LETTRE LXXIII
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

LETTRE LXXIII. (Année 397.)

 

On vient de voir le caractère de saint Jérôme, qui, au milieu même des plus hautes vertus chrétiennes, avait gardé quelque chose de son impétuosité naturelle; on va voir le caractère de saint Augustin; il se plaint doucement d'une certaine âpreté de langage, reconnaît son tort involontaire et en demande pardon; il ne craint ni les coups ni la correction, pourvu que la vérité lui apparaisse, et déplore la distance qui le sépare de saint Jérôme, qu'il voudrait écouter comme un maître dans la science des Ecritures. A l'occasion de la célèbre rupture entre le solitaire de Bethléem et son ancien ami Ruffin, l'évêque d'Hippone parle de l'amitié et de lui-même dans des termes élevés et profonds.

 

AUGUSTIN AU VÉNÉRABLE SEIGNEUR ET TRÈS-DÉSIRÉ FRÈRE JÉRÔME, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

1. Vous aurez reçu, je pense, avant cette lettre, celle que je vous ai envoyée par le serviteur de Dieu, notre fils, le diacre Cyprien ; vous y aurez appris avec certitude que la lettre dont une copie vous est parvenue est bien de moi (et déjà je crois vous voir, dans votre réponse, m'accabler de coups comme Entelle frappait de ses gantelets garnis de plomb l'audacieux Darès); cependant je réponds à ce que vous avez daigné m'écrire par notre saint fils Astérius (1); j'y ai trouvé plusieurs marques de votre bienveillante charité, et en même temps les indices de quelque offense reçue de moi; car si j'y lisais de douces paroles, bientôt aussi je m'y sentais blessé. Ce qui me surprenait pardessus tout, c'est qu'après avoir avancé que vous ne voulez pas croire témérairement que je sois l'auteur de la lettre, de peur que, blessé de votre réponse, je n'aie le droit de vous dire qu'il fallait d'abord vous assurer si elle était de moi, vous me commandez ensuite de vous déclarer nettement si je l'ai écrite, ou de vous en envoyer une copie plus fidèle, afin que nous puissions disputer sur les Ecritures sans aucune aigreur. Comment pourrions-nous le faire sans aigreur si vous vous préparez à me blesser? et si vous n'y pensez pas, comment serait-il possible que, blessé par vous sans que vous l'ayez voulu, j'aie le droit de me plaindre que vous n'ayez pas prouvé que la lettre était de moi, avant de me répondre ainsi, c'est-à-dire avant de m'offenser? Car si vous ne m'aviez pas blessé en me répondant, je ne pourrais pas me plaindre avec justice; et puisque vous

1. Ci-dessus, lett. LXVIII.

 

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répondez de manière à m'offenser, quelle place nous reste-t-il pour discuter sans aucune aigreur sur les Ecritures? Pour moi, à Dieu ne plaise que je m'offense si vous voulez et si vous pouvez me prouver que vous avez compris mieux que moi ce passage de l'Epître de l'Apôtre ou tout autre passage des saintes Ecritures ! Bien plus, à Dieu ne plaise que je ne regarde comme un gain et que je ne reçoive avec action de grâce les lumières qui me viendront de vous pour m'instruire, les avertissements pour me corriger !

2. Mais cependant, mon très-cher frère, si vous ne vous étiez pas cru blessé par mes écrits, vous ne pourriez pas me croire blessé par votre réponse; je ne pourrais jamais penser que vous eussiez répondu de manière à m'offenser si vous-même ne vous étiez senti offensé. Et si vous m'avez jugé assez dépourvu de sens pour me fâcher d'une réponse qui eût été inoffensive, cette idée est elle-même une offense. Mais ne m'ayant jamais trouvé tel , vous ne voudriez pas témérairement me supposer ce caractère, vous qui avez refusé de croire que la lettre fût de moi , même en y reconnaissant mon style. Si donc vous avez vu avec raison que j'aurais lieu de me plaindre dans le cas où vous m'attribueriez ce qui n'est pas de moi, avec quelle plus grande justice je me plaindrais si vous me preniez témérairement pour ce que je ne suis pas? Vous ne vous tromperiez donc pas au point de croire que je sois assez insensé pour me plaindre de ce qui dans votre réponse n'aurait rien de blessant.

3. Ce qui reste maintenant, c'est que vous seriez disposé à m'adresser une réponse offensante, si vous saviez avec certitude que la lettre vînt de moi; et ici, comme je ne puis croire que vous vouliez me blesser sans motif, je n'ai plus qu'à confesser ma faute, à reconnaître que je vous ai blessé le premier dans cette lettre que je ne puis désavouer. Mais pourquoi m'efforcerai-je d'aller contre le courant du. fleuve, et ne demanderai je pas plutôt pardon? Je vous conjure donc, par la douceur du Christ, de me pardonner si je vous ai offensé, et de ne pas me rendre le mal pour le mal en m'offensant à votre tour. Or, vous m'offenseriez si vous ne me disiez pas ce que vous avez pu trouver à relever dans mes actes ou dans mes paroles; car si vous repreniez en moi ce qui n'est pas répréhensible, vous vous blesseriez vous-même plus que moi; un homme de votre vertu et de votre sainte profession ne le fera jamais avec la volonté de me blesser; vous ne blâmerez jamais en moi avec malignité ce que vous saurez dans votre coeur ne pas être digne de blâme. Donc, ou reprenez-moi avec une âme bienveillante, quoiqu'il n'y ait pas de faute là où vous en voyez, ou bien traitez paternellement celui que vous ne pouvez pas condamner. Il peut se faire que ce que vous croyez ne soit pas la vérité, quoique la charité inspire toujours ce que vous faites. Je recevrais avec gratitude . une correction très-amicale, lors même que je n'aurais pas tort, ou je reconnaîtrais à la fois et votre bienveillance et ma faute, et, autant que le Seigneur le permettrait, je me montrerais reconnaissant envers mon censeur et je me corrigerais.

4. Pourquoi donc redouterais-je, comme les cestes d'Entelle, vos paroles, dures peut-être, mais certainement salutaires ? Darès trouvait un rival qui le meurtrissait et non pas un médecin; il était vaincu et non pas guéri. Pour moi, si je reçois tranquillement comme un remède votre censure, je ne sentirai pas de douleur; et si la faiblesse humaine ou la mienne est telle que j'éprouve quelque affliction d'un reproche mérité, mieux vaut souffrir à la tête pour la guérison du mal que de garder le mal pour ne pas vouloir toucher à la tête. Il avait bien vu cela, celui qui a dit que nos ennemis nous sont plus utiles en nous cherchant querelle que nos amis en n'osant pas nous reprendre. Ceux-là, dans leur agression, nous disent parfois des vérités dont nous pouvons tirer profit ; ceux-ci au contraire, n'usent pas de toute la liberté qu'ils doivent à la justice, parce qu'ils craignent de porter quelque atteinte à la douceur de l'amitié. Vous vous comparez au bœuf, vieux de corps, mais vigoureux encore par l'esprit, et continuant à travailler utilement dans l'aire du Seigneur; me voilà, et si j'ai dit quelque chose de mal, foulez-moi de toute la force de votre pied. Je ne me plaindrai point du poids de votre âge, pourvu que la paille de ma faute soit broyée.

5. Aussi les mots qui terminent votre lettre, je les lis ou je les repasse en soupirant ardemment. « Plût à Dieu, dites-vous, que je méritasse vos embrassements, et qu'en des entretiens mutuels nous puissions apprendre quelque chose l'un de l'autre ! » Et moi je dis: plût à Dieu au moins que nous habitassions des contrées voisines, et qu'à défaut (89) d'entretiens, nous pussions recevoir fréquemment l'un de l'autre des lettres ! Telle est la distance qui nous sépare que je me rappelle vous avoir écrit étant jeune sur le passage de l'Epître de l'Apôtre aux Galates, et voilà que, déjà vieux, je n'ai reçu encore aucune réponse; et que, je ne sais par quelle occasion, une copie de ma lettre vous est parvenue plutôt que ma lettre elle-même, malgré tous mes soins; car l'homme qui s'en était chargé ne vous l'a point portée et ne me l'a pas rapportée. Il y a de si belles choses dans les lettres de vous qui ont pu venir entre mes mains que, si je pouvais, je préférerais à toutes mes études la joie utile de m'attacher à vos côtés. Ne pouvant faire cela, je songe à envoyer vers vous, pour s'instruire, quelqu'un de mes fils dans le Seigneur, si vous voulez bien me répondre aussi à cet égard. Je vois que je n'ai et n'aurai jamais autant que vous la science des divines Ecritures ; et si j'en possède quelque chose , je le dispense comme je puis, au peuple de Dieu. Il m'est absolument impossible, à cause des occupations ecclésiastiques, de m'appliquer à l'étude qu'autant qu'il le faut pour l'instruction des peuples qui m'écoutent.

6. J'ignore quels sont ces écrits injurieux qui sont parvenus contre vous en Afrique. Cependant j'ai reçu la réponse que vous y avez faite et que vous avez daigné m'envoyer. Après l'avoir lue, j'ai déploré amèrement de voir de si vives discordes entre deux amis aussi intimes, dont jusque-là presque toutes les églises avaient connu les étroites relations. On remarque assez dans votre lettre combien vous vous modérez, combien vous retenez les traits de votre indignation, afin de ne pas rendre injure pour injure. Cependant, si, en lisant cette lettre, j'ai séché de douleur et frissonné d'effroi, qu'éprouverais-je si ce qui a été écrit contre vous tombait entre mes mains ? « Malheur au monde par les scandales (1). » Voilà que nous voyons arriver, voilà que s'accomplit ce que la Vérité a dit: « Parce que l'iniquité abondera, la charité de plusieurs se refroidira (2). » Quels cœurs désormais pourront s'épancher avec confiance et sécurité ? Dans le sein de qui l'amitié pourra-t-elle se jeter tout entière? de quel ami n'aura-t-on pas peur comme d'un futur ennemi, si cette division que nous pleurons a pu naître entre Jérôme et Ruffin ? O triste et misérable condition humaine ! ô qu'il

 

1. Matt. XVIII, 7. — 2. Matt. XXIV, 12.

 

y a peu à se fier aux amis pour le présent, quand on ne sait rien de leurs sentiments pour l'avenir ! Mais pourquoi gémirait-on de cette ignorance où l'on est à l'égard l'un de l'autre lorsque l'homme ne sait pas lui-même ce qu'il sera ? C'est à peine s'il se connaît dans le présent; mais ce qu'il sera dans l'avenir, il l'ignore.

7. Cette connaissance, non-seulement de l'état présent, mais encore de l'état futur, se trouve-t-elle dans les bienheureux et saints anges ? Et lorsque le démon était encore un bon ange, comment pouvait-il être heureux s'il savait son iniquité future et son éternel supplice? Voilà ce que j'ignore complètement. Je voudrais avoir votre sentiment sur ce point, si toutefois c'est là une chose qu'il faille connaître. Voyez ce que font les terres et les mers qui nous séparent corporellement. Si j'étais cette lettre que vous lisez en ce moment, vous répondriez déjà à ma question; et maintenant quand ferez-vous, quand enverrez-vous votre réponse? quand arrivera-t-elle ici? quand la recevrai-je ? puissé-je attendre patiemment cette réponse qui ne me parviendra jamais aussitôt que je le voudrais ! Je reviens donc aux paroles de votre lettre, si remplies de votre saint désir, et je dis à mon tour : Plût à Dieu « que je méritasse ces embrassements, et que nous pussions, en des entretiens mutuels, « apprendre quelque chose l'un de l'autre ! » s'il est possible toutefois que je puisse jamais vous rien apprendre !

8. Je ne trouve pas une petite consolation dans ces paroles, qui ne sont plus seulement les vôtres, mais qui sont aussi les miennes; elles me charment et me raniment, pendant que notre mutuel désir est toujours suspendu et jamais accompli. J'y sens aussi tous les déchirements d'une vive douleur, lorsque je pense à vous et à Ruffin, à qui Dieu avait si largement accordé ce que nous désirons l'un et l'autre. Hélas ! après avoir goûté ensemble, et dans l'union la plus tendre, le miel des saintes Ecritures, vous avez laissé se répandre entre vous deux une amertume, qui désormais deviendra un sujet d'effroi pour tout homme en tout lieu; puisque ce dissentiment malheureux vous est arrivé dans la maturité de l'âge et au milieu de vos saintes études, quand, affranchis des affaires du siècle, vous suiviez tous deux le Seigneur, et que vous viviez ensemble sur cette terre où le Seigneur a marché de ses pieds (90) humains, et où il a dit: « Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix (1) » Vraiment « la vie humaine, sur la terre, est une tentation (2). » Hélas ! pourquoi faut-il que je ne puisse vous rencontrer tous les deux ensemble quelque part ? Peut-être, dans mon émotion, ma douleur et ma crainte, je me jetterais à vos pieds, je pleurerais tant que je pourrais ; je prierais, autant que j'aimerais, chacun de vous pour lui-même, et l'un pour l'autre, pour les autres aussi, et surtout pour les faibles, pour lesquels le Christ est mort (3) et pour qui vous êtes un très-dangereux spectacle; ah ! je vous conjurerais de ne pas répandre l'un contre l'autre des écrits que vous ne pourriez plus effacer aux jours de votre réconciliation, et que vous craindriez de relire, de peur de vous brouiller encore une fois.

9. Je dis franchement à votre charité que rien ne m'a plus alarmé que cet exemple, en lisant dans votre lettre certains passages assez vifs; ce qui m'inquiète, ce n'est pas ce que vous dites d'Entelle et du boeuf fatigué, où la plaisanterie semble tenir plus de place que la menace; c'est l'endroit dont j'ai déjà parlé, plus peut-être que je n'aurais dû, mais pas plus que je n'étais inquiet, l'endroit où vous me dites sérieusement : « De peur que, vous sentant blessé, vous n'ayez raison de vous plaindre. » Je vous demande, si cela se peut, que nous cherchions et que nous discutions ensemble de façon à nourrir nos âmes sans l'amertume de la mésintelligence. Mais, si je ne puis dire ce qui me paraît répréhensible dans vos écrits, ni vous dans les miens, sans que nous nous soupçonnions de jalousie ou sans que notre amitié soit blessée, laissons là ces choses, épargnons ces épreuves à notre vie et à notre salut. Mieux vaut ne pas beaucoup avancer dans la science qui enfle, que de blesser la charité qui édifie (4). Moi, je me sens bien loin de cette perfection dont il a été dit : « Celui-là est un homme parfait qui n'offense point dans sa parole (5). » Mais je crois pou. voir, dans la miséricorde de Dieu, vous demander facilement pardon, si je vous ai offensé en quelque chose : et vous devez me le dire, afin que, quand je vous aurai écouté, vous gagniez votre frère (6). Il ne faut pas, parce que l'éloignement vous empêche de me reprendre de vive voix, permettre que je me trompe. Oui, en

 

1. Jean, XIV, 27. — 2. Job, III, 1. — 3. I Cor. VII, 11. — 4. Cor. VIII, 2. — 5 Jacq. III, 2. — 6. Matt. XVIII, 15.

 

ce qui touche la matière de nos études, si je fais, si je crois, si je pense tenir quelque chose de vrai et sur quoi votre sentiment diffère du mien, je m'efforcerai de le défendre, autant que le Seigneur le permettra, sans vous faire la moindre offense. Mais, si je venais à reconnaître que vous fussiez blessé, je ne demanderais rien autre que mon pardon.

10. Je n'ai pu vous fâcher, je crois, qu'en disant ce que je n'ai pas dû dire ou autrement que je n'aurais dû le dire ; je ne m'étonne point en effet que nous ne nous connaissions pas l'un l'autre autant que nous connaissent ceux qui vivent avec nous dans notre intimité. J'avoue que je me livre aisément tout entier à leur charité, surtout parce que je suis fatigué des scandales du siècle; je m'y repose sans que rien m'inquiète, car je sens que Dieu est là, que c'est vers lui que je me jette en toute sécurité, et que c'est en lui que tranquillement je me repose. Je n'y redoute point cet incertain lendemain de la fragilité humaine qui tout à l'heure me faisait gémir. Quand je sens qu'un homme embrasé de la charité chrétienne est devenu mon fidèle ami, tout ce que je lui confie de mes projets et de mes pensées, ce n'est pas à l'homme que je le confie, mais à celui en qui il demeure et qui l'a fait tel; car « Dieu est charité; et celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui (1). » Si cet homme délaisse la charité, il me causera nécessairement autant de douleur par sa désertion qu'il lue causait de joie par sa constance. Et toutefois faisons en sorte que, devenu ennemi, d'ami intime qu'il était, il ne puisse s'armer contre nous que de ses propres ruses, et que sa colère ne puisse rien trouver à dévoiler. Chacun est en mesure de pratiquer aisément ceci, non point en cachant ce qu'il aura fait, mais en ne faisant rien qu'il veuille cacher. Aussi la miséricorde de Dieu accorde aux hommes bons et pieux de vivre en toute liberté et sécurité avec leurs amis, quelles que puissent être leurs dispositions futures, de ne pas découvrir les fautes d'autrui qui leur auraient été confiées, et de ne rien faire eux-mêmes dont ils redouteraient la révélation. Lorsqu'un médisant invente une fausseté, ou bien on ne le croit pas, ou bien si on le croit, la réputation est maltraitée sans que la pureté de la vie soit atteinte. Mais quand nous commettons réellement le mal, nous avons un ennemi intime,

 

1. Jean, IV.

 

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lors même que l'indiscrétion ou la rancune d'aucun ami intime ne le découvrirait point. C'est pourquoi, quel sage ne reconnaîtra pas votre patience à supporter, aidé d'une bonne conscience, les violentes et incroyables attaques de celui qui fut jadis votre ami? Pendant que les uns méprisent ces accusations et que d'autres peut-être y ajoutent foi, on voit comment vous vous en faites des armes de la gauche pour combattre aussi efficacement le démon qu'avec les armes de la droite. J'aurais mieux aimé pourtant qu'il se fût montré plus doux et que vous vous fussiez montré moins bien armé. C'est un grand et triste miracle que de passer de telles amitiés à des inimitiés aussi implacables; ç'en serait un heureux et bien plus grand encore que de revenir d'une telle inimitié à l'étroite union d'autrefois.

   

 

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