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SULPICE SÉVÈRE

DIALOGUES DE SULPICE SÉVÈRE

texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER

 

DIALOGUES DE SULPICE SÉVÈRE

DIALOGUE PREMIER

Postumien, ami de Sulpice Sévère, revient d’Orient, où il a passé trois années. Il fait un long récit des merveilles qu’il a admirées et surtout des vertus des moines de la Thébaïde. Le traducteur a retranché ces détails ; il reprends l’endroit où Postumien établit un parallèle entre les miracles des moines d’Orient et ceux de saint Martin.

XXIII. — ..... « Comment, dis-je, tu ne possèdes, donc pas le livre que j’ai écrit sur la vie et les miracles de saint Martin ? — Je l’ai ; en effet, répondit Postumianus ; jamais il ne m’a quitté (il me fit voir le livre caché sous ses vêtements) ; si tu le reconnais, le voici. Ce volume m’a accompagné sur terre et sur mer, il a été mon compagnon et mon consolateur pendant tous mes voyages. Je te dirai toutes les contrées où ce livre a pénétré ; car il n’y a pas un endroit dans l’univers où le récit d’une si admirable histoire ne soit connu. Paulin, qui t’est si attaché, est le premier qui l’ait porté à Rome : comme toute la ville se le disputait, j’ai entendu les libraires enchantés déclarer que rien n’était plus lucratif, rien ne se vendait plus facilement et plus cher que ce livre. Il a beaucoup devancé mon voyage par mer ; lorsque j’arrivai en Afrique, on le lisait déjà dans toute la ville de Carthage. Seul, le prêtre de Cyrène ne l’avait pas, je le lui donnai pour le copier. Que te dirais-je donc d’Alexandrie, où on le connaît peut-être mieux que tu ne le connais toi-même ? Il a pénétré en Égypte, en Nitrie, en Thébaïde, et dans tout le royaume de Memphis. J’ai vu un vieillard le lire dans le désert. Lorsqu’il apprit que j’étais ton ami, il me chargea, ainsi que beaucoup d’autres moines, si jamais je te retrouvais sain et sauf en ce pays, de t’exhorter à compléter ce que tu reconnais avoir omis dans ton livre sur les vertus de saint Martin. Enfin, je joins mes prières à celles de beaucoup d’autres pour te supplier de nous raconter, non ce que tu as écrit, mais ce, que tu as autrefois passé sous silence, pour éviter, je crois, de fatiguer les lecteurs. »

XXIV. — « En vérité, dis -je à Postumianus, pendant que j’écoutais depuis longtemps avec attention le récit des miracles des saints moines d’Orient, je songeais silencieusement à Martin, et je voyais avec raison que tout ce que chacun de ces moines a fait en particulier a été accompli par Martin. Car, quoique leurs miracles soient fort remarquables (qu’il me soit permis de le dire sans les offenser), il n’en est pas un qui ne soit inférieur aux siens. Mais, si je déclare que la vertu de Martin ne peut être comparée à celle des autres hommes, il faut aussi remarquer que l’on ne peut établir de juste comparaison entre Martin et les ermites et les anachorètes. Ceux-ci sans entraves opèrent de très grands miracles, et n’ont que le Ciel et les anges pour témoins : Martin, au contraire, vivant au milieu du monde, avec lequel il est toujours en rapport, parmi des clercs en discorde et des évêques sévères, affligé souvent par des scandales presque quotidiens, reste inébranlable par sa vertu, et opère de plus grands miracles que n’en firent dans le désert les moines dont tu nous parles. Quand ils en auraient fait de semblables, quel juge serait assez injuste pour ne pas reconnaître que Martin l’emporte sur eux ? Songe donc, que Martin était un soldat combattant dans un poste désavantageux, et qui cependant a remporté la victoire : je compare également les autres à des soldats, mais à des soldats qui combattent dans un endroit favorable et avantageux. Et d’ailleurs, quoique tous aient été vainqueurs, la gloire des combattants ne saurait être égale ; puis, en nous racontant ces merveilles, tu ne nous as pas dit qu’aucun de ces moines ait ressuscité un mort, et cela seul te force à avouer que Martin ne peut être comparé à personne. »

XXV. — « S’il est merveilleux que le feu ait respecté l’Égyptien, Martin aussi commanda souvent aux flammes. Si les anachorètes ont. dompté. la férocité des animaux, Martin souvent encore contint la rage des bêtes féroces, et arrêta le venin des serpents. Situ veux comparer à Martin celui qui, par la puissance de sa parole ou la vertu des fils de ses vêtements, guérissait ceux qui étaient possédés de l’esprit immonde, notre Saint n’a encore rien à lui envier en cela, et nous en avons beaucoup d’exemples. Si tu cites celui qui, n’ayant qu’un vêtement de poils, était, dit-on, visité par les anges, Martin conversait tous les jours avec eux. Son âme était tellement supérieure à la vanité et à l’orgueil, que personne ne détesta ces vices plus que lui, bien que, même absent, il ait délivré les possédés du démon, et commandé non seulement aux comtes, et aux préfets, mais aux empereurs eux-mêmes. Il est vrai que ce sont là les moindres de ses mérites, mais je veux te persuader que personne ne résista plus courageusement que lui non seulement à la vanité, mais aux causes et aux occasions de la vanité. Je vais maintenant raconter des choses peu importantes, mais que je ne puis passer sous silence ; car nous devons louer celui qui, revêtu d’une grande autorité, montra tant de respect envers le saint homme. Je me souviens que le préfet Vincent, homme éminent et le plus vertueux des Gaules, demanda souvent à Martin, lorsqu’il passait en Touraine, de le recevoir à la table du monastère (et il citait à cette occasion l’exemple du saint évêque Ambroise, qui, dit-on, recevait de temps en temps à cette époque les consuls et les préfets). Mais Martin refusa toujours, craignant, dans sa haute sagesse, qu’il n’en tirât de la vanité ou de l’orgueil. Il faut, donc que tu avoues, Postumianus, que l’on trouvé en Martin tous les mérites de ces moines, qui, tous réunis, n’en ont pas autant que lui. »

XXVI — « Pourquoi en agir ainsi avec moi ? dit Postumianus, ne suis-je donc pas de ton avis, et n’en ai-je pas été toujours ? Tant que je vivrai et que j’aurai ma raison, je vanterai les moines d’Égypte, je louerai les anachorètes, et j’admirerai les ermites ; toujours je ferai une exception pour Martin, jamais je n’oserai lui comparer les moines ou d’autres évêques. C’est ce qu’avoue l’Égypte ; ce que croient la Syrie, l’Éthiopie, les Indes, la Parthie, la Perse ; ce que n’ignorent pas l’Arménie, le Bosphore, les îles Fortunées, si elles sont habitées, et l’Océan glacial, s’il est sillonné par les vaisseaux. Que notre pays, si proche de ce grand homme, est malheureux de n’avoir pas été digne de le connaître ! Ce n’est pas sur le peuple que retombe cette faute, mais sur les prêtres, sur les évêques. Les envieux avaient bien leurs raisons pour refuser de le connaître ; car admettre ses vertus, c’était avouer leurs vices. C’est, avec horreur que je répète ce que j’ai récemment entendu un malheureux (je ne sais qui c’est) a dit que ton livre était plein de faussetés. Ce propos n’est pas d’un homme, mais du diable ; et ce n’est pas Martin qu’il contredit en cela, c’est l’Évangile qu’il dément. Car le Seigneur lui-même n’a-t-il pas attesté que tous les fidèles pouvaient opérer les mêmes miracles que Martin ? Or celui qui ne croit pas aux miracles de Martin ne croit pas aux paroles du Christ. Mais ces malheureux, ces misérables, ces lâches, rougissant de ce qu’ils ne sont pas aussi puissants que Martin, aiment mieux nier ses mérites que confesser leur impuissance. Passons à d’autres choses, et oublions-les ; raconte-nous plutôt les autres miracles de Martin, il y a longtemps que je désire les connaître. — Quant à moi, dis-je, il me semble qu’il serait plus juste de demander cela à Gallus, il en sait plus que nous (un disciple peut-il ignorer les actions de son maître ?), et il doit d’abord à Martin, puis à nous, de traiter ce sujet à son tour ; car, pour moi, j’ai écrit un livre ; et toi, Postumianus, tu nous as jusqu’à présent entretenu des miracles des moines d’Orient. Gallus nous doit donc ce récit, et, comme je viens de le dire, c’est à son tour de parler, et, pour l’amour de Martin, il le fera, je crois, avec plaisir.

— Certainement, répondit Gallus, quoique je sois bien faible pour un si grand fardeau ; cependant, excité, par les exemples d’obéissance que vient de rapporter Postumianus, je ne refuserai point la charge que vous m’imposez. Mais, lorsque je pense que moi, Gaulois, je vais parler devant des Aquitains, je crains d’offenser vos oreilles délicates par, mon langage peu soigné. Écoutez-moi donc comme un homme grossier, simple et sans fard dans son langage. Car si vous m’accordez d’être disciple de Martin, permettez-moi, à son exemple, de mépriser un style vainement orné et fleuri.

— Parlez celtique ou gaulois si vous l’aimez mieux, dit Postumianus, mais du moins entretenez-nous de Martin ; quant à moi, je prétends que, même si vous étiez muet, pour nous parler de Martin d’éloquentes paroles ne vous feraient pas défaut : la langue de Zacharie ne s’est-elle pas déliée pour prononcer le nom de Jean ? D’ailleurs vous êtes un homme lettré, vous usez d’artifice, et vous vous excusez sur votre inhabileté parce que vous êtes plein d’éloquence : un moine ne peut être si adroit, ni un Gaulois si rusé. Commencez donc plutôt, et remplissez la lâche qui vous est imposée, nous avons déjà perdu trop de temps à d’autres choses : les ombres qui s’allongent et le soleil couchant annoncent la fin du jour et l’arrivée de la nuit.

Après quelques moments de silence, Gallus commença ainsi : « Je crois que je dois d’abord prendre garde à ne pas répéter les miracles de Martin que notre ami Sulpice a rapportés dans son livre ; je passerai donc sous silence ce que Martin a fait lorsqu’il portait les armes et pendant qu’il fut laïque et moine, et je raconterai plutôt ce que j’ai vu moi-même, de préférence à ce que je tiens des autres. »

DEUXIÈME DIALOGUE

I. — « Aussitôt que j’eus quitté les écoles, je me joignis à Martin. Quelques jours après, comme nous le suivions pendant qu’il allait à l’église, un pauvre à demi nu (c’était en hiver) se présenta à lui, demandant qu’on lui donnât un vêtement. Martin appela alors l’archidiacre, lui ordonna de revêtir le pauvre immédiatement, et entra ensuite dans la sacristie, où il demeura seul selon sa coutume ; car, même dans l’église, accordant toute liberté au clergé, il préférait la solitude ; quand aux autres prêtres, ils se tenaient dans l’autre sacristie, y recevaient des visites, ou s’occupaient d’affaires. Mais Martin restait dans sa retraite, jusqu’à l’heure où il était d’usage de célébrer l’office pour le peuple. Je n’omettrai pas de vous dire que, dans la sacristie, jamais il ne se servit d’un siège orné, et, dans l’église, personne ne le vit jamais s’asseoir, comme le fit naguère un certain personnage que je vis placé (et j’atteste le Seigneur que ce ne fut pas sans honte) sur un siège élevé et magnifique, comme sur un trône royal. Martin s’asseyait sur un petit escabeau grossier, semblable à ceux dont se servent les esclaves, que nous autres, simples Gaulois, nous appelons sièges à trois pieds, et que vous lettrés et vous qui revenez de la Grèce nommez trépieds. L’archidiacre ayant négligé de donner un vêtement au pauvre, celui-ci entra dans la retraite du saint homme, se plaignant d’avoir été oublié, et de souffrir beaucoup. Aussitôt, sans que le pauvre s’en aperçoive, le bienheureux ôte secrètement sa tunique sous son manteau, en revêt le pauvre et le congédie. Quelque temps après, l’archidiacre entre, et, selon l’usage, avertit Martin, que le peuple attend dans l’église, et qu’il est temps de sortir pour célébrer le sacrifice. Mais le Saint lui répond qu’il faut d’abord vêtir le pauvre (il parlait de lui-même), et qu’il ne peut aller à l’église avant que le pauvre n’ait un vêtement. Le diacre qui ne comprend pas, car Martin étant couvert d’un manteau, il ne peut s’apercevoir de sa nudité, affirme qu’il n’y a pas de pauvre. « Que l’on m’apporte ; dit Martin, le vêtement qu’on lui a préparé, et je trouverai un pauvre à vêtir. » Le prêtre, pressé par cet ordre, et dont la bile était déjà en mouvement, achète rapidement pour cinq pièces d’argent, une robe grossière, courte et velue, et la met, tout irrité, aux pieds de Martin : « La voici, dit-il, mais je ne vois point de pauvre. » Martin, sans aucune émotion, lui ordonne de se tenir quelques instants à la porte, désirant être seul, pendant qu’il se revêt de cette tunique, s’efforçant de cacher ce qu’il fait. Mais les saints peuvent-ils céler ces sortes de choses ! bon gré mal gré ceux qui s’en informent les découvrent toujours.

II. — « Revêtu de cet habit, il alla donc offrir le saint sacrifice. Ce jour-là même (chose merveilleuse !), comme il bénissait l’autel selon la coutume, nous vîmes briller au-dessus de sa tête un globe de feu, qui, en s’élevant en l’air, traça un sillon lumineux. Quoique ce miracle soit arrivé un jour de grande fête, et en présence d’une immense foule de peuple, une vierge, un prêtre et trois moines en furent les seuls témoins. Pourquoi les autres ne le virent-ils pas ? C’est ce que je ne puis expliquer. À peu près à cette époque, mon oncle Evanthius, bon chrétien, quoiqu’il vécut dans le monde, tomba dangereusement malade, et se vit aux portes de la mort ; il fit demander Martin, qui vint aussitôt. Avant que le saint homme eût fait la moitié du chemin, le malade éprouva le bienfait de son approche, recouvra aussitôt la santé, et vint lui-même au-devant de nous. Le lendemain il retint Martin, qui voulait partir, et le même jour un serpent piqua mortellement un des esclaves de la maison. Evanthius le prit sur ses épaules (car le poison était si violent, qu’il était déjà presque inanimé) et le déposa aux pieds du Saint, assuré qu’il n’y avait rien d’impossible pour lui. Déjà le venin s’était répandu dans tous les membres ; vous eussiez vu les veines gonflées soulever la peau et le ventre tendu comme une outre. Martin étendit la main, plaça son doigt près de l’endroit où la bête avait déposé son venin. Alors, (chose admirable !) nous vîmes le poison revenir de tous côtés vers le doigt de Martin, et, mêlé de sang, sortir abondamment par l’étroite ouverture, de même que les mamelles des chèvres ou des brebis, pressées par la main du pasteur, laissent sortir de longs filets d’un lait abondant. L’esclave se leva complètement guéri. Quant à nous, stupéfaits d’un si grand miracle, et cédant à l’évidence, nous avouâmes qu’il n’y avait personne sous le ciel qui pût imiter Martin.

III. – « Quelque temps après, nous voyagions avec Martin qui visitait son diocèse : je ne sais pourquoi nous étions restés en arrière, et il nous précédait un peu. À ce moment un chariot du fisc, plein de soldats, s’avançait sur la voie publique. Dès que les mules qui le traînaient aperçurent près d’elles Martin, enveloppé d’un vêtement grossier et d’un long manteau noir, saisies de frayeur, elles se jetèrent un peu à l’écart ; leurs traits se mêlèrent, et, elles mirent le désordre dans tout l’attelage. Les soldats rétablirent l’ordre difficilement, ce qui leur causa du retard. Irrités de cet accident, ils se précipitèrent en bas de leurs voitures, et se mirent à frapper Martin à coups de fouets et de bâtons ; mais celui-ci supportait leurs coups sans mot dire, avec une incroyable patience, ce qui augmentait la folie de ces malheureux, rendus plus furieux, parce qu’il semblait mépriser et ne pas sentir leurs coups. Nous arrivâmes aussitôt, et nous trouvâmes Martin étendu à terre, à demi mort, horriblement ensanglanté, et tout le corps cruellement déchiré. Après l’avoir placé sur son âne, nous nous hâtâmes de nous éloigner, en maudissant le lieu de cet affreux malheur. Pendant ce temps, les soldats, revenus à leurs chariots, après avoir assouvi leur fureur, excitent leurs mules à continuer la route. Mais ces animaux, fixés au sol comme des statues d’airain, ne font aucun mouvement, malgré les cris perçants de leurs maîtres et les coups de fouets qui résonnent de tous côtés. Enfin ils se lèvent tous pour les frapper, mais c’est en vain qu’ils font usage des fouets gaulois ; ils dévastent la forêt voisine, et frappent les mules avec d’énormes branches ; mais leurs mains cruelles sont impuissantes, elles restent à la même place, immobiles comme des statues. Ces malheureux ne savaient plus que faire ; malgré leur brutalité, ils ne pouvaient déjà plus se dissimuler qu’ils étaient retenus par une puissance divine. Enfin, rentrant en eux-mêmes, ils commencèrent à se demander quel était celui qu’ils avaient frappé dans ce même endroit ; ils s’informent aux passants, qui leur apprennent que c’est Martin qu’ils ont traité si inhumainement. Alors tout leur fut découvert, ils comprirent que c’était à cause de l’outrage fait au saint évêque qu’ils ne pouvaient plus avancer, et ils s’élancèrent rapidement après nous. Sentant leur faute, et remplis d’une juste honte, pleurant, la tête et la figure couvertes de poussière, ils se précipitent aux genoux de Martin, implorent leur pardon et la permission de s’éloigner, disant que les remords de leur conscience les ont assez punis, et qu’ils comprennent bien qu’ils auraient pu être engloutis par la terre, ou, perdant la raison, être changés en durs rochers, comme leurs mules avaient été clouées au sol ; ils le prient et le supplient de leur pardonner et de leur permettre de partir. Le saint homme savait avant leur arrivée qu’ils étaient retenus, et il nous en avait prévenus ; il leur pardonna cependant avec bonté, et leur permit de continuer leur route avec leur équipage. »

IV. — « J’ai plus d’une fois remarqué, Sulpice, que Martin, devenu évêque, disait souvent qu’il n’avait plus autant de puissance qu’autrefois pour opérer des miracles. Si cela est vrai, ou plutôt puisque c’est vrai, nous pouvons conjecturer que les miracles qu’il fit sans témoins, lorsqu’il était moine, furent très remarquables ; car il en opéra publiquement de très grands durant son épiscopat. Beaucoup de ses premiers miracles ne purent échapper au monde, ni demeurer dans l’oubli ; mais le nombre de ceux qu’il cacha pour échapper à la vanité, et qu’il ne laissa pas arriver à la connaissance des hommes, est, dit-on, incalculable. Car, supérieur à la nature humaine et sentant sa puissance, il foulait aux pieds la gloire du monde, et n’avait que le Ciel pour témoin. C’est ce qui a été prouvé par le récit de ceux que nous connaissons, et qu’il n’a pu nous cacher. Avant d’être évêque, il a ressuscité deux morts, ce que vous nous racontez très bien dans votre livre ; mais (et je m’étonne que vous ayez omis de le dire) pendant, son épiscopat il n’en ressuscita qu’un seul ; ce que je puis affirmer comme témoin, si mon témoignage vous paraît suffisant. Voici comment la chose s’est passée : Je ne sais pour quelle raison nous allions à Chartres. Comme nous passions dans un bourg très populeux, nous rencontrâmes une grande foule de gentils, car il ne se trouvait aucun chrétien en cet endroit. À l’annonce de l’arrivée d’un si grand homme, les champs voisins s’étaient couverts d’une foule énorme. Martin sentit qu’il devait agir, le frémissement de tout son corps lui annonça l’approche du Saint-Esprit, et d’une voix surhumaine il annonça aux gentils la parole de Dieu, gémissant souvent qu’une si grande multitude ignorât le Seigneur Jésus. Alors (nous étions entourés d’une grande foule) une femme, dont le fils venait de mourir, tendit vers le Saint ce corps inanimé, et lui dit : « Nous savons que tu es l’ami de Dieu ; rends-moi mon fils, mon fils unique. » Martin, voilant en ce moment (comme il nous le dit plus tard) que pour le salut de tous il pourra obtenir un miracle, reçoit l’enfant entre ses bras, fléchit le genou devant la foule, et, après avoir prié, le rend plein de vie à sa mère. Toute cette multitude pousse aussitôt de grands cris qui s’élèvent jusqu’au ciel, et reconnaît le Christ pour son Dieu ; tous ils se jettent aux pieds du saint homme, demandant avec foi qu’on les fit chrétiens. Martin n’hésite pas. Comme il se trouve au milieu d’une plaine, il les fait tous catéchumènes par une imposition générale des mains ; puis, se tournant vers nous, il nous dit que ce n’est pas sans raison que l’on peut faire des catéchumènes dans une plaine, puisque c’est là ordinairement que se consacrent les martyrs. »

V. — « Tu l’emportes, Gallus, dit Postumianus, non pas sur moi, qui suis dévoué partisan de Martin, qui connais tous ses miracles et y crois fermement, mais tu l’emportes sur tous les ermites et les anachorètes. Aucun d’entre eux, comme votre Martin, ou plutôt comme notre Martin, n’a ressuscité des morts. C’est avec raison que Sulpice le compare aux apôtres et aux prophètes ; il leur ressemble en tout ; sa grande foi et ses miracles nous le prouvent. Mais achève, je t’en prie, quoique nous ne puissions rien entendre de plus magnifique ; achève cependant de nous raconter ce qui te reste à nous dire de Martin. Mon âme désire vivement connaître ses moindres actions de chaque jour, car, sans aucun doute, ses moindres actions sont plus importantes que les plus grandes actions des autres. » — « Il est vrai que je n’ai pas vu ce que je vais raconter, car ce miracle arriva avant que je me fusse joint au bienheureux ; mais il est fort célèbre et a été divulgué par les moines fidèles qui étaient présents. À peu près à l’époque où il reçut l’épiscopat, Martin fut obligé de se présenter à la cour. Valentinien régnait alors. Sachant que Martin demandait des choses qu’il ne voulait pas accorder, il ordonna qu’on ne le laissât pas entrer au palais. Outre sa vanité et son orgueil, il avait une épouse arienne qui l’éloignait du Saint et l’empêchait de lui rendre hommage. C’est pourquoi Martin, après avoir fait plusieurs tentatives inutiles pour pénétrer chez ce prince orgueilleux, eut recours à ses armes ordinaires ; il se revêtit d’un cilice, se couvrit de cendres, s’abstint de boire et de manger ; et pria jour et nuit. Le septième jour, un ange lui apparut et lui ordonna de se rendre avec confiance au palais ; il lui dit que les portes, quoique fermées, s’ouvriront d’elles-mêmes, et que le fier empereur s’adoucira. Rassuré par la présence et les paroles de l’ange, et aidé de son secours, il se rend au palais. Les portes s’ouvrent ; il ne rencontre personne, et parvient sans opposition jusqu’à l’empereur. Celui-ci, le voyant venir de loin, frémit de rage de ce qu’on l’a laissé entrer, et ne veut pas se lever pendant qu’il se tient debout. Tout à coup son siège est couvert de flammes qui l’enveloppent, et forcent ce prince orgueilleux de descendre de son trône et de se tenir debout, malgré lui, devant Martin. Il embrasse ensuite celui qu’il avait résolu de mépriser, et avoue qu’il a ressenti les effets de la puissance divine ; puis, sans attendre les prières de Martin, il lui accorde tout ce qu’il veut, avant qu’il lui ait fait aucune demande. Il le fit souvent venir pour s’entretenir avec lui, ou le faire asseoir à sa table. À son départ, il lui offrit beaucoup de présents ; mais le saint homme, voulant toujours rester pauvre, n’en accepta aucun.

VI. — « Puisque nous voici dans le palais, je raconterai tout ce que Martin y a fait à diverses époques. Il me semble que je ne dois pas omettre de,parler de l’admiration d’une pieuse reine pour Martin. L’empereur Maxime gouvernait l’empire ; c’était un homme dont toute la vie serait digne de louanges, s’il eût pu refuser une puissance illégitime que lui imposèrent des soldats en révolte, et éviter la guerre civile ; mais il n’eût pu sans danger, refuser un si grand empire, et le gouverner sans avoir recours aux armes. Ce prince faisait souvent venir Martin dans son palais, et s’entretenait longtemps avec lui de la vie présente et future, de la gloire des fidèles, de l’éternité des saints ; tandis que jour et nuit la reine restait suspendue aux lèvres de Martin et, semblable à Marie, arrosait ses pieds de pleurs, qu’elle essuyait avec ses cheveux. Martin, qu’aucune femme n’avait jamais touché, ne pouvait éviter la présence continuelle de l’impératrice, ou plutôt cette véritable servitude. Oubliant ses richesses, la dignité impériale, le diadème et la pourpre, prosternée à terre, elle ne pouvait être arrachée des pieds de Martin. Enfin, elle demanda à son mari de lui permettre d’éloigner tous ses serviteurs, et de préparer, seule un repas pour Martin. L’empereur joignit ses instances à celles de l’impératrice, pour décider le bienheureux, qui ne put s’opposer à ce dessein. Elle prépara donc tout de ses mains royales, couvrit son siége d’un tapis, approcha la table, présenta l’eau pour les mains, et apporta les mets qu’elle avait fait cuire elle-même. Pen-dant que Martin était assis, elle se tint immobile à quelque distance, selon l’usage des domestiques, montrant en tout la réserve d’un serviteur et la soumission d’un esclave ; elle-même lui versa à boire et lui présenta la coupe. Après le repas, elle recueillit avec soin les morceaux de pain et les miettes, préférant ces restes aux repas impériaux. Heureuse femme ! ses sentiments de piété la rendent, avec raison, comparable à cette reine qui vint des confins de la terré entendre Salomon, si nous nous en tenons simplement à l’histoire ; mais si nous comparons la foi de ces deux reines (qu’on me permette cela, en mettant de côté la majesté du mystère), on verra que l’une alla entendre un sage, et que l’autre, non contente de l’entendre, le voulut servir elle-même. »

VII. — À cet endroit, Postumianus prit la parole. « Il y a longtemps, Gallus, que je t’écoute et que j’admire profondément la foi de l’impératrice ; mais ne m’avais-tu pas dit que jamais Martin ne se laissait approcher par une femme ? et voici que l’impératrice non seulement s’est approchée de Martin, mais encore l’a servi pendant son repas. » — « Pourquoi, lui dit alors Gallus, ne considérez-vous pas ici, comme le font les grammairiens, le lieu, le temps et la personne ? Représentez-vous la position difficile où se trouvait Martin dans le palais de l’empereur ; l’impératrice qui l’obsédait, qui lui faisait en quelque sorte violence par ses prières et les instances que sa foi lui inspirait ; enfin, considérez les circonstances impérieuses qui le pressaient : il voulait obtenir la liberté d’infortunés captifs, faire révoquer des sentences d’exil, et enfin faire rentrer dans la possession de leurs biens des malheureux qu’on en avait dépouillés. Pour obtenir, toutes ces grâces, auxquelles le saint évêque attachait un si grand prix, n’a-t-il pas dû se relâcher un peu de la rigueur de la règle de vie qu’il s’était tracée ? Néanmoins vous pensez, vous, que quelques personnes pourront s’autoriser de cet exemple et en abuser ; eh bien, moi, je proclame heureux ceux qui, dans une circonstance semblable, prendront modèle sur Martin. Qu’on réfléchisse donc que Martin déjà septuagénaire, une seule fois dans sa vie, fut servi à table, non par une veuve vivant à sa guise, ni par une vierge, mais par une femme mariée, qui le fit à la prière de son mari lui-même, par une impératrice. Elle se tint debout pendant qu’il mangeait, sans s’asseoir à côté de lui ; et, sans oser partager son repas, elle le servit humblement. Voici donc la règle : que la femme vous serve sans vous commander et sans prendre place à côté de vous ; Marthe servit ainsi le Seigneur, sans être admise au repas, et qui plus est Marie, qui écoutait la parole du Sauveur, fut mise au-dessus de Marthe qui le servait. Quant à l’impératrice, elle a pareillement agi envers Martin ; elle l’a servi comme Marthe, et écouté comme Marie. Si quelqu’un veut s’autoriser de cet exemple, qu’il l’imite donc scrupuleusement ; que ce soit le même motif, la même personne, la même humilité, le même festin, et que cela ne lui arrive qu’une fois dans sa vie.

VIII. — « Je vous ai déjà raconté tant de merveilles, que je devrais vous avoir satisfait ; mais puisque je ne puis me refuser à vos désirs, je parlerai encore jusqu’à la fin du jour. Lorsque je regarde cette paille préparée pour nos lits, je me souviens que la paille du lit de Martin fut l’occasion d’un miracle ; voici comment la chose se passa. Le bourg de Claudiomagus se trouve sur les limites du Berri et de la Touraine ; là est une église célèbre par la piété de ses Saints et le troupeau non moins glorieux de ses vierges. Martin passant en cet endroit coucha dans la sacristie. Après son départ, les vierges s’y précipitèrent en foule, baisèrent les endroits où le Saint s’était assis où arrêté, et se partagèrent la paille où il avait reposé. L’une d’elles, quelques jours après, suspendit au cou d’un énergumène la paille qu’elle avait recueillie par respect, et aussitôt, plus vite que je ne vous le raconte, le démon fut chassé et la personne délivrée.

IX. — « À peu près à cette époque, en revenant de Trèves, Martin rencontra une vache agitée par le démon ; elle avait quitté le troupeau, se précipitait sur tous ceux qu’elle rencontrait, et avait déjà frappé plusieurs personnes. Lorsqu’elle fut près de nous, ceux qui la suivaient de loin se mirent à nous crier de prendre garde ; mais Martin éleva la main au moment où elle s’approchait toute furieuse avec des yeux menaçants, et lui commanda de s’arrêter. À cet ordre, elle demeura aussitôt immobile. Ce fut alors que Martin vit un démon assis sur son dos, et lui dit : « Misérable, éloigne-toi de cet animal innocent et cesse de l’agiter. » L’esprit malin obéit et disparut. La vache, ayant assez d’instinct pour comprendre sa délivrance, devint tranquille, se prosterna aux pieds du Saint, et sur son ordre regagna le troupeau, qu’elle suivit plus douce qu’une brebis. Ce fut cette époque que Martin sortit sain et sauf du milieu des flammes. Je ne crois point devoir rapporter ce fait ; car, quoique Sulpice l’ait omis dans son livre ; il l’a cependant raconté avec détail dans sa lettre à Eusèbe, alors prêtre et récemment devenu évêque. Vous l’avez lue, je crois, Postumianus ; si vous ne la connaissez pas, vous la trouverez à votre disposition dans cette bibliothèque, car je ne rapporte que ce que Sulpice a omis. Un jour, Martin visitait son diocèse, lorsque nous rencontrâmes une troupe de chasseurs dont les chiens poursuivaient un lièvre. Déjà la pauvre bête, fatiguée d’une longue course, et ne voyant aucun refuge dans la plaine immense qui l’entourait, s’efforçait de conjurer le péril imminent en bondissant de côté et d’autre. Le Saint, ému du danger qu’elle courait, ordonna aux chiens de cesser leur poursuite et de la laisser s’échapper. À peine eut-il donné cet ordre, qu’ils s’arrêtèrent à l’instant ; on les aurait crus liés ou plutôt cloués au sol, tant ils demeuraient immobiles. Aussi le pauvre lièvre, dont les ennemis étaient ainsi retenus, put s’échapper sain et sauf.

X. — « Les propos spirituels et familiers de Martin méritent d’être rapportés. Apercevant une brebis qu’on venait de tondre, il dit : « Elle a accompli le précepte de l’Évangile ; elle avait deux tuniques, elle en a donné une à celui qui n’en avait pas : c’est aussi ce que vous devez faire. » Voyant encore un porcher à demi nu, transi de froid sous un vêtement fait de peaux : « Voici Adam chassé du paradis, dit-il, qui fait paître ses pourceaux sous un vêtement de peaux ; quant à nous, dépouillons notre vieux vêtement que celui-ci a gardé, et revêtons-nous du nouvel Adam. » Des bœufs avaient brouté une partie d’une prairie, des porcs en avaient fouillé une autre ; le reste, demeuré intact, verdoyait, émaillé de mille fleurs. « La partie que les bœufs ont broutée, nous dit-il, représente le mariage ; si la verdure a encore quelque fraîcheur, les fleurs ne l’ornent plus. La partie fouillée par les porcs immondes représente la dégoûtante image de la débauche ; mais la portion qui n’a reçu aucune souillure nous montre la gloire de la virginité ; l’herbe y est épaisse et le foin abondant, et les fleurs, leur plus grand ornement, y brillent comme des pierres précieuses. Quel magnifique spectacle, digne des yeux de Dieu ! car rien n’est comparable à la virginité. Ceux qui comparent le mariage à la fornication sont grandement dans l’erreur, et ceux qui le comparent à la virginité sont de misérables insensés. Les sages doivent faire cette distinction : que le mariage est toléré, la virginité glorifiée, et la fornication punie, à moins qu’on ne l’expie par la pénitence.

XI. — « Un soldat, ayant abandonné la carrière des armes, fit profession de moine au pied des autels, et se bâtit une cellule dans un lieu retiré pour y vivier en ermite. Mais l’esprit malin, qui agitait de beaucoup de pensées son âme grossière, lui fit changer d’idées et souhaiter de vivre avec sa femme, que Martin avait fait entrer dans un couvent de filles. Ce vaillant ermite alla donc trouver Martin, et lui fit part de son désir. Celui-ci refusa aussitôt, en lui disant qu’il n’était pas convenable qu’une femme habitat avec un homme, qui n’est plus son mari puisqu’il s’est fait moine. Enfin, comme le soldat faisait des instances, affirmant que cela ne nuirait point à son genre de vie, qu’il ne voulait avoir sa femme que comme une consolation, et qu’il n’était point à craindre qu’ils tombassent dans le vice : car, disait-il, je suis soldat du Christ, et ma femme a aussi prêté serment dans cette sainte milice ; accordez donc à, des religieux, qui par le mérite de la foi ne connaissent plus le sexe, la permission de combattre ensemble. Martin lui dit alors (je cite ses propres, paroles) : « As-tu jamais été à la guerre, dans les rangs d’une armée rangée en bataille ? — Souvent, répondit le soldat, je me suis trouvé dans les rangs d’une armée, et j’ai assisté à des combats. — Dis-moi donc, reprit Martin, as-tu jamais vu dans une armée prête à en venir aux mains, ou combattant déjà l’ennemi l’épée à la main, une femme se tenir dans les rangs et prendre part au combat ? » Alors, enfin, le soldat confus rougit et remercia Martin de l’avoir détourné de cette erreur, non par de rudes réprimandes, mais en se servant d’une comparaison juste, raisonnable, et appropriée à un soldat. Puis, Martin se tournant vers nous (car il était souvent entouré d’une nombreuse troupe de frères) : « La femme, dit-il, ne doit point entrer dans le camp des soldats, ni se mêler à eux. Qu’elle reste chez elle ; une armée devient méprisable, lorsqu’une troupe de femmes se mêle à ses rangs. C’est au soldat de combattre en bataille rangée et en plaine ; la femme se doit renfermer dans l’asile de sa demeure. Sa gloire, à elle, c’est de rester pure en l’absence de son mari ; sa première vertu et sa plus grande victoire, c’est de rester cachée. »

XII. — « Vous devez vous rappeler, Sulpice, avec quelle ardeur Martin louait cette vierge qui s’était si complètement soustraite aux regards des hommes, qu’elle ne voulut pas même recevoir Martin, qui voulait la visiter par honneur ; car, passant par le lieu qu’elle habitait depuis plusieurs années, il s’arrêta, ayant entendu parler de sa foi et de ses vertus, afin d’honorer une si sainte personne d’une visite épiscopale. Nous le suivions, persuadés que cette vierge s’en réjouirait, et regarderait comme un témoignage de sa vertu, qu’un évêque si célèbre se relâchât pour la voir de son austérité. Mais le plaisir de sa visite ne fut pas pour elle une raison suffisante pour manquer à la ferme résolution qu’elle avait prise. Le bienheureux reçut, ses excuses par l’entremise d’une autre femme, et s’éloigna plein de joie de la maison de cette vierge, qui ne lui avait pas permis de la voir et de la saluer. Ô la glorieuse vierge ! qui ne souffrit pas les regards de Martin lui-même. Ô heureux Martin ! qui, loin de considérer ce refus comme une injure, exaltait cet acte de vertu, dont on n’avait pas encore vu d’exemple dans ces contrées, et s’en réjouissait dans son cœur. L’approche de la nuit nous ayant forcés de nous arrêter à quelque distance de cette demeure, cette même vierge envoya un cadeau au saint évêque. Martin fit alors ce qu’il n’avait point fait auparavant (car jamais il n’accepta un présent de personne), en disant qu’un évêque pouvait accepter les offrandes bénies d’une vierge si vénérable, que l’on pouvait préférer à bien des évêques. Que les vierges n’oublient pas cet exemple ; qu’elles ferment leurs portes même aux honnêtes gens pour éviter les méchants, et si elles veulent leur fermer tout accès auprès d’elles, qu’elles ne reçoivent pas même les évêques. Que le monde entier l’apprenne, une vierge n’a pas souffert que Martin la vît. Et ce ne fut pas un prêtre quelconque qu’elle refusa de voir, c’était celui dont la vue est le salut de tous ceux qui le voyaient. Quel autre évêque que Martin n’en eût pas été offensé ? Quel n’eût pas été son mécontentement contre cette sainte vierge ? Il l’eût tenue pour hérétique, et l’eût anathématisée. Combien il eût préféré à cette belle âme ces vierges qui toujours vont partout à la rencontre des évêques, leur préparent de somptueux repas, et se mettent à table avec eux. Mais où me conduit mon récit ? Réprimons ce langage trop libre, de peur d’offenser quelqu’un. Car les reproches ne font aucun effet sur lés infidèles, tandis que cet exemple suffit pour les fidèles. Mais si j’exalte la vertu de cette,derge, je ne prétends rien ôter à la gloire de celles qui vinrent de régions fort éloignées pour voir Martin, puisque les anges eux-mêmes ont souvent visité le saint homme avec autant de respect.

XIII. — « Ce que je vais raconter, Postumianus, celui-ci, dit-il en me regardant, vous l’attestera. Un jour, Sulpice et moi nous veillions à la porte de Martin ; nous étions assis là en silence depuis quelques heures, pleins de respect et de crainte, comme si nous veillions à la porte d’un ange. Or la cellule de Martin était fermée, et il ne savait pas que nous fussions là. À ce moment nous entendîmes le bruit d’une conversation ; la frayeur s’empara de nous, et nous sentîmes qu’il se passait quelque chose de surnaturel. Deux heures après Martin sortit. Alors Sulpice (car personne n’est plus familier avec lui) se mit à le prier instamment de satisfaire notre pieuse curiosité, en nous faisant connaître quelle était cette frayeur surnaturelle que nous avions ressentie tous deux, ou quelles étaient les personnes avec lesquelles il avait conversé dans sa cellule ; car nous avions entendu derrière la porte le bruit d’une conversation, qu’à la vérité nous n’avions pu comprendre. Martin hésita beaucoup ; mais il n’y avait rien que Sulpice n’obtint de lui. (Je vais raconter des choses merveilleuses, mais je prends Dieu à témoin que je dis la vérité, et personne ne sera assez sacrilège pour accuser Martin de mensonge). « Je vous le dirai, dit-il, mais, de grâce, ne le confiez à personne ; Agnès, Thècle et Marie étaient avec moi. » Et il nous décrivit le visage et le vêtement de chacune d’elles ; il nous avoua qu’elles ne l’avaient pas visité seulement ce jour-là, mais bien d’autres fois ; il ne nous cacha pas non plus qu’il voyait souvent Pierre et Paul. Lorsque les démons venaient auprès de lui, il les appelait par leurs noms. Mercure lui était particulièrement désagréable ; Jupiter, disait-il, était hébété, et grossier. Toutes ces choses paraissaient incroyables, même à ceux qui habitaient le même monastère que lui, et je ne crois pas que tous ceux, qui les entendront y ajouteront foi. Mais si sa vie, et ses miracles n’étaient pas si étonnants, sa gloire ne serait pas si grande... D’ailleurs il n’est pas surprenant que notre faiblesse humaine doute des miracles de Martin, lorsque nous voyons tous les jours beaucoup de personnes qui ne croient pas même à l’Évangile. Souvent nous avons remarqué que les anges conversaient avec Martin, et nous en avons été témoins. Ce que je vais raconter est peu important, toutefois je le dirai. Martin avait refusé d’assister à un concile d’évêques qui se tenait à Nîmes ; il désirait cependant savoir ce qui s’y passerait. Par hasard, Sulpice était sur le même bateau que lui ; selon son habitude, Martin se tenait loin des autres dans un endroit écarté : là un ange lui annonça ce qui s’était passé dans le concile. Nous nous informâmes avec soin de l’époque où s’était tenu le concile ; nous nous convainquîmes que c’était le jour même de l’apparition, et que les évêques avaient décrété ce que l’ange avait annoncé à Martin.

XIV. — « Lorsque nous l’interrogions sur la fin du monde, il nous disait que Néron et l’Antéchrist devaient d’abord venir. Néron, ajoutait-il, règnera en Occident après avoir vaincu dix rois, et persécutera le peuple ; pour le faire tomber dans l’idolâtrie. Quant à l’Antéchrist, il règnera d’abord en Orient, et établira le siège de son empire à Jérusalem, qu’il rebâtira ainsi que le temple ; il ordonnera une persécution pour forcer ses sujets à renier Dieu, et à le reconnaître pour le Christ. Il mettra Néron à mort, et soumettra toutes les nations de l’univers. Il nous disait encore qu’il n’était pas douteux que l’Antéchrist, engendré par le malin esprit, ne fût déjà né, mais encore enfant, et n’attendant que l’âge viril pour régner. Il y a déjà huit ans que Martin nous parlait ainsi : voyez combien est imminent cet effrayant avenir. » Pendant que Gallus parlait encore, et il n’avait pas tout dit, un serviteur entra annonçant que le prêtre Réfrigérius était à la porte. Comme nous hésitions, ne sachant s’il était préférable d’écouter encore Gallus, ou d’aller à la rencontre d’un prêtre qui nous est si cher et qui venait nous rendre visite, Gallus nous dit : « Quand bien même nous ne devrions pas finir ces discours pour recevoir un si saint prêtre, la nuit nous forcerait d’abandonner ce récit déjà si long. Comme je n’ai pu vous raconter tous les miracles de Martin, que mon récit d’aujourd’hui vous suffise, demain je vous raconterai le reste. » Après cette promesse de Gallus, nous nous levâmes tous.

TROISIÈME DIALOGUE

I. — « Il commence à faire jour, Gallus, levons-nous ; car, comme tu le vois, Postumianus est impatient ; et le prêtre, qui n’a pu t’entendre hier, attend que, selon ta promesse, tu continues tes récits sur Martin. Ce dernier, il est vrai, n’ignore pas ce que tu vas raconter, mais il est doux et agréable d’entendre de nouveau ce qu’on connaît déjà ; il a suivi Martin dès sa jeunesse ; il connaît donc tous ses miracles, mais il les écoutera encore avec plaisir. Je l’avouerai, Gallus, que bien souvent j’ai entendu raconter les miracles de Martin ; j’en ai rapporté beaucoup dans mes lettres ; mais ils sont tellement admirables, que le récit en est toujours nouveau pour moi. D’ailleurs, je suie d’autant plus heureux de voir Réfrigérius grossir notre auditoire ; que Postumianus, qui est pressé de retourner en Orient raconter tâtes ces merveilles, emportera d’ici des récits dont la véracité aura été attestée par un plus grand nombre de témoins. » Après ces paroles, Gallus se préparait à parler, lorsque subitement entrèrent un grand nombre de moines, le prêtre Évagrius, Aper, Sébastien, Agricola ; et peu après le prêtre Actherius, avec le diacre Calupion et l’archidiacre Amator. Enfin le prêtre Aurélius, mon ami intime, arriva le dernier de fort loin et hors d’haleine. « Qui peut vous faire venir de si loin, si subitement et inopinément, à cette heure matinale ? leur dis-je. — Nous avons appris hier, répondirent-ils, que pendant toute la journée Gallus avait parlé des miracles de Martin ; et qu’il avait remis la suite au lendemain, à cause de l’approche de la nuit ; nous avons donc pris la résolution de former un nombreux auditoire à celui qui devait traiter une si belle matière. » On nous annonça en ce moment qu’un grand nombre de laïques étaient à la porte, n’osant entrer, mais priant qu’on voulût bien les admettre. — « Il n’est pas convenable, dit alors Aper, de leur permettre de se mêler à nous, car ils ont été amenés plutôt par la curiosité que par la piété. » Honteux pour ceux qu’Aper ne voulait pas laisser entrer, j’obtins enfin, non sans peine, qu’on admît Eucherius, ancien vicaire, et Celse, personnage consulaire. Alors Gallus, placé sur un siège au milieu de l’assemblée, garda longtemps un modeste silence, puis il commença en ces termes :

II. — « Hommes saints et instruits, qui vous êtes réunis pour m’entendre, je m’adresserai à votre piété, bien plus qu’à votre savoir ; veuillez m’écouter plutôt comme un témoin fidèle, que comme un éloquent orateur. Je ne répèterai pas les choses que j’ai dites hier ; ceux qui ne les ont pas entendues les peuvent lire. Postumianus en attend de nouvelles, afin de les raconter à l’Orient, pour que la comparaison avec Martin l’empêche de se préférer à l’Occident. Et d’abord, je désire vivement vous raconter un miracle que Réfrigérius me souffle à l’oreille ; il s’est passé dans la ville de Chartres. Un père de famille présenta à Martin sa fille, âgée de douze ans et muette de naissance, suppliant le Saint de lui rendre l’usage de la langue par ses mérites. Martin, par déférence pour les évêques Valentinien et Victrice, qui se trouvaient par hasard près de lui, disait que cette tâche était au-dessus de ses forces, mais, qu’elle n’était pas impossible à ces saints évêques. Ceux-ci joignirent leurs pieuses instances aux supplications du père, et le prièrent d’acquiescer à sa demande. Le saint homme n’hésita pas (quelle humilité et quelle admirable miséricorde !) et fit éloigner le peuple. En présence seulement des évêques et du père de la jeune fille, il se mit en prière, selon son habitude il bénit ensuite un peu d’huile, en récitant une formule d’exorcisme, et versa la liqueur sacrée sur la langue de la jeune fille, qu’il tenait entre ses doigts. Son attente ne fut point trompée. Il lui demanda le nom de son père, qu’elle prononça aussitôt ; celui-ci jette un cri, se précipite aux pieds de Martin, en pleurant de joie, et assure aux assistants étonnés que c’est la première parole qu’il entend prononcer à sa fille. Si par hasard ce fait vous parait incroyable, Évagrius, ici présent, vous attestera sa véracité, car il en fut témoin.

III. — « Le fait que le prêtre Harpagius m’a raconté n’est pas très remarquable ; cependant je ne dois pas le passer sous silence. La femme du comte Avicien avait envoyé à Martin de l’huile dont elle se servait, selon l’usage, contre diverses maladies, afin qu’il la bénit. Cette huile était contenue dans une fiole de verre courte et ronde, et dont le col fort long n’était pas tout à fait plein, parce qu’ordinairement on ne remplit pas ces petits vases, afin de laisser de l’espace pour les boucher. Harpagius assure qu’il a vu l’huile croître pendant la bénédiction de Martin, puis déborder et se répandre au dehors ; pendant qu’on portait le vase à la femme d’Avicien, elle bouillonnait et coulait encore entre les mains de l’esclave avec tant d’abondance, qu’elle couvrit ses vêtements. La matrone reçut cependant la fiole pleine jusqu’au bord, et le prêtre Harpagius affirme qu’aujourd’hui encore elle est si pleine, qu’on ne peut y mettre un bouchon, afin de la conserver avec plus de soin. Ce qui est arrivé à celui-ci (et il me regardait) est aussi fort étonnant. Il avait déposé sur une fenêtre élevée une fiole pleine d’huile bénite par Martin. Un domestique tira sans précaution le linge qui la recouvrait, ignorant qu’elle fût dessous, et le vase tomba sur le pavé de marbre. Tous tremblaient que cet objet sacré ne fût brisé ; mais on le trouva intact, comme s’il fût tombé sur la plume la plus douce. On ne peut attribuer ce miracle au hasard, mais à Martin, dont la bénédiction ne devait point se perdre. Raconterai-je ce qui a été fait par une certaine personne dont je tairai le nom, car elle est présente et ne veut pas être connue ; Saturninus, d’ailleurs, fut témoin de ce fait à cette époque. Un chien nous importunait par ses aboiements. « Au nom de Martin, dit cette personne, je t’ordonne de te taire. » Les aboiements s’arrêtèrent aussitôt dans son gosier, et sa langue (qu’on aurait crue coupée) resta muette. C’était peu, croyez-moi, que Martin fit des miracles, car les autres en faisaient en son nom.

IV. — « Vous savez combien se montrait autrefois barbare et cruel le comte Avicien. Il venait d’entrer à Tours fort irrité, ayant à sa suite une longue file de prisonniers enchaînés, à l’aspect misérable ; il avait ordonné qu’on préparât  toutes sortes de supplices, se disposant à procéder le lendemain à une si triste tâche à la vue de la ville étonnée. Lorsque Martin en fut instruit, il se rendit seul, un peu avant minuit, au palais de cette bête cruelle. Mais comme, les portes étaient fermées à cette heure de la nuit obscure, où tout le monde dort profondément, Martin se prosterna sur le seuil de cette maison de sang. Cependant Avicien, enseveli dans le sommeil, est réveillé par un ange. « Le serviteur de Dieu est à la porte, et tu reposes, » dit-il. À cette voix, il sort tout troublé de son lit, appelle ses serviteurs en tremblant, leur dit que Martin est à la porte, et ordonne d’aller sur-le-champ lui ouvrir, afin que le serviteur de Dieu n’ait pas à souffrir une injure. Mais ceux-ci (car tels sont les esclaves) ne dépassèrent pas les portes intérieures, se moquant de leur maître, devenu le jouet d’un songe, et dirent qu’il n’y avait personne à la porte ; car, ne croyant pas qu’un homme pût passer la nuit dehors, ils ne pouvaient s’imaginer qu’un évêque fût prosterné devant un seuil étranger, dans l’horreur des ténèbres. Avicien les crut facilement et se rendormit. Mais il est de nouveau réveillé par une puissance supérieure, et s’écrie que Martin est à la porte ; ce qui l’empêche d’avoir aucun repos de corps ou d’âme. Comme les esclaves tardaient à venir, il alla lui-même jusqu’à la porte extérieure, et là il trouva Martin, comme il en avait été averti. Le malheureux, frappé d’un si grand miracle, s’écria : « Pourquoi agir ainsi ? Seigneur, je sais ce que vous désirez, je vois ce que vous demandez ; éloignez-vous de suite, afin que le feu de la colère céleste ne me consume pas, à cause de l’injure que je vous fais ; j’ai assez souffert jusqu’à présent ; croyez-le bien, ce n’est pas sans raison que je suis venu moi-même ici. » Dès que Martin se fut retiré, il appela ses officiers, fit délivrer tous les prisonniers, et bientôt s’éloigna lui-même ; son départ délivra la ville et la remplit de joie.

V. — « C’est Avicien lui-même qui rapporta ce fait à beaucoup de personnes. Le prêtre Réfrigérius, ici présent, l’a récemment entendu raconter par Évagrius, homme rempli de foi et ancien tribun, qui a juré par la majesté divine qu’il le tenait d’Avicien lui-même. Ne vous étonnez point si je fais aujourd’hui ce que je ne faisais point hier ; c’est-à-dire, si à chaque miracle je nomme les témoins et les personnes encore vivantes, auxquelles les incrédules peuvent recourir. J’agis ainsi, parce que certaines personnes ont mis en doute ce que j’ai raconté hier. Je cite donc des témoins encore pleins de vie et de santé ; et ceux qui ne me croient pas auront peut-être plus de confiance en eux ; mais les croiront-ils eux mêmes, ces incrédules ? Je m’étonne qu’avec le moindre sentiment de religion, on puisse être assez coupable pour croire qu’un mensonge est possible en parlant de Martin. Que celui qui craint Dieu éloigne ce soupçon, car Martin n’a pas besoin qu’on se serve du mensonge pour ajouter à sa gloire. Ô Christ ! je te prends à témoin que dans tous mes discours je n’ai rien dit et ne dirai rien que je n’aie vu moi-même, ou que je ne tienne de personnes dignes de foi, et la plupart du temps de Martin lui-même. Quoique j’aie choisi la forme du dialogue, pour éviter la monotonie et varier mes récits, je déclare que je m’en suis loyalement tenu à la vérité de l’histoire. C’est l’incrédulité d’un grand nombre de personnes qui me force, à regret, d’interrompre mon récit. Mais revenons à l’objet de notre réunion ; on m’écoute avec tant d’attention, que je me vois forcé d’avouer qu’Aper avait raison d’éloigner les incrédules, persuadé que ceux-là seulement qui croient doivent m’entendre.

VI. — « En vérité, je suis transporté d’indignation, et la douleur m’égare ; des chrétiens ne croient pas aux miracles de Martin, et les démons y ajoutent foi ! Le monastère du Saint était éloigné de la ville d’environ deux milles. Chaque fois qu’il mettait le pied hors de sa cellule pour aller à l’église, on voyait les énergumènes rugir dans toute l’église, et les coupables trembler comme à l’approche d’un juge ; si bien que les clercs, qui ignoraient l’arrivée de l’évêque, en étaient avertis par les plaintes des démons. J’ai vu un possédé, à l’approche de Martin, s’élever en l’air, les mains étendues, et rester suspendu sans toucher le sol de ses pieds. Lorsque Martin était chargé d’exorciser des démoniaques, il ne les touchait point, ne les réprimandait pas, comme font les clercs, avec un grand bruit de paroles ; mais il faisait approcher les énergumènes, ordonnait à la foule de se retirer ; puis, les portes étant fermées, revêtu d’un cilice, couvert de cendres, il se prosternait au milieu de l’église pour prier. Alors on voyait ces misérables délivrés de diverses manières : les uns, enlevés en l’air par les pieds, semblaient suspendus aux nues, sans que leur vêtement retombât sur leur figure, et que leur nudité choquât la modestie ; les autres étaient cruellement tourmentés, et avouaient leurs noms et leurs crimes, sans qu’on les interrogeât. L’un disait qu’il était Jupiter, l’autre Mercure ; enfin le diable et ses ministres étaient à la torture ; ce qui nous force à avouer qu’en Martin s’est accompli ce qui était écrit : « Les saints jugeront les anges. »

VII. — « La grêle exerçait tous les ans de si affreux ravages sur un village du pays des Sénonais[i], que les habitants, dans cet excès de leurs maux, se déterminèrent à implorer le secours de Martin. Ils lui envoyèrent donc une députation d’hommes honorables, à la tête desquels était Auspicius, ancien préfet, sur les propriétés duquel le fléau faisait ordinairement le plus de dégâts. Après avoir prié dans cet endroit, Martin délivra si complètement tout le pays de cette calamité, que pendant les vingt années qu’il vécut encore la grêle n’y fit de tort à personne. Que l’on n’attribue point cela au hasard, mais plutôt à Martin ; car, l’année même de sa mort, le fléau revint et s’étendit de nouveau sur cette contrée. Le monde se ressentit tellement de la mort de ce saint homme, qu’il pleura la perte de celui dont la vie était pour lui une juste cause de joie. Si, pour s’assurer de la vérité de ce que j’avance, le lecteur incrédule me demande des témoins, je n’en citerai pas seulement un seul, mais plusieurs milliers, et j’appellerai tout le pays de Sens pour rendre témoignage de ce miracle. Mais vous, Réfrigérius, il me semble que vous devriez vous souvenir de ce que nous en avons dit avec le pieux et honorable Romulus, fils d’Auspicius, qui nous racontait ces faits comme si nous les ignorions. Or les pertes continuelles qu’il avait éprouvées le faisaient trembler pour ses récoltes futures ; et il se plaignait amèrement, comme vous l’avez vu, que Martin ne fût plus en vie aujourd’hui.

VIII. — « Mais pour en revenir à Avicien, qui laissait en tous lieux et  dans toutes les villes d’horribles traces de sa cruauté, et n’était inoffensif qu’à Tours, cette tête cruelle, avide de sang humain et de supplices, devenait douce et tranquille en présence du bienheureux. Je me rappelle qu’un jour Martin l’alla trouver et entra dans son tribunal, lorsqu’il aperçut un démon d’une grandeur étonnante assis sur son épaule. De loin (ici je suis obligé de me servir d’un mot qui n’est pas très latin) il souffla sur le malin esprit. Avicien croyant qu’il soufflait sur lui : « Pourquoi me recevoir ainsi ? dit-il. — Ce n’est pas sur vous que je souffle, dit Martin, mais sur l’infâme assis sur vos épaules. » Aussitôt le diable abandonna son siège habituel, et c’est un fait constant que depuis ce moment Avicien devint plus doux et plus traitable ; soit que, comprenant qu’il exécutait en tout les volontés du démon, il ait rougi d’être ainsi l’agent du mauvais esprit, soit que ce dernier, chassé par Martin de la place qu’il occupait, ait enfin cessé de l’obséder. Dans le bourg d’Amboise (c’est-à-dire dans le vieux château, maintenant habité par un grand nombre de moines) on voyait un temple d’idoles élevé à grands frais. C’était une tour bâtie en pierres de taille, qui s’élevait en forme de cône, et dont la beauté entretenait l’idolâtrie dans le pays. Le saint homme avait souvent recommandé à Marcel, prêtre de cet endroit, de la détruire. Étant revenu quelque temps après, il le réprimanda de ce que le temple subsistait encore. Celui-ci prétexta qu’une troupe de soldats et une grande foule de peuple viendraient difficilement à bout de renverser une pareille masse de pierres, et que c’était une chose impossible pour de faibles clercs et des moines exténués. Alors Martin, recourant à ses armes ordinaires, passa toute la nuit à prier. Dès le matin s’éleva une tempête qui renversa le temple de l’idole jusque dans ses fondements. Je tiens ce fait de Marcel, qui en fut témoin.

IX. — « Sur le témoignage de Réfrigérius, je vais raconter un miracle semblable au précédent, et accompli en pareille circonstance. Martin désirait renverser une immense colonne, surmontée d’une idole, mais il n’avait aucun moyen d’exécuter ce dessein ; selon sa coutume, il recourut alors à la prière. Tout à coup l’on vit une colonne semblable tomber du ciel sur l’idole, et réduire en poudre cette immense masse de pierres. C’eût été bien peu de chose, si Martin se fût servi invisiblement des puissances du ciel, et si l’œil de l’homme n’eût pu les voir à son service. Le même Rébigérius attestera qu’une femme soufrant d’une perte de sang toucha le vêtement de Martin, à l’exemple de la femme de l’Évangile, et fut aussitôt guérie. Un serpent traversait un fleuve, et nageait vers la rive où nous nous trouvions. « Au nom du Seigneur, dit Martin, je t’ordonne de te retirer. » À la voix du Saint, l’animal pervers se retourna, et, selon notre attente, se dirigea de nouveau vers la rive opposée. Comme nous regardions ce miracle avec étonnement, il se mit à gémir profondément et dit : « Les serpents m’écoutent, et les hommes ne m’écoutent pas. »

X. — « À Pâques, le bienheureux avait coutume de manger un poisson. Un peu avant l’heure du repas, il demanda s’il y en avait. Le diacre Caton, chargé de l’administration du monastère et habile pêcheur, lui dit qu’il n’avait pu rien prendre pendant tout le jour, et que les autres pêcheurs qui en vendaient ordinairement n’avaient pu rien prendre non plus. « Va, dit Martin, jette ton filet, et ta pêche sera fructueuse. » Nos cellules (comme Sulpice l’a écrit) étaient situées près du fleure. Nous allâmes donc tous voir le pêcheur, car c’était un jour de fête, assurés que sa tentative ne serait pas inutile, puisque Martin avait ordonné qu’on péchât pour Martin. Du premier coup de filet (et il était fort petit) le diacre retira un énorme saumon ; il accourut tout joyeux au monastère, et, comme dit je ne sais quel poète (je cite un vers classique, car je parle à des gens lettrés) :

Apporta le sanglier captif aux Argiens étonnés.

C’est ainsi que Martin, véritable disciple du Christ, imitant les miracles que le Sauveur a opérés pour servir d’exemple à ses saints, montrait en lui l’opération de Jésus-Christ, qui glorifiait partout son saint serviteur, et réunissait sur un seul homme tous les dons de la grâce. Arborius, ancien préfet, vous attestera qu’il vit la main de Martin offrant le saint sacrifice briller d’un vif éclat, comme si elle eût été revêtue  de magnifiques pierres précieuses, qu’il entendait s’entrechoquer lorsqu’il remuait les mains.

XI. — « J’en viens à ce miracle que Martin cacha toujours, à cause du malheur des temps, mais qu’il ne put nous dissimuler ; je veux parler de la conversation qu’il eut face à face avec un ange. Lorsque Priscillien eut été mis à mort, l’empereur Maxime couvrait de sa protection impériale l’évêque Ithace, et tous ceux de son parti, qu’il n’est pas nécessaire de nommer ici, ne voulant pas qu’on pût lui reprocher d’avoir fait condamner un homme, quel qu’il fût. Martin, forcé d’aller à la cour, afin d’intercéder pour plusieurs personnes en grand danger de mort, eut à supporter tous les coups ‘de la tempête. Des évêques réunis à Trèves, et communiquant tous les jours avec Ithace, avaient ainsi participé à son crime. L’arrivée de Martin, qu’on leur annonça inopinément, les remplit de trouble et d’émoi. La veille déjà l’empereur avait décrété, d’après leur avis, qu’on envoyât en Espagne des tribuns munis de pouvoirs pour rechercher les hérétiques, les mettre à mort et confisquer leurs biens. Il n’était pas douteux que cette tempête ne dût entraîner la perte d’un grand nombre de fidèles, tant il y avait peu de différence entre les hérétiques et ceux qui ne l’étaient pas ; car, à cette époque, les yeux seuls étaient juges, et un homme était convaincu d’hérésie, moins sur l’examen de sa foi, que sur la pâleur de son visage et sur son habit. Les évêques sentaient que de pareils actes ne plairaient point à Martin ; mais comme ils avaient la conscience de leur faute, leur plus grand souci était la crainte qu’à son arrivée il ne voulût pas communiquer avec eux ; car ils savaient bien que son influence lui gagnerait des partisans, qui imiteraient la fermeté d’un si saint homme. De concert avec l’empereur, ils envoyèrent donc au-devant de Martin des officiers chargés de l’empêcher d’entrer à Trèves, à moins qu’il ne déclarât venir en paix avec les évêques réunis dans la ville. Le Saint les trompa habilement, en disant qu’il venait avec la paix du Christ. Il entra pendant la nuit, et se rendit à l’église, seulement pour prier ; le lendemain il alla au palais. Outre les nombreuses requêtes qu’il avait à adresser à l’empereur, et qu’il serait trop long de détailler ici, il avait surtout deux choses à lui demander : la grâce du comte Narsès et du gouverneur Leucade, tous deux ardents partisans de Gratien, et qui s’étaient attirés la colère du vainqueur. Mais le souci principal de Martin était d’empêcher qu’on n’envoyât en Espagne des tribuns avec droit de vie et de mort ; car, dans sa pieuse sollicitude, il voulait sauver non seulement les chrétiens exposés à être persécutés ; mais aussi les hérétiques eux-mêmes. Les deux premiers jours, le rusé Maxime laissa Martin dans l’incertitude, soit pour augmenter l’importance de cette affaire, soit qu’il fût inexorable, ou bien (et c’est l’avis d’un très grand nombre) parce que son avarice l’empêchait d’abandonner des biens qu’il convoitait. Ce prince, que l’on dit doué de nombreuses et belles qualités, ne pouvait résister à l’avarice ; du reste, les besoins du gouvernement le feront peut-être facilement excuser de s’être ainsi ménagé des ressources en toute occasion (car ses prédécesseurs avaient épuisé le trésor public), et il se vit toujours embarrassé par des expéditions ou par les guerres civiles.

XII. — « Cependant les évêques avec lesquels Martin avait refusé de communiquer coururent tout tremblants auprès de l’empereur, se plaignant avec douleur, d’être condamnés d’avance ; c’en était fait d’eux tous, si le puissant Martin se joignait contre eux à l’opiniâtre Théogniste, qui les avait publiquement condamnés ; que Martin n’était déjà plus le défenseur, mais le vengeur dés hérétiques, et que la mort de Prisicillien devenait inutile, puisqu’il se chargeait de la venger. Enfin, prosternés aux pieds de l’empereur, ils le supplièrent avec larmes de faire usage de sa puissance contre lui. Ils avaient presque amené Maxime à confondre Martin parmi les hérétiques ; mais ce prince, malgré sa trop grande déférence pour ces évêques, n’ignorait pas que la foi, la sainteté et les vertus de Martin le rendaient supérieur à tous les mortels. Il essaya donc de le vaincre d’une autre manière ; il le fit secrètement venir près de lui et lui parla avec douceur. « Les hérétiques, dit-il, sont justement coupables, ils ont été condamnés judiciairement, et n’ont point été victimes de la bâtie des évêques ; ce n’est pas une raison suffisante pour refuser de communiquer avec Ithace et ses partisans. Théogniste s’est séparé d’eux plutôt par haine que pour un motif légitime, et il est le seul qui l’ait fait ; les autres évêques n’ont rien changé dans leurs relations avec lui, et le concile lui-même, réuni il y a quelques jours, a déclaré qu’Ithace était innocent. » Comme toutes ces paroles faisaient peu d’impression sur Martin, l’empereur s’enflamma de colère et s’éloigna brusquement ; bientôt après il donna l’ordre d’exécuter ceux pour qui Martin l’avait imploré.

XIII. — « Lorsque Martin l’apprit, il était déjà nuit ; il se rendit précipitamment au palais, et promit à l’empereur de communiquer avec les évêques, s’il pardonnait et rappelait les tribuns envoyés en Espagne pour la ruine des églises. Sans retard, Maxime accorda tout. Le lendemain avait lieu le sacre de l’évêque Félix, très saint homme assurément, et bien digne d’être fait évêque à une meilleure époque. Ce fut ce jour-là que Martin communiqua avec les évêques, pensant qu’il était préférable de céder pour le moment, que d’abandonner ceux que le glaive menaçait. Les évêques s’efforcèrent d’obtenir de lui une attestation écrite de cette communion ; mais ils ne purent y réussir. Il s’éloigna à la hâte le lendemain, en gémissant le long du chemin d’avoir participé pour quelques heures à une coupable communion. Près du bourg d’Andethauna[ii], là où commencent à s’étendre de vastes forêts solitaires, ses compagnons l’ayant un peu dépassé, il s’assit accusant et défendant tour à tour dans son esprit cette communion, cause de sa douleur. Tout à coup un ange se présenta à lui : « Martin, c’est avec raison que tu t’affliges, dit-il, mais tu ne pouvais t’en tirer autrement ; ranime ton courage, afin de ne pas mettre maintenant en péril non ta gloire, mais ton salut. » À partir de cette époque, il se garda de communiquer avec le parti d’Ithace. Comme il délivrait les possédés avec moins de facilité qu’auparavant, il nous avoua en pleurant qu’à cause de cette coupable communion, à laquelle il avait participé un instant par nécessité et non de cœur, il sentait une diminution de sa puissance. Pendant les seize années qu’il vécut encore, il n’assista à aucun concile ou à aucune réunion d’évêques.

XIV. — « Mais cette puissance diminuée pour un temps lui fut, certes, rendue avec usure, comme nous pûmes nous en convaincre. Car je vis plus tard un énergumène, amené à la porte dérobée du monastère, se trouver délivré avant d’en avoir touché le seuil. Une personne qui a été témoin du fait m’a raconté que, se rendant à Rome par la mer Tyrrhénienne, une tempête s’éleva, qui mit dans le plus grand péril la vie de tous les passagers. Alors un marchand égyptien, qui n’était pas encore chrétien, s’écria à haute voix : « Dieu de Martin, sauvez-nous. » À l’instant les flots s’apaisèrent, et pendant le reste du voyage ils demeurèrent calmes et tranquilles. Lycontius, ancien vicaire et homme d’une vive foi, écrivit à Martin pour implorer son secours, car une maladie contagieuse avait atteint ses esclaves et encombré sa maison de malades. Le bienheureux répondit alors que la guérison serait difficile, car le Saint-Esprit lui avait révélé que la main de Dieu s’était appesantie sur cette demeure. Pendant sept jours et sept nuits il ne cessa pas de prier et de jeûner, afin d’obtenir du Seigneur ce qu’il s’était chargé de demander. Bientôt Lycontius accourut vers lui, pénétré de reconnaissance, pour lui annoncer que tous ses esclaves étaient sauvés. Il lui offrit cent livres d’argent que le Saint accepta sans les recevoir ; car, avant que cet argent fût arrivé au monastère, il l’avait déjà employé à racheter des captifs. Et comme les frères lui suggéraient d’en garder un peu pour l’entretien du monastère, lui représentant qu’ils avaient à peine de quoi vivre et que plusieurs d’entre eux manquaient de vêtements, il leur dit : « L’église doit nous nourrir et nous vêtir, pourvu que nous ne demandions rien pour notre usage. » À présent revient à ma mémoire, le souvenir de grands miracles opérés par ce saint prélat, et qu’il est plus facile d’admirer que de rapporter. Vous reconnaîtrez certainement avec moi qu’il y en a beaucoup qu’on ne peut raconter. En voici un, par exemple, que je doute pouvoir vous exposer comme il s’est passé. Un des frères (vous le connaissez, mais je ne le nommerai pas, afin de ne pas causer de honte à un saint homme), ayant trouvé quelques charbons dans le fourneau de Martin, approcha un siège, écarta les jambes et s’assit au-dessus du feu en relevant indécemment sa robe. Martin, s’apercevant aussitôt qu’on profanait sa cellule, s’écria à haute voix : « Quel est celui qui souille ainsi notre chambre ? » Le frère l’entendit, et, reconnaissant la faute qu’on lui reprochait, il accourut tout tremblant auprès de nous, et confessa sa honte et la puissance de Martin.

XV. — « Un jour que Martin était assis dans la petite cour qui entourait sa cellule, sur l’escabeau de bois que vous connaissez tous, il vit deux démons passer sur le rocher élevé qui domine le monastère, et de là, gais et joyeux, pousser des cris d’encouragement : « Allons ! Brice ; courage ! Brice. » Ils voyaient de loin, je crois, ce malheureux qui s’approchait, et savaient bien quelle rage le malin esprit,avait excité dans son cour. Aussitôt Brice entra furieux, et dans sa folie vomit mille injures contre Martin. Ce dernier, en effet, lui avait reproché la veille d’entretenir des chevaux et d’avoir des esclaves, lui qui ne possédait rien avant d’être clerc, et qui avait été élevé, dans le monastère par Martin lui-même. Beaucoup l’accusaient alors d’acheter de jeunes esclaves des deus sexes. Ce fût pour cela que ce malheureux, enflammé d’une colère insensée et surtout, comme je le crois, excité par ces démons, s’emporta si violemment contre Martin, qu’il le menaça presque de le frapper, tandis que le saint, le visage calme, l’âme tranquille, s’efforçait par de douces paroles de calmer l’irritation qui lui troublait le jugement. Le démon avait si bien envahi le cœur de Brice, qu’il eu avait presque perdu la raison ; les lèvres tremblantes, le visage décomposé et pâle de colère, il proférait des paroles de péché, assurant qu’il était plus saint que Martin. « Car moi, disait-il, j’ai passé mes premières années à observer les saintes règles du monastère où vous m’éleviez ; quant à vous, dès votre jeunesse, vous ne pouvez le nier, vous avez été souillé par la licence des camps, et maintenant, dans votre vieillesse, vous êtes tombé dans de vaines superstitions et des visions ridicules. » Après avoir vomi ces injures et d’autres plus graves encore, qu’il vaut mieux taire, il s’éloigna après avoir exhalé sa colère et croyant s’être vengé ; puis il reprit en marchant rapidement la route par laquelle il était venu. Cependant les prières de Martin, j’en suis persuadé, chassèrent les démons du cœur de Brice, qui, plein de repentir, revint tout de suite trouver Martin, se jeta à ses pieds, et, rentrant en lui-même, avoua qu’il avait cédé aux instigations du démon ; rien n’était plus facile à Martin que de pardonner à un suppliant ! C’est alors qu’il nous raconta, ainsi qu’à Brice, comment il avait vu le diable l’agiter et était demeuré insensible à des injures qui nuisaient plutôt à celui qui les proférait. Dans la suite, ce même Brice fut accusé de grands crimes ; mais jamais Martin ne put se résoudre à déposer ce prêtre, de peur de paraître venger une injure personnelle ; souvent il répétait : « Si le Christ a supporté Judas, pourquoi ne supporterai-je pas Brice ? »

XVI. — « Postumianus prit alors la parole : « Voici un bel exemple pour notre voisin ; lorsqu’on l’irrite, malgré tout son bon sens, il oublie le présent et l’avenir, ne se contient plus, s’emporte contre les clercs, attaque les laïques, et remue toute la terre pour se venger. Voilà trois ans qu’il est continuellement en querelle ; ni le temps, ni la raison ne le peuvent apaiser. Qu’il est à plaindre ! que cet état est déplorable ! et ce n’est cependant pas là son seul vice incurable. Tu aurais dû lui raconter souvent, Gallus, ces exemples de patience et de calme, afin qu’il pût oublier ses fureurs et apprendre à pardonner. Si jamais il vient à être instruit de la petite digression qu’il a occasionnée dans mon discours, qu’il considère que je parle plutôt comme ami que comme ennemi ; car, si cela était possible, j’aimerais mieux le voir ressembler au saint évêque qu’au tyran Phalaris. Mais laissons ce souvenir désagréable, et revenons à notre Martin. »

XVII. — « Comme je m’aperçus que le soleil disparaissait à l’horizon et que la nuit arrivait : « La fin du jour approche, dis-je à Postumianus ; levons-nous, car nous devons offrir à souper à des auditeurs aussi attentifs. Ne crois pas pouvoir terminer tes récits sur Martin, c’est une matière abondante qui jamais ne s’épuise. Va porter ces récits à l’Orient, et en retournant sur tes pas, en traversant les ports, les îles et les cités, répands parmi le peuple le nom et la gloire de Martin. N’oublie pas surtout la Campanie ; quoique ce pays ne soit pas sur ton chemin, ne regarde pas à un détour, même considérable, pour visiter l’illustre Paulin, cet homme célèbre dans tout l’univers. Raconte-lui, je t’en prie, tout ce que nous avons dit hier et aujourd’hui ; raconté-lui bien tout, n’oublie rien, afin qu’il fasse connaître à Rome la gloire du bienheureux, comme il a déjà répandu mon livre non seulement en Italie, mais encore dans toute l’Illyrie. Paulin, nullement jaloux de la gloire de Martin, et grand admirateur des miracles opérés en Jésus-Christ, ne refusera point de comparer notre saint évêque avec Félix de Nole. Si, par hasard, tu passes en Afrique, raconte à Carthage ce que tu viens d’entendre, bien que cette ville, comme tu nous l’as dit, connaisse déjà Martin, afin qu’elle ne garde pas toute son admiration pour son martyr Cyprien, qui l’a consacrée en y répandant son sang. Si, inclinant à gauche, tu entres dans le golfe d’Achaïe, apprends à Corinthe et à Athènes que Platon à l’Académie n’a pas surpassé Martin par sa science, et que Socrate dans sa prison ne s’est pas montré plus courageux que lui. Heureuse est la Grèce qui a mérité d’entendre la parole de l’Apôtre ! Mais le Christ n’a pas non plus abandonné les Gaules, à qui il a donné Martin. Lorsque tu seras enfin parvenu en Égypte, quoique cette contrée soit fière de la multitude et des miracles des saints, qu’elle ne dédaigne pas d’apprendre que, grâce au seul Martin, l’Europe ne le cède en rien à l’Asie tout entière.

XVIII. — « Enfin, lorsque tu mettras de nouveau à la voile pour te rendre à Jérusalem, je te charge d’une mission douloureuse : si jamais tu touches au rivage où est située l’illustre Ptolémaïs[iii], c’est de t’informer avec soin de l’endroit de la sépulture de notre cher Pomponius, et de ne pas refuser une visite à des ossements déposés en terre étrangère. Là, que la douleur que tu éprouves de la perte d’un ami que nous chérissions tous te fasse verser des larmes, et, tout vain que soit cet hommage, couvrir sa tombe de brillantes fleurs et d’herbes odoriférantes. Dis-lui, sans dureté ni sans aigreur en le plaignant, et sans lui adresser de reproches ; que s’il eût voulu suivre toujours tes conseils et les miens, et imiter plutôt Martin que certaine personne que je ne veux pas nommer, jamais il n’aurait été si cruellement séparé de moi ; ses cendres ne reposeraient pas sous le sable d’une plage inconnue ; il n’aurait pas péri au milieu de la mer, comme un pirate naufragé, et n’aurait pas trouvé à grand’peine une sépulture à l’extrémité du rivage. Qu’ils voient leur ouvrage, ceux qui voulurent me nuire en l’éloignant de moi ! et qu’ils cessent maintenant de s’acharner contre moi, puisqu’ils tiennent maintenant leur vengeance. » Ces tristes paroles, prononcées d’une voix altérée, arrachèrent des larmes à tout l’auditoire, qui se leva rempli d’admiration pour Martin, et non moins ému de mes pleurs.

FIN



[i] Le pays des Sénonais comprenait les départements actuels de l’Yonne, du Loiret, de Seine-et-Marne et de l’Aude.

[ii] C’est aujourd’hui le bourg d’Echternach, à l’entrée du Luxembourg, sur la rivière de Sour, à quatorze kilomètres de Trèves.

[iii] Aujourd’hui Saint-Jean-d’Acre, à soixante kilomètres environ au nord de Jérusalem.

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