SERMON MONTAGNE
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EXPLICATION DU SERMON SUR LA MONTAGNE

Traduction de M. l'abbé DEVOILLE.

  EXPLICATION DU SERMON SUR LA MONTAGNE

LIVRE PREMIER.

PREMIÈRE PARTIE DU SERMON (1).

CHAPITRE PREMIER. RÈGLE PARFAITE DE LA VIE CHRÉTIENNE. —  MONTAGNE. —  OUVRIR SA BOUCHE. —  LES PAUVRES D'ESPRIT.

CHAPITRE II. EXPLICATION DES AUTRES BÉATITUDES.

CHAPITRE III. GRADATION ADMIRABLE DES HUIT BÉATITUDES.

CHAPITRE IV. LES SEPT DEGRÉS DE LA PERFECTION ÉGALEMENT MARQUÉS DANS ISAÏE, MAI$ PAR GRADATION DESCENDANTE. —  SENS MYSTÉRIEUX DU NOMBRE HUIT.

CHAPITRE V. SOUFFRIR POUR LA JUSTICE ET POUR JÉSUS-CHRIST.

CHAPITRE VI. LE SEL DE LA TERRE ET LA LUMIÈRE DU MONDE. —  LE BOISSEAU ET LE CHANDELIER.

CHAPITRE VII. LA GLOIRE DE DIEU, FIN DE TOUTES NOS OEUVRES.

CHAPITRE VIII. DEUX MANIÈRES D'ACCOMPLIR LA LOI. — ÊTRE TRÈS-PETIT DANS LE ROYAUME DES CIEUX.

CHAPITRE IX. JUSTICE PLUS PARFAITE SOUS LA LOI DE GRÂCE. — DEGRÉS DANS L'ENFER.

CHAPITRE X.. LAISSER LA SON OFFRANDE.

CHAPITRE XI. LE JUGE, LE MINISTRE, L'ADVERSAIRE.

CHAPITRE XII. SUGGESTION, DÉLECTATION, CONSENTEMENT.

CHAPITRE XIII. L'OEIL DROIT.

CHAPITRE XIV. DU MARIAGE SOUS LA LOI DE MOÏSE ET SOUS LA LOI DE GRACE.

CHAPITRE XV. DÉFENSE DE RENVOYER SA FEMME, ET ORDRE D'Y RENONCER.

CHAPITRE XVI. LIEN CONJUGAL.

CHAPITRE XVII. DU SERMENT.

CHAPITRE XVIII. AMOUR DE LA JUSTICE ET MISÉRICORDE.

CHAPITRE XIX. VENGEANCE. —JUSTICE DES PHARISIENS ET JUSTICE DES CHRÉTIENS. —  JOUE DROITE. —  TUNIQUE. —  ESCLAVAGE.

CHAPITRE XX. CORRECTION FRATERNELLE.

CHAPITRE XXI. LA JUSTICE DES PHARISIENS, ACHEMINEMENT VERS LA PERFECTION.

CHAPITRE XXII. OBJECTION. — PÉCHER CONTRE LE SAINT-ESPRIT. —  VENGEANCE DEMANDÉE PAR LES MARTYRS.

CHAPITRE XXIII. LES FILS ADOPTIFS DE DIEU . — CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE.

LIVRE SECOND. SECONDE PARTIE DU SERMON (1).

CHAPITRE PREMIER. POUR VOIR DIEU IL EST NÉCESSAIRE QUE LE COEUR SOIT PUR.

CHAPITRE II. HYPOCRISIE. — MAIN GAUCHE.

CHAPITRE III. DE LA PRIÈRE, SES CONDITIONS, SON UTILITÉ.

CHAPITRE IV. ORAISON DOMINICALE : NOTRE PÈRE.

CHAPITRE V. QUI ÊTES AUX CIEUX. —  QUE VOTRE NOM SOIT SANCTIFIÉ.

CHAPITRE VI. QUE VOTRE RÈGNE ARRIVE. —  QUE VOTRE VOLONTÉ SOIT FAITE.

CHAPITRE VII. LE PAIN QUOTIDIEN.

CHAPITRE VIII. REMISSION DES PÉCHÉS. — PARDON DES INJURES.

CHAPITRE IX. DE LA TENTATION.

CHAPITRE X. LES TROIS PREMIÈRES ET LES QUATRE DERNIÈRES DEMANDES.

CHAPITRE XI. LES SEPT DONS DU SAINT-ESPRIT, LES SEPT DEMANDES DU PATER, ET LES SEPT BÉATITUDES.

CHAPITRE XII. DU JEUNE.

CHAPITRE XIII. DÉSINTÉRESSEMENT ET PURETÉ D'INTENTION.

CHAPITRE XIV. ON NE PEUT SERVIR DIEU ET LE DÉMON.

CHAPITRE XV. SOLLICITUDES SUPERFLUES.

CHAPITRE XVI. NE PAS EVANGELISER POUR VIVRE, MAIS VIVRE POUR EVANGELISER.

CHAPITRE XVII. A CEUX QUI CHERCHENT LE ROYAUME DE DIEU RIEN NE MANQUE.

CHAPITRE XVIII. NE PAS JUGER LES AUTRES SI L'ON NE VEUT PAS ÊTRE JUGÉ.

CHAPITRE XIX. LE FÉTU ET LA POUTRE.

CHAPITRE XX. LES PERLES, LES CHIENS, LES POURCEAUX.

CHAPITRE XXI. DU PRÉCEPTE DE LA PRIÈRE.

CHAPITRE XXII. FAIRE A AUTRUI CE QU'ON DÉSIRE POUR SOI.

CHAPITRE XXIII. LA PORTE ÉTROITE ET LA PORTE LARGE.

CHAPITRE XXIV. PRENDRE GARDE AUX FAUX PROPHÈTES.

CHAPITRE XXV. NÉCESSITÉ DE PRATIQUER.

 

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EXPLICATION DU SERMON SUR LA MONTAGNE

Traduction de M. l'abbé DEVOILLE.

LIVRE PREMIER. PREMIÈRE PARTIE DU SERMON (1).

 

CHAPITRE PREMIER. RÈGLE PARFAITE DE LA VIE CHRÉTIENNE. —  MONTAGNE. —  OUVRIR SA BOUCHE. —  LES PAUVRES D'ESPRIT.

 

1. En étudiant avec piété et avec prudence le sermon que Notre-Seigneur Jésus-Christ a prononcé sur la montagne, tel que nous le lisons dans l'évangile selon saint Matthieu, on y trouvera, je pense, tout ce qui regarde les bonnes moeurs, un parfait modèle de la vie chrétienne. Je ne m'aventure point en disant cela, mais je me fonde sur les paroles mêmes du Seigneur. En effet, en concluant ce discours, le Sauveur laisse entendre qu'il y a renfermé tous les préceptes propres à former notre vie, puisqu'il dit : «Donc, quiconque entend ces paroles que je publie et les accomplit, je le comparerai à un homme sage qui a bâti sa maison sur la pierre; la pluie est descendue, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison ; et elle n'a pas été renversée, parce qu'elle était fondée sur la pierre. Mais quiconque entend ces paroles que je dis et ne les accomplit pas, je le comparerai à un homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable; et la pluie est descendue, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé, et sont venus fondre sur cette maison ; et elle s'est écroulée, et sa ruine a été grande. » En disant, non pas simplement : « Celui qui entend mes paroles, » mais: «celui qui entende ces paroles que je dis, » le Seigneur a assez indiqué, ce me semble, que les paroles qu'il a prononcées sur la montagne peuvent imprimer à la conduite de ceux qui veulent les mettre en pratique une perfection telle qu'on pourra justement les comparer à un homme qui bâtit sur la pierre. Je dis ceci pour montrer que ce discours renferme

1 Matt. V.

  toutes les règles de la perfection chrétienne; car nous reviendrons plus en détails sur ce chapitre.

2. Voici donc le préliminaire de ce sermon : « Or Jésus, voyant une grande foule, monta sur la montagne, et lorsqu'il se fut assis, ses disciples s'approchèrent de lui, et ouvrant sa bouche, il les instruisait, disant. » Si on demande ce que signifie la montagne, ils est raisonnable de penser qu'elle désigne l'importance plus grande des préceptes de la justice, comparativement à ceux de la loi judaïque qui leur sont inférieurs. Cependant c'est le même Dieu qui, par ses saints prophètes et ses serviteurs, selon l'exacte convenance du temps, adonné des commandements de moindre valeur à un peuple qu'il fallait encore enchaîner par la crainte ; et d'autres, plus précieux, par son Fils, à un peuple qu'il convenait d'affranchir par la charité. Mais les uns et les autres, selon leurs proportions, ont été donnés par celui qui seul sait appliquer à propos le remède convenable aux maux du genre humain. Et il n'y a rien d'étonnant à ce que le même Dieu qui a fait le ciel et la terre, ait donné des préceptes plus grands en vue du royaume du ciel, et d'autres moins grands en vue du royaume de la terre. Or c'est de cette justice plus grande qu'il est dit dans le roi-prophète : « Votre justice est élevée comme les montagnes de Dieu (1). » Et voilà précisément ce que signifie la montagne sur laquelle enseigne le maître unique, le seul propre à enseigner de si grandes choses. Et il s'asseoit pour enseigner, comme il convient à la dignité d'un maître; et ses disciples s'approchent de lui, afin d'être plus près, de corps, pour entendre ses paroles, comme ils se rapprochaient déjà par l'esprit pour les accomplir. « Et, ouvrant sa bouche, il les instruisait, disant. » Cette circonlocution: « Et ouvrant

 

1 Ps. XXXV, 7.

 

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sa bouche, » a peut-être pour but, en retardant un peu le commencement du discours, d'indiquer qu'il sera plus long; à moins qu'on n'y voie une allusion à ce qui se lit souvent dans l'ancienne loi, que Dieu ouvrait la bouche des prophètes, tandis que lui-même ici ouvre la sienne.

3. Que dit donc le Sauveur? Bienheureux les pauvres d'esprit, parce qu'à eux appartient le royaume des cieux. » Nous lisons, à propos de l'ambition des choses temporelles : « Tout est vanité et présomption d'esprit (1). » Or présomption d'esprit veut dire audace et orgueil; on dit en effet vulgairement des orgueilleux qu'ils ont l'esprit haut, magnus spiritus, et avec raison, puisque le mot spiritus veut dire aussi vent; comme nous lisons dans un psaume : « le feu, la grêle, la neige, la glace, l'esprit de la tempête (2). » Et qui ignore qu’on donne aussi aux orgueilleux le nom d'enflés, comme qui dirait bouffis par le vent? A quoi revient encore le mot de l'Apôtre : « La science enfle, mais la charité édifie (3). » C'est pourquoi on a raison d'entendre ici par pauvres d'esprit les hommes humbles et craignant Dieu, c'est-à-dire qui n'ont point l'esprit qui enfle. Or la béatitude ne pouvait absolument avoir un autre principe, puisqu'elle doit arriver à la souveraine sagesse, et que « la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse (4); » tandis qu'au contraire, « l'orgueil est donné comme le commencement de tout péché (5). » Que les orgueilleux ambitionnent donc et aiment les royaumes de la terre; mais « heureux les pauvres d'esprit, parce qu'à eux appartient le royaume des cieux. »

 

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CHAPITRE II. EXPLICATION DES AUTRES BÉATITUDES.

 

4. « Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre en héritage. » Cette terre, je pense, est celle dont parle le Psalmiste Vous êtes mon espérance, mon partage sur la terre des vivants (6). » Le Seigneur entend ici un héritage solide, ferme, perpétuel, où l'âme trouve par ses lieuses affections le lieu de son repos, comme le corps le trouve dans la terre; y puise son aliment, comme le corps l'emprunte à la terre; et c'est le repos et la vie des saints. Or, les hommes doux sont ceux qui cèdent aux injustices, n'opposent point de résistance au mal, mais en triomphent par le bien (7). Donc que ceux qui sont

 

1 Eccl. I, 44 selon les Septante. — 2 Ps. CXLVIII, 3. —  3 I Cor. VIII, 1. —  4 Eccli I, 16. —  5 Ib. X, 15. —  6 Ps. CXLI, 6. — 7 Rom. XII, 21.

 

privés de cette vertu se querellent, qu'ils se disputent lesbiens terrestres et passagers ; mais « bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre en héritage, » et cet héritage, personne ne les en dépouillera.

5. « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés. » Le deuil est la tristesse causée par la perte des choses que l'on aime. Or ceux qui se convertissent à Dieu, perdent par là même tout ce qu'ils aimaient dans le monde; car leur jouissance n'est plus où elle était autrefois, et jusqu'à ce que les biens éternels soient l'objet de leur affection, ils éprouvent une certaine tristesse. Ils seront donc consolés parle Saint-Esprit; appelé pour cela Paraclet, c’est-à-dire Consolateur ; en sorte qu'en perdant les joies du temps ils goûtent celles de l'éternité.

6. « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés. » Le Sauveur désigne ici ceux qui sont épris du bien vrai et immuable. Ils seront donc rassasiés de cette nourriture dont le Seigneur a dit : « Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père, » en quoi consiste proprement la justice, et de cette eau dont le même Sauveur a dit: « Pour quiconque en boira, elle deviendra en lui une fontaine d'eau jaillissante jusque dans la vie éternelle (1). »

7. « Bienheureux les miséricordieux, parce qu'ils obtiendront miséricorde. » Il appelle bienheureux ceux qui viennent au secours des malheureux, parce qu'en retour ils seront eux-mêmes délivrés du malheur.

8. « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu. » Qu'ils sont donc insensés ceux qui cherchent Dieu des yeux du corps, quand on le voit des yeux du coeur, ainsi qu'il est écrit : « Cherchez-le dans la simplicité de votre coeur (2) ! » Car un coeur pur n'est autre chose qu'un cœur simple; et de même que la lumière ne peut être perçue que par des yeux purs, ainsi Dieu ne peut être vu si ce qui peut le voir n'est pur lui-même.

9. « Bienheureux les pacifiques; parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu. » La perfection est dans la paix, qui exclut tout combat; c'est pourquoi les pacifiques sont appelés enfants de Dieu, parce qu'en eux rien ne résiste à Dieu, et que les enfants doivent ressembler à leur Père. Or ceux-là sont pacifiques en eux-mêmes qui maîtrisent tous les mouvements de leur âme et  

1 Jean, IV, 34-14. —  2 Sag. I, 1.

 

259

 

les soumettent à la raison, c'est-à-dire à l'intelligence et à l'esprit, qui domptent tous les appétits de la chair, et deviennent le royaume de Dieu là où tout est réglé de telle sorte que la partie principale et la plus excellente de l'homme commande, sans éprouver de résistance, aux autres parties qui nous sont communes avec les animaux, tandis qu'elle-même, c'est-à-dire l'intelligence et la raison, reste soumise à une autorité plus grande, qui est le Fils unique de Dieu, la Vérité même. Car, on ne peut commander à des puissances inférieures, si l'on ne se soumet à une puissance supérieure. Et voilà la paix réservée sur la terre aux hommes de bonne volonté (1); voilà la vie d'un homme parfait et consommé en sagesse. De ce royaume, où la paix et l'ordre sont dans leur plénitude, est exclu le. prince de ce siècle qui domine les coeurs pervers et rebelles à l'ordre. Cette paix intérieure une fois établie et consolidée, quelles que soient les tempêtes excitées par celui qui a été jeté dehors, elles ne font qu'augmenter la gloire qui est selon Dieu; rien ne s'ébranle dans l'édifice; et l'impuissance des machines dressées contre lui fait voir avec quelle solidité il est construit à l'intérieur. Voilà pourquoi on lit ensuite : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce qu'à eux appartient le royaume des cieux. »

 

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CHAPITRE III. GRADATION ADMIRABLE DES HUIT BÉATITUDES.

 

10. Voilà quelles sont les huit béatitudes ; car ensuite le Sauveur s'adresse en particulier à ceux qui étaient là, en disant : « Vous serez heureux lorsque les hommes vous maudiront et vous persécuteront, » tandis que plus haut il s'adressait à tout le monde. En effet, il n'a pas dit : « Bienheureux les pauvres d'esprit, » parce qu'à, vous appartient le royaume des cieux, mais : « parce qu'à eux appartient le royaume des cieux ; » il n'à pas dit : « Bienheureux ceux qui sont doux, » parce que vous posséderez la terre, mais: « parce qu'ils posséderont la terre. » Et ainsi du reste, jusqu'a la huitième sentence : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, « parce qu'à eux appartient le royaume des cieux. » Mais désormais il parle à ceux qui étaient présents, bien que ce qu'il a dit plus haut s'adressât aussi à eux, et que tout ce qu'il paraît leur dire

 

1 Luc, II,14.

 

Spécialement convienne également à ceux qui étaient absents ou devaient naître dans la suite. C'est pourquoi il faut porter une sérieuse attention à ce nombre de huit. La première béatitude est celle qui provient de l'humilité : « Bienheureux les pauvres d'esprit,» c'est-à-dire ceux qui ne sont point enflés, dont l'âme se soumet à l'autorité divine, et craint d'être livrée au supplice après la mort, bien qu'elle puisse peut-être s'estimer heureuse en cette vie. De là elle arrive à la connaissance des saintes Ecritures, où elle doit se montrer douce par esprit de piété, pour ne pas s'exposer à blâmer ce que des ignorants traitent d'absurde et devenir indocile par d'opiniâtres discussions. Dès lors elle commence à comprendre par quels noeuds elle est enchaînée à ce siècle au moyen de l'habitude et du péché; par conséquent, dans ce troisième degré, qui est celui de la science, elle pleure la perte du souverain bien, en se voyant retenue à l'autre extrémité. Le quatrième degré est celui du travail, des violents efforts que l'âme fait pour s'arracher au plaisir empoisonné qui la captive. Là on a faim et soit de la justice, et le courage est grandement nécessaire, parce qu'on ne quitté pas sans douleur ce qu'on possède avec joie. Dans le cinquième degré, on donne à ceux qui ont persévéré dans le travail un conseil pour s'en délivrer; car, sans le secours d'une puissance supérieure, personne n'est capable de se débarrasser de misères si grandes et si compliquées ; et ce conseil si juste, c'est de venir en aide à la faiblesse d'un inférieur, si l'on veut recevoir du secours d'un supérieur ; par conséquent : « Bienheureux les miséricordieux, parce qu'ils obtiendront miséricorde. » Le sixième degré consiste dans la pureté du coeur qui, forte de la conscience des bonnes oeuvres, est capable de contempler le souverain bien, qui n'est viable que pour l'intellect serein et pur. Le septième est la sagesse même, c'est-à-dire la contemplation de la vérité, qui pacifie l'homme tout entier, et le rend semblable à Dieu; d'où cette conclusion: « Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu. » La huitième béatitude rentre, pour ainsi dire, dans la première ; aussi dans l'une et l'autre nomme-t-on le royaume des cieux.

Bienheureux les pauvres d'esprit parce qu'à eux appartient le royaume des cieux ; » puis Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce qu'à eux appartient le royaume des cieux ». C'est déjà dire : (260) « Qui nous séparera de l'amour du Christ ? » Est-ce la tribulation ? est-ce l'angoisse? est-ce la persécution ? est-ce la faim ? est-ce la nudité ? est-ce le péril ? est-ce le glaive (1) ? » Il y a donc sept degrés dans le travail de la perfection ; car le huitième résume tout dans la gloire, fait voir ce qui est parfait et revient au premier, afin de parfaire les autres degrés par le premier et le dernier.

 

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CHAPITRE IV. LES SEPT DEGRÉS DE LA PERFECTION ÉGALEMENT MARQUÉS DANS ISAÏE, MAI$ PAR GRADATION DESCENDANTE. —  SENS MYSTÉRIEUX DU NOMBRE HUIT.

 

11. Il me semble que les sept opérations du Saint-Esprit, dont parle Isaïe (2), correspondent à ces degrés et à ces sentences du Sauveur. Mais l'ordre n'est pas le même: car là, on commence parce qu'il y a de supérieur, et ici parce qu'il y a d'inférieur. En effet la prophétie nomme en premier lieu la sagesse et en dernier lieu la crainte de Dieu : mais « la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. » Si donc nous suivons l'ordre en montant, le premier degré est la crainte de Dieu, le second la piété, le troisième la science, le quatrième la force, le cinquième le conseil, le sixième l'entendement, le septième la sagesse. La crainte de Dieu convient aux humbles, dont on dit: « Bienheureux les pauvres d'esprit, » c'est-à-dire ceux qui ne sont point enflés, point orgueilleux, et à qui l'Apôtre dit: « Ne cherchez point à vous élever, mais craignez (3), »c'est-à-dire n'aspirez point à monter. La piété convient à ceux qui sont doux; car celui qui cherche pieusement, honore la sainte Ecriture, ne critique point ce qu'il ne comprend pas encore, et par là même ne résiste pas : ce qui constitue proprement la douceur ; aussi dit-on : « Bienheureux ceux qui sont doux. » La science est le propre de ceux qui pleurent, qui ont appris par les saintes Ecritures à connaître dans quels maux ils sont impliqués, maux qu'ils convoitaient dans leur ignorance comme choses bonnes et utiles, et c'est d'eux que l'on dit: « Bienheureux ceux qui pleurent. » La force est le partage de ceux qui ont faim et soif ; ils travaillent en effet dans le but d'obtenir la jouissance du vrai bien et de détacher leur coeur des choses terrestres et matérielles ; et l'on dit d'eux : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice. » Le conseil

 

1 Rom. VIII, 35. —  2 Is. XI, 2,3. —  3 Rom. XI, 20.

 

convient aux miséricordieux, car le seul remède, le seul moyen d'échapper à tant de maux, c'est de pardonner comme nous voulons que l'on nous pardonne, c'est d'aider les autres de tout notre pouvoir, comme nous voudrions nous-mêmes être aidés; de ceux là on dit : «Bienheureux les miséricordieux. » L'entendement appartient à ceux qui ont le cœur pur, parce que leur regard purifié peut voir ce que l'œil du corps n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce qui n'est point monté dans le cœur de l'homme (1) ; et il est dit d'eux,: « Bienheureux ceux qui ont le coeur, pur. » La sagesse est le partage des pacifiques chez qui tout est réglé, en qui rien ne se révolte contre la raison, mais où tout est soumis à l'esprit de l'homme qui lui-même obéit à Dieu (2) ; c'est d'eux que l'on dit : « Bienheureux les pacifiques. »

12. Mais le ciel, l'unique récompense de tous, prend des noms divers selon la différence des degrés. Tout d'abord on l'a nommé, parce qu'il est la sagesse souveraine et parfaite de l'âme raisonnable. On a donc dit: « Bienheureux les pauvres d'esprit, parce qu'à eux appartient le royaume des cieux. » C'est comme si l'on disait : « la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. » L'héritage est promis à ceux qui sont doux ; c'est le testament paternel cri faveur de ceux qui cherchent avec piété : « Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre en héritage. » La consolation est pour ceux qui pleurent, parce qu'ils savent ce qu'ils ont perdu et dans quels maux ils sont plongés

Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés. » Le rassasiement est réservé à ceux qui ont faim et soif, comme une réfection nécessaire à ceux qui travaillent et combattent courageusement pour leur salut: « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés. » La miséricorde est pour les miséricordieux, qui mettent en pratique le vrai, le meilleur conseil, afin de recevoir d'un plus puissant ce qu'ils accordent eux-mêmes à de plus faibles : « Bienheureux les miséricordieux parce qu'ils obtiendront miséricorde. » A ceux qui ont le cœur pur, la faculté de voir Dieu, parce que leur regard purifié peut contempler les choses éternelles : «Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, « parce qu'ils verront Dieu. » Aux pacifiques la ressemblance avec Dieu, parce qu'ils possèdent la sagesse parfaite et qu'ils sont formés à l'image de

 

1 Is. LXIV, 4 ; Cor. II, 9. —  2 Rét. l.1, ch. XIX, n. 1.

 

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Dieu par la régénération de l'homme nouveau : « Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils, seront appelés enfants de Dieu. » Et tout cela peut s'accomplir en cette vie, comme nous croyons que cela a eu lieu dans les apôtres (1). Car il n'est pas possible de décrire par des paroles cette transformation en la forme angélique qui nous est promise pour l'autre vie. «Bienheureux donc ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce qu'à eux appartient le royaume des cieux. » Cette huitième sentence, qui revient à la première et montre l'homme parfait, est peut-être figurée et par la circoncision de l'ancienne loi, qui se faisait le huitième jour; et parla résurrection du Seigneur, qui a eu lieu après le sabbat, c’est-à-dire le huitième jour, qui est en même temps le premier ; et par la célébration des deux octaves, que nous solennisons dans la régénération du nouvel homme, et parle nombre même du jour de la Pentecôte. En effet sept multiplié par sept donne quarante-neuf, à quoi on ajoute un huitième jour, pour compléter cinquante et revenir en quelque sorte au point de départ ; et c'est en ce jour qu'a été envoyé le Saint-Esprit, par quinoas sommes conduits au royaume des cieux, de qui nous recevons l'héritage, qui nous console, nous nourrit, nous fait miséricorde, nous purifie, et nous pacifie ; en sorte que, devenus parfaits, nous supportons pour la vérité et la justice les persécutions qui viennent du dehors.

 

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CHAPITRE V. SOUFFRIR POUR LA JUSTICE ET POUR JÉSUS-CHRIST.

 

13. « Vous serez bienheureux lorsque les hommes vous maudiront et vous persécuteront et diront faussement toute sorte de mal de vous à cause de moi. Réjouissez-vous et tressaillez de joie, parce que votre récompense est grande dans les cieux. » Que quiconque cherche dans la profession du christianisme les joies de ce monde et la possession des biens temporels sache que notre bonheur est au dedans; ainsi que le prophète l'a prédit de l'âme fidèle, fille de l'Eglise : « Toute la beauté de cette fille du Roi est intérieure (2) ; » car au dehors on ne nous promet que malédictions, persécutions et calomnies. Cependant, tout cela aura dans le ciel une grande récompense, que goûtent déjà intérieurement ceux qui sont patients, ceux qui peuvent dire : « Nous nous glorifions

 

1 Ret.l. I, ch. XIX. n. 1. — 2 Ps. XLIV,14.

 

dans les tribulations, sachant que la tribulation produit la patience; la patience, la pureté; « et la pureté, l'espérance. Or l'espérance ne confond point, parce que la charité de Dieu est répandue en nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (1). » En effet il ne suffit pas de souffrir ces tribulations pour en recueillir le fruit ; mais il faut les supporter pour le nom du Christ, non-seulement avec patience, mais avec joie. Car beaucoup d'hérétiques, séduisant les âmes sous l'apparence du christianisme, endurent des épreuves de cette sorte ; néanmoins ils n'ont aucune part à la récompense, parce qu'il n'est pas dit seulement : « Bienheureux ceux qui souffrent persécution, » mais qu'on ajoute : « pour la justice. » Or où la foi n'est pas saine, il ne peut y avoir de justice, parce que la justice vit de foi (2). Que les schismatiques ne se flattent point non plus d'obtenir cette récompense ; parce que la justice ne peut pas être là où n'est pas la charité; car l'amour du prochain n'opère pas le mal (3), et s'ils l'avaient, Ils ne déchireraient point le corps du Christ, qui est l'Eglise (4).

14. On peut demander quelle différence il y a entre ces mots : « Lorsque les hommes vous maudiront, » et ceux-ci : « Lorsqu'ils diront toute sorte de mal de vous, » puisque maudire n'est pas autre chose que dire du mal. Mais autre chose est de lancer une malédiction accompagnée d'injures, à la face d'une personne présente, comme quand les Juifs disaient à notre Seigneur : « Ne disons-nous pas avec raison que vous êtes un Samaritain et qu'un démon est en vous (5) ? » autre chose, de blesser la réputation d'un absent, ainsi que nous le lisons à l'égard du même Sauveur : « Les uns disaient: c'est un prophète ; mais d'autres disaient: non, car il séduit le peuple (6). » Poursuivre, c'est faire violence ou tendre des embûches, comme l'ont fait celui qui a livré Jésus et ceux qui l'ont crucifié. Et comme on n'a pas dit simplement : « Et diront toute sorte de mal de vous, » mais qu'on a ajouté: « faussement, » on a aussi ajouté : « à cause de moi, » en vue je pense, de ceux qui cherchent à se glorifier des persécutions et de l'opprobre jeté sur leur nom, et prétendent appartenir au Christ, parce qu'on dit beaucoup de mal d'eux, tandis qu'on n'exprime que la vérité quand on parle de leur erreur et que si peut-être on y mêle quelques faussetés (ce qui arrive ordinairement par suite de la légèreté humaine) tout au moins ils ne souffrent

 

1 Rom. V, 3, 5. — 2 Héb. II, 4, Rom. I, 17. — 3 Rom. XIII,10. — 4 Col. I, 24. —  5 Jean, VIII, 48. —  6 Ib. VII, 12.

 

262

 

pas cela à cause du Christ. Car celui-là n'est pas disciple du Christ, qui ne porte pas le nom de chrétien selon la vraie foi et la doctrine catholique.

15. « Réjouissez-vous et tressaillez de joie, parce que votre récompense est grande dans les cieux. » Je ne pense pas qu'on entende ici par cieux la partie supérieure de ce monde visible notre récompense, qui doit être immuable et éternelle, ne peut se trouver dans des choses sujettes au mouvement et au cours du temps. Mais par cieux je crois qu'on désigne le firmament spirituel où habite la justice éternelle et en comparaison duquel l'âme coupable est appelée terre, selon ce qui fut dit à Adam pécheur : « Tu es terre et tu iras en terre (1). » C'est de ces cieux que l'Apôtre a dit : « Parce que notre vie est dans les cieux (2). » Or ceux qui jouissent des biens spirituels goûtent déjà cette récompense; mais elle ne sera complète que quand ce corps mortel aura revêtu l'immortalité. « Car c'est ainsi qu'ils ont persécuté les prophètes qui ont été avant vous. » Maintenant le Christ fait consister en général la persécution dans les malédictions et la diffamation, et c'est à propos qu'il donne un exemple, car pour l'ordinaire ceux qui disent la vérité souffrent persécution, et cependant cette persécution n'a point empêché les anciens prophètes d'annoncer la vérité.

 

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CHAPITRE VI. LE SEL DE LA TERRE ET LA LUMIÈRE DU MONDE. —  LE BOISSEAU ET LE CHANDELIER.

 

16. C'est donc avec beaucoup de raison que le Sauveur dit ensuite: « Vous êtes le sel de la terre : » montrant par là qu'il faut regarder comme insensés ceux qui recherchant l'abondance des biens temporels,ou craignant d'en être privés, perdent les biens éternels que les hommes ne peuvent ni donner ni ôter. « Si donc le sel perd sa vertu, avec quoi salera-t-on ? » C'est-à-dire si vous, par qui les peuples doivent en quelque sorte être assaisonnés, vous perdez le royaume des cieux par crainte des persécutions temporelles, où trouvera-t-on des hommes pour vous délivrer de l'erreur, quand Dieu vous a choisis pour en guérir les autres? Le sel affadi « n'est donc plus bon qu'à être jeté dehors et foulé aux pieds par les hommes. » Or ce n'est point celui qui souffre persécution qu'on foule aux pieds, mais celui à qui la crainte de la persécution ôte sa vertu. En effet, on ne peut fouler aux pieds que ce qui est à terre; mais celui-là n'est point à terre qui, bien qu'il souffre beaucoup ici-bas dans son corps, est cependant fixé au ciel par le coeur.

17. « Vous êtes la lumière du monde. » Comme il a dit plus haut : « Vous êtes le sel de la terre, » il dit maintenant : « Vous êtes la lumière du monde. » Or parla terre dont il parle plus haut, il ne faut pas entendre celle que nous foulons des pieds du corps, mais les hommes qui l'habitent, et même les pécheurs; car c'est pour les assaisonner et détruire leurs mauvaises humeurs que le Seigneur leur a envoyé le sel apostolique. Et, par monde, il ne faut pas entendre ici, le ciel et la terre, mais. les hommes qui sont dans le monde, qui aimant le monde et que les apôtres ont mission d'éclairer. « Une ville ne peut être cachée. quand elle est située sur une montagne, » c'est-à-dire quand elle est fondée sur une grande et éclatante justice, justice désignée aussi par la montagne sur laquelle le Seigneur fait entendre sa parole. « Et on n'allume point une lampe pour la mettre sous le boisseau. » Comment interpréter ces paroles ? « Mettre sous le boisseau, » signifie-t-il simplement cacher une lampe, comme qui dirait: Personne n'allume une lampe pour la cacher? ou bien ce mot de boisseau a-t-il une autre signification ? Mettre une lampe sous le boisseau signifie-t-il préférer les avantages du corps à la prédication de la vérité, en sorte qu'on cesse de l'enseigner de peur de subir quelque désagrément dans les choses corporelles et passagères ? En tout cas ce mot de boisseau est bien choisi : soit à cause de la mesure dans laquelle chacun recevra la récompense de ce qu'il aura fait, selon ce témoignage de l'Apôtre : « Afin que, là, chacun reçoive ce qui est dû à son corps (1); » et suivant cet autre texte où l'idée de mesure personnelle, se retrouve encore : « Selon la mesure avec laquelle vous aurez mesuré, mesure vous sera faite (2); » soit parce que les biens passagers, qui concernent le corps, commencent et finissent dans un nombre de jours déterminé, indiqué peut-être par le boisseau; tandis que les biens éternels et spirituels ne sont point resserrés dans de telles limités (3) : « Car ce n'est pas avec mesure que Dieu donne son esprit (4). » Donc

 

1 II Cor. V, 10. —  2 Matt. VII, 2. —  3 Rét. l. V, ch. XIX, n. 8. —  4 Jean, III, 34.

 

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quiconque obscurcit et voile la lumière de la bonne doctrine sous les avantages temporels, met la lampe sous le boisseau. « Mais sur le chandelier. » Ce qui a lieu quand on assujettit son corps au service de Dieu, en sorte que la prédication de la vérité ait le dessus et l'esclavage du corps le dessous; et que cependant ce même esclavage du corps fasse briller la doctrine, laquelle s'insinue dans l'esprit des auditeurs par la voix, par la langue, par les autres mouvements du corps qui contribuent aux bonnes oeuvres. L'Apôtre met donc la lampe sur le chandelier, quand il dit :  « Je ne combats pas comme frappant l'air; mais je châtie mon corps et le réduis en servitude, de peur qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé (1). » Dans ce qui suit : « Afin qu'elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison, » il faut, je pense, entendre par maison, le lieu que les hommes habitent, c'est-à-dire ce monde, dans le sens où il est dit plus haut: « Vous êtes la lumière du monde; » à moins qu'on ne veuille y voir la figure de l'Eglise : ce qui n'est point déraisonnable.

 

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CHAPITRE VII. LA GLOIRE DE DIEU, FIN DE TOUTES NOS OEUVRES.

 

18. « Qu'ainsi votre lumière luise devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. » S'il eût seulement dit: « Qu'ainsi votre lumière luise devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres, » il eût semblé donner pour but les louanges des hommes, que recherchent les hypocrites, et ceux qui ambitionnent les honneurs et poursuivent la plus vaine des gloires. C'est contre ceux-là qu'il est écrit : « Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais point serviteur du Christ (2) ; » et par le prophète : « Ceux qui plaisent aux hommes ont été confondus, parce que Dieu les a réduits à rien; » et encore: « Dieu a brisé les os de ceux qui plaisent aux hommes (3); » et par Paul : « Ne devenons pas avides d'une vaine gloire (4); » et par ce même Paul : « Or que chacun s'éprouve, et alors il trouvera sa gloire en lui-même et non dans un autre (5). » Le Sauveur ne s'est donc pas contenté de dire: « Afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres; » mais il a ajouté: « Et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux; » afin que, tout en obtenant les suffrages

 

1 I Cor. IX, 26, 27. —  2 Gal. I, 10. —  3 Ps. LII, 6. —  4 Gal. V, 26. — 5 Ib . VI, 4.

 

de ses semblables par ses bonnes oeuvres, l'homme cependant ne place pas là son but final, mais rapporte tout à Dieu et ne cherche dans l'approbation des hommes que la gloire de Dieu. Car c'est l'avantage même des ceux qui décernent des éloges, de les rapporter à Dieu et non à l'homme; comme le Seigneur le fit voir à l'occasion de celui que l'on portait, de ce paralytique qu'il guérit et dans lequel la foule admirait sa puissance, comme il est écrit: « Et la multitude fut saisie de crainte et rendit gloire à Dieu, qui a donné une telle puissance aux hommes (1). . Paul, l'imitateur du Christ, nous dit aussi : « Seulement elles (les églises) avaient ouï dire : Celui qui autrefois nous persécutait annonce maintenant la foi qu'il s'efforçait alors de détruire ; et elles glorifiaient Dieu à mon sujet (2). »

19. Après avoir ainsi exhorté ses auditeurs à se préparer à tout souffrir pour la vérité et la justice et à ne point cacher les biens qu'ils devaient recevoir, mais à s'instruire dans l'intention bienveillante d'enseigner les autres, en rapportant toutes leurs bonnes oeuvres, non à leur propre gloire, mais à celle de Dieu : après cela, dis-je, le Seigneur commence à les éclairer et à leur apprendre ce qu'ils doivent enseigner; c'est comme s'ils lui eussent demandé: Nous sommes prêts à tout souffrir pour votre nom, à ne point cacher votre doctrine: mais quelle est donc cette doctrine que vous nous défendez de cacher, et pour laquelle vous nous ordonnez de tout souffrir? Allez-vous donc contredire ce qui est écrit dans la loi ? Non, leur répond-il : « Ne pensez pas que je dois abolit la Loi et les prophètes; je ne suis pas venu les abolir, mais les accomplir. »

 

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CHAPITRE VIII. DEUX MANIÈRES D'ACCOMPLIR LA LOI. — ÊTRE TRÈS-PETIT DANS LE ROYAUME DES CIEUX.

 

20. Cette sentence renferme deux sens, qu'il faut expliquer chacun en particulier. Celui qui dit : Je ne suis pas venu pour abolir la loi, mais l'accomplir » entend ou qu'il ajoutera à la Loi ce qui lui manque, ou qu'il accomplira ce qu'elle renferme. Parlons d'abord de la première supposition. Celui qui supplée au défaut de quelque chose, ne détruit point ce qu'il trouve, mais l'affermit en le perfectionnant. Voilà pourquoi le

 

1 Matt. II, 6. —  2 Gal.I, 23, 24.

 

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Sauveur ajoute: « En vérité je vous le dis, jusqu'à ce que le ciel et la terre passent, un seul iota ou un seul point de la loi ne passera pas que tout ne soit accompli. » En effet quand ce qui doit former le perfectionnement s'accomplit, à plus forte raison ce qui forme le commencement doit-il s'exécuter. Quant à ces paroles : « Un seul iota on un seul point de la Loi ne passera pas, » elles ne peuvent être autre chose qu'une énergique expression de la perfection (1), puisqu'elle a été démontrée par chaque lettre en particulier; car l'iota est la moindre des lettres, parce qu'il se fait d'un seul trait, et le point n'en est qu'une minime partie placée au-dessus de lui. Par ces mots le Seigneur fait voir que dans la loi, tout s'accomplira jusqu'aux moindres détails. — Puis il ajoute: « Car celui qui violera l'un de ces moindres commandements, et enseignera ainsi aux hommes, sera appelé très-petit dans le royaume des cieux. » Un iota et un point désignent donc ici les commandements les moins importants. Par conséquent celui qui « violera et enseignera ainsi, » c’est-à-dire autant qu'il viole, et non autant qu'il trouve et lit : « sera appelé très-petit dans le royaume des cieux; » ou peut-être même n'entrera pas dans le royaume des cieux, où tous les habitants doivent être grands. « Mais celui qui fera et enseignera ainsi, » c'est-à-dire qui ne violera pas, et enseignera en tant qu'il ne viole pas, « sera appelé grand, dans le royaume des cieux. » Or celui qui sera appelé grand dans le royaume des cieux, sera nécessairement dans le royaume des cieux, où les grands sont admis, c'est à cela que se rattache ce qui suit.

 

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CHAPITRE IX. JUSTICE PLUS PARFAITE SOUS LA LOI DE GRÂCE. — DEGRÉS DANS L'ENFER.

 

21. « Car je vous dis que si votre justice n'est plus abondante que celle des scribes et des Pharisiens vous n'entrerez point dans le royaume des cieux; » c'est-à-dire: Vous n'entrerez point dans le royaume des cieux, si vous n'accomplissez, non-seulement les moindres préceptes de la Loi qui forment l'ébauche de l'homme, mais encore tout ce que j'y ajoute, moi qui suis venu non abolir la loi, mais l'accomplir (2). Mais, me diras-tu, si, en partant plus haut de ces très-petits commandements, il a dit que celui

 

1 Rét. l. I, ch. XIX, n. 3. —  2 Ib. n. 4.

 

qui en aura violé un et enseigné dans ce sens, sera appelé très-petit dans le royaume des cieux, tandis que celui qui les aura observés et aura enseigné ainsi, sera appelé grand, et par conséquent sera grand dans le royaume des cieux: qu'était-il besoin de rien ajouter à ces très-petits commandements de la loi, puisque celui qui les accomplit et enseigne ainsi, est grand? Il faut donc que ces paroles: « Mais celui qui fera et enseignera ainsi sera appelé grand dans le royaume des cieux, » soient entendues, non de ces très-petits commandements, mais de ceux-mêmes que le Seigneur va proclamer. Or quels sont-ils? « Que votre justice, dit-il lui-même, soit plus abondante que celle des scribes et des pharisiens; sinon, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux. » Donc celui qui aura violé ces très-petits commandements et aura enseigné ainsi, sera appelé très-petit; mais celui qui les aura observés et aura enseigné ainsi, ne sera pas tenu pour grand et pour digne du royaume des cieux, bien qu'il ne soit pas aussi petit que celui qui les aura violés. S'il veut être grand et propre au royaume des cieux, il doit faire et enseigner comme le Christ enseigne à cette heure, c’est-à-dire qu'il faut que sa justice soit plus abondante que celle des scribes et des pharisiens. La justice des pharisiens, c'est de ne pas tuer; la justice de ceux qui doivent entrer dans le royaume de Dieu, est de ne point se fâcher sans raison. C'est donc très-petite chose de ne pas .tuer, et celui qui viole ce commandement sera appelé très-petit dans le royaume des cieux; mais celui qui l'aura observé en ne donnant la mort à personne, ne sera pas pour cela grand et digne du royaume des cieux, quoiqu'il soit déjà monté d'un degré; mais il se perfectionnera en ne se fâchant point sans raison, et, s'il en vient à bout, il sera à une bien plus grande distance de l'homicide. Ainsi celui qui nous apprend à ne point nous fâcher, n'abolit point la loi qui nous défend de tuer; il l'accomplit plutôt, en sorte que, nous abstenant de l'homicide au dehors et de la colère au dedans, nous conservions notre innocence.

22. « Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne tueras point ; car celui qui tuera sera soumis au jugement. Mais moi je vous dit que quiconque se met sans raison en colère contre son frère, sera soumis au jugement; et celui qui aura dit à son frère : Raca, sera soumis au conseil; mais celui qui dira Fou, sera soumis à la- géhenne du feu. » Quelle (265) différence y a-t-il entre être soumis au jugement, ou au conseil, ou à,la géhenne du feu ? Car cette dernière punition est la plus grave, et le Seigneur nous avertit qu'il y a certains degrés entre les fautes légères et les fautes graves, jusqu'à ce qu'on arrive à la géhenne du feu. Et si le jument est moins à craindre que le conseil, le conseil doit aussi l'être moins que la géhenne du feu; par conséquent il faut entendre qu'il est moins coupable de se fâcher sans raison contre son frère que de lui dire : Raca, et moins coupable de lui dire : Raca, que de lui dire Fou. En effet la punition ne serait pas graduée, si les fautes elles-mêmes ne l'étaient.

23. Dans tout cela il n'y a qu'un mot d'obscur: « Raca, » qui n'est ni grec ni latin ; les autres sont usités dans notre langue. Quelques-uns ont voulu tirer cette expression du grec et traduisent Raca, par : couvert de haillons, en le faisant dériver de racos haillon. Mais quand on leur demande comment ils rendent en grec ces mots: couvert de haillons , ils ne répondent point Raca. D'ailleurs le traducteur latin aurait très-bien pu mettre pannosus, au lieu de Raca, et ne pas employer une expression qui n'est usitée ni en latin ni en grec. Je trouve plus raisonnable ce que m'a dit un Juif que j'interrogeai là-dessus : à savoir que ce mot n'a pas de sens propre, mais qu'il sert simplement à exprimer le mouvement de l'âme en colère. Les grammairiens appellent interjections ces parties du discours servant à exprimer les émotions de l'âme; comme hélas ! par exemple, qui ex prime la douleur, et hem! la colère. Ces mots sont propres à chaque langue et ne se rendent pas facilement dans une autre; c'est ce qui a obligé les traducteurs grec et latin à donner ce mot, dont ils ne trouvaient pas l'équivalent chez eux.

24. 11 y a donc des degrés dans ces péchés. Tout d'abord un homme se fâche, et contient ce mouvement dans son coeur. Si son émotion lui arrache un terme de colère, qui n'a pas de sens peut-être, mais qui atteste par son impétuosité l'émotion elle-même et va frapper celui à qui elle s'adresse; il est plus coupable que s'il eût étouffé en silence sa passion naissante. Que si l'indignation ne se contente plus d'une simple exclamation, mais profère une parole qui exprime clairement, nettement, un blâme : peut-on douter que la faute ne soit plus grave que si tout s'était borné à une interjection? Il n'y a donc tout d'abord qu'une seule chose, la colère: puis deux, la colère et le mot qui l'exprime puis trois, la colère, le mot qui l'exprime et dans ce mot l'expression positive du blâme. Voyez maintenant les trois punitions : le jugement, le conseil et la géhenne du feu. Dans le jugement il y a encore place pour la défense: dans le conseil, bien que le jugement s'y rencontre aussi, il faut cependant admettre une_ différence, c'est qu'il s'agit surtout d'y prononcer l'arrêt : car il n'est plus question de décider si le prévenu doit être condamné, mais les juges délibèrent entre eux sur l'espèce de punition qu'il faut lui infliger. Enfin la géhenne du feu n'implique point de doute sur la condamnation, comme le jugement; ni d'incertitude sur la peine, comme le conseil : chez elle il y a tout à la fois condamnation et supplice du condamné. On voit donc qu'il y a des degrés dans le péché et dans la punition; mais qui saurait dire par quels modes invisibles l'application proportionnelle en est faite aux âmes ? On peut donc mesurer la distance qui sépare la justice des pharisiens de cette autre justice plus grande qui donne place dans le royaume des cieux, en ce que, l'homicide étant plus grave qu'une parole injurieuse, cependant là, l'homicide soumet au jugement; et ici la simple colère même, la plus légère des trois fautes mentionnées ci-dessus; là encore la question de l'homicide se jugeait au tribunal des hommes, tandis qu'ici tout est abandonné au jugement de Dieu, où le condamné aboutit à la géhenne du feu. Or si l'on dit que dans cette justice plus grande, où une injure est punie de la géhenne du feu, l'homicide doit subir une punition plus sévère, on, est par la même obligé de comprendre qu'il y a aussi des degrés dans la géhenne du feu.

25. Sans doute, dans ces trois sentences il faut avoir égard aux mots sous-entendus. Il n'y en a point dans la première, où se trouvent toutes les expressions nécessaires: « Quiconque se met sans raison en colère contre son frère, sera soumis au jugement. » Mais dans la seconde où il est dit: « Celui qui dira à son frère : Raca, » il faut sous-entendre : sans raison, puis ajouter sera soumis au conseil (1). » Et dans le troisième où il est dit : « Mais celui qui dira : Fou : » il faut sous-entendre deux choses : à son frère, et sans raison. C'est ainsi qu'on justifie l'Apôtre, qui appelle les Galates insensés (2), bien qu'il leur donne

 

1 Rét. l. I, ch. XIX, n. 4. —  2 Gal. III, 1,

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aussi le nom de frères ; mais il ne le fait pas sans raison. Il faut donc sous-entendre ici le mot frère : car on va nous dire comment, dans la justice plus grande, il faut aussi traiter un ennemi.

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CHAPITRE X. LAISSER LÀ SON OFFRANDE.

 

26. Le Christ continue: « Si donc tu présentes ton offrande à l'autel, et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi : laisse-là ton don devant l'autel et va d'abord te réconcilier avec ton frère, et alors revenant, offre ton présent. » On voit clairement par ceci qu'il s'agissait plus haut d'un frère, car la conjonction qui unit la phrase qui précède à celle qui suit marque une conséquence. En effet, le Seigneur ne dit pas : Si tu présentes ton offrande à l'autel, mais : « Si donc tu présentes ton offrande à l'autel. » Car s'il n'est pas permis de se fâcher sans raison contre son frère, ni de lui dire Raca ou Fou: il l'est encore bien moins de conserver la colère dans son âme, au point de la faire dégénérer en haine. A ceci se rattache ce qui est dit ailleurs : « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère (1). » On nous ordonne donc de laisser devant l'autel le présent que nous avions l'intention d'offrir, quand nous nous souvenons que notre frère a quelque chose contre nous, puis d'aller, de nous réconcilier avec lui, et de revenir ensuite pour faire notre offrande. A prendre les paroles à la lettre, on pourra penser que la démarche est praticable quand le frère est présent, car la réconciliation ne peut être différée, puisqu'on t'ordonne même de laisser ton offrande devant l'autel. Mais s'il s'agit d'un absent, et même, ce qui peut arriver, d'un homme qui se trouve au delà des mers, et qu'un tel souvenir te vienne à la pensée, il est absurde d'imaginer qu'il te faille laisser ton don devant l'autel, parcourir les terres et les mers puis revenir présenter ton offrande à Dieu. Nous sommes donc forcés de recourir au sens spirituel pour ne pas prêter au texte un sens absurde.

27. Nous pouvons par conséquent entendre par l'autel dressé dans le temple intérieur consacré à Dieu, la foi elle-même, dont l'autel visible est le signe. En effet, quelle que soit l'offrande que nous faisons à Dieu, prophétie, doctrine, oraison, hymne, psaume, ou tout autre

 

1 Eph. IV, 26.

 

don spirituel qui se présente à notre esprit, Dieu ne peut l'agréer qu'autant qu'il est appuyé sur une foi sincère, qu'il en est, pour ainsi dire, le couronnement fixe et solide, en sorte que notre langage puisse être sain et pur. Car beaucoup d'hérétiques, n'ayant pas l'autel, c'est à dire la vraie foi, ont proféré des blasphèmes au lieu de cantiques : appesantis par des opinions tout humaines ils ont, pour ainsi dire, jeté leur prière, à terre. Mais il faut encore que l'intention de celui qui fait l'offrande, soit pure. C'est pourquoi, quand nous devons offrir quelque chose de ce genre dans notre coeur, c'est-à-dire dans le temple intérieur consacré à Dieu : « Car, dit l'Apôtre, le temple de Dieu est saint, et vous êtes ce temple (1); » et encore : « Que le Christ habite par la foi dans vos moeurs (2); » si nous nous rappelons que notre frère a quelque chose contre nous, c'est-à-dire si nous l'avons blessé (car c'est alors qu'il a quelque chose contre nous ; et s'il nous a offensés, c'est nous qui avons quelque chose contre lui mais en ce cas, il n'est pas besoin d'aller nous réconcilier avec lui ; en effet tu ne demandes pas pardon à celui qui t'a fait injure ; tu te contentes de lui pardonner, comme tu désires que le Seigneur, te pardonne tout le mal que tu as commis) : Si, dis-je, nous l'avons blessé, il faut aller, non avec les pieds du corps, mais par le mouvement de l'âme, se prosterner humblement et affectueusement devant lui, courir à. lui par une pensée charitable, en présence de celui à qui nous devons faire notre offrande. De cette manière, s'il est présent, tu peux l'adoucir par la sincérité de tes sentiments, rentrer en grâce avec lui en lui demandant pardon, quand tu l'auras déjà fait sous l'œil de Dieu, en te rendant près de lui, non par la lente démarche du corps, mais par le rapide élan de l'amour. Puis revenant, c'est-à-dire ramenant ton attention à l'oeuvre commencée, tu présenteras ton don.

28. Mais qui fait cela, qui s'abstient de se fâcher contre son frère sans raison, de lui dire Raca sans raison, de lui dire Fou sans raison (trois fautes inspirées par l'excès de l'orgueil; ) ou encore qui, s'étant rendu coupable de l'une de ces fautes, recourt à l'unique remède, qui est de demander pardon humblement et de cœur; qui, dis-je, si ce n'est l'homme qui n'est point enflé de l'esprit de vaine gloire? Bienheureux donc les pauvres d'esprit parce qu'à eux appartient

 

1 I Cor. III, 17. — 1 Eph. III, 17.

 

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tient le royaume des cieux. » Maintenant voyons la suite.

 

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CHAPITRE XI. LE JUGE, LE MINISTRE, L'ADVERSAIRE.

 

29. « Accorde-toi au plus tôt avec ton adversaire pendant que tu vas en chemin avec lui, de peur que ton adversaire ne te livre au juge, et que le juge ne te livre au ministre et que tu ne sois jeté en prison. En vérité, je te le dis : Tu ne sortiras point de là avant d'avoir payé jusqu'au dernier quart d'un as. » Voici ce que j'entends par juge : « Car le Père ne juge personne, mais il a remis tout jugement au Fils (1). » Voici ce que j'entends par ministre : « Et les anges le servaient (2) ; » et nous croyons qu'il viendra avec ses anges pour juger les vivants et les morts. Par la prison j'entends les peines des ténèbres, que le Christ appelle ailleurs extérieures (3); et je le crois, parce que la joie des divines récompenses est dans l'esprit même, ou dans quelque chose de plus intime encore, si cela est possible, suivant ces paroles adressées au serviteur fidèle : « Entre dans la joie de ton Maître (4). » C'est ainsi que, dans la constitution actuelle de la république, le secrétaire ou la satellite de juge met dehors celui. que l'on jette en prison.

30. Quant au dernier quart d'as à payer, on peut raisonnablement l'interpréter en ce sens que rien ne restera impuni. C'est ainsi que nous disons : Jusqu'à la lie, quand nous voulons exprimer que quelque chose a été exigé jusqu'à ce qu'il n'en restât rien. Peut-être ce dernier quart d'as signifie-t-il les péchés commis sur la terre. En effet des quatre éléments que nous distinguons dans ce monde, la terre vient en dernier lieu : le ciel d'abord, puis l'air, puis l'eau, puis la terre. Ces mots : « Que            tu n'aies payé jusqu'au dernier quart d'un as, » pourraient ainsi s'entendre : jusqu'à ce que tu aies expié les péchés terrestres ; vu qu'Adam pécheur s'est entendu dire : « Tu es terre (5). » Quant à ces expressions: « avant d'avoir payé». Je m'étonnerais fort qu'elles ne signifiassent pas la peine que nous appelons éternelle. Comment en effet payer une dette là où il n'y a plus moyen de se repentir ni de se corriger? Peut-être cette forme de langage :

 

1 Jean, V, 22. —  2 Matt. IV, 11. —  3 Ib. VIII, 12. — 4 Ib. XXV, 23. — 5 Gen. III, 19.

 

Jusqu'à ce que tu aies payé, » est la même que celle-ci: « Asseyez-vous à ma droite, jusqu'à ce que je mette tous vos ennemis sous vos pieds (1); » car cela ne veut pas dire que le Fils cessera d'être à la droite du Père, quand il aura ses ennemis sous ses pieds; pas plus que ces paroles de l'Apôtre : « Car il faut qu'il règne jusqu'à ce qu'il ait mis ses ennemis sous ses pieds, » ne signifient que le Fils cessera de régner, quand ses ennemis seront sous ses pieds. De même donc qu'il faut entendre ces paroles.

Il faut qu'il règne jusqu'à ce qu'il ait mis ses ennemis sous ses pieds, » en ce sens que le Christ règnera toujours, parce que toujours ses ennemis seront sous ses pieds; ainsi peut-on entendre ces paroles : « Tu ne sortiras point de là avant d'avoir payé jusqu'au dernier quart d'un as, » en ce sens que le coupable ne sortira jamais, parce qu'il en est toujours à payer le dernier quart d'as, vu qu'il porte la peine éternelle du péché qu'il a commis sur la terre. Et je ne dis point cela pour avoir l'air de couper court à une discussion plus étendue sur les peines des péchés, et dispenser d'examiner comment les Ecritures les appelle éternelles. Du reste, il faut plutôt chercher à les éviter qu'à les connaître.

31. Voyons maintenant quel est cet adversaire avec lequel on nous ordonne de nous accorder bien vite, pendant que nous sommes en chemin avec lui. Ce doit être ou le démon,ou l'homme, ou la chair, ou Dieu, Mais je ne vois pas comment on pourrait nous ordonner d'être bienveillants envers le démon, c'est-à-dire de nous mettre d'accord avec lui; car les uns ont traduit le mot grec eunon par bienveillant, les autres par d'accord; or on ne nous commande point d'être bienveillants envers le démon, car la bienveillance suppose l'amitié, et personne ne peut dire qu'il faille faire amitié avec le démon ; nous ne pouvons non plus être d'accord avec lui, puisqu'en le renonçant une fois nous lui avons déclaré la guerre, et que nous ne serons couronnés que pour l'avoir vaincu; nous ne pouvons consentir à rien de ce qu'il veut puisque si nous n'y avions jamais consenti, nous ne serions          pas tombés dans de telles misères. Quant à l'homme, bien qu'on nous commande d'être, autant que possible, en paix avec tout le monde, et qu'on puisse appliquer, là, les mots de

 

1 Ps. CIX, 1.

 

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bienveillance, de concorde et d'arrangement je ne vois pas cependant comment l'homme pourrait noirs livrer au juge, quand je sais que le Christ est ce juge, « devant le tribunal duquel, dit l'Apôtre, nous devons tous comparaître (1). » Or comment celui qui doit comparaître avec nous devant le juge, pourrait-il nous livrer au juge? Que si on est livré au juge pour avoir fait tort à un homme, bien que ce ne soit pas par l'offensé lui-même, il serait bien plus naturel de dire que le coupable est livré au juge par la loi elle-même, contre laquelle il a agi en offensant un homme. En effet si un homme en tue un autre, il ne sera plus temps de s'arranger.avec celui-ci, puisqu'on n'est plus en chemin avec lui, c’est-à-dire dans cette vie; et pourtant il pourra encore être guéri en se repentant, en recourant, avec le sacrifiée d'un coeur brisé de douleur, à la miséricorde de Celui qui remet les péchés à ceux qui se convertissent à lui et qui a plus de joie pour un pécheur faisant pénitence que pour quatre-vingt-dix justes (2). Je vois encore bien moins comment on nous ordonnerait d'être bienveillants pour la chair ou de nous accorder avec elle. Car ce sont surtout les pécheurs qui aiment leur chair, s'accordent avec elle et cèdent à ses volontés; ceux au contraire qui la réduisent en servitude, bien loin de lui céder, la forcent à obéir.

32. Peut-être est-ce avec Dieu qu'on nous ordonne de nous accorder, en nous réconciliant avec lui, dont nous nous sommes éloignés par le péché au point qu'on peut dire qu'il est notre adversaire. En effet on peut appeler adversaire celui qui résiste : « Or Dieu résiste aux orgueilleux et accorde sa grâce aux humbles (3) ; — l'orgueil est le commencement de tout péché; mais se séparer de Dieu est le principe de l'orgueil de l'homme (4) ; » et l'Apôtre dit : « Car si quand nous étions ennemis de Dieu nous, avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils; à plus forte raison, réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie (5). » D'où l'on peut conclure qu'il n'y a pas de nature mauvaise qui soit ennemie de bien, puisque ceux qui ont été ses ennemis, sont réconciliés avec lui. Donc quiconque, étant encore en chemin, c'est-à-dire en cette vie, n'aura pas été réconcilié avec Dieu par la mort de son Fils, sera livré par lui au juge : « Car le Père ne juge personne, mais il a remis

 

1 II Cor. X, 10. — 2 Luc, XV, 7. —  3 Jacq. IV, 6. —  4 Eccli. X, 13,-14. —  5 Rom. V, 10.

 

tout jugement au Fils. » Après cela vient tout ce qui est écrit dans le chapitre et que nous avons déjà exposé. Une seule chose pourrait contrarier notre interprétation : comment peut-on dire raisonnablement que nous sommes en chemin avec Dieu, s'il faut voir en lui l'adversaire avec lequel on nous ordonne de nous réconcilier au plus tôt ? A moins qu'on ne réponde que Dieu étant partout, nous sommes certainement avec lui. « Car, nous dit le Psalmiste, si je monte vers les cieux, vous y êtes; si je descends aux enfers, vous vêtes encore; si je prends des ailes pour diriger mon vol, si je vais habiter à l'extrémité des mers, c'est votre main qui m'y conduit, c'est votre droite qui m'y soutient (1). » Que s'il répugne de dire que les impies soient avec Dieu, bien que Dieu soit partout et que nous ne disions pas que les aveugles soient avec la lumière, bien que la lumière environne leurs yeux, il nous restera à dire qu'ici l'adversaire c'est le commandement de Dieu. En effet qui résiste à ceux qui veulent pécher, comme le commandement de Dieu, c'est-à-dire sa loi et la divine Ecriture, qui nous a été donnée pour compagne dans cette vie, avec laquelle nous sommes en chemin, que nous ne devons point contredire, avec laquelle, au contraire, il faut nous hâter de nous mettre d'accord, de peur qu'elle ne nous livre au Juge? Car personne ne sait quand il sortira de cette vie. Or, qui est-ce qui se met d'accord avec la divine Ecriture, sinon celui qui la lit ou l'écoute avec piété, lui défère la souveraine autorité, de manière à ne point repousser ce qu'il ne comprend pas, bien qu'il y voie la condamnation de ses péchés, mais qui accepte volontiers le reproche et se réjouit de voir qu'on ne ménage point ses maladies tant qu'elles ne sont pas guéries ; puis, dans les passages qui lui semblent obscurs ou malsonnants, ne soulève point de contradictions ni de débats, mais en demande l'intelligence, tout en conservant une soumission pleine de borine volonté et de respect à une si grande autorité? Or qui se conduit ainsi, sinon celui qui vient avec douceur et piété, et non avec aigreur et menace, ouvrir le testament de son Père et en prendre connaissance ? Donc bienheureux ceux qui sont doux, « parce qu'ils posséderont la terre en héritage. » Voyons la suite.

 

1 Ps. CXXXVIII, 8-10.

 

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CHAPITRE XII. SUGGESTION, DÉLECTATION, CONSENTEMENT.

 

33. « Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne commettras point l'adultère.  Mais moi je vous dis que quiconque aura regardé une femme pour la convoiter, a déjà commis l'adultère dans son coeur. » C'est donc la justice moindre de ne pas commettre l'adultère par l'acte charnel; mais la justice plus grande est de ne pas même le commettre dans son coeur. Or quiconque ne commet point l'adultère dans son coeur, a bien plus de facilité à se tenir en garde contre l'adultère, charnel. Ainsi donc celui qui a donné le premier commandement l'a fortifié par le second; car il n'est pas venu pour abolir la loi, mais pour l'accomplir. Sans doute il est à remarquer qu'il n'a point dit : « quiconque » aura convoité une femme, mais : « aura regardé une femme pour la convoiter, » c'est-à-dire dans le but et dans l'intention de la convoiter: ce qui n'est plus simplement éprouver les sollicitations de là chair, mais donner plein consentement à la passion déréglée, jusqu'à ne réprimer point le désir illicite, mais l'assouvir si l'occasion s'en présente.

34. Ces trois choses sont nécessaires pour compléter le péché; la suggestion, la délectation et le consentement. La suggestion provient ou de la mémoire ou des sens, c'est-à-dire de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du. goût ou du toucher. Si la délectation porte à la jouissance li faut réprimer cette délectation, car elle est coupable. Par exemple quand nous jeûnons, l'aspect de la nourriture éveille l'appétit; mais nous n'y consentons pas et nous le soumettons au joug de la raison. Si nous donnons notre consentement, le péché est complet; Dieu le voit au fond de notre coeur, bien qu'il reste ignoré des Pommes. Voilà donc les trois degrés : la suggestion sous la forme de serpent pour ainsi dire, c'est-à-dire glissante et sinueuse, effet du mouvement passager des corps. Que si telles et telles images se présentent dans l'âme, elles proviennent du dehors, du monde du corps; et si quelque mouvement secret agite l'âme, en dehors de l'action des cinq sens, il est lui-même passager et lubrique; et plus il met de mystère à envahir la pensée, plus il y a de justesse à la comparer au serpent. Ces trois conditions, dont je parlais au commencement, se retrouvent dans le fait raconté dans la Genèse : la suggestion et une certaine persuasion, figurée par le serpent; la délectation dans l'appétit charnel, représentée par Eve; et le consentement de la raison, donné par Adam. Après quoi l'homme est expulsé du paradis, c'est-à-dire, de la bienheureuse lumière de la justice, il passe à la mort (1), et cela le plus justement possible. Car conseiller n'est pas forcer. Toute chose est belle de sa nature, dans son degré et à son rang; mais il ne faut pas descendre de l'ordre supérieur, où l'âme raisonnable a sa place, à un ordre inférieur. Et personne n'est forcé de le faire; et celui qui le fait est justement puni de Dieu, puisqu'il agit volontairement. Toutefois, avant que l'habitude soit contractée, la délectation est nulle, ou si faible qu'elle est presque nulle; mais y consentir quand elle est illicite, est un grand péché. Or par le seul consentement, on commet le péché en son coeur. Si l'acte se consomme au dehors, la passion semble s'assouvir et s'éteindre; mais ensuite, la suggestion se reproduit, la délectation devient plus ardente, moins cependant encore que quand des actes fréquents en ont fait une habitude ; car alors elle est très-difficile à vaincre. Et pourtant on peut encore, sous la direction et avec l'aide de Dieu, surmonter même l'habitude, pourvu qu'on ne s'abandonne pas soi-même et qu'on ne redoute point le combat du chrétien. Par là, recouvrant leur paix d'autrefois et reprenant leurs places, l'homme est soumis au Christ et la femme à son époux (2).

35. De même donc qu'il y a trois degrés pour arriver au péché : la suggestion, la délectation, le consentement; de même il y a trois espèces de péchés : le péché de coeur, le péché d'action et le péché d'habitude, qui sont comme trois morts l'une s'opère dans la maison, pour ainsi dire, quand le coeur consent à la passion; l'autre franchit en quelque sorte le seuil et se montre au dehors, quand on produit volontairement l'acte extérieur; la troisième a lieu quand, par la violence de l'habitude, l'âme est comme écrasée sous le poids de la terre e t exhale la puanteur du sépulcre. Quiconque a lu l'Evangile sait que le Seigneur a ressuscité des morts de ces trois espèces. Et peut-être a-t-on remarqué la différence de langage, de la part du Sauveur, qui dit d'abord: « Jeune fille, lève-toi (3); » puis: « Jeune homme, je te le commande, lève-toi (4); » et

 

1 Gen. III, 1. — 2 I Cor, XI, 3; Eph. V, 23. — 3 Matt. IX, 25. — 5  Luc, VII, 14.

 

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enfin : « Il frémit en son esprit, il pleura et frémit encore, » et ensuite: « Il cria d'une voix forte: Lazare, sors (1). »

36. Ainsi donc par l'adultère mentionné dans ce chapitre, il faut entendre toute convoitise charnelle et déréglée.En effet quand l'Ecriture appelle si souvent l'idolâtrie fornication, et quand Paul donne à l'avarice le nom d'idolâtrie (2) ; qui peut douter qu'on ait raion d'appeler fornication toute convoitise coupable, alors que l'âme, au mépris de la loi supérieure qui la gouverne, se prostitue à des objets d'une nature inférieure et se souille, au prix de quelque honteuse volupté? Que celui donc qui sent la délectation charnelle se révolter contre la bonne volonté par l'effet de l'habitude du péché, dont la puissance effrénée le réduit en esclavage, que celui-là se rappelle quelle paix il a perdue en péchant et qu'il s'écrie: « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort ? la grâce de Dieu par Jésus-Christ (3). » Car en proclamant ainsi son malheur, il implore avec larmes le secours du consolateur. Et ce n'est pas un médiocre progrès vers le bonheur que la. connaissance de sa propre misère. Aussi bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés. »

 

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CHAPITRE XIII. L'OEIL DROIT.

 

37. Le Sauveur continue et dit: « Si ton oeil droit te scandalise, arrache-le et jette-le loin de toi : car il vaut mieux pour toi qu'un de tes membres périsse, que si tout ton corps était jeté dans la géhenne. » Or il faut un grand courage pour couper ses membres. Quelque soit ici le sens du mot oeil, il est certain qu'il indique l'objet d'une vive affection. En effet quand on veut exprimer l'extrême attachement que l'on a pour quelqu'un, on a coutume de dire : Je l'aime comme mes yeux, ou même plus que mes yeux. Et sans doute si on dit droit, c'est pour indiquer encore un amour plus violent. Car bien que l'on emploie généralement les deux yeux du corps pour voir, et qu'ils soient tous les deux également doués de cette faculté, on redoute cependant davantage de perdre l'oeil droit. Le sens est donc: quel que soit l'objet que vous aimiez et l'aimassiez-vous à l'égal de votre oeil droit, s'il vous scandalise, c'est-à-dire s'il est pour vous un

 

1 Jean, XI, 33, 34. —  2 Col. III, 5 ; Eph, V, 6. — 3 Rom. VII, 24.

 

obstacle au vrai bonheur, arrachez-le et jetez-le loin de vous. Car il vaut mieux pour vous qu'un objet auquel vous tenez autant qu'à vos membres, périsse, que si tout votre corps était jeté dans la géhenne..

38. Mais nous sommes obligés d'examiner de plus près ce que le Christ entend par oeil, quand nous lisons ce qu'il dit ensuite, et dans le même sens, de la main droite : « Si ta main droite te scandalise, coupe-la et jette-la loin de toi : car il vaut mieux pour toi qu'un de tes membres périsse, que si tout ton corps était jeté dans la géhenne. » Dans cette question, je ne vois rien de mieux à dire si ce n'est que l'oeil signifie ici l'ami le plus cher: car c'est bien là ce que nous pouvons appeler un membre, et un membre chéri; et aussi un conseiller, parce qu'il est comme l'œil qui nous montre le chemin; et conseiller pour les choses divines, puisqu'il est notre oeil droit: 1'œil gauche, qui est aussi un conseiller, ne nous éclairant que sur les choses terrestres, sur tout ce qui tient aux besoins du corps. Or il n'était pas besoin de parler de celui-ci en cas de scandale, puisqu'alors on ne sait pas même épargner l'oeil droit. Mais le conseiller nous scandalise dans les choses divines, quand il cherche à nous entraîner dans quelque pernicieuse hérésie sous prétexte de religion et de doctrine. Par conséquent, entendons, par main droite, un coopérateur aimé, un ministre pour les choses saintes; en sorte que comme l'oeil est l'organe pour voir, la main. soit l'instrument pour agir. Par main gauche, nous entendrons ce qui nous procure les choses nécessaires, en cette vie, aux besoins du corps.

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CHAPITRE XIV. DU MARIAGE SOUS LA LOI DE MOÏSE ET SOUS LA LOI DE GRACE.

 

39. « Il a été dit aux anciens: Que celui qui. envoie sa femme, lui donne un acte de répudiation. » Voilà la justice moindre des pharisiens, que le Seigneur ne contredit point quand il ajoute: « Mais moi je vous le dis: Quiconque renvoie, sa femme hors le cas d'adultère, la rend adultère; et quiconque épouse une femme renvoyée, commet un adultère. » En effet celui qui commande de donner un acte de répudiation, ne commande pas pour cela de renvoyer la femme; mais en disant : « Que celui qui la renvoie, lui donne un acte de répudiation, » il cherche à (271) modérer, par la pensée d'un divorce, la colère irréfléchie de l'homme qui rejette sa femme. En suscitant ainsi un délai, l'auteur de la loi assez fait comprendre, autant que cela était possible avec des hommes à tète dure, qu'il n'approuvait point le divorce. Aussi le Seigneur, interrogé d'abord sur cette question,  répond-il

Moïse a fait cela à cause de la dureté de votre tueur (1). » En effet quelque dur que pût être celui qui voulait renvoyer sa femme, il. revenait facilement à des sentiments plus doux en pensant qu'une fois l'acte de répudiation donné, sa femme pourrait impunément en épouser un autre. C'est donc pour fortifier la difficulté du divorce, que le Seigneur n'a excepté que le cas de fornication. Quant aux autres inconvénients, s'il y en a, il veut qu'on les supporte courageusement par égard pour la foi conjugale et la chasteté; et il appelle adultère l'homme qui épouse une femme même dégagée du lien qui l'unissait à son premier mari. L'apôtre Paul fixe la durée de cet engagement, qui subsiste, dit-il, tant que l'époux vit; mais, l'époux une fois mort, il accorde la permission d'en prendre un autre (2). C'est en effet la règle qu'il suit et qu'il donne, non comme un conseil de sa part, ainsi qu'il le fait en quelques circonstances, mais comme un ordre formel du Seigneur quand il dit : « Pour ceux qui sont mariés, ce n'est pas moi, mais le Seigneur qui commande que la femme ne se sépare point de son mari: que si elle en est séparée, qu'elle demeure sans se marier, ou qu'elle se réconcilie avec son mari ; que le mari, de même, ne quitte point sa femme (3). » Il faut, je pense, dire aussi du mari : qu'il ne prenne pas d'autre femme quand il a renvoyé la sienne, ou qu'il se réconcilie avec celle-ci. Car il peut arriver qu'il renvoie. sa femme pour cause de fornication, suivant l'exception faite parle Seigneur. Or s'il n'est point permis à la femme de se remarier, tant que vit le premier époux qu'elle a quitté, ni à celui-ci de prendre une autre femme du vivant de celle qu'il a renvoyée: il est bien moins permis encore d'avoir un honteux commerce avec les premiers venus. Mais il faut estimer bien plus heureux les époux qui, ayant mis des enfants au monde, ou ayant dédaigné de laisser des héritiers ici-bas, ont pu, d'un. commun consentement, observer entre eux la continence, ce qui n'est point contraire à la défense de renvoyer sa femme : car ce n'est point la

 

 1 Matt. XIX, 8. —  2 Rom. VII, 2, 3. — 3 I Cor. VII, 10, 11.

 

renvoyer que de vivre avec elle dans un commerce spirituel, et non charnel, et on reste fidèle à cette parole de l'Apôtre : « Il faut que ceux-mêmes qui ont des femmes soient comme n'en ayant pas (1). »

 

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CHAPITRE XV. DÉFENSE DE RENVOYER SA FEMME, ET ORDRE D'Y RENONCER.

 

40. Ce qui inquiète le plus les esprits faibles, qui ont du reste envie de suivre les préceptes du Christ, c'est ce que le Seigneur lui-même dit en un autre endroit: « Si quelqu'un vient à moi, et ne hait point son père, et sa mère, et sa femme, et ses fils, et ses frères, et ses sueurs, et même sa propre âme, il ne peut-être mon disciple (2). » Les hommes trop peu intelligents croient voir ici une contradiction; en ce que, d'une part le Sauveur défend de renvoyer une femme, hors le cas de fornication, et que, de l'autre, il déclare que quiconque ne hait pas sa femme ne saurait être son disciple. Or, s'il eût voulu parler de l'union charnelle, il n'aurait pas placé dans la même condition le père, la mère, l'époux, les enfants et les frères . Mais combien il est vrai que le royaume des cieux souffre violence et «que ce sont les violents qui le ravissent (3)! » En effet , quelle violence l'homme doit se faire pour aimer ses ennemis et haïr père, mère, époux, fils, frère ! Et l'un et l'autre sont exigés par Celui qui nous appelle au royaume des cieux! Mais, avec son aide, il est aisé de montrer que ces prescriptions ne se contredisent point ; seulement elles sont difficiles à remplir, quand on les a comprises, bien que l'aide de Dieu puisse en rendre l'exécution très-facile. Carle royaume éternel où le Christ appelle ses disciples, à qui il donne aussi le nom de frères, ne connaît point ces relations de parenté telles qu'elles existent dans le temps. En effet il n'y a plus ni Juif, ni Grec, ni homme, ni femme, ni esclave, « ni libre; mais le Christ est tout en tous (4). » Et le Seigneur lui-même dit : « A la résurrection, les hommes ne se marieront point et ne prendront point de femmes; mais ils seront comme les anges le Dieu dans le ciel (5). » Il faut donc que quiconque veut dès ce monde se préparer à cette existence céleste, prenne en haine, non les hommes mêmes, mais ces relations et ces liens temporels, sur lesquels s'appuie cette vie

 

1 I Cor. VIII, 29. —  2 Luc, XIV, 26. —  3 Matt. XI, 12. —  4 Gal. III, 23 ; Col. III, 11. —  5 Matt. XXII, 10..

 

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passagère, limitée entre la naissance et la mort. S'il n'en est pas là, il n'aime point encore l'autre vie, celle ou disparaissent la naissance et la mort, fruits des mariages terrestres.

41. Quand donc je demande à un homme vraiment chrétien, qui a cependant une épouse et des enfants, s'il entend avoir une femme dans le royaume du ciel; se rappelant les promesses de Dieu relatives à cette autre vie où ce corps corruptible revêtira l'incorruptibilité, et ce corps mortel l'immortalité (1) ; vivement, ou au moins quelque peu épris de ce bonheur, il me répondra avec horreur qu'il n'en a pas le moindre désir. Que je lui demande ensuite s'il désire que la femme qu'il a maintenant vive avec lui après la résurrection, quand aura eu lieu cette transformation céleste promise aux saints, il me répondra avec la même vivacité que c'est là son voeu ardent. C'est ainsi que le bon chrétien aime dans sa femme une créature de Dieu, qu'il désire voir transformée et renouvelée, et déteste en même temps l'union mortelle, le commerce charnel; c'est-à-dire qu'il aime en elle ce qui est de l'humanité, et déteste ce qui est du sexe. C'est ainsi qu'il aime un ennemi, non en tant qu'ennemi, mais en tant qu'homme, jusqu'à lui désirer ce qu'il désire pour lui-même; c’est-à-dire qu'il se corrige, se renouvelle et parvienne ainsi au royaume des cieux. ! Il faut en dire autant du père, de -la mère, de tous ceux à qui nous tenons par les liens du sang, en qui nous devons haïr ce qui entraîne pour tout homme la nécessité de naître et de mourir (2), et aimer ce qui peut parvenir avec nous à ce royaume où personne ne dit mon Père, mais où tous disent Notre Père; n où personne ne dit ma mère, mais où tous disent à la Jérusalem céleste notre mère ; où personne ne dit mon frère, mais où tous disent de tous notre frère; où le mariage consistera à nous voir tous unis en Celui qui sera, pour ainsi dire, notre époux et qui nous a rachetés par l'effusion de son sang de la prostitution de ce monde. Il faut donc que le disciple du Christ haïsse ce qui passe dans ceux qu'il désire voir arriver avec lui à ce qui ne passe pas, et, cela, d'autant plus qu'il les aime davantage.

42. Un chrétien peut donc vivre en bonne harmonie avec sa femme: soit qu'il cherche en elle une satisfaction aux besoins de la chair, ce qui est toléré, mais non commandé, dit l'Apôtre ; soit qu'il en procrée des enfants, ce qui est louable

 

1 I Cor. XV, 53, 54. —  2 Rét. l, I, ch, XIX, 5.

 

jusqu'à un certain point; soit qu'il vive avec elle comme un frère, sans aucun commerce charnel, ayant une femme comme n'en ayant pas, ce qui est la condition la meilleure, la plus sublime dans le mariage chrétien ; mais, dans tous les cas, haïssant en elle tout ce qui tient aux besoins du temps, et y aimant l'espoir de l'éternelle béatitude. Car nous haïssons certainement ce que nous souhaitons de voir finir, comme la vie de ce monde, par exemple, que nous ne désirerions point voir éternelle, et soustraite.à l'action du temps, si nous ne la haïssons comme passant avec le temps. Or c'est cette vie qu'on désigne par le mot âme dans ce passage : « Si quelqu'un ne hait point même sa propre âme, il ne peut être mon disciple (1). » Car cette vie a besoin de la nourriture corruptible dont le Seigneur lui-même dit: « La vie n'est-elle pas plus que la nourriture ? » c'est-à-dire, cette vie à qui la nourriture est nécessaire. Et ailleurs, quand il dit qu'il donne sa vie pour ses brebis, il parle de la vie présente, puisqu'il annonce qu'il mourra pour nous.

 

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CHAPITRE XVI. LIEN CONJUGAL.

 

43. Ici se présente une autre question: Quand le Seigneur permet de renvoyer une femme pour cause de fornication, dans quel sens faut-il prendre ce mot? Est-ce, comme tout le monde l'entend, un commerce criminel? ou faut-il l'appliquer, comme le fait souvent l'Ecriture, à toute passion coupable, comme l'idolâtrie, par exemple, ou l'avarice, ou toute autre transgression de la loi procédant d'une convoitise criminelle (2) ! Mais consultons l'Apôtre, pour ne rien avancer au hasard: «Pour ceux qui sont mariés, ce n'est pas moi, mais le Seigneur, qui commande que la femme ne se sépare point de son mari; que si elle en est séparée, qu'elle demeure sans se marier, ou qu'elle se réconcilie avec son mari. Il peut en effet arriver qu'elle se soit séparée pour la raison que le Seigneur autorise. On s'il est permis à la femme de quitter son mari hors le cas de fornication, et que cela ne soit pas permis à l'homme; que répondre à ce que l'Apôtre dit ensuite: « Que le mari, de même, ne quitte point sa femme? » Pourquoi n'ajoute-t-il pas, hors le cas de fornication, où le Seigneur le permet, si ce  

1 Luc, XIV, 26. —  2 Rét. l. I ch. XIX, n. 6.  

n'est parce qu’il entend qu'un raisonne pour l'un comme pour l'autre, c'est-à-dire que si l’homme renvoie sa femme, dans le cas permis, il n'en prenne pas d'autre ou se réconcilie avec elle? Au,fait il serait bien à un homme de se réconcilier avec la femme que personne n'osa lapider et à qui le Seigneur dit : « Va et veille à ne plus pécher désormais (1). » En effet, celui qui dit : Il n’est pas permis de renvoyer sa femme, hormis le cas de fornication, ordonne de la conserver en dehors de ce cas ; et même dans ce cas,  n'ordonne pas, mais permet seulement de la renvoyer : de même qu'on dit : il n'est pas permis à une femme, du vivant de son mari, d'en épouser un autre; si elle se marie avant la mort de son mari, elle est coupable ; si elle ne se marie point après la, mort de son époux, elle n'est pas coupable, car elle a permission, et non ordre, de le faire. Donc s'il y a égalité de droit entre l'homme et la femme dans le mariage, au point, que le même Apôtre n'ait pas seulement dit, en parlant de la femme : « La femme n'a pas puissance sur son, corps, mais le mari, » et qu'il ait dit aussi en parlant de l'homme : « De même le mari n'a pas puissance sur son corps, c'est la femme; » si, dis-je, la règle est la même, pour l’un que pour l'autre : il ne faut pas entendre qu'il soit permis à la femme, plutôt qu'à l'homme, de renvoyer son .époux, hormis le cas de fornication.

44. Il faut donc examiner ce qu'on doit, entendre par fornication et continuer à consulter l'Apôtre. Voici ce qu'il dit ensuite : «Mais aux autres je dis, moi, et non le Seigneur. » Voyons d'abord ce que veut dire aux autres; car plus haut il parlait au nom du Seigneur aux personnes mariées; maintenant c'est en son nom qu'il parle aux autres, peut-être à ceux quine sont pas mariés. Pourtant ce n'est pas à eux puisqu'il ajoute : « Si l'un de nos frères a une femme infidèle et qu'elle consente à demeurer avec lui, qu'il ne se sépare point d'elle. » Il  s'adresse donc encore à ceux qui sont mariés. Que signifient alors ces mots: aux autres, si ce n'est que plus haut il parlait aux époux qui étaient., tous les deux dans la foi du Christ, tandis que les autres   désignent les mariages où une des deux parties seulement est fidèle? Et que leur dit,-il ? « Si l'un de nos frères a une femme infidèle et qu'elle consente à demeurer avec lui, qu'il ne se sépare

 

1 Luc, VIII, 1.

 

point d'elle; et si, une femme fidèle a un mari infidèle et qu'il consente à demeurer avec  elle, qu'elle ne se sépare point de son mari. » Si donc il ne commande pas de la part du Seigneur, mais donne simplement un conseil en son nom, c'est que la chose est bonne en ce sens qu’on peut faire autrement sans violer un précepte ; comme il a dit peu après, en parlant des vierges, qu'il n'a point reçu de commandement du Seigneur, mais qu'il donne un conseil puis il fait l'éloge de la virginité,  mais de telle façon qu'on peut l'embrasser librement, sans être réputé coupable pour ne l'avoir pas embrassée. Car autre chose est tin commandement, autre chose un conseil, autre chose une condescendance. On ordonne à la, femme de ne point se séparer de son mari, ou, si elle le fait, de ne point se remarier ou de se réconcilier avec son mari: il ne lui est donc pas permis d'agir autrement. On conseille à l'époux fidèle de ne point 'renvoyer une femme infidèle, si elle consent à demeurer avec lui : il lui est donc permis de la renvoyer, puisqu'il n'y ait ici qu'un conseil de l'Apôtre et non un ordre du Seigneur. On. conseille à la vierge de ne point se marier : en se mariant elle ne suivra pas le conseil de l'Apôtre, mais elle ne blessera aucune loi. Il y a simplement tolérance, quand on dit: « Or je dis ceci par condescendance et non par commandement. » Donc, si, d'une part, il est permis de renvoyer une femme infidèle; bien qu'il soit meilleur de ne pas le faire ; et si, d'autre part, d'après l'ordre du Seigneur, on. ne peut renvoyer une femme que pour cause de fornication : sans aucun doute par fornication il faut entendre l'infidélité.

45. En effet que dites-vous donc, saint Apôtre? Evidemment vous engagez l'époux fidèle à ne point renvoyer sa femme infidèle, si elle consent à demeurer avec lui. Oui, répond-il. Mais puisque le Seigneur défend à l'homme de renvoyer sa femme, sauf le cas de fornication, pourquoi dites-vous : « Je dis moi et, non le Seigneur ? » En effet l'idolâtrie à laquelle se livrent les infidèles, et toute superstition coupable, est une fornication. Or le Seigneur a permis de renvoyer sa femme pour cause de fornication. Mais comme c'est une permission, et non un ordre, cela a donné lieu à l'Apôtre de conseiller de ne point renvoyer une femme infidèle, dans l'espoir peut-être qu'elle deviendra fidèle. « Car, nous dit-il, le mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle, et la (274) femme infidèle est sanctifiée parle mari fidèle. » Déjà, je pense, il était arrivé que quelques femmes avaient été amenées à la foi par leurs époux fidèles, ou des époux par leurs femmes; et sans citer de noms propres, il donne ces exemples pour appuyer ses exhortations et ses conseils. Puis il ajoute : « Autrement vos enfants seraient impurs, tandis que maintenant ils sont saints. » Car il y avait déjà des enfants chrétiens, qui avaient été baptisés ou par le fait d'un de leurs parents, ou du consentement des deux peut-être : ce qui n'eût pu avoir lieu si le mariage eût été rompu quand l'une des deux parties était fidèle et si l'infidélité de l'autre partie eût été tolérée jusqu'au moment de la conversion. Tel est le conseil de celui à qui, ce me semble, ces paroles ont été adressées: «Tout ce que tu dépenseras de plus, je te le rendrai à mon retour (1). »

46. Or si l'infidélité est une fornication, l'idolâtrie une infidélité, et l'avarice une idolâtrie, il est hors de doute que l'avarice soit une fornication. Mais si l'avarice est une fornication, qui pourra raisonnablement ne pas appeler fornication toute convoitise criminelle? D'où il résulte qu'un homme peut sans péché renvoyer sa femme, et une femme son mari, à cause des convoitises coupables, non-seulement de celles qui se traduisent par le commerce charnel avec des hommes ou des femmes étrangères, mais de toutes celles qui, par l'abus du corps, entraînent l'âme à violer la loi de Dieu et à se souiller elle-même pour sa honte et sa perte. La raison en est que le Seigneur excepte le cas de fornication, et que ce mot de fornication, comme nous l'avons vu plus-haut, doit s'entendre dans un sens général et universel.

47. En disant : « Hors le cas d'adultère, » le Seigneur n'indique point si c'est de la part de l'homme ou de la part de la femme. Car non-seulement il est permis de renvoyer une femme coupable d'adultère, mais tout homme qui renvoie une femme qui l'oblige à commettre la fornication, la renvoie évidemment pour cause d'adultère. Par exemple, si une femme oblige son époux à sacrifier aux idoles, celui qui la renvoie, la renvoie pour cause d'adultère : adultère du côté de sa femme parce qu'elle le commet réellement ; adultère de son côté, parce qu'il est à craindre qu'il ne le commette lui-même.

 

1 Luc, X, 35.

 

Mais rien de plus injuste que de renvoyer une femme pour cause de fornication, quand on en est convaincu soi-même. C'est le cas de dire alors : « En jugeant autrui, tu te condamneras toi-même, puisque tu fais ce que tu condamnes. » Ainsi donc quiconque veut renvoyer sa femme pour cause d'adultère, doit en être exempt lui-même. J'en dis autant de la femme.

48. Sur ces paroles : « Quiconque épouse une femme renvoyée par son mari, commet un adultère, » on peut demander si l'homme commettant l'adultère, la femme qui est épousée le commet également. En effet on exige que la femme demeure sans se marier, ou qu'elle se réconcilie avec son mari; mais, dit l'Apôtre, si elle s'en est séparée. Car entre renvoyer ou être renvoyé, la différence est grande. Si la femme renvoie elle-même son mari et en épouse un autre, on pourra croire qu'elle n'a quitté le premier que pour échanger contre le second : ce qui est évidemment une pensée d'adultère. Si au   con traire elle est renvoyée par un mari avec lequel elle serait volontiers restée, celui qui l'épouse est certainement adultère, d'après la parole du Seigneur : mais l'est-elle elle-même? voilà la question. Du reste, on pourrait encore bien moins imaginer comment, un homme et une femme ayant commerce ensemble, l'un serait adultère et l'autre non. Ajoutez à cela que celui qui épouse une femme renvoyée par son mari, est adultère; bien que cette femme ne se soit point séparée elle-même, mais ait été renvoyée, c'est cependant elle qui le rend adultère ce que le Seigneur défend. D'où il suit que, soit qu'elle ait été renvoyée, soit qu'elle se soit séparée elle-même, elle doit demeurer sans se marier ou se réconcilier avec son mari.

49. On demande encore si un homme peut être disculpé . d'adultère quand il s'unit à une autre femme qui n'est point l'épouse d'un autre ni séparée de son mari, alors que la sienne lui en donne la permission, soit parce qu'elle est stérile, soit parce qu'elle ne veut point se soumettre au devoir conjugal ? On en trouve un exemple dans l'histoire de l'ancien Testament ; mais les préceptes actuels auxquels les autres ne faisaient que préparer le genre humain, sont plus élevés; il faut considérer dans ceux-là la différence des temps, les desseins de la divine Providence

 

1 Rom. II, 1.

 

275

 

qui vient toujours à temps au secours de l'humanité, et ne point y chercher des règles de conduite. Mais ces paroles de l'Apôtre : « La femme n'a pas puissance sur son corps, c'est le mari; de même le mari n'a pas puissance sur son corps, c'est la femme; » ces paroles, dis-je, peuvent-elles s'entendre en ce sens que, avec la permission de la femme qui a puissance sur le corps de son mari, celui-ci puisse s'unir charnellement à un autre femme qui ne serait point mariée ni séparée de son mari ? Il ne faut pas le penser, de peur que la même faculté ne soit aussi accordée à la femme du consentement du mari, ce qui choque le sens commun.

50. Ce n'est pas qu'il ne puisse y avoir quelques circonstances où la femme du consentement du mari semble obligée de le faire dans l'intérêt du mari lui-même. On raconte un fait de ce genre qui se serait passé à Antioche, il y a environ cinquante ans, sous le règne de Constance. Acyndinus, alors préfet et qui fut même consul, exigeait une livre d'or d'un débiteur du fisc. Cédant à je ne sais qu'elle émotion, péril assez ordinaire dans ces positions élevées, où tout est permis ou du moins passe pour l'être, il éclata en menaces violentes et déclara du ton le plus décidé que le débiteur serait puni de mort, s'il ne payait la somme au jour fixé. Comme celui-ci était enfermé dans une étroite prison et ne pouvait acquitter sa dette, le jour fatal approchait. Or il avait une femme fort belle, mais trop pauvre pour venir en aide à son mari. Un homme riche, épris de sa beauté et connaissant la situation fâcheuse de ce mari, lui envoya dire qu'il donnerait la livre d'or, si elle voulait se livrer à lui pendant une seule nuit. Sachant qu'elle n'avait pas puissance sur son corps mais bien son mari, elle répondit qu'elle était prête à faire ce qu'on demandait dans l'intérêt de son mari, pourvu que celui-ci, maître du corps de son épouse et à qui elle se devait tout entière, consentît à céder un bien qui lui était propre pour conserver sa vie. Le mari reconnaissant exigea qu'il en fût ainsi et ne pensa point qu'il y eût adultère, là où la passion n'agissait pas, mais seulement l'affection pour un époux, qui du reste en donnait la permission et même l'ordre. La femme se rendit à la maison de campagne du riche, fit ce que voulut cet impudique; mais elle ne se livra ainsi qu'en vue de son mari, plus jaloux de la conservation de sa vie que de l'exercice de son droit conjugal. Elle reçut l'or: mais celui qui le lui avait remis l'enleva secrètement et y substitua un sac de même forme et rempli de terre. La femme s'aperçut de la fraude en rentrant chez elle, s'élança sur la place publique, et mue par le même principe d'attachement à son époux, proclama ce qu'elle avait été forcée de faire. Elle interpelle le préfet, avoue tout et dénonce la fraude dont elle est victime. Le préfet commence par reconnaître qu'il est le premier coupable, que ses menaces sont cause de tout le mal et se jugeant comme il eût jugé un autre, se condamna à payer de ses propres biens la livre d'or due au fisc et ordonna en même temps que la femme devînt propriétaire du domaine d'où avait été extraite la terre substituée à l'or. Je ne discute ici ni dans un sens ni dans l'autre; c'est à chacun à prononcer: car ce trait n'est pas emprunté à des sources divines. Cependant après avoir entendu raconter ce fait, on n'éprouve plus pour l'action de cette femme, exigée d'ailleurs par le mari, la même horreur qu'on éprouvait auparavant, quand la question était posée en dehors de tout exemple. Mais ce qui ressort surtout de ce passage de l'Evangile, c'est l'énormité du péché de fornication énormité telle, qu'il forme la seule exception qui autorise à briser le lien si étroit du mariage. Or nous avons dit ce que c'est que la fornication.

 

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CHAPITRE XVII. DU SERMENT.

 

51. « Vous avez encore entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras point, mais tu tiendras au Seigneur tes serments. Et moi je vous dis de ne jurer en aucune façon, ni par le ciel, parce que c'est le trône de Dieu; ni par la terre, parce que c'est l'escabeau de ses pieds; ni par Jérusalem, parce que tu ne peux rendre un seul de tes cheveux blanc ou noir. Que votre langage soit: Oui, oui; non, non; car ce qui est de plus vient du mal. » La justice des pharisiens se borne à ne point se parjurer; elle est fortifiée par celle qui défend même de jurer, ce qui est le propre de la justice du royaume des cieux. De même en effet que celui qui ne parle pas ne saurait dire faux, ainsi celui qui ne jure pas ne saurait se parjurer. Cependant comme jurer c'est prendre Dieu à témoin, il faut examiner avec soin se chapitre, de peur que (216) l'Apôtre ne semble avoir enfreint le précepte du Seigneur, lui qui jure souvent, de cette façon, par exemple : « Je vous écris ceci, voici, devant Dieu, « je ne mens pas (1); » ou encore: « Le Dieu et Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est béni dans tous les siècles, sait que je ne mens pas (2);» et ailleurs: « Car le Dieu que je sers en mon esprit, dans l'Evangile de son Fils, m'est témoin que sans cesse je fais mémoire de vous dans mes prières (3). » On dira peut-être qu'on ne doit regarder comme serment que la formule où le mot par est placé devant le mot par lequel on jure ; en sorte que dire : « Dieu m'est témoin, » et non: par Dieu, ne soit pas jurer. Cette opinion est ridicule. Mais pour éviter toute discussion et par égard pour les moins éclairés qui s'obstineraient à voir ici quelque différence, il est bon de savoir que l'Apôtre a employé même cette forme de serment, comme quand il a dit, par exemple : « Chaque jour je meurs, je le jure, par la gloire que je reçois de vous (4). » Et pour qu'on ne s'imagine pas qu'il a voulu dire: Votre gloire me fait mourir, dans le sens où l'on dit : Il est devenu savant par les leçons d'un tel, c'est-à-dire les leçons d'un tel ont fait qu'il est devenu savant : les exemplaires grecs tranchent la question, car on y lit :  Ne ten kaukhesin umeteran , expressions qui ne sont usitées que pour le serment. Par là on peut comprendre que le Seigneur a défendu de jurer, pour que personne ne se porte au serment comme à une chose bonne et ne se laisse entraîner au parjure par l'habitude de jurer. Que celui donc qui sait que le serment ne doit pas être regardé comme un acte bon mais nécessaire, se modère autant que possible, et n'en use que par nécessité, quand il voit les hommes peu disposés à croire une chose qu'il leur est utile de croire, à moins qu'elle ne soit attestée par serment. C'est dans ce sens qu'il faut interpréter ces paroles : « Que votre langage soit : Oui, oui; non, non ; » voilà le bien, voilà ce qu'il faut désirer. « Ce qui est de plus vient du mal : » c'est-à-dire , sachez que si vous êtes obligés de jurer, cela provient de l'infirmité de ceux que vous désirez convaincre infirmité qui est certainement un mal et dont nous demandons chaque jour d'être délivrés, quand nous disons : «Délivrez-nous du mai (5). » Aussi le Seigneur n'a-t-il point dit : de qui est de plus est mal; car vous ne faites point de mal quand vous employez à propos le serment;

 

1 Gal. I, 40. — 2 II Cor. XI, 31. —  3 Rom.1, 9, 10. — 4 I Cor. XV, 31. — 5 Matt. VI, 13.

 

lequel, bien que n'étant pas bon, est cependant nécessaire pour persuader à un autre une vérité utile ; mais il a dit : « Vient du mal, » de l'infirmité de celui à qui vous êtes forcé de jurer. Mais celui-là seul qui en a fait l'expérience sait combien il est difficile de détruire l'habitude du serment et de ne jamais faire sans raison ce que la nécessité oblige quelquefois à faire.

52. On peut demander pourquoi, à ces paroles : « Et moi je vous dis de ne jurer en aucune façon, » on a ajouté celles-ci : « Ni par le ciel, parce qu'il est le trône de Dieu, » et le reste, jusqu'à : « Ni par votre tête. » C'est, je pense, parce que les Juifs ne se croyaient point liés par leurs serments, quand ils avaient juré par ces choses. Comme ils avaient entendu dire: « Tu tiendras au Seigneur tes serments, » ils ne croyaient point avoir fait un serment au Seigneur en jurant par le ciel ou par la terre, ou par Jérusalem, ou par leur tête: non de la faute de l'auteur de la loi, mais parce qu'ils comprenaient mal. Le Seigneur leur apprend donc qu'il n'y a rien de si vil parmi les créatures par quoi l'on puisse se parjurer ; puisque la divine Providence gouverne le monde entier du haut en bas, à partir du trône de Dieu jusqu'à un cheveu blanc ou noir. « Ni par le ciel, parce qu'il est le trône de Dieu ; ni par la terre, parce qu'elle est l'escabeau de ses pieds ; » c'est-à-dire quand vous jurez par le ciel ou par la terre, ne vous imaginez pas que votre serment ne vous lie pas devant le Seigneur : car il est prouvé que vous jurez par celui dont le ciel est le trône et la terre l'escabeau. « Ni par Jérusalem, parce que c'est la ville du grand roi, » ce qui vaut dieux que de dire ma ville, bien que ce soit là le sens. Et comme il est le Seigneur, évidemment celui qui jure par Jérusalem est lié devant le Seigneur. « Ne jurez pas non plus par votre tête. » Est-il rien qu'on puisse croire plus à soi que sa tête ? Et pourtant comment notre tête serait-elle à nous, puisque nous n'avons pas même le pouvoir de rendre un cheveu blanc ou noir ? Donc, quiconque jure même par sa tête, est lié par. son serment devant le Dieu qui remplit tout d'une manière ineffable et est présent partout. Et sous ces expressions, il faut sous-entendre bien d'autres choses qui ne pouvaient s'énumérer, comme dans ce serment de l'Apôtre, dont nous parlions plus haut : « Je meurs chaque jour, je le jure, par la gloire que je reçois de vous. » Et pour montrer que ce serment remonte au (277) Seigneur, il ajoute : « Que je reçois de vous dans le Christ Jésus. »

53. Toutefois, je dis ceci pour les charnels, parce que le ciel est appelé le trône de Dieu et la terre l'escabeau de ses pieds, il ne faut pas s'imaginer que Dieu ait des membres qui reposent sur le ciel et la terre, comme les nôtres quand nous sommes assis . mais le siège qu'on lui attribue indique le jugement.. Et comme le ciel est la partie la plus belle de la création et la terre la moins belle, il semble que la puissance divine est plus présente à la partie la plus excellente et donne à l'autre un rang inférieur ; voilà pourquoi on dit, que Dieu est assis au ciel et a la terre . sous ses pieds. Dans le sens spirituel on entend par ciel les âmes saintes, et par la terre les pécheurs; et parce que l'homme spirituel juge de toutes choses et n'est jugé par personne (1), on a raison de l'appeler le siège de Dieu ; comme aussi de nommer l'escabeau de ses pieds le pécheur à qu’il a été dit: « Tu es terre et tu iras en terre (2), » parce que la justice qui traite chacun selon ses mérites le rejette au rang inférieur, et que n'ay an[ pas voulu rester dans la loi, il est accablé sous le poids de la loi.

 

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CHAPITRE XVIII. AMOUR DE LA JUSTICE ET MISÉRICORDE.

 

54. Enfin pour conclure sur ce sujet, que peut-on exprimer ou imaginer de plus laborieux et de plus pénible, de plus propre à exercer toute les forces et toute l'industrie de l'âme. fidèle, que, la nécessité de vaincre une mauvaise habitude ? Que le chrétien retranche donc tous les membres qui peuvent lui être un obstacle à la conquête du royaume des cieux, que la douleur ne l'abatte pas; qu'il supporte, pour l'honneur de la foi conjugale, les plus graves incommodités, tout ce qui ne porte pas la marque d'une corruption honteuse, c'est-à-dire de la fornication par exemple qu'il conserve fidèlement une femme stérile, difforme, faible de constitution, aveugle, sourde, boiteuse, ou affligée de. maladies, de souffrances, de langueurs, de tout ce qui peut s'imaginer de plus repoussant, excepté la fornication ; qu'il la supporte par fidélité à ses engagements, au lien qui les unit ; non-seulement

 

1 I Cor. II, 15. —  2 Gen. III, 19.

 

qu'il ne rejette point une femme de ce genre, mais s'il n'est pas marié, qu'il n'en épouse point une séparée de son mari, fût-elle d'ailleurs belle, bien portante, riche, féconde. Et si cela n'est pas permis, qu'il se permette bien moins d'avoir un commerce illicite quelconque; qu'il fuie la fornication jusqu'à éviter tout acte criminel et honteux; qu'il dis, la vérité, et l'appuie non par des serment fréquents, mais par l'honnêteté de ses moeurs; qu'il abatte et domine, comme d'un lieu élevé, cette multitude de mauvais penchants qui lui font la guerre, (nous n'en avons mentionné qu'un petit nombre, mais par ceux là on peut juger du reste) et qu'il réserve pour cela à la milice chrétienne comme une citadelle. Mais qui osera entreprendre une tâche aussi difficile, sinon celui qui brûle de l'amour de la justice au point d'être dévoré de faim et de soif, de regarder la vie comme rien, tant qu'il n'en est pas rassasié, et de se faire violence pour arriver au royaume des cieux ? Car autrement il n'est pas possible d'avoir la force nécessaire, pour supporter tout ce que les partisans de ce monde estiment pénible, dur et difficile dans l'extirpation des mauvaises habitudes. « Bienheureux donc ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés. »

55. Mais si quelqu'un éprouve à cela quelque difficulté, n'avance que par un sentier rude et escarpé, est assailli de tentations de toute sorte ; si voyant la vie passée s'élever à gauche et à droite, comme des montagnes, il redoute de succomber à la tâche : que celui-là suive un conseil dans le but de s'attirer du secours. Quel est ce conseil ? Qu'il supporte l'infirmité du prochain; lui vienne en aide autant que possible, comme il désire lui-même l'aide d'en haut. Par conséquent recourons aux oeuvres de la miséricorde. Or la douceur et la miséricorde semblent se confondre, Il y a cependant cette différence que l'homme doux, dont nous avons parlé plus haut, accepte avec piété et sans contradiction les arrêts divins portés contre ses péchés, et les paroles de Dieu qu'il ne comprend pas encore, mais sans rendre aucun service à celui à qui il se contente de n'opposer ni contradiction ni résistance; tandis que le miséricordieux cède dans l'intention de corriger celui qu'il rendrait pire par la résistance.

 

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278

 

CHAPITRE XIX. VENGEANCE. —JUSTICE DES PHARISIENS ET JUSTICE DES CHRÉTIENS. —  JOUE DROITE. —  TUNIQUE. —  ESCLAVAGE.

 

56. Le Seigneur continue et dit: « Vous avez entendu qu'il a été dit: Oeil pour oeil, dent pour dent. Et moi je vous dis de ne point résister aux mauvais traitements; mais si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore l'autre; et à celui qui veut t'appeler en justice pour t'enlever ta tunique, abandonne-lui encore ton manteau; et quiconque te contraindra de faire avec lui mille pas, fais-en deux autres mille. Donne à qui te demande, et ne te détourne point de celui qui veut emprunter, de toi. » La justice du pharisien consiste à ne pas dépasser la mesure quand on se venge, à ne pas rendre plus qu'on n'a reçu; et c'est déjà un grand point. On ne trouve pas aisément un homme qui ne rende qu'un coup de poing pour un coup de poing; qui, pour un seul mot d'injure, se contente de répondre par un seul mot de même valeur. Ou dans le trouble de la colère on se venge outre mesure; ou bien on s'imagine que la justice exige que l'offensant soit plus maltraité que l'offensé. Ces dispositions avaient déjà trouvé un frein puissant dans la loi, où on lisait : « Oeil pour oeil, dent pour dent; » expression qui voulait dire que la vengeance ne doit pas dépasser l'injure. C'est déjà là un commencement de paix ; mais la perfection de la paix consiste à renoncer même à cette espèce de vengeance.

57. Entre ces deux dispositions dont l'une, au mépris de la loi, rend un mal plus grand pour un mal moindre, et dont l'autre, pratiquant la perfection indiquée par le Seigneur à ses disciples ne rend en aucune façon le mal pour le mal, il y a un moyen terme qui consiste à rendre autant de mal qu'on en a reçu : transition de l'extrême discorde à la concorde parfaite, mesure proportionnée aux besoins du temps.Voyez quelle distance il y a de l'homme qui attaque le premier dans le but de blesser et de nuire, et celui qui ne rend 'point injure pour injure ! Celui qui n'attaque pas le premier, mais qui, ou de volonté ou de fait, rend plus de mal qu'il n'en a reçu, s'éloigne un peu de l'extrême injustice, fait un premier pas vers la justice parfaite, et cependant n'en est pas encore au point fixé et exigé par la loi de Moise. Celui donc qui rend autant qu'il a reçu, fait déjà une concession ; car il ne doit pas y avoir égalité de peine entre le coupable et l'innocent. C'est donc cette justice commencée, non sévère, mais miséricordieuse que perfectionne Celui qui est venu, non abolir . la loi, mais l'accomplir. Il abandonne ainsi à l'intelligence de ses auditeurs les deux degrés d'intervalle, et préfère parler de la perfection même de la miséricorde. Car il reste encore quelque chose à faire à celui qui ne remplit pas dans toute son étendue un précepte imposé en vue du royaume des cieux; c'est de ne pas rendre autant, mais seulement, moins qu'il n'a reçu, par exemple un coup de poing pour deux, l'amputation d'une oreille pour la perte d'un oeil. Mais celui qui montant plus haut ne rend le mal en aucune façon, se rapproche du commandement du Seigneur et cependant n'y est pas encore. C'est peu de chose au yeux du Sauveur que vous ne rendiez pas mal pour mal, si vous n'êtes disposé à en recevoir davantage. Il ne dit donc pas Et moi je vous dis » de ne pas rendre mal pour mal; ce qui est déjà un point important; mais: « de ne point résister aux mauvais traitements, » en sorte que non-seulement vous ne rendiez pas le mal qu'on vous a fait, mais que vous ne vous opposiez pas même à ce qu'on vous en fasse davantage. C'est en effet ce qu'il expose ensuite : « Mais si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présente-lui encore l'autre; » car il de dit pas: Si quelqu'un vous frappe, ne le frappez pas; mais préparez-vous à recevoir de nouveaux coups. Ceux-là surtout sentiront ce qu'il y a, là, de miséricorde, lesquels servent dans leurs maladies des êtres tendrement aimés, enfants ou amis très-chers, soit encore en bas âge, soit atteints de phrénésie. Ils souffrent souvent beaucoup de leur part; mais ils sont disposés à souffrir bien davantage encore, si la santé du malade l'exige, et jusqu'à ce que la faiblesse de l'âge ou de la maladie soit passée. Et que pouvait apprendre le médecin des âmes à ceux qu'il formait à l'art de guérir le prochain, sinon à supporter avec patience les infirmités de ceux au salut desquels ils voulaient travailler ? Car tout vice provient de la faiblesse de l'âme, puisqu'il n'y a rien de plus pur que l'homme consommé en vertu.

58. On peut demander ici ce que signifie la joue droite ; car c'est ainsi qu'on lit dans les exemplaires grecs les plus dignes de foi : beaucoup de latins portent simplement la joue, sans (279) désigner la droite. Or c'est par le visage que chacun est connu, et nous lisons dans l'Apôtre Vous souffrez même qu'on vous asservisse, « qu'on vous dévore, qu'on prenne votre bien, « qu'on vous traite avec hauteur, qu'on vous déchire le visage ; » puis il ajoute aussitôt : «  Je le dis avec honte (1), » dans l'intention de faire voir que être déchiré au visage, signifie être méprisé et dédaigné. Et l'Apôtre ne dit pas cela pour empêcher les Corinthiens de supporter ceux qui les traitent ainsi, mais afin qu'ils le. supportent mieux lui-même qui les aimait jusqu'à être disposé à se sacrifier pour eux (2). Mais comme on ne saurait dire le visage droit, et le visage gauche, et qu'il y a une noblesse selon Dieu et une noblesse selon le monde ; on distingue la joue droite et la joue gauche, pour que tout disciple du Christ chez qui le nom de Chrétien sera un objet de mépris, soit bien plus disposé encore à voir méprisés en lui les honneurs mondains, s'il en possède quelques-uns. Pourtant le même apôtre Paul, quand on se préparait à poursuivre en lui le nom de chrétien s'il eut gardé le silence sur la dignité de citoyen, ne présentait point l'autre joue à ceux qui le frappaient sur la joue droite. Mais en disant:      « Je suis citoyen romain (3), » il n'en était pas moins disposé à voir mépriser en lui ce qu'il avait de moins glorieux, par ceux qui méprisaient en lui un titre si précieux et si salutaire. En a-t-il pour cela supporté moins patiemment les chaînes dont il n'était pas permis de charger un citoyen romain ? Et en a-t-il accusé personne, comme d'une injustice ? Et si on l'a ménagé une fois à cause de sa qualité de citoyen romain, il ne s'en est pas moins offert aux coups en cherchant par sa patience à corriger de leur criminelle malice ceux qu'il voyait honorer en lui le côté gauche par préférence au côté droit. Car ici il ne faut voir que son intention, la bienveillance et la clémence dont il usait envers ses persécuteurs. Il reçoit un soufflet par l'ordre du grand-prêtre, pour avoir dit cette parole qui semblait insolente: « Dieu te frappera, muraille blanchie; » mais ce mot injurieux, au jugement de ceux qui n'avaient pas d'intelligence, était prophétique pour ceux qui en avaient. Muraille blanchie signifiait hypocrisie, c'est-à-dire dissimulation voilée sous la dignité sacerdotale et cachant la turpitude et la boue sous un nom éclatant, pour ainsi dire, de blancheur. Car

 

1 II Cor. XI, 20, 21. —  2 Ib. XII, 15. —  3 Act. XXII, 25.

 

l'Apôtre reste merveilleusement fidèle à l'humilité quand on lui dit: « Tu maudis le prince des prêtres ? » et qu'il répond : « J'ignorais, mes frères, que ce fût le prince des prêtres ; car il est écrit: Tu ne maudiras point le prince de ton peuple (1). » Une réponse si prompte, si pleine de douceur, que n'aurait pu faire un homme irrité et troublé, montre assez avec quel calme il avait prononcé une parole qui semblait dictée par la colère. Et il disait vrai pour ceux qui auraient su comprendre : « J'ignorais que ce fût le prince des prêtres » C'était comme s'il eût dit : je connais un autre prince des prêtres, pour le nom duquel je supporte ceci, qu'il n'est pas permis de maudire, et que vous maudissez pourtant, puisque vous ne haïssez en moi que son nom. C'est ainsi qu'il faut parler en tel cas, sans dissimulation, et avec un         coeur   prêt à tout pour pouvoir chanter avec le prophète : « Mon coeur est prêt, ô Dieu, mon coeur est prêt (2). » Car beaucoup savent présenter l'autre joue mais ne savent pas aimer celui qui les frappe. Le Seigneur lui même, qui a le premier accompli les commandements qu'il a donnés, n'a pas présenté l'autre joue au serviteur du grand-prêtre qui le frappait, mais il lui a dit : « Si j'ai mal parlé rends témoignage du mal; mais si j'ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu (3) ? » Et il n'en était pas moins prêt de coeur, non-seulement à être frappé sur l'autre joue pour le salut de tous, mais encore à être crucifié tout entier.

59. Par conséquent les paroles qui suivent : « Et à celui qui veut t'appeler en justice pour t'enlever ta tunique, abandonne-lui encore ton manteau, » doivent s'entendre de la disposition du coeur, et non d'un acte d'ostentation. Et ce qu'on dit de la tunique et du manteau ne s'applique pas seulement à ces objets, mais à tous les biens temporels qui notes appartiennent. Or, si on nous commande de sacrifier le nécessaire, à combien plus forte raison convient-il de ne pas avoir un superflu. Mais en parlant de ce qui nous appartient, j'entends tout ce qui est de l'espèce que le Seigneur désigne, quand il dit : « Si quelqu'un veut t'appeler en justice pour t'enlever ta tunique. » Par conséquent il s'agit de tout ce qu'on peut nous disputer en justice, de ce qui peut passer de notre domaine au domaine de celui qui plaide ou pour qui on plaide, comme

 

1 Act. XXIII, 3 5. —  2 Ps. LVIII, 8. —  3 Jean, XVIII, 23.

 

280

 

un vêtement, une maison, un fond de terre, une bête de somme, et en général, tout ce qui s'apprécie en argent. Mais cela doit-il s'appliquer aux esclaves ? C'est une grave question. Car un chrétien ne doit pas posséder un esclave comme un cheval ou un meuble d'argent, bien que peut-être l’esclave ait moins de valeur qu'un cheval, et surtout qu'un objet en or ou en argent. Mais si toi, maître, tu l'élèves, le diriges, plus sagement, plus honnêtement, si tu le mets en état de servir Dieu mieux que ne le ferait celui , qui désire te l'enlever : je ne sais si personne osera te conseiller de n'en tenir pas plus de compte que d'un vêtement. Car l'homme doit aimer son semblable comme lui-même: l'homme à qui le Seigneur commande d'aimer même les ennemis, ainsi que le démontre la suite de notre texte.

60. Du reste il faut remarquer que toute tunique est un vêtement, mais que tout vêtement n'est pas une tunique. Le mot vêtement à donc un sens plus étendu que le mot tunique. C'est pourquoi je pense que quand le Sauveur dit : « Et à celui qui vient t'appeler en justice pour enlever ta tunique, abandonne encore ton vêtement ; » c'est comme s'il disait: à celui qui t'enlève ta tunique, abandonne encore tes autres vêtements. Aussi quelques interprètes ont-ils adopté le mot pallium, manteau, en grec, imation.

61. Et quiconque te contraindra de faire avec lui « mille pas, fais-en deux autres mille. »  Il s'agit moins ici d'une démarche réelle que de la disposition du coeur. Car dans l'histoire sainte elle-même, qui fait autorité, vous ne trouverez pas que, les saints aient rien fait de ce genre, non plus que le Seigneur, bien qu'il eût revêtu notre humanité pour nous donner un modèle de conduite. Et cependant vous les trouverez à peu près partout, disposés a supporter les exigences les plus injustes. Mais ces paroles : « Fais-en deux autres mille, » n'auraient-elles pas pour but de compléter le nombre trois, symbole de la perfection, en sorte que, en agissant ainsi, chacun se souvienne qu'il accomplit la justice parfaite, puisqu'il supporte avec bonté les infirmités de ceux qu’il désire voir guéris ? On pourrait alors admettre que c'est dans la même intention que le Christ aurait formulé trois préceptes : le premier, si quelqu'un te frappe sur la joue ; le second, si quelqu'un veut t'enlever ta tunique ; le troisième, si quelqu'un te contraint de faire avec lui mille pas : et, dans ce dernier exemple, il aurait ajouté deux à un pour former trois. Que si ce nombre ne signifie pas ici la perfection, comme nous l'avons dit; mous l'entendons dans ce sens que le Seigneur, commençant parle précepte le plus facile, avance peu à peu jusqu'à demander qu'on supporte deux fois plus qu'il n'est exigé. En effet il veut d'abord qu'on présente la joue gauche quand la droite à été frappée, pour que vous soyez disposé à souffrir une injure moindre que celle que vous avez soufferte : car tout ce qui se rattache au côté droit est plus précieux que ce qui est désigné par le côté gauche, et celui qui a eu à souffrir dans un objet plus cher, supportera plus aisément une perte dates un objet de moindre valeur. Ensuite le Sauveur veut qu'on abandonne son manteau à celui qui vient nous enlever notre tunique; c'est-à-dire l'équivalent, ou quelque chose de plus, mais non pas le double. Troisièmement, en ordonnant de faire deux mille pas de plus avec celui qui en exige mille, il vous commande de supporter le double : voulant insinuer par là que, soit qu'un méchant vous fasse un peu moins de tort qu'il ne vous en a déjà fait,'ou autant, ou plus, il faut tout supporter avec patience.

 

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CHAPITRE XX. CORRECTION FRATERNELLE.

 

62. Je pense que ces trois exemples renferment toute espèce d’injustice. En effet nous divisons en deux catégories tous tes actes d'improbité dont nous pouvons être victimes : ceux qui ne peuvent pas être réparés et ceux qui peuvent l'être. Dans,le premier cas on cherche ordinairement un soulagement dans la vengeance. Mais à quoi sert de rendre coup pour coup ? La partie du corps, qui a été blessée, est-elle guérie pour autant ? Mais l'âme enflée d'orgueil cherche de telles consolations : l'âme saine et forte n'y trouve point de plaisir; bien plus, elle aime mieux supporter avec bonté la faiblesse d'un autre, que de chercher dans le mal d'autrui un allégement à la senne, qui d'ailleurs n'existe pas.

63. Du reste on ne défend point ici la vengeance qui peut corriger : elle fait même partie de la miséricorde, et n'empêche pas d'être disposé à tout souffrir de la part de celui qu'on voudrait voir meilleur. Mais personne n'est apte à exercer cette espèce de vengeance que celui chez qui l'amour est assez puissant pour dominer (281) la haine dont brûlent ordinairement ceux qui désirent se venger. Il n'est pas à craindre que les parents prennent en haine leur petit enfant qu'ils ont frappé parce qu'il a commis une faute dont ils veulent prévenir le retour. C'est certainement sur le modèle de Dieu le Père lui-même qu'on nous propose le type de la charité parfaite, quand on nous dit plus bas : « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent ; » et cependant c'est de lui que le prophète a dit: « Car le Seigneur châtié celui qu'il aime, et il frappe de verges tout fils qu'il reçoit (1). » Et le Seigneur dit aussi : « Le serviteur qui n'a pas connu la volonté de son     maître et fait des choses dignes de châtiment, recevra peu de coups : mais le serviteur qui connaît là volonté de son maître et fait des choses dignes de châtiment, recevra un grand nombre de coups (2). » On demande donc simplement que  celui-là seul exerce la vengeance, qui en a le pouvoir selon l'ordre des choses ; et qu'il l'exerce comme l'exerce un père à l'égard d'un petit enfant qu'il ne saurait haïr, à cause de son âge: Et cet exemple convient parfaitement pour faire comprendre qu'il est quelquefois meilleur de se venger d'une faute par affection que de la laisser impunie, et cela dans le désir, non d'affliger le coupable par là punition, mais de lui être utile par la conversion : tout en se tenant prêt cependant à supporter patiemment, s'il le faut, plus d'injustices encore de la part de celui qu'on désire voir corrigé, soit qu'on ait le pouvoir de le réprimer, soit qu'on ne l'ait pas.

64. Or de grands hommes, des saints, quoique convaincus que la mort qui sépare l'âme du corps n'est point à redouter, mais se conformant aux dispositions de ceux qui la craignent, ont puni certaines fautes de mort, tant, pour imprimer la terreur aux vivants que dans l'intérêt même des coupables, à qui la mort était moins sensible que leur péché qui aurait pu s'aggraver s'ils avaient vécu. Et ce jugement, inspiré de Dieu, n'était pas sans fondement. C'est ainsi qu'Elie fit mourir beaucoup d'hommes soit de sa propre main (3), soit en attirant sur eux le feu du ciel (4) : et beaucoup de grands hommes, d'hommes divins, ont agi de la sorte, non inconsidérément, mais dans le même esprit et pour le bien de l'humanité. Les disciples ayant un

 

1 Prov. III, 12. —  2 Luc, XII, 43-47 . — 3 III Rois, XVIII, 40. —  4 IV Rois, I, 10.

 

jour rappelé au Seigneur cet exemple d'Elie, pour lui demander ainsi le pouvoir d'attirer le feu du ciel sur ceux qui leur avaient refusé l'hospitalité, le Seigneur blâma, non l'action du saint prophète, mais le désir de se venger, inspiré par l'ignorance (1), en leur faisant remarquer que c'était la haine, et non le désir de corriger les coupables, qui les animait. Plus tard, quand il leur eut appris ce que c'est qu'aimer le prochain comme soi-même ; quand il leur eut, selon sa promesse, envoyé le Saint-Esprit, dix jours après son ascension (2), les exemples de pareilles vengeances ne manquèrent pas, quoique beaucoup plus rares que sous l'ancienne loi. Alors, en effet, on agissait le plus souvent sous l'empire de la crainte.: et maintenant, devenus libres, les chrétiens trouvaient leur principal aliment dans la charité. Nous lisons dans les Actes dès Apôtres, qu'Ananie et sa femme tombèrent morts à la parole de (Apôtre Pierre, qu'ils ne ressuscitèrent pas et furent ensevelis (3).

65. Que si certains hérétiques (4), ennemis de l'ancien Testament, rejettent l'autorité de ce livre, qu'ils écoutent l'Apôtre Paul (ils le lisent comme nous) parler d'un pécheur qu'il a livré à Satan pour la mort de sa chair, « afin que son âme soit sauvée (5). » S'ils ne veulent pas voir ici une mort réelle, ce qui ne peut-être douteux, qu'ils conviennent du moins que l'Apôtre a exercé une vengeance quelconque au moyen de Satan, non par esprit de haine, mais par charité, comme l'indiquent ces paroles : « Afin que son âme soit sauvée.» Ou encore, ils trouveront une preuve de ce que nous, avançons dans des livres auxquels ils attribuent une grande autorité ; car ils y liront que l'apôtre Thomas, ayant demandé le genre de mort le plus affreux pour un homme qui l'avait frappé de sa main, tout en priant Dieu d'épargner son âme dans l'autre vie, celui-ci fut tué par un lion ; et un chien, ayant séparé sa main du reste du corps, l'apporta sur la table, où l'apôtre prenait son repas. Nous ne sommes pas obligés de croire à ce livre, qui n'est pas dans le canon de l'Eglise catholique : mais il est lu et considéré comme l'exposition de la plus pure vérité par nos adversaires ; et ces adversaires, frappés de je ne sais quel aveuglement, s'insurgent contre tous les actes de vengeance corporelle mentionnés dans l'ancien Testament, ne comprenant absolument rien à l'esprit ni

 

1 Luc, IX, 52-56. — 2 Act. II, 1, 4. — 3 Ib. V, 1.10. — 4 Les Manichéens. — 5 Act. V, 5.

 

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aux temps dans lesquels ces faits ont eu lieu.

66. Les chrétiens tiendront donc pour règle dans l'espèce d'injustices qui s'expient par la vengeance : que le sentiment de l'injure ne doit pas dégénérer en haine, mais que le coeur, compatissant pour la faiblesse, doit être disposé à souffrir davantage encore, à ne point négliger la correction et à employer, suivant la circonstance, le conseil, l'autorité ou la force. Il y a un autre genre d'injustice qui peut se réparer entièrement, et on en reconnaît deux espèces . celle où la réparation a lieu en argent, et l'autre où elle se fait par action. A la première se rapporte ce qui a été dit de la tunique et du manteau, à la seconde la contrainte de marcher mille pas et le conseil d'en ajouter deux mille : puisque, d'un côté, on peut restituer un vêtement, et, de l'autre, rendre au besoin un service à celui qui en a rendu un premier. A moins que nous ne comprenions, dans l'exemple de la joue frappée méchamment, toute espèce d'injustice qui ne peut s'expier que par vindicte ; et sous celui du vêtement, tous les torts qu'on peut réparer autrement. Alors ces paroles : « Si quelqu'un veut t'appeler en justice, A auraient été ajoutées pour indiquer que ce qui est enlevé par une sentence du juge ne constitue par un acte de violence susceptible de vindicte. Puis, des deux espèces réunies, s'en formerait une troisième qui pourrait se réparer avec ou sans vengeance. En effet celui qui exige par force et en dehors de l'arrêt du juge, un service qu'on ne lui doit point, par exemple qui contraint sans droit quelqu'un à faire mille pas avec lui et lui impose une démarche injustement et malgré lui : celui-là peut ou être puni, ou rendre un service de même genre, si la victime l'exige. Mais dans tous ces cas, le Seigneur nous apprend que le chrétien doit être plein de patience et de miséricorde, et entièrement disposé à souffrir encore davantage.

67. Et comme c'est peu de chose de ne pas nuire, si l'on ne rend aussi service autant que possible, le Seigneur continue et dit : « Donne à qui te demande, et ne te détourne point de celui qui veut t'emprunter. — Donne à qui te demande, » et non pas tout ce qu'on te demande, mais seulement ce que l'honnêteté et la justice te permettent d'accorder. Quoi ! si l'on vous demandait de l'argent pour tâcher de nuire à quelqu'un ? si on vous sollicitait à la fornication ? et tant d'autres choses de ce genre que je passe sous silence ? Il est évident que vous ne devez accorder que ce qui ne peut nuire ni à vous ni à un autre, autant qu'il est possible à l'homme de le savoir et de le croire : et quand la justice vous oblige à refuser ce qu'on vous demande, indiquez-en les motifs pour ne pas renvoyer le solliciteur à vide. Par là vous donnerez réellement à quiconque vous demandera, non pas toujours ce qu'il demandera, mais parfois quelque chose de mieux : vous l'aurez corrigé, en lui faisant sentir l'injustice de sa demande.

68. Quant à ces paroles: « Ne te détourne point de celui qui veut t'emprunter, A elles se rapportent à la disposition de l'âme. Car Dieu aime celui qui donne avec joie (1). Or quiconque reçoit, emprunte, même quand il ne doit pas rendre; car comme Dieu rend avec usure aux miséricordieux, celui qui accorde un bienfait, place à intérêt. Ou si on entend ici par emprunteur seulement celui qui reçoit pour rendre, il faudra dire que le Seigneur a eu en vue ces deux manières de prêter. En effet ou nous faisons bénévolement cadeau de ce que nous donnons, ou nous prêtons pour qu'on nous rende. Et, le plus souvent, les hommes qui sont disposés à donner dans l'espoir de la récompense divine, sont peu disposés à prêter, comme s'il n'avaient rien à attendre de Dieu, vu que c'est l'emprunteur qui doit rendre ce qu'il emprunte. C'est donc avec raison que le Seigneur nous engage à pratiquer ce genre de service, en nous disant : « Ne te détourne point de celui qui veut t'emprunter, » c'est-à-dire ne détourne pas ta volonté de celui qui demande à emprunter, sous prétexte que ton argent ne rapportera rien, et que Dieu ne t'en tiendra aucune compte, puisque c'est à l'emprunteur à te le rendre car, quand tu agis sur l'ordre de Dieu, il est impossible que ton action reste stérile aux yeux de Celui qui te la commande.

 

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CHAPITRE XXI. LA JUSTICE DES PHARISIENS, ACHEMINEMENT VERS LA PERFECTION.

 

69. Le Seigneur ajoute ensuite : « Vous avez entendu qu'il a été dit: Vous aimerez votre prochain et vous haïrez votre ennemi. Mais moi je vous dis : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent ; afin que vous soyez

 

1 II Cor. IX, 7.

 

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les enfants de votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense aurez-vous? Les publicains ne le font-ils pas aussi ? Et si vous saluez vos frères seulement, que faites-vous de surcroît ? Les païens ne le font-ils pas aussi ? Soyez donc parfaits comme votre Père qui est aux cieux, est parfait. » En effet qui pourrait accomplir les commandements donnés plus haut, sans cet amour qu'on exige de nous, même pour nos ennemis et nos persécuteurs? Or.la perfection de la miséricorde, qui pourvoit aux intérêts de toute âme en peine, ne peut aller au delà de l'amour d'un ennemi ; aussi le Seigneur conclut-il partes mots : « Soyez donc parfaits comme votre Père qui est aux cieux est parfait. » Il est bien entendu que Dieu est parfait comme Dieu et l'âme comme âme.

70. Nous voyons par là qu'il y avait déjà un certain progrès dans la justice des Pharisiens, qui était celle de l'ancienne loi, en ce que beaucoup d'hommes haïssent ceux-mêmes qui les aiment, comme des fils débauchés par exemple détestent leurs parents qui répriment leurs écarts ; par conséquent celui qui aime son prochain, bien qu'il haïsse son ennemi, est monté d'un degré. Mais sur l’ordre de Celui qui est venu non abolir, mais accomplir la loi, il portera la bienveillance et la bonté jusqu'à la perfection, s'il va jusqu'à aimer son ennemi. Car le premier degré, bien qu'il soit déjà quelque chose, est cependant si petit qu'il peut être commun avec les publicains. Quant à ces expressions de la loi: « Tu haïras ton ennemi, » il faut les entendre non d'un ordre donné au juste, mais d'une concession faite au faible.

71. Ici s'élève une difficulté qu'il est impossible de passer sous silence : c'est qu'on trouve en beaucoup d'endroits de l'Ecriture des textes qui semblent, quand on ne les étudie pas sérieusement et prudemment, contredire l'ordre du Seigneur qui nous exhorte à aimer nos ennemis, à faire du bien à ceux qui nous. haïssent et à prier pour ceux qui nous persécutent. En effet, on voit dans les prophéties de nombreuses imprécations qui peuvent passer pour des malédictions ; comme par exemple . « Que leur table soit pour eux un piège (1), » et toute la suite du texte

 

1 Ps. LXVIII, 23

 

puis ces paroles : « Que ses enfants deviennent orphelins, et son épouse, veuve ; » et tout ce que le prophète dit, plus haut et plus bas, dans ce psaume à l'adresse de Judas. On trouve çà et là, beaucoup d'autres passages dans les Ecritures qui semblent contraires à ce commandement du Seigneur, et à celui-ci de l'Apôtre: « Bénissez et ne maudissez pas (1); » car il est écrit . du Seigneur lui-même qu'il a maudit les villes qui n'ont pas reçu sa parole (2); et l'Apôtre dont nous avons parlé, a dit en parlant d'un certain personnage : « Le Seigneur lui rendra selon ses oeuvres (3). »

72. Mais la réponse est facile. Le prophète expose, sous forme d'imprécation, ce qui doit arriver ; il n'exprime point un voeu ni un désir, mais une prévision de l'avenir. Ainsi du Seigneur, ainsi de l'Apôtre ; on ne trouve point dans leurs paroles l'expression d'un souhait, mais une prédiction. En effet quand le Seigneur dit : « Malheur à toi, Capharnaüm, » il veut simplement annoncer à cette ville quelque événement malheureux, punition de son infidélité, ce qui n'était point chez lui un désir de malveillance, mais une vue de la divinité. L'Apôtre à son tour ne dit pas : Que le Seigneur lui rende; mais : « Le Seigneur lui rendra selon ses œuvres; » ce qui est une prédiction, et non une imprécation. C'est ainsi encore qu'à l'aspect de l'hypocrisie des Juifs dont nous avons déjà parlé, et dont il voyait la ruine imminente, il disait : « Le Seigneur te frappera, muraille blanchie. » Les prophètes ont l'habitude de prédire l'avenir sous la forme d'imprécation, comme aussi souvent ils prophétisent l'avenir sous la figure du passé ; ainsi par exemple : « Pourquoi les nations ont-elles frémi et les peuples ont-ils formé de vains complots (4)? » Le psalmiste ne dit pas : Pourquoi les  nations frémiront-elles, et les peuples formeront-ils de vains complots, bien qu'il n'ait pas en vue de rappeler le passé, mais d'annoncer l'avenir. « Tel est encore ce passage : Ils se sont partagé mes vêtements, et ils ont tiré ma robe au sort (5) ; » il ne dit pas non plus : Ils se partageront mes vêtements, ils tireront ma robe au sort . Cependant personne ne        trouve à redire à ces formes de langage, excepté celui qui ne comprend pas que cette variété de figures n'affaiblit en rien la vérité et favorise singulièrement les élans du coeur.

 

1 Rom. XII, 14. — 2 Matt, II, 20-24; Luc, XV 13-15. — 3 II Tim. IV, 14. — 4 Ps. II, 2. —  5 Ps. XXI, 19.

 

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CHAPITRE XXII. OBJECTION. — PÉCHER CONTRE LE SAINT-ESPRIT. —  VENGEANCE DEMANDÉE PAR LES MARTYRS.

 

73. Mais le point principal de la difficulté, c'est ce passage de l'apôtre saint Jean : « Si quelqu'un sait que son frère a commis un péché qui ne va pas à la mort, qu'il prie, et le Seigneur donnera la vie à celui dont le péché ne va pas à la mort. Mais il y a un péché qui va à la mort: ce n'est pas pour celui-là que je dis qu'on doive prier (1). » Evidemment l'apôtre indique ici qu'il y a des frères pour lesquels nous ne sommes. pas obligés de prier, tandis que le Seigneur nous ordonne de prier même pour nos persécuteurs. Cette difficulté ne peut se résoudre qu'autant que nous conviendrons qu'il y a chez des frères certains péchés plus graves que la persécution même d'un ennemi. Or on peut prouver par de nombreux témoignage des divines Ecritures que c'est aux chrétiens que s'applique ce nom de frères. On le voit très-clairement par ce texte de l'Apôtre : « Car le mari infidèle est sanctifié par la femme fidèle, et la femme infidèle est sanctifiée par le frère. » Il n'a pas ajouté : nôtre; mais il a pensée qu'on verrait clairement que sous le nom de frère il désignait un chrétien uni à une femme infidèle. Aussi ajoute-t-il peu après: « que si l'infidèle se sépare, qu'il se sépare : car notre frère ou notre soeur n'est plus asservie en ce cas (2). » Je pense donc que ce péché d'un frère, qui va à la mort, a lieu lorsqu'après avoir connu Dieu par la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ on porte atteinte à l'union fraternelle et qu'au mépris de la grâce de la réconciliation on est tourmenté par les feux de la jalousie (3). Or ce péché ne va point à la mort, s'il ne détruit pas la charité fraternelle, mais se borne à refuser; par l'effet d'une certaine faiblesse, les bons offices qui se doivent à un frère. C'est pourquoi le Seigneur a dit sur la croix : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (4); » parce qu'ils n'avaient point encore reçu la grâce du Saint-Esprit, ils n'étaient point encore initiés aux saintes. doctrines de l'union fraternelle. Le bienheureux Etienne, dans les Actes des Apôtres,prie pour ceux qui le lapident (5), parce qu'ils ne croyaient point encore au Christ et qu'ils ne résistaient point à l'esprit de communauté. Et, je

 

1 Jean, V, 16. — 2 I Cor. VII,14, 15. —  3 Rét.l. I, ch. XIX, 7. —  4 Luc, XXIII, 34. — 5 Act. VII, 59.

 

pense, Paul l'apôtre ne prie pas pour Alexandre, parce qu'il était déjà du nombre, des frères, et que comme il brisait par jalousie le lien fraternel, son péché allait à la mort. Quant à ceux qui n'avaient pas rompu le lien d'amour, mais avaient succombé à la crainte, l'Apôtre prie pour qu'on leur pardonne. Voici en effet ce qu'il dit : « Alexandre; l'ouvrier en airain, m'a fait beaucoup de mal; le Seigneur lui rendra selon ses oeuvres : évite-le, car il a fortement combattu nos paroles. » Puis il mentionne ceux pour qui il prie en disant : « Dans ma première défense, personne ne m'a assisté; au contraire tous m'ont abandonné : qu'il ne leur soit point imputé (1). »

74. C'est cette différence de péchés qui sépare Judas qui trahit, de Pierre qui renie son Maître, (non qu'il ne faille pardonner à celui, qui se repent, car ce serait aller contre l'ordre du Seigneur qui ordonne d'accorder toujours le pardon à un frère qui le demande (2);) mais parce que le crime de Judas était tel, qu'il ne pouvait s'humilier jusqu'à la prière, bien que sa conscience coupable fût forcée de reconnaître et, d'avouer sa faute. En effet après avoir dit: « J'ai, péché en livrant un. sang innocent, » il est plus facilement poussé. à se pendre de désespoir, qu'à demander humblement son pardon (3). Ainsi faut-il bien savoir à, quelle espèce de repentir Dieu accorde le pardon. Il y a bien des  gens qui avouent plus vite encore leurs foules, et qui s'irritent contre eux-mêmes au point de faire croire qu'ils sont vivement fâchés d'avoir fait le mal ; et cependant ils ne s'abaissent pas jusqu'à s'humilier, jusqu'à avoir le coeur brisé et à demander pardon. Il faut croire que cet état de leur âme est le résultat de l'énormité de leur péché et tient déjà de la damnation.

75. C'est peut-être là pécher contre l'Esprit-Saint, c'est-à-dire, briser le lien de la charité fraternelle par malice et par jalousie.après avoir reçu la grâce du Saint-Esprit : espèce de péché quine se remet, dit le Seigneur, ni en ce monde ni en l'autre. Là-dessus on peut demander si les Juifs ont péché contre le Saint-Esprit, en disant que le Seigneur chassait les démons au nom de Béelzébud le prince des démons : à supposer que cette injure s'adressât au Sauveur lui-même, puisqu'il dit de lui ailleurs : « S'ils ont appelé le père de famille Béelzébud combien plus ceux

 

1 II Tim. IV, 14-16. —  2 Luc, XVIII, 6. —  3 Matt. XXVII, 4, 5.

 

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de sa maison (1) ? » Ou bien devons-nous croire qu'obéissant à un violent sentiment d'envie, payant d'ingratitude des bienfaits si sensibles, bien qu'ils ne fussent pas encore chrétiens, ils ont péché contre le Saint-Esprit, à raison même de leur extrême jalousie ? On ne peut pas le conclure des paroles du Seigneur. Car quoiqu'il ait dit, en cet endroit même : «Quiconque aura pro. nonce une mauvaise parole contre le Fils de l'homme, elle-lui sera remise: mais quiconque aura dit un mot contre le Saint-Esprit, il ne lui sera remis ni en ce siècle ni dans le siècle à venir ; » cependant on peut admettre que c'était là une exhortation adressée à ses auditeurs pour les engager à se rendre à la grâce et à ne plus commettre, après l'avoir reçue, les péchés dont ils s'étaient rendus coupables jusqu'alors Pour le moment ils avaient blasphémé contre le Fils de l'homme, et ils pouvaient en obtenir le pardon à condition de se convertir, de croire en lui- et de recevoir le Saint-Esprit. Mais si, après l'avoir reçu, ils venaient à briser le lien de- fraternité par jalousie, à combattre,la grâce obtenue, leur faute alors n'aurait été remise ni en ce siècle ni dans le siècle à venir. Si en effet le Seigneur les eût regardés comme condamnés sans espoir, il ne leur eût pas adressé l'avertissement qu'il leur donne ensuite : « Ou rendez l'arbre bon et son fruit bon ; ou rendez l'arbre mauvais et son fruit mauvais (2) ».

76. Comprenons donc que le précepte d'aimer nos ennemis, de faire le bien à ceux qui nous naissent, de prier pour ceux qui nous persécutent, n'exige pas que nous prions pour certains péchés de nos frères : autrement, par ignorance, nous mettrions la divine Ecriture en contradiction avec elle-même ; ce qui ne peut pas être. Mais s'il en est pour qui on ne doit pas prier, en est-il contre qui on doive prier ? Jusqu'ici je ne suis pas encore assez éclairé là-dessus. On dit en général : « Bénissez et ne maudissez pas; » et encore: «Ne rendant à personne le mal pour le mal (3). » Mais ne pas prier pour quelqu'un ce n'est pas prier contre lui; car il se peut que vous voyez son châtiment assuré, son salut absolument désespéré; et si vous ne priez pas pour lui, ce n'est point par haine, mais parce que vous êtes convaincu que vous ne lui seriez point utile, et que vous ne voulez pas que votre prière soit repoussée par le Juge souverainement juste. Mais que dire de ceux contre qui nous savons- que des saints ont- prié, non dans l'espoir d'obtenir leur correction, car alors ils eussent prié pour eux, mais en vue de leur damnation éternelle; non encore, comme le prophète, contre celui . qui, a, livré -le Seigneur: car, comme nous l'avons dit, c'était, plutôt prédiction de l'avenir que désir, de punition ; ni enfin, comme l'Apôtre, contre Alexandre, ainsi que nous l'avons suffisamment expliqué; mais comme les martyrs, mentionnés dans l'Apocalypse, qui demandent à être vengés t, bien que le premier. d'entr'eux ait demandé grâce pour ceux qui .le lapidaient ?

77. Que cette difficulté ne nous ébranle pas.. En. effet qui oserait affirmer que ces saints, ornés de la pourpre, crient vengeance contre les. hommes,, et non contre le règne du-péché,? Car la vraie vengeance des martyrs, vengeance pleine de justice et de miséricorde, c'est la, destruction, du règne de péché, sous lequel ils ont tant souffert. C'est là que tendent les efforts de l'Apôtre, quand il dit : « Que le péché ne règne donc pas «dans votre corps mortel z. » Or le règne du péché est détruit et renversé en partie par la correction des bons, quand la chair est soumise -à, l'esprit ; en partie par la damnation de-ceux, qui persévèrent dans le péché, quand la justice les met si bien à leur place qu'ils ne peuvent, plus nuire aux justes qui règnent avec le Christ. Voyez l'apôtre Paul 1 Ne semble-t-il pas venger sur lui-même . Etielune le martyr, quand il se dit

Je combats, mais non comme frappant l'air; « mais je   châtie mon corps et le réduis, en

servitude ,3.     » Car   il terrassait, il affai blissait, et après la    victoire, il réglait en      lui précisément ce qui avait servi à persécuter Etienne et les autres chrétiens. Qui donc nous prouvera que ce n'est point une vengeance de cette espèce que les saints martyrs demandent au Seigneur, eux qui ont pu, dans le but de se venger, demander la fin de ce monde où ils ont souffert tant de malheurs ? En priant, ainsi, on prie pour ceux de ses ennemis qui sont susceptibles de guérison, et non contre ceux qui n'ont pas voulu se guérir : parce que Dieu en punissant ceux-ci n'est point un  méchant bourreau, mais un juge souverainement juste. N'hésitons donc point à aimer nosennemis, à faire du bien à ceux qui nous haïssent et à prier pour ceux qui notas persécutent.

1 Apoc. III,10. —  2 Rom. VI, 12. — 3 I Cor. IX, 26, 27.

 

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CHAPITRE XXIII. LES FILS ADOPTIFS DE DIEU . — CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE.

 

78. Quant à ce qui suit sous forme de conséquence: « Afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux, » il faut l'entendre dans le sens de ces paroles de saint Jean Il leur a donné le pouvoir d'être faits enfants de Dieu (1). » Car naturellement il n'a qu'un Fils, lequel ne peut absolument pas pécher; et nous, en vertu du pouvoir que nous avons reçu, nous devenons enfants de Dieu, en tant que nous accomplissons ses préceptes. C'est pourquoi l'Apôtre appelle adoption notre vocation à l'héritage éternel, par laquelle nous pouvons être les cohéritiers du Christ (2). Nous devenons donc enfants par la régénération spirituelle, et nous sommes adoptés pour le royaume de Dieu, non en qualité d'étrangers, mais comme ses créatures et les oeuvres de ses mains ; en sorte que, par un premier bienfait, sa toute-puissance nous a fait être quand nous n'étions pas, et par un second bienfait, il nous a adoptés pour nous faire jouir avec de lui de la gloire éternelle, en qualité d'enfants et dans la proportion de nos mérites. Aussi ne dit-il pas : Faites cela parce que vous êtes les enfants; mais :Faites cela pour que vous soyez les enfants

79. Or, en nous appelant ainsi par son Fils unique, il nous appelle à lui ressembler. Car, comme il est dit ensuite : Le Père fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et les injustes. » Soit donc que vous entendiez ici par soleil, non cet astre visible aux yeux du corps, mais cette sagesse dont il est dit : « Elle est la splendeur de la lumière éternelle (3) ; » et encore : « Le soleil de justice s'est levé pour moi, » et ailleurs

Mais pour vous qui craignez le nom du Seigneur, le soleil de justice se lèvera (4); » et que la pluie soit pour vous la diffusion de la doctrine de vérité, puisque celle-ci a en effet apparu aux bons et aux méchants et que le Christ a été évangélisé aux uns comme aux autres : soit que vous préfériez voir ici le soleil qui brille non seulement aux yeux corporels des hommes, mais à ceux des animaux, et la pluie qui fait croître les productions destinées au soutien de notre corps, interprétation qui me semble la plus probable;

 

1 Jean, I, 12. —  2 Rom VIII. 17 ; Gal. IV, 5. — 3 Sag. VII, 26. —  4 Mal. III, 2.

 

en sorte que le soleil spirituel ne se lèverait plus que pour les bons et les saints, ainsi que s'en plaignent les méchants dans le livre intitulé la Sagesse de Salomon: « Et le soleil ne s'est pas levé pour nous (1) ; » et que la pluie spirituelle ne tomberait plus que sur les bons, les méchants étant figurés par la vigne dont il est dit: « J'ordonnerai aux nuées de ne plus répandre leur rosée sur elles (2) : » quelle que soit, dis-je, celle de ces deux interprétations que vous adoptiez, on y voit toujours l'effet de la grande bonté de Dieu, qu'il nous est ordonné d'imiter si nous voulons être ses enfants. Car quel est l'homme, assez ingrat pour ne pas reconnaître quel soulagement nous procurent en cette vie ce flambeau visible et la pluie matérielle ? Et ce soulagement, nous voyons qu'il est commun ici-bas aux justes et aux pécheurs. Le Christ ne dit pas seulement : « Qui fait lever le soleil sur les bons et sur les méchants; » mais : « Son soleil, » c'est-à-dire celui qu'il a fait, qu'il a fixé et qu'il a tiré du néant, comme on l'écrit dans la Genèse de tous les luminaires (3) Lui qui peut bien appeler sien tout ce qu'il a créé de rien afin de nous apprendre avec quelle       libéralité il veut que nous donnions à nos ennemis ce que nous n'avons pas créé nous-mêmes, mais reçu de sa munificence.

80. Or qui peut être prêt à supporter des injures de la part des faibles, dans la mesure qui est utile à leur salut; à aimer mieux souffrir l'injustice d'un autre que de rendre la pareille; à accorder à quiconque lui demande, ou l'objet demandé si cela est possible, ou s'il ne le peut raisonnablement, au moins un bon conseil, un coeur bienveillant; à ne point se détourner de celui qui veut lui emprunter ; à aimer des ennemis, à faire du bien à ceux qui le haïssent, à prier pour ceux qui le persécutent ? Oui, qui donc accomplit tout cela, sinon l'homme pleinement, parfaitement miséricordieux ? Ce seul conseil mis en pratique suffit à soulager le malheur, avec l'aide de Celui qui a dit : « J'aime mieux la miséricorde que le sacrifice (4). » Mais il me semble à propos de terminer ici ce volume déjà bien long, et de laisser les lecteur un peu respirer et reprendre des forces pour méditer ce qui doit faire le sujet d'un autre livre.

 

1 Sag. V. 6. —  2 Is. V, 6. —  3 Gen.I, 16. — 4 Osée, VI, 6.

 

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LIVRE SECOND. SECONDE PARTIE DU SERMON (1).

 

CHAPITRE PREMIER. POUR VOIR DIEU IL EST NÉCESSAIRE QUE LE COEUR SOIT PUR.

 

1. Après la miséricorde, dont l'étude termine notre premier livre, vient la pureté du coeur, par où nous commençons le second livre. Or la pureté du coeur est en quelque sorte celle de l'oeil destiné à voir Dieu, et que l'on doit avoir soin de tenir simple autant que l'exige la dignité de l'objet qu'il peut contempler. Mais il est difficile que dans cet oeil en grande partie purifié, il ne se glisse pas quelque saleté provenant des choses mêmes qui accompagnent ordinairement nos bonnes actions, comme la louange humaine, par exemple. S'il est dangereux de mal vivre, qu'est-ce que bien vivre et renoncer à la louange; sinon être ennemi du monde qui est d'autant plus misérable que la vie régulière lui déplaît davantage ? Si donc ceux parmi lesquels vous vivez ne vous louent pas quand vous faites le bien, ils sont dans l'erreur ; s'ils vous louent, vous êtes en danger, à. moins que votre coeur ne soit si simple et si pur. que, dans le bien que vous Mites, vous n'ayez point en vue les louanges des hommes ; que vous ne soyez plus disposé à féliciter ceux qui goûtent et approuvent le bien, qu'à vous féliciter vous-même, quoique vous meniez une vie régulière quand même on ne vous en louerait pas; et enfin, à moins que vous ne compreniez crue l'éloge qu'on fait de vous n'est utile à celui qui le fait, qu'autant qu'il rapporte l'honneur de votre bonne conduite, non à vous mais à Dieu, dont toute âme fidèle est le temple très-saint et qu'il veut accomplir ce que dit David: « Mon âme se glorifiera dans le Seigneur; que ceux qui ont le coeur doux écoutent et soient dans l'allégresse (2). » C'est donc le propre de celui qui a l'oeil pur de faire le bien sans égard aux louanges des hommes, sans les avoir en vue dans le bien qu'il fait, c'est-à-dire de ne jamais faire le bien pour plaire aux hommes. En effet on pourra simuler le bien, si l'on se propose seulement d'être loué, car, l'homme ne pouvant lire

 

1 Matt. VI, VII. — 2 Ps. XXIII, 3.

 

au fond du coeur, ses éloges peuvent tomber à faux. Ceux qui agissent ainsi, c'est-à-dire qui simulent le bien, ont le coeur double. Celui-là a donc seul le coeur simple, c'est-à-dire pur, qui s'élève au dessus des louanges humaines ; qui en faisant le bien, n'a en vue et ne cherche à plaire qu'à Celui qui pénètre les consciences. Et tout ce qui sort de sa conscience pure est d'autant plus louable qu'il a moins en vue les louanges humaines.

2. «Prenez donc garde, dit le Seigneur, de  ne pas faire votre justice devant les hommes, pour être vus d'eux ; » c'est à dire prenez garde de pratiquer la justice pour que les hommes vous voient et de chercher là votre satisfaction. « Autrement vous n'aurez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux ; » non pas précisément si vous êtes vus des hommes, mais si vous faites le bien pour en être vus. En effet qu'en serait-il de ce qui a été dit au commencement de ce sermon : « Vous êtes la lumière du monde? une ville ne peut être cachée, quand elle est située sur une montagne; et on n'allume point une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais sur un chandelier, afin qu'elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison; qu'ainsi donc votre lumière luise devant les hommes, afin qu'ils voient vos bonnes oeuvres? » Mais ce n'est point là que le Seigneur fixe le but, car il ajoute : « et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux (1). » Et ici, comme il défend de se proposer ce but, c'est-à-dire de faire le bien pour être vu des hommes, après avoir dit : « Prenez garde de faire votre justice devant les hommes,pour a être vus d'eux, » il n'ajoute rien: ce qui prouve qu'il n'a pas défendu de faire le bien devant les hommes, mais de le faire pour être vu d'eux, c'est-à-dire de viser à cette fin, de fixer là son but.

3. En effet l'Apôtre nous dit: « Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais point serviteur du Christ (2), » bien qu'il dise ailleurs Complaisez à tous en toutes choses, comme je le fais moi-même (3). Pour ceux qui ne savent

 

1 Matt. V, 14-16. — 2 Gal. I , 10. —  3 I Cor. X, 32.

 

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pas comprendre, il y a là une contradiction pourtant en disant qu'il ne plaît pas aux hommes, il veut dire qu'il ne fait pas le bien pour leur plaire, mais pour plaire à Dieu, à l'amour duquel il voulait amener tous les hommes en cherchant à leur plaire. Il avait donc raison de dire qu'il ne plaisait pas aux hommes, parce qu'en cela il n'avait en vue que de plaire à Dieu : et il n'avait pas moins raison de recommander de plaire aux hommes, non pour chercher là une récompense à de bonnes actions, mais parce qu'on ne petit plaire à Dieu sans se présenter comme modèle à ceux qu'on veut sauver, et que personne n'est tenté d'imiter celui qui ne lui plait pas. Ainsi comme il ne serait point déraisonnable de dire : En prenant la peine de chercher un vaisseau, ce n'est pas un vaisseau, mais une patrie, que je, cherche; de même l'Apôtre pouvait dire: En cherchant à plaire aux hommes, ce n'est pas aux hommes, mais à Dieu que je plais: car, mon but n'est pas là, mais je tends à être imité par ceux que je veux sauver. C'est ainsi qu'il dit en parlant des oblations faites pour les saints « Non que je recherche vos dons, mais je désire le fruit qui en résultera (1) ; » c'est-à-dire en recherchant vos dons, ce ne sont pas vos dons que je recherche, mais les fruits qui en résulteront pour vous. Car c'était là un indice du progrès qu'ils avaient faits dans les voies du Seigneur, puisqu'ils offraient de bon coeur ce que l'Apôtre leur demandait, non pour son plaisir, mais pour entretenir les liens de la charité.

4. Quant à ce que le Seigneur ajoute: « Autrement vous n'aurez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux; » cela prouve simplement que nous devons nous tenir en garde pour ne pas chercher la récompense de nos bonnes oeuvres dans les louanges humaines, c'est-à-dire pour ne pas nous imaginer que nous puissions y trouver le bonheur.

 

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CHAPITRE II. HYPOCRISIE. — MAIN GAUCHE.

 

5. « Lors donc que tu fais l'aumône, ne sonne pas de la trompette devant toi, comme font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues, afin d'être honorés des hommes. » C'est-à-dire ne cherche pas, comme les hypocrites, à te faire un noie. Or il est clair que l' hypocrite n'a

 

1 Philip. IV, 17.

 

point dans le coeur les sentiments qu'il affecte aux yeux, des hommes. Car il simule, joue, pour ainsi dire, le rôle d'un autre, comme les acteurs au théâtre. En effet celui qui représente, dans une tragédie, Agamemnon, par exemple, ou tout autre personnage historique ou fabuleux, n'est point ce personnage même ; mais il fait semblant de l'être' et on l'appelle comédien. Ainsi quiconque, dans l'Eglise ou dans toute condition humaine, veut paraître ce qu'il n'est pas, est un comédien. Il feint d'être juste, et ne l'est pas réellement, parce qu'il place tout, son profit dans la louange humaine, que, les hypocrites peuvent, obtenir en trompant ceux à, qui ils paraissent, bons et  en recevant leurs éloges. Mais de tels hommes ne reçoivent, du, Dieu qui lit dans les coeurs, d'autre récompense que la punition due à la fourberie : car, dit le Saveur, « ils, ont reçu » des hommes « leur récompense ;» et c'est avec, grande raison qu'on leur dira : Retirez-vous. de moi, ouvriers de fraude ; vous avez porté mon nom, mais vous n'avez pas fait mes oeuvres. Ceux-là donc ont reçu leur, récompense, quine font l'aumône que pour être honorés des hommes; non pas précisément parce. qu'ils sont honorés, mais parce qu'ils ont agi pour être honorés, ainsi, que nous l'ayons exposé plus haut. En effet la, louange humaine ne doit, pas être recherchée, par celui qui fait le bien, mais l'accompagner; pour le; profit de ceux qui peuvent imiter ce qu'ils louent, et non, pour que celui qu'ils louent croie tirer quelque profit de leurs éloges. .

6. « Pour toi, quand tu fais l'aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite. » Si par main gauche vous entendez ici les infidèles, il vous semble qu'il n'y a pas de mal à chercher à plaire aux fidèles, bien :qu'on nous défende absolument de fixer, pour but et pour prix de nos borines oeuvres, les louanges de qui que ce soit: Au, point de vue de l'imitation de la, part de ceux qui auront approuvé votre conduite, vous, ne devez pas être modèle pour les fidèles seulement, mais aussi pour les infidèles, afin que la. vue de vos bonnes oeuvres, objets de leurs éloges, les porte à honorer Dieu: et les attire au salut. Que si par main gauche vous entendez un ennemi, ce qui voudrait dire que votre ennemi doit ignorer votre aumône: pourquoi le Seigneur lui-même a-t-il guéri des hommes avec tant de bonté au milieu des Juifs ses ennemis ? Pourquoi l'apôtre Pierre, après avoir guéri par compassion le boiteux près de la porte

 

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appelée la Belle, a-t-il supporté la haine de ses entremis envers lui et envers les autres disciples du Christ (1) ? Enfin si notre ennemi doit ignorer notre aumône, comment la lui ferons-nous, à lui-même, en accomplissement de ce précepte : « Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s'il a soif, donne-lui à boire (2) ? »

7. Il y a là dessus une troisième opinion d'hommes charnels, mais tellement absurde, tellement. ridicule, que je n'en parlerais pas si je ne savais qu'elle est admise par un grand nombre. Ceux-là prétendent que la main gauche désigne ici l'épouse; parce que, disent-ils, la femme tenant davantage à l'argent au sein du ménage, il faut que les hommes fassent l'aumône à leur insu, pour éviter les discussions domestiques. Comme si l'homme seul était chrétien, et que le commandement de l'aumône ne regardât point la femme ! Quelle sera donc la main gauche à qui la femme devra cacher ses oeuvres de miséricorde ?L'homme sera-t-il la main gauche de la femme? Ce serait la plus grande des absurdités. Et si on prétend que les époux sont l'un pour l'autre cette main gauche, si toute aumône faite par l'un du bien domestique contrarie l'autre, cc n'est plus là un mariage chrétien ; il faudra que celui des deux qui voudra accomplir, bon gré malgré, le précepte divin de l'aumône, blesse en même temps la volonté de Dieu, et soit rangé parmi les infidèles: car il est prescrit, en pareil cas, au mari fidèle de gagner sa femme par sa bonne conduite et ses moeurs, et à la femme pareillement à l'égard de son mari; par conséquent ils ne doivent point se cacher naturellement leurs bonnes oeuvres, qui doivent au contraire devenir entre eux une sorte d'invitation réciproque, un moyen de s'attirer à la foi chrétienne. Il ne faut pas non plus voler pour se concilier l'amitié de Dieu. Et s'il est nécessaire de cacher quelque chose, par égard pour l'infirmité du conjoint encore incapable de voir l'aumône de bon oeil, en quoi il n'y a ni injustice ni péché ; cependant cette interprétation du mot main gauche ne s'accommoderait guère à l'ensemble du chapitre qui va, du reste, nous apprendre ce que le Christ a entendu par là.

8. « Prenez garde, nous dit-il, à ne pas faire votre justice devant les hommes, pour être vus d'eux; autrement vous n'aurez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux. » Il parle ici de lai justice en général, puis il entre

 

1 Act. II, 4. —  2 Prov. XXV, 21.

 

dans les détails. En effet l'aumône est une partie de la justice, et c'est pourquoi il ajoute immédiatement : «Lors donc que tu fais l'aumône, ne sonne pas de la trompette devant toi, comme font les hypocrites dans la synagogue et dans les rues, afin d'être honorés des hommes, » et ceci se rattache à ce qu'il a dit plus haut : « Prenez garde à ne pas faire votre justice devant les hommes, pour être vus d'eux. » De même ce qui suit: « En vérité je vous le dis, ils ont reçu leur récompense, » se rapporte à ce texte précédent: « Autrement vous n'aurez point de récompense de votre Père qui est dans les cieux. » Puis il continué : « Pour toi, quand tu fais l'aumône. » Que signifient ces mots: Pour toi, si non : à la différence d'eux? Que me commande-t-il donc ? Pour toi, quand tu fais l'aumône, « que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite. » Donc les hypocrites agissent de manière à ce que leur main gauche sache ce que fait leur droite. On vous défend par conséquent de faire ce qu'on blâme en eux. Or ce qu'on blâme en eux, c'est d'agir en vue des louanges des hommes. Le sens le plus naturel de ce mot, main gauche, semble donc être le plaisir d'être loué; tandis que la droite signifie l'intention d'accomplir les préceptes divins. Donc quand la recherche de la louange humaine se glisse dans la conscience de celui qui fait l'aumône, la gauche sait ce que fait la droite. Par conséquent, « que ta main gauche ne sache ce que fait ta droite, » c'est-à-dire que le désir de la louange humaine ne se glisse point dans votre conscience, quand vous cherchez à remplir le précepte divin de l'aumône.

9. « Afin que ton aumône soit dans le secret. » Qu'est-ce dans le secret, sinon dans la bonne conscience elle-même, qui ne peut ni être rendue visible aux yeux des hommes, ni être manifestée par des paroles? En effet beaucoup mentent de bien des façons. Par conséquent si la main droite agit à l'intérieur et en secret, à la gauche appartient l'extérieur, tout ce qui est visible et temporel. Que votre aumône soit donc dans votre propre conscience, où beaucoup la font par leur bonne volonté, quand ils n'ont pas d'argent ni autre chose à donner au pauvre. Mais beaucoup aussi la font au dehors, et non au dedans: ce sont ceux qui, par ambition ou par des vues temporelles, veulent paraître miséricordieux et en qui il faut croire que la gauche seule opère. D'autres tiennent une sorte (290) de milieu entre ces deux extrêmes: ils font l'aumône en dirigeant leur intention vers Dieu, et cependant à ce but excellent se mêle un certain désir de la louange ou de toute autre chose fragile et passagère. Mais le Seigneur, qui ne veut pas même que la gauche se mêle en rien des oeuvres de la droite, défend bien plus énergiquement de la laisser seule agir en nous; afin que non-seulement nous évitions de faire l'aumône uniquement par un motif temporel, mais encore qu'en la faisant, notre intention soit tellement dirigée vers Dieu qu'aucun désir d'avantages extérieurs ne vienne s'y mêler ou s'y joindre. Car il s'agit de purifier le coeur, qui ne peut être pur qu'à moins d'être simple. Or comment sera-t-il simple s'il sert deux maîtres, s'il ne purifie pas ses yeux parla contemplation des biens éternels, et les laisse s'obscurcir par l'amour des choses mortelles et fragiles? Donc que ton aumône soit dans le secret; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. » Rien de plus juste ni de plus vrai. En effet si vous attendez votre récompense de Celui qui lit seul dans la conscience, que le témoignage de votre conscience vous suffise pour mériter ce prix. Beaucoup d'exemplaires latins portent: « Et ton, Père, qui voit dans le secret, te le rendra devant les hommes ; » mais comme cette expression devant les hommes, ne se trouve pas dans les exemplaires grecs, qui. sont les plus anciens, nous n'avons pas cru devoir nous y arrêter.

 

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CHAPITRE III. DE LA PRIÈRE, SES CONDITIONS, SON UTILITÉ.

 

10. « Et lorsque tu pries, ne sois pas comme les hypocrites qui aiment à prier debout dans les synagogues et au coin des grandes rues, afin d'être vus des hommes. » Ici encore il n'est point défendu d'être vu par les hommes, mais d'agir pour être vu d'eux; et il est, superflu de le répéter, puisque la règle est donnée, une fois pour toutes, non de craindre et d'éviter que les hommes sachent ce que nous faisons, mais de rien faire avec l'intention de rechercher leur approbation pour récompense. Le Seigneur lui-même emploie ici les mêmes expressions, en ajoutant, comme la première fois: « En vérité je vous le dis, ils ont reçu leur récompense; » faisant voir par là qu'il condamne la récompense que les insensés cherchent dans les louanges humaines.

11. « Pour vous, quand vous priez, entrez  dans votre chambre. » Or quelle est cette chambre, sinon le coeur lui-même, ainsi que le Psalmiste l'enseigne quand il dit: « Ce que vous dites dans votre coeur, repassez-le avec amertume sur votre couche (1) . — Et,les portes fermées, priez votre Père en secret. » C'est peu d'entrer dans sa chambre, si on en laisse la porte ouverte aux importuns, si les choses du dehors s'y introduisent et envahissent notre intérieur. Or nous avons dit que le dehors ce sont tous les objets temporels et visibles, qui pénètrent dans nos pensées par la porte, c’est-à-dire par les sens charnels, et troublent nos prières par une multitude de vains fantômes. Il faut donc fermer la porte, c'est-à-dire résister au sens charnel, en sorte que notre prière, toute spirituelle, s'élève vers le Père du fond du cœur où l'on prie le Père en secret. « Et votre Père qui voit dans le secret, vous le rendra. » C'est par là qu'il fallait terminer; car le Seigneur n'a pas en vue ici de nous recommander de prier, mais de nous appendre comment il faut prier; comme plus haut, ce n'était point l'aumône qu'il recommandait, mais l'esprit dans lequel il faut la faire; puisqu'il s'agit de la pureté du coeur, qui ne s'obtient qu'en fixant son intention unique, simple, sur la vie éternelle, par le seul et pur amour de la sagesse.

12. « Or, en priant, ne parlez pas beaucoup, comme les païens; ils s'imaginent qu'à force de paroles il seront exaucés. » Comme le propre des hypocrites est de se donner en spectacle dans la prière et de n'en attendre d'autre fruit que l'approbation des hommes; ainsi le propre des païens, c'est-à-dire des gentils, est de s'imaginer qu'à force de paroles ils seront exaucés. Et en effet toute abondance de paroles vient des gentils qui s'appliquent plus à exercer leur langue qu'à purifier leur coeur. Ils s'efforcent de transporter dans la prière ce ridicule verbiage, dans l'espoir de fléchir Dieu, et dans la conviction que Dieu se laisse, comme l'homme, séduire par des paroles. « Ne leur ressemblez donc pas, » dite le seul et véritable Maître. « Car votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant que vous le lui demandiez. » Si en effet il faut une multitude de paroles pour informer et instruire celui qui ne sait pas, qu'en est-t-il besoin avec Celui qui connaît tout, à qui tout ce qui est parle, par cela seul qu'il est, et se présente comme un fait accompli; à la science et à la sagesse duquel l'avenir n'est point caché; pour qui tout ce qui est passé et

 

1 Ps. IV, 5.

 

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tout ce qui passera est immuablement présent ?

13. Mais comme il doit lui-même nous apprendre à prier par des mots, quoique en petit nombre, on peut demander quel besoin il y a de ce peu de mots avec Celui qui sait toutes choses avant qu'elles arrivent, et connaît, il le dit lui-même, ce qui nous est nécessaire avant que nous le lui demandions ? Nous répondons d'abord que ce n'est point par des paroles qu'il faut traiter avec Dieu pour obtenir ce que nous désirons, mais par ce qui se passe en notre âme, par la direction de notre pensée accompagnée d'amour pur et de simple affection ; et de plus que le Seigneur nous a appris les choses par les mots, afin que les mots, confiés à notre mémoire, nous rappellent les choses au moment de la prière.

14. On peut insister et dire : Qu'il faille prier par des choses ou par des mots, à quoi bon la prière, si Dieu sait ce qui nous est nécessaire ? Non répondons que l'attention même de la prière calme et purifie notre coeur et le rend plus apte à recevoir les dons célestes qui nous viennent spirituellement; car ce n'est pas parce qu'il ambitionne des prières que Dieu nous exauce, lui qui est toujours prêt à nous donner sa lumière, non celle qui est visible, mais la lumière intelligible et spirituelle. Seulement nous ne sommes pas toujours disposés à la recevoir, quand nous nous portons d'un autre côté et que la convoitise des choses temporelles nous remplit de ténèbres. La prière tourne donc notre coeur vers Celui qui est toujours prêt à nous donner, si nous sommes capables de recevoir ses dons; et dans ce mouvement, le regard intérieur se purifie par l'exclusion des désirs temporels, en sorte que 1'œil du coeur simple puisse supporter la lumière simple qui brille d'en haut, sans déclin, sans changement; et puisse la supporter non-seulement sans incommodité, mais avec cette joie ineffable qui constitue véritablement et réellement le bonheur.

 

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CHAPITRE IV. ORAISON DOMINICALE : NOTRE PÈRE.

 

15. Mais il est temps de voir quelle prière nous impose Celui par qui nous apprenons ce que nous devons demander et nous obtenons ce que nous demandons. « C'est ainsi donc que vous prierez, nous dit-il : Notre Père, qui êtes dans les cieux, que votre nom soit sanctifié; que votre règne arrive; que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel; donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien, et remettez-nous nos dettes comme nous remettons nous-mêmes à ceux qui nous doivent, et ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal. » Toutes les fois qu'on prie, il faut d'abord gagner la bienveillance do celui à qui on s'adresse, ensuite exposer l'objet de sa demande. Or, on gagne la bienveillance de celui qu'on prie, en faisant son éloge, et cet éloge le place ordinairement au commencement de la prière. Pour cela le Seigneur nous ordonne simplement de dire : « Notre Père qui êtes dans les cieux. A Bien des choses ont été dites à la louange          de Dieu; quiconque lit les saintes Ecritures les y trouvera partout et sous des formes différentes; et cependant on ne voit nulle part que le peuple d'Israël ait reçu ordre de dire Notre Père, ou de prier Dieu le Père; on lui donne l’idée de Dieu comme d'un Maître commandant à des esclaves, c'est-à-dire à des hommes qui vivent encore selon la chair. Je parle du moment où ils recevaient les préceptes de la Loi avec l'ordre de les observer; car les prophètes montrent que souvent notre Seigneur aurait pu être leur Père, s'ils ne s'étaient pas écartés de ses commandements. Tel est ce passage, par exemple : « J'ai engendré des enfants et je les ai élevés, et ils se sont révoltés contre moi (1); » et cet autre : « J'ai dit : vous êtes des dieux, vous êtes tous les enfants du Très-Haut (2) ; » et celui-ci encore : « Si je suis votre maître, où est votre crainte de moi ? si je suis votre Père, où sont mes honneurs (3) ? » et une foule d'autres où l'on reproche aux Juifs prévaricateurs de n'avoir pas voulu être enfants de Dieu. Nous exceptons les textes qui s'appliquent prophétiquement au futur peuple chrétien en tant qu'il devait avoir Dieu pour Père, conformément à ces paroles évangéliques : « Il leur a donné le pouvoir d'être faits enfants de Dieu (4). » De son côté, Paul l'Apôtre dit : « Tant que l'héritier est enfant, il ne diffère point d'un serviteur; » puis il rappelle que nous avons reçu l'Esprit d'adoption dans lequel nous crions : Abba, Père (5). »

16. Et comme notre vocation à l'héritage éternel, pour être cohéritiers du Christ et devenir enfants d'adoption, n'est point le fruit de nos mérites, mais l'effet de la grâce de Dieu : nous mentionnons cette grâce dès le début de la prière, en

 

1 Is. I, 2. —  2 Ps. LXXXI, 6. — 3 Mal. I, 6. —  4 Jean, I, 12. —  5 Rom VIII, 16-23; IV, 1-6.

 

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disant: Notre Père. Ce nom excite tout à la fois et l'amour, qu'y a-t-il de plus cher pour des enfants qu'un Père ? et l'affection dans la prière, puisque nous disons Notre Père ; et un certain espoir d'obtenir ce que nous allons demander, puisque, avant même de demander, Dieu nous accorde déjà une si grande faveur, la permission de lui dire : Notre Père. Que peut-il en effet refuser à la prière de ses enfants, quand il leur a déjà préalablement permis d'être ses enfants. Enfin quelle sollicitude ces mots : Notre Père, n'éveillent-ils pas dans le coeur, pour ne pas se montrer indigne d'un Père si grand? En effet si un sénateur, d'un âge avancé, permettait à un homme du peuple de l'appeler son père, sans doute celui-ci, saisi de frayeur, l'oserait à peine, en réfléchissant à l'humilité de sa naissance, à sa pauvreté, à sa basse condition; à combien plus forte raison, faut-il redouter d'appeler Dieu son Père, si l'âme est tellement souillée, si la conduite est tellement coupable qu'elles inspirent à Dieu une répulsion bien plus juste que celle qu'un sénateur éprouverait pour les haillons d'un mendiant? Car, après tout, ce riche ne dédaigne dans un mendiant qu'une situation où il peut tomber lui-même par l'effet de la fragilité des choses de ce monde; tandis que Dieu ne peut jamais tenir une mauvaise conduite. Grâces donc à la miséricorde de ce Dieu qui exige que nous l'ayons pour Père : ce qui peut s'obtenir sans aucune dépense et par le seul effet de la bonne volonté. Avis aussi aux riches, ou aux nobles selon ce siècle, devenus chrétiens, d'être sans hauteur vis à vis des pauvres ou des gens d'humble condition; parce qu'ils disent avec tous les autres : Notre Père, ce qu'ils ne pourraient faire avec vérité et avec piété, s'ils ne se reconnaissaient frères des autres hommes.

 

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CHAPITRE V. QUI ÊTES AUX CIEUX. —  QUE VOTRE NOM SOIT SANCTIFIÉ.

 

17. Que le peuple nouveau, appelé à l'héritage éternel, emprunte donc la voix du nouveau Testament et dise : « Notre Père qui êtes dans les cieux, » c'est-à-dire dans les saints et dans les justes. Car Dieu n'est point renfermé dans l'espace. Les cieux sont sans doute les corps les plus excellents de ce monde, mais ce sont des corps et ils ne peuvent être que dans l'espace. Et si l'on s'imagine que Dieu y réside localement comme dans la partie la plus élevée de ce monde, il faudra dire que les oiseaux ont plus de valeur que nous : car ils vivraient plus près de Dieu. Or il n'est pas écrit. Dieu est près des hommes haut placés, ou qui habitent sur les montagnes; mais bien : « Dieu est près de ceux qui ont le coeur contrit, » et la contrition est le propre de l'humilité. Et comme on donne au pécheur le nom de terre, quand on lui dit : « Tu es terre et tu iras en terre (1); » ainsi, par contre, on peut appeler le juste, ciel. En effet on dit aux justes: « Car le temple de Dieu est saint et vous êtes ce temple (2). » Donc si Dieu habite dans son temple, et si les saints sont ce temple, on a raison d'interpréter : « Qui êtes dans les cieux, » par : qui êtes dans les saints. Et cette comparaison est d'autant plus juste qu'on peut dire qu'il y a spirituellement autant de distance entre les justes et les pécheurs, qu'il y en a matériellement entre le ciel et la terre.

18. C'est pour exprimer cette pensée que, lorsque nous prions, nous nous tournons vers f0rient, le point de départ du ciel; non que Dieu y habite et ait quitté les autres parties du monde, lui qui est présent partout, non d'une manière locale, mais par la puissance de sa majesté; seulement l'esprit est averti par là de se tourner vers la nature la plus parfaite, c'est-à-dire vers. Dieu, puisque son corps qui est terrestre est tourné vers le corps le plus parfait, qui est le ciel. Il est en effet convenable et même très-avantageux au progrès de la religion, que tous, petit; et grands, aient de Dieu de justes idées. Voilà pourquoi il faut supporter ceux qui étant encore captivés par les beautés visibles, ne pouvant se figurer rien d'incorporel, et estimant nécessairement le ciel plus que la terre, croient que Dieu, dont ils se forment encore une idée matérielle, habite dans le ciel plutôt que sur la terre; afin que, quand ils sauront un jour que l'âme l'emporte en dignité jusque sur le ciel ils cherchent Dieu dans l'âme plutôt que dans un corps même céleste; et que, quand ils sauront la distance qui sépare les justes des pécheurs, eux qui n'osaient pas, dans leurs idées charnelles, placer le séjour de Dieu sur la terre, mais dans le ciel, désormais plus éclairés dans leur foi et dans leur intelligence, le cherchent dans les âmes des justes plutôt que dans celles des pécheurs. C'est donc avec raison que ces paroles : « Notre Père qui êtes dans les cieux, » s'entendent du coeur des

 

1 Gen. III, 19. — 2 I Cor. III, 17.

 

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justes, où Dieu habite comme dans son temple. Par là aussi celui qui prie désirera voir résider en lui Celui qu'à invoque, et dans cette noble ambition, il sera fidèle à la justice : ce qui est le présent le plus propre à fixer Dieu dans une âme.

19. Voyons maintenant ce qu'il faut demander. Nous avons vu quel est celui qu'on invoque et où il habite. Or la première de toutes les demandes est celle-ci: « Que votre nom soit sanctifié ; » ce qui ne veut pas dire que le nom de Dieu n'est pas saint, mais on demande qu'il soit regardé comme saint par les hommes; c’est-à-dire que les hommes connaissent tellement Dieu qu'ils n'estiment rien plus saint que lui, rien qu'il faille plus craindre d'offenser. Et parce qu'il est écrit: « Le Seigneur est connu en Judée, son nom est grand dans Israël (1), » il ne faut pas croire que Dieu est moins grand ici et plus grand là; mais seulement que son nom est grand là où on le prononce avec le respect dû à sa grandeur et à sa majesté. Ainsi son nom est saint, là où on le nomme avec vénération et crainte de l'offenser, et c'est ce qui arrive maintenant, quand l'Evangile, en se répandant encore chez les diverses nations, fait respecter le nom du Dieu unique par l'entremise de son Fils.

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CHAPITRE VI. QUE VOTRE RÈGNE ARRIVE. —  QUE VOTRE VOLONTÉ SOIT FAITE.

 

20. Seconde demande: « Que votre règne arrive. » Le Seigneur lui-même nous apprend que le jour du jugement viendra quand l'Evangile aura été prêché à toutes les nations (2) ; ce qui touche à la sanctification, du nom de Dieu. Ici ces mots: « que votre règne arrive, » ne signifient pas que Dieu ne règne pas maintenant. Mais, dira-t-on peut-être, cela signifie : « qu'il arrive » sur la terre. Comme si Dieu ne régnait pas sur la terre et n'y avait pas régné depuis la création du monde. Ce mot: « qu'il arrive, » signifie donc: qu'il soit manifesté aux hommes. Car comme la lumière, quoique présente, n'existe pas pour les aveugles ni pour ceux qui ferment les yeux; ainsi le règne de Dieu, quoique permanent sur la terre, est absent pour ceux qui l'ignorent. Or il ne sera plus possible à personne d'ignorer le règne de Dieu quand son Fils unique viendra du ciel d'une manière

 

1 Ps. LXXV, 1. — 2 Matt. XXIV, 14.

 

non-seulement spirituelle, mais encore visible et sous forme humaine, juger les vivants et les morts (1). Après ce ,jugement, c’est-à-dire quand la séparation des bons et des méchants sera faite, Dieu habitera dans les justes de telle sorte qu'il n'auront plus besoin d'être instruits par un homme, mais que tous, comme il est écrit, « seront enseignés de Dieu (2). » Ensuite la vie heureuse se complètera dans les saints pour l'éternité ; comme les anges du ciel très-saints et très-heureux, ils se sont éclairés de Dieu seul, et conséquemment sages et heureux, suivant que le Seigneur lui même la promis aux siens: « A la résurrection, ils seront, dit-il, comme les anges dans le ciel (3). »

21. Voilà pourquoi cette demande: « Que votre règne arrive, » est suivie de celle-ci: « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, » c'est-à-dire : comme votre volonté se fait dans les anges qui sont au ciel, de telle sorte qu'ils s'attachent à vous et jouissent de vous, saris qu'aucune erreur obscurcisse leur sagesse, sans qu'aucune misère trouble leur bonheur :ainsi se fasse-t-elle dans vos saints qui sont sur la terre, dont le corps est fait de terre et qui doivent être repris à la terre pour être transformés et rendus dignes d'habiter le ciel. C'est là aussi le sens de cette acclamation des anges : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (4); » ils demandent que précédée de notre bonne volonté qui répond à l'appel, la volonté de Dieu s'accomplisse parfaitement en nous comme dans les anges du ciel, et qu'aucune adversité ne trouble notre bonheur qui est la paix. Ces paroles : « que votre volonté soit faite , » s'entendent aussi très-bien dans ce sens: qu'on obéisse à vos commandements, sur la terre comme au ciel, c'est-à-dire chez un homme comme chez un ange. Car faire la volonté de Dieu c'est obéir à ses commandements, comme le Seigneur lui-même nous ledit: « Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui ma envoyé (5); » et en plus d'un endroit: « Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais la volonté de Celui qui m'a envoyé (6) : » et encore : « Voici ma mère et mes frères ; et quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère, et ma mère et ma soeur (7). » Donc la volonté de Dieu est certainement faite dans ceux qui

 

1 Rét. l. I, ch.         XIX n. 8. —  2 Is. LIV, 13; Jean, VI, 45. — 3 Matt. XXII, 30. —  4 LUC, II, 14. — 5 Jean, IV, 34. —  6 Ib. VI, 38. —  7 Matt. XII, 49, 50.

 

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accomplissent la volonté de Dieu; non parce qu'ils font que Dieu veuille, mais parce qu'ils font ce qu'il veut, c'est-à-dire agissent selon sa volonté.

22. Il y a encore un autre sens : « que votre volonté soit faite dans la terre comme au ciel, » c'est-à-dire chez les pécheurs, comme chez les saints et les justes. Et ceci peut aussi s'entendre de deux manières : ou que nous prions pour nos ennemis, car peut-on considérer autrement ceux contre le gré desquels le nom chrétien et catholique se propage ?      en sorte que ces paroles : « que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, » veuillent dire que les pécheurs fassent votre volonté comme les justes, et qu'ils se convertissent. Ou bien : «que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, » signifie que chacun soit traité selon ses mérites : ce qui arrivera au dernier jugement, quand les justes seront récompensés et les pécheurs condamnés, quand les agneaux seront séparés des boucs (1).

23. Une interprétation, qui n'est point déraisonnable, mais qui s'accommode au contraire parfaitement à notre foi et à notre espérance, c'est d'entendre, par ciel et terre, l'esprit et la chair. Quand l'Apôtre dit: « J'obéis par l'esprit à la loi de Dieu, et par la chair à la loi du péché (2) ; » nous voyons la volonté de Dieu s'accomplir dans l'esprit, c'est-à-dire dans l'âme. Mais quand la mort aura été absorbée dans sa victoire, quand ce corps mortel aura revêtu l'immortalité, ce qui arrivera à la résurrection de la chair, lors du changement promis aux justes, selon l'enseignement du même Apôtre (3) ; alors la volonté de Dieu sera faite sur la terre comme au ciel : c'est-à-dire, comme l'esprit ne résistera plus à Dieu, mais lui obéira et fera sa volonté ; de même le corps ne résistera plus à l'esprit ou à l'âme, qui est maintenant accablée par l'infirmité du corps et entraînée aux habitudes charnelles. Ce sera alors la paix parfaite dans la vie éternelle, en sorte que non-seulement nous pourrons vouloir le bien, mais encore le faire. « Car maintenant, nous dit l'Apôtre, le vouloir réside en moi, mais accomplir le bien, je ne l'y trouve pas : » parce que la volonté de Dieu ne s'accomplit pas encore sur la terre comme au ciel, c'est-à-dire dans la chair comme dans l’esprit. Cependant la volonté de Dieu se fait dans notre misère, quand nous souffrons par la chair ce qui nous est dû

 

1 Matt. XXV, 33-46. —  2 Rom. VII, 25. —  3 I Cor. XV, 42, 55

 

en raison de la mortalité que notre nature a contractée par le péché: mais il faut demander que cette volonté se fasse sur la terre comme au ciel, c'est-à-dire que, comme notre coeur se complaît dans la loi, selon l'homme intérieur (1), ainsi, par la transformation de notre corps, aucune partie de nous-mêmes ne mette obstacle à cette complaisance, par des douleurs ou des plaisirs terrestres.

24. Nous pouvons encore, sans blesser la vérité, traduire ces paroles : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, » par celles-ci: dans l'Église, comme dans Notre Seigneur Jésus-Christ ; dans la femme qui lui a été fiancée, comme dans l'Époux quia accompli la volonté du Père. En effet le ciel et la terre peuvent, en quelque sorte, être considérés comme époux, puisque la terre est fécondée par l'influence du ciel.

 

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CHAPITRE VII. LE PAIN QUOTIDIEN.

 

25. La quatrième demande est : « Donnez nous aujourd'hui notre pain quotidien. » Le pain quotidien signifie ici ou tout ce qui nécessaire aux besoins de cette vie, à propos de quoi le Seigneur ajoute: « donnez-nous aujourd'hui, » conformément à l'ordre tracé ailleurs : « Ne pense pas au lendemain: » ou le sacrement du corps du Christ, que nous recevons tous les jours : ou la nourriture spirituelle dont le même Seigneur nous dit : « Travaillez, non en vue de la nourriture qui périt, » et encore : « Je suis le pain de vie qui suis descendu du ciel (2). » Mais on peut examiner lequel de ces trois sens est le plus probable. Peut-être pourrait-on s'étonner que nous soyons obligés de prier pour obtenir ce qui est nécessaire à la vie du corps, comme la nourriture et le vêtement, par exemple, quand le Seigneur nous dit : « Ne vous inquiétez point de ce que vous mangerez, ni de quoi vous vous vêtirez. » Or, peut-on ne pas s'inquiéter de ce qu'on demande, alors que l'attention de l'esprit doit être fixée dans la prière sur l'objet de sa demande tellement que c'est à cela qu'il faut rapporter ce que le Sauveur a dit de la chambre dont on doit fermer les portes, et aussi ces paroles : « Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice et toutes ces choses vous

 

1 Rom. VII, 18,22. —.2 Jean, VI, 17-41.

 

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seront données par surcroît? » Évidemment le Seigneur n'a pas dit : cherchez d'abord le royaume de Dieu et cherchez ceci ensuite ; mais : « tontes ces choses vous seront données par surcroît.» Mais je ne vois donc pas comment on peut dire que quelqu'un ne cherche pas ce qu'il demande à Dieu avec la plus grande attention.

26. Quant au sacrement du corps du Seigneur pour ne pas soulever d'objection de la part des nombreux orientaux qui ne participent point chaque jour à la cène du Seigneur, bien qu'on l'appelle pain quotidien ; pour qu'ils gardent le silence, dis-je, et ne défendent pas leur opinion en s'appuyant sur l'autorité ecclésiastique, sous prétexte qu'ils font cela sans scandale, que les chefs des églises ne s'y opposent pas, et qu'on ne les taxe point de désobéissance, ce qui prouve que, dans ces contrées, ce n'est pas là le sens qu'on attache aux mots pain quotidien : autrement ceux qui ne le reçoivent pas tous les jours seraient regardés comme grandement coupables: pour ne pas discuter là dessus, disons au moins que quiconque réfléchit doit voir clairement que le Seigneur nous a donné une forme de prière à laquelle nous ne pouvons, sans transgression, rien ajouter ni rien ôter. Cela étant, qui osera soutenir que nous ne devons réciter qu'une fois l'oraison dominicale ; ou que si nous devons la réciter deux ou trois fois, ce ne peut être que jusqu'à l'heure où nous participons au corps du Seigneur, et non pendant le reste du jour ? Car alors nous ne pourrions plus dire «donnez-nous aujourd'hui » ce que nous aurions déjà reçu, ou bien on pourrait nous obliger à recevoir ce sacrement vers la fin du jour.

27. Il ne nous reste donc plus qu' à entendre par pain quotidien la nourriture spirituelle, à savoir les préceptes divins, que nous devons méditer et accomplir tous les jours. Le Seigneur y fait allusion quand il dit : « Travaillez en vue de la nourriture qui ne périt pas. » Or cette nourriture s'appelle quotidienne maintenant, tant que cette vie mortelle se prolongera par la succession des nuits et des jours. En réalité tant que les affections de l'âme se portent. tour à tour en haut et en bas, c'est-à-dire tantôt aux choses spirituelles, tantôt aux inclinations charnelles ; comme un être qui est alternativement rassasié et pressé par la faim, elle a besoin d'un pain quotidien pour calmer la faim et restaurer ses forces abattues. Ainsi comme notre corps, tant qu'il est en cette vie, c'est-à-dire avant sa transformation, répare, par la nourriture, les forces qu'il a dépensées ; de même notre âme, souffrant une déperdition par les affections temporelles qui l'éloignent de Dieu, a besoin de se refaire par la nourriture des commandements. Or on dit : « Donnez-nous aujourd'hui, » pendant tout le temps qu'on peut dire aujourd'hui, c’est-à-dire durant cette vie mortelle. Car après cette vie, la nourriture spirituelle nous rassasiera tellement pendant l'éternité, qu'on ne pourrait plus dire pain de chaque jour , vu que là, la mobilité du temps, qui fait succéder les jours aux jours et permet de dire chaque jour, » n'existera plus. Il faut donc entendre ici ces mots : « Donnez-nous aujourd'hui, » comme ces paroles du psaume : « Aujourd'hui si vous entendez sa voix (1), » qui, selon l'interprétation de l'Apôtre dans son épître aux Hébreux, signifient : « Pendant ce qui est appelé aujourd'hui (2). » Cependant, si quelqu'un veut entendre cette demande de la nourriture nécessaire au corps, ou du Sacrement du corps du Seigneur, il faudra qu'il admette en même temps les trois sens : c'est-à-dire que nous demandons en même temps notre pain quotidien, ce qui est nécessaire à notre corps et le sacrement visible et invisible du Verbe de Dieu.

 

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CHAPITRE VIII. REMISSION DES PÉCHÉS. —PARDON DES INJURES.

 

28. Vient ensuite la cinquième demande Et remettez-nous nos dettes, comme nous remettons à ceux qui nous doivent. » Il est clair que dettes ici signifie péchés. On le voit parce que le Seigneur dit lui-même . « Vous ne sortirez point de là que vous n'ayez payé jusqu'au dernier quart d'un as (3); » ou encore parce qu'il appelle débiteurs ceux dont on lui annonce la mort sous les ruines de la tour et ceux dont Hérode a mêlé le sang à leur sacrifice.

Il dit en effet qu'on les croit plus débiteurs, c'est-à-dire plus pécheurs, que tous les autres, et il ajoute : « En vérité, je vous le dis : Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de la même manière (4). » Ce n'est donc point ici un ordre de remettre à des débiteurs une dette d'argent, mais de pardonner à celui qui nous a offensés. Le commandement de remettre une dette pécuniaire se rattacherait plutôt à ce qui a

 

1 Ps. XCIV, 8. — 2 Héb. III, 3. — 3 Matt. V, 26. —  4 Luc, XIII,1-5.

 

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été dit ci-dessus: « A celui qui veut t'appeler en justice pour t'enlever ta tunique, abandonne-lui encore ton manteau (1) . » Et, d'après cela encore, ce n'est pas à tout débiteur pécuniaire qu'il faut remettre sa dette, mais seulement à celui qui ne veut pas rendre et autant qu'il est disposé à plaider : car, dit l'Apôtre, « il ne faut pas qu'un serviteur de Dieu dispute (2). » Il faut donc remettre une dette d'argent à celui qui ne veut la payer ni volontairement ni sur réclamation. En effet il ne refuse de payer que pour deux raisons : ou parce qu'il n'a pas de quoi, ou- parce qu'il est avare et avide du bien d'autrui. Or dans l'un et l'autre cas c'est indigence ; là, de biens, ici, de volonté. Ainsi remettre à un tel débiteur c'est remettre à un pauvre, c'est faire une oeuvre chrétienne, en partant de cette règle fine : Qu'il faut être prêt à perdre ce qu'on nous doit. Mais si on emploie toutes les voies de modération et de douceur pour se faire rendre, non pas tant par vue d'intérêt que pour corriger un homme à qui il est certainement dangereux d'avoir de quoi rendre et de ne pas rendre ; non-seulement on ne pêche pas, mais on rend un grand service . Car on empêche cet homme de perdre la foi en cherchant à s'approprier l'argent d'autrui : perte incomparablement plus grande. D'où il faut conclure que dans ces paroles : « Remettez-nous nos dettes,» il n'est pas précisément question d'argent, mais de toutes les offenses que l'on peut commettre envers nous, même en matière pécuniaire. En effet celui-là vous offense, qui refuse de vous rembourser l'argent qu'il vous doit, quand il le peut. Et si vous ne lui remettez pas cette offense, vous ne pouvez pas dire : « Remettez-nous, comme nous remettons. » Si au contraire vous lui pardonnez, c'est que vous comprenez que cette prière impose le devoir de pardonner les offenses même en matière pécuniaire.

29. On pourrait sans doute encore ajouter que quand nous disons : « Remettez-nous nos dettes, comme nous les remettons, » nous sommes convaincus de violer cette règle en refusant de pardonner à ceux qui nous le demandent, alors que nous demandons nous-mêmes pardon à un Père plein de bonté. Mais le commandement qui nous impose l'obligation de prier pour nos ennemis (3), ne s'applique pas à ceux

 

1 Matt. V, 40 — 2 II Tim. II, 24. — 3 Matt. V, 44

 

qui nous demandent pardon : car dès lors ils ne sont plus nos ennemis. Or il est impossible de dire qu'on prie pour ceux à qui on ne pardonne pas. Il faut donc convenir qu'il est nécessaire de pardonner toutes les offenses commises contre nous, si nous voulons que notre Père nous pardonne celles dont nous sommes coupables envers lui. Quant à la vengeance, nous en avons, je pense, parlé assez longuement plus haut (1).

 

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CHAPITRE IX. DE LA TENTATION.

 

30. Voici la sixième demande : « Et ne nous induisez pas en tentation. » Quelques exemplaires portent conduisez, ce qui à le même sens: car l'un et l'autre sont traduits du mot grec eisenegkes. Beaucoup disent, en récitant la prière : « Ne permettez pas que nous soyons induits en tentation, » afin de mieux expliquer le sens de cette expression, induisez. Car Dieu par lui-même n'induit point en tentation, mais il y laisse tomber celui à qui il a retiré son secours par un secret dessein et par punition. Souvent même c'est pour des causes manifestés que Dieu le juge digne de cet abandon et le laisse tomber dans la tentation. Mais autre chose est de succomber à la tentation, autre chose d'être tenté. Sans tentation personne ne peut-être éprouvé, ni pour lui-même suivant ce qui est écrit : « Celui qui n'a pas été tenté, que sait-il (2) ? » ni pour les autres, suivant la parole de l'Apôtre Et l'épreuve que vous avez éprouvée à cause de ma chair, vous ne l'avez point méprisée (3);» car si saint Paul a connu que les Galates étaient affermis, c'est que les tribulations qu'il avait éprouvées selon la chair, n'avaient point éteint en eux la charité. Mais Dieu, qui sait toutes choses avant qu'elles arrivent, nous tonnait même avant les tentations.

31. Quant à ces paroles : « Le Seigneur vous tente pour savoir si vous l'aimez (4), » il faut interpréter pour savoir, dans le sens de pour vous faire savoir. C'est ainsi que nous disons une joyeuse journée, pour une journée qui rend joyeux; un froid paresseux, pour un froid qui rend paresseux ; et combien d'autres locutions de ce genre ou introduites par l'usage, ou employées par le langage des docteurs ou même usitées dans les saintes Ecritures! C'est ce que

 

1 Liv. I, ch. XIX, XX. —  2 Eccli. XXXIV, 9-11. — 3 Gal. IV, 13. 14. — 4 Deut. XIII, 3.

 

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ne comprennent pas les hérétiques ennemis de l'ancien Testament, quand ils prétendent que ces paroles : « Le Seigneur votre Dieu vous tente, » doivent être attribuées à l'ignorance; comme si l'Evangile ne nous disait pas du Seigneur lui-même : « Or il disait cela pour l'éprouver, car a pour lui il savait ce qu'il devait faire (1). » En effet si le Seigneur connaissait le coeur de celui qu'il éprouvait, qu'a-t-il voulu voir en l'éprouvant ? Evidemment c'était pour que celui qu'il éprouvait se connût lui-même et condamnât son propre découragement, en voyant la foule rassasiée d'un pain miraculeux, lui qui s'était imaginé qu'elle n'avait rien à manger.

32. On ne demande donc point ici de ne pas éprouver de tentation, mais de n'y pas succomber: à peu près comme un homme, devant subir l'épreuve du feu, demanderait non, pas que le feu ne le touchât pas, mais seulement qu'il ne le consumât pas. En effet, le feu éprouve les vases du potier, et l'atteinte de la tribulation, les hommes justes (2). Joseph a été tenté d'adultère, mais il n'y a point succombé (3); Suzanne a été tentée, mais sans avoir été induite ni entraînée dans la tentation (4); et ainsi de beaucoup d'autres personnages de l'un et de l'autre sexe, et de Job surtout. Ces hérétiques ennemis de l'ancien Testament, en cherchant à tourner en dérision l'admirable fidélité de ce juste au Seigneur son Dieu, insistent particulièrement sur ce point : que Satan demanda permission de le tenter (5). Ils demandent aux ignorants, à des hommes incapables de telles connaissances, comment Satan a pu parler à Dieu : ne voyant pas, et ils ne le peuvent: tant les superstitions et l'esprit de contention les aveuglent ! ne voyant pas que Dieu n’est point un corps occupant un lieu dans l'espace, de manière à être ici et non là, à avoir ici une partie de lui-même et une autre ailleurs; mais qu'il est présent partout par sa majesté, sans division de parties et parfait en tous lieux. S'ils prennent dans le sens matériel ce qui est dit : « Le ciel est mon trône et la terre l'escabeau de mes pieds (6) : » passage que le Seigneur lui-même confirme en disant : « Ne jurez ni par le ciel, » parce qu'il est le trône de Dieu; ni par la terre, « parce qu'elle est l'escabeau de ses pieds (7); » qu'y a-t-il d'étonnant que le démon, étant sur la terre, se soit trouvé aux pieds de Dieu et lui ait parlé ? Quand pourront-ils comprendre qu'il     

 

1 Jean, VI, 6. —  2 Eccli. XXVII, 6. — 3 Gen. XXXIX, 7-12. —  4 Deu. XIII,19-24. — 5 Job, I, 11. —  6 Is. LXVI, 1.-7 ; Matt. V. 34, 35,

 

n'y a pas une âme, tant perverse soit-elle, pourvu qu'elle reste capable d'un raisonnement, à qui Dieu ne parle par la voix de la conscience? Car qui a écrit la loi naturelle dans le coeur de l'homme, sinon Dieu? C'est de cette loi que l'Apôtre a dit: « En effet, lorsque les Gentils qui n'ont pas la loi, font naturellement ce qui est selon la loi; n'ayant pas la loi, ils sont à eux-mêmes la loi : montrant ainsi l'oeuvre de la loi écrite en leurs coeurs, leur conscience leur rendant témoignage, et leurs pensées s'accusant et se défendant l'une l'autre, au jour où Dieu jugera ce qu'il y a de caché dans les hommes (1). » Si donc, lorsqu'une âme raisonnable, même aveuglée par la passion, pense et raisonne, il ne faut point lui attribuer ce qu'il y a de vrai dans son raisonnement, mais bien à la lumière de la vérité, qui l'éclaire encore quoique faiblement et en proportion de sa capacité : faut-il s'étonner que l'âme perverse du démon, quoique égarée par la passion, ait appris par la voix de Dieu, c'est-à-dire par la voix d e la vérité même, tout ce qu'elle pensait de vrai sur cet homme juste, au moment où elle voulait le tenter? Mais ce qu'il y avait de faux dans son jugement, doit être imputé à la passion même qui lui a fait donner le nom de diable, calomniateur. Du reste c'est ordinairement par le moyen de la créature corporelle et visible que Dieu a parlé soit aux bons soit aux méchants, étant le maître et l'administrateur de toutes choses et les réglant dans de justes proportions : comme aussi il s'est servi des anges qui ont apparu aux regards des hommes, et des prophètes qui avaient bien soin de dire: Voici ce que déclare le Seigneur. Comment donc, encore une fois, s'étonner si on nous dit que Dieu a parlé au démon, non plus par la voix de la conscience, mais au moyen de quelque créature appropriée à ce but ?

33. Et qu'on ne s'imagine pas que ce fût un acte de déférence de la part de Dieu pour le démon ou une récompense due aux mérites de celui-ci que Dieu lui ait parlé. Dieu a parlé à une substance angélique, quoique insensée et cupide, comme il parlerait à une âme humaine cupide et insensée. Que nos adversaires nous disent comment il a parlé à ce riche dont il voulait blâmer la stupide avarice, en lui disant : « Insensé, cette nuit même ne te redemandera-t-on Dans ton âme; et ce que tu as amassé à qui sera-t-il (2)? »

 

1 Rom. II, 14, 15, 16. — 2 Luc, XII, 20

 

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Il est certain que le Seigneur dit cela dans l'Evangile, auquel il faut bien que ces hérétiques se soumettent, bon gré malgré. S'ils sont choqués de voir que Satan demande à Dieu la permission de tenter un juste, je ne me mets pas en peine d'expliquer le fait, mais je les requiers de me déclarer pourquoi le Seigneur lui-même dit dans l'Evangile à ses disciples : « Voilà que Satan vous a demandés pour vous cribler comme le froment; » et ensuite à Pierre : « Mais j'ai prié pour que ta foi ne défaille pas (1)? » En s'expliquant là-dessus, ils se donneront à eux-mêmes la solution qu'ils me demandent. S'ils n'en peu vent venir à bout, qu'ils n'aient point la témérité de blâmer dans un autre livre ce qu'ils admettent sans difficulté dans l'Evangile.

34. Satan donc, tente non en vertu de sa propre puissance, mais par la permission de Dieu, qui veut ou punir les hommes de leurs péchés, ou les éprouver et les exercer dans des vues de miséricorde. Il importe aussi, beaucoup de distinguer la nature de la tentation. Celle où est Judas qui a vendu le Seigneur, n'est point celle où a succombé Pierre qui, par timidité, a renié son Maître. Il y a aussi ce me semble, des tentations humaines, quand par exemple, quelqu'un animé de bonnes intentions, échoue dans quelque projet, ou s'irrite contre un frère dans le désir de le corriger, mais un peu au-delà des bornes prescrites par la patience des chrétiens. C'est de celles-là que l'Apôtre dit: « Qu'il ne vous survienne que des tentations qui tiennent à l'humanité; » puis il ajoute : « Dieu est fidèle et il ne souffrira pas que vous soyez tentés par-dessus vos forces; mais il vous fera tirer profit de la tentation même, afin que vous puissiez persévérer (2). » Par là il nous fait assez voir que nous ne devons pas demander d'être exempts de tentation, mais seulement de n'y pas succomber. Or nous succomberions, si elles étaient de nature à ne pouvoir être supportées. Mais comme ces tentations dangereuses, où la chute est funeste, prennent leur origine dans la prospérité ou l'adversité temporelle, celui qui n'est point séduit par les charmes de la prospérité, n'est point abattu par le coup de l'adversité.

35. Septième et dernière demande : « Mais délivrez-nous du mal. » Il faut demander non-seulement d'être préservés du mal que nous n'avons pas, ce qui fait l'objet de la sixième demande ; mais encore d'être délivrés de celui où

 

1 Luc, XXII, 31, 82. — 2 I Cor. X, 13.

 

nous sommes déjà tombés. Cela fait, on n'aura plus rien à redouter ni à craindre aucune tentation. Mais nous ne pouvons espérer qu'il en soit jamais ainsi, tant que nous serons dans cette vie, tant que nous subirons la condition mortelle où la fraude du serpent nous a placés. Cependant nous devons compter que cela arrivera un jour, et c'est là l'espérance qui ne se voit pas, suivant le langage de l'Apôtre : « Or l'espérance qui se voit, n'est pas de l'espérance (1). » Toutefois les fidèles serviteurs de Dieu ne doivent pas désespérer d'obtenir la sagesse qui s'accorde même en cette vie, et qui consiste à éviter, avec une vigilance assidue, tout ce que nous savons, par la révélation de Dieu, devoir être évité ; et à embrasser, avec toute l'ardeur de la charité, ce qui doit, d'après la même révélation, faire l'objet , de notre ambition. C'est ainsi que quand la mort aura dépouillé l'homme de ce poids de mortalité, il jouira en son temps et sans réserve du bonheur partait, commencé en cette vie, et à la possession duquel tendent parfois, dès ce monde, tous nos voeux et tous nos efforts.

 

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CHAPITRE X. LES TROIS PREMIÈRES ET LES QUATRE DERNIÈRES DEMANDES.

 

36. Mais il faut étudier et maintenir soigneusement la différence entre ces sept demande. Car, comme notre vie actuelle s'écoule dans le temps, que nous en espérons une éternelle, et que les choses éternelles l'emportent en dignité, bien qu'on n'y parvienne qu'en passant par les choses du temps : l'objet des trois premières demandes subsistera pendant toute l'éternité, quoi qu'elles aient leur commencement dans cette vie passagère, puisque la sanctification du nom de Dieu a commencé à l'humble avènement du Seigneur; que l'avènement de son règne, quand il descendra au sein de la gloire, aura lieu, non après les temps, mais à la fin des temps; que l'accomplissement de sa volonté, sur la terre comme au ciel, soit que par ciel et terre vous entendiez les justes et les pécheurs, ou l'esprit et la chair, ou le Christ et l'Eglise, ou tout cela à la fois, se complétera par la perfection de notre bonheur, et conséquemment par la fin des temps. En effet la sanctification du nom de Dieu sera éternelle, son règne n'aura point de fin et on nous promet une vie éternelle au sein de la parfaite félicité. Donc  

1 Rom. VIII, 24.

 

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ces trois objets subsisteront, parfaits et réunis, dans la vie qui nous est promise.

37. Quant aux quatre autres demandes, elles me semblent se rapporter à la vie du temps. La première est : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. » Par le fait même qu'on dit pain quotidien, que ce soit la nourriture spirituelle, ou la subsistance matérielle, cela concerne le temps, que le Sauveur appelle aujourd'hui. » Non que la nourriture spirituelle ne soit pas éternelle ; mais celle qu'on nomme ici quotidienne, se donne à l'âme ou par les Ecritures ou par la parole ou par d'autres signes sensibles: toutes choses qui n'existeront plus quand tous seront instruits de Dieu (1), et participeront, non plus par le mouvement du corps, mais par le pur intellect, à l'ineffable lumière de la vérité puisée à sa source. Et peut-être emploie-t-on le mot de pain et non de boisson, parce que le pain se brise, se mâche et s'assimile comme aliment, de même que les Ecritures s'ouvrent et se méditent pour nourrir l'âme; tandis que le breuvage préparé d'avance, passe dans le corps en conservant sa nature ; en sorte que la vérité soit ici-bas le pain qu'on appelle quotidien, mais que, dans l'autre vie; il n'y ait plus qu'un breuvage, puisé dans la vérité pure et visible, sans discussion pénible, sans bruit de paroles, sans qu'il soit besoin de briser et de mâcher. C'est ici-bas que nos offenses nous sont remises et que nous remettons celles qu'on nous a faites ; ce qui est l'objet de la seconde des quatre dernières demandes ; car dans l'autre monde il n'y a plus de pardon à demander, parce qu'il n'y a plus d'offenses. Les tentations tourmentent aussi cette vie passagère; mais il n'y en aura plus, quand cette parole sera accomplie: « Vous les cacherez dans le secret de votre face (2). » Enfin le mal dont nous demandons à être délivrés et cette délivrance même sont encore le partage de cette vie, que la divine justice a rendue mortelle par notre faute, et dont sa miséricorde nous délivre.

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CHAPITRE XI. LES SEPT DONS DU SAINT-ESPRIT, LES SEPT DEMANDES DU PATER, ET LES SEPT BÉATITUDES.

 

38. Le nombre sept, que nous retrouvons dans ces demandes, me parait aussi concorder avec le nombre sept, par où a commencé tout ce sermon.

 

1 Is. Liv; 13 ; Jean, VI, 46. —  2 Ps, XXX, 21.

 

Si en effet c'est la crainte de Dieu qui rend heureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux; demandons que le nom de Dieu soit sanctifié dans les hommes, par la chaste crainte qui subsiste dans les siècles des siècles (1). Si c'est la piété qui rend heureux ceux qui ont le coeur doux, parce qu'ils posséderont la terre en héritage ; demandons que le règne de Dieu arrive, soit en nous-mêmes pour que nous devenions doux et ne résistions plus à sa voix, soit du ciel en terre par le glorieux avènement du Seigneur, alors que nous nous réjouirons et nous féliciterons, quand il dira : « Venez, bénis de mon Père, prenez possession du royaume préparé pour vous depuis le commencement du monde (2). —  Mon âme, dit le prophète, se glorifiera dans le Seigneur ; que ceux qui ont le coeur doux m'entendent et partagent mon allégresse (3). » Si c'est la science qui rend heureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés; demandons que la volonté de Dieu se fasse sur la terre comme au ciel, parce qu'une fois que le corps comme terre sera soumis à l'esprit comme ciel, dans une paix pleine et parfaite, nous ne pleurerons plus ; car la seule raison pour laquelle nous pleurons ici-bas, c'est ce combat intérieur qui nous force à dire : « Je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit, » puis à exprimer notre tristesse par ce cri lamentable : « Malheureux homme que je suis, qui me délivrera du corps de cette mort (4)? » Si c'est la force qui rend heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés; prions pour qu'on nous donne aujourd'hui notre pain quotidien, qui nous soutienne et nous fortifie, afin de pouvoir parvenir au parfait rassasiement. Si c'est le conseil qui rend heureux les miséricordieux, parce qu'ils obtiendront miséricorde ; remettons toute dette à nos débiteurs et prions pour que les nôtres nous soient remises. Si c'est l'entendement qui rend heureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu; prions pour n'être point induits aux tentations, de peur d'avoir le coeur double en poursuivant les biens temporels et terrestres, au lieu de ne rechercher que le bien simple et de lui rapporter toutes nos actions. En effet les tentations, provenant de ce qui semble aux hommes pénibles et désastreux, n'ont de prise sur nous qu'autant qu'en ont les choses qui

 

1 Ps. XVIII, 10. — 2 Matt. XXV, 34. —  3 Ps, XXXIII, 2. —  4 Rom. VII, 23, 24.

 

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flattent et qui passent chez les hommes pour bonnes et heureuses. Si c'est la sagesse qui rend heureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu (1); prions pour être délivrés du mal , car c'est cette délivrance qui nous rendra libres, c'est-à-dire enfants de Dieu, en sorte que nous crions, par l'esprit d'adoption: « Abba, Père (2). »

39. Il faut surtout bien remarquer que, parmi ces sept formules de prières que le Seigneur nous impose, il en est une sur laquelle il a jugé à propos d'attirer principalement notre attention : celle qui regarde le pardon des péchés, et par laquelle il veut nous rendre  miséricordieux, ce qui est le seul moyen d'échapper à nos maux. En effet les autres demandes ne contiennent point, comme celle-là, une sorte de pacte avec Dieu; car nous lui disons: « Pardonnez-nous comme nous pardonnons. » Si nous n'observons point la condition, toute notre prière est sans fruit. Et la preuve c'est que le Sauveur lui-même nous dit : « Car si vous remettez aux hommes leurs offenses, votre Père qui est dans le ciel vous remettra à vous-même vos péchés. Mais si vous ne les remettez point aux hommes, votre Père ne vous remettra point non plus vos péchés. »

 

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CHAPITRE XII. DU JEUNE.

40. Puis vient le précepte du jeûne, qui tient à cette même pureté du coeur dont il est maintenant question. Car ici il faut se tenir en garde contre toute ostentation, contre cette ambition de la louange humaine qui rend le coeur double, et lui ôte la pureté et la simplicité nécessaires pour comprendre Dieu. « Quand vous jeûnez, ne vous montrez pas tristes comme les hypocrites : car ils exténuent leur visage, pour que leurs jeûnes paraissent devant les hommes. En vérité je vous le dis : ils ont reçu leur récompense. « Pour vous, quand vous jeûnez, parfumez votre tête, et lavez votre visage, pour ne pas apparaître aux hommes jeûnant, mais à votre Père qui est présent à ce qui est en secret; et votre Père qui voit dans le secret, vous le rendra. » Il est clair que ces recommandations tendent à diriger toute notre intention vers les joies intérieures, à nous empêcher de nous conformer

 

1 Matt. V, 3, 9. —  2 Rom. VIII, 16; Gal. IV, 6.

 

 à ce siècle en cherchant notre récompense au dehors, et de perdre. la félicité promise; félicité d'autant plus solide, d'autant plus ferme qu'elle est plus intime, et en vertu de laquelle Dieu nous a choisis pour être conformes à l'image de son Fils (1).

41. Il faut surtout remarquer sur ce point que l'ostentation peut se loger, non-seulement sous l'éclat et la pompe extérieure, mais aussi sous des vêtements sales et sous l'apparence du deuil; elle est même alors d'autant plus dangereuse quelle prend le masque de la piété envers Dieu pour mieux tromper. Celui donc qui affecte un soin immodéré de son corps, le luxe dans les vêtements et dans les objets matériels, est par là même facilement convaincu d'être partisan des pompes du siècle.; il ne trompe personne sous une menteuse apparence de sainteté. Mais celui qui fait profession de christianisme, et qui attire sur lui les regards des hommes par une négligence et une malpropreté extraordinaires, et cela volontairement et sans nécessité, laisse voir par le reste de sa conduite, s'il est ma par un véritable mépris des superfluités de la vie ou par quelque secrète ambition : car, en nous ordonnant de nous défier des loups cachés sous des peaux de brebis, le Seigneur nous dit : « Vous les connaîtrez à leurs fruits. » En effet quand certaines épreuves les auront dépouillés ou privés de ce qu'ils ont obtenu ou espèrent obtenir par ces dehors hypocrites, il faudra bien qu'on voie s'il y avait, là, un loup sous une peau de brebis, ou une brebis dans sa peau. Car il ne faut pas qu'un chrétien flatte les regards des hommes par des ornements superflus, sous prétexte que souvent les hypocrites revêtent d'humbles dehors et se contentent du strict nécessaire pour tromper des yeux peu attentifs; la brebis ne doit pas se dépouiller de sa peau, parce que quelquefois le loup s'en revêt.

42. On demande souvent ce que signifient ces paroles: « Pour vous, quand vous jeûnez, parfumez votre tête et lavez votre visage, pour ne pas apparaître aux hommes jeûnant. » Car on aurait tort de nous prescrire de parfumer notre tête quand nous jeûnons, bien que nous ayons l'habitude de nous laver le visage tous les jours. Si tous conviennent que ce serait là une chose très-déplacée, nous devons appliquer à l'homme intérieur cet ordre de se parfumer la tête et de se laver

1 Rom. VIII, 29.

 

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la figure. Se parfumer la tête, indique la joie ; se laver la figure, marque la propreté ; par conséquent se réjouir intérieurement, par l'esprit et par la raison, c'est se parfumer la tête.     Nous pouvons en effet donner le nom de tête à la faculté principale de l'âme, à celle qui règle et domine visiblement tout l'homme. Or c'est ce que fait celui qui ne cherche point la gloire extérieure, qui ne met point une complaisance charnelle dans les louanges des hommes. Car la chair, qui doit être sujette, n'est point du tout la tête de toute la nature humaine. Sans doute personne n'a jamais haï sa chair, n comme dit l'Apôtre, en parlant de l'amour d'un homme pour sa femme (1); mais le chef de la femme c'est l'homme, et le chef de l'homme c'est le Christ (2). Ainsi, que celui qui veut parfumer sa tête selon l'ordre donné, se réjouisse intérieurement dans son jeûne, en tant qu'il se détourne par là des plaisirs du siècle pour se soumettre au        Christ. De cette manière il lavera sa figure, c’est-à-dire il purifiera son coeur, pour voir Dieu en écartant le voile produit par l'infirmité née de la souillure du péché; il        sera ferme et solide, parce qu'il sera pur et simple. « Lavez-vous, dit le prophète, purifiez-vous, faites disparaître vos iniquités de vos âmes et de devant mes yeux (3). » Nous devons donc purifier notre visage des souillures qui blessent les regards de Dieu. Car, pour nous, contemplant à face découverte la gloire du Seigneur, nous serons transformés en la même image (4).

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CHAPITRE XIII. DÉSINTÉRESSEMENT ET PURETÉ D'INTENTION.

 

43. Souvent aussi le souci des nécessités de la vie blesse et, souille notre oeil intérieur; le plus souvent il rend notre coeur double, en sorte que ce que nous semblons faire de bien aux hommes, n'est plus animé du motif que Dieu exige, c'est-à-dire de l'esprit de charité, mais inspiré par l'intention d'obtenir d'eux quelque chose d'utile aux besoins de la vie présente. Or c'est leur salut éternel, et non un avantage propre et temporel, que nous devons avoir en vue dans le bien que nous leur faisons. Que Dieu incline donc notre coeur vers ses commandements, et le détourne de la cupidité (5).

 

1 Eph. V, 25-33. —  2 I Cor. XI, 3 — 3 Is I, 16. — II Cor  III, 18. — 4 Ps. CXVIII, 36.

 

Car la fin du précepte est la charité qui vient d'un cœur pur, d'une bonne conscience et d'une foi non feinte (1). Or celui qui rend service à un frère pour subvenir à ses propres besoins, n'agit évidemment pas par charité: ce n'est pas dans l'intérêt de celui qu'il doit aimer comme lui-même, mais dans son intérêt personnel qu'il agit; ou plutôt ce n'est pas même à son profit: car il se fait par là un coeur double qui l'empêche de voir Dieu, et voir Dieu est pourtant le seul bonheur certain et durable.

44. C'est donc avec raison que Celui qui travaille avec tant d'instance à purifier notre coeur, continue à donner ses ordres, en disant : « Ne vous amassez point des trésors sur la terre, où les vers et la rouille rongent, et où les voleurs fouillent et dérobent ; mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni les vers ni la rouille ne rongent, et où les voleurs ne fouillent ni ne dérobent. Où est en effet ton trésor, là est aussi ton coeur. » Donc si le coeur est sur la terre, c'est-à-dire si on agit dans le but d'acquérir des biens terrestres, ce coeur ne peut être, pur puisqu'il se vautre dans la boue. Mais s'il est dans le ciel, il est pur, parce que tout est pur dans le ciel. Tout ce qui se mêle à un objet de nature inférieure, quoique non impur dans son genre, devient impur lui-même; ainsi l'or se souille en se mélangeant avec de l'argent pur. De même notre âme se salit par la convoitise des choses terrestres, quoique la terre ne soit pas immonde dans son espèce et dans le rang qu'elle occupe. Ici par ciel nous n'entendons pas le ciel matériel : le mot terre signifie tout ce qui est corps. Car c'est le monde entier que doit mépriser celui qui s'amasse des trésors dans le ciel. Nous devons donc placer notre trésor et notre cœur dans le ciel dont il est dit : « Le ciel des cieux appartient au Seigneur (1); » c'est-à-dire dans le firmament spirituel ; non dans le firmament qui passera, mais dans celui qui subsistera à jamais. Or le ciel et la terre passeront (2).

43. Le Seigneur fait voir que tous ces commandements se rapportent à la pureté du cœur quand il dit: « La lampe de votre cœur est votre oeil. Si donc votre oeil est simple, tout votre corps sera lumineux, mais si votre oeil est mauvais, tout votre corps sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en vous est ténèbres, les ténèbres elles-mêmes que seront-elles? »

 

1 I Tim. I, 6. — 2 Ps. CXIII,16. — 3 Matt. XXIV, 35.

 

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Il faut entendre ce passage en ce sens: soyons bien convaincus que nos actions sont pures et agréables aux yeux du Seigneur, quand elles sont faites avec un coeur simple, c'est-à-dire dans une intention surnaturelle et finale de charité; car l'amour est la plénitude de la loi (1). L'oeil signifie ici l'intention même qui dirige toutes nos actions; si elle est pure et droite, si elle a en vue ce qu'il faut avoir en vue, tout ce que nous ferons pour elle sera nécessairement bon. Et ce sont ces oeuvres dans leur ensemble que le Seigneur appelle tout le corps; comme l'Apôtre appelle nos membres certaines actions qu'il désapprouve, qu'il ordonne de faire mourir en disant: « Faites donc mourir vos membres qui sont sur la terre: la fornication, l'impureté l'avarice (2), » et autres choses de ce genre.

46. Ce n'est donc pas à l'action, mais au motif de l'action, qu'il faut s'attacher. Et c'est là la lumière qui est en nous, parce que c'est là ce qui nous révèle que nous agissons avec une bonne intention: car tout ce qui se découvre est lumière (3). Mais en tant que nos actes ont rapport à la société humaine, leur résultat est incertain; aussi le Seigneur les nomme-t-il ténèbres. En effet quand je donne l'aumône à un pauvre qui me la demande, je ne sais ce qu'il en fera, ce qui en résultera pour lui ; il peut arriver qu'il en abuse ou qu'il en éprouve quelque chose de fâcheux, que je ne voulais pas, qui était loin de ma pensée, lorsque je la lui donnais. Si donc j'ai agi avec bonne intention et avec conscience de cette bonne intention, c'est ce qu'on appelle la lumière: quelqu'en soit le résultat, mon action est éclairée; l'incertitude et l'ignorance où je suis du résultat, voilà les ténèbres. Que si j'ai agi avec mauvaise intention, la lumière elle-même devient ténèbres. En effet il y a lumière, parce que chacun sait dans quel esprit il agit, même quand il agit dans un mauvais esprit; mais la lumière devient ténèbres, parce que l'intention n'est pas simple ni dirigée en haut, mais ramenée en bas et qu'elle crée une sorte d'obscurité par la duplicité du coeur. « Si donc la lumière qui est en vous est ténèbres, les ténèbres elles-mêmes que seront-elles ? » c'est-à-dire : Si l'intention même du coeur, qui anime vos actions et que vous connaissez, est gâtée et aveuglée par la convoitise des choses terrestres et passagères : combien plus l'action elle-même, dont le résultat est incertain, sera-t-elle

 

1 Rom. XIII, 10. —  2 Col. III, 5. —  3 Eph. V, 13.

 

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impure et ténébreuse ? Et quand même ce que vous faites avec une intention qu: n'est ni pure ni droite, profiterait à un autre, ce n'est pas ce profit, mais le motif même de votre action qui vous sera imputé.

CHAPITRE XIV. ON NE PEUT SERVIR DIEU ET LE DÉMON.

 

4 î . Quant aux paroles qui suivent: « Personne ne peut servir deux maîtres, » il faut encore les rapporter à l'intention. Le Sauveur. lui-même les explique en disant: « Car ou il haïra a l'un et aimera l'autre, on il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. » Il faut soigneusement méditer ce passage; et le Seigneur lui-même indique quels sont ces deux maîtres, en disant : « Vous ne pouvez pas servir Dieu et Mammon. » Les Hébreux donnent, dit-on, aux richesses le nom de Mammon. En langue punique, le mot a le même sens ; car Mammon signifie gain. Or servir Mammon, c'est être l'esclave de celui que sa perversité a mis à la tête des choses terrestres et que le Seigneur appelle prince de ce siècle (1). Donc ou l'homme le haïra et aimera l'autre, » c'est-à-dire Dieu ; « ou il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. » En effet quiconque est esclave des richesses, s'attache à un maître dur et funeste; car enchaîné par la cupidité, il est soumis au démon; et il ne l'aime pas, car et qui peut aimer le démon ? mais cependant il le supporte; comme dans une grande maison, celui qui est uni à une servante étrangère, subit à cause de sa passion un rude esclavage, bien qu'il n'aime pas celui dont il aime la servante.

48. « Ou il méprisera l'autre ; » le Seigneur ne dit pas : il haïra; car personne peut-être ne peut sérieusement haïr Dieu (2); mais il le méprise, c'est-à-dire ne le craint plus, comme s'il se rassurait sur sa bonté. L'Esprit-Saint cherche à nous tirer de cette négligence et de cette fatale sécurité, quand il nous dit : « Mon fils, n'ajoute pas péché sur péché et ne dis pas: La miséricorde de Dieu est grande (3); » et encore : « Ignorez-vous que la patience de Dieu vous invite à la pénitence (4) ? » Qui trouverez-vous d'aussi miséricordieux que Celui qui pardonne tous leurs péchés à ceux qui se convertissent et qui donne la fertilité de l'olivier au rejeton sauvage ?

 

1 Jean, XII, 31 ; XVI, 30. —  2 Rét.l. I, ch. XIX n. 3. —  3 Eccli. V, 5, 6. — 4 Rom. II,4.

 

Et qui trouverez-vous d'aussi sévère que Celui qui n'a pas épargné les branches naturelles, mais les a brisées à cause de leur infidélité (1) ? Donc que celui qui veut aimer Dieu et éviter de l'offenser, ne s'imagine pas qu'il peut servir deux maîtres ; mais qu'il purifie son intention et garantisse son cœur de toute duplicité; alors il aimera Dieu dans sa bonté et le cherchera dans la simplicité de son coeur (2).

 

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CHAPITRE XV. SOLLICITUDES SUPERFLUES.

 

49. « C'est pourquoi je vous dis: Ne vous inquiétez point pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous vous vêtirez. » De peur que peut-être, sans chercher le superflu, le cœur ne devienne double à la recherche du nécessaire, que notre intention ne se détourne vers nos propres intérêts, quand nous paraissons faire oeuvre de miséricorde à l'égard du.prochain; c'est-à-dire de peur que tout en voulant rendre service à un autre, nous n'avions bien plutôt nos propres avantages en vue ; puis que nous nous croyions innocents, parce que nous ne cherchons pas le superflu, mais le simple nécessaire. Le Seigneur veut que nous nous rappelions qu'en nous créant et en nous composant d'une âme et d'un corps, Dieu nous a donné beaucoup plus que la nourriture et le vêtement, et il ne veut pas que le souci de ces nécessités rende notre cœur double. « L'âme, dit-elle, n'est-elle pas plus que la nourriture ? » Pour vous faire entendre que Celui qui vous a donné la vie, vous donnera bien plus facilement encore la nourriture. «Et le corps plus que le vêtement?» c'est-à-dire est davantage : également pour que vous compreniez que Celui qui vous a donné votre corps, vous donnera plus facilement encore de quoi le vêtir.

50. On demande ici quel rapport a la nourriture avec l'âme, puisque l'une est incorporelle et l'autre matérielle. Mais, âme est mis ici pour vie, et c'est la nourriture matérielle qui entretient la vie. C'est en ce sens qu'on a dit : « Celui qui aime son âme, la perdra (3). »Si âme ne signifiait pas cette vie présente qu'il faut perdre pour acquérir le royaume de Dieu, comme évidemment les martyrs l'ont fait, il y aurait contradiction avec cet autre passage : « Que sert à l'homme

 

1 Rom. XI, 17-22. —  2 Sap. I,1. — 3 Jean, XII, 25.

 

de gagner le monde entier, s'il vient à perdre son âme (1)? »

51. « Regardez les oiseaux du ciel: ils ne sèment ni ne moissonnent, ni n'amassent dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit ; n'êtes-vous pas plus qu'eux ? » c'est-à-dire, vous valez davantage. En effet un animal doué de raison, comme l'homme, est placé plus haut dans l'ordre de la nature que des animaux privés de raison, comme sont les oiseaux. « Or qui de vous, en s'inquiétant beaucoup, peut ajouter à sa taille une seule coudée? » C'est-à-dire celui qui, par sa puissance et sa volonté, a fait croître votre corps jusqu'à la taille qu'il a, saura bien aussi, par les soins de sa Providence, lui procurer des vêtements. Or vous comprendrez que votre taille n'est point votre ouvrage par cela que, malgré toutes vos inquiétudes et vos désirs, vous ne pourriez y ajouter une seule coudée; laissez donc le soin de vêtir votre corps à Celui qui lui a donné sa taille.

52. Il fallait donner un exemple pour le vêtement comme pour la nourriture. Aussi le Seigneur ajoute-t-il : « Voyez les lis des champs; comme ils croissent; ils ne travaillent ni ne filent. Or je vous dis que Salomon même dans toute sa gloire, n'a jamais été vêtu comme l'un d'eux. Que si l'herbe des champs qui est aujourd'hui et qui demain sera jetée dans le four, Dieu la vêtit ainsi, combien plus vous, hommes de peu de foi ? » Mais nous n'avons pas à discuter ces exemples comme allégories, ni à chercher ce que signifient ici les oiseaux du ciel et les lis des champs : car on nous propose simplement des objets d'un nature inférieure pour nous faire entendre des choses d'un ordre plus élevé. Telle est dans un autre endroit, la comparaison du juge qui ne craignait pas Dieu, n'avait point d'égards pour l'homme, et néanmoins céda aux instances de la veuve, non par sentiment de piété ou d'humanité, mais pour se débarrasser de ses importunités. Car ce juge inique ne représente Dieu en aucune façon, même allégoriquement ; mais le Seigneur a voulu nous faire comprendre combien Dieu, qui est bon et juste, a soin de ceux qui le prient, puisque même un homme injuste ne peut repousser ceux qui le fatiguent de leurs réclamations, ne fût-ce que pour se soustraire à l'ennui de les entendre (2).

 

1 Matt. XVI, 26. — 2 Luc, XVIII, 2-8.

 

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CHAPITRE XVI. NE PAS EVANGELISER POUR VIVRE, MAIS VIVRE POUR EVANGELISER.

 

53. « Ne vous inquiétez donc point disant Que mangerons-nous ou que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons nous ? Car ce sont toutes choses que les païens recherchent; mais votre Père sait que vous en avez besoin. Cherchez donc premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. e Le Seigneur nous montre ici très-clairement qu'on ne doit point rechercher ces biens de façon à les avoir en vue dans les bonnes actions; mais que pourtant ils sont nécessaires. Il nous fait voir aussi quelle différence il y a entre le bien qu'il faut rechercher, et le nécessaire qu'il faut recevoir; quand il nous dit : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa ,justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. » Le royaume de Dieu et sa justice : voilà donc notre bien, ce que nous devons rechercher, où nous devons placer notre fin dernière, le but en vue duquel il faut faire tout ce que nous faisons. Mais comme nous luttons en cette vie pour pouvoir arriver à ce royaume, et que ces choses nous sont indispensables pour vivre, le Seigneur ajoute : « Toutes ces choses vous seront données par surcroît. » Mais cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice. » En disant : « premièrement, » il indique que le reste est à ta seconde place, non pour le temps, mais pour l'importance. L'un doit être recherché comme notre bien propre, l'autre comme une nécessité; mais celui-ci en vue de celui-là.

54. Ainsi, par exemple, nous ne devons pas évangéliser pour manger, mais manger pour évangéliser ; car évangéliser pour manger, ce serait mettre l'Évangile au dessous des aliments ; ceux-ci seraient notre bien et celui-là notre nécessaire. Et c'est ce que l'Apôtre défend; en disant qu'il a droit d'user de la permission accordée par le Seigneur, à ceux qui annoncent l'Évangile de vivre de l'Évangile,           c'est-à-dire d'en tirer ce qui est nécessaire à la vie ; mais que pourtant il n'a point abusé de ce pouvoir. Car il y avait alors bien des hommes qui cherchaient l'occasion d'acheter et de vendre l'Évangile ; et pour supprimer cet abus, l'Apôtre pourvoyait à sa nourriture de ses propres mains (1). C'est d'eux qu'il dit ailleurs : « Pour ôter l'occasion à ceux qui cherchent l'occasion (2). » Du reste si, comme les vrais Apôtres, il eût vécu, de l'Evangile suivant la permission du Seigneur, la nourriture n'eût pas été pour lui le but de la prédication, mais bien la prédication le but de la nourriture; c'est-à-dire il n'eût pas évangélisé pour gagner ses aliments et les autres objets nécessaires à la vie, mais il eût usé de ceux-ci pour évangéliser par amour et non par besoin, ce dont il ne veut pas quand il dit : « Ne savez-vous pas que les ministres du temple mangent de ce qui est offert dans le temple, et que ceux qui servent à l'autel ont part à l'autel ? Ainsi le Seigneur lui-même a prescrit à ceux qui annoncent l'Evangile de vivre de l'Evangile. Pour moi je n'ai usé d'aucun de ces droits. » Par là il fait voir que c'est une permission et non un ordre ; autrement il serait coupable de désobéissance à la loi du Seigneur. Puis il continue et dit : « Je n'écris donc pas ceci pour qu'on use ainsi envers moi; car j'aimerais mieux mourir que de laisser quelqu'un m'enlever cette gloire. » Il dit cela parce qu'il avait déjà résolu de gagner lui-même sa vie, à cause de ceux qui cherchaient l'occasion. « Car si j'évangélise, dit-il, la gloire n'en est pas à moi; » c'est-à-dire si j'évangélise pour qu'on en use ainsi envers moi, c'est-à-dire encore, si j'évangélise pour obtenir ces choses, j'aurai placé le but de la prédication dans la nourriture, la boisson et le vêtement. Mais pourquoi la gloire n'en est-elle pas à lui ? Ce m'est une nécessité » répond-il ; c'est-à-dire il faudra alors que j'évangélise parce que je n'ai pas de quoi vivre, ou pour retirer un profit temporel de la prédication des vérités éternelles : par là en effet je ne prêcherai plus volontairement l'Évangile, mais par nécessité. « Et malheur à moi, ajoute-t-il, si je n'évangélise (1) » Mais comment doit-il évangéliser ? En cherchant sa récompense dans l'Évangile même et dans le royaume de Dieu : de cette manière ce ne sera plus par nécessité, mais de bonne volonté qu'il pourra évangéliser. « Car si je le fais de bon coeur, j'aurai la récompense : mais si je ne le fais qu'à regret, je dispense seulement ce qui m'a été confié (3) ; » c'est-à-dire si je prêche l'Évangile parce que j'y suis forcé pour subvenir aux nécessités de la vie, d'autres en recueilleront le profit en s'attachant à l'Évangile que je prêche;

 

1 Act. XX, 34. — 2 II Cor. XI, 14. — 3 I Cor. IX, 31-17.

 

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et moi je n'en, retirerai rien, parce que je n'aime pas l'Evangile même, mais les avantages temporels qui en font le prix à mes yeux. Et c'est un crime de ne pas annoncer l'Evangile comme un fils, mais comme un esclave qui dispense ce qui lui est confié ; de le répandre comme un bien étranger, sans en, retirer autre chose que des aliments qui n'ont rien de commun avec le royaume de Dieu, mais sont purement extérieurs et destinés à prolonger un misérable esclavage. Ce n'est pas que l'Apôtre ne se donne ailleurs le nom de dispensateur. En effet, un serviteur élevé à la dignité de fils adoptif, peut parfaitement dispenser à ses semblables ce qu'il a reçu en qualité de cohéritier. Mais en disant : « Si je ne le fais qu'à regret, je dispense seulement ce qui m'a été confié, » l'Apôtre désigne cette espèce de dispensateur qui se contente de distribuer le bien d'autrui sans en rien retirer lui-même.

55. Donc tout objet recherché en vue d'un autre objet est incontestablement au dessous de celui-ci ; par conséquent la supériorité appartient à l'objet qu'on a en vue, et non à celui par lequel on cherche à atteindre le but. Donc, si nous cherchons l'Evangile et le royaume de Dieu en vue de la nourriture, nous donnons à celle-ci la prééminence sur ceux-là, en sorte que si la nourriture ne nous fait pas défaut, nous laisserons de côté le royaume de Dieu : c'est là chercher premièrement la nourriture et ensuite le royaume de Dieu, c'est-à-dire donner à celle-là la priorité sur celui-ci. Si au contraire nous ne cherchons notre nourriture qu'en vue d'obtenir le royaume de Dieu, nous remplissons le précepte : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice,. et toutes ces choses vous seront données par surcroît. »

 

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CHAPITRE XVII. A CEUX QUI CHERCHENT LE ROYAUME DE DIEU RIEN NE MANQUE.

 

56. En effet quand nous cherchons premièrement le royaume de Dieu et sa justice, c'est-à-dire quand nous les mettons au dessus de tout le reste au point de ne chercher dans tout le reste qu'un moyen de les obtenir, alors nous ne devons pas craindre de manquer de ce qui est nécessaire en cette vie pour parvenir au royaume de Dieu. Car plus haut le Seigneur a dit : «Votre Père sait que vous en avez besoin. » Aussi, après avoir dit : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, » il n'ajoute point : cherchez ensuite ces choses ; bien qu'elles soient nécessaires ; mais il dit : «Et toutes ces choses vous seront données par surcroît, » c'est-à-dire vous arriveront, si vous les cherchez sans ,vous en mettre en peine ; pourvu qu'en les cherchant, vous ne vous détourniez point du but ; que vous ne vous proposiez point deux fins, d'abord le royaume de Dieu pour lui-même et ensuite ces choses nécessaires, mais que vous cherchiez celles-ci en vue de celui-là : dans ce cas, elles ne vous feront point défaut. La raison en est que vous ne pouvez servir deux maîtres. Or c'est servir deux maîtres que de chercher le royaume de Dieu comme un grand bien, puis ces objets temporels. On ne peut avoir l'oeil simple, ni servir Dieu comme seul maître, si on ne rapporte tout le reste, même le nécessaire, à ce but unique, c'est-à-dire au royaume de Dieu. Mais comme tout soldat reçoit une ration et une solde, ainsi tous ceux qui évangélisent reçoivent la nourriture et le vêtement. Seulement tous les soldats ne se battent pas pour le salut de la république ; il en est qui ont en vue leur salaire. Ainsi tous les ministres de Dieu ne se proposent par le salut de l'Eglise : il en est qui cherchent les avantages temporels, comme qui dirait leur ration et leur solde ; ou même se proposent les deux buts à la fois. Mais on l'a dit plus haut : « Vous ne pouvez pas servir deux maîtres. » Nous devons donc faire du bien à tous avec un coeur simple, seulement en vue du royaume de Dieu, et non pour nous procurer des avantages temporels soit uniquement, soit conjointement avec le royaume de Dieu : avantages que le Seigneur renferme sous le nom de lendemain, quand il nous dit : « Ne soyez point inquiets du lendemain. » Car ce mot n'a d'application que dans le temps, où l'avenir succède au passé. Par conséquent, quand nous faisons quelque chose de bien; ne songeons point aux choses du temps, mais à celles de l'éternité ; alors l'oeuvre sera bonne et parfaite. « En effet, continue le Seigneur, le jour de demain sera inquiet pour lui-même ; » c'est-à-dire prenez votre nourriture, votre boisson, votre vêtement quand il faudra, quand la nécessité s'en fera sentir. Car tout se trouvera là, puisque notre Père sait que nous en avons besoin. « A chaque jour, dit le Seigneur, suffit son mal ; » c'est-à-dire il suffit que la nécessité vous force à user de ces choses. Quant (306) au mot de mal, je pense qu'il a été 'choisi pour nous indiquer que c'est une punition pour nous, puisque c'est le résultat de la fragilité et de la mortalité que nous nous sommes attirées par le péché (1). N'aggravez donc pas encore le poids de ce châtiment ; en ne vous contentant pas de subir des besoins temporels, mais en cherchant dans le service de Dieu les moyens d'y satisfaire.

57. Cependant il faut bien prendre garde ici d'accuser de désobéissance au divin précepte et d'inquiétude pour le lendemain, un serviteur de Dieu que nous voyons attentif à se pourvoir des choses nécessaires, ou pour lui ou pour ceux dont le soin lui est confié. Car le Seigneur lui-même, servi par les anges (2), a daigné, pour l'exemple, pour que personne ne se scandalise de voir un de ses serviteurs se procurer les choses nécessaires, a daigné, dis-je, avoir une bourse avec de l'argent, pour fournir aux besoins de la vie; bourse dont Judas, qui le trahit, fut tout à la fois le gardien et le voleur, comme cela est écrit (3). Et l'Apôtre Paul aussi pourrait passer pour avoir eu souci du lendemain, lui qui écrit : « Quant aux aumônes que l'on recueille pour les saints, faites, vous aussi, comme je l'ai réglé pour les églises de Galatie. Qu'au premier jour de la semaine, chacun de vous mette à part chez lui et serre ce qui lui plaira, afin que ce ne soit pas quand je viendrai que les collectes se fassent. Lorsque je serai présent, j'enverrai ceux que vous aurez désignés par vos lettres, porter vos charités à Jérusalem. Que si la chose mérite que j'y aille moi-même, ils viendront avec moi. Or je viendrai chez .vous lorsque j'aurai traversé la Macédoine; car je passerai par la Macédoine. Peut-être m'arrêterai-je chez vous et y passerai-je même l'hiver, afin que vous me conduisiez partout ou j'irai. Car ce n'est pas seulement en passant que je veux vous voir cette fois; j'espère demeurer quelque temps avec vous, si le Seigneur le permet. Je demeurerai à Ephèse jusqu'à la Pentecôte (4). » Nous lisons également dans les Actes des Apôtres qu'on s'était procuré des vivres dans l'attente d'une famine prochaine. « Or, en ces jours-là, des prophètes vinrent de Jérusalem à Antioche, et il y eut une grande joie. Et quand nous fûmes assemblés, l'un d'eux, nommé Agabus, se levant, annonçait, par l'Esprit-Saint, qu'il y aurait

 

1 Rét. L. I, ch. XIX. n. 6. — 2 Matt. IV, 16. —  3 Jean, XII, 6. — 4 I Cor. XVI, 1-8.

 

une grande famine dans tout l'univers; laquelle, en effet, arriva sous Claude César. Et les disciples résolurent d'envoyer, chacun suivant ce qu'il possédait, des aumônes aux frères qui habitaient dans la Judée. Ce qu'ils firent en effet, les envoyant aux anciens parles mains de Barnabé et de Saul (1). » Or, lorsque Paul se mit en mer, les provisions qu'on lui offrit paraissent avoir été bien au de là du besoin d'un seul jour (2). Quant à ce passage d'une de ses épîtres : « Que celui qui dérobait ne dérobe plus, mais plutôt qu'il s'occupe en travaillant de ses mains à ce qui est bon, pour avoir de quoi donner à qui est dans le besoin (3); » ceux qui le comprennent mal croient y voir une contradiction avec le précepte du Seigneur : « Regardez les oiseaux du ciel; ils ne sèment ni ne moissonnent ni n'amassent dans des greniers, » et encore : « Voyez les lis des champs, comme ils croissent; ils ne travaillent ni ne filent; »tandis que l'Apôtre veut qu'on travaille de ses mains pour avoir de quoi donner aux autres. Et lorsque, parlant de lui-même, il dit qu'il a travaillé de ses mains pour n'être à charge à personne (4) ; et qu'on écrit de lui qu'il s'était joint à Aquila pour travailler avec lui et gagner sa vie (5), il ne semble pas qu'il ait imité les oiseaux du ciel ni les lis des champs. Mais par ces passages des Ecritures et beaucoup d'autres du même genre on voit assez que Notre-Seigneur ne désapprouve pas celui qui se procure ces ressources par des moyens humains; mais seulement le ministre de Dieu qui travaille en vue d'obtenir des avantages temporels et non le royaume de Dieu.

58. Donc tout le commandement se réduit à cette règle : Qu'on s'occupe du royaume de Dieu même en se pourvoyant des choses matérielles, et qu'on ne songe point aux choses matérielles lorsqu'on combat pour le royaume de Dieu. Par là, quand même ces ressources nous feraient défaut, ce que Dieu permet souvent pour nous exercer, non-seulement notre résolution n'en serait point ébranlée, mais elle n'en serait qu'éprouvée et affermie. « Car, dit l'Apôtre, nous nous glorifions dans les tribulations, sachant que la tribulation produit la patience ; la patience, la pureté ; et la pureté l'espérance. Or l'espérance ne confond point, parce que la charité est répandue en nos coeurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné (6). » Or, parmi les tribulations

 

1 Act. XI, 27-30. — 2 Ib. XXVIII, 10. — 3 Eph. IV, 25. — 4 I Thess. II. 9 ; II Thes. III, 8. —  5 Act. XVIII, 2, 3. —  6 Rom. V, 3-5.

 

et les souffrances qu'il passe en revue, Paul ne mentionne pas seulement les prisons, les naufrages et les autres épreuves de ce genre, mais aussi la faim et la soif, le froid et la nudité (1). Ne nous figurons pas toutefois en lisant cela, que le Seigneur ait manqué à ses promesses, parce que, en cherchant le royaume de Dieu et sa ,justice, l'Apôtre a souffert la faim, la soif et la nudité, bien qu'on nous ait dit : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. » Le médecin à qui nous nous sommes confiés sans réserve, de qui nous tenons les promesses de la vie présente et de la vie future, sait quand il doit, dans notre intérêt, nous accorder ou nous retirer ces ressources, lui qui nous gouverne et nous dirige en cette vie à travers les consolations et les épreuves, pour nous établir solidement ensuite dans le repos éternel. Et l'homme lui-même, en retirant souvent la nourriture à sa bête de charge, ne la néglige pas pour autant, mais travaille à lui rendre la santé.

 

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CHAPITRE XVIII. NE PAS JUGER LES AUTRES SI L'ON NE  VEUT PAS ÊTRE JUGÉ.

 

59. Et comme en se procurant ces ressources pour l'avenir, ou en les réservant s'il n'y a pas lieu de les dépenser sur l'heure, on peut agir avec des intentions différentes, avec un cœur simple ou avec un cœur double, le Seigneur a raison d'ajouter : « Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés; car d'après le jugement selon lequel vous aurez jugé, vous serez jugés, et selon la mesure avec laquelle vous aurez mesuré, mesure vous sera faite. » Ici, je pense, le Seigneur nous ordonne simplement d'interpréter en bonne part tons les actes dont l'intention est douteuse. En effet quand il dit: « Vous les connaîtrez à leurs fruits, » il parle des actions dont le but est manifeste, et quine peu vent procéder d'un bon principe; comme, par exemple, les crimes contre la pudeur, les blasphèmes, les vols, l'ivrognerie et autres de ce genre dont il nous est permis de juger, au dire de l'Apôtre : « En effet m'appartient-il de juger ceux qui sont dehors? Et ceux qui sont dedans n'est-ce pas vous qui les jugez (2)? » Mais quant à la nature des aliments, comme on peut, avec une intention

 

1 II Cor. XI, 23-27. — 2 I Cor. V, 12.

 

droite, un coeur simple et en dehors de toute concupiscence, user indifféremment de toute nourriture propre à l'homme, le même Apôtre ne voulait pas que ceux qui manquaient de la viande et buvaient du vin fussent jugés par ceux qui s'abstenaient de ces aliments : « Que celui qui mange, dit-il, ne méprise pas celui qui ne mange point, et que celui qui ne mange point, ne condamne pas celui qui mange. » Et il ajoute : « Qui es tu, toi qui juges le serviteur d'autrui ? C'est pour son maître qu'il demeure ferme ou qu'il tombe (1). » Les Romains voulaient en effet, n'étant que des hommes, juger des actions qui peuvent procéder d'une intention droite, simple, élevée, comme aussi d'un        mauvais principe, et porter un arrêt contre les secrets du coeur, dont Dieu s'est réservé le jugement.

60. A ce sujet se rapporte encore ce que l'Apôtre dit ailleurs : « Ne jugez pas avant le temps, jusqu'à ce que vienne le Seigneur, qui éclairera ce qui est caché dans les ténèbres et manifestera les pensées secrètes des coeurs; et alors chacun recevra de Dieu sa louange (2). » Il y a donc certaines actions indifférentes, dont le motif nous est inconnu, qui peuvent procéder d'un bon ou d'un mauvais principe, et qu'il est téméraire de ,juger, surtout de condamner. Or un temps viendra où elles seront jugées, quand le Seigneur éclairera ce qui est caché dans les ténèbres, et manifestera les pensées secrètes des coeurs. » Le même Apôtre dit encore en un autre endroit : « Les péchés de quelques-uns sont manifestes et les devancent au jugement. » Par péchés manifestes il entend les actes dont l'intention est évidente; ceux-là précédent le coupable au ,jugement, c'est-à-dire que le jugement auquel ils donnent lieu, n'est point téméraire. Puis viennent les actions secrètes, mais qui seront manifestées en leurs temps. Cela s'applique aussi     aux bonnes oeuvres ; car l'Apôtre ajoute : « Pareillement les oeuvres bonnes sont manifestes, et celles qui ne le sont pas ne peuvent reste cachées (3). » Jugeons donc de ce qui est manifeste; laissons Dieu juger de ce qui est caché; parce que celui est caché, soit bien, soit mal, ne pourra rester tel, quand viendra le jour des manifestations.

61. Or le jugement téméraire doit être évité dans deux cas : quand on ignore le motif d'une

 

1 Rom. XIV, 3, 4. —  2 I Cor. IV, 5. —  3 I Tim. V, 24, 25.

 

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action, et quand on ne sait pas ce que doit devenir celui qui agit, qu'il paraisse bon ou mauvais. Par exemple, un homme se plaint de l'estomac et se dispense de jeûner; vous ne croyez pas à ce qu'il dit et l'accusez de gourmandise voilà un jugement téméraire. Ou bien sa gourmandise et son ivrognerie sont manifestes, mais, en le blâmant, vous le regardez comme incorrigible : c'est encore un jugement téméraire. Ne condamnons donc pas les actes dont le motif nous est inconnu; et quand ils sont visiblement mauvais, ne désespérons jamais du malade; par là nous éviterons le jugement dont il est dit : « Ne jugez pas, afin que vous ne soyez pas jugés. »

62. On pourrait s'étonner de ces paroles: « Car d'après le jugement selon lequel vous aurez jugé,vous serez jugés, et selon la mesure avec la quelle vous aurez mesuré, mesure vous sera faite, » Quoi ! si nous avons jugé témérairement, Dieu nous jugera-t-il aussi témérairement ? Ou si nous avons mesuré avec une mesure injuste, Dieu aura-t-il aussi une injuste mesure pour nous mesurer ? Car, sans doute, ici mesure signifie jugement. Non : Dieu ne juge jamais témérairement, et n'a de mesure injuste pour personne; mais ce langage veut dire que la témérité avec laquelle vous jugez le prochain est nécessairement matière de punition pour vous. A moins qu'on ne s'imagine que l'injustice nuit à celui à qui elle s'adresse et non à celui de qui elle procède ; tout au contraire, bien souvent elle ne fait point de mal au premier, et nécessairement elle nuit au second. Quel mal a fait aux martyrs l'injustice de leurs persécuteurs ? Et elle en a fait beaucoup aux persécuteurs eux-mêmes. Car, bien que quelques-uns d'entre eux se soient convertis, néanmoins leur malice les aveuglait, alors qu'ils étaient persécuteurs. De même le jugement téméraire ne nuit ordinairement pas à celui sur qui on le porte ; mais il faut absolument qu'il nuise à celui qui le porte. C'est, je pense, d'après cette règle qu'il a été dit : « Quiconque frappera de l'épée, périra par l’épée (1). » Car combien frappent de l'épée, et ne périssent point par l'épée, non plus que Pierre lui-même ? Mais qu'on ne s'imagine pas que ce soit à cause de la rémission de ses péchés que l'Apôtre a échappé à cette punition. Et d'abord ne serait-il pas par trop absurde de

 

1 Matt. XVI, 52.

 

regarder comme plus terrible la mort par l'épée, qui n'arrive pas à Pierre, que la mort parla croix qu'on lui fait subir ? Et alors que dira-t-on des larrons crucifiés avec le Seigneur, dont l'un mérita son pardon, après avoir été crucifié (1), tandis que l'autre ne le mérita pas? Ces deux larrons avaient-ils crucifié tous ceux qu'ils avaient tués, et mérité par là de subir eux-mêmes ce supplice ? Il serait ridicule de le penser. Que signifient donc ces paroles : « Quiconque frappera de l'épée, périra par l'épée, » sinon qu'un péché quelconque donne la mort à l'âme ?

 

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CHAPITRE XIX. LE FÉTU ET LA POUTRE.

 

63. Tout ce que le Seigneur dit ici a donc pour but de nous tenir en garde contre le jugement téméraire et injuste, parce qu'il veut que dans toutes nos actions, nous ayons un coeur simple et Dieu seul en vue ; parce que le motif de beaucoup d'actions étant inconnu, il est téméraire d'en juger, et que ceux qui se laissent le plus facilement aller au jugement téméraire et au blâme, sont ceux qui aiment mieux critiquer et condamner, qu'améliorer et corriger : ce qui est le défaut propre de l'orgueil et de l'envie. Pour toutes ces raisons, le Seigneur ajoute : « Pourquoi vois-tu , le fétu qui est dans l’oeil de ton frère et ne vois-tu pas la poutre qui est dans le tien ? » Par exemple : cet homme a péché par colère et vous péchez par haine eh bien ! il y autant de distance entre la colère et la haine qu'entre un fétu et une poutre. Car la haine est une colère invétérée qui a pris une telle force avec le temps, qu'on a raison de l'appeler une poutre. Il peut arriver que, tout en vous fâchant contre un homme, vous désiriez le corriger : et cela n'est pas possible avec la haine.

64. « Comment en effet dis-tu à ton frère : Laisse-moi ôter le fétu de ton oeil, tandis qu'il y a une poutre dans le tien ? Hypocrite, ôte d'abord la poutre de ton oeil, et alors tu songeras à ôter le fétu de l'oeil de ton frère ; » c'est-à-dire, bannissez d'abord la haine de votre âme, et ensuite vous pourrez corriger celui que vous aimez. Et c'est avec raison qu'on dit hypocrite. Car accuser les vices est le propre des hommes justes et bienveillants ; en le faisant, les méchants usurpent

 

1 Luc, XXIII, 33-43.

 

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un rôle qui ne leur appartient pas, comme les comédiens cachent sous un masque ce qu'ils sont, et représentent un personnage qu'ils ne sont pas. Sous ce nom d'hypocrites entendez donc les hommes dissimulés. C'est une vengeance funeste et contre laquelle il faut bien se tenir en garde ; ils se constituent, par haine et par jalousie, accusateurs de tous les vices et veulent encore passer pour de sages conseillers. Nous devons donc, quand la nécessité nous oblige à reprendre ou à blâmer quelqu'un, agir avec bonté et prudence et nous demander sérieusement si ce vice est de ceux que nous n'avons jamais eus ou dont nous sommes guéris; si cela est, nous souvenir que nous sommes hommes et que nous aurions pu l'avoir, et si nous l'avons eu, être indulgents pour une faiblesse commune, afin que notre blâme ou nos reproches ne soient pas inspirés par la haine, mais par la compassion : en sorte que, soit que le. coupable doive profiter de nos avis, soit qu'il en devienne pire, car le résultat est incertain, nous soyons au moins assurés que notre oeil est resté simple. Mais si la réflexion nous découvre en nous le défaut que nous nous disposions à blâmer, gardons-nous de reprocher et de réprimander ; seulement gémissons avec le coupable et invitons-le, non plus à céder à nos injonctions, mais à se guérir avec nous.

65. Quand l'Apôtre disait : « Je me suis fait comme Juif avec les Juifs, pour gagner les Juifs; avec ceux qui sont sous la loi, comme si j'eusse été sous la loi, quoique je ne fusse plus sous la loi, afin de gagner ceux qui étaient sous la loi ; avec ceux qui étaient sans loi, comme si j'eusse été sans la loi, quoique je ne fusse pas sous la loi de Dieu, mais que je fusse sans la loi du Christ, afin de gagner ceux qui étaient sans la loi. Je me suis rendu faible avec les faibles, pour gagner les faibles ; je me suis fait tous à tous pour les sauver tous ; » quand, dis-je, il parlait ainsi, ce n'était pas par dissimulation, comme l'ont prétendu quelques-uns, qui voudraient appuyer leur détestable hypocrisie sur l'autorité d'un si grand modèle, mais par charité, en s'appropriant, pour ainsi dire, l'infirmité de celui qu'il voulait soulager. Il en avait d'abord prévenu en disant : « Car, lorsque j'étais libre à l'égard de tous, je me suis fait l'esclave de tous, pour en gagner un plus, grand nombre (1). » Et pour

 

1 I Cor. IX, 19-27.

 

nous faire comprendre qu'il n'agissait point par dissimulation, mais en vertu de cette charité qui nous fait compatir à des hommes faibles comme nous, il nous dit encore ailleurs : « Car vous, mes frères, vous avez été appelés à la liberté; seulement ne faites pas de cette liberté une occasion pour la chair ; mais soyez par la charité les serviteurs les uns des autres (1). » Or il n'en peut être ainsi qu'autant qu'on regarde comme sienne l'infirmité du prochain et qu'on la supporte avec patience, jusqu'à ce que celui qu'on veut sauver, en soit guéri.

66. Ce n'est donc que rarement et dans une grande nécessité qu'il faut adresser des reproches, et, quand on le fait, ce n'est point son propre intérêt, mais le service de Dieu qu'il faut avoir en vue. Car Dieu est la fin dernière : par conséquent ne faisons rien avec un coeur double, et ôtons d'abord de notre oeil la poutre de la jalousie, de la malice, de la dissimulation, avant de songer à ôter le l'élu de l'oeil de notre frère. Alors nous verrons ce fétu avec les yeux de la colombe, avec les yeux qu'on vante dans l'Epouse du Christ (2), cette glorieuse Eglise que Dieu s'est choisie, qui n'a ni tache ni ride (3), c'est-à-dire qui est pure et simple (4).

 

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CHAPITRE XX. LES PERLES, LES CHIENS, LES POURCEAUX.

 

67. Mais comme quelques-uns, bien que désireux d'obéir aux commandements de Dieu, pourraient être trompés par ce mot de simplicité, et s'imaginer que c'est chose coupable de cacher quelquefois la vérité, comme il l'est de mentir quelquefois, en sorte que, en révélant à ceux à qui ils s'adressent des choses que ceux-ci ne peuvent supporter, ils leur deviendraient plus nuisibles que s'ils ensevelissaient ces mêmes choses dans un éternel silence: pour obvier, dis-je, à cet inconvénient, le Seigneur a eu grand soin d'ajouter : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds, et que, se tournant, ils ne vous déchirent. » Le Seigneur lui-même, quoiqu'il n'ait jamais menti, nous fait cependant voir qu'il a caché certaines vérités, quand il dit : « J'ai encore beaucoup de choses à vous dire ; mais vous ne pouvez les

 

1 Gal. V, 13. —  2 Cant. IV, 1. — 3 Eph. V,      27. —  4 Rét. l. I, ch. XII, n. 9.

 

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porter à présent (1). » Et l'Apôtre Paul : « Je n'ai pu vous parler comme à des hommes spirituels, mais comme à des hommes charnels. Comme à de petits enfants en Jésus-Christ, je vous ai abreuvés de lait, mais je ne vous ai point donné à manger, parce que vous ne le pouviez pas encore ; et à présent même vous ne le pouvez point, parce que vous êtes encore charnels (2). »

68. Mais à propos de cette défense de donner les choses saintes aux chiens et de jeter nos perles devant les pourceaux, nous devons soigneusement examiner ce qu'on entend par choses saintes, par perles, par chiens et par pourceaux. Une chose sainte, c'est ce qu'on ne peut violer et souiller sans crime ; et ce crime est imputé à la seule tentative, à la seule volonté, bien que la chose reste en elle-même inviolable et incorruptible. Les perles, ce sont tous les biens spirituels, dont on doit avoir une haute estime; et comme ils sont cachés, on les tire, en quelque sorte, du fond de l'abîme, et on ne les trouve qu'en brisant l'enveloppe allégorique qui leur sert pour ainsi dire de coquilles. Il est permis de penser que chose sainte et perle sont ici un seul et même objet : sainte, parce qu'on ne doit point la souiller; perle, parce qu'on ne doit point la mépriser. Or on essaie de corrompre ce qu'on ne veut pas laisser dans son intégrité, et on méprise ce qu'on considère comme vil, comme au dessous de soi ; ce qui fait dire qu'un objet méprisé est foulé aux pieds. Donc comme,les chiens s'élancent pour déchirer et ne laissent point entier ce qu'ils déchirent, le Seigneur nous dit : « Ne donnez pas les choses saintes aux chiens : a parce que, quoique la vérité ne puisse être ni déchirée ni corrompue, qu'elle demeure entière et inviolable, il faut cependant voir l'intention de ceux qui lui résistent en ennemis acharnés et s'efforcent, autant qu'il est en eux, de l'anéantir. Quant aux pourceaux, bien qu'ils ne mordent pas comme les chiens, ils souillent cependant en foulant aux pieds. a Ne jetez donc pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds et que, se tournant, « ils ne vous déchirent. n On peut ainsi, sans blesser le sens, appliquer le mot de chiens à ceux qui attaquent la vérité et celui de pourceaux à ceux qui la méprisent.

69. «De peur que, se tournant, ils ne vous déchirent, n vous, et non les perles. En effet,

 

1 Jean, XVI, 12 2 I Cor. III, 1, 2.

 

en les foulant aux pieds, même quand ils se tournent pour entendre encore quelque chose, ils déchirent celui qui leur a jeté les perles qu'ils ont déjà foulées aux pieds. Car il serait difficile de trouver un moyen de plaire à celui qui foule aux pieds des perles, c'est-à-dire méprise des vérités divines découvertes à grand prix. Je ne vois même pas trop comment on peut instruire de tels hommes sans indignation et sans dépit. Or, le chien et le pourceau sont deux animaux immondes. Il faut donc prendre garde de rien révéler à celui qui ne comprend pas ; il vaut mieux qu'il cherche ce qui est caché, que de gâter ou de dédaigner ce qui lui est découvert. On ne voit pas pour quelle autre raison ils repoussent des vérités évidentes et de grande importance, sinon par haine et par mépris : et la haine leur a fait donner le nom de chiens, le mépris celui de pourceaux. Cependant toute impureté, quelle qu'elle soit, prend son origine dans l'attache aux choses temporelles, c'est-à-dire dans l'amour de ce siècle, auquel on nous ordonne de renoncer pour être purs. Donc celui qui désire avoir le coeur pur et simple ne doit point se croire coupable de cacher quelque chose, si celui à qui il le cache n'est pas dans le cas de le comprendre. .Mais il n'en faut pas conclure qu'il soit permis de mentir, : car cacher la vérité n'est pas dire le mensonge. Il faut donc d'abord travailler à écarter les obstacles qui empêchent de comprendre ; car si c'est faute d'être pur que celui à qui on s'adresse ne comprend pas, on doit, autant qu'on le peut, le purifier par ses paroles ou par ses oeuvres.

70. Et parce qu'on voit Notre-Seigneur dire certaines choses que beaucoup de ses auditeurs n'accueillaient point, soit par résistance, soit par mépris, il ne faut pas croire qu il ait donné les choses saintes aux saints ou jeté des perles devant les pourceaux ; car il ne parlait pas pour ceux de ses auditeurs qui ne pouvaient comprendre, mais pour ceux qui en étaient capables; l'impureté des autres n'était pas une raison pour négliger ceux-ci. Et quand ceux qui voulaient le tenter lui faisaient des questions et qu'il leur répondait de manière à leur fermer les oreilles, bien qu'ils se consumassent par leur propre venin plutôt que de recevoir la nourriture qu'il leur offrait: néanmoins ils fournissaient à ceux qui pouvaient comprendre une occasion d'apprendre beaucoup de choses utiles. Je dis cela pour que quand on ne pourra pas répondre à une (311) question, on ne s'excuse pas en disant qu'on ne veut pas donner les choses saintes aux chiens ou jeter des perles devant les pourceaux. En effet celui qui peut répondre doit répondre, au moins pour les autres, qui se décourageraient s'ils venaient à se persuader que la question proposée est sans solution. Je suppose qu'il s'agit de choses utiles et qui touchent la doctrine du salut ; car des oisifs peuvent faire bien des questions superflues, inutiles et souvent même nuisibles ; et cependant il faut y répondre quelque chose, au moins pour expliquer et faire comprendre qu'on doit s'en abstenir. Il est donc quelquefois à propos de répondre quand on est interrogé sur des matières utiles, comme le fit le Seigneur lorsque les Sadducéens lui demandaient à qui appartiendrait, lors de la résurrection, une femme qui avait eu sept maris. Il leur répondit qu'à la résurrection on ne prendra point de femme, qu'on ne se mariera pas, mais qu'on sera comme des anges dans le ciel Quelquefois il faut interroger sur un autre sujet celui qui questionne, afin qu'il se réponde ainsi à lui-même, si toutefois il répond; et que s'il ne répond pas les témoins ne trouvent pas mauvais qu'on laisse sa question sans réponse. C'est ainsi que quand on demandait au Christ, pour le tenter, s'il fallait payer le tribut, il demanda à son tour de qui était l'image empreinte sur la pièce de monnaie qu'on lui présentait. En disant que c'était celle de César, les Pharisiens répondirent à leur propre question ; et le Christ tirant la conclusion, leur dit : « Rendez donc à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu (1). » Une autre fois les princes des prêtres et les anciens du peuple lui ayant demandé par quelle autorité il faisait ces choses, il leur fit une question sur le baptême de Jean; et comme ils ne    voulaient. pas lui répondre, parce que leur réponse aurait tourné contre eux et qu'ils n'osaient pas dire du mal de Jésus à cause de la foule, il leur dit: « Ni moi non plus je ne      vous dirai par quelle autorité je fais ces choses (2). » Or, ceux qui étaient là trouvèrent que c'était très-juste; car les pharisiens prétendaient ignorer ce qu'ils savaient parfaitement, mais qu'ils ne voulaient pas dire. Au fait il était juste que, demandant une réponse à leur question, ils fissent d'abord ce qu'ils exigeaient eux-mêmes; et en le faisant ils se seraient répondu. En effet ils avaient envoyé demander à Jean qui il était ; ou plutôt ils lui avaient

 

1 Matt. XXII, 16-34. — 2 Ib. XXI, 23-27.

 

envoyé des prêtres mêmes et des lévites,dans la pensée qu'il était le Christ: ce qu'il nia formellement, en rendant témoignage au Seigneur (1). Or, en avouant ce témoignage, ils auraient compris par quelle autorité le Christ agissait; mais ils feignirent de l'ignorer et posèrent une question pour avoir occasion de calomnier le Sauveur.

 

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CHAPITRE XXI. DU PRÉCEPTE DE LA PRIÈRE.

 

71. A propos de cette défense de donner les choses saintes aux chiens et de jeter des perles devant les pourceaux, un auditeur ayant la conscience de son infirmité, et s'entendant défendre de donner ce qu'il n'a pas encore, aurait pu se présenter et dire: quelles sont donc ces choses saintes que je ne dois pas donner aux chiens, ces perles que vous me défendez de jeter aux pourceaux ? Je ne m'aperçois encore pas que je les aie: c'est donc très à propos que le Seigneur ajoute: « Demandez et il vous sera donné; cherchez et vous trouverez; frappez et il vous sera ouvert. » Car quiconque demande reçoit; et qui cherche trouve ; et à qui frappe il sera ouvert.  Demander a pour objet d'obtenir la santé et la force de l'âme, afin de pouvoir accomplir les commandements: cherchera pour but de découvrir la vérité. En effet le bonheur parfait consistant dans l'action et la connaissance, l'action exige la libre disposition des forces, et la contemplation, la manifestation des choses; il faut donc demander l'un pour l'obtenir, et chercher l'autre pour le trouver. Or la connaissance en cette vie, est moins celle du bien à posséder que celle de la voie à suivre; mais quand on aura trouvé la véritable voie, on parviendra à la possession du bien qui cependant ne s'accordera qu'à celui qui frappe.

72. Pour rendre sensibles ces trois choses demander, chercher, frapper, donnons un exemple. Supposons un homme infirme des pieds, et ne pouvant marcher ; il faut d'abord le guérir et le consolider pour qu'il marche: c'est l'objet de ce mot: « demandez. » Mais à quoi sert de marcher et même de courir, si l'on s'égare dans une fausse route ? Le second point est donc de trouver le chemin qui mène au but où l'on veut parvenir. Quand on l'a trouvé, et qu'on arrive au domicile qu'on veut habiter, si celui-ci est fermé, il ne servira à rien d'avoir pu marcher,

 

1. Jean, I, 19-27.

 

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d'avoir marché et d'être arrivé, si on n'ouvre pas. Voilà pourquoi le Seigneur dit : « Frappez (1). »

73. Or celui dont les promesses ne mentent jamais, nous a donné et nous donne une grande espérance, car il dit: « Quiconque demande reçoit; et qui cherche trouve ; et à qui frappe il sera ouvert. » Il faut donc de la persévérance pour obtenir ce que nous demandons, trouver ce que nous cherchons et nous raire ouvrir quand nous frappons. Comme le Seigneur a cité l'exemple des oiseaux du ciel et du lis des champs, pour nous donner espoir que la nourriture et le vêtement ne nous manqueraient pas, élevant ainsi notre pensée du petit au grand; de même agit-il ici: « Quel est, dit-il, l'homme d'entre vous, qui, si son fils lui demande du pain, lui présentera une pierre? Ou si c'est un poisson qu'il lui demande, lui présentera-t-il un serpent? Si donc vous qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants : combien plus votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui les lui demandent? » Comment les méchants donnent-ils de bonnes choses ? Mais le Seigneur appelle ici méchants les amateurs de ce monde et les pécheurs. Quant aux bonnes choses qu'ils donnent, elles ne sont bonnes qu'à leur sens, parce qu'ils les estiment telles. Du reste elles sont bonnes aussi de leur nature, mais passagères et relatives à cette misérable vie; et tout méchant qui les donne, ne les donne pas de son fond car la terre et tout ce qu'elle renferme appartient au Seigneur (2), qui a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu'ils contiennent (3). Combien donc nous devons espérer que Dieu nous accordera les biens que nous lui demandons et ne nous trompera pas, en nous donnant une chose pour une autre, puisque nous, qui sommes mauvais, nous savons donner ce qu'on nous demande; car nous ne trompons pas nos enfants, et toutes les bonnes choses que nous leurs donnons, ne viennent pas de nous, mais de Dieu.

 

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CHAPITRE XXII. FAIRE A AUTRUI CE QU'ON DÉSIRE POUR SOI.

 

74. Or la fermeté et la force nécessaire pour marcher dans l'a voie de la sagesse se trouve dans les bonnes moeurs : et celles-ci vont jusqu'à la pureté et à la simplicité dont le Seigneur

 

1 Rét. l. I, ch. XIX, n. 9. — 2 Ps. XXIII, 1. —  3 Ib. CXLV, 6.

 

a si longtemps parlé; après quoi il tire cette conclusion : « Ainsi tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent de bien, faites-le-leur aussi: car c'est la loi et les prophètes. » On lit dans les exemplaires grecs: « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur aussi, » Je pense que les latins ont ajouté de bien, » pour mieux expliquer la pensée. En effet, le cas peut se présenter que quelqu'un, s'autorisant de ce texte, demande qu'on fasse pour lui une chose criminelle, comme par exemple de le provoquer à boire outre mesure et à se plonger dans l'ivresse, et qu'il fasse le premier ce qu'il désire d'un autre ; il serait ridicule alors de s'imaginer qu'il a rempli ce précepte. C'est, je pense, pour éviter cette fausse interprétation, et pour mieux préciser le sens, qu'après ces mots: « Ainsi tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, » on a ajouté « de bien. » Si ce mot manque dans les exemplaires grecs, il faut les corriger : mais qui l'oserait? Il faut donc admettre que la pensée est complète même sans cette addition. Car c'est dans le sens propre, et non d'après la signification ordinaire qu'il faut entendre ces expressions: « tout ce que vous voulez. » En effet il n'y a proprement de volonté que pour le bien; car pour les actions mauvaises et criminelles, c'est de la passion et non de la volonté. Non que les Ecritures emploient toujours le mot dans son sens propre ; mais, quand il faut, elles y tiennent tellement qu'il n'est pas possible d'en donner un autre.

75. Or ce commandement paraît se rattacher à l'amour du prochain, mais non également à l'amour de Dieu: le Seigneur nous disant ailleurs qu'il ya deux commandements auxquels se rattachent toute la loi et les prophètes. » En effet si l'on eût dit: tout ce que vous voulez qu'on vous fasse, faites-le vous-mêmes, les deux commandements se fussent trouvés renfermés en une seule formule, puisqu'on se serait empressé de dire que chacun désirant être aimé de Dieu et des hommes, et l'ordre étant donné de faire ce qu'on désire se voir fait à soi-même, on est obligé d'aimer Dieu et le prochain. Mais comme le Seigneur dit expressément: « Ainsi tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le-leur aussi, » il semble que cela signifie simplement : « Vous aimerez votre prochain comme vous-même. » Toutefois il faut bien remarquer ce que le Christ (313) ajoute ici : « Car c'est la loi et les prophètes ; » tandis qu'en parlant des deux commandements il n'a pas dit simplement: à eux se rattachent la loi et les prophètes, mais : « Toute la loi et les prophètes (1), » c'est-à-dire toutes les prophéties. Et comme il n'emploie pas ici cette expression, « toute, » il réserve évidemment la place de l'autre commandement, du commandement de l'amour de Dieu. Pour le moment il s'agit de ce qui regarde ceux qui ont le coeur simple; et comme il est à craindre que l'on n'ait un coeur double à l'égard de ceux à qui le cœur peut être caché, c'est-à-dire à l'égard des hom mes, voilà pourquoi il a fallu donner ce commandement. Car il n'est à peu près personne qui veuille avoir à faire à un cœur double. Or il ne peut se faire qu'un homme accorde quelque chose à un homme avec un coeur simple, s'il n'exclut pas toute vue de profit temporel et n'agit pas avec cette intention désintéressée que nous avons assez longtemps expliquée plus haut, quand nous parlions de l'oeil simple.

76. L'oeil purifié et rendu simple sera donc capable de voir et de contempler sa lumière intérieure. Car c'est l'oeil du coeur. Or celui-là a cet oeil, qui pour rendre ses actions vraiment bonnes, ne se propose point pour but de plaire aux hommes, mais, dans le cas où il lui arrive de plaire, y cherche le salut de ses frères et la gloire de Dieu, et non une vaine jactance; qui ne travaille pas au salut du prochain dans l'intention de se procurer les choses nécessaires à la vie; qui ne condamne pas témérairement l'intention et la volonté dans un acte où l'intention et la volonté ne sont pas manifestes ; qui rend à l'homme tous les services possibles dans l'intention où il voudrait qu'on les lui rendît, c'est-à-dire sans en attendre aucun profit temporel. Voilà le coeur simple et pur qui cherche Dieu : « Bienheureux donc ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu. »

 

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CHAPITRE XXIII. LA PORTE ÉTROITE ET LA PORTE LARGE.

 

77. Mais, comme c'est là le partage d'un petit nombre, le Seigneur commence à parler de la recherche et de la possession de la sagesse, qui es l'arbre de vie. Or, pour la rechercher et la posséder, c'est-à-dire la contempler, l'oeil a été

 

1 Matl. XXII, 37-40.

 

préparé par tout ce qui a été dit plus haut, de manière à connaître la voie resserrée et la porte étroite. Et c'est ce que dit ensuite le Seigneur Entrez par la porte étroite; parce que large est la porte et spacieuse la voie qui conduit à la perdition, et nombreux,sont ceux qui entrent par elle. Combien est étroite la porte et resserrée la voie qui conduit à la vie et qu'il en est peu qui la trouvent! » Il ne dit pas pour cela que le joug du Seigneur soit dur ni son fardeau pesant; mais seulement que bien peu veulent supporter le fardeau jusqu'au bout, faute d'une foi suffisante en celui qui crie : « Venez à moi, vous tous qui prenez de la peine et qui êtes chargés et je vous soulagerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur : car mon joug est doux et mon fardeau léger (1). » C'est précisément par là que ce sermon a commencé, en parlant de ceux qui sont humbles et doux. Mais beaucoup rejettent, bien peu acceptent ce joug si doux, ce fardeau si léger; et voilà pourquoi resserrée est la voie qui conduit à la vie, et étroite est la porte par laquelle on y entre.

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CHAPITRE XXIV. PRENDRE GARDE AUX FAUX PROPHÈTES.

 

78. Il faut donc surtout se tenir en garde contre ceux qui promettent la sagesse et la connaissance de la vérité qu'ils n'ont pas, comme les hérétiques, par exemple, qui le plus souvent essaient de se recommander par leur petit nombre. Aussi, après avoir dit que bien peu trouvent la porte étroite et la voie resserrée; de peur que ces sectaires ne s'imaginent être ce petit nombre, le Christ ajoute : « Gardez-vous des faux prophètes, qui viennent à vous sous des vêtements de brebis, tandis qu'au dedans ce sont des loups ravisseurs. » Mais ces loups ne trompent pas l'oeil simple, qui sait distinguer l'arbre à ses fruits : car, dit le Seigneur, « Vous les connaîtrez à leurs fruits. » Puis il ajoute des comparaisons : « Cueille-t-on des raisins sur des épines, ou des figues sur des ronces ? Ainsi tout arbre bon produit des fruits bons; mais tout mauvais arbre produit de mauvais fruits. « Un arbre bon ne peut produire de mauvais fruits, ni un arbre mauvais produire de bons fruits. Or tout arbre quine produit pas de bon  

1 Matt. XI, 28-30.

 

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fruit sera coupé et jeté au feu. Vous les connaîtrez donc à leurs fruits. »

79. A ce propos il faut surtout se défier de l'erreur de ceux qui entendent, par ces deux arbres, deux natures : la nature de Dieu, et une autre qui n'est pas celle de Dieu et ne provient pas de Dieu. J'ai déjà longuement discuté cette erreur dans d'autres livres, et, s'il le faut, je la discuterai encore; il s'agit maintenant de faire voir qu'elle ne peut s'appuyer sur la comparaison des deux arbres. D'abord le Christ parle ici des hommes, et cela est tellement clair qu'en lisant ce qui précède et ce qui suit, on ne peut que s'étonner de l'aveuglement de ces hérétiques. Ensuite, ils insistent sur ces mots : « Un arbre bon ne peut produire de mauvais fruits, ni un arbre mauvais produire de bons fruits, » et ils s'imaginent qu'une âme mauvaise ne peut pas s'améliorer, ni une âme bonne se détériorer; comme si on avait dit: Un arbre bon ne peut pas devenir mauvais, ni un arbre mauvais devenir bon; tandis que le texte porte : « Un arbre bon ne peut pas produire de mauvais fruits, ni un arbre mauvais produire de bons fruits. » Or l'arbre c'est l'âme même, l'homme même; et le fruit de l'arbre, les oeuvres de l'homme; un homme mauvais ne peut donc faire le bien, ni l'homme bon, le mal. Par conséquent si l'homme mauvais veut faire le bien, il faut d'abord qu'il devienne bon. C'est ce que le Seigneur exprime ailleurs plus clairement : « Ou rendez l'arbre bon, ou rendez l'arbre mauvais, » Or, si les deux arbres eussent signifié les deux natures dont parlent ces hérétiques, le Christ ne dirait pas : Rendez; car qui d'entre les hommes peut faire une nature? Ensuite, là encore, après avoir parlé des deux arbres, le Seigneur ajoute : « Hypocrites, comment pouvez-vous dire de bonnes choses, puisque vous êtes mauvais (1) ? » Donc tant qu'on est mauvais on ne peut produire de bons fruits, et si on produit de bons fruits, c'est qu'on n'est plus mauvais. C'est ainsi qu'on peut dire avec une exacte vérité : la neige ne saurait être chaude; car, dès qu'elle est chaude, nous ne l'appelons plus neige mais eau. Il peut donc se faire que ce qui était neige ne le soit plus, mais non qu'il y ait de la neige chaude. Ainsi il peut arriver que celui était mauvais cesse de l'être, et néanmoins il est impossible qu'un homme mauvais fasse le bien, quoiqu'il puisse parfois être utile : mais alors ce

 

1 Matt. XII, 33, 34.

 

n'est pas lui qui fait le bien ; le bien se fait à son occasion, par l'action de la divine Providence. C'est ainsi qu'il a été dit des pharisiens: « Faites ce qu'ils disent, mais ne faites pas ce qu'ils font. » S'ils disaient de bonnes choses, et si ce qu'ils disaient était utile à entendre et à pratiquer, ce n'était point leur oeuvre. Car, dit le Seigneur , « ils sont assis sur la chaire de Moïse (1). » Ils pouvaient donc, grâce à la divine Providence, être utiles en prêchant la Loi de Dieu et faire du bien à leurs auditeurs sans s'en faire à eux-mêmes. C'est des hommes de ce genre qu'un prophète a dit ailleurs : « Vous avez semé du froment et vous recueillerez des épines (2); » parce qu'ils enseignaient le bien et faisaient le mal. Ceux qui les écoutaient et mettaient leurs maximes en pratique ne cueillaient donc pas des raisins sur des épines, mais cueillaient des raisins sur la vigne à travers les épines; comme si quelqu'un, passant la main par une haie, cueillait un raisin sur le cep que la haie entoure. Ce serait bien le fruit, non des épines, mais de la vigne.

80. On a certainement très-grande raison de demander à quels fruits le Seigneur veut que nous fassions attention pour connaître l'arbre. Car beaucoup estiment comme fruits, ce qui fait partie des vêtements des brebis, et, par là, sont trompés par les loups : tels sont le: jeûnes par exemple, les prières où les aumônes : toutes oeuvres qui peuvent être faites par des hypocrites, autrement on n'aurait pas dit plus haut : « Prenez garde à ne pas faire votre justice devant les hommes, pour être vus d'eux. » Ce principe une fois passé, le Sauveur détaille ces trois espèces de bonnes oeuvres : l'aumône, la prière, le jeûne. Beaucoup donnent abondamment aux pauvres, non par pitié mais par ambition; beaucoup prient, ou plutôt paraissent prier, sans avoir Dieu en vue, mais dans le désir de plaire aux hommes; beaucoup jeûnent, et font parade d'une abstinence prodigieuse aux yeux de ceux qui regardent cette vertu comme difficile et honorable; et par ces ruses il se séduisent, trompant, d'une part, par des fausses apparences, et de l'autre, pillant et tuant ceux qui ne savent pas voir les loups sous ces peaux de brebis. Le Seigneur nous avertit donc que ce ne sont pas là des fruits auxquels on puisse juger un arbre. En effet, quand tout cela procède d'un coeur droit et sincère, ce sont là des véritables

 

1 Matt, XXIII, 3, 2. — 2 Jér. XII, 13.

 

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vêtements de brebis; mais quand une erreur coupable en est la source, cela ne couvre pas autre chose que des loups. Cependant les brebis ne doivent pas répudier leurs vêtements, parce que le plus souvent les loups s'en servent pour se cacher.

84. C'est donc l'Apôtre qui nous dira à quels fruits nous reconnaîtrons l'arbre mauvais : « On connaît aisément les oeuvres de la chair, qui sont: les fornications, les impuretés, la luxure, le culte des idoles, les empoisonnements, les inimitiés, les contestations, les jalousies, les colères, les dissensions, les hérésies, les sectes, les envies, les ivrogneries, les débauches de table, et «autres choses semblables; je vous le dis, comme je vous l'ai déjà dit : ceux qui font de telles choses n'obtiendront point le royaume de Dieu. » Le même Apôtre nous dit ensuite à quels fruits nous connaîtrons qu'un arbre est bon : « Au contraire les fruits de l'Esprit sont : la charité, la joie, la paix, la longanimité, la bienveillance, la bonté, la foi, la mansuétude, la continence (1). » Il faut savoir que le mot joie est pris ici dans son sens propre; car à la rigueur les méchants ne peuvent goûter la joie, mais seulement s'étourdir; comme nous avons dit plus haut que le mot volonté a aussi son sens propre qui ne saurait s'appliquer aux méchants dans la pensée de ce texte : « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le leur aussi. » Le prophète donne encore la même signification au mot j oie, et suppose qu'elle n'existe que chez les bons, quand il dit : « Il n'y a pas de joie pour les impies , dit le Seigneur (2). » Il en est de même de la foi, qui strictement ne s'entend pas d'une foi quelconque, mais de la véritable foi. Tout cela ne peut avoir son simulacre chez les hommes méchants et imposteurs, au point de tromper celui qui n'a pas encore l'oeil simple pour tout démêler. Il était donc tout à fait dans l'ordre de parler d'abord de la nécessité de purifier l'oeil, et de dire ensuite contre quoi il faut se tenir en garde.

 

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CHAPITRE XXV. NÉCESSITÉ DE PRATIQUER.

 

82. Mais comme, même avec un oeil pur, c'est-à-dire avec un coeur simple et sincère, on ne peut lire dans le coeur d'un autre, ce sont les

 

1 Gal. V, 19-23. — 2 Is. LVII, 91 selon les Sept.

 

tentations qui mettent au jour ce que les actes ou les paroles laissent ignorer. Or il y a deux espèces de tentations: ou l'espoir d'acquérir quelque avantage temporel, ou la crainte de le perdre. Il faut bien prendre garde, tout en     cherchant la sagesse qui ne se trouve que dans le Christ en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science (1), il faut bien prendre garde à ne pas nous laisser tromper, sous le nom du Christ, par des hérétiques ou par des gens peu éclairés et partisans de ce siècle. Voilà pourquoi le Seigneur continue et nous dit : « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux ; mais celui qui fait la volonté de mon Père, celui-là entrera dans le royaume des cieux. » Par là nous sommes avertis de ne pas nous imaginer qu'il suffise de dire : « Seigneur, Seigneur, » pour être un arbre bon et porter de bons fruits. Les bons fruits consistent à faire la volonté du Père qui est dans les cieux, selon l'exemple que le Seigneur lui-même nous en a donné dans sa personne.

83. On pourrait être embarrassé d'arranger ce passage avec cet autre de l'Apôtre : « Personne parlant dans l'Esprit de Dieu, ne dit anathème à Jésus ; et personne ne peut dire Seigneur Jésus, que par l'Esprit-Saint (2). » En effet, d'une part, nous ne pouvons dire que des hommes ayant l'Esprit-Saint n'entreront pas dans le royaume des cieux, s'ils persévèrent jusqu'à la fin ; et, de l'autre, nous ne pouvons affirmer que ceux qui disent Seigneur, Seigneur, » et n'entrent pas dans le royaume des cieux, ont l'Esprit-Saint. Que signifient donc ces paroles: « dire Seigneur Jésus », sinon que, sous ce mot dire, l'Apôtre sous-entend la volonté et l'intelligence de celui qui parle? De son côté le Seigneur a dit cri général : « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux. » Car celui qui ne veut pas ou ne comprend pas ce qu'il dit, a cependant l'air de dire; mais celui-là seul dit réellement qui exprime sa volonté et sa pensée par le son de sa voix. C'est ainsi que, plus haut, dans l'énumération des fruits du Saint-Esprit, le mot joie, est pris dans son sens propre, et non dans celui où l'Apôtre l'emploie quand il dit : « Elle (la charité) ne se réjouit point de l'iniquité (3). » Comme si on pouvait se réjouir de l'iniquité! comme si ce

 

1 Col. II, 3. —  2 I Cor, XII, 8. —  3 Ib. XIII, 6.

 

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n'était pas là une agitation, un troublé de l'âme, et non la joie, que les bons seuls peuvent goûter! Donc on peut avoir l'air de dire, quand on se contente de parler, sans comprendre et sans pratiquer ce qu'on exprime ; et c'est en ce sens que le Seigneur dit : « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux. » Mais ceux-là parlent véritablement et proprement chez qui la volonté et l'intelligence sont d'accord avec la parole, et c'est à ce point de vue que l'Apôtre a dit: « Personne ne peut dire Seigneur Jésus que par l'Esprit-Saint. »

84. Un point très-important et relatif à ce sujet, c'est donc qu'en cherchant à connaître la vérité, nous ne nous laissions point tromper, non-seulement par ceux qui se couvrent du nom du Christ sans que leur conduite y réponde, mais encore par certains faits et par certains prodiges, comme le Seigneur en a fait en vue des infidèles, tout en nous avertissant de ne pas nous y laisser prendre et de ne pas toujours supposer une sagesse invisible là où nous voyons un miracle visible. C'est pourquoi il ajoute : « Beaucoup me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n'est-ce pas en votre nom que nous avons prophétisé, en votre nom que nous avons chassé les démons, et en votre nom que nous avons fait beaucoup de miracles? Et alors je leur dirai: Je ne vous ai jamais connus, retirez-vous de moi, ouvriers d'iniquité. » Le Seigneur ne reconnaîtra donc que celui qui pratique la justice. Car il a défendu même à ses disciples de se réjouir de telles choses, par exemple, de ce que les démons leur obéissaient. « Mais, leur dit-il, réjouissez-vous de ce que vos noms sont écrits dans les cieux (1), » c'est-à-dire, je pense, dans cette cité de la Jérusalem céleste, où régneront seulement les justes et les saints. « Ne savez-vous pas, dit l'Apôtre,  que les injustes ne posséderont pas le royaume de Dieu (2)? »

85. Mais peut-être quelqu'un dira-t-il que les injustes ne peuvent faire ces miracles visibles, et regardera-t-il commodes menteurs ceux qui diront: « C'est en votre nom que nous avons prophétisé, et chassé les démons et fait beaucoup de miracles. » Qu'il lise alors tout ce qu'ont fait les magiciens d'Égypte par opposition à Moïse, le serviteur de Dieu (3); ou s'il ne le veut pas, par la raison que ces magiciens n'agissaient pas au nom

 

1 Luc, X, 20. —  2 I Cor. VI, 9. — 3 Ex. VII, VIII.

 

du Christ, qu'il lise au moins ce que le Christ lui-même a dit, en parlant des faux prophètes : « Alors si quelqu'un vous dit: Voici le Christ, ici ou là, ne le croyez pas. Car il s'élèvera de faux «Christs et de faux prophètes; ils feront de grands signes et des prodiges, jusqu'à induire en erreur, s'il peut se faire, même les élus (1). »

86. Combien donc un oeil pur et simple est nécessaire pour trouver la voie de la sagesse, autour de laquelle les hommes pervers déploient tant d'artifices et d'erreurs ! Échapper, à toutes leurs embûches, c'est parvenir à la paix assurée, à l'immuable et solide sagesse. Car il est extrêmement à craindre de ne pas voir, dans la chaleur de la discussion et de la dispute, ce qu'il n'est donné qu'à un petit nombre de voir; vu que le bruit de la contradiction est peu de chose, quand on n'en fait pas soi-même. C'est à cela que se rattachent ces paroles de l'Apôtre: « Il ne faut pas qu'un serviteur de Dieu dispute, mais qu'il soit doux envers tous, docile, capable d'enseigner, parlent, reprenant modestement ceux qui sont d'une opinion opposée ; dans l'espérance que Dieu leur donnera un jour l'esprit de pénitence pour connaître la vérité (2). » Donc : « Bienheureux les pacifiques, parce qu'ils seront appelés enfants de Dieu (3). »

87. Il faut par conséquent bien faire attention à la terrible conclusion de tout ce discours. « Ainsi quiconque entend ces paroles que je dis et les accomplit, sera comparé à un homme sage qui a bâti sa maison sur la pierre. » En effet ce n'est qu'en agissant qu'on donne de la solidité à ce qu'on entend ou à ce qu'on comprend. Et si le Christ est la pierre, comme l'enseignent plusieurs endroits des Écritures(4), celui-là bâti t sur le Christ, qui met ses leçons en pratique. « La pluie est descendue, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur la pierre. » Celui-là ne craint donc pas les superstitions ténébreuses, car la pluie n'a pas d'autre signification, quand on la prend en mauvais sens; ni les vaines rumeurs des hommes, que l'on compare aux vents, je pense; ni le torrent de celle vie, l'entraînement des concupiscences charnelles qui inonde, pour ainsi dire, la terre. En effet, voilà les trois genres d'adversité qui abattent l'homme que la prospérité séduit, mais on n'a rien à en craindre quand on a une maison, fondée sur la pierre, c'est-à-dire,

 

1 Matt. XXIV, 23-26. —  2 II Tim. II, 24. — 3 Matt. , V, 9. —  4 I Cor. X, 4.

 

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quand on ne se contente pas d'entendre les ordres du Seigneur, mais qu'on les accomplit. Celui au contraire qui les entend et ne les accomplit pas, est grandement exposé à tous ces périls : car il n'a pas de fondement solide; en entendant et en n'accomplissant pas, il élève un édifice ruineux. Le Christ ajoute donc: « Et quiconque entend ces paroles que je dis et ne les accomplit point, sera semblable à un homme insensé qui bâtit sur le sable ; la pluie est descendue, les fleuves se sont débordés, les vents ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, et elle s'est écroulée et sa ruine a été grande.

« Or il arriva que lorsque Jésus eut achevé ces discours le peuple était dans l'admiration de sa doctrine ; car il les instruisait comme ayant autorité et non comme leurs scribes et leurs pharisiens. » J'ai indiqué plus haut que tout avait été prédit, par le Psalmiste, quand il disait: « J'agirai en mettant, ma confiance en lui ; les paroles du Seigneur sont des paroles pures, de l'argent éprouvé par le feu, dégagé de la terre, purifié jusqu'à sept fois (1). » C'est ce nombre sept qui m'a fait rattacher ces préceptes aux sept sentences que le Seigneur a exprimées au commencement de ce discours, et aux sept opérations du Saint-Esprit mentionnées par le prophète Isaïe (2). Mais soit qu'on adopte cette division, soit qu'on en préfère une autre, il faut accomplir ce que nous avons appris du Seigneur, si nous voulons bâtir sur la pierre.

 

1 Ps, XI, 6, 7. —  2 Is. XI, 2, 3.

   

Traduction de M. l'abbé DEVOILLE.  

 

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