LETTRE CX
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

LETTRE CX. (Année 409.)

 

Saint Augustin, dans cette réponse, à laquelle un goût sévère pourrait reprocher une grande insistance sur les idées de dette et de débiteur, parle de l'amitié et des louanges entre amis avec beaucoup de coeur et de finesse; l'affectueuse reconnaissance, l'humilité, la leçon chrétienne faite à un ami qui s'est trop laissé aller au mouvement de son âme,tout se mêle ici avec charme et gravité. Des louanges adressées à l'évêque d'Hippone, c'est un dérangement qu'on lui cause; il faut répondre, et le saint évêque n'en a pas le loisir. Il supplie ses amis d'épargner son temps et de faire, sous ce rapport, bonne garde autour de sa vie.

 

AUGUSTIN ET LES FRÈRES QUI SONT AVEC LUI, AU BIENHEUREUX ET DOUX SEIGNEUR , AU VÉNÉRABLE ET TRÈS-CHER FRÈRE SÉVÈRE, SON COLLÈGUE DANS LE SACERDOCE, ET AUX FRÈRES QUI VIVENT AVEC LUI, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

1. La lettre que vous a remise de ma part notre très-cher fils, le diacre Timothée, était déjà prête pour être emportée, quand nos fils Quodvultdeus et Gaudens sont arrivés avec une lettre de vous. C'est pour cela que Timothée, sur le point de son départ, ne vous a pas porté ma réponse; il est encore un peu resté auprès de nous après l'arrivée de votre lettre, mais il semblait toujours qu'il allait partir ; quand même je lui aurais confié ma réponse, je serais resté votre débiteur. Car maintenant que je parais vous répondre, je vous suis encore redevable; je ne parle pas ici de la dette de la charité, qui demeure toujours à notre charge à mesure que nous la payons davantage, puisque nous sommes à l'égard de la charité des débiteurs perpétuels, selon ces paroles de l'Apôtre ; « Ne devez rien à personne sinon de vous ai« mer mutuellement (1) ; » mais c'est à votre lettre elle-même que je ne saurais pleinement satisfaire : comment suffire à reconnaître tout ce qu'elle renferme de doux , et cette affectueuse avidité qu'elle exprime pour tout ce qui vient de moi? Elle ne m'apporte rien que je ne connaisse déjà; mais quoiqu'elle ne m'apprenne pas une chose nouvelle, elle exige cependant une nouvelle réponse.

2. Vous vous étonnez peut-être que je me dise ici débiteur insolvable, vous qui pensez

 

1. Rom. XIII, 8.

 

tant de bien de moi et qui croyez me connaître comme je me connais moi-même : mais c'est là précisément ce qui rend si difficile ma réponse à votre lettre, car je ne dirai pas tout ce que je pense de vous pour épargner votre modestie, et, en le faisant, je ne paierai pas tout ce que je vous dois pour les grandes louanges que vous m'avez données. Je ne m'en inquiéterais pas, si je savais que ce que vous m'avez dit, au lieu d'être inspiré par la charité la plus sincère, l'a été par la flatterie ennemie de l'amitié. Dans ce cas, je ne deviendrais pas votre débiteur, parce que je ne devrais vous rendre rien de pareil; mais plus je connais la sincérité de votre langage, plus je sens combien je vous suis redevable.

3. Mais voyez ce qui m'arrive : je viens de me louer en quelque sorte moi-même en avouant que c'est avec sincérité que vous m'avez loué. Pourquoi dirais-je autre chose de vous que ce que j'en ai dit à celui que vous savez? Voilà que je me suis fait à moi-même une nouvelle question que vous n'avez pas posée, et peut-être en attendez-vous de moi la solution; ainsi ma dette eût été trop peu de chose si je n'y avais moi-même largement ajouté; néanmoins il est facile de montrer, et si je ne le montrais pas, vous verriez aisément qu'on peut dire vrai en manquant de sincérité, et qu'on peut dire avec sincérité ce qui n'est pas vrai. Celui qui parle comme il pense, parle sincèrement, quand même ce qu'il dit n'est pas la vérité; mais celui qui parle autrement qu'il ne croit, n'est pas sincère, lors même qu'il dit la vérité. Je suis sûr que vous pensez ce que vous avez écrit; mais je ne reconnais point en moi ce que vous y louez, et vous avez pu sincèrement dire de moi ce qui n'est pas la vérité.

4. Mais je ne veux pas que vous vous laissiez tromper même, par votre amitié ; je suis le débiteur de cette amitié, parce que, je le répète, si je n'épargnais pas votre modestie, je pourrais dire sincèrement et affectueusement de vous ce qui ne serait que vrai. Pour moi, quand je suis loué par un frère et un ami de mon âme, il me semble que je me loue moi-même vous voyez combien cela pèse, lors même qu'on ne dirait que la vérité ; et comme vous êtes un autre moi-même et que nous ne formons qu'une seule et même âme, ne vous trompez-vous pas beaucoup plus en croyant voir en moi ce qui n'y est point, comme lin homme lui-même se (212) trompe en ce qui le touche? Je ne le veux pas, d'abord pour ne pas laisser dans l'erreur quelqu'un que j'aime; ensuite, de peur que vous ne demandiez à Dieu avec moins de ferveur qu'il daigne me conduire au point où vous croyez que je suis déjà. Je ne suis pas votre débiteur au point d'être obligé de penser et de dire de vous par amitié tout le bien que vous reconnaîtriez vous manquer encore, mais la dette de mon amitié doit se borner à dire tout le bien que je suis certain de voir en vous et qui est un don de Dieu. Si je ne le fais pas, ce n'est point par crainte de me tromper, c'est parce que, loué par moi, vous sembleriez vous louer vous-même: et à cause de cette règle de justice, que je ne veux point qu'on le fasse pour moi. D'ailleurs, si on doit le faire, j'aime mieux, quant à moi, rester votre débiteur tant que le sentiment contraire me paraîtra bon; et si on ne doit pas le faire, je ne suis pas non plus votre débiteur.

5. Mais je vois ce que vous pouvez me répondre : Vous parlez ainsi, me direz-vous, comme si j'avais désiré une longue lettre de louanges. A Dieu ne plaise que rien de pareil soit entré dans mon esprit ! Mais votre lettre, toute remplie de mes louanges, vraies ou fausses, n'importe, a demandé que je vous reprenne, même malgré vous; car si vous vouliez que je vous écrivisse autre chose, vous comptiez sur des largesses et non point sur le paiement d'une dette; or il est dans l'ordre de la justice qu'on paie d'abord ce qu'on doit; puis après, si on veut, viennent les libéralités. Si nous songeons plus attentivement aux préceptes du Seigneur, en vous écrivant ce que vous désirez, je paie plutôt que de donner, puisque, selon l'Apôtre, il ne faut devoir rien à personne, sinon de nous aimer mutuellement. Car les devoirs de fraternelle charité commandent que nous aidions, en ce que nous pouvons, celui qui a droit de vouloir qu'on vienne à son aide. Mais, mon cher frère, je crois que vous savez combien de choses sont dans mes mains, et de quel poids d'affaires ma vie d'évêque est accablée ; ils sont courts et rares mes moments de loisir, et si je les donnais à des soins étrangers, je croirais manquer à mon devoir.

6. Vous voulez que je vous écrive une longue lettre, et j'avoue que je le devrais; oui, je le devrais à votre volonté si douce, si sincère et si pure. Mais vous êtes un parfait ami de la justice, et avec la pensée de cette justice que vous avez, vous accueillerez mes paroles. Ce que je dois à vous et aux autres passe avant ce que je ne dois qu'à vous seul; et le temps ne me suffit pas pour tout, lorsque je n'en ai point assez pour ce qui devrait passer avant. C'est pourquoi tous mes amis, et je vous place au premier rang au nom du Christ, feront quelque chose qui sera pour eux un devoir, si non-seulement ils ne m'obligent pas d'écrire en dehors de ce qui m'occupe, mais encore si, autant qu'ils le peuvent, par leur autorité et leur sainte douceur, ils empêchent les autres de s'adresser ainsi à moi ; je ne voudrais point paraître dur . en ne faisant pas ce que chacun en particulier me demande, lorsque de préférence je m'attache à faire ce que je dois à tous. Quand vous viendrez ici selon mes désirs et selon votre promesse, vous verrez de combien d'ouvrages je suis occupé; vous ferez mieux alors ce que je vous demande et vous détournerez plus soigneusement ceux qui auraient envie de me charger d'écrire autre chose. Que le Seigneur notre Dieu remplisse votre coeur qu'il a fait lui-même si vaste et si saint, très-heureux seigneur!

 

 

 

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