu de temps auparavant les Supérieurs sétant relâchés là-dessus en faveur de quelques enfants de qualité, ils sétaient attirés une persécution très rude en Allemagne. De sorte quil avait sujet de craindre quil nen excitât une semblable dans la Pologne, qui eût été dautant plus dangereuse, que la Compagnie ne commençait quà sy établir.
Il fallait des raisons aussi fortes que létaient celles-là pour empêcher le père Magius de se laisser gagner par les sollicitations puissantes que Stanislas employa auprès de lui. Car ce courageux enfant, voyant que ses larmes et les prières de ses amis avaient été inutiles, eut bien la hardiesse daller lui même trouver le cardinal Commendon, légat du Pape Pie V, à la cour de lempereur, pour le prier de vouloir user en sa faveur de lautorité (30) du Saint-Siége, quil avait entre les mains, pour obliger les Pères à le recevoir. Ce grand homme admira tant de ferveur dans un enfant, et quoiquil fût alors occupé en de très grandes négociations, il ne laissa pas de parler pour lui, étant persuadé quil ne pouvait employer le crédit que lui donnaient sa dignité et son caractère plus utilement pour lEglise, quen contribuant à lui donner un Saint. Néanmoins ce sage prélat ne voulant pas se servir en cette rencontre de toute son autorité, pour ne pas exposer les Pères à une nouvelle persécution, sa recommandation neut pas leffet que Stanislas sen était promis; et le serviteur de Dieu demeura alors dépourvu de tout secours humain, afin quil mît toute son espérance en Dieu seul.
VI.
Stanislas voyant que toutes les mesures quil avait prises pour venir à bout de son dessein, ne lui réussissaient pas, résolut de nen traiter plus quavec Dieu. Il se mit en prières, et, levant les yeux au ciel , doù il attendait tout son secours, il conjura ardemment notre Seigneur de lui donner les moyens de lui obéir. Ce fut dans la ferveur de cette oraison, quil se sentit fortement inspiré de quitter Vienne et de séloigner davantage de son pays, (31) dont il voyait bien que le voisinage serai toujours un obstacle à ses desseins. Il communiqua cette pensée à un Jésuite portugais de ses amis, nommé le père François Antoni que limpératrice avait fait venir en Allemagne pour être son prédicateur.
Le Père que Stanislas entretenait souvent de son intérieur avec assez de confidence avait remarqué une conduite de Dieu sur lui si peu ordinaire, quil ne douta point que cette inspiration nen fût une suite. De sort que bien quil ne crût pas devoir lui conseiller dy obéir, il nosa pas len dissuader. Il lui promit seulement que sil en venait là, il lui donnerait des lettres de recommandation pour le Provincial de la Haute-Allemagne quil trouverait à Ausbourg; et pour le Père Général, sil était obligé daller jusquà Rome.
Stanislas nétait point de ces esprits à qui la jeunesse ou lardeur dun tempérament trop vif, ôte la connaissance des difficultés qui se trouvent dans lexécution de leurs entreprises. Il voyait bien , lors même quil formait le dessein de sa fuite, que le succès en était mal assuré, quil était impossible quil couchât seulement une nuit hors de maison, que lon ne saperçût de ce que (32) cétait, et que nayant ni chevaux, ni argent, il serait facile à son frère et à son gouverneur de le faire arrêter en chemin. De plus, il prévoyait bien que quand il échapperait de leurs mains, son voyage serait lias, et que la raison qui empêchait quon ne le reçût à Vienne, étant la même pour toute lAllemagne, il serait obligé daller trouver le Père Général à Rome. Il savait bien encore, que si son entreprise ne lui réussissait pas, comme les hommes ne jugent des choses que par lévènement , tout le monde le blâmerait, et ferait passer sa ferveur pour une légèreté. Mais Dieu avait prévenu le coeur de Stanislas dune si forte grâce et lavait rempli de tant de confiance , que bien loin dêtre détourné de son dessein par ces considérations il sobligea même par un voeu exprès de ne point finir son voyage , jusquà ce quil eût trouvé quelquun des Supérieurs de la Compagnie qui ly voulût recevoir.
Le serviteur de Dieu , ayant affermi son courage contre tout ce qui pouvait faire obstacle, arrêta le jour de son départ vers le milieu du mois daoût de lannée mil cinq cent soixante-sept. Il passa en prières une (33) grande partie de la nuit qui le précéda: et sétant levé de fort bon matin, il donna ordre à son valet de chambre de dire à son frère et à son gouverneur quils ne lattendissent point à dîner, et quil était invité à manger ailleurs. Ayant dit cela, il sortit de la maison sans vouloir être suivi de personne, et il sen alla aux Jésuites, où il entendit la messe et fit ses dévotions. Il y vit ensuite le Père Antoni, pour lui demander les lettres de recommandation quil lui avait promises, et pour recevoir sa bénédiction. Après quoi il sortit de la ville, sans que personne de ceux qui lavaient vu ce matin-là eussent remarqué aucune émotion sur son visage, ni aucun empressement dans ses actions qui pût faire soupçonner quil eût quelque dessein extraordinaire.
Aussitôt quil fut sorti de Vienne, il se dépouilla de son habit pour le donner à un pauvre, et il en vêtit un de toile quil avait fait faire exprès : puis sétant ceint dune corde, et y ayant attaché son chapelet, il prit un bâton en sa main, et en cet équipage il continua son chemin vers Ausbourg.
On ne saperçut à Vienne de la fuite de Stanislas, que bien avant dans la nuit, quand (34) on vit quil ne revenait pas coucher à la maison. Son frère se ressouvint alors que le saint enfant lui avait dit quelques jours auparavant certaines paroles ambiguës, par lesquelles il jugeait quassurément il avait voulu marquer quil avait dessein de le quitter. Sur quoi chacun venant à faire ses réflexions, comme il arrive en semblables rencontres, il ny eut personne qui. ne fût persuadé que lenfant avait pris la fuite, et quil sétait allé jeter en quelque maison religieuse.
Cependant comme lon crut, ou quil pouvait être encore à Vienne, ou que lon y trouverait quelquun qui pourrait donner des lumières sur la route quil avait prise, on envoya des gens dans tous les lieux où il avait quelque habitude; mais on nen put rien découvrir. Quelques-uns ont écrit que lon consulta là-dessus une magicienne fameuse, et quon apprit delle en quel lieu Stanislas devait coucher cette nuit-là. Mais Paul Kostka na jamais avoué cette action, non pas même durant la retraite quil fit quelque temps après, où il racontait volontiers ses fautes pour shumilier; et il fut mortifié de la voir rapportée dans une Vie de son frère, qui fut imprimée de son vivant, assurant toujours, (35) que ni lui , ni Bilinski nen avaient jamais eu la pensée; si bien que si la chose est arrivé comme on le dit, on ne la peut attribuer quà lhérétique chez qui ils demeuraient. Quoi quil en soit, il est certain quaussitôt que le jour parut, Paul et Bilinski montèrent en carrosse avec leur hôte , et suivirent Stanislas sur le chemin dAusbourg. Ils marchèrent avec tant de vitesse quen peu dheures ils le joignirent; mais Dieu permit quils ne le reconnurent que longtemps après quils leurent passé; ce qui lui donna temps de sécarter dans la campagne par des chemins de traverse, et de se dérober à leu vue. Aussitôt quils se furent aperçus quils lavaient passé, et que cétait lui quils avaient trouvé sur le grand chemin habillé en pauvre, ils retournèrent sur leurs pas, et ils sinformèrent si bien des routes quil avait prise quils navaient plus quun champ à travers pour le joindre, lorsque leurs chevaux semblèrent perdre insensiblement toute le force, et sarrêtèrent enfin tout court, sans que le cocher les pût jamais faire avancer dun pas plus avant vers ce côté-là. Cet accident étonna si fort ceux qui étaient dans le carrosse, quils se trouvèrent tous en même (36) temps dans le sentiment de ne plus suivre Stanislas, puisque Dieu avait bien voulu faire un miracle si visible pour favoriser sa fuite: et ce qui les confirma encore davantage dans la pensée que cen était un, cest quaussitôt que le carrosse fut tourné, et quon eut repris le chemin de Vienne, les chevaux recommencèrent à marcher avec la même vitesse quauparavant.
Le bruit de cette merveille se répandit dans Vienne peu dheures après que Paul Kostka fut retourné; il la racontait lui-même à ses amis: et ce qui la rendait plus croyable, était le témoignage quen donnait lhérétique, qui lavait accompagné en ce voyage. Il avait même alors avec lui un valet de chambre, qui assurait avoir vu le saint enfant marcher sur les eaux en traversant une rivière, pendant que le cocher qui le poursuivait allait gagner un pont. Ces miracles par lesquels Dieu avait favorisé la fuite de son serviteur, ne permettaient pas de douter que ce ne fût quelque dessein de piété qui la lui eût fait entreprendre; mais on nen savait rien de positif lorsquun Hongrois, intime amis de Stanislas, vint avertir ( .?) (37) lettre pour lui dans son cabinet, qui linstruirait de tout, et lui marqua lendroit où il lavait mise. Bilinski, plein dimpatience dapprendre quelque chose de Stanislas, quil pût mander à son père, alla incontinent chercher cette lettre quil trouva dans un livre. Voici ce quelle contenait :
« Ne cherchez point dautre raison de ma fuite, que le dessein où je suis de me retirer du monde, et de suivre la vocation de Dieu, qui mappelle dans la Compagnie de Jésus. Si mon père et mon frère maiment comme ils doivent maimer, ils ne trouveront pas mauvais que je me sois éloigné deux, pour chercher la seule chose qui peut faire le bonheur de ma vie. Quand mon père fera réflexion quil a souvent témoigné quil ne souffrirait jamais que jentrasse en aucun Ordre religieux, il jugera bien, que ne pouvant lui découvrir mon dessein, sans me mettre dans limpuissance de lexécuter , je le devais tenir secret; et je massure quil me saura un jour bon gré, de lui avoir ôté, par mon éloignement, loccasion de sopposer à mon bien et à la volonté de Dieu. »
( ? ) et (38) si pleine de bons sentiments, quil ne se contenta pas de lenvoyer en Pologne, il la montra encore à beaucoup de personnes dans Vienne même, qui en furent très édifiées; si bien quétant enfin devenue publique, elle fit de grands fruits en ceux qui la lurent, particulièrement parmi la jeunesse, à qui cette action si courageuse dune personne de leur âge était un exemple illustre dun parfait mépris du monde, et dune obéissance fidèle à la vocation de Dieu.
VII.
Pendant quon sentretenait à Vienne de la fuite de Stanislas, et que Bilinski en donnait avis en Pologne, le serviteur de Dieu continuait son voyage , et faisait de si grandes journées, quen très peu de temps il arriva à Ausbourg. Il alla dabord demander le père Provincial, et ayant appris quil était allé à Dilinge pour quelques jours, ii aima mieux ly aller trouver, que de perdre du temps à lattendre.
Ce fut entre ces deux villes que Stanislas reçut encore une fois la communion dune manière miraculeuse. Un jour quil avait fait dessein de communier, il trouva dans un village qui était sur son chemin, une église ouverte et des paysans qui priaient Dieu. Le (39) saint enfant ayant cru que cétait là une occasion commode pour entendre la Messe, et pour faire ses dévotions, entra dans cette église, il se mit en prières comme les autres; mais il ny eut pas été longtemps, quil reconnut, à la manière dont on y faisait loffice divin que cétait un temple de Luthériens. Il eut une douleur incroyable de voir les saints mystères profanés par ces ministres impies et de ne pouvoir satisfaire la dévotion qu il avait de recevoir ce jour-là notre Seigneur. Il pleura amèrement, et il sen plaignit à Dieu dune manière si touchante quil mérita d être consolé: car pendant quil était en cet état, il vit paraître une troupe dAnges, dont lun qui portait le Saint-Sacrement en ses mains, sétant avancé vers lui avec un air plein de majesté, le communia et le laissa comblé de joie dans la possession de son Bien-Aimé.
Stanislas, fortifié par cette nourriture céleste, arriva enfin à Dilinge, où ayant trouvé le père Provincial , il en fut reçu avec grands témoignages de tendresse; car ce Père qui était un homme de beaucoup de vertu laima dès quil le vit, et se sentit porté à aider dans lexécution de son dessein, jugeant bien que tant de courage et de résolution (40) dans un enfant ne pouvait être que leffet dune forte inspiration. Cela nempêcha pas néanmoins quil ne voulût encore éprouver sa vocation lui-même, et sassurer de sa vertu, par lexercice de lhumilité et de lobéissance. Ce fut à ce dessein quil le mit dans le séminaire de Dilinge, où il y avait alors un fort grand nombre de pensionnaires, et quil lui donna pour emploi de les servir à table et dans leurs chambres, selon quils auraient besoin de lui.
Quelque nouvelle que fût pour Stanislas une fonction si peu conforme à sa naissance, il sen acquittait avec un soin très exact. Il prévoyait à tout, il ne sépargnait en rien; les choses les plus pénibles et les plus humiliantes étaient toujours celles quil faisait le plus volontiers. Il imitait autant quil pouvait, dans ses actions, les manières dagir des personnes de basse - condition, afin de cacher la sienne : mais quelque soin quil y apportât, il avait un air de qualité dans le visage, quil ne pouvait effacer; de sorte quon se doutait déjà bien quil y avait quelque chose dextraordinaire en sa personne, quand les Pères, qui étaient bien aises que la jeunesse de leur élève ( ? ) dun si bel exemple (41) déclarèrent qui il était, et à quel dessein il avait quitté son pays.
Si ces enfants avaient été édifiés de ce quils avaient vu dans Stanislas, durant les premiers jours quil avait été parmi eux, et avant de le bien connaître, ce quils en apprirent alors et ce quils en virent dans la suite leur donna de ladmiration. Ils étaient particulièrement surpris de sa mortification. Ils ne pouvaient comprendre comment un enfant qui paraissait faible et dune complexion délicate , pouvait jeûner aussi continuellement et avec autant daustérité quil le faisait, parmi les fatigues dun emploi très rude, et on leur entendait souvent dire en parlant de lui: Comment peut faire Stanislas? il ne boit ni ne mange , et il travaille toujours.
La vertu que le serviteur de Dieu fit paraître dans le séminaire de Dilinge, durant trois semaines quil y demeura, fit juger aux Pères qui en avaient le soin , quil était très digne dêtre admis dans leur Compagnie, et quil y serait un parfait religieux. Le Provincial qui lavait observé de plus près que les autres, et qui le connaissait à fond , le regardait comme un Saint que Dieu envoyait (42) à son Ordre encore naissant, pour en être un jour une des plus vives lumières. Cette pensée lui fit prendre la résolution de lenvoyer à Rome, afin de léloigner davantage de ses parents, et de leur faire perdre lenvie de le leur retirer, par la difficulté quils y trouveraient, quand ils le sauraient si loin deux. Il appela donc Stanislas , et il lui dit quil ne voyait point de meilleures mesures à prendre pour faire réussir son dessein, que de lenvoyer à Rome, quil y serait indubitablement reçu par le père Général, et que lon trouverait là mille moyens de le délivrer des persécutions de son père, que lon naurait point partout ailleurs. Il nen fallut pas davantage pour résoudre le serviteur de Dieu à entreprendre encore ce voyage. Ii ne considéra point quil avait déjà fait pi-ès de deux cent lieues, et quil en avait encore quatre cents à faire: lespérance que le Père lui donna quon le recevrait à Rome, occupa tellement tout son esprit, quil ne se trouva capable daucun autre sentiment, que dune extrême impatience de partir.
Le Père qui désirait aussi bien que lui de le voir bientôt dans un lieu où sa vocation fût en assurance, disposa incontinent toutes (43) choses pour son voyage; il lobligea même à prendre un habit, quil lui avait fait faire, parce que celui quil avait apporté de Vienne était tout usé, et ne lui pouvait plus servir.
Il se trouva , heureusement pour Stanislas, que deux jeunes Jésuites sortaient en même temps que lui de Dilinge, pour aller aussi à Rome: le Provincial le joignit à eux, et leur ayant recommandé den avoir soin, il les fit partir tous trois. Si la compagnie de ces deux bons religieux fut un soulagement pour Stanislas, la conversation de ce saint enfant ne fut pas pour eux une moindre consolation. Toutes ses actions étaient édifiantes; il passait une grande partie de la journée en prières ; et malgré les fatigues de son voyage, il sacquittait tous les jours des exercices de piété, quil avait coutume de pratiquer à la maison, il ne trouvait point dimage de la sainte Vierge dans son chemin, quil ne sy arrêtât quelque temps pour prier. Tous ses discours étaient de Dieu, et il en parlait avec tant damour, quil en eût inspiré aux moins dévots. Il joignait à cela une égalité dhumeur, et une complaisance pour ses deux compagnons, qui le leur rendit si aimable, quils en conservèrent toujours depuis très chèrement le souvenir. (44)
Comme ils marchaient tous trois fort bien, ils firent le voyage en assez peu de temps; car étant partis de Dilinge au mois de septembre, ils arrivèrent à Rome avant la fin du mois doctobre.
La première chose que fit Stanislas, aussitôt quil fut à Rome, fut de saller jeter aux pieds du père Général, qui était alors saint François de Borgia, et de renouveler auprès de lui les instances quil avait faites aux Supérieurs dAllemagne, pour être reçu dans la Compagnie. Le saint qui avait déjà été informé par les lettres de Vienne et dAusbourg, que Stanislas était en chemin pour venir le trouver, laccueillit avec un visage plein de douceur; et après avoir vu la lettre quil lui avait présentée de la part du père Antoni, il lui dit en lembrassant tendrement , ces paroles, qui lui remplirent le coeur de la plus sensible consolation quil eût jamais ressentie « Je vous reçois avec joie, Stanislas, jai trop de preuves que Dieu vous veut dans notre Compagnie, pour vous en refuser lentrée. On dit que vos parents exciteront un grand orage contre vous; Dieu aura soin de le calmer, nayez plus que celui de lui plaire, et soyez un aussi saint Jésuite, que vous avez été vertueux écolier. » (44)
I.
Tout ce quil y a de beau à voir dans Rome ne fut pas capable de toucher Stanislas de curiosité, ni de retarder dun seul jour son entrée au noviciat. Aussitôt quil eut été reçu par le père Général, il salla présenter au maître des novices, et lui témoigna limpatience quil avait de prendre parmi eux place qui lui venait dêtre accordée.
Il y aurait eu de linjustice à lui faire attendre plus long-temps une chose qui lui avait coûté tant de fatigues, et un si long voyage. (46) On voulut seulement quil se reposât deux ou
trois jours avant que de commencer les exercices que lon fait à lentrée du noviciat pour se préparer à prendre lhabit : ce qui fut cause que bien quil fût entré dans la maison le vingt-cinquième doctobre, on ne marqua le commencement de son noviciat quau vingt. huitième du même mois, jour auquel on fait la fête de saint Simon et saint Jude.
Stanislas trouva dans sa retraite des douceurs quil navait point encore expérimentées. Dieu qui lavait conduit dans la solitude pour lui parler au coeur, se communiquait à lui avec un si grand épanchement de lumières et de consolations intérieures, que celui à qui le maître des novices avait donné le soin de sa conduite durant ses premiers exercices, était tout confus quon leût obligé de prendre la direction dune personne dont il aurait dû être le disciple. Mais ce fut un grand redoublement de joie pour le saint novice, lorsque le temps de sa retraite étant expiré, on lui donna une soutane, et on le mit avec les autres. Jusque-là il navait encore osé se croire entièrement libre. Tandis quil avait porté lhabit séculier, il sétait considéré comme un esclave, auquel il était resté (47) une partie de la chaîne quil venait de rompre en se sauvant et cette pensée avait pour lui quelque chose de désagréable qui lattristait. Car il navait jamais rien tant souhaité, que de se voir affranchi de tout ce qui pouvait lui donner quelque liaison avec le monde si bien que quand il en fut venu là, il abandonna son coeur à la joie. Il avait lesprit si plein de lidée de son bonheur, quil ne pouvait se lasser den parler; et cétait un des plus ordinaires sujets de ses conversations avec les autres novices « Que nous sommes heureux, mes frères! leur disait-il quelquefois les larmes aux yeux; Dieu est tout à nous, et nous sommes tout à Dieu. La vie que nous menons ici est semblable à celle que mènent les Saints clans le ciel; Dieu nous tient lieu de toutes choses comme à eux, et nous sommes certains quen faisant ce qui nous est prescrit par nos Supérieurs, nous faisons toujours sa volonté aussi bien queux ; et sils ont lavantage de la faire avec moins de peine que nous, nous avons celui de la faire avec un continuel accroissement de mérite, et dajouter tous les jours quelque chose à notre couronne. Il est vrai quils sont (48) assurés dans leur prédestination; mais quelle plus grande assurance Dieu nous pouvait-il donner de la nôtre, que de nous avoir retirés du monde, comme il a fait, pour nous mettre en ce lieu saint; et un homme qui a cette marque de lamitié de Dieu, ne meurt-il pas avec bien de la tranquillité? O que la vie des hommes du siècle est différente de celle-là! Quelque chose quils donnent à Dieu, ils lui donnent toujours très peu, parce quils ne se donnent pas eux-mêmes; et ils ont souvent sujet de douter si ce quils fonts lui plaît; si lamour-propre na point plus de part dans les actions quils croient bonnes que la grâce et la charité, parce quils ne sont pas réglés par lobéissance comme nous. Mais quand ils auraient toujours de vraies vertus, ont-ils toujours de la fermeté et de la persévérance? Les meilleurs ne se pervertissent-ils pas par le mauvais exemple, qui est si commun dans le monde? Combien denfants très vertueux sont devenus de très méchants hommes, et sont morts dans, une vieillesse pleine de crimes et de corruption?»
Pendant que Stanislas jouissait ainsi du (49) bonheur de sa vocation dans un profond repos, il reçut une lettre de son père, qui eût été capable de le troubler, sil neût pas eu une fermeté et une confiance en Dieu à lépreuve des plus grands orages. En voici à peu près les termes:
« Il faudrait que jeusse lâme aussi basse que vous lavez, pour nêtre pas sensible au déshonneur que vous avez fait à ma maison: il y va de ma réputation, de faire éclater le ressentiment que jen ai, et de faire voir à toute lEurope, que si je suis assez malheureux pour avoir un fils qui ait couru toute lAllemagne et lItalie en habit de gueux, afin dembrasser une profession indigne de sa naissance, je nai pas la faiblesse de laisser impunies des actions si lâches et si honteuses à mon nom. Cest à quoi vous vous devez attendre, et cest lunique marque par laquelle vous connaîtrez désormais que je suis votre père. »
Peu de temps après que Stanislas eut reçu cette lettre, un chanoine da Cracovie, qui venait de la Prusse, lui dit quil en avait vu une à Elbing entre les mains du cardinal Osius, par laquelle son père se plaignait à ce Prélat, qui était de ses amis, que les Jésuites (50) lui avaient enlevé son fils, protestant quil sen vengerait, quil les ferait chasser de Pologne, et quil empêcherait bien quils ny remissent jamais les pieds. Ces nouvelles népouvantèrent pas le serviteur de Dieu; il se tenait assuré que la Providence protégerait les Pères, qui ne lavaient reçu dans leur Compagnie, que sur les marques visibles quil leur avait données dune vraie vocation : et pour lui , outre quil se voyait assez à couvert de la violence de ses parents, dans un lieu si éloigné deux, il se fût estimé heureux dêtre le martyr de la vie religieuse. Mais il ne put sempêcher de témoigner par ses larmes la compassion quil avait de laveuglement de son père, à qui le monde inspirait des maximes si opposées à celles de lEvangile et à lesprit de Jésus-Christ, et ce fut dans ce sentiment quil fit cette réponse à la lettre quil en avait reçue :
« Je serais inconsolable, si javais mérité votre colère et les reproches que vous me faites, par quelque méchante action. Mais je vous avoue que je ne puis avoir honte de celles dont vous me blâmez, et par lesquelles vous vous plaignez que jai déshonoré mon nom. il y a longtemps que jai (51) mis toute ma gloire à obéir à Dieu et à embrasser la croix de Jésus-Christ. Jy ai trouvé tant de douceur, que je ne puis me persuader quaimant vos enfants comme vous faites, vous voulussiez me priver dun bien que je ne changerais pas pour toutes les couronnes du monde. »
Cette réponse étant portée en Pologne, fit assez comprendre au père de Stanislas, que ses menaces étaient de faibles moyens pour faire changer son fils de dessein; mais elle ne lui ôta pas la volonté den employer de plus efficaces: et peut-être que le temps lui en eût fut naître loccasion, si la mort de son fils, qui arriva peu de temps après, neût désarmé sa colère, et ne leût fait changer de sentiments. En quoi il est aisé de voir combien peu raisonnables sont les pères qui disposent, à leur fantaisie et sans consulter Dieu, de la destinée de leurs enfants, croyant trouver dans lexécution des desseins quils ont sur eux , un moyen infaillible de soutenir léclat de leurs familles. Si le bienheureux Stanislas eût suivi les intentions de son père dans le choix dun état de vie, on ne se souviendrait peut-être plus de cette maison, qui est éteinte il y a déjà longtemps (52) dans la Pologne: cest lui seul qui en a immortalisé la mémoire, et qui a rendu le nom de Kostka célèbre, comme nous le voyons aujourdhui, dans toutes les parties du monde.
II.
On se trompe quand on dit que la ferveur est la vertu des novices : on la devrait plutôt appeler la vertu des parfaits , puisquelle nest rien autre chose que la charité, à laquelle on donne le nom de ferveur, quand elle est parfaite, et quelle est devenue maîtresse de tous les mouvements du coeur. Cette erreur vient de ce que lon confond assez souvent la ferveur avec une certaine impétuosité naturelle, par laquelle les commençants se sentent portés à entreprendre beaucoup de choses, bien moins pour plaire à Dieu, que pour contenter leur amour-propre, qui leur inspire un désir secret de se faire remarquer par des actions que les. autres ne font pas , et dans lesquelles la nouveauté leur fait trouver quelque sorte de plaisir. Doù vient que sils nont bien soin dépurer cette ardeur de ce quelle a dimparfait, ils négligent dordinaire les choses communes, parce quelles ne les distinguent pas des autres; ils sont toujours inégaux, parce quils nagissent (53) que par humeur; et ils deviennent enfin tièdes dans la pratique de la vertu, lorsquelle a cessé davoir pour eux la grâce de la nouveauté.
Comme la ferveur de notre saint Novice avait un principe bien plus noble et bien plus pur que celle-là, elle avait aussi des caractères et des effets bien différents. Son premier soin était toujours de faire les choses ordinaires et communes , avec toute la perfection dont il était capable. Il était persuadé de cette maxime .si importante dans la vie intérieure, que la sainteté ne consiste, ni à faire de grandes choses, ni à en faire beaucoup, mais à bien faire celles que Dieu demande de nous; et lon petit dire que sa vie en était une preuve sensible: car il paraissait dans toutes ses actions je ne sais quoi danimé et de fervent, qui le distinguait des autres, lors même quil ne faisait rien de plus queux; et quand il ny aurait que cela de remarquable dans sa vie, cen serait assez pour le faire estimer comme un grand Saint.
Mais Stanislas donnait une bien plus grande étendue à sa ferveur. Il sétait proposé dimiter tout ce quil remarquerait de plus parfait en chacun des frères; et lon eût dit, à voir (54) avec quelle ardeur il se portait aux oeuvres de la pénitence, quil eût pris à tâche den faire lui seul autant que tous les autres. Il jeûnait souvent, il se donnait rudement la discipline, il portait le cilice, et des ceintures garnies de pointes qui lui entraient dans la chair; et il ne se prescrivait point de bornes dans ces rudes exercices, que la volonté de son Directeur, auquel il avait laissé tout le soin de régler les mouvements de sa ferveur, croyant quil ne le pouvait faire lui-même sans sexposer à être trompé.
Par cette conduite, il évita deux piéges dangereux, que lamour-propre tend aux personnes religieuses, en leur persuadant ou quelles sont trop faibles pour faire beaucoup de mortifications, ou quelles ont assez de force pour en faire plus quon ne leur en permet. Car , dun coté , il savait bien quil ne faut pas écouter là-dessus la prudence de la chair , ni en croire, même toujours ses amis. Lexpérience lui avait appris quon ne manque jamais de raisons plausibles pour se persuader le relâchement; que la délicatesse, la crainte de ruiner sa santé et de se rendre inutile, sert de prétexte ami jeunes, les emplois à ceux qui sont plus avancés en âge, la caducité, et les incommodités aux vieillards; que ceux mêmes de nos amis qui désirent le plus notre perfection, aident aussi quelquefois à nous tromper en cela; et que comme lamitié leur donne je ne sais quelle compassion pour nous, quils nont pas pour eux-mêmes, ils nous donnent des conseils là-dessus quils ne voudraient pus suivre. Dailleurs, il nignorait pas quon a toujours sujet de se défier des choses qui ne sont pas réglées par lobéissance, que le même amour-propre qui porte les faibles à sépargner par délicatesse, porte les personnes vaines à faire des pénitences indiscrètes pour, satisfaire leur vanité; quil est dangereux que des actions qui nous coûtent beaucoup, ne soient encore un jour punies de Dieu, et quil ne nous reproche, comme il fit autrefois aux Israélites, par le prophète Isaïe, que nous faisions notre propre volonté dans notre jeûne.
Ces deux considérations maintenaient également Stanislas dans la ferveur et dans la soumission: la première le rendait ingénieux à trouver de nouvelles manières de se mortifier; et la seconde le rendait très-religieux à ne pratiquer que celles dont son Directeur lui permettait lusage. (55)
Il avait la même obéissance pour ses Supérieurs en toute autre chose; et il sétait rendu si parfait en cette vertu, que le maître des novices disait quil ne croyait ,pas que lon y pût rien ajouter. Il gardait les règles et lordre de la discipline domestique avec une exactitude très exemplaire: il était toujours prêt à tout; il ne sexcusait point rie trouvait rien de difficile : de sorte que son Supérieur lappelait quelquefois en riant, le tout-puissant. Sa conduite était bien éloignée de celle de ces personnes imparfaites, qui simaginent quil est de la prudence davoir toujours quelque difficulté à opposer à ce quon leur commande, lors même quelles sont en disposition de lexécuter, afin de faire valoir leur obéissance, et quon leur en ait obligation. Stanislas, au contraire, témoignait toujours à ses Supérieurs, parla manière respectueuse et pleine de gaîté avec laquelle il écoutait leurs commandements quil sen tenait honoré, et quil les recevait avec plaisir, parce quil considérait Dieu en leur personne. Cétait lunique réflexion quil se promettait de faire sur ce quils lui ordonnaient : car il avait toujours le jugement conforme au leur , et il leur obéissait aveuglément.
Un jour quil était allé servir aux offices par humilité avec un autre novice , un des officiers les envoya tous deux chercher du bois et de peur quils ne se blessassent, il leur marqua ce quils en devaient apporter, et leur ordonna de lapporter ensemble. Le compagnon de Stanislas ne faisant peut-être pas réflexion quil y avait une règle qui lobligeait dobéir, aux moindres officiers lorsquon travaille sous eux, comme au supérieur de toute la maison ; et se laissant emporter par une ferveur assez pardonnable à un novice, fit la charge de bois bien plus grosse que lofficier ne lavait ordonné, et quand il eut mis ce quil jugeait que deux personnes pouvaient bien porter sans se faire mal, il avertit Stanislas de la lever par un côté, et se mit en devoir de la prendre par lautre; mais Stanislas, au lieu de faire ce que son compagnon lui disait, commença à le regarder en souriant, et lui dit, quà moins quil ne voulût diminuer la charge, et ny laisser que ce que lofficier leur avait dit de porter, il ne lui aiderait point: à quoi lautre saccorda volontiers, demeurant également édifié de lexacte obéissance de son saint confrère, et charmé de (58) la manière honnête avec laquelle il lui avait fait reconnaître sa faute.
Il ne faut pas sétonner que Stanislas se fût rendu si parfait clans lobéissance puisquil avait dans un très haut degré, les deux vertus dont saint Ignace dit que celle-là tire son origine, lhumilité et la douceur. Il avait de très bas sentiments de lui-même ; et il faisait tout ce quil pouvait, pour les inspirer aux autres. Il était toujours le premier à saccuser de ses fautes; il avait de ladresse pour les faire remarquer afin den recevoir de la confusion : ses compagnons disaient quil était un grand calomniateur de lui-même, parce quil en disait quelquefois des choses auxquelles il ny avait que lhumilité qui pût donner un sens véritable. Il ne faisait rien avec plus de plaisir, que ce qui était sans éclat; il aimait les emplois humiliants, il se plaisait à se voir en des habits pauvres, et qui le pussent faire prendre par ceux de dehors, pour une personne peu considérée dans la maison.
Un jour que le cardinal Commendon létait venu voir à son retour dAllemagne, il fut sur le point daller se présenter à lui vêtu dune robe de toile, quil avait prise (58) pour servir à la cuisine , avec un tablier et ses manches retroussées, si son Supérieur ne leût obligé de prendre un autre habit, croyant quil devait avoir plus dégard au respect qui était dû à un prélat de cette considération, quà la ferveur dun novice. On ne pouvait faire un plus grand déplaisir à Stanislas que de le louer : quand il se trouvait en conversation avec des personnes quil voyait disposées à cela, il tâchait de détourner tous les discours qui leur en pouvaient donner occasion; mais il le faisait avec adresse, et sans quon sen aperçût car il était humble sans le vouloir paraître, et il ne croyait pas être moins obligé à cacher son humilité que ses autres vertus.
Il ne pouvait néanmoins si bien prévenir tout le monde, quon ne lui parlât quelquefois de sa naissance et de la grandeur de sa maison; et Dieu le permettait ainsi , afin que ce saint novice nous laissât les beaux sentiments quil avait sur ces sortes davantages dont les hommes font tant de cas, et quil nous apprit à les mépriser. « Cest peu de chose, disait-il, que dêtre grand en ce monde où tout est petit. Il ny a point de vraie grandeur que celle qui vient de (60) la grâce de Jésus-Christ, par laquelle nous sommes faits enfants de Dieu, et héritiers de son royaume. Cest un faible avantage que dêtre né avec des biens que lon nemporte point en mourant; rien ne nous, fait riches que ce que lon ne peut nous ôter. »
Stanislas faisait voir par ces discours quil nétait pas touché des louanges quil recevait des hommes , et il marquait même , par la rougeur quelles lui causaient toujours, quelles ne lui plaisaient pas: mais il prenait bien garde de faire en cela comme certaines personnes dune vertu sauvage et chagrine, qui querellent ceux qui les louent, et qui offensent, par des rudesses et des rebuts désagréables, ceux qui leur disent des choses obligeantes : car il ne croyait pas quil lui fût plus permis de blesser la charité pour éviter la louange, que pour repousser une injure.
Toutes ses vertus avaient le même caractère de douceur qui le rendait aimable à tout le monde. On sestimait heureux quand on pouvait avoir une heure de conversation avec lui. Il ne méprisait personne, il supportait patiemment les défauts des imparfaits, il sentretenait volontiers avec les (61) plus simples , et il saccommodait à lhumeur de chacun, avec une condescendance dont on ne pouvait assez se louer. Il aimait sincèrement tous ses frères, et ils en étaient tous si persuadés, quil ny en avait point qui ne lui eussent volontiers ouvert leur coeur, et confié leurs plus secrètes pensées. Celui dentre eux qui avait le plus de part à sa confidence, était un jeune Italien, natif de Rhége, nommé Etienne Augusti, que les Supérieurs lui avaient donné pour lui apprendre la langue. Cétait une âme pleine de candeur, et qui avait les inclinations très conformes à celle de Stanislas. Aussitôt quils se connurent ils commencèrent à saimer, et ils prirent insensiblement tant de confiance lun pour lautre, quils ne se cachaient rien. Ce fut à cet ami fidèle que Stanislas confia le secret de ses révélations, et cest de lui quon en a appris le détail après la mort du saint Novice, auquel il ne crut pas manquer de fidélité, en découvrant les choses qui devaient contribuer à sa gloire.
III.
Stanislas navait pas seulement pour Dieu cet amour de préférence qui fait lessence de la charité, et qui demeure dans la (62) partie supérieure de lâme; il avait encore cet amour de tendresse, qui est un est de la charité fervente, et qui se fait sentir au coeur. Les transports en étaient si violents, quil fut souvent en danger den mourir. Le Supérieur layant un jour trouvé au jardin dans une saison fort froide, lui demanda ce quil y faisait. Le saint Novice lui répondit avec simplicité, quil y était venu prendre lair, parce quil sétait senti le coeur si enflammé de lamour de Dieu pendant loraison, quil avait besoin de ce petit rafraîchissement pour se soulager. Dautres fois il lui fallut appliquer des serviettes mouillées sur la poitrine, pour tempérer lextrême ardeur qui sy était allumée : ce qui obligea le Supérieur de lui retrancher quelque chose du temps quil avait coutume demployer à loraison. Mais ce fut inutilement. toute la vie du saint Novice était une oraison continuelle; et quelque effort quil fît pour sempêcher de penser à Dieu» il en était toujours occupé malgré lui, particulièrement sur la fin de sa vie, Dieu paraissant moins épargner cette victime de son amour , à mesure quelle approchait de la consommation rie son sacrifice. On lui voyait toujours les (63) yeux tout baignés de larmes; et le cardinal Bellarmin a écrit dans le livre quil a fait du gémissement de la colombe, quil en versait des torrents, lorsquil était en prières car son oraison était un exercice continuel dun amour très tendre, que ses directeurs ont assuré navoir jamais été interrompu daucune distraction.
Cette union si intime quavait Stanislas avec Dieu, et les grâces visibles quil en recevait, donnaient, tant de confiance en ses prières à ceux qui le connaissaient, quil ny avait point de tentation si rude, ni si opiniâtre, dont on ne se tînt assuré dêtre délivré, quand on lui avait fait promettre quil le demanderait à notre Seigneur. Un novice nommé Mario Franchi, se trouvant accablé de tristesse et de peines intérieures, qui lui donnaient du dégoût pour la vertu, et qui lui causaient un grand trouble, se sentit un jour inspiré de découvrir à Stanislas ce qui se passait dans son coeur, et de le prier de semployer auprès de Dieu, pour lui faire obtenir délivrance de cette tentation. Layant donc rencontré dans un lieu propre à lui faire cette confidence, il lui dit létat où il était, et le conjura de demander à (64) notre Seigneur quil lui plût de len retirer.
Stanislas touché de compassion pour ce pauvre affligé, le consola le mieux quil put, et layant conduit à lheure même dans léglise , il se mit en prières avec lui , et supplia ardemment notre Seigneur de donner quelque soulagement à cette âme. Pendant quil priait , Franchi sentit tout dun coup les agitations de son coeur calmées, et les nuages qui lavaient rempli de tant de troubles, entièrement dissipés.
On a appris cette merveille de la personne même à qui elle est arrivée, par un témoignage authentique quelle en a donné; et lon a su de plusieurs autres, quelles avaient été délivrées de dangereuses tentations dimpureté, en le regardant seulement, et depuis sis mort, en jetant les yeux sur son image.
Ce privilège était sans doute un effet de la ressemblance quil avait avec la Reine des Vierges, ayant conservé son corps pur, et son aine exempte du péché mortel, jusquau dernier soupir de sa vie. Ses compagnons estimaient le pouvoir quil avait auprès delle si grand quon leur a souvent ouï dire quils ne savaient point de moyen dobtenir de la sainte Vierge ce que lon en souhaitait, (65) que demployer auprès delle lintercession de Stanislas. Il était si passionné pour sa gloire, quil avait fait une étude particulière de tout ce que les auteurs en on dit de plus sublime et de plus propre à donner de hautes idées de sa grandeur. Cétait un des plus ordinaires sujets de ses conversations , non-seulement avec les autres novices, mais encore avec les Pères les plus graves de la maison, qui prenaient à tâche de le mettre là-dessus, parce quil mêlait à ce quil avait appris par son étude sur cette matière, des pensées si pleines desprit, et des expressions si vives, quil ne donnait pas moins de plaisir à ceux qui lécoutaient, quil ne leur inspirait de dévotion. La tendresse quil avait pour la Mère de Dieu , était égale à son zèle; il lappelait sa Mère, et il prononçait ce nom si doux dune manière si affectueuse, quun grand homme en fut un jour tout surpris, et dit à saint François de Borgia , quil avait cru voir quelque chose de plus quhumain dans lair dont Stanislas lui avait parlé de la sainte Vierge.
Parmi les pratiques de piété par lesquelles le saint Novice lui marquait sa dévotion, une des plus remarquables était quau (66) commencement de ses actions, il se tournait vers, quelque église, où il savait quelle était particulièrement honorée, pour lui offrir ce quil allait faire. Et cest de là quest venue la coutume que les novices de la Compagnie observent si religieusement à Rome, de se tourner vers léglise de sainte Marie-Majeure, le matin aussitôt quils sont levés , et le soir avant quils se couchent, et de saluer la sainte Vierge par une inclination profonde, pour lui demander sa bénédiction dans toutes leurs actions, et pour la prier de les protéger pendant le repos de la nuit.
IV.
On ne peut appliquer plus justement à personne , quau bienheureux Stanislas ce que Salomon dit en général dun homme vertueux qui meurt jeune : Il sest rendu parfait en peu de temps , et dans le petit nombre dannées quil a vécu, il sest avancé à légal de ceux qui ont une plus longue vie; Dieu sest hâté de le tirer de ce lieu de misère et de péché, parce que son âme lui était agréable.
Il ny avait pas encore dix mois accomplis que Stanislas était au noviciat lorsquil se sentit intérieurement averti que la fin de sa vie approchait. Il en eut les premiers (67) pressentiments au commencement du mois daoût, après avoir ouï:une exhortation, où lon avait parlé de la fragilité de la vie humaine , et de quelle importance il est de se tenir prêt à mourir. Il sen ouvrit le même jour à ceux qui se trouvèrent avec lui en conversation. « Cest à moi, leur dit-il mes prières, que lexhortation daujourdhui sadresse; la préparation à la mort, dont on nous a parlé, est pour vous une précaution utile, parce que lon peut mourir en tout temps; mais elle est de nécessité pour moi qui mourrai ce moi-ci. » Il dit la même chose quatre jours après au père Emmanuel Sa, dans un entretien quil eut avec lui touchant lAssomption de la sainte Vierge, dont la fête était proche, où, après sêtre étendu sur les louanges de la Mère de Dieu avec son zèle ordinaire, il ajouta ces paroles qui marquaient encore plus précisément le temps de son trépas que celles quil avait dites auparavant : « Ah ! mon Père, que ce fut un heureux jour pour les Saints, que celui auquel la sainte Vierge entra dans le paradis ! je suis persuadé quils en renouvellent tous les ans la mémoire , aussi bien que nous , (68) par quelque réjouissance; aussi bien queux, jespère que je verrai la première fête quils en feront. »
Ces discours ne firent pas beaucoup dimpression sur lesprit de ceux qui les entendirent. Personne ne pouvait croire que Stanislas , qui était si jeune, et qui se portait bien , parlât sérieusement , lorsquil disait quil navait plus que quelques jours à vivre : niais le saint Novice, qui avait des lumières bien sûres là-dessus, commença dès lors à se préparer à mourir. La préparation quil y apporta fut bien différente de celle quy apportent ordinairement les autres hommes, qui ont coutume demployer ce qui leur reste de temps et de raison dans la dernière extrémité, à se résoudre à quitter la vie , et à se fortifier contre la crainte de la mort. Stanislas se trouvait dans une disposition desprit toute contraire à celle-à : car, comme il aimait Dieu de tout son coeur, il naimait point la vie qui len séparait, et ne pouvait sempêcher de désirer la mort qui le devait unir à lui pour jamais. Aussi la demandait- il continuellement à Dieu dans ses prières , et il employa pour lobtenir lintercession du bienheureux martyr saint (69) Laurent, quon lui avait donné pour patron ce mois-là. Car la coutume den donner à chacun un tous les mois, avait déjà été introduite dans la compagnie par François de Borgia, qui la tenait de ses ancêtres, et qui lavait toujours fait pratiquer dans sa maison avec beaucoup de fruit. Stanislas se prépara à la fête de son ,Saint, par des pénitences extraordinaires , dont la dernière fut une rude discipline quil prit la veille au réfectoire en présence de tous les autres.
Le jour de la fête étant venu, il savisa, à lexemple du bienheureux Herman Joseph, décrire une lettre à la sainte Vierge, par laquelle il la conjurait de lui obtenir la grâce de mourir avant la fête de son Assomption, afin quil pût assister à la solennité qui sen ferait dans le ciel. Il porta cette lettre à ,la communion, et il pria très ardemment la Mère de Dieu, dans la ferveur de cette action, de ne le pas laisser plus long-temps dans son exil. Après quoi il descendit aux offices, pour aider au cuisinier à apprêter le dîner, où Dieu loccupa de beaucoup de grands sentiments touchant le martyre de son saint Patron. Sur la fin du jour, le saint Novice se (70) va mal, et quoiquil neût encore quun assez petit commencement de fièvre, le Supérieur jugea à propos de le faire mettre au lit.
Cette première marque quil plut à Dieu de donner à Stanislas, que ses prières étaient
exaucées, lui causa une joie quil fut aisé de remarquer sur son visage. Ceux qui le conduisirent à linfirmerie en furent surpris , et ils ne, purent sempêcher de témoigner de la tristesse lorsquil leur dit en faisant le signe de la Croix sur le lit où il sallait mettre : Je ne me lèverai jamais de là ; ajoutant quelque temps après, sil plaît à notre Seigneur, pour donner quelque sorte de consolation à ses frères, auxquels il sétait aperçu que les premières paroles quil leur avait dites avaient serré le coeur car il dit ensuite fart affirmativement au Supérieur, quil croyait avoir obtenu de la sainte Vierge par le moyen de son saint patron, de mourir avant la fête de lAssomption , pour se trouver an ciel en cette sainte journée. Mais comme il navait encore alors quune fièvre tierce fort légère , dont les médecins ne témoignaient craindre aucune mauvaise suite, on crut que ses discours étaient plutôt des effets du désir quil avait d,e mourir, que de véritables prédictions de sa mort. (71)
Il passa en cet état jusquau quatorzième du mois, qui était le cinquième de sa maladie, sans que sa fièvre eût augmenté, et on le croyait si peu en danger, quun frère, auquel il avait dit ce matin-là même quil mourrait la nuit suivante, lui avait répondu en riant quil ne pouvait mourir dun si petit mal sans miracle, et à moins que la sainte Vierge ne voulût par lamitié quelle avait pour lui, quil allât célébrer dans le ciel la fête de son Assomption. Mais un peu après midi, il tomba tout dun coup dans une défaillance, qui commença à faire craindre que ce quil avait dit de sa mort ne fût que trop vrai. On le fit néanmoins revenir de cet évanouissement à force de lagiter; et ceux qui lavaient secouru, lui ayant dit quil se laissait trop abattre à son mal , il répartit avec sa douceur ordinaire : Il est vrai que jai bien peu de courage; mais quand jen aurais davantage, il me serait inutile dans une maladie de laquelle je dois assurément mourir. Peu de temps après cet accident, il lui prit une sueur froide et un si grand abattement, quil perdit en un moment toutes ses forces: ce qui fit juger à ceux qui lassistaient quil ne lui restait plus que fort peu (72) de temps à vivre, et quil fallait se presSer de lui donner les derniers sacrements.
Le saint malade en ayant été averti, demanda permission à son supérieur de les recevoir couché sur la terre , et de, mourir en cette posture de pénitent. Le Père fit dabord difficulté de la lui accorder, mais enfin ayant considéré que de grands Saints avaient pratiqué cette dévotion à la mort avec beaucoup de consolation pour eux, et dédification pour les autres, il fit étendre une couverture de lit au milieu de la chambre, et ordonna que lon mît le malade dessus. En cet état, Stanislas reçut le saint Viatique et lextrême-onction avec des sentiments de joie que lextrême faiblesse où il était ne le put empêcher dexprimer par le feu qui parut alors dans ses yeux et sur son visage, et par un tressaillement visible de tout son corps.
Après quil eut reçu les sacrements , on lui demanda sil était bien résigné à la volonté de Dieu. A quoi il répondit dun air tranquille par ce verset des psaumes : Mon coeur est prêt, Seigneur, mon coeur est prêt. Il passa ensuite quelque temps à sentretenir avec Dieu, tenant en sa main une image de (73) la sainte Vierge , quil baisait souvent avec dévotion et ayant son chapelet passé autour de son bras. De quoi un Père qui létait venu voir de la maison professe , sétant aperçu, voulut de là prendre occasion de lui parler de la Mère de Dieu : Que signifie ce chapelet, lui dit-il, Stanislas? Apparemment vous nêtes pas en état de le dire. Il est vrai, mon Père, lui repartit le malade en souriant , mais cest toujours une consolation pour moi que de le regarder, parce quil me fait souvenir de ma bonne Mère. Ah ! mon cher frère, reprit alors le Père tout attendri par ces paroles, que vous allez donc avoir de joie , quand vous verrez cette Mère si aimable dans le ciel , où elle vous attend, pour vous faire part de sa gloire! A ces mots le malade sembla reprendre de nouvelles forces il leva les mains au ciel avec une vigueur qui étonna ceux qui savaient à quel point sa maladie lavait affaibli , et donna beaucoup de témoignages dune joie extraordinaire.
Il était déjà plus de minuit, lorsque Stanislas sentant que sa fin approchait , pria quon lui fît voir quelques novices auxquels il voulait dire adieu; ce qui ayant été fait, (74) il rendit grâces à la compagnie des bontés de mère quelle avait eues pour lui , et demanda pardon à tous les assistants des mauvais exemples quil pouvait leur avoir donnés; puis se tournant vers le Supérieur, il lui dit ce mot de S. Paul : Le temps est court. Le Père voulut achever le passage, en disant: Il ne reste plus quà nous préparer ; mais le malade le prévint , et ne lui en laissa dire que les deux premiers mots: après quoi il prit son crucifix à la main , et les assistants sétant mis en prières autour de lui , il les pria dinvoquer particulièrement ses saints Patrons de chaque mois , dont il avait écrit les noms dans un petit livre. Ensuite de cela il fit quelques actes de contrition et damour de Dieu, qui furent ouïs de tous ceux qui étaient présents; puis il demeura assez longtemps dans le silence et dans un recueillement profond, pendant lequel la Mère de Dieu sétant présentée à lui, suivie dune nombreuse troupe de Vierges, comme on lapprit à lheure même par sa propre bouche , il rendit lesprit entre les mains de sa bonne Maîtresse, un peu après trois heures du matin , le quinzième jour daoût de lannée mil cinq cent soixante-huit (75), sur la fin de la dix-huitième de son âge, et dans le dixième mois depuis son entrée au noviciat.
V.
LEcriture attribue une manière dodeur à la vertu des Saints qui la fait découvrir, et qui donne envie de la suivre, selon cette parole de S. Paul : Nous sommes la bonne odeur de Jésus-Christ. Cette odeur a quelque chose de semblable à celle des parfums, qui ne se font jamais mieux sentir quau moment où ils se consument et cessent dêtre car les Saints cachent leurs vertus pendant leur vie, et ne font confidence de ce que la grâce opère de pins admirable en eux quaux directeurs de leur conscience, ou tout au plus à un fort petit nombre de leurs amis. Mais à la mort, ni leurs directeurs, ni leurs amis ne se tenant plus obligés au secret sur des choses que la gloire de Dieu les oblige de révéler , ils publient les vertus, et découvrent les trésors de la grâce, que ces âmes saintes tenaient cachés par humilité.
La même chose arriva à la mort du bienheureux Stanislas. Peu de temps après quil eut rendu lesprit, ceux que nous avons dit avoir eu part à sa confidence, apprirent aux (76) autres ce quils en savaient de particulier et ces choses miraculeuses jointes à la haute idée que lon avait déjà conçue de sa vertu, le firent considérer de tout le monde comme un très grand Saint.
Le concours de ceux qui voulurent assister à ses funérailles fut extraordinaire. On y vint en foule de toutes les maisons que les Jésuites ont. à Rome , et chacun sempressait pour le, voir: si bien que la cérémonie de ses obsèques ressemblait plutôt à un appareil de triomphe, quà un convoi funèbre. Aussi voyait-on bien moins de vestiges de la mort sur le corps du serviteur de Dieu, que de marques de la vie bienheureuse dont son âme jouissait déjà dans le ciel. On ne remarquait point de changement en lui , ses traits nétaient point effacés , il navait rien perdu de la vivacité de sa couleur; on voyait sur son visage, le même air de douceur qui le rendait aimable à tout le monde pendant sa vie. De sorte que bien loin de sentir en approchant de lui cette horreur secrète que nous cause naturellement la vue des morts, plus on le regardait, plus on se sentait rempli dune suavité toute céleste. Chacun lui baisait les pieds et les mains; et il y en avait (77) qui recueillaient avec respect les fleurs dont on avait parsemé son corps, ce qui fit dire au père François Tolet, qui fut depuis cardinal, ces paroles que beaucoup de personnes remarquèrent : « Cela est admirable, un jeune enfant vient de mourir, et il attire tout le monde à lui; chacun le veut voir, chacun lui veut baiser les pieds. Hélas ! nous mourrons peut être bien vieux, nous autres; en fera-t-on autant pour nous? »
Pendant que lon était ainsi en troupe autour de ce saint corps, il arriva un Père de la maison professe (que ceux qui ont écrit la Vie du bienheureux Stanislas disent avoir été un de ses plus intimes amis, quoiquils nen naient pas marqué le nom ). Aussitôt quil fut entré dans le lieu où lon avait exposé le corps en attendant la cérémonie, il salla jeter à ses pieds , et les baisa plusieurs fois tendrement en les arrosant de ses larmes. Il fit cette action dun air si transporté, que ceux qui en furent témoins en demeurèrent surpris.; de quoi sétant aperçu, il voulut leur en apprendre la cause; ce quil fit en ces termes, après avoir un peu essuyé ses larmes et recouvré la liberté de parler quelles lui avaient ôtée : « Hier au soir, ayant appris que la maladie de Stanislas devenait plus dangereuse, et ne pouvant le venir voir à lheure même, parce quil était déjà fort tard , je résolus dy venir aujourdhui , aussitôt que je pourrais sortir de la maison. Métant couché dans cette pensée, vers le point du jour, je me suis imaginé que je venais au noviciat , et que javais trouvé en mon chemin une personne qui me demandait où jallais; il ma semblé que je lui répondais que je venais ici; et que mayant encore demandé ce que jy venais faire, je lui ai reparti que je venais voir Stanislas qui était malade : sur quoi cet homme mayant dit affirmativement que je ne le verrais pas, et quil était déjà en paradis, je lui ai demandé doù il le savait ? Il ma répondu ces paroles, qui me sont demeurées dans lesprit comme il me les a dites . Je le sais bien , je le sais bien , et je sais de plus quil y est entré ce matin un peu après trois heures. A ces mots je me suis éveillé, et jai appris depuis que Stanislas avait justement rendu lesprit à lheure qui ma été marquée clans le songe que je (79)viens de vous dire, si je dois appeler songe une chose qui saccorde si bien avec la vérité. »
Ce discours fut reçu avec une extrême joie de tous ceux qui lentendirent, et redoubla le respect que lon avait pour la mémoire du saint Novice. Ou regardait son corps comme une relique précieuse qui méritait dêtre exposée à la vénération publique mais la déférence quon eut pour le Saint-Siège , qui défend de prévenir son jugement en semblable rencontre ne permit pas alors quon en usât ainsi. Il fut enterré comme les autres Religieux de sa compagnie, à la réserve quil fut dans un cercueil, où il demeura plus de deux ans sans se corrompre, quoiquil neût point été embaumé. Il en sortait même quelquefois une odeur si douce, que toute la chapelle en était remplie , Dieu voulant ajouter ce dernier témoignage de la pureté angélique de son serviteur , à tous ceux quil en avait déjà rendus.
VI.
Quelque superbes que soient les tombeaux que les hommes érigent à leurs amis, ce sont toujours des marques de la mort et de la destruction de ceux qui y sont enfermés (80); et si lon y voit quelquefois gravés quelques vestiges de leur grandeur, cest pour faire connaître aux autres hommes combien elle a été vaine, puisquelle a sitôt fini, et quil en reste si peu de chose. Il ny a que Dieu qui puisse rendre glorieux les tombeaux de ses amis, et en faire des autels, où lon ne voit que des marques de la vie bienheureuse dont ces âmes saintes jouissent dans le ciel, et du pouvoir que leur donne sur la terre lunion quelles ont avec la Divinité.
Cest ce qui est arrivé au sépulcre du bienheureux Stanislas : car ayant plu à Dieu dhonorer la mémoire de son serviteur, par les grands miracles dont nous parlerons dans le III ème Livre de cette Histoire, les peuples ont cru être obligés de reconnaître par un culte public les grâces quils en ont reçues: mais comme ils ne lui ont pu rendre ce culte sans laveu du Pontife, ils en ont demandé en divers temps la permission à Sa Sainteté avec tant dempressement , quils lont enfin obtenue.
Clément VIII a été le premier qui la honoré du titre de Bienheureux, dans un bref quil envoya en lannée 1604 aux habitants (81) de Pultovie, par lequel il leur permettait den célébrer tous les ans la fête dans leur ville. Quelque temps après, Sigismond III, roi de Pologne, entreprit dobtenir du Saint-Siége la même grâce pour tout son royaume. Il en écrivit an pape Paul V en lannée 1618 , et le fit solliciter pour cela par le cardinal de Montalte, protecteur de la couronne de Pologne, et par lévêque de Posna, son ambassadeur. Sa Sainteté répondit dabord à ceux qui lui parlèrent de cette affaire, ce que les Papes ont coutume de répondre en pareilles rencontres , quil en fallait informer la Congrégation, des Rits, et attendre son jugement là-dessus. Mais le Cardinal et lambassadeur voyant que les informations sen faisaient trop lentement, présentèrent à Sa Sainteté un abrégé de la Vie et des Miracles du bienheureux Stanislas , et la prièrent de vouloir prendre la peine de la lire elle-même. Le Pape le fit pour les contenter , et quoiquils neût pas le dessein dabord de presser davantage pour cela la conclusion de cette affaire , il sy montra si affectionné après quil eut lu la vie du serviteur de Dieu, et quil eut examiné lui-même les preuves de ses miracles que ceux (82) à qui il en parla alors, jugèrent bren quil ne serait pas désormais fort difficile dobtenir de lui là-dessus une partie de ce que lon en souhaitait. De quoi ceux qui sintéressaient dans laffaire ayant été avertis, Eléonore des Ursins, duchesse de Sforce, qui sollicitait pour 1Eglise du noviciat de Rome la même permission que demandaient les Polonais pour toute la Pologne, profita la première de la bonne disposition de lesprit du Pape; car sétant incontinent allé jeter à ses pieds avec quelques autres dames romaines et lambassadrice de France, elle en obtint ce quelle désirait.
Après que le Pape eut fait cette première démarche en faveur de la duchesse, le cardinal et lambassadeur neurent pas beaucoup de peine à le faire résoudre à contenter le roi de Pologne. Sa Sainteté fit incontinent expédier un bref à ce Prince, par lequel non-seulement elle lui donnait permission de faire célébrer la fête du bienheureux Stanislas dans tontes les églises des Jésuites qui se trouveraient sur les terres de son obéissance; mais elle donnait encore de grandes Indulgences à ceux qui les visiteraient ce jour-là, et qui y feraient leurs (83) dévotions. Ce bref fut reçu dans la Pologne et dans la Lithuanie, avec une joie que je ne puis expliquer quen représentant quelque chose de la pompe extraordinaire avec laquelle ces peuples célèbrent tous les ans cette fête dans quelques unes des meilleures villes du royaume.
Aussitôt que les premières Vêpres ont été chantées solennellement dans léglise des Jésuites, lon commence à orner les rues et les places publiques comme lon fait à la Fête-Dieu. La nuit étant venue, on allume aux fenêtres de chaque maison un si grand nombre de flambeaux, et il paraît en lair tant de feux dartifices, que les premières fois que cette cérémonie se fit, les paysans de la campagne crurent que toutes ces villes allaient être réduites en cendres, et plusieurs y accoururent, pensant que ce fût une incendie. Sur les dix heures , on commence une magnifique procession, à laquelle on voit mille ou douze cents jeunes hommes superbement vêtus , marcher deux à deux, avec un flambeau à la main, après de grandes et miches machines, portées sur les épaules de plusieurs hommes, où sont représentées avec beaucoup dart les principales (84) actions de la vie du serviteur de Dieu. Cette
procession dure près de deux heures, faisant de temps en temps des pauses dans les églises qui se trouvent sur sa route , jusquà ce quelle arrive sur le minuit dans le lieu quon lui a marqué pour son terme, où lon fait le panégyrique du Bienheureux. Après quoi chacun se retire pour aller prendre un peu de repos jusquau lendemain , que les dévotions recommencent avec tant de ferveur, que cette fête est, dit-on, en Pologne comme une seconde Pâque.
A ces témoignages si extraordinaires de respect et daffection envers le bienheureux Stanislas, les Polonais ont ajouté une marque illustre de la confiance quils ont en lui, eu le choisissant solennellement avec S. Casimir, pour le Patron et pour le protecteur du royaume. Plusieurs villes ont encore fait depuis la même chose en leur particulier, comme Varsovie, Posna, Lublin et Léopold: dans la dernière desquelles il se passa une chose, il y a treize ou quatorze ans, à loccasion dune semblable cérémonie , que je ne dois pas omettre dans cette Histoire, pour être un exemple mémorable de la justice de Dieu sur ceux qui sopposent aux honneurs (85) que lon rend aux Saints, et de lexcès où se porte quelquefois un esprit jaloux de la prospérité dautrui.
Cette ville étant attaquée de la peste, se voyant sur le point dêtre entièrement désolée par cette maladie, si elle sallumait davantage et quelle eût un plus long cours; les magistrats se ressouvinrent de lassistance quils avaient autrefois reçue du bienheureux Stanislas dans un incendie horrible, où le serviteur de Dieu avait paru sur leurs murailles, à la vue dune infinité de personnes, détournant les flammes qui, après avoir brûlé le faubourg qui est du côté de Cracovie, gagnaient déjà la porte de la ville, et lallaient réduire en cendres. Le souvenir de cette faveur leur donna la confiance de sadresser encore une fois à celui dont ils lavaient reçue; ils prièrent le bienheureux Stanislas de les délivrer de la maladie contagieuse, et sobligèrent par un voeu public, en cas quil lui plût de le faire , dorner son autel dun riche tableau bordé dargent, et de placer son image sur la plus haute tour de la ville, pour marquer à la postérité quils le reconnaissaient pour leur Protecteur.
Ils neurent pas plutôt fait ce voeu, que la (86) peste venant à cesser, ils se virent heureusement obligés de penser à laccomplir. Mais comme il fallut attendre quelque temps pour préparer les choses nécessaires pour en faire la cérémonie, quelques gens qui ne voulaient pas de bien aux Jésuites , se servirent de cet intervalle, pour tâcher , par toutes sortes de moyens , dempêcher quon ne rendît cet honneur à une personne qui avait porté leur habit : et il se trouva parmi eux un ecclésiastique assez emporté pour aller trouver un des magistrats , et pour lui dire quil ny avait pas de raison daccorder au bienheureux Stanislas un honneur quil navait pas mérité. Ce procédé impie et passionné scandalisa extrêmement toute la ville. Il neut point dautre effet que dattirer la colère de Dieu sur celui qui en était lauteur , et daugmenter dans lesprit du peuple le respect quil avait déjà pour son saint Patron car le jour de sa fête sétant trouvé dans cette conjoncture , il fut célébré avec un concours extraordinaire de toutes sortes de personnes. Un chanoine nommé Piglouski en fit le panégyrique et loccasion sétant présentée , dans la suite de son discours, de parler du voeu que lon avait fait au bienheureux (87) Stanislas durant la peste, il déclama avec beaucoup de force et de zèle contre ceux qui avaient voulu empêcher quon ne laccomplît, et assura que Dieu ne laisserait pas impunie une ingratitude si horrible. Lévènement ne fit que trop voir quil avait dit vrai : car lecclésiastique dont nous venons de parler, étant monté en chaire dans une autre église, en même temps que le chanoine prêchait en celle des Jésuites , et ne voyant quun fort petit nombre dauditeurs devant lui, il fut si peu maître de sa passion quil osa bien se moquer publiquement du miracle quon attribuait au serviteur de Dieu. Cette témérité scandaleuse ayant mis le comble aux péchés de ce malheureux, attira sur lui un châtiment aussi funeste quil fut prompt et imprévu: car il ne fut pas plus tôt de retour dans sa maison , quil fut saisi dune frénésie horrible, et il devint tout dun coup si furieux, quil se précipita par une fenêtre, et finit ainsi sa vie.
Mais comme Dieu nexerce sa justice en ce monde que pour obliger les hommes davoir recours à sa miséricorde , la mort tragique de cet homme emporté fit ouvrir les yeux à ceux que la même passion avait engagés (88) dans son parti, et leur fit faire une pénitence qui répara le scandale que leur faute avait causé dans la ville.
Pendant que Dieu châtiait ainsi les ennemis du bienheureux Stanislas, sa Providence disposait les choses dans la Pologne pour augmenter la gloire de son Serviteur, en élevant son sang sur le trône de cette monarchie, dans la personne de Michel Viesnoviski, dont la bisaïeule était de cette maison. Car ce Prince neut pas plus tôt pris possession de la couronne, quil sollicita la canonisation de son saint parent, auprès de Clément X qui occupait alors le Saint-Siége. En quoi tous les Sénateurs du royaume sétant joints à lui, et ayant prié lArchevêque de Gnesne den écrire au nom du Sénat aux Cardinaux de la Congrégation des Rits , Sa Sainteté commença cette affaire, pour déclarer dans les formes le Serviteur de Dieu Bienheureux : ce que ses prédécesseurs navaient pas fait, nayant pas encore permis den faire loffice dans lEglise : de sorte que dans les lieux où lon en faisait la fête , on disait ce jour-là la messe de la sainte Trinité. Le Saint-Père a donné cette permission à. la Pologne et à la Compagnie de Jésus, (89) par un bref du 16 août de lannée 1670, et parce que le jour auquel le bienheureux Stanislas est mort, se trouve occupé par la fête de lassomption de la sainte Vierge. Sa Sainteté a marqué pour Célébrer celle du Serviteur de Dieu, le 13 de novembre, jour auquel son corps a été transporté de lancienne chapelle où il avait été enterré, dans la nouvelle église que le prince Pamphile a fait bâtir au noviciat de Rome , avec une magnificence digne de sa piété.
Fin du second Livre.
I.
La vie de Paul Kostka a trop de liaison avec celle du bienheureux Stanislas, pour ne pas lui donner quelque place dans cette Histoire. Il est même de la justice quayant fait voir à mes lecteurs , dans la première partie de cet ouvrage les dérèglements de ce jeune seigneur, je leur en apprenne la pénitence en celle-ci afin que sils lont considéré jusquà présent comme le persécuteur de son saint frère, ils lhonorent désormais comme limitateur de (91) ses vertus , et quils bénissent éternellement les miséricordes de celui qui change, quand il lui plaît, les pierres en des enfants dAbraham. Jai cru que je ne pouvais mieux placer le récit de cette Vie, quau commencement de ce Livre, où jai dessein de raconter les miracles du bienheureux Stanislas et les grâces extraordinaires que plusieurs personnes ont obtenues de Dieu par son moyen nestimant pas quil lui soit moins glorieux davoir contribué à la conversion dun pécheur, que davoir guéri des aveugles et ressuscité des morts.
Quelques années après la mort du bienheureux Stanislas , lorsque la réputation de sa sainteté commençait à sétendre dans la Pologne , Paul étant devenu plus mûr et plus capable de profiter des bons exemples que son frère lui avait autrefois donnés, se sentit également touché de repentir de lavoir persécuté, et du désir dimiter sa vertu. Dieu qui le disposait de loin n la perfection, ne permit pas quil sengageât dans le mariage. On lui offrit en divers temps de grands partis , et il en rechercha même quelques uns avec assez dempressement; mais il trouva toujours dans ses poursuites (92) des obstacles imprévus, qui lempêchèrent de rien conclure: si bien que se trouvant en cet état, lorsquil plut à Dieu de lui inspirer le désir dune vie plus réglée, il prit la résolution de ne se point marier, de peur que les soins qui accompagnent le mariage ne partageassent son coeur, quil voulait donner tout entier à Dieu.
Comme la retraite de Paul fit beaucoup déclat dans le monde, elle lui attira le grandes persécutions. Ses parents et ses amis ne cessaient de lui représenter , quil faisait un tort considérable à sa famille en prenant une manière de vivre qui le mett,ait hors détat dentrer dans les charges ; ils le priaient de considérer que sa race était sur 1e point de séteindre, faute de personnes capables den soutenir léclat et den conserver le nom; ils lui disaient quil ne pouvait sans injustice ruiner ainsi toutes les espérances de la plupart de ses proches, et des anciens serviteurs de sa maison, dont la fortune était attachée à la sienne; que les personnes de sa qualité et de son rang navaient pas le même droit que les autres hommes de renoncer à ces sortes dintérêts, qui sont toujours joints avec ceux dautrui; que sa famille (93) avait déjà fait une assez grande perte dans la personne du petit Stanislas, sans quil lui ôtât encore, par une retraite si hors de saison, lunique appui qui lui restait.
Ces remontrances , qui faisaient ressouvenir Paul de celles quil avait faites autrefois à son frère clans une pareille rencontre, lui remettaient aussi en mémoire les sages réponses que le saint enfant avait accoutumé de lui faire; et il sen servait alors très utilement pour défendre son procédé contre les plaintes de ses parents et les sollicitations de ses amis. Il leur disait avec une liberté pleine de douceur, quil était bien fâché quils eussent fondé sur sa personne des espérances contraires à ce que Dieu demandait de lui; mais que tandis que cela serait , il se voyait clans limpuissance de les contenter; quil se souciait fort peu que son nom se conservât sur la terre, où il faudrait toujours quil finît un jour, pourvu quil fût écrit au ciel dans le livre de vie; quil nétait pas raisonnable quil abandonnât le soin de sa perfection, pour travailler à lélévation des autres; que nestimant point de bonne fortune que celle qui se fait auprès de Dieu , il nen pouvait souhaiter dautres à ses amis, comme il ne (94) souhaitait point dautre éclat à sa main, que do voir reluire en tous ceux qui portaient son nom, les vertus de son frère Stanislas.
Cest ainsi que Paul justifiait sa conduite auprès de ceux à qui le sang ou lamitié lobligeait den rendre raison; car pour tout ce qui sen disait dans le monde , parmi les personnes auxquelles il croyait être indifférent, il ne sen mettait pas en peine. il savait bien quon en raillait, que cela lavait rendu méprisable à plusieurs personnes qui lestimaient auparavant, que ceux même qui ne désapprouvaient pas quil eût embrassé le parti de la dévotion , le blâmaient de lavoir fait publiquement et de sêtre trop déclaré, disant quil y avait eu de limprudence à faire un éclat qui nétait bon à rien et qui lui était la liberté de se remettre dans le monde , sil venait paie hasard à sennuyer dans la retraite. Paul ne répondait à tout cela que par ces paroles de lApôtre, qui lui servirent de divise pendant sa vie, et quil fit lui-même graver sur son tombeau : Non erubesco Evangelium; voulant marquer par-là quil navait point Je honte de suivre les maximes de lEvangile. (95) Au contraire il ,ne pensait jamais au temps quil avait passé sans les suivre , quil nen eût une extrême confusion.
Il se considérait, à lexemple de saint Paul, comme une personne qui avait contrarié la Doctrine de Jésus-Christ, et qui avait persécuté les Saints, et Dieu , qui le voulait conduire à la perfection par la voie de la pénitence , lui remettait continuellement devant les yeux les violences dont il avait usé contre le petit Stanislas de sorte quil vivait dans une sainte haine de lui-même, et dans un désir insatiable de souffrir pour expier le mal quil avait fait à son frère. Il nen parlait jamais quil ne parût tout attendri; il prenait plaisir à raconter à ses amis les persécutions injustes quil lui avait faites, et la douceur avec laquelle ce courageux enfant les avait endurées. Il passait tous les jours devant son image un long espace de temps, prosterné en terre, les bras étendus en forme de croix, versant un torrent de larmes, auxquelles il mêlait quelquefois son sang. Ce qui fut remarqué une fois entre autres par un jeune enfant de qualité, qui a assuré avoir été témoin de ce que je men vais dire. (96) Paul étant un jour allé rendre visite à un gentilhomme de la maison de Lusca, on ly retint à coucher, et quand lheure en fut venue, on le conduisit, selon la coutume, dans lappartement qui lui avait été préparé. Aussitôt que ceux qui ly avaient accompagné se furent retirés, il fit aussi retirer ses gens, et alors croyant nêtre vu de personne, il se mit en oraison, et y passa une grande partie de la nuit. Cette prière fut suivie dune rude discipline, quil prit durant un fort long espace de temps, jetant de profonds soupirs , et répétant souvent ces paroles, qui marquaient le sujet de sa pénitence : Mon saint frère, mon saint frère, priez Dieu pour ce pauvre pécheur; et pardonnez-moi tous les maux que je vous ai faits! Après que Paul eut cessé de se frapper, il se coucha pour prendre un peu de repos, sans prendre garde quil y avait à côté de sa chambre un petit cabinet où couchait un des enfants de la maison, qui ne sachant à quoi attribuer une chose si peu ordinaire clans un homme de. cette qualité, crut quil avait tué son frère, et que ce quil lui avait vu faire, était une pénitence quon lui avait imposée pour ce crime. Mais ( 97)
il fut détrompé de cette pensée le lendemain matin, lorsque racontant ce quil avait vu en présence de quelques personnes qui savaient la vie de ce seigneur, il apprit quel était ce frère que Paul avait persécuté , et de quelle nature avaient été les persécutions quil lui avait faites. Si limagination de lenfant parut plaisante à ceux qui lentendirent, ce quil leur racontait les étonna, ils ne pouvaient comprendre comment un emportement de jeunesse , si ordinaire dans les maisons où il y a des frères de différente humeur, avait fait une si forte impression sur lesprit de Paul, et quil en fit une si longue pénitence.: car il y avait déjà plus de quarante ans que le bienheureux Stanislas était mort. Mais ils eussent été encore bien plus surpris, si on leur eût dit que depuis un si long temps il avait passé presque toutes les nuits de la même manière quil avait fait celle-là, ne couchant ordinairement que sur la terre nue , quoiquil fût devenu très infirme , et quil eût le corps tout atténué de jeûnes.
Il demeurait dordinaire à Prasniz, parce que cette ville était proche de ses terres. Il y avait fondé un hôpital, et sétait logé (98) tout auprès, afin de servir et dassister les pauvres : ce quil faisait avec une charité toute paternelle, prévenant leurs besoins, et népargnant ni son bien, ni sa peine pour les soulager. Sa maison était le refuge ordinaire des pèlerins, et de tous ceux qui navaient pas le moyen de loger ailleurs ; il les recevait avec un visage gai et épanoui, il leur lavait les pieds , il les servait lui-même à table; et quand ils sortaient de chez lui, il leur donnait encore laumône pour continuer leur voyage, selon le besoin quils en avaient.
A voir comme Paul soccupait en ces exercices de charité, lon eût dit quils ne lui eussent laissé de temps que ce quil lui en fallait pour se reposer : mais il nen était pas moins assidu à la prière; il récitait tous les jours loffice divin comme les prêtres; il se levait à deux heures après minuit pour dire matines , après lesquelles, ayant pris la discipline en la manière que nous venons de dire, il passait ce qui lui restait de temps jusquau jour dans une profonde contemplation. Il avait un attrait particulier à méditer les mystères de la Passion de Notre Seigneur. Il y trouvait tant de douceur quil (99) y passait quelquefois les nuits tout entières. Il avait encore des sentiments de dévotion fort tendres pour le Saint-Sacrement de lautel. Il entendait tous les jours plusieurs messes, et lorsquil était en voyage , sil ne rencontrait point le matin de lieu où il la pût entendre, à quelque heure quil arrivât dans les bourgs où il y avait des églises, il y allait et se faisait ouvrir le tabernacle, par un prêtre, pour faire sa prière devant le Saint-Sacrement. Lorsquil trouvait en son chemin quelque image dévote ou quelque chapelle, il faisait arrêter son carrosse , et descendait pour y faire oraison , se jetant à genoux, et se prosternant souvent la face contre terre : car cétait ainsi quil priait presque toujours ; à quoi il sétait tellement endurci les genoux , quil sy était fait un calus qui lui rendait ces parties-là insensibles.
Paul Kostka avait déjà près de soixante ans , lorsque voulant rendre son sacrifice encore plus parfait, il prit le dessein de se faire Jésuite, il sadressa dabord au Provincial de Pologne pour être reçu; mais ce Père en ayant fait difficulté, sur ce que ce Seigneur était trop avancé en âge et quil (100) sétait ruiné la santé , Paul en écrivit au Père-Général , qui accorda volontiers cette grâce, et à la mémoire de son frère déjà honoré par le souverain Pontife du titre de Bienheureux, et à sa propre vertu : estimant quun Saint, quelque infirme et quelque âgé quil soit, nest jamais inutile dans une Communauté, tandis quil peut encore prier et souffrir.
Notre saint pénitent ayant reçu la lettre du Père-Général, commença à disposer ses affaires pour entrer au noviciat dans une parfaite liberté desprit, et sans aucun autre sain que de travailler à sa perfection avec une ferveur toute nouvelle. Mais Dieu se contenta de sa bonne volonté; car étant allé à Pétricovie pour faire observer quelques formalités de justice , qui manquaient aux contrats des fondations quil avait faites, i1 y tomba malade, et y mourut dans une grande opinion de sainteté, qui fit confirmée par une lumière miraculeuse dont son corps parut environné durant la nuit qui précéda le jour de ses obsèques.
II.
Une troupe denfants de la ville de Posna, jouant ensemble sur le bord de la Varte lorsquelle était glacée, un dentre eux (101) nommé Stanislas, fut poussé dedans par un de ses compagnons, et son malheur voulu quil tombât dans un endroit où lon avait rompu la glace pour puiser de leau; de sorte quil fut incontinent emporté par le courant sous cette glace, et tous les autres le perdirent de vue. Au cri que firent ces enfants tout effrayés, il sassembla un grand nombre de personnes sur les deux bords de la rivière, dont plusieurs se mirent en de voir de secourir Stanislas, mais ce fut inutilement; car quelque diligence que lon fit pour trouver où leau lavait porté lon ne put jamais rien découvrir.
Il y avait déjà près de trois heures quon le cherchait, lorsque deux jeunes Jésuites venant à passer par là , et voyant le peuple assemblé en foule le long de leau, eurent la curiosité de sinformer de ce que cétait. On leur dit que cétait un pauvre enfant qui était tombé dans la rivière! et que lon ne pouvait trouver. Cet accident funeste toucha ces deux bons religieux de compassion, particulièrement depuis quils eurent appris que lenfant était luthérien et quil avait déjà dix ans et lun deux se sentant porté dun désir ardent de retirer cette âme du danger (102) où elle était de se perdre, fut tout dun coup inspiré de la recommander au bienheureux Stanislas, dont ce malheureux portait le nom. Aussitôt quil eut formé cette pensée, il la communiqua à ceux qui étaient autour de lui; et les ayant invités à joindre leurs prières aux siennes, il se mit à genoux sur le rivage, et pria tout haut le bienheureux Stanislas de vouloir prendre cet enfant sous sa protection , et demployer tout le pouvoir quil avait auprès de Dieu pour lui rendre la vie du corps, afin quil pût recevoir celle de lâme clans le sein de lEglise catholique, qui était sa vraie mère.
Au moment que le bon religieux achevait sa prière, on aperçut au travers de la glace le corps de lenfant que le courant portait vers une digue de gros pieux plantés pour détourner leau , et pour la faire aller avec plus dimpétuosité du côté de deux moulins bâtis lun au-dessous de lautre, dans le milieu de la rivière. Ce corps ne fut pas plus tôt arrivé à la digue, que suivant le fil de leau, il fut porté sous la roue du premier de ces moulins, où il devait être mis en pièces, si Dieu, qui voulait glorifier le bienheureux Stanislas en cet enfant, neût commencé dès (103) lors le miracle quil acheva bientôt après, en lui rendant la vie. Etant sorti de cette roue, il allait encore passer par-dessous une autre, lorsque quelques branches et quelques morceaux de bois sétant attachés à lui, lembarrassèrent autour dun pieu, et ly arrêtèrent, ce qui donna le loisir à ceux qui le cherchaient de laller prendre et de le porter sur le rivage.
Dès quon leut étendu sur le sable, tout le monde jugea bien quil était mort: mais pour sen assurer davantage on fit venir un médecin, qui, après avoir fait bien des expériences pour voir sil ny reconnaîtrait point quelque marque de vie, sen retourna, disant que les morts avaient besoin dun prêtre pour les enterrer, et non pas dun médecin. Le dévot religieux qui avait mis lenfant sous la protection du bienheureux Stanislas, ne perdit pas néanmoins courage il lui semblait que le serviteur de Dieu avait trop bien commencé pour en demeurer là et il ne douta point que celui qui avait déjà fait un miracle si visible, pour conserver le corps, nen fît bien encore un autre pour sauver lâme. Ainsi, sentant redoubler la confiance, il réitéra sa prière, durant (104) laquelle lenfant commença à se remuer, an grand étonnement de tout le monde, et revenant peu à peu, il se trouva bientôt en état de témoigner sa reconnaissance à son libérateur, en abjurant lhérésie dans laquelle il avait été élevé , ce que son père lui permit volontiers aussi bien quà tout les membres de la famille, qui avaient été touchés de ce miracle , quoiquil ne le fît pas lui-même, au moins publiquement, se trouvant engagé dans son parti par lintérêt, qui est le plus ordinaire obstacle que le démon mette à la conversion des hérétiques qui ne sont pas dailleurs corrompus par le1ibertinage.
Le bruit de ce miracle sétant répandu dans toute la Pologne, et ayant été dépeint en beaucoup dendroits dans les églises, donna occasion à plusieurs personnes davoir recours au bienheureux Stanislas en de pareilles rencontres, et den recevoir la même grâce : ce qui est arrivé si souvent , que ces peuples lont, appelé le Saint qui ressuscite les morts.
III.
Ce nest pas une action moins digne dun Saint , de procurer une bonne mort à ceux qui lui sont dévots, que de leur rendre la vie lorsquils lont perdue. (105)
Il y avait à Jaroslau un jeune enfant, nommé Albert, qui avait pris le bienheureux Stanislas, non-seulement pour protecteur, mais encore pour le modèle de sa vie et de ses moeurs. Cétait une âme que Dieu avait prévenue par les bénédictions de sa douceur; car à lâge de treize ans, on lestimait déjà un grand Saint, et quoiquil fût pauvre et dune naissance obscure, il était en grande considération dans toute la ville, Il avait une pureté dange , il aimait la prière , il évitait les compagnies suspectes, et il ne conversait quavec les plus réglés de ceux qui étudiaient avec Albert ayant ainsi imité le bienheureux Stanislas en sa vie, eut le bonheur de lui ressembler aussi en sa mort. Car étant tombé malade au mois de mai, il prédit quil mourrait le jour de loctave de lAscension; et il porta toujours son âme entre ses mains, pour la rendre à son Créateur quand son heure serait venue.
Il se disposa à ce dernier passage par lexercice de toutes les vertus, que létat où il était lui put permettre de pratiquer. Durant ce temps-là , il fit paraître tant de tendresse pour son bienheureux Protecteur (106) et une si grande confiance en lui, quil mérita de le voir un peu avant que de mourir. Car étant alors entré clans une profonde extase, le ciel souvrit tout dun coup à ses yeux, et il aperçut le bienheureux Stanislas tout brillant de lumière qui venait au-devant de lui, et sapprochant jusquauprès de son lit , lentretint quelque temps familièrement, et lui fit beaucoup de caresses.
Ceux qui étaient alors autour du petit. Albert , saperçurent bien par les divers mouvements de son visage et par le feu qui paraissait dans ses yeux , quil se passait eu lui quelque chose qui nétait pas ordinaire. Ce qui ayant donné la curiosité à quelques uns de savoir ce que cétait, Albert le leur apprit avec simplicité, quand il fut revenu à lui; après quoi cet heureux enfant rendit doucement lesprit entre les mains de son saint Patron , pour aller jouir de la gloire que ses mérites lui avaient acquise. Ses funérailles furent célébrées avec beaucoup de pompe, et un concours extraordinaire de tous les ordres de la ville. La duchesse dOstrog sy trouva avec sa maison , prononça en sa présence un discours très touchant sur les vertus dAlbert , et sur les (107) grâces que le bienheureux Stanislas faisait à ceux qui lui étaient dévots.
IV.
Une paysanne, nommée Anne ; qui demeurait dans un village assez proche de Lublin, gagnait sa vie par le petit trafic quelle faisait de quelques plantes. Elle avait entre autres une grande quantité de romarin quelle cultivait avec un soin particulier, parce que lusage en est fort commun en ce pays-là , et quelle en tirait un grand profit.
Anne nétait pas méconnaissante envers Dieu de la bénédiction quil donnait à son
petit travail : elle le servait dans la simplicité de son coeur; et comme elle avait beaucoup de dévotion au bienheureux Stanislas, elle lui portait souvent des bouquets et des couronnes de fleurs, lorsquelle allait à Lublin. Car cest une coutume universellement pratiquée en cette ville-là, que de charger lautel du serviteur de Dieu de ces sortes de, présents , qui se distribuent ensuite aux malades, et qui font souvent des guérisons très miraculeuses.
La pauvre femme dont nous parlons , continua de faire son offrande sur cet autel, jusquà ce que la peste se mit dans le bourg, (108) où elle demeurait. Alors beaucoup de ceux qui en étaient frappés étant entrés dans son jardin, pour cueillir quelques herbes dont ils avaient besoin pour se faire des remèdes, elle nosa plus y aller de peur quils ny eussent porté le mauvais air; ce qui fut cause que la plupart de ces plantes venant ou à manquer de culture, ou à sentir la corruption de lair , moururent presque toutes.
Anne fut bien surprise, lorsque rentrant dans son jardin, après que la maladie eut cessé, elle y vit les choses dans un si grand désordre mais rien ne la toucha tant que la perte de son romarin, dont elle trouva plus de quatre cents pieds morts, les branches en étaient desséchées jusquà la racine et les feuilles toutes noires. Comme elle était dans cette affliction, elle se sentit-inspirée davoir recours au bienheureux Stanislas auquel elle avait si souvent offert des bouquets de la plante dont elle regrettait la perte. Elle alla donc à Lublin, où sétant prosternée devant lautel du Bienheureux elle fit voeu que sil lui rendait son romarin, elle lui en offrirait encore à lavenir bien plus souvent quelle navait fait jusqualors. (109). Puis ayant demandé à un des Pères de la maison un morceau de romarin qui eût été lautel du bienheureux Stanislas , elle sen retourna chez elle. Aussitôt quelle y fût arrivée , elle se retira dans une chambre où elle avait mis son romarin; Car elle lavait arraché par le pied , avant que daller à la ville, et tenant en sa main la branche quon lui avait donnée, elle fit cette prière, pleine de confiance et de cette simplicité qui fait les miracles : « Grand Saint, vous savez bien que cette plante a toujours été autant à vous quà moi ; ayez la bonté de me la rendre, cela ne vous côutera rien, et moi jen recevrai un grand soulagement dans ma pauvreté. » Après avoir dit ce peu de paroles , elle fit toucher la branche de romarin, quelle avait apportée de dessus lautel du bienheureux Stanislas, à celui qui lui était mort durant la peste; lequel par cet attouchement reverdit sur lheure , et parut tout dun coup plus frais et plus beau quil navait jamais été.
V.
Dans une petite maison, située sur une éminence à la vue de Lublin, se trouvait un artisan pauvre, mais vertueux, qui avait eu la dévotion, dorner sa chambre dimages (110) propres à inspirer de la piété à ses enfants, quil élevait soigneusement dans la crainte de Dieu. Parmi ces images , il y avait un petit tableau du bienheureux Stanislas attaché par en bas à la muraille, et suspendu par en haut à une corde qui len tenait éloigné environ dun demi-pied , et le faisait pencher sur la table où lartisan avait accoutumé de manger avec sa famille. Un jour, à lissue de son dîner , comme il était encore à table avec sa femme et une petite fille quils avaient , cette enfant ayant jeté la vue par hasard de ce côté-là, saperçut que le visage du bienheureux Stanislas était tout mouillé de sueur. Ce prodige layant extrêmement surprise, elle en avertit son père et sa mère, qui étaient de lautre côté de la table en leur criant :
« Regardez notre Saint, il pleure , il est tout en eau. » Mais ni lun ni lautre nayant pris garde à ce que leur disait la petite fille, le jour se passa sans quils saperçussent de rien.
La nuit étant venue, et lartison sétant allé coucher, sa femme qui était demeurée en prières devant limage du bienheureux Stanislas, la vit tout dun coup toute (111) couverte de grosses gouttes de sueur. Elle avertit incontinent son .mari de ce quelle voyait, le priant de se lever, pour en être lui-même témoin. Cet homme traita dabord ce que lui disait sa femme, de rêverie, et ne voulait pas se lever; mais enfin elle len pressa tant, que pour se délivrer de son importunité , il sortit de son lit, et sapprochant de limage, il reconnut lui-même que ce nétait point une illusion. Néanmoins afin de sen assurer davantage, il monta sur la table , et ayant passé la main par dessus le tableau, il len tira toute mouillée, ce qui létonna extrêmement et lui fit jeter un grand cri. Cette première sueur ayant été ainsi essuyée, il nen parut pas davantage ce jour-là mais le lendemain, qui était le neuvième dimanche daprès la Pentecôte, auquel on lit dans lEvangile comme notre Seigneur pleura sur la ville de Jérusalem, lartisan étant encore à table dans la même situation que le jour précédent , sentit quil lui tombait des gouttes deau sur le col, et ayant levé les yeux en haut pour voir doù cela pouvait venir, il reconnut que cétaient de grosses larmes qui sortaient du bienheureux Stanislas, sous le tableau duquel il était (112) assis. Le bon artisan croyant alors quil ne devait pas être seul témoin dun miracle que Dieu ne faisait apparemment que pour donner quelque avertissement au peuple, partit à lheure même pour aller à Lublin en avertir les Jésuites, quil jugeait bien y devoir prendre plus de part que les autres. il arriva au collège plein démotion et si attendri, quà peine pouvait-il parler il raconta néanmoins au père Fénici, quil rencontra le premier en arrivant dans la maison, ce qui se passait chez lui; et layant persuadé, par les larmes quil versait en lui parlant, de la bonne foi de son procédé, il lemmena avec lui, afin quil sen convainquît par ses propres yeux. Ce qui ne fut pas difficile : car limage jetait encore une si grande quantité de sueur et de larmes lorsquils arrivèrent que la terre en était toute couverte: et la même chose continua le reste de la journée à la vue de foute la ville de Lublin, doù lon accourait en foule pour voir ce prodige.
Sur le soir, le père Fénici, qui sen était retourné à la ville, revint en cette maison avec deux magistrats, un avocat et un notaire, pour faire le procès-verbal de ce qui (113) sy passait. Mais limage cessa de suer à leur arrivée : ce qui obligea le Père de se jeter à genoux devant elle, et de prier le bienheureux Stanislas de ne pas priver ceux quil avait amenés avec lui de la vue dun miracle quil avait fait voir à tant dautres personnes. A peine ce Père avait fini sa prière, quil sortit une larme de loeil droit de limage dune grosseur extraordinaire et toute entourée de rayons lumineux, comme le sont ceux des étoiles. Celle-là fut suivie de beaucoup dautres, et accompagnée de la sueur ordinaire, qui sortait avec tant dabondance, que plusieurs en mouillèrent tout leur mouchoir en la voulant essuyer. Pendant que chacun raisonnait à sa manière sur ce sujet, et que le peuple épouvanté criait à haute voix: Bienheureux Stanislas, priez pour nous ! les Commissaires visitèrent exactement limage et tout ce qui était autour, pour voir si lon ny trouverait rien dhumide. On détacha le tableau du lieu où il était, et on le visita de tous les côtés , maison trouva que lendroit qui regardait la muraille était extrêmement sec , et on remarqua même que la poussière qui sy était attachée, y avait fuit une manière de croûte, qui aurait (114) été capable de le garantir de lhumidité
quand le temps qui était alors très sec, y aurait été disposé. Ce qui ayant été reconnu, on en dressa un acte juridique, et, après-que le miracle eut cessé, on transporta limage dans léglise des Jésuites, où elle est encore aujourdhui honorée de toute la Pologne.
Quarante jours après ce miracle, il en arriva un autre tout semblable dans là maison professe des Jésuites de Cracovie. il y eut néanmoins cela de particulier en celui-ci, quoutre la sueur et les larmes qui coulaient en grande abondance dun tableau du bienheureux Stanislas, il paraissait divers mouvements sur son visage qui marquaient de la douleur. Quelquefois on le voyait tout pensif et comme plongé dans une profonde mélancolie : il pâlissait de temps en temps, et semblait se laisser abattre à quelque grand déplaisir , puis il reprenait tout dun coup un air affectueux , comme sil eût demandé quelque chose à Dieu avec ferveur; et son visage était si ardent quil en sortait de la fumée. Pendant tout le temps que dura ce nouveau miracle , on changea plusieurs fois limage de lieu; mais, quelque part quon (115) la mit, elle jetait toujours la même quantité de larmes et de sueur. Ce qui ayant enfin cessé après avoir duré plus dune semaine entière, en présence dune infinité de personnes qui en furent témoins, on porta limage dans léglise, où il a plu à Dieu de la rendre célèbre par beaucoup dautres grands miracles qui y sont faits.
Toutes les circonstances de ce prodige marquaient assez que le bienheureux Stanislas employait ses prières auprès de Dieu, pour détourner quelque grand malheur de dessus la Pologne; et il est à croire quil fut exaucé , ce royaume nayant jamais été plus florissant quil était alors, et quil le fut encore longtemps depuis. Ce qui me confirme dans cette pensée, cest la révélation quavait eue, quelque temps auparavant, un dévot Religieux de lordre de saint François, nommé Daniel Bonicouski, par laquelle Dieu lui fit connaître, que le bienheureux Stanislas détournait par son intercession beaucoup de grands fléaux de dessus la Pologne. Car, une nuit quil était en oraison, le Père Eternel se fit voir à lui sous limage dun roi plein dune majesté terrible, et avec un visage tout étincelant de colère. Au pied de son trône, (116) était une troupe de ces Anges examinateurs, dont il est parlé dans lApocalypse, le glaive en main et prêts à exécuter ses ordres. Cet appareil de justice donna de la frayeur à Daniel; mais il en eut encore bien davantage, lorsquil entendit ce Roi irrité prononcer un arrêt contre la Pologne, où ses crimes lui étaient reprochés en particulier, et en ordonner lexécution à ses Anges. Ces ministres de la colère de Dieu se disposaient déjà à obéir, lorsque la sainte Vierge sadressant à son Fils, le pria de lui aider à obtenir du Père Eternel la grâce dun royaume où elle avait toujours été honorée dune façon particulière; puis ayant aperçu le bienheureux Stanislas tout tremblant de la crainte respectueuse dont la colère de Dieu lavait rempli, elle lui dit ces mots pour lavertir de venir joindre ses prières à celles de notre Seigneur et aux siennes: Hé quoi, mon fils, vous ne priez pas pour votre patrie et pour vos frères! Ce petit reproche sembla donner de la hardiesse au bienheureux Stanislas: car il sapprocha incontinent du trône , et demanda grâce pour la Pologne , avec une confiance telle quil mérita dêtre exaucé, Dieu déclarant à lheure même quil pardonnait (117) à ce royaume, en considération de son Fils, de la sainte Vierge et du bienheureux Stanislas. Cette action causa une joie incroyable aux Anges qui y assistaient; et ils la témoignèrent par un cantique qui fut encore ouï du saint Religieux, dont on a appris en détail tout ce que je viens de raconter.
VI.
Après la bataille de Prague où lempereur Ferdinand avait défait les protestants Betlem Gabor, prince de Transilvanie , qui sétait lié dintérêt avec eux, piqué contre Sigismond , roi de Pologne, de ce quil avait assisté la maison dAutriche dans cette guerre, résolut, pour sen venger, de le brouiller avec le Grand-Seigneur. Il ne lui fut pas difficile dy réussir. Le jeune Osman, qui gouvernait alors lempire des Turcs , se laissant gouverner lui-même par deux de ses Bassas, il fut aisé à Gabor de se rendre maître de son esprit, après avoir gagné ses favoris, et de lui persuader que la Pologne était une conquête aussi facile quelle lui serait glorieuse. Ce prince, qui était naturellement ambitieux et plein de présomption, se laissa si bien flatter de cette espérance , que quelque chose que lui pussent remontrer les plus sages de son conseil , pour le détourner dune (118) entreprise qui avait mal réussi à tous ses prédécesseurs, il sy opiniâtra, et traita ceux qui sy opposèrent, comme les ennemis de sa gloire et du bien de son état.
A peine Osman avait formé le dessein de cette guerre , que la révolte de Gratian prince de Valaquie, lui donna occasion de la commencer. Gratian était un homme desprit qui avait fait sa fortune auprès du Grand-Seigneur, mais qui, connaissant le génie de la Porte où il avait été élevé, crut quil était de la prudence rie sassurer un asile, en cas quil vînt à tomber dans la disgrâce die son maître ou à déplaire aux favoris. Dans cette pensée il forma détroites liaisons avec la Pologne, et entretint une grande correspondance avec le roi Sigismond.
Les intelligences de ces deux princes ne purent être si secrètes, que Betlem Gabor, leur commun ennemi, ne sen aperçût et nen avertit le Grand-Seigneur. Mais comme Gratian était aussi averti de son côté par les amis quil avait à la Porte, des mauvais offices quon lui rendait auprès du sultan, il résolut de prévenir ses ennemis, et Je mettre sa province en tel état, que le Grand-Seigneur nen pût pas aisément disposer en (119) faveur dun autre. Le crédit quil sy était acquis , layant rendu maître de lesprit du peuple, il le disposa secrètement à se soulever et à secouer le joug de la domination ottomane, pour se mettre comme il avait été autrefois , sous la protection du roi de Pologne, quil avait déjà fait pencher à seconder ses desseins, en linformant de ceux que le Grand-Seigneur avait contre son royaume, et des apprêts quil faisait pour y porter la guerre.
Les choses en étant là, Gratian apprit que le sultan envoyait une puissante armée dans la Valaquie, sous la conduite de Sander, lun des Bassas favoris. Alors ce prince jugeant bien quil ny avait plus pour lui de mesures à garder avec la Porte, fit faire main basse sur les Turcs qui se trouvèrent dans sa province, et y fit entrer larmée de Pologne commandée par Zolkieulski, auquel il promit de laller joindre à là tête de quinze mille chevaux, aussitôt quil aurait pourvu à la sûreté de ses places.
Le général étant entré bien avant dans la Valaquie sur cette promesse , pressa Gratian damener ses troupes avant que les ennemis fussent en état de les empêcher de se joindre. (120) Mais, soit que ce prince eût agi de mauvaise foi avec la Pologne, comme plusieurs lont cru, soit que les Valaques lui eussent manqué au besoin, ce que linconstance de ces peuples rend assez probable , il ne tint pas sa parole; car il namena avec lui que six cents hommes, assurant néanmoins que le reste arriverait au premier jour. Le général vit bien que Gratian le trompait, mais il le dissimula pour ne pas effrayer ses soldats à la vue des ennemis qui commençaient à paraître.
Les premières rencontres furent favorables aux Polonais, mais leur prospérité les rendit insolents, car ils méprisèrent leur ennemi , et forcèrent leur général à donner un combat où ils perdirent une partie de leur canon et cinq cents de leurs meilleurs hommes. Cette disgrâce abattit autant le coeur aux soldats Polonais , que les avantages passés le leur avaient enflé. Lennemi quils méprisaient, leur devint tout dun coup formidable; et la peur quils eurent de tomber entre ses mains fut telle, que plusieurs désertèrent pendant la nuit, et prirent la fuite. il y eut même des personnes considérables dans larmée, et par leur qualité, et par leur emploi, qui (121) suivirent ce pernicieux exemple. Calinouski et Gratian furent de ce nombre; mais leur mauvaise fortune ne leur permit pas de jouir du fruit dune si lâche action, car le premier se noya en voulant traverser une rivière, et le second sétant égaré durant la nuit, tomba entre les mains des ennemis qui le tuèrent.
Larmée de Pologne se voyant extrêmement affaiblie par cette désertion, et hors détat de donner bataille, prit le parti de la retraite Le général fit admirer sa conduite en cette occasion. Il ne lui restait plus que deux mille hommes quil ramena jusquaux portes de Mohilou , place frontière de la Pologne, les ayant fait passer dix fois sur le ventre aux ennemis, qui leur avaient coupé chemin et qui sétaient emparé de tous les passages. Une si belle action méritait un succès heureux, mais il fut très funeste par limprudence des soldats, qui simaginant être en sûreté à la vue de leur pays, se débandèrent malgré leur chef pour aller au fourrage, et donnèrent occasion aux ennemis qui les suivaient encore, de les charger dans ce désordre , ce quils firent si à propos quils les taillèrent en pièces. Le général fut tué dans la mêlée, ayant refusé un cheval quun (122) officier lui avait offert pour senfuir. Sa tête fut longtemps exposée devant la tente du Bassa, qui lenvoya ensuite au Grand-Seigneur pour marque de sa victoire.
Le bruit de cette défaite ayant été porté en même temps à Constantinople et à Varsovie, augmenta autant la fierté du Sultan , quelle jeta deffroi et de consternation dans toute la Pologne. Osman ne doutait point quaprès des avantages si considérables, il ne sen rendît maître sans résistance, aussitôt quil y paraîtrait en personne, à la tête des nombreuses troupes qui lui venaient de toutes les parties de son empire. Au contraire; les Polonais se trouvaient si abattus, que le roi ayant fait assembler la diète à Varsovie, pour délibérer des moyens de soutenir la guerre, il se trouva des gentilshommes qui proposèrent de payer un tribut au Grand-Seigneur, pour détourner ses armes de dessus le royaume. Cette proposition donna néanmoins de lhorreur à tout le reste de lassemblée. Chacun sécria quil valait mieux mourir, et le roi sétant servi heureusement de lémotion que louverture de cet avis avait produit dans tous les esprits, pour les porter à faire un effort extraordinaire dans cette nécessité extrême, (123) il obtint de la diète lassignation dun fonds pour la subsistance de cent mille hommes.
Pendant quon faisait les levées, le roi dépêcha des ambassadeurs à divers princes, pour en obtenir quelque secours, et donna ordre à celui quil envoya à Rome de demander de sa part au général des Jésuites, le chef du bienheureux Stanislas, sous la protection duquel il avait mis son royaume. Cette sainte Relique fut lunique assistance que la Pologne reçut des pays étrangers , en tonte cette guerre: ses voisins ne layant pas voulu secourir, et les autres ne layant pu faire aussitôt. Alors le sultan qui voulait profiter du désordre où les victoires de Sanders avaient mis les Polonais, hâta sa marche; ce qui obligea le roi de hâter aussi celle de ses troupes, afin quelles se saisissent des passages. Son dessein était quelles savançassent jusque sur les bords du Danube, mais elles ne furent pas assez tôt prêtes pour cela. Tout ce quelles purent faire, fut de prévenir les ennemis au passage de la rivière de Tyre, pour les arrêter dans la Valaquie. Chodkievk, général de larmée, et Lubomirski, son lieutenant, sy rendirent les premiers, et ayant fait passer leau à leurs troupes , ils campèrent (124) sur le rivage proche la forteresse de Choczin, où ils attendirent les Cosaques , et le prince Ladislas qui devait commander larmée en qualité de généralissime, et qui amenait avec lui la fleur de la jeune noblesse polonaise.
Ils demeurèrent assez longtemps dans ce poste, sans apprendre aucune nouvelle ni des uns ni des autres; il courut même un bruit que les Cosaques avaient été défaits par les Turcs, mais il se trouva faux. Il était bien vrai quils en avaient été souvent attaqués; que cinq cents des leurs sétant écartés du gros de larmée, avaient été investis dans un vallon par les ennemis, et quils avaient mieux auné mourir que de se rendre: mais tous les autres se rendirent au camp en fort bon état.
Larrivée des Cosaques fut bientôt suivie de celle des ennemis, qui vinrent placer leur camp à la vue de celui des Polonais. Le nombre en était prodigieux; il y avait plus de quatre cent mille combattants, et le Sultan les commandait en personne. Ils ne furent pas plus tôt arrivés que leurs tentes furent dressées avec une diligence incroyable. Elles étaient toutes blanches , et les aigrettes , les pommes dorées, les étendards de diverses (125) couleurs, dont elles étaient ornées par le haut, faisaient un spectacle fort beau à voir. Le quartier du Sultan était placé sur une éminence, plus semblable à un superbe palais, par la magnificence des tentes qui le composaient , et par les ameublements somptueux dont il était orné au-dedans, quau camp dun général darmée.
Aussitôt que les Turcs furent campés, Chodkievic voulant leur faire voir que leur nombre ne létonnait pas, fit sortir son armée hors des retranchements, et la rangea en bataille en présence des ennemis. On dit que quand Osmnan leut vue, il eut honte davoir amené tant de troupes pour combattre si peu de gens; car larmée polonaise nétait pas alors de plus de quarante mille hommes, le prince qui nétait pas encore venu, en ayant bien avec lui trente mille. De sorte que le Sultan, ne croyant pas que ses gens eussent besoin de se reposer pour vaincre les Polonais, ordonna à lheure même au Bassa Ursaïm de les aller attaquer. Le succès de cette première journée apprit à Osman que ce nest pas assez pour vaincre, que davoir beaucoup de soldats; car les Turcs furent battus en ce premier combat, et y perdirent un nombre considérable de leurs meilleurs officiers. (126)
La joie quun commencement si heureux avait causée dans larmée de Pologne, fut augmentée par larrivée du prince dont le nom célèbre par tant de victoires, jeta autant deffroi dans le coeur des Turcs, que sa présence augmenta le courage des Polonais. Il ny eut personne parmi eux qui ne se crût invincible sous un chef qui navait jamais été vaincu, et qui, comme un autre Constantin, faisait porter à la tête de ses troupes le signe triomphant de notre Rédemption, peint dans un étendart, avec ces mots latins: Pro gloria Crucis, par lesquels ce Prince voulait marquer qui! combattait moins pour sa propre gloire , que pour celle de la Croix.
Le même jour que Ladislas arriva à larmée, les Turcs se présentèrent devant le camp en ordre de bataille; et voyant les Polonais occupés à faire achever quelques demi-lunes, qui manquaient à leurs ouvrages, ils crurent quils avaient peur, et résolurent de les assaillir dans leurs retranchements. Ils les attaquèrent par trois différents endroits. Lassaut fut opiniâtre et furieux du côté des Turcs; mais la résistance des Polonais fut si vigoureuse , quils les repoussèrent de tous côtés et les mirent en fuite. (127) Les Cosaques les poursuivirent jusque dans leur camp, où ils mirent tout en alarme: et ils étaient même dans le dessein de pousser leur victoire plus avant, si le général qui ne voulait pas exposer ses troupes pendant la nuit dont on était déjà menacé, ne leur eût refusé le secours quils lui envoyèrent demander. De sorte quils furent obligés de sen retourner au camp, également chargés du butin quils avaient fait dans les premières tentes des ennemis, et couverts de la gloire quune action si hardie leur avait acquise.
Le prince ne se trouva point à ce combat, parce quà son arrivée au camp il fut saisi dune fièvre violente, qui lobligea de garder le lit, et dura même très longtemps limpatience quil avait de guérir et le chagrin où il était de se voir hors détat de combattre ,augmentant tous les jours son mal, il fut enfin réduit à une extrême faiblesse. Quelque temps après le général tomba aussi malade, et devint tout languissant : ce qui ne lempêcha pas néanmoins de faire une action très vigoureuse, dans une troisième attaque que donnèrent les Turcs au camp des Polonais, entre son quartier et celui de Lubomirski. (128) Les officiers auxquels on avait donné le soin de ce poste , navaient pas fait leur devoir. Les Turcs, qui sen étaient aperçus , les avaient surpris et les ayant enlevés, poursuivaient leur victoire avec chaleur : lorsque le général, prévoyant le désordre que cette irruption allait porter dans tout le camp , si lon nen arrêtait promptement le cours, forma un escadron de six ou sept cents chevaux , et se mettant à leur tête se jeta le premier lépée à la main dans le plus fort de la mêlée. Ceux qui le suivaient ayant fait comme lui, il se livra un effroyable combat. Les Turcs furent néanmoins obligés de céder à la valeur du général, qui les mena battant jusque dans leur camp après en avoir tué plus de six mille à la vue du Sultan, qui en pleura de dépit, et qui commença dès-lors à perdre lespérance dune conquête que ses flatteurs lui avaient représentée si facile.
Parmi ces succès, larmée polonaise ne laissait pas que de souffrir de grandes incommodités. On y manquait de vivres, de fourrages et de poudre; parce que les Turcs avaient des camps volants au-delà de la Tyre , qui lui empêchaient la (129) communication avec la Podolie et les autres provinces, où il aurait pu sen fournir. Il y avait parmi ces soldats, des maladies contagieuses qui en faisaient mourir beaucoup; les Cosaques qui nétaient pas payés , se mutinaient ; le secours que le roi devait amener était encore fort éloigné , la noblesse ne se pressant pas de monter à cheval, et le roi sétant amusé par un contretemps que lhistoire ne peut pardonner à un si grand prince, à faire la cérémonie de linvestiture de Guillaume, électeur de Brandebourg, que son père avait laissé héritier de la Prusse ducale, dépendante de la couronne de Pologne. La présence du prince et le respect extraordinaire que tous les gens de guerre avaient pour sa personne, empêchaient beaucoup de désordres que tant de maux auraient pu causer dans larmée; mais le prince jugeait bien par lui-même que si la guerre durait plus longtemps, la nécessité et la faim seraient plus fortes, pour faire sortir les soldats hors des bornes du devoir, que son autorité pour les y tenir.
Dans cette pensée il fit assembler le conseil de guerre dans sa chambre; car il ne (130) sortait point encore du lit , pour délibérer avec les principaux officiers de larmée, sur ce quil y avait à faire dans létat où se trouvaient les choses. On y résolut dun commun consentement, que lon attaquerait les Turcs dans leur camp pendant la nuit, parce que lon avait remarqué que ces barbares , se fiant sur leur grand nombre, navaient pas eu soin de le fortifier. Mais cette entreprise ayant toujours été traversée par quelque accident, Osman qui en fut averti, conçut le dessein de prévenir le prince , et de laller attaquer avec toute son armée : la mauvaise humeur où lavait mis le malheur quil avait eu jusqualors dans cette guerre, le faisant résoudre à tout risquer pour la finir.
Pendant que le Sultan se préparait à cette entreprise, Chodkisievic , général de larmée polonaise, fut emporté par sa maladie. Sa mort fut semblable à sa vie, qui avait été si pure et si pleine de piété, quil confessait tous les samedis. La Pologne perdit en sa personne un des plus grands capitaines quelle eût jamais eus. Cest de lui quest le mot célèbre et si guerrier, quil dit lorsquon vint lui annoncer (131) larrivée du Grand-Seigneur à Choczin, avec ce nombre effroyable de troupes qui composaient son armée : Nous verrons si ce que lon dit est vrai , nous les compterons avec lépée. Cette mort affligea extrêmement toute larmée; mais la présence du prince empêcha les désordres quelle y aurait pu causer. Son autorité y était si grande, que , quelque répugnance queussent les troupes de Lithuanie dobéir à un chef polonais, elles se soumirent en sa considération à Lubormiski, qui exerça la charge de général depuis la mort de Chodkievic.
Les ennemis donnèrent bientôt occasion à ce nouveau chef de faire voir quil était digne dun si bel emploi. Osman brûlant dimpatience de réparer les pertes quil avait souffertes, et de rétablir la réputation de ses armes par quelque action éclatante, sortit un matin de son camp à la tête de son armée rangée en bataille, et fit donner un assaut général aux Polonais, par tout ce qui lui restait de troupes en état de servir. Jamais la Pologne ne fut plus sensiblement assistée du Ciel, quen cette importante occasion, où il ne sagissait de rien moins que de la Religion et de la 1iberté, et où, pour soutenir (132) ces grands intérêts contre toute la puissance de lempire ottoman, elle navait plus que les restes dune armée manquant de tout, et ruinée par les maladies et par six semaines de combats presque continuels. La bataille dura depuis laube du jour, jusquau coucher du soleil. Les premières heures en furent assez heureuses aux Turcs, les Janissaires ayant bien fait leur devoir dans la première chaleur du combat : mais ils furent enfin repoussés par les gardes du prince, qui malgré son extrême faiblesse, se faisait porter en litière dans tous les lieux où il croyait sa présence nécessaire. Depuis quils eurent une fois lâché le pied, ils furent toujours battus et mis enfin en déroute, après le reste de cette armée effroyable, qui avait donné de la terreur à toute lEurope.
Pendant que le prince de Pologne faisait ainsi loffice de Josué, combattant contre les infidèles, le bienheureux Stanislas faisait celui de Moïse, levant les mains vers le trône de Dieu, pour obtenir la victoire aux siens. Les historiens de Pologne, et ceux qui ont travaillé aux procès faits à Caliz , à Cracovie et à Rome pour la canonisation du bienheureux Stanislas, racontent, quau temps même (133) que la bataille dont nous venons de parler, se donnait à Choczin, plusieurs saintes âmes virent en lair un char magnifique sur lequel la sainte Vierge était portée, allant de loccident à lorient par une route toute lumineuse, et ayant à ses pieds le bienheureux Stanislas qui lui montrait larmée polonaise alors aux prises avec les Turcs, comme sil leût priée de la prendre sous sa protection, et de la rendre victorieuse.
Le père Nicolas Oborski fut un de ceux que Dieu voulut bien favoriser de cette vision, et il la publia à Caliz, où il demeurait alors, longtemps auparavant que lon y eût pu apprendre ce qui se passait à Choczin éloigné de là de plus de cent lieues. Ce qui ne laissant plus lieu de douter que cette victoire ne fût un effet des prières et de la protection du bienheureux Stanislas, on leur rendit dans toute la Pologne de solennelles actions de grâces. On les renouvelle encore tous les ans à Cracovie par une célèbre procession qui se fait à une chapelle de la cathédrale dédiée au Serviteur de Dieu, où cette apparition a été dépeinte avec une inscription qui ajoute aux circonstances que nous venons de marquer quau même temps (134) quOsman sortait du royaume le chef du bienheureux Stanislas y entrait.
VII.
Sur la fin du règne de Ladislas, les Cosaques se révoltèrent contre la Pologne, et allumèrent dans ce royaume une guerre très dangereuse. Lauteur de ce tumulte fut un soldat de fortune, nommé Bogdan Kmielniski que sa valeur avait élevée par tous les grades de la milice, jusquà la charge de général des troupes que les peuples de lUkraine sont obligés dentretenir au service de cette couronne, Cétait un homme dun génie propre à conduire sûrement une grande entreprise. Il avait ce feu et cette impétuosité naturelles à ceux de sa nation, autant quil en fallait pour être brave et vigilant; mais il nen avait ni lemportement ni la précipitation. Tant quil crut ne pouvoir être maître, il ny eut personne plus soumis que lui. Il nétait pas de ces esprits inquiets qui brouillent sans dessein, et qui ne cherchent point dautres fruits des troubles quils excitent, que le plaisir de nêtre pas en repos, embrassent inconsidérément la première occasion qui se présente de former un parti, et trouvent leur ruine eu des révoltes ou quils concertent (135) mal, ou quils nont pas la force de soutenir. Kmielniski vécut content de sa fortune jusquà ce quil trouvât une ouverture à sen faire une meilleure , et alors même il prit ses mesures de loin. Il aima mieux employer plus de temps à sacquérir par de bons offices les personnes qui lui étaient nécessaires , que de le faire plus vite, en leur découvrant un dessein quil ne voulait faire éclater quaprès sêtre assuré des secours et des ressources dont il avait besoin pour lexécuter sûrement.. Car il voulait se mettre en tel état, que son pis-aller dans cette affaire fût den venir un jour à un accommodement qui lui acquît de la réputation sans diminuer sa fortune. Ce fut dans cette vue quil affecta de la modération durant toute cette guerre, et quil eut soin de couvrir les défauts qui accompagnent lextrême ambition , par lapparence des vertus opposées. En quoi, bien quil ne réussit pas auprès des personnes qui le connaissaient à fond, il fit toujours par-là ce que prétendent tous les rebelles sous les prétextes de justice et damour du bien public, dont ils colorent leurs soulèvements, conservant dans son parti ceux à qui un reste dhonneur et de conscience aurait pu donner quelque (136) scrupule, et ne mettant pas le prince dans la nécessité de ne pas pouvoir lui pardonner, si le désespoir de ses affaires lobligeait jamais davoir recours à sa clémence.
Il prit occasion dun démêlé quil avait. avec un gentilhomme polonais, pour faire éclater sa révolte, et il sut si bien se servir de cette conjoncture pour ménager lesprit des Cosaques, quil leur persuada que la persécution quon lui faisait était un effet de la haine que la noblesse de Pologne avait contre toute la nation. Il trouva lesprit de ce peuple très disposé à recevoir limpression quil y prétendait faire. Il y avait déjà longtemps quils se plaignaient que la noblesse les traitait mal, quils nétaient en aucune considération dans létat , quon les regardait plutôt comme des esclaves que comme des sujets dont les services méritaient dêtre reconnus. De sorte quà la première espérance que leur donna leur général de les affranchir de ce joug, ils sattachèrent à lui et résolurent de suivre sa fortune.
Kmielniski sétant ainsi assuré de ceux de sa maison, se retira dans les îles du Boristhène que lon nomme Zapores, pour y (137) attendre les Tartares qui ly devaient venir joindre sous la conduite de Tohalbec, gouverneur de Précope, que le grand Kam son maître fut bien aise doccuper à une guerre étrangère, pour conserver la paix dans ses états , où cet esprit remuant avait souvent excité de grands troubles.
Comme ces choses se passaient à lextrémité du royaume, on nen apprit rien que fort Lard, ni à la cour qui était alors en Lithuanie, ni même à larmée de Pologne, dont les chefs ne pensaient quà disposer leurs troupes à une guerre étrangère, pour laquelle le roi faisait faire de tous côtés de grands préparatifs. Ce qui donna le temps au général des rebelles daugmenter son armée, par les recrues quil fit dans lUkraine et dans la Russie; et aux Tartares de se joindre à lui avant quon se fût mis en devoir de lattaquer. On fut même si mal informé des particularités de cette rébellion et des forces du parti, que les généraux de larmée de Pologne croyant navoir affaire quà un petit nombre de Cosaques, se contentèrent de détacher quelques troupes pour les aller forcer dans leurs îles , où ils simaginaient que leur faiblesse les avait obligés de se retrancher. Mais (138) ils furent bien étonnés , lorsquils apprirent que ces troupes avait été défaites presque aussitôt quelles avaient paru à la vue des ennemis; et quils se virent sur les bras une armée victorieuse composée de cent quarante mille hommes, et nen ayant pas dans la leur plus de cinq ou six mille.
Une si grande inégalité de forces leur fit prendre le dessein de la retraite, mais les ennemis ne leur donnèrent pas le temps de lexécuter. Car Kmielniski étant venu tomber sur eux à lentrée dun bois, dont les chariots de son équipage avaient occupé le chemin, ils furent obligés de tourner la tête et daccepter le combat, dans lequel ayant été trahis par les Ruthéniens dès le commencement de la mêlée, et se trouvant accablés par le grand nombre des ennemis, ils furent taillés en pièces.
La nouvelle de cette défaite fut portée en Pologne presque en même temps que celle de la mort du roi; ce qui mit le royaume dans un désordre dont les ennemis se prévalurent pour ravager impunément toute la Russie, où ils exercèrent dextrêmes cruautés, particulièrement sur la noblesse et, sur les ecclésiastiques. De toutes les villes de cette : (139) grande province, Zamoiski et Premislie, furent presque les seules dont les rebelles ne se rendirent pas maîtres la première sétant trouvée en état de leur résister plus dun mois, et la seconde ayant été protégée contre la fureur de ces barbares par un miracle visible du bienheureux Stanislas.
La place nétait nullement fortifiée, et les habitants ne prirent le parti de la défendre, que parce quils avaient affaire à des ennemis de mauvaise foi, avec lesquels on ne pouvait traiter sûrement. Ainsi plutôt préparés à mourir en braves gens, que prévenus daucune espérance de pouvoir conserver leur vie, ils se présentèrent sur leurs murailles, pour défendre un bastion fort faible et fort bas , par lequel les Cosaques firent leur première attaque. Pendant que ceux de la ville, qui pouvaient porter les armes, combattaient sur le rempart, les femmes et les enfants couraient en troupes par les rues, pleurant et jetant des cris pitoyables. Dans cette consternation si générale, un ecclésiastique qui sortait de la ville , passant par les rues pour aller demander du secours à un homme de qualité, nommé Corniac, qui commandait un petit corps de cavalerie assez proche de là, (140) remontra à ce peuple combien ces lamentations et ces cris confus étaient inutiles pour leur conservation. Il leur dit quil valait bien mieux les tourner vers le ciel pour implorer lassistance divine, et il leur conseilla en particulier dinvoquer la sainte Vierge et le bienheureux Stanislas. Ces paroles eurent tout leffet que lecclésiastique en avait attendu. On vit incontinent ce peuple changer les hurlements affreux quil faisait auparavant en des prières tendres et ferventes, quil adressait à la Mère de Dieu et à son bienheureux protecteur. On en voyait des troupes prosternées en terre, dautres à genoux, levant les yeux et les mains au ciel. Les Juifs mêmes invoquaient le serviteur de Dieu : de sorte que lon entendait dans toute la ville retentir le nom du bienheureux Stanislas.
La confiance que ces pauvres affligés eurent en lui ne fut pas vaine. Les Cosaques ayant été très vigoureusement, repoussés à cette première attaque, les assiégés soutinrent le reste du siége avec un courage invincible. Les ennemis donnèrent trois fois lassaut général à la place, mais ils y trouvèrent toujours tant de résistance, et ils y perdirent un si grand nombre de soldats, quils furent (141) contraints de se retirer. Ce quils firent assez. en désordre, Corniac les étant venu charger en queue avec toutes ses troupes.
Néanmoins, afin que les habitants de Prémislie nattribuassent pas leur délivrance à ces secours humains , Dieu révéla à une personne de grande vertu, quils la devaient aux prières du bienheureux Stanislas; et le gouverneur même vit deux fois en songe le serviteur de Dieu qui lui donnait courage, et qui lassurait de sa protection.
La conservation de ces deux places était un faible avantage contre des ennemis qui sétaient déjà emparés dune grande partie du royaume, et on les eût bientôt vu maîtres de tout le reste, si lon neût eu soin de pourvoir létat dun chef capable de leur résister, par lélection du prince Casimir, frère au roi défunt. Ce prince eut besoin de toute sa vigueur et de toute la fermeté de son courage, pour arrêter les progrès que les ennemis avaient commencé à faire durant linterrègne. Car bien que le général des Cosaques neût jamais paru plus modéré quà lavènement du roi à la couronne, et quil eût même consenti en sa considération à une suspension darmes pour quelques mois , il avait (142) néanmoins si bien su profiter de la conjoncture des choses pour lavancement de ses desseins, quil avait jeté les semences. de la guerre dans toutes les parties de létat, par la liaison quil avait faite avec tout ce quil avait pu découvrir de mécontents et de factieux. De sorte que le roi se vit en même temps obligé de pourvoir à la sûreté de la Lithuanie, attaquée par Holota, avec une armée de quarante mille Cosaques, et de sopposer à Kmielniski et au grand Kam des Tartares de la Crimée, qui entraient dans la Pologne avec quatre cents mille combattants. Tout ce que put faire ce prince dans cette nécessité pressantes fut dassembler dix-huit ou vingt mille hommes de troupes réglées, et de faire monter sa noblesse à cheval pour se mettre à la tête, pendant que le duc de Razivil donnait ordre aux affaires de Lithuanie , et que Firlei et Lancoronski tâchaient avec neuf ou dix mille hommes damuser le grand Kam et le général des Cosaques sur les frontières de la Pologne. Mais comme toutes choses ne se font que lentement dans un état où le prince nest pas toujours le maître , les ennemis eurent le temps de connaître la faiblesse de larmée polonaise , et de la venir investir à Sbaras (143) dans la Podolie , où elle sétait fortifiée en attendant le roi.
Il y avait déjà près de cinq semaines quils subsistaient en cet état , et ils nespéraient presque plus dêtre secourus, lorsquils trouvèrent un billet au bout dune flèche tirée du camp des ennemis dans le leur, par lequel un gentilhomme polonais, qui sétait trouvé par hasard engagé dans le parti des rebelles , les exhortait à prendre courage, et les avertissait de larrivée du roi. On saperçut bientôt que cet avis était véritable , par le partage que les ennemis tirent de leurs troupes, dont une partie demeura au camp pour continuer le siége , et lautre marcha vers Sbrovie, pour aller combattre le roi qui sétait déjà avancé jusque-là, nayant guère plus de vingt mille hommes. Kmielniski. et le grand Kam commandaient en personne ce dernier corps, composé de soixante mille Tartares et de quatre-vingt mille Cosaques; et, ils tirent une si. grande diligence quils arrivèrent à Sbrovie, sans que les coureurs du roi eussent pu découvrir leur marche; si bien que larmée loyale se trouva tout dun coup investie de ce grand nombre dennemis, et attaquée de tous côtés.
Un camp volant de Tartares le chargea dabord par derrière, et obligea les troupes de Prémislie, de Sapieha , de Vitusque et dOstrog à tourner la tête. On combattit en cet endroit-là durant six heures avec divers évènements; et lon y perdit de fort braves gens de part et dautre. Cependant les ennemis attaquèrent aussi le gros de larmée, dont Ossolinski , grand chancelier du royaume, commandait laile droite; Georges Lubomiski, comte de Visnic, laile gauche, et le roi, le corps de bataille. Laile droite soutint leffort des ennemis avec une fermeté qui les obligea de tourner contre laile gauche. Ils y furent reçus avec le même courage, mais avec moins de bonheur, et le désordre quils y mirent allait causer la défaite entière de larmée royale, si le roi, averti de ce danger, ne se fût avancé, lépée à la main, pour aider aux chefs à faire retourner au combat les soldats qui lâchaient le pied. Il se mit lui-même à leur tête, et se mêla le premier parmi les ennemis avec une résolution qui donna du courage aux plus lâches, et qui fit pencher la victoire de son côté, mais la nuit sépara les combattants, et les obligea de se retirer dans leur camp. (144)
Le roi ne fut pas plus tôt dans le sien, quil tint conseil de guerre pour délibérer sur les mesures quil fallait prendre pour le lendemain, voyant ses troupes fatiguées de cette journée sanglante , et jugeant bien que les ennemis nen demeureraient pas là. Une des résolutions que lon prit dans cette assemblée, fut que lon tâcherait de désunir les Tartares davec les Cosaques. Le roi en écrivit à leur empereur, qui avait en son particulier de grandes obligations à la Pologne où il avait été prisonnier sous le règne de Ladislas, et très favorablement traité. Cet expédient eut leffet que lon sen était promis, car bien que le lendemain on combattît avec la même chaleur que lon avait ce jour-là, le succès en fut néanmoins si favorable aux Polonais, que le Tartare se résolut de traiter de la paix avec le roi; ce qui se fit avec beaucoup de satisfaction de part et dautre. Kmielniski fut compris dans le traité, et reçut son amnistie après quil leût demandée au roi avec des larmes qui auraient été des marques dun véritable repentir dans un homme moins dissimulé que lui. La paix étant ainsi conclue, on envoya des courtiers à Sbaras pour délivrer larmée de Filei qui (146) y était assiégée, et en Lithuanie pour en donner Çavis au duc de Razivil, qui faisait la guerre au rebelles en ce pays-là, et qui avait remporté sur eux de grandes victoires.
Cette tranquillité ne dura quautant de temps quil en fallait au général des Cosaques pour se mettre en état dexciter de nouveaux troubles, car il était si accoutumé à commander quil ne pouvait plus obéir. Aussitôt quil fut de retour dans sa province, il soccupa à renouer ses liaisons avec les mécontents, et à en faire de nouvelles avec la Porte et avec le grand-duc de Moscovie. Le roi en ayant été averti fit assembler une diète à Varsovie, où il fut résolu quon lèverait cinquante mille hommes aux dépens de la république, pour aller combattre les rebelles, avant: quils eussent pu ramasser toutes les forces de leurs alliés. Mais on ne put faire tant de diligence que Kmielniski neût le temps de mettre sur pied plus de trois cent mille, hommes, tant de ceux de sa nation que des Tartares, dont il avait su se conserver lamitié, par des services importants quil leur avait rendus.
Le rendez-vous des troupes du roi fut à Socal, où le grand général Potoski se trouva (147) le premier. Lancoronski ly vint retrouver avec neuf mille hommes quil amenait de la Podolie, après avoir pourvu à la sûreté de Caminiek, place importante sur la frontière. Le roi partit de Varsovie le 13 davril de lannée 1651 , après avoir reçu, par les mains du Nonce apostolique, lépée bénite et le chapeau que le souverain Pontife a coutume denvoyer aux rois; il passa par Lublin, où il demeura quelque temps pour attendre des troupes qui ne lavaient encore pu joindre. Ce fut là que ce prince recommanda le succès de la guerre quil allait entreprendre, au bienheureux Stanislas, et quil mit sa personne et son armée sous sa protection. Il le passa toute une nuit en prières devant limage miraculeuse dont nous avons parlé, demeurant un fort long espace de temps prosterné en terre au pied de lautel, où il fit voeu de taire faire un riche ornement à la sainte image, sil plaisait à Dieu de bénir ses armes et de le rendre victorieux de ses ennemis.
Ainsi, plein de confiance en lintercession de son bienheureux Protecteur, il partit de Lublin, et ayant joint le grand général à Socas, ils marchèrent ensemble vers Bérétesque, place située sur le Ster vers la Podolie, (148) où ils furent à peine arrivés, que les ennemis les joignirent et leur présentèrent la bataille. On commença par des escarmouches; mais limpatience den venir à un combat décisif étant égale dans les deux partis , les armées parurent bientôt rangées en bataille à la vue lune de lautre. Le grand-général commandait laile droite de celle du roi; il avait avec lui le comte de Visnic, grand-maréchal; Sobieski dont la valeur et le mérite a porté le roi à unir en sa personne ces deux importantes charges; Opalinsc et plusieurs autres. Laile droite était conduite par Calinouski, assisté du duc de Visnoviski, père du roi daujourdhui, du duc dOstrog et du prince de Zamoisque. Le roi menait le corps de bataille, composé de la cavalerie de Vehier, palatin de Mariembourg, du régiment des gardes, des troupes du prince Charles frère du roi, de celles de Boguslas Razivil, grand écuyer de Lithuanie , et de plus de cinq cents jeunes volontaires des meilleures maisons du royaume.
Larmée ennemie était disposée en forme de croissant, le long dune grande suite de collines qui sétendaient fort loin des deux côtés. Les Tartares occupaient le milieu du champ de bataille, toute laile gauche et une partie de laile droite, à la pointe de laquelle le général des Cosaques avait placé ses troupes. Le combat commença par laile droite de larmée royale, et ce fut le duc de Visnoviski qui obtint le premier permission de charger les Cosaques quil avait devant lui.
Ces rebelles reçurent le duc avec une résolution qui fit longtemps balancer la victoire, et leur grand nombre commençât même à faire plier ses gens, sil ne lui fût venu du secours. Mais alors ses soldats reprenant une nouvelle vigueur, retournèrent à la charge avec tant dimpétuosité, quils rompirent les premiers bataillons des Cosaques et les ayant renversés sur ceux des Tartares, ils mirent les uns et les autres en déroute. Durant ce temps-là, le roi avait attaqué le gros de larmée ennemie, et avait chassé les Tartares des collines quils avaient occupées, par le moyen de son artillerie quil faisait marcher devant lui. Mais il sen fallut peu que cet avantage ne lui coûtât la vie : car sétant posté sur une de ces éminences, pour donner ,plus aisément ses ordres à toutes les parties de son armée quil avait en vue; les ennemis sen aperçurent et pointèrent quelques pièces (149) de canon de ce côté là. Les boulets passèrent fort près de sa majesté, et il y en eut qui tombèrent aux pieds de son cheval. Le roi fut le seul de sa troupe que ce danger nétonna pas, et quelques prières que lui firent ceux qui se trouvèrent alors auprès de lui , pour lobliger à quitter ce poste exposé à une batterie que les ennemis avaient dressée sur le bord dun bois, qui en était proche, il voulut y demeurer.
Lempereur des Tartares neut pas la même fermeté dans une pareille rencontre. Un de ses gens ayant été tué dun coup de canon auprès de lui, il en fut si épouvanté, quil prit la fuite, et attira après lui le reste de larmée. Laile droite des Polonais que lon avait occupée à observer un corps de Tartares qui sétait mis en embuscade dans le bois dont nous venons de parler, neut presque point dautre emploi que de poursuivre les fuyards; le général des Cosaques fut du nombre, quoique ceux de sa nation se fussent retranchés dans leur camp après la perte de la bataille, où ils eussent encore longtemps résisté aux vainqueurs, sils neussent point été abandonnés de leur chef. Mais Kmielniski avait des ressources plus sûres que lappui dune armée assiégée, et toute étonnée de sa défaite. Elle ne lui purent néanmoins servir dans la suite du temps que pour faire une paix honorable avec le roi ce prince ayant mérité que le Ciel continuât toujours depuis de bénir ses armes contre les rebelles, par la reconnaissance quil témoigna envers Dieu, et par la fidélité quil eut à sacquitter du voeu quil avait fait au bienheureux Stanislas, aux prières duquel il sest toujours cru redevable de cette victoire.