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LIVRE DEUXIÈME. DU PÉCHÉ ORIGINEL

 

Saint Augustin prouve que sur la question du péché originel et du baptême des enfants, Pélage enseigne formellement la même doctrine que son disciple Célestius, qui a été solennellement condamné d'abord à Carthage et ensuite à Rome. Cette question, du reste, n'est pas de celles sur lesquelles on puisse errer sans danger pour la foi; on peut même dire que cette erreur s'attaque au fondement de la foi. Enfin, le saint Docteur réfute ceux qui soutiennent que le dogme du péché original est incompatible avec la bonté du mariage, et fait injure à Dieu.

 

1. Quant au baptême des enfants, je vous invite tout d'abord à n'écouter qu'avec une extrême défiance tous ces beaux parleurs qui n'osent formellement refuser à l'enfance le bain de la régénération et de la rémission des péchés, dans la crainte de soulever autour d'eux la plus vive indignation de la part des chrétiens, et qui cependant s'obstinent à soutenir que le péché du premier homme ne se transmet d'aucune manière par la génération charnelle, et que les enfants ne sont coupables en aucune manière du péché originel ; ce qui n'empêche pas qu'on peut leur accorder le baptême pour la rémission des péchés. Ne m'avez-vous pas écrit vous-mêmes que Pélage vous a lu certains passages de l'opuscule qu'il assurait avoir envoyé à Rome? N'avez-vous pas entendu de vos propres oreilles des paroles comme celles-ci : « La formule du baptême conféré aux enfants doit être la même que pour les adultes? » Après un aveu comme celui-là, pourrait-on supposer que le péché originel puisse encore être mis en question? Celui qui les accuserait d'en nier l'existence ne paraîtrait-il pas un infâme calomniateur, jusqu'au moment où il donnerait lecture de ces passages manifestes dans lesquels nos adversaires nient formellement que le péché originel se transmette aux enfants, et affirment que nous naissons tous sans tache et sans souillure?

2. Célestius eut du moins le mérite de se déclarer franchement pour cette erreur. C'est au point qu'à Carthage, dans un jugement épiscopal, il refusa positivement de condamner ceux qui soutiennent que « le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur et non au genre humain, et que les enfants, à leur naissance, sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication». A Rome même, dans le libelle qu'il adressa au pape Zosime, il déclara, sans ambage, « qu'aucun enfant ne naît coupable du péché originel». Nous empruntons les témoignages suivants aux actes ecclésiastiques de Carthage.

3. « L'évêque Aurélius dit : Qu'on lise ce qui suit. On lut que le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur et non pas au genre humain. Après cette lecture, Célestius ajouta : J'ai dit que je doutais de la transmission du péché, sauf toutefois à me ranger de l'avis de celui qui me paraîtra avoir reçu de Dieu la grâce de mieux connaître la question; et, en effet, j'ai entendu bien des choses contradictoires sur ce point de la part de prêtres catholiques. Le diacre Paulin répondit : Déclinez le nom de ces prêtres. Célestius répliqua : Le saint prêtre Rufin de Rome, lequel demeura avec saint Pammachius; je lui ai entendu dire qu'il n'y a pas de transmission de péché. En est-il encore d'autres, demanda Paulin ? J'en ai entendu beaucoup d'autres, répondit Célestius. — Paulin. Donnez-nous leurs noms. — Célestius. Est-ce qu'un seul prêtre ne vous suffit pas? Un peu plus loin nous lisons encore: L'évêque Aurélius dit : Qu'on achève la lecture du libelle. On lut que les enfants, à leur naissance, sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication; et on continua ainsi jusqu'à la fin la lecture de ce court opuscule.

« L'évêque Aurélius dit : Célestius, est-il vrai, comme le diacre Paulin vient de l'affirmer, que vous avez enseigné que les enfants à leur naissance sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication ? — Célestius. Qu'il prouve ce qu'il avance; pourquoi précise-t-il, avant la prévarication ? — Paulin. Niez donc que vous ayez émis cette doctrine. Je lui laisse le choix: .

qu'il affirme que cet enseignement n'est jamais sorti de ses lèvres, ou qu'il le condamne formellement. — Célestius. J'ai dit que je le sommais de nous rendre raison de cette parole : avant la prévarication.(617) — Paulin. Niez-vous que vous ayez émis cette doctrine? — L'évêque Aurélius. Permettez-moi de résumer cette objection : Adam « placé dans le paradis terrestre, et jusque-là destiné à ne pas mourir, est devenu sujet à la mort en punition de son péché. Paulin, est-ce là ce que vous dites ? — Paulin. Oui, c'est bien là ce que j'affirme. — Aurélius. Les enfants à baptiser sont-ils dans le même état qu'Adam avant sa prévarication; ou  bien, par le fait même de leur naissance, sont-ils coupables du péché originel? tel est ce point sur lequel Paulin voudrait entendre les explications de Célestins. — Paulin. Je demande s'il enseigne le péché originel ou s'il le nie. — Célestius. J'ai déjà parlé de la transmission du péché, car parmi les catholiques j'ai entendu les uns affirmer et les autres nier; je crois du reste qu'il y a ici matière à discussion et non pas à hérésie. J'ai toujours dit que les enfants ont besoin du baptême et doivent être baptisés; pourquoi m'en demande-t-il davantage ? »

4. Vous voyez vous-mêmes que tout en concédant le baptême aux enfants, Célestius ne veut point avouer qu'ils naissent coupables du péché originel, et que ce péché soit effacé par le bain de la régénération. Il ne veut point l'avouer, mais il n'ose pas non plus le nier. C'est donc cet état d'incertitude qui l'empêche de condamner ceux qui soutiennent que le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur, et non point au genre humain tout entier, et que les enfants, à leur naissance, sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication.

5. Dans le libelle qu'il a publié à Rome et qui a été cité dans les actes ecclésiastiques, il s'exprime de manière à faire entendre que le doute qui l'agitait a fait place à une conviction véritable. Voici ses paroles : « Les enfants doivent être baptisés pour la rémission des péchés, selon la règle de l'Eglise universelle et selon la doctrine de l'Evangile, dans laquelle le Seigneur établit que le royaume des cieux n'est accessible qu'à ceux qui ont reçu le baptême (1). Puisque ce royaume dépasse les forces de la nature, il ne peut nous être conféré que par la liberté de la grâce. C'est là ce que nous confessons ». S'il ne devait plus revenir sur cette question, nous serions tous persuadés que Célestius admet dans les enfants la rémission du péché originel

 

1. Jean, III, 6.

 

dans le baptême, puisqu'il proclame qu'on doit les baptiser pour la rémission des péchés. Ceci vous rappelle sans doute cette réponse que vous fit Pélage : « La formule employée pour le baptême des enfants est la même que pour le baptême des adultes ». Cet aveu vous a comblés de joie parce que vous croyiez y trouver ce que vous désiriez; et cependant, avant d'accepter ces paroles, nous avons cru devoir les soumettre à un examen plus approfondi.

6. Veuillez donc observer ce que Célestius énonce, sans aucun déguisement, et vous connaîtrez ce que Pélage a voulu vous cacher. Or, voici ce que Célestins ajoute : « En disant que le baptême doit être conféré aux enfants pour la rémission des péchés, nous n'avions aucunement l'intention d'affirmer la transmission originelle du péché, car c'eût été nous mettre en opposition avec le sentiment catholique. En effet, le péché ne saurait naître avec l'homme, puisque plus tard il devient l'oeuvre personnelle de l'homme,. et qu'ainsi il n'est pas un péché de nature, mais un péché de volonté. C'est là ce que nous devons admettre, si nous ne voulons pas paraître établir différents genres de baptême, et, à l'occasion d'un mystère, faire injure au Créateur, en enseignant que le mal est dans l'homme par nature, avant même que cet homme puisse le commettre par sa volonté propre ». Pélage a craint ou rougi de vous exposer, cette doctrine dans toute sa nudité, mais Célestius, plus logique et plus hardi que son maître, n'a craint ni rougi de la formuler nettement et sans ambages devant le siège apostolique.

7. Toutefois, dans son immense miséricorde, le Pontife, voyant Célestius se précipiter comme un furieux dans le gouffre de l'erreur, tenta, s'il était encore possible, de l'arrêter dans sa chute. Au lieu de le frapper d'une condamnation éclatante, qui l'eût précipité dans l'abîme sur lequel il était suspendu, il préféra procéder par voie d'interrogations successives, afin de lui faciliter par ses réponses le moyen de se rattacher à l'unité. J'ai dit que Célestius n'était point encore manifestement tombé dans l'abîme, mais qu'il y était seulement suspendu ; car dans ce même libelle, parlant des questions qu'il posait, il avait dit formellement : « Si quelque erreur, fruit de l'ignorance, s'est glissée (618) dans nos paroles, nous connaissons notre « fragilité humaine, et nous attendons de « vous notre correction et la lumière».

8. Appuyé sur cette promesse de soumission, le vénérable pape Zosime, sentant qu'il avait affaire à un homme que le vent d'une fausse doctrine avait enflé d'orgueil, se proposa de l'amener à une condamnation formelle de toutes les accusations soulevées contre lui par le diacre Paulin, et à une acceptation explicite de la lettre apostolique de son prédécesseur de sainte mémoire. Mais Célestius refusa obstinément de céder sur le premier point; quant à la lettre du pape Innocent, il n'osa la repousser, et alla même jusqu'à promettre « de condamner tout ce « que le Saint-Siège condamnerait ». C'était bien là le frénétique qui, sous l'influence d'une douce chaleur, commence à prendre du repos; toutefois il ne parut pas encore mériter qu'on le relevât de l'excommunication qui pesait sur lui. Néanmoins deux mois lui furent accordés pour réfléchir et pour venir à résipiscence, en attendant qu'une lettre d'Afrique apprît à Rome s'il voulait profiter de l'indulgence qui lui était offerte. Il lui suffisait de déposer son obstination vaniteuse, de se rappeler sa promesse et de lire attentivement la lettre à laquelle il s'était engagé de souscrire ; à ce prix sa guérison était assurée. Mais l'assemblée des évêques d'Afrique, témoin de ses dispositions, dut répondre qu'il n'était que trop juste de confirmer la sentence qui le frappait. Lisez tous ces documents, car nous vous les avons tous adressés.

9. Maintenant, que Pélage s'examine lui-même et porte sur ses écrits un jugement impartial, et il comprendra qu'il est atteint directement par cette sentence. Il a surpris la bonne foi des évêques de Palestine, de là cette apparente justification dont il se flatte ; à Rome, où vous savez qu'il est très-connu, il n'a pu tromper personne, malgré les moyens de toute sorte qu'il a employés pour y parvenir. Le bienheureux pape Zosime ne pouvait pas oublier ce que son glorieux prédécesseur pensait des actes mêmes du procès. Il comprit également ce que cette foi romaine qui doit être prêchée dans le Seigneur à toutes les nations de la terre (1) pouvait penser de Pélage, puisque les Romains, comme un seul homme, réunissaient tous leurs efforts pour

 

1. Rom.  I, 8.

 

venger la vérité catholique des attaques de l'erreur. Pélage n'avait-il pas vécu au milieu de ces Romains? sa doctrine pouvait-elle donc leur rester inconnue ? Ils savaient parfaite. ment aussi que Pélage avait pour disciple fidèle ce même Célestius, sur lequel ils pouvaient rendre un témoignage authentique et véritable. Or, que pensait le saint pape Innocent de ces actes du synode de Palestine, dans lesquels Pélage se flattait de trouver sa justification ? Vous pourrez le savoir en lisant la lettre qu'il nous a écrite à ce sujet, et le mémoire adressé par le synode d'Afrique en réponse au pape Zosime. Quoique nous vous ayons déjà transmis tous ces documents, nous croyons devoir vous les rappeler dans cet ouvrage.

10. Dans une lettre signée par cinq évêques, nous avions parlé de ces actes de Palestine, que nous ne connaissions encore que parla bruit public, et nous disions que Pélage, dans cet orient où il habitait, avait été justifié par un synode ecclésiastique. Nous reçûmes d'In. nocent une réponse dont j'extrais ces quelques lignes : « Ces actes portent la trace d'objections qui lui ont été faites. Mais il en est auxquelles il évite de répondre, et d'autres qu'il n'essaie de réfuter qu'en répandant la plus profonde obscurité. Sur certains points, il s'est justifié par de faux raisonnements bien plus que par des raisons vraies; il avait recours, selon les besoins du moment, tantôt à des dénégations, tantôt à des interprétations inexactes. Mais (ce qui serait vraiment à désirer), plût à Dieu qu'il quittât son erreur pour revenir à la vérité de la foi catholique ! Plût à Dieu qu'il désirât et voulût se justifier en considérant et en reconnaissant cette grâce et ce secours de Dieu dont nous avons besoin tous les jours ! Plût à Dieu qu'il vît la vérité, et que, rentré de coeur, et non sur la foi de je ne sais quels actes, dans la voie catholique, il méritât l'approbation universelle ! Nous ne pouvons ni blâmer ni approuver le jugement porté sur lui, parce que nous ne savons pas si les actes sont véritables ; et s'ils le sont, il paraît évident qu'il s'est bien plus attaché à éluder les questions qu'à se justifier pleinement». Ces paroles vous suffisent pour conclure que le bienheureux pape Innocent proteste de sa résolution de ne parler que de ce qu'il connaît. Vous voyez ce qu'il pensait de la justification de Pélage. Vous voyez les (619) antécédents que le saint pape Zosime avait sous les yeux; en fallait-il davantage pour le porter à confirmer, sans aucune hésitation, le jugement de son prédécesseur ?

11. Ne dois-je pas également vous montrer comment Pélage a trompé les évêques de Palestine, sur la question du baptême des enfants, sans parler de beaucoup d'autres ? Je m'y crois d'autant plus obligé qu'on pourrait peut-être nous accuser d'avoir cherché, non pas à comprendre, mais à calomnier et à soupçonner témérairement la pensée de Pélage, quand nous disons qu'il a caché son opinion et qu'il enseigne absolument la même doctrine que son disciple Célestius, dont pourtant il n'imite pas les allures franches: et libres. Nous savons déjà que Célestius refusa de condamner les propositions suivantes : « Le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur, et nullement au genre humain; les enfants, à leur naissance, sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication». Ne comprenait-il pas que condamner ces propositions c'était affirmer hautement la transmission originelle du péché d'Adam? Or, quand Pélage se vit accusé de partager sur ce point encore la doctrine de son disciple Célestius, il n'hésita point à la condamner. Je sais que vous avez lu les actes de ce jugement; mais ce n'est pas uniquement à vous que je m'adresse en ce moment, et comme je craindrais que le lecteur ne reculât devant la difficulté de recourir lui-même à ces actes, je vais ici même en donner un extrait.

12. « Le synode dit : Puisque Pélage vient d'anathématiser quiconque ose témérairement soutenir que sans le secours et la grâce de Dieu, l'homme peut rester sans péché, qu'il réponde maintenant aux autres chefs d'accusation. L'un d'eux était tiré de la doctrine de Célestius, disciple de Pélage, et avait été signalé par le saint évêque de Carthage, Aurélius,et ses collègues, réunis en synode. Célestius avait formulé sa pensée en ces termes : Adam a, été créé mortel, et serait mort, soit qu'il eût péché, soit qu'il n'eût pas péché. Le péché d'Adam n'a nui qu'à son a auteur, et nullement au genre humain. La a loi, comme l'Evangile, nous ouvre le a royaume des cieux. Avant la venue de Jésus-Christ, certains hommes vécurent absolument sans péché. Les enfants, à leur naissance, sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication. Ce n'est ni par la mort ni par la prévarication d'Adam que tous les hommes sont condamnés à mourir; de même ce n'est point par la résurrection de Jésus-Christ que le genre humain ressuscitera. Le saint évêque Augustin répondant à certaines questions qu'Hilaire de Syracuse lui avait adressées contre certaines erreurs professées en Sicile par les disciples de Pélage, signalait dans son livre les propositions suivantes : « L'homme, s'il le veut, peut rester sans péché ; les enfants, quoique morts sans baptême, possèdent la vie éternelle ; si les riches baptisés ne renoncent pas à tout ce qu'ils possèdent, les bonnes oeuvres qu'ils accompliraient ne leur serviraient de rien, et ils ne pourront entrer dans le royaume des cieux. Pélage répondit: Quant à la possibilité où est l'homme de rester sans péché, il en a été parlé précédemment. Quant au second point, nous avons dit qu'avant la venue de Jésus-Christ, certains hommes, selon le témoignage même de l'Ecriture, avaient vécu dans la sainteté et la justice. Quant aux autres propositions, mes adversaires conviennent eux-mêmes qu'elles me sont étrangères et que je ne suis tenu à leur égard à aucune satisfaction. Cependant, pour répondre à tous les désirs du synode, je déclare anathématiser ceux qui soutiennent ou ont soutenu cette doctrine ».

13. De là vous pouvez conclure, quant au sujet qui nous occupe, que Pélage a frappé d'anathème ceux qui enseignent que «le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur, et nullement au genre humain ; que les enfants, à leur naissance, sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication». Ses juges pouvaient-ils donc ne pas voir dans cet anathème une profession solennelle de la foi catholique au dogme de la transmission du péché d'Adam à sa postérité, même aux enfants ? Célestius a refusé de sanctionner la condamnation portée par Pélage, parce qu'il ne voulait point confesser l'existence du péché originel. Maintenant si je puis montrer que, par rapport aux enfants, Pélage lui-même enseignait et croyait qu'ils naissent dans une innocence parfaite, on comprendra facilement que, sur cette question, toute la différence entre Célestius et Pélage n'était qu'une différence de forme; le premier était plus franc, le second plus caché; le premier était plus obstiné, le second plus menteur ; la (620) premier était plus logique, et le second plus astucieux. Ce que Célestius avait refusé de condamner à Carthage, il refusa également de le condamner à Rome, sauf à se corriger si on lui prouvait qu'il s'était trompé comme homme. Pélage, au contraire, condamna cette même doctrine comme contraire à la vérité, pour échapper à l'anathème dont le menaçaient les juges catholiques; mais en même temps il se réserva le droit de soutenir cette même doctrine, quand le danger serait passé, ce qui prouve qu'il n'était qu'un insigne menteur en la condamnant, ou un fourbe des plus astucieux en l'interprétant.

14. Mais j'ai hâte d'accomplir ma promesse et de montrer que Pélage, sur ce point, ne pense pas autrement que Célestius. Dans la lettre qu'il envoya à Rome, il fait mention de l'ouvrage qu'il venait de composer sur le libre arbitre. Or, voici ce que nous lisons dans le premier livre de cet ouvrage : « Le bien ou le mal qui nous rend bons ou mauvais, ne naît pas avec nous, mais nous le faisons nous-mêmes. En effet, nous naissons capables du bien et du mal, mais ni le bien ni le mal ne sont en nous, nous naissons sans vice et sans vertu ; dès lors, avant que nous n'ayons agi par notre propre volonté, il n'y a dans l'homme. que ce que Dieu y a mis par la création ». Ces paroles de Pélage, vous le voyez clairement, prouvent que le maître et le disciple sont parfaitement d'accord pour soutenir que les enfants naissent sans avoir reçu aucune atteinte du péché d'Adam. Il n'est donc pas étonnant que Célestius ait refusé de condamner ceux qui soutiennent « que le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur et nullement au genre humain, et que les enfants, à leur naissance, sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication ». Mais ce qui est véritablement étonnant, c'est devoir de quel front Pélage a osé condamner cette doctrine. En effet, si, comme il le dit, « le mal ne naît point avec nous, si nous sommes formés sans aucun vice originel, si avant toute action de sa volonté propre il n'y a dans l'homme que ce que Dieu y a mis par la création », n'est-il pas évident que le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur, et qu'il ne se transmet en aucune manière à sa postérité? Ou le péché n'est pas un mal, ou le péché n'est pas un vice, ou bien c'est Dieu qui est l'auteur du péché, Or, nous dit Pélage, « le mal ne naît point avec nous; nous sommes « formés sans aucun vice originel, et dans tous ceux qui naissent il ne peut y avoir que ce que Dieu y a mis par la création ». Dès lors, comment s'expliquer que Pélage, à moins qu'il n'ait voulu tromper ses juges catholiques, a osé condamner cette proposition : « Le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur, et nullement au genre humain? D'un autre côté, si le mal ne naît pas avec nous, si nous sommes formés sans aucun vice originel, si l'homme en naissant est absolument tel que Dieu l'a créé », n'est-on pas en droit de dire que « les enfants à leur naissance sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication? » A cette époque Adam était exempt de tout mal et de tout vice, et il était absolument tel qu'il était sorti des mains du Créateur. Et cependant Pélage a frappé d'anathème ceux « qui enseignent ou ont enseigné que les enfants à leur naissance sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication », c'est-à-dire exempts de tout mal et de tout vice, et tels que Dieu les a créés. Ce qu'il se proposait, en formulant cette condamnation, n'était-ce donc pas uniquement de tromper le synode catholique, et d'échapper à l'anathème qui eût révélé en lui un nouvel hérétique?

15. En lisant le livre que j'ai adressé à notre vénérable vieillard Aurélius, et dans lequel je, discutais les actes du concile de Palestine, vous avez vu avec quel joie véritable j'accueillais cette réponse de Pélage, car elle paraissait avoir clos le débat et confessé ouvertement l'existence du péché originel dans les enfants. Et, en effet, quel autre sentiment pouvais-je éprouver quand je l'entendais frapper d'anathème ceux qui soutenaient que le péché d'Adam n'avait nui qu'à son auteur et nullement au genre humain, et que les enfants à leur naissance sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication? Mais lorsque j'eus parcouru les quatre livres de cet ouvrage dont je viens de citer quelques lignes; lorsque je vis ce même homme se mettre en opposition directe avec la foi catholique, au sujet du péché originel pour les enfants, je me demandai avec effroi comment cet homme avait pu mentir aussi impudemment dans un jugement ecclésiastique et sur une question d'une telle importance. Supposé que ces livres fussent écrits avant le jugement, comment a-t-il pu frapper d'anathème ceux qui avaient (621) professé cette doctrine? Et s'il ne les composa que dans la suite, comment a-t-il osé condamner ceux qui embrassent cette erreur? Braverait-il le ridicule jusqu'au point de dire que son anathème ne frappait que ceux qui, dans le passé ou au moment même, avaient professé ou professaient cette doctrine, tandis qu'ils ne pouvaient nullement s'appliquer à ceux qui dans l'avenir embrasseraient cette erreur, dût-il l'embrasser lui-même? Il conclurait de là qu'il ne s'est pas démenti, quoique dans la suite il.ait enseigné ce qu'il avait d'abord condamné. Mais il recule devant un tel langage, non-seulement parce qu'il serait ridicule, mais aussi parce qu'il serait d'une fausseté éclatante. En effet, dans ces mêmes livres il attaque la transmission du péché d'Adam aux enfants, et tire vanité des actes du synode de Palestine, dans lequel il parut condamner réellement ceux qui partagent ces erreurs, et dans lequel aussi il vola son absolution, grâce à l'habileté de ses mensonges.

16. Quant à la question qui nous occupe, qu'importe que Pélage réponde à ses disciples que, « s'il a condamné les propositions qui lui étaient reprochées, c'est parce qu'il soutient que le péché d'Adam a nui, non-seulement à son auteur, mais au genre humain a tout entier, non pas dans le sens d'une transmission véritable, mais uniquement à raison du mauvais exemple qui est résulté de ce péché ? » En d'autres termes, Pélage n'entend parler aucunement d'un vice originel que.le péché d'Adam aurait propagé dans sa postérité, mais d'un péché modèle qui aurait été imité par tous ceux qui dans la suite se sont rendus coupables. De même s'il a dit que les enfants, à leur naissance, ne sont pas dans le même état qu'Adam avant sa prévarication, c'est parce que ces enfants n'ont encore aucune connaissance du précepte, tandis qu'Adam jouissait de cette connaissance; c'est aussi parce que ces enfants n'ont pas encore l'usage de leur volonté libre et raisonnable, tandis qu'Adam devait en user, autrement il eût été incapable de recevoir aucun commandement. Ainsi donc il se flatte d'avoir justement condamné cette proposition : « Le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur, et nullement au genre humain; les enfants à leur naissance sont dans le même état qu'Adam avant son péché ». D'un autre côté, il soutient que sans aucune contradiction de sa part : il a pu enseigner dans ses derniers ouvrages que « les enfants naissent sans aucun mal, sans aucun vice, et qu'ils sont tels que Dieu les a créés », sans qu'aucun ennemi ait pu graver en eux ni plaies ni blessures.

47. Le langage que tient Pélage, le soin qu'il met à dénaturer le sens des accusations intentées contre lui, tout cela n'est-il pas une ruse de sa part pour montrer qu'il n'a pas trompé les juges ? Mais il n'y parviendra jamais, car.plus son exposition est astucieuse, plus a été habile et secrète la surprise qu'il a faite à ses juges. Des évêques catholiques l'entendent frapper d'anathème ceux qui soutiennent que « le péché d'Adam n'a nui qu'à son auteur, et nullement au genre humain » ; ils en concluent naturellement que Pélage professe sur ce point la doctrine même de l'Eglise, et que, s'il confère le baptême aux enfants, c'est véritablement pour la rémission des péchés, non pas des péchés qu'ils ont commis eux-mêmes par imitation du premier pécheur, mais des péchés qu'ils apportent en naissant par suite de la transmission du vice originel. Quand ils l'entendent frapper d'anathème ceux qui enseignent que « les enfants, à leur naissance, sont dans le même état qu'Adam avant sa prévarication », ils en concluent naturellement qu'il condamne tous ceux qui nient la transmission du péché d'Adam à sa postérité, et constituent par là même les enfants dans un état de parfaite innocence : tel était d'ailleurs le sens formel de l'accusation sur laquelle il avait à se justifier. Maintenant il explique son anathème: s'il a dit que les enfants ne sont pas dans le même état qu'Adam avant son péché, il voulait uniquement affirmer que ces enfants ne jouissent pas de la même fermeté d'esprit un de corps; quant à dire qu'ils n'étaient coupables d'aucune faute par la transmission originelle, jamais il n'a eu cette pensée. Mais ne peut-on pas lui répondre : Quand on vous sommait de condamner ces propositions, les évêques-catholiques leur donnaient-ils le sens que vous leur prêtez? Pourtant vous les avez condamnées, et, grâce à cette condamnation, ils ont cru à votre orthodoxie. Ils ne vous ont donc absous qu'en raison de la croyance qu'ils vous supposaient; quant à celle que vous aviez réellement, elle ne pouvait que vous mériter une condamnation. Si donc vous professiez une doctrine condamnable, vous (622) n'avez pas été absous; vous ne l'avez été qu'en raison de la croyance que vous deviez avoir. Avant que vous puissiez vous croire justifié, on vous a cru parfaitement catholique, car vos juges ne pouvaient supposer que sous un langage orthodoxe vous cachiez des doctrines hérétiques. Maintenant, puisque vous vous montrez le partisan des erreurs de Célestius, croyez bien que vous partagez sa condamnation. Si dans le jugement vous avez caché vos ouvrages, depuis le jugement vous les avez lancés dans toutes les voies de la publicité.

18. Une telle tond vite devait soulever contre les auteurs de cette déplorable hérésie l'unanime réprobation des conciles épiscopaux, du Siège apostolique, de l'Eglise romaine et de l'empire romain, dont Dieu protège la foi catholique et véritable. Qu'il daigne arracher aux liens du démon ces tristes victimes de l'erreur ! tel était le cri général. Qui sait, en effet, si Dieu ne leur accordera point la grâce de se repentir, de connaître, de confesser, de prêcher la vérité et de condamner les déplorables égarements de cette hérésie? Quelles que soient donc les dispositions des Pélagiens, nous ne pouvons douter que la miséricorde de Dieu ne verse encore ses grâces sur le grand nombre de ceux qui, en suivant Pélage, croyaient rester dans la communion. catholique.

19. Quant à Pélage lui-même, voyez ce qu'il a tenté pour surprendre le jugement épiscopal du Siège apostolique dans cette question du baptême des enfants. Vous savez déjà qu'il écrivit au pape Innocent, de sainte mémoire. Cette lettre fut remise au pape Zosime, qui ordonna de nous la transmettre. Dans cette lettre Pélage se plaint « que ses adversaires aient osé l'accuser de refuser le sacrement de baptême aux enfants, et de leur promettre le royaume des cieux sans qu'aucune application leur soit faite de la rédemption de Jésus-Christ ». Or, telle n'est point l'accusation portée contre lui. Nous savons parfaitement qu'ils ne refusent pas le baptême aux enfants, et qu'ils n'accordent à personne le royaume des cieux en dehors de la rédemption de Jésus-Christ. La forme sous laquelle il présente sa plainte n'est donc pour lui qu'un moyen de répondre plus facilement à l'accusation portée contre lui, sans atteindre aucunement ses doctrines erronées.

Ce qu'on leur reproche, c'est de soutenir que, même avant leur baptême, les enfants ne participent aucunement à la condamnation du premier homme et qu'ils ne sont coupable d'aucun péché originel qui ait besoin d'être effacé dans le bain de la régénération. Si donc ils conviennent que le baptême doit leur élis conféré, c'est uniquement pour leur donner droit au royaume des cieux, en dehors duquel cependant ils ne peuvent posséder que la mort éternelle, puisque, sans la participation au corps et au sang du Seigneur, personne ne peut avoir la vie éternelle. Voilà ce dont on les accuse au sujet du baptême des enfants; et, s'il suppose autre chose, c'est uniquement pour pouvoir se justifier, sans modifier en quoi que ce soit son enseignement.

20. Maintenant, jugez vous-mêmes sa réponse, et voyez comme il se ménage un refuge sous le voile épais des ténèbres et des ambiguïtés dont il enveloppe la vérité; c'est au point qu'après une première lecture nous serions tentés de nous réjouir de la sincérité de sa conversion. Mais si nous étudions la développements de sa pensée dans ses autre ouvrages, quelque désir qu'il ait de se cacher, nous le saisissons à découvert et nous nous prenons à suspecter ses aveux en apparence les plus francs et les plus explicites. « Jamais », dit-il, « il n'a soutenu, jamais il n'a entendu aucun hérétique soutenir une semblable doctrine à l'égard des enfants»; puis il ajoute : « Peut-on ignorer l'Evangile au point, non-seulement de soutenir cette doctrine, mais même d'en avoir seulement la pensée? Quel impie oserait jamais priver les enfants du royaume des cieux, en défendant de les baptiser et de les faire renaître en Jésus-Christ? »

21. Cette réponse est inutile et ne saurait le justifier. Jamais ils n'ont soutenu que, sans le baptême, les enfants puissent entrer dans le royaume des cieux. :Mais telle n'est point la question; il s'agit uniquement de la rémission' du péché originel dans les enfants. Qu'il se  justifie donc sur ce point, lui qui soutient que le bain de la régénération n'a rien à purifier dans les enfants. Ecoutons donc ce qu'il va nous dire. Il cite d'abord ce passage de l'Evangile où il est dit que celui qui ne renaîtra pas de l'eau et du Saint-Esprit n'entrera pas dans le royaume des cieux (1). Mais je l'ai déjà

 

1. Jean, III, 5.

 

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dit, telle n'est point la question. Il ajoute aussitôt : « Quel impie oserait refuser le bénéfice de la rédemption commune du genre humain à un enfant de quelque âge qu'il fût? » Ceci n'est pas clair. De quelle rédemption parle-t-il? s'agit-il de passer du mal au bien ou du bien au mieux? Célestins lui-même a proclamé, dans son libelle à Carthage, la rédemption des enfants, et cependant il n'a pas voulu reconnaître en eux la transmission du péché d'Adam.

22. Pélage continue : « Quel impie osera défendre à un enfant qui est né pour une vie incertaine, de renaître à une vie perpétuelle et certaine? » Dans une première lecture j'ai cru que par cette vie incertaine il voulait désigner la vie temporelle, tout en avouant qu'il aurait dû l'appeler mortelle plutôt qu'incertaine, puisqu'elle doit se terminer infailliblement par la mort. Cependant, comme après tout cette vie ne se compose que de moments rapides et fugitifs, la qualification d'incertaine me paraissait suffisamment justifiée pour qu'il pût l'appliquer à notre vie temporelle. Dès lors, quoiqu'il eût ouvertement refusé de confesser la mort éternelle des enfants qui meurent sans baptême, je sentais mes inquiétudes se calmer peu à peu sous la forme de mon raisonnement. Je me disais : Si, comme il l'avoue; la vie perpétuelle ne peut être le partage que de ceux qui ont reçu le baptême, les enfants qui meurent sans baptême ne peuvent attendre que la mort éternelle. D'un autre côté, puisque ces enfants ne peuvent avoir commis aucun péché dans cette vie, s'ils ont besoin de justification, ce ne peut être qu'en raison du péché originel.

23. Plusieurs de nos frères se sont empressés de nous dire que ces paroles de Pélage trouvent leur explication naturelle dans cette réponse qu'il ne cesse d'adresser à ceux qui l'interrogent : « Je sais où ne vont pas les enfants qui meurent sans baptême ; mais je ne sais pas où ils vont »; en d'autres termes, je sais qu'ils n'entrent pas dans le royaume des cieux. Où vont-ils donc ? Il répondait et il répond encore qu'il l'ignore, parce qu'il n'osait pas affirmer que la mort éternelle fût le partage nécessaire d'enfants quine peuvent être coupables d'aucun péché actuel, et auxquels il refusait la transmission du péché originel. Ce sont là cependant les paroles sur lesquelles on s'appuyait à Rome pour asseoir sa justification : paroles tellement ambiguës qu'elles peuvent parfaitement abriter leur croyance et servir de point de départ à l'hérésie, surtout quand elles s'adressent à des hommes isolés et ignorants que la moindre difficulté trouble et réduit au silence.

24. Nous savons que sa lettre au pape Innocent était accompagnée du livre de sa foi. Or, tous les moyens qu'il emploie pour se cacher ne servent qu'à le dévoiler plus ostensiblement. Voici comme il s'exprime : « Nous croyons en un seul baptême, qui doit être  conféré avec les mêmes paroles sacramentelles aux enfants et aux adultes». Il ne se contente pas de dire que c'est le même sacrement qui doit être donné à tous, car cette formule aurait paru ambiguë; il va plus loin et affirme qu'il doit être « conféré à tous avec les mêmes paroles sacramentelles », en sorte que la rémission des péchés semble accordée aux enfants, non-seulement dans l’effet des choses, mais même dans la teneur des paroles. De temps à autre Pélage émettait donc certaines propositions conformes à la foi catholique, mais le Saint-Siège ne fut pas dupe jusqu'à la fin. Une première condamnation avait été lancée parle concile d'Afrique; car cette doctrine empoisonnée s'était déjà sourdement glissée dans cette province et y avait fait secrètement un certain nombre de victimes. Bientôt Rome imita cet exemple, car Pélage y avait passé de longues années, qu'il avait consacrées à des prédications et à des discussions. Nos frères n'hésitèrent pas à le frapper d'une condamnation publique, que le pape Zosime sanctionna dans une lettre adressée par lui à toutes les Eglises de l'univers. Pélage commentant l'épître de saint Paul aux Romains, raisonnait ainsi : « Si le péché d'Adam fruit même à ceux qui ne pèchent pas, donc la justice de Jésus-Christ profite aussi à ceux qui ne croient pas ». Et il donnait à cette pensée tous les développements que, avec la grâce de Dieu, nous croyons avoir réfutés dans notre ouvrage sur le baptême des enfants (1). Dans ses thèses générales, il évitait de mettre en jeu sa propre personne; mais quand il se sentait parfaitement connu de ses auditeurs, il s'exprimait ouvertement, sans déguiser aucunement sa pensée. Comme preuves, nous avons ces livres

 

1. Liv. III, n. 5, 6.

 

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dont j'ai parlé précédemment (1) ; là du moins, il ne dissimule rien et déploie tout ce qu'il a de forces pour prouver que la nature humaine dans les enfants n'est nullement viciée par la transmission du péché; dès lors, plus il lui reconnaît de droits au ciel, plus il porte atteinte à la nécessité d'un rédempteur.

25. En présence de semblables affirmations, qui pourrait douter de l'existence de cette hérésie pestilentielle contre laquelle l'Eglise, avec le secours de Dieu, proteste ouvertement? Quant aux auteurs de cette hérésie, Pélage et Célestius, ou bien ils doivent se soumettre aux rigueurs de la pénitence, ou bien, s'ils s'obstinent, ils doivent être solennellement condamnés. Diront-ils qu'ils n'en sont pas les auteurs? Ce serait nier l'évidence même. Mais enfin, admettons qu'ils n'en sont pas les auteurs; toujours est-il qu'ils la soutiennent et la défendent, qu'ils la sèment et la propagent par leurs paroles, par leurs lettres et par tous les moyens possibles; et comme il se fait autour d'eux un grand bruit, ils y voient comme un piédestal pour grandir leur renommée. Dans un tel état de choses tout catholique ne doit-il pas déployer toutes les forces qu'il a reçues du Seigneur pour repousser cette peste et s'opposer comme une sentinelle vigilante à son extension désastreuse? Laissons donc de côté tout esprit de chicane, répondons uniquement au besoin qui nous presse de répondre, combattons pour la vérité, instruisons les ignorants, faisons servir au triomphe de l'Eglise ce que l'ennemi avait machiné pour sa ruine, et réalisons ainsi cette parole de l'Apôtre : « Il faut qu'il y ait des hérésies, afin qu'on découvre par là ceux d'entrevous qui ont une vertu éprouvée (2)».

26. Dans mes écrits j'ai déjà longuement discuté cette erreur pélagienne qui se pose en adversaire déclaré de la grâce que Dieu accorde aux grands et aux petits par Jésus-Christ Notre-Seigneur. Pour échapper à toute condamnation, les Pélagiens soutiennent que « cette question de la grâce est absolument étrangère à la foi » ; de telle sorte que, fussent-ils convaincus d'erreur sur ce point, cette erreur ne serait point un crime, mais une méprise tout humaine. Voyons s'il peut en être ainsi. Au concile de Carthage Célestius s'exprima en ces termes : «J'ai déjà parlé

 

1. Ci-dessus, n°14. — 2. I Cor. XI, 19.

 

de la transmission du péché, et j'ai constaté que, même parmi les catholiques, les uns affirment et les autres nient ; ce n'est donc là qu'une affaire d'opinion sur laquelle l'hérésie n'est pas possible. J'ai toujours dit que les enfants avaient besoin du baptême et devaient être baptisés. Pourquoi me demander autre chose? » N'est-ce pas dire clairement qu'on ne pouvait l'accuser d'hérésie qu'autant qu'il aurait nié la nécessité da baptême pour les enfants? Maintenant qu'il confesse cette nécessité, peu importe qu'il base cette nécessité sur telle ou telle cause, plutôt que, sur la cause véritable : c'est là un point qui ne touche pas à la foi ; il peut se tromper, mais son erreur ne doit pas être taxée d'hérésie. Dans le libelle qu'il a publié à Rome, il énumère tous ses articles de foi depuis la Trinité jusqu'à la Résurrection des morts; personne cependant ne lui avait demandé cette énumération. Puis, arrivant à la question débattue, il s'exprime en ces termes; « Si, en dehors du domaine de la foi, nous trouvons plusieurs questions vivement discutées, je n'ai jamais eu la prétention de rien définir par ma propre autorité. C'est uniquement dans la doctrine des Prophètes et des Apôtres que j'ai puisé les observations et les doutes que je soumets au jugement de votre apostolat; je n'oublie pas que, en ma qualité, je puis me tromper, mais j'attends de vous la lumière pour corriger mes erreurs». Vous voyez la pensée qui domine dans ces préliminaires : il avoue qu'il peut se tromper, non pas en matière de foi, mais en matière d'opinion; qu'on le corrige comme s'étant trompé, mais non pas comme étant hérétique; et quand il aura reconnu la vérité, on dira de lui qu'il est sorti de son erreur, mais on ne pourra pas l'accuser d'hérésie.

27. Célestius se méprend ici d'une manière étrange. Les questions qu'il lui plaît de regarder comme étrangères à la foi sont bien différentes de celles que l'on peut discuter sans toucher à la foi, et sur lesquelles on peut douter, suspendre son jugement définitif, et même embrasser une opinion fausse par suite de la faiblesse inhérente à notre humanité, Ainsi, l'on peut parfaitement demander ce qu'était, où se trouvait situé le paradis terrestre dans lequel Dieu plaça le premier homme, tout en admettant avec la foi (625) chrétienne l'existence de ce lieu de délices. On peut demander dans quel lieu se trouvent aujourd'hui Elie ou Enoch, quoique nous soyons assurés qu'ils vivent avec le même corps qu'ils avaient en naissant. On peut demander si c'est corporellement ou seulement en esprit que l'Apôtre a été ravi jusqu'au troisième ciel; pourtant ce serait déjà une curiosité condamnable, puisque celui-là même qui a joui de ce privilège nous avoue qu'il n'en sait rien, sans que cet aveu puisse blesser la foi. On peut demander si les cieux sont bien nombreux, puisque l'Apôtre nous dit avoir été ravi jusqu'au troisième; si ce monde visible se compose de quatre ou d'un plus grand nombre d'éléments; ce qui cause ces éclipses du soleil ou de la lune, que les savants prédisent d'ordinaire avec la certitude de leurs calculs astronomiques ; pourquoi la vie des anciens patriarches, dont nous parle l'Ecriture, était si longue, et s'il leur naissait des enfants en proportion avec leur âge. On peut demander quel fut le sort de Mathusalem, puisque d'un côté il est certain qu'il n'entra pas dans l'arche, et que de l'autre, selon la supputation des manuscrits grecs et latins, il dut survivre au déluge ; ou bien doit-on ajouter foi à quelques rares exemplaires qui circonscrivent le nombre de ses années de manière à le faire mourir avant cette grande expiation ? Dans ces questions et une multitude d'autres semblables, qui concernent les oeuvres les plus mystérieuses de la Providence ou les passages les plus obscurs des saintes Ecritures, il est très-difficile d'arriver à une solution définitive; et, sans porter aucune atteinte à la foi chrétienne, l'ignorance, l'erreur même ne sont-elles pas possibles sur un grand nombre de points, sans que l'on tombe pour cela même dans l'hérésie?

28. Mais s'il s'agit de ces deux hommes par l'un desquels nous avons été vendus sous le péché, tandis que par l'autre nous sommes rachetés du péché ; par l'un desquels nous avons été précipités dans la mort, tandis que l'autre nous a rendus à la vie; par l'un desquels nous avons été entraînés dans sa propre ruine parce qu'il a préféré sa volonté à la volonté de son Créateur, tandis que l'autre nous a sauvés dans sa propre personne, en faisant, non pas sa volonté, mais la volonté de Celui qui l'avait envoyé (1) ; disons-le

 

1. II Cor. XII, 2.

 

hautement, ce qui concerne ces deux hommes constitue à proprement parler la foi chrétienne. Dieu est un, et il n'y a qu'un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ Dieu et homme (2). Car il n'y a sous le ciel aucun autre nom donné aux hommes, dans lequel nous puissions trouver le salut (3), et c'est en lui que Dieu a établi la foi pour tous, en le ressuscitant d'entre les morts (4). Dès lors, sans cette foi, c'est-à-dire sans la foi en Jésus-Christ, seul médiateur entre Dieu et les hommes; sans la foi à sa résurrection dont Dieu a fait le fondement de notre croyance et qui suppose nécessairement la foi à son incarnation et à sa mort; en d'autres termes, sans la foi à l'incarnation, à la mort et à la résurrection de Jésus-Christ, il est certain, selon les principes catholiques, que les anciens justes n'auraient pu être purifiés de leurs péchés, ni être justifiés par la grâce de Dieu, soit qu'il s'agisse de ces justes dont nous parle la sainte Ecriture, soit qu'il s'agisse de ceux dont elle ne nous parle pas et qui n'en ont pas moins existé, soit avant le déluge, soit depuis le déluge jusqu'à la loi, soit sous le règne de la loi, soit dans les rangs du peuple d'Israël, soit en dehors de ce peuple, à l'exemple de Job. Pour tous ces justes, c'est par la foi au médiateur que leur âme était purifiée et que la charité était répandue dans leurs coeurs par le Saint-Esprit (5), qui souffle où il veut (6), non pas en conséquence des mérites, mais précédemment à tout mérite. Comment, en effet, la grâce de Dieu serait-elle une grâce, si elle n'était pas absolument gratuite ?

29. Il est certain que la mort a régné depuis Adam jusqu'à Moïse (7), car elle n'a pu être vaincue par cette loi donnée à Moïse. En effet, cette loi n'a pas été donnée pour vivifier (8), mais pour montrer d'une manière plus évidente combien l'empire de la mort pesait lourdement sur les hommes, quel besoin ils avaient de la grâce vivifiante, non-seulement pour secouer le joug de la transmission du péché, mais encore pour résister à la concupiscence, qui trouvait en quelque sorte son foyer dans la loi. Sans doute, pas plus alors qu'aujourd'hui, la miséricorde divine ne faisait injustement défaut à personne, mais la

 

1. Jean, IV, 34; V, 30. — 2. I Tim. II, 5. — 3. Act. IV, 12. — 4. Id. XVII, 81. — 5. Rom. V, 5. — 6. Jean, III, 8. — 7. Rom. V, 14. — 8. Gal. III, 21.

 

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loi ne laissait pas que de rendre la prévarication plus manifeste, le règne de la mort plus éclatant, et le droit au supplice plus certain. Dès lors elle rendait aussi plus pressante la nécessité d'implorer le secours de Dieu, afin que là où le péché a abondé la grâce y surabondât (1), car la grâce seule nous délivre de ce corps de mort (2).

Si donc la loi donnée par Moïse n'a pu soustraire aucun homme à l'empire de la mort; d'un autre côté, même sous l'ancienne loi, il y a toujours eu des hommes qui, au lieu de subir les terreurs, les sévérités et les châtiments de la loi, trouvaient dans la grâce un principe de joie, de guérison et de liberté. Ces hommes pouvaient s'écrier : « J'ai été conçu dans l'iniquité, et ma mère m'a enfanté dans le péché; la vue de mes péchés jette le trouble et l'effroi dans mes os (3) ; créez en moi un coeur pur, ô mon Dieu, et renouvelez un esprit droit dans mes entrailles ; affermissez-moi par votre Esprit principal; ne me privez pas de votre Esprit (4) ». Plusieurs pouvaient dire : « J'ai cri; voilà pourquoi j'ai parlé (5) ». La foi; tel est donc, pour eux comme pour nous, le principe de leur justification. De là ces paroles de l'Apôtre : « Nous avons un même esprit de foi; selon ce qui est écrit: J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé ; nous aussi nous croyons, et c'est aussi pourquoi nous parlons (6) ». C'est la foi qui dictait ces autres paroles : « Voici qu'une Vierge concevra et enfantera un Fils, et ils l'appelleront Emmanuel, c'est-à-dire Dieu avec nous (7) ». La foi disait du Messie : « Il est semblable à un époux qui s'élance du lit nuptial; il a tressailli comme un géant pour dévorer sa carrière; il est sorti du plus haut des cieux, et il retourne au plus haut des cieux ; il n'est personne qui puisse se soustraire à sa chaleur bienfaisante (8) ». La foi disait au Messie : « Votre trône, ô Dieu, le sceptre de votre direction, le sceptre de votre empire sont pour le siècle des siècles; vous avez aimé la justice et haï l'iniquité; voilà pourquoi le Seigneur votre Dieu vous a oint, plus que vos élus, de l'huile de l'exaltation (9) ». Ce que nous croyons aujourd'hui comme déjà passé, ils le croyaient avec le même esprit de

 

1. Rom. V, 20. — 2. Id. VII, 24, 25. — 3. Ps. XXXVII, 4. — 4. Id. L, 7, 12, 14, 13. — 5. Id. CXV, 1. — 6. II Cor. IV, 13. — 7. Isa. VII, 14 ; Matt. I, 23. — 8. Ps. XVIII, 6, 7. — 9. Ps. XLIV, 7, 8.

 

foi comme devant arriver. Peut-on supposer que des hommes n'aient eu aucune part à des grâces qu'ils prophétisaient avec une complaisance aussi affectueuse ? Ecoutons ces paroles de saint Pierre : « Pourquoi tentez-vous le Seigneur jusqu'à imposer à nos disciples un joug que nous ni nos pères n'avons pu porter? c'est donc par la grâce du Seigneur Jésus que nous croyons être sauvés, comme ils l'ont été eux-mêmes (1)». Ces paroles ne signifient-elles pas que c'est par la grâce de Jésus-Christ qu'ils ont été sauvés, et note par la loi de Moïse, par laquelle nous avons pu connaître le péché, mais non pas nous en guérir? « Maintenant, au contraire, sans la loi la justice de Dieu nous a été manifestée; la loi et les Prophètes lui rendent témoignage (2) ». Si c'est maintenant que la justice a été manifestée, elle existait donc sous l'ancienne loi, mais alors elle était cachée. Le voile qui fermait dans le temple le sanctuaire était le symbole visible de l'obscurité qui enveloppait la grâce; à la mort du Sauveur ce voile se déchira pour annoncer que cette grâce allait se révéler dans tout son éclat (3). Il est donc certain que la grâce de Jésus-Christ, seul médiateur de Dieu et des hommes, était accordée au peuple de Dieu, mais seulement d'une manière occulte et mystérieuse, comme la pluie dans une toison, cette pluie que Dieu ne doit pas, mais qu'il accorde en temps et lieu à l'héritage qu'il s'est choisi (4). Maintenant que cette toison est séchée, c'est-à-dire que la réprobation pèse sur le peuple juif, la grâce brillé au sein des nations comme sur une aire parfaitement dégagée (5).

30. Loin de nous, dès lors, d'imiter Pélage et ses disciples, et de les suivre dans cette arbitraire division des siècles : « Les hommes justes ont d'abord vécu sous l'empire de la nature, puis sous l'empire de la loi, et enfin sous l'empire de la grâce ». Ils font durer l'empire de la nature depuis Adam jusqu'à Moïse. « A cette époque», disent-ils, « les hommes n'avaient d'autre guide que la raison pour connaître le Créateur ; quant à la direction de leur vie, ils la trouvaient écrite, non pas dans une loi extérieure, mais dans leur propre coeur. Plus tard, grâce à la corruption des moeurs, la nature par

 

1. Act. XV, 10, 11. — 2. Rom. III, 20, 21. — 3. Matt. XXVII, 51. — 4. Ps. LXVII, 10. — 5.  Juges, VI, 36-40.

 

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elle-même devint insuffisante; c'est alors que survint la loi pour refléter, comme la lune, la splendeur éteinte du soleil de la nature. Enfin, l'habitude du péché prit de tels accroissements que la loi devint impuissante à la guérir; c'est alors que Jésus-Christ descendit sur la terre et entreprit, non pas par ses disciples, mais par lui-même, la guérison du genre humain».

31. Il suit de là que les anciens justes furent entièrement privés de la grâce du Médiateur, ou plutôt que Jésus-Christ ne fut pas le médiateur-homme entre ces hommes et Dieu. La preuve en est qu'à l'époque où ces justes vivaient, le Verbe n'avait point encore revêtu notre humanité dans le sein de Marie. Mais, s'il en est ainsi, comment donc expliquer ces paroles de l'Apôtre : « Comme la mort est venue par un homme, la résurrection des morts doit aussi venir par un homme; et comme tous meurent en Adam, tous revivront aussi en Jésus-Christ (1) ? » Si nous en croyons Pélage et ses disciples, la nature suffisait à ces anciens justes, et pour se réconcilier avec Dieu ils n'eurent aucun besoin du médiateur-homme Jésus-Christ. De même, ce n'est pas en lui qu'ils revivront, puisqu'ils ne sont ni de son corps ni de ses membres, en ce sens du moins qu'il n'a pu les avoir en vue quand il s'est fait homme pour les hommes. Or, voici que l'infaillible Vérité nous déclare par la bouche des Apôtres: « De même que tous meurent en Adam, de même tous seront vivifiés en Jésus-Christ » ; car « comme la mort est venue par un seul homme, la résurrection des morts doit aussi venir par un seul homme». Devant un tel langage, quel chrétien oserait douter un seul instant que ces justes des premiers siècles du monde ne soient appelés à la résurrection pour la vie éternelle et. non pour la mort éternelle, et ne puissent attendre leur vivification en Jésus-Christ? Or, s'ils sont vivifiés en Jésus-Christ, c'est uniquement parce qu'ils appartiennent au corps de Jésus-Christ ; s'ils appartiennent au corps de Jésus-Christ, c'est qu'ils ont pour chef Jésus-Christ (2); et Jésus-Christ ne peut être leur chef qu'en tant que comme Dieu et homme tout ensemble il est le seul médiateur entre Dieu et les hommes. D'un autre côté, s'ils participent à tous ces avantages, c'est que, par sa grâce, ils ont cru à sa

 

1. I Cor. XV, 21, 22. — 2. Id. XI, 3.

 

résurrection. Et comment ont-ils pu croire à sa résurrection, s'ils ont complètement ignoré qu'il dût se faire homme, et si ce n'est pas cette croyance même qui a été le fondement de leur justice et de leur sainteté? Direz-vous que l'incarnation du Verbe n'a pu leur être d'aucune utilité, puisqu'elle n'était point encore réalisée ? alors le jugement dernier rendu par Jésus-Christ sur les vivants et les morts n'est donc également pour nous d'aucune utilité, puisqu'il n'est pas encore réalisé. Mais si la foi vive au jugement dernier doit nous mériter d'être placés à la droite de Jésus-Christ, la foi des patriarches à la future incarnation du Verbe ne pouvait-elle pas les constituer membres de Jésus-Christ?

32. Dira-t-on que ces anciens patriarches ont dû leur salut, non pas à l'humanité, non encore existante, de Jésus-Christ, mais à sa divinité qui est éternelle? Ce serait une grossière erreur. N'est-ce pas le Sauveur qui nous a dit lui-même : « Abraham a désiré voir mon jour, il l'a vu et a tressailli de joie ? » Si par ce jour on doit entendre l'existence humaine du Sauveur, il est évident que dans ces paroles Jésus-Christ atteste solennellement qu'Abraham croyait à l'Incarnation. Or, si Jésus-Christ peut être soumis à la durée temporelle, n'est-ce point uniquement par son humanité, puisque comme Dieu il est éternel et le Créateur de tous les temps ? D'un autre côté, lors même que les paroles citées plus haut devaient s'entendre de l'éternité même, qui ne connaît ni veille ni lendemain, de cette éternité par laquelle le Verbe est égal au Père; je demanderais toujours comment Abraham a pu désirer voir l'éternité d'un homme dont il n'aurait pas connu la mortalité future. Je suppose enfin que l'on veuille restreindre le plus possible le sens de ces paroles; je suppose que par ces mots « Il a désiré voir mon jour », le Sauveur ait seulement voulu dire: Il a désiré me voir, moi qui suis le jour permanent, la lumière toujours brillante; je suppose que le Sauveur ait parlé de son jour comme il a parlé de sa vie, quand il a dit: « Dieu a donné à son Fils d'avoir la vie en lui-même (1) ». Il est certain, sans doute, qu'il n'y a pas de distinction essentielle à établir entre Jésus-Christ et la vie qui lui est propre, car il est lui-même la vie, selon cette parole: « Je suis la voie, la vérité et la

 

1. Jean, V, 26.

 

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vie (1) » ; et cette autre de saint Jean : « Il est lui-même le vrai Dieu et la vie éternelle (2) ». Mais de là conclura-t-on que, sans avoir aucune connaissance de l'incarnation du Verbe, Abraham a désiré le voir uniquement dans la divinité. qui le rend égal à son Père, comme ont pu le désirer certains philosophes pour qui l'humanité de Jésus-Christ était chose entièrement inconnue ? Qu'on m'explique alors ce que signifie cet acte mystérieux par lequel il ordonne à son serviteur de placer sa main sous son fémur et de jurer par le Dieu du ciel (3). Comment ne pas voir dans ce fait la preuve évidente qu'Abraham savait parfaitement qu'il était lui-même le chef de la race à laquelle le Verbe divin emprunterait la chair dont il se revêtirait ?

33. Les chrétiens trouvent également un solennel témoignage rendu à cette chair et à ce sang par le grand-prêtre Melchisédech, au moment où il bénissait Abraham; et le psalmiste, longtemps après Melchisédech, et longtemps avant l'événement, résumait la foi des patriarches et la nôtre quand il s'écriait : « Vous êtes prêtre      pour l'éternité , selon l'ordre de Melchisédech (5) ». En effet, à tous ceux qui trouvent la mort dans Adam, Jésus-Christ vient en aide, par cela même qu'il a été établi médiateur pour la vie. Or, s'il est médiateur, ce n'est pas en tant qu'il est égal à son Père, car à ce titre il est comme son Père, infiniment au-dessus de nous; là donc où il y a égalité de distance peut-il y avoir médiation? Aussi l'Apôtre ne se contente pas de dire : « Il n'y a qu'un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ » ; mais il insiste à dessein sur ce mot: « Jésus-Christ homme (6)». C'est donc comme homme, qu'il est médiateur; ce qui le rend inférieur à son Père, c'est ce qui le rapproche de nous; ce qui l'élève au-dessus de nous, c'est ce qui le rapproche de son Père. Exprimons cette pensée plus clairement encore : il est inférieur à son Père, parce qu'il a revêtu la forme d'esclave 7; il nous est supérieur, même comme homme, parce qu'il est exempt de tout péché.

34. Dès lors, quiconque soutient que la nature humaine, à quelque âge que ce soit, n'a pas besoin d'être guérie par le second Adam, parce qu'elle n'a pas été viciée dans le premier Adam, ne discute pas une simple opinion sur

 

1. Jean, XIV, 6. — 2. I Jean, V, 20. — 3. Gen. XXIV, 2, 3. — 4. Id. XIV, 18-20. — 5. Ps. CIX, 4. — 6. I Tim. II, 5. — 7. Philipp. II, 7.

 

laquelle on peut se tromper ou douter sans porter aucune atteinte à la foi; mais il se déclare ouvertement. l'ennemi de la grâce de Dieu, sur un point essentiel de la foi qui nous rend chrétiens. Comprenez-vous que les Pélagiens exaltent l'époque de la vie de nature, comme présentant des moeurs moins viciées? ils oublient donc que les crimes se multiplièrent tellement sur la terre qu'à l'exception d'un juste, de sa femme, de ses trois fils et de leurs épouses, tous les hommes, par un juste jugement de Dieu, furent engloutis dans les eaux du déluge, comme plus tard la petite contrée de Sodome sera dévorée par les flammes (1). Donc depuis que « par un seul homme le péché est entré dans le monde et la mort par le péché, et qu'ainsi la mort est passée dans tous les hommes par ce seul homme en qui tous ont péché (2) », toute la génération du prévaricateur est devenue une masse de perdition. Dès lors personne n'a été, n'est ou ne sera délivré que par la grâce du Rédempteur.

35. L'Ecriture ne nous dit pas si, avant Abraham, les justes ou leurs enfants ont été marqués de quelque sacrement corporel et visible. Quant à Abraham, il reçut le signe de la circoncision, l'image de la justice de la foi (3). En même temps il reçut l'ordre de circoncire tous les enfants de sa maison, huit jours après leur naissance, en sorte que ceux qui ne pouvaient encore croire de coeur pour la justice, devaient cependant recevoir le signe de la justice de la foi. Ajoutons que le précepte de la circoncision fut imposé avec une telle rigueur, que Dieu lui-même déclara solennellement que quiconque n'aurait pas été circoncis le huitième jour serait exterminé du milieu de son peuple (4). Si vous demandez la raison de cet horrible châtiment, ne réduira-t-elle pas à néant les arguties et les vaines déclarations de nos sectaires sur le libre arbitre, sur l'innocence et la pureté prétendues de la nature? Quel mal a donc volontairement commis un enfant, pour mériter qu'il soit exterminé du milieu de son peuple, si son père néglige de le faire circoncire le huitième jour? Remarquons encore qu'il ne s'agit pas seulement ici des terreurs de la mort temporelle ; car quand il s'agissait de la mort des justes, voici les expressions ordinairement

 

1. Gen. VII et XIX. — 2. Rom. V, 12. — 3. Rom. IV, 11. —  4.Gen. XVII.

 

629

 

employées: «Il a été réuni à son peuple (1) »; ou bien « il a été réuni à ses pères (2) ». Et ce langage était bien naturel, car si ce peuple était bien le peuple de Dieu, le mourant n'avait plus à craindre d'en être séparé par quelque épreuve que ce fût.

36. Comment donc nous expliquer qu'un enfant subisse une telle condamnation sans s'être rendu coupable d'aucun crime personnel et volontaire ? Qu'on ne dise pas avec certains Platoniciens que, avant d'être unie à un corps, l'âme de chaque enfant s'est rendue coupable dans une autre vie en usant de la liberté qu'elle possédait déjà de faire.le bien ou le mal. L'apôtre saint Paul n'enseigne-t-il pas ouvertement que ceux qui ne sont pas encore nés ne peuvent faire ni le bien ni le mal (3)? Si donc un enfant est frappé de cette terrible condamnation, c'est uniquement parce qu'il appartient à la masse de perdition, c'est parce qu'il est le descendant d'Adam, c'est parce qu'il est solidaire du premier péché, c'est enfin parce qu'il n'a pas été arraché à cette solidarité par une grâce purement gratuite, et non par une faveur qui était due à quelque titre que ce fût? Et cette grâce, quelle peut-elle être, si ce n'est la grâce de Dieu par Jésus-Christ Notre-Seigneur? Or, parmi toutes les autres figures qui annonçaient ce divin Messie, nous pouvons compter sans crainte la circoncision du prépuce. En effet, dans le retour des semaines, le huitième jour est le jour dominical dans lequel Jésus-Christ a opéré sa résurrection : et puis Jésus-Christ était la pierre (4); de là vient sans doute que le couteau de la circoncision était un couteau de pierre, tandis que la chair du prépuce était un corps de péché.

37. Les signes figuratifs changèrent quand fut venu celui qu'ils symbolisaient. Mais le secours du médiateur ne changea pas, car c'est par la foi à son incarnation qu'il avait racheté les anciens justes ; comme c'est par la foi que nous sommes morts au péché et au prépuce de la chair, c'est par la foi et par la grâce que nous avons été vivifiés en Jésus-Christ en qui nous sommes circoncis de la circoncision spirituelle (5) figurée par la circoncision charnelle (6), afin que fût détruit le corps du péché avec lequel nous naissons d'Adam.

 

1. Gen. XXV, 17. — 2. I Macch. II, 69. — 3. Rom. IX, 11. — 4. I Cor. X, 4. — 5. Coloss. II, 11, 13. — 6. Rom. VI, 6.

 

Nous héritons d'une source condamnée, et voilà ce qui nous condamne, à moins que nous ne soyons purifiés par la ressemblance de la chair de péché, ressemblance que Jésus-Christ a revêtue, sans revêtir le péché (1) lui-même, mais en condamnant le péché et en se faisant péché pour nous. De là cette parole de l'Apôtre : « Nous vous conjurons au nom de Jésus-Christ, de vous réconcilier avec Dieu, qui pour l'amour de nous a traité celui qui ne connaissait point le péché comme s'il 'eût été le péché même, afin qu'en lui nous devinssions justes de la justice de Dieu (2) ». Ainsi donc, Dieu, avec qui nous sommes réconciliés, a rendu le Sauveur péché pour nous, c'est-à-dire victime du péché, afin que nos péchés nous fussent pardonnés; dans l'ancienne loi ne donnait-on pas le nom de péchés aux sacrifices offerts pour les péchés? Jésus-Christ a donc été immolé pour nos péchés, étant lui-même sans tache et sans souillure, et réalisant dans sa personne tous les caractères qu'on recherchait dans les victimes animales pour figurer que celui qui viendrait pour effacer le péché serait lui-même sans péché. Quel que soit donc le jour qu'un enfant soit baptisé après sa naissance, il est toujours vrai de dire qu'il est circoncis le huitième jour, car 'il est réellement circoncis en celui qui, en ressuscitant le troisième jour après sa mort, est réellement ressuscité le huitième jour de la semaine. D'un autre côté, cet enfant est circoncis d'une circoncision qui consiste dans le dépouillement du corps du péché (3), c'est-à-dire dans l'absolution, par la grâce de la régénération spirituelle, de la dette que lui a fait contracter la contagion de la régénération charnelle. « Personne n'est pur de toute souillure (ne s'agit-il pas uniquement de la souillure du péché?) pas même l'enfant dont la vie n'est que d'un jour sur la terre (4) ».

38. Voici la conclusion que les Pélagiens tirent de leurs principes erronés : « Donc », disent-ils, « le mariage est un mal, et l'homme engendré par le mariage n'est pas l'oeuvre de Dieu ». Avons-nous donc jamais dit que ce qui constitue la bonté du mariage, ce soit la maladie de la concupiscence, seul principe d'amour pour les époux qui ne connaissent pas le Seigneur, malgré la réprobation dont les frappe l'apôtre saint Paul (5) ? A

 

1. Rom. VIII, 3. — 2. II Cor. V, 20, 21. — 3. Coloss. II, 11. — 4. Job, XIV, 4, selon les Sept. — 5. I Thess. IV, 5.

 

630

 

nos yeux, ce qui constitue le bien du mariage, c'est la pudeur conjugale qui dirige la passion charnelle vers la légitime procréation des enfants. D'ailleurs, que l'homme naisse du mariage légitime, de la fornication ou de l'adultère, en sa qualité d'homme, peut-il ne pas être l'oeuvre de Dieu? Du reste, dans une question où nous cherchons, non pas quel créateur, mais quel sauveur est nécessaire à l'homme, nous n'avons pas à nous occuper de ce qu'il peut y avoir de bon dans la procréation de la nature, mais de ce qu'il y a de mauvais dans le péché dont notre nature est certainement viciée. Or, nous disons que la propagation de la nature est toujours accompagnée de la propagation du vice de la nature, quoique celle-ci soit bonne par elle-même et l'autre mauvais. La nature est l'oeuvre du Créateur, le vice est le résultat de la condamnation qui pèse sur notre origine; la nature a pour cause la bienveillance suprême de Dieu, le péché a pour cause la volonté mauvaise du premier homme; la nature nous révèle Dieu comme premier principe de toute créature, le .péché nous révèle Dieu comme vengeur suprême de la désobéissance; enfin Jésus-Christ, comme Dieu, est le créateur de l'homme, et après l'avoir créé, il s'est fait homme pour le guérir et le racheter.

39. Le mariage est donc bon dans tout ce qui constitue sa nature. Or, trois choses le constituent : la génération légitime, la foi conjugale et le symbole de l'union. Au point de vue de la génération, l'Apôtre a écrit: «Je veux que les plus jeunes veuves se marient, qu'elles aient des enfants et qu'elles soient mères de famille (1) ». Au point de vue de la foi conjugale, il est écrit également : « Le corps de la femme n'est point en sa puissance, mais en celle de son mari; de même le corps du mari n'est point en sa puissance, mais en celle de sa femme (2)». Enfin, au point de vue de l'union sacramentelle, il est dit : « Ce que Dieu a uni, que l'homme ne le sépare point (3) ». J'ai traité ces matières dans des ouvrages qui ne vous sont point inconnus, et je crois, avec la grâce de Dieu, en avoir parlé suffisamment (4). De là encore cette conclusion de l'Apôtre : « Le mariage est honorable en tout, le devoir

 

1. I Tim. V, 14. — 2. I Cor. VII, 4. —  3. Matt. XIX, 6. — 4. Du Bien conjugal, n. 3 et suiv.

 

conjugal est sans souillure (1) ». En tant donc que le mariage est bon, il tourne en bien le mal de la concupiscence, car c'est à la raison de diriger la passion, et non pas à la passion de se diriger elle-même. Or, la passion, comme le remarque l'Apôtre, se trouve dans cette loi des membres révoltés, laquelle se met en opposition avec la loi de l'esprit (2); quant à la loi du mariage, elle n'est autre chose que la raison faisant de la concupiscence un usage légitime. En effet, si du mal il ne pouvait sortir aucun bien, Dieu pourrait-il rendre fécond l'adultère? Cet adultère est en lui. même un horrible crime; cependant, même quand il est fécond, il ne saurait être imputé à Dieu, qui se sert souvent du mal commis par les hommes pour en faire sortir un bien. De même les mouvements honteux de cette concupiscence qui a inspiré aux premiers coupables de se couvrir de feuillage (3), ne sauraient être imputés au mariage lui-même qui rend le devoir conjugal non-seulement licite, mais encore utile et honnête. On ne peut donc les imputer qu'au péché de désobéis sauce ; car, par un juste châtiment du ciel, l'homme en désobéissant à Dieu, a senti ses membres se révolter contre lui. C'est par suite de cette révolte devenue indépendante de sa volonté, qu'il a jugé nécessaire de voiler le foyer honteux de la concupiscence. Est-ce que l'homme aurait eu à rougir de l’oeuvre du Créateur, quand Dieu lui-même avait contemplé cette oeuvre et l'avait trouvée bonne? Par elle-même la nudité ne déplaisait donc ni à Dieu ni à l'homme; rien ne pouvait faire rougir tant qu'il n'y avait rien à punir.

40. Lors même que le péché n'aurait pas été commis, le mariage aurait existé, car ce n'était pas en vain que Dieu avait donné pour aide à Adam non pas un autre homme, mais une femme. Quant à ces paroles : « Croissez et multipliez-vous (4) », elles ne sont pas la prédiction de péchés condamnables, mais la bénédiction du mariage et de sa fécondité. Autrement s'expliquerait-on pourquoi dans sa sagesse Dieu a déposé dans l'homme un principe de reproduction? Toutefois, si la nature n'avait pas été déshonorée par le péché, l'homme, loin de subir la force aveugle de la concupiscence, lui aurait commandé en maître absolu comme il commande à son pied de marcher, à sa main d'agir et à sa

 

1. Héb. XIII, 4. — 2. Rom. VII, 23. — 3. Gen. III, 7. — 4. Id. I, 29.

 

631

 

langue de parler. Le trouble et l'agitation des sens n'auraient point précédé et suivi la perte de la virginité; tout aurait été soumis à l'empire si calme de la charité; la virginité ne se serait point perdue dans la douleur, comme la maternité ne se serait point annoncée par les gémissements. Nous avons peine à croire à cet heureux état, parce que les choses se passent tout autrement sous nos yeux. Mais je m'adresse à des chrétiens qui savent croire à la vérité des divins oracles, lors même qu'ils ne la saisiraient par aucun fait extérieur. Est-ce que je pourrais vous montrer comment un homme a pu naître exclusivement du limon de la terre, comment une de ses côtes a pu former la femme (1)? Et cependant, ce que l'œil ne voit pas, la foi, le croit sans hésiter.

41. Non, sans doute,je ne puis vous dépeindre cet heureux état, qui eût persévéré si le péché ne fût point intervenu ; cet état dans lequel le mariage aurait joui d'une tranquillité parfaite au point de vue de la concupiscence, dans lequel enfin tous les membres du corps auraient été complètement soumis à l'empire de la volonté. Mais si je ne puis le dépeindre, les Ecritures sont là pour fixer ma foi sur ce point. Aujourd'hui, s'il s'agit de relations entre époux, partout se trouvent les élans de la concupiscence; s'il' s'agit de l'enfantement, il ne s'annonce que par les gémissements et la douleur; s'il s'agit enfin de la naissance, elle est déjà couverte des ombres futures de la mort. Et cependant les Ecritures nous enseignent que si le péché n'eût pas été commis, l'enfantement eût été joyeux et la mort inconnue. Adam et Eve rougissaient-ils avant le péché? Pourquoi donc, aussitôt le péché, se couvrir de feuillage? Avant le péché leurs yeux n'étaient point fermés, mais ils n'étaient point encore ouverts à ce qui devait les faire rougir; leur corps tout entier leur paraissait le chef-d'oeuvre des mains de Dieu, et ils n'y trouvaient rien dont ils dussent rougir ou qu'ils dussent voiler. Concluons donc que si le crime ne fût pas survenu par la désobéissance, la honte eût été chose inconnue et la pudeur n'aurait eu rien à cacher.

42. On ne peut donc pas imputer au mariage ce qui aurait pu ne pas être, sans que le mariage cessât d'exister. Cette concupiscence est un mal, mais malgré ce mal, le  

 

1. Gen. II, 7, 22.

 

mariage reste bon et sait môme tirer le bien du mal. Maintenant, parce que, dans la condition que nous a faite le péché, la concupiscence est inséparable du devoir conjugal, nous verrons certains hommes s'obstiner dans leur aveuglement et leur ignorance, et sous prétexte de condamner la concupiscence, condamner également le mariage comme illicite et honteux? Ils ne veulent donc pas comprendre que le propre du mariage, ce qui en fait la bonté et la gloire, c'est la postérité, la pudeur conjugale et le lien sacramentel ; tandis que le côté honteux qui l'accompagne ne vient pas de lui, et n'est le triste fruit que de la concupiscence. D'un autre côté, comme cette concupiscence est nécessaire au mariage pour lui procurer le premier des biens qui lui est propre, c'est-à-dire la propagation des enfants, on doit en entourer l'exercice du secret le plus mystérieux, le soustraire à tous les regards, voire même à la présence d'autres enfants déjà nés et auxquels l'âge serait déjà une occasion de péril. De cette manière le mariage peut user de ce qui.lui est permis, pourvu qu'il caché dans l'ombre ce qui le ferait rougir. Voilà ce qui nous explique pourquoi des enfants, qui ne peuvent encore pécher, naissent cependant souillés de la contagion du péché; la souillure ne leur vient pas de ce qui est permis, mais de ce qui est honteux. En effet, la nature ne prend naissance que de ce qui est permis, tandis que le vice naît de ce qui est honteux. Le principe de la nature, c'est Dieu, qui a créé l'homme et qui a établi l'union nuptiale entre l'homme et la femme; quant au vice lui-même, il est le fruit trompeur de la ruse du démon et du coupable consentement de l'homme.

43. En face d'une telle prévarication, à laquelle il était de tous points étranger, Dieu se contenta de condamner la coupable volonté de l'homme et de rendre sa postérité solidaire de cette condamnation. Dès lors tous les enfants qui devaient naître dans la suite des siècles furent légitimement condamnés dans leur souche prévaricatrice. Or, c'est la génération charnelle qui transmet cette condamnation, qui ne saurait être levée que par la régénération spirituelle. Supposons donc les parents régénérés, supposons qu'ils persévèrent dans cette grâce, qui a été pour eux le principe de la rémission de leurs péchés, la concupiscence ne saurait plus leur nuire, à (632) moins qu'ils n'en fassent un usage illégitime, soit en se livrant à des jouissances criminelles, soit même en se proposant, dans les limites du mariage, tout autre but que la génération des enfants, c'est-à-dire la satisfaction grossière de leurs instincts voluptueux. C'est donc pour éloigner tout danger de fornication de la part des époux que l'Apôtre leur défend de se refuser le devoir, si ce n'est du consentement de l'un et de l'autre, pour un temps, et afin de se livrer plus librement à l'exercice de la prière; cette défense, du reste, n'est qu'une condescendance et non pas un commandement (1). Puisque l'Apôtre parle d'indulgence ou de pardon, ne dévoile-t-il pas une faute? Or, considéré en lui-même et sans aucune comparaison avec la fornication, le devoir conjugal est bon et légitime quand il a pour but la procréation des enfants, but indiqué dans les actes matrimoniaux. Toutefois, même quand il se propose cette fin honnête, il est toujours accompagné d'un certain mouvement bestial dont la nature humaine doit rougir, et qui a pour cause ce corps de mort qui n'est pas encore renouvelé par la résurrection. Malgré cela, il n'est point péché, quand la raison reste assez puissante pour diriger la passion vers le bien, et ne passe laisser entraîner vers le mal.

44. Par cela même qu'elle existe, cette concupiscence de la chair nuirait, si elle n'avait pour contre-poids la rémission des péchés dans ceux qui l'ont reçue. Dans tout homme qui n'a fait que naître, cette concupiscence existe et nuit; dans celui qui a repris naissance, elle existe également, mais elle ne saurait nuire. Elle nuit tellement à ceux qui, après être nés, n'ont pas repris naissance dans la grâce, qu'il ne leur sert de rien d'être nés de parents régénérés. En effet, la souillure originelle est une souillure personnelle aux enfants d'Adam. Peu importe donc que les parents en aient reçu la rémission; la chair par elle-même reste soumise à la contagion du péché jusqu'à ce qu'elle soit entièrement renouvelée par la régénération dernière, c'est-à-dire par la résurrection future; car alors, non-seulement nous ne commettrons plus de péché, mais nous n'éprouverons même plus ces désirs vicieux, qui deviennent péchés quand ils sont accompagnés du consentement. Ce sera le comble de la perfection, à laquelle nous

 

1. I Cor. VII, 5, 6.

 

dispose le bain sacré de la grâce, tel que nous le recevons en cette vie. En vertu de cette régénération spirituelle tous nos péchés passés nous sont remis, et nous avons droit à cette génération de la chair pour lu vie éternelle, de laquelle notre corps sortira incorruptible et parfaitement guéri de ce foyer de concupiscence qui l'entraînait au péché. Toutefois, ce n'est encore là pour nous qu'une espérance, et non pas une réalité; nous n'en jouissons pas, encore, mais nous l'attendons par la patience.

Il suit de là que par le baptême non-seulement nous recevons la rémission de tous les péchés dont nous nous sommes rendus coupables en consentant à nos désirs vicieux et criminels; mais nous sommes encore purifiés de tous ces désirs vicieux contre lesquels nous devons lutter si nous ne voulons pas nous rendre coupables, et qui ne disparaîtront entièrement que dans la vie future.

45. Quant à la souillure originelle dont nous parlons, elle frappe les enfants des chrétiens régénérés, jusqu'à ce que ces enfants aient été purifiés eux-mêmes dans le bain de la régénération. Le chrétien régénéré ne régénère donc pas les enfants de la chair, il ne peut que leur donner naissance; dès lors il leur transmet, non pas la justice de la régénération, mais la souillure de la génération. A ce point de vue donc, qu'il s'agisse d'un infidèle coupable ou d'un fidèle justifié, les enfants issus de l'un et de l'autre naissent toujours coupables et non pas absous; c'est ainsi que du rejeton de l'olivier franc comme du rejeton de l'olivier sauvage sortira, non pas un olivier franc, mais un olivier sauvage. De là je conclus que la première naissance soumet l'homme à la condamnation, dont il ne peut être délivré que par la régénération. L'enfant naît esclave du démon, c'est Jésus-Christ qui lui rend la liberté; il naît victime du séducteur d'Eve, le Fils de Marie le dé. livre; il naît soumis à celui qui par la femme a séduit l'homme, il est racheté par Celui qui est né de la femme qui n'a pas connu d'homme; il naît enfant de celui quia allumé la concupiscence dans le coeur de la femme, il est sauvé par celui qui a été conçu dans le sein de la femme sans aucune action de la concupiscence. Par le moyen d'un seul homme le démon a pu régner sur tous les hommes, et son empire ne saurait être détruit que par Celui qui seul ne lui a pas été soumis, (633)

Prenons ensuite les sacrements de l'Eglise tels qu'ils nous ont été présentés par la tradition la plus ancienne et la plus imposante. Nos adversaires diront bien qu'ils étaient des symboles plutôt que des réalités; cependant, même à ce titre, ils n'osent pas les couvrir de leur dédain sacrilège. Eh bien ! ces sacrements de la sainte Eglise nous enseignent clairement que les enfants, immédiatement après leur naissance, sont délivrés de l'esclavage du démon par la grâce de Jésus-Christ. En effet, sans parler directement de la rémission même du péché, telle qu'elle s'opère mystérieusement et réellement par le sacrement de baptême, est-ce que ce sacrement n'est pas précédé des exorcismes et de ce souffle mystérieux destiné à chasser la puissance de l'ennemi? est-ce que dans des paroles solennelles les parrains et les marraines ne renoncent pas à Satan et à ses oeuvres? Tous ces symboles sacrés n'annoncent-ils pas que l'enfant s'arrache à l'empire du démon pour passer sous l'heureuse domination du Rédempteur, de ce Rédempteur qui a revêtu notre faiblesse et enchaîné le fort armé, afin de lui ravir ses dépouilles (1)? Saint Paul l'a dit : Ce qui paraît en Dieu une faiblesse est plus fort, non-seulement que tous les hommes, mais encore que tous les anges (2). Quand donc Dieu délivre à la fois les petits et les grands, il prouve à nos yeux que c'est la vérité même qui a parlé par la bouche de l'Apôtre. Ce ne sont donc pas seulement les adultes, mais encore les petits enfants, qu'il a arrachés à la puissance des ténèbres, afin de les transporter dans le royaume de son Fils bien-aimé (3).

46. Que personne ne s'étonne et ne dise « Pourquoi donc la bonté de Dieu crée-t-elle ce qui va tomber en la puissance de la méchanceté du démon ? » Admirons plutôt la bonté avec laquelle il accorde la fécondité à toutes ses créatures, et fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les pécheurs (4). C'est par cette bonté qu'il a béni et fondé dans les créatures le pouvoir de se reproduire ; et cette bénédiction accordée à une nature bonne, la faute la plus criminelle ne saurait la détruire. Cette faute a bien pu faire que par le juste châtiment de Dieu les hommes prissent naissance avec la souillure du péché originel ; mais elle n'a pu empêcher les hommes de naître. Dans

 

1 Matt. XII, 29. — 2. I Cor. I, 25. — 3. Coloss. I, 13. — 4. Matt. V, 45.

 

les adultes, les péchés les plus graves ne sauraient détruire l'humanité; l'oeuvre de Dieu reste toujours bonne, quels que soient les crimes qui tendent à la déshonorer. Sans doute, en tant qu'il suit ses passions, l'homme, naturellement si noble, a pu être comparé et trouvé semblable aux animaux', mais sans devenir par cela même un animal. Ce que l'on compare en lui, ce n'est pas sa nature, mais le vice auquel il s'abandonne; et ce à quoi on le compare, ce n'est pas le vice, mais la nature même de l'animal. En effet, comparé à l'animal, l'homme reste encore en possession d'une telle grandeur que le vice en lui devient la nature même de l'animal; ce qui ne prouve aucunement que la nature de l'homme devient la nature de l'animal. Quand donc Dieu condamne l'homme, il le condamne à cause du vice qui déshonore sa nature, et non à cause de sa nature, laquelle n'est pas détruite par le vice. Loin de nous, sans doute, la pensée de croire les animaux soumis à la peine de la damnation; puisqu'ils n'ont aucun droit à la béatitude, serait-il juste de les soumettre au châtiment? Mais quelle injustice peut-il y avoir à soutenir que l'homme est soumis à l'esprit immonde, non pas à raison de sa propre nature, mais à cause de,la souillure qu'il apporte en naissant et qui est l'oeuvre, non pas de Dieu lui-même, mais de la volonté humaine? Cet esprit immonde, en tant qu'esprit, n'est-il pas bon ? et s'il est mauvais, n'est-ce pas uniquement en tant qu'il est impur ? En tant qu'esprit, il est l'oeuvre de Dieu; mais s'il est impur, il ne le doit qu'à sa volonté propre. Voilà pourquoi la nature plus forte, c'est-à-dire la nature angélique, s'appuyant sur la communauté du péché, tient sous sa domination la nature inférieure, c'est-à-dire la nature humaine. Voilà pourquoi aussi le Médiateur, plus fort que les anges, s'est rendu faible pour les hommes; de cette manière, l'orgueil du tyran est écrasé par l'humilité du Rédempteur; et celui qui se faisait de sa force angélique un motif pour couvrir de ses dédains les enfants des hommes, se voit honteusement vaincu par l'humaine faiblesse que le Fils de Dieu a daigné revêtir pour nous racheter.

47. Avant de terminer cet ouvrage, je crois devoir invoquer l'autorité de saint Ambroise. Parmi les écrivains ecclésiastiques de la

 

1. Ps. XLVIII, 13.

 

634

 

langue latine, ce saint évêque est celui dont Pélage célèbre avec le plus de complaisance l'intégrité de la foi. Nous avons invoqué son autorité sur la grâce; nous allons aussi l'invoquer sur le péché originel; comme la rémission de ce péché est évidemment le plus grand triomphe de la grâce, nous y trouverons la réfutation la plus facile des nombreuses calomnies de nos adversaires. Dans son livre sur la Résurrection, saint Ambroise s'exprime en ces termes : « Je suis tombé dans Adam, c'est dans Adam que j'ai été chassé du paradis, c'est dans Adam que je  suis mort; pour me rappeler à la vie, c'est donc aussi dans Adam que l'on doit me trouver, car si c'est en lui que j'ai été rendu coupable et condamné à la mort, c'est en Jésus-Christ que j'ai été justifié ». Le même docteur écrit aux Novatiens : «Nous naissons tous esclaves du péché, notre origine est souillée par le vice, selon ces paroles de David : J'ai été conçu dans l'iniquité, et ma mère m'a enfanté dans le péché (1). Voilà pourquoi saint Paul regarde sa chair comme étant un corps de mort : Qui me délivrera, dit-il, de ce corps de mort (2) ?Or, la chair de Jésus-Christ a condamné le péché, puisqu'il est né sans péché et qu'en mourant il a crucifié le péché; c'est ainsi que la justification s'est répandue par la grâce dans notre chair, quand auparavant cette chair n'était qu'un amas de fautes et d'iniquités (3)». Dans son commentaire sur Isaïe, saint Ambroise, parlant de Jésus-Christ, formule ainsi sa pensée : « Comme homme il a été éprouvé de toute manière et il a subi toutes les douleurs dans sa ressemblance avec les hommes ; mais le péché ne vint jamais souiller sa nature, parce qu'il était né de l'Esprit (4). En effet, tout homme est menteur (5), et personne n'est sans péché si ce n'est Dieu. Dès lors, ce n'est pas sans raison

 

1. Ps. L, 7. — 2. Rom. VII, 21. — 3. Liv. I de la Pénitence, ch. II ou III. — 4. Héb. IV, 15. — 5. Ps. CXV, 2.

 

que l'on a dit que quiconque est né du commerce de l'homme et de la femme a connu le péché dès sa naissance. Celui-ci seul est né sans péché qui est né en dehors de ce genre de conception (1) ». Dans son commentaire sur l'évangile de saint Luc, saint Ambroise dit également : « Quand il s'agit de la naissance du Sauveur, éloignez toute idée purement humaine, toute profanation de la sainte virginité, c'est l'Esprit-Saint lui-même qui, dans un sein inviolable, a déposé une semence immaculée. Seul entre tous ceux qui sont nés de la femme, Jésus-Christ n'a point goûté la corruption d'une origine souillée, seul il en a repoussé la honte par la nouveauté de son enfantement immaculé et par la majesté de sa nature divine (2)».

48. A ces paroles du saint docteur, dont pourtant il fait le plus grand éloge, pourquoi donc Pélage oppose-t-il la contradiction la plus manifeste, quand il ose s'écrier: «Comme « nous naissons sans vertu, nous naissons a aussi sans vice? u Pélage n'a donc plus qu'un seul parti à prendre, ou bien condamner son erreur, ou bien se repentir d'avoir loué saint Ambroise. Mais ce dernier, en sa qualité d'évêque catholique, n'a fait que formuler la doctrine et la foi véritables; d'où je conclus qu'en sortant du droit sentier de la foi, Pélage et Célestius son disciple doivent se regarder comme directement condamnés par l'Eglise catholique, à moins qu'ils ne se repentent, non pas d'avoir loué saint Ambroise, mais de s'être mis en contradiction avec la doctrine de saint Ambroise. Je sais que vous lisez avec l'ardeur la plus vive tous les ouvrages qui peuvent tourner à l'édification ou à la confirmation de la foi ; c'est dans ce but que j'ai composé celui-ci, et malgré votre ardeur sans limites, je dois enfin me borner et finir.

 

1. Cet ouvrage est perdu. — 2. Liv. II, n. 56, ch.II.

 

Traduction de M. l'abbé BURLERAUX.

 

 

 

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